(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1867-1868)
(Présidence de M. Dolezµ.)
(page 615) M. Reynaert, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. de Moor, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.
- La rédaction en est approuvée.
M. Reynaertµ présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.
« Le sieur Carlier présente des observations sur les causes des difficultés à recruter le corps de la gendarmerie. »
« Mêmes observations du sieur Collin. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Par deux pétitions, des habitants de Waterloo demandent l'exécution des travaux du chemin de fer de Bruxelles à Luttre par Waterloo. »
- Même renvoi.
« Le sieur Compas demande une loi portant que nul ne puisse obtenir un emploi quelconque sans avoir justifié, par un examen, des connaissances nécessaires pour remplir les fonctions sollicitées. »
- Même renvoi.
« Le sieur Rombauts, ancien gendarme, demande une augmentation de pension. »
- Même renvoi.
« Des fabricants de chicorée dans la Flandre occidentale demandent qu'il soit interdit au greffier de la justice de paix du canton d'Oostroosebeke d'ériger une fabrique ou d'établir tout autre commerce. »
- Même renvoi.
« Des habitants de Spa et des communes environnantes prient la Chambre d'atténuer autant que possible les effets désastreux qu'entraînerait la suppression immédiate des jeux. Le conseil communal de Spa déclare appuyer cette demande en tant qu'elle a pour but de prier la Chambre de ne prendre aucune mesure concernant les jeux de Spa sans avoir, au préalable, sauvegardé les intérêts de la commune et ceux de ses habitants. »
- Même renvoi.
« Des habitants de Saint-Josse-ten-Noode et de Bruxelles prient la Chambre de seconder le gouvernement dans les efforts qu'il fait pour organiser notre système militaire. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires.
« Le sieur Fiévez demande la diminution du budget de la guerre, la suppression des fortifications et l'adoption du système militaire suisse. ».
- Même dépôt.
« Des habitants de Gheluwe demandent le rejet de tout projet de loi tendant à augmenter ou à maintenir les charges militaires. »
- Même dépôt.
« Des habitants de Courtrai demandent que les deux Chambres soient dissoutes avant tout vote sur la question militaire. »
- Même dépôt.
(page 161) « Des habitants de Bende-Jenneret demandent le rejet du projet de réorganisation militaire. »
- Même dépôt.
« Des habitants de Quaregnon prient la Chambre de s'opposer à toute aggravation des charges militaires. »
- Même dépôt.
« Des habitants de Richelle prient la Chambre de supprimer le tirage au sort pour la milice et de consacrer le principe de l'égalité de tous les Belges devant les lois de recrutement. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires et renvoi à la section centrale du projet de loi sur la milice.
« Des habitants de Louvain prient la Chambre d'augmenter le contingent de l'armée et de porter le budget de la guerre à 37 millions. »
- Même décision.
« Des habitants de Fizenne prient la Chambre de rejeter les nouvelles charges militaires, d'abolir la conscription et d'organiser la force publique d'après des principes qui permettent une large réduction du budget de la guerre. »
« Même demande d'habitants de Barvaux, d'une commune non dénommée, des membres du conseil communal et d'habitants de Borloo. »
- Même décision.
« Des habitants de Liège et des environs protestent contre les propositions de la commission militaire et demandent que la conscription soit abolie et remplacée par un système mieux en rapport avec l'égalité des citoyens. »
- Même décision.
« Des habitants de Waterloo prient la Chambre de rejeter le projet du gouvernement relatif aux fortifications et à l'augmentation de l'armée et de décider que le recrutement se fera dans tous les rangs de la société. »
- Même décision.
« Des habitants de Goyck demandent le rejet des propositions de la commission militaire et de tout projet qui augmenterait le contingent de l'armée et les dépenses militaires et prient la Chambre de supprimer le tirage au sort pour la milice ou du moins d'établir une plus juste répartition de la conscription et de modifier les conditions du remplacement. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires et renvoi aux sections centrales chargées d'examiner les projets de loi relatifs au contingent de l'armée et à la milice.
« Des habitants de Rosoux-Crenwick demandent l'abolition du tirage au sort pour la milice. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires, et renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi sur la milice.
« Des habitants de Santvliet prient la Chambre d'autoriser la concession d'un chemin de fer entre Anvers et la station néerlandaise de Weensdrecht. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Elst fait connaître que ce n'est pas en 1867 mais en 1866 que son fils Joseph, a été indûment incorporé comme milicien. »
- Même renvoi.
« Des habitants de Marcq demandent que la durée du service actif pour les miliciens soit diminuée. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi sur la milice.
« Des habitants de Quaregnon prient la Chambre de maintenir le remplacement militaire dans le projet de loi qui lui est soumis. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi.
« M. le ministre de la justice transmet, avec les pièces de l'instruction, la demande en obtention de la naturalisation ordinaire du sieur Bremel. »
- Renvoi à la commission de naturalisation.
« M. le ministre de l'intérieur adresse à la Chambre un exemplaire du Mémoire de M. le docteur de Smet sur les grossesses extra-utérines. »
- Dépôt à la bibliothèque.
« MM. Moncheur et Van Cromphaut, retenus pour affaires de famille. »
« M. Van Overloop, obligé de s'absenter, demandent un congé. »
- Accordé.
MgRµ. - J’ai l'honneur de déposer sur le bureau de la Chambre un arrêté royal qui m'autorise à retirer le projet de loi sur l'assimilation des grades dans l'intendance et le service de santé.
M. le président. - Il est donné acte à M. le ministre de la guerre du dépôt de cet arrêté royal.
M. E. de Kerckhoveµ. - Après tant d'excellents discours pour et contre le projet d'organisation militaire qui vous est soumis, j'aurais voulu pouvoir garder le silence, et certes la Chambre m'en aurait su gré ; mais je considère comme un devoir d'exposer les raisons qui me décident à voter contre ce projet. Je tâcherai au moins d'être aussi bref que possible.
Avant tout, messieurs, et pour bien préciser le point de vue où je me place, je tiens à faire une déclaration.
Je ne partage pas, je l'avoue, certaines préventions modernes contré les armées permanentes.
D'abord, il me paraît incontestable que l'institution des armées permanentes a été un grand et réel progrès dans le développement des sociétés européennes ; l'introduction d'un principe d'ordre et de stabilité au milieu des stériles agitations de la société féodale expirante.
Aujourd'hui encore, l'armée permanente (j'entends une armée bien organisée, honnête, morale) peut être une excellente école de discipline, de régularité et d'honneur, par laquelle je voudrais, si c'était possible, faire passer successivement toutes les classes de la population et, en particulier, les classes les plus élevées, celles que les commodités de la vie entraînent trop souvent vers l'oisiveté ; cette jeunesse dorée qui épuise follement son existence aux dépens des familles, sans profit pour personne.
Mais, dit-on, on a abusé plus d'une fois des armées permanentes.
J'en conviens ; mais de quoi les hommes et surtout les gouvernements n'ont-ils pas abusé ?
« On en abusera encore. »
C'est possible, si les peuples oublient de prendre leurs garanties. C'est à eux à écarter le danger. J'y reviendrai tout à l'heure.
Messieurs, si je n'ai pas de prévention contre le principe des armées permanentes, j'en ai encore moins à l'égard de notre propre armée. Cette armée, ce sont nos frères, nos amis, nos enfants ; ce sont des Belges ; c'est une raison suffisante pour les aimer, pour les entourer de sympathie et d'affection.
Cette armée, je la crois, à certaines conditions, utile au maintien de l'ordre intérieur, nécessaire à la défense de notre nationalité.
Je dis à certaines conditions : en effet, il faut que cette armée reste dans les limites de nos ressources, de nos institutions, de nos mœurs. D'un autre côté, cette armée ne doit pas, ne peut pas sans danger être à elle seule toute la défense du pays. Elle doit être la base et le cœur de cette défense, le centre d'activité et de résistance autour duquel viendront, au grand jour de la lutte, se grouper et se serrer, dans un même élan d'enthousiasme, toutes les forces, toutes les ressources du patriotisme.
Cette armée, messieurs, que j'estime et que j'aime, que tous ici nous aimons et estimons ; cette armée, le pays la croyait excellente, et certes, il avait bien le droit de le croire après tant de sacrifices, tant d'efforts, tant de dépenses ; et puis on le lui avait dit assez souvent pour qu'il en fût persuade.
Aujourd'hui, on nous apprend que nous nous sommes trompés, je ne dis pas qu'on nous a trompés, ce ne serait pas poli ; on nous apprend que la force essentielle de cette armée, le corps d'état-major doit être complètement réorganisé et que les éléments de cette réorganisation font défaut. J'avoue que cet aveu du gouvernement (ce n'est pas hélas ! le premier) m'a péniblement affecté, et je ne suis pas le seul ; la section centrale elle-même (le savant travail de son honorable rapporteur en fait foi), la section centrale elle-même, quoique composée des éléments les plus... pacifiques, a éprouvé la même pénible impression. et cette impression, messieurs, est celle du pays entier. Mais patience ! puisqu'il faut améliorer et même réorganiser, soit, je (page 617) m'incline. C'est une illusion perdue après bien d'autres, et de l'argent aussi. Voilà tout.
Je m’empresse d'ajouter que ce travail d'amélioration ou de perfectionnement, comme on voudra l'appeler, ne pouvait être confié à des mains plus habiles que celles du ministre actuel de la guerre, l'honorable général Renard, au mérite duquel je rends hommage avec toute la Chambre.
Aussi, messieurs, s'il ne s'agissait que de perfectionner ce qui existe, en tenant compte, d'une part, des enseignements de ces dernières années, des progrès accomplis dans l'art de tuer les hommes, et, d'autre part, des justes réclamations du pays, je crois qu'il y aurait moyen de s'entendre, qu'il serait facile de se mettre d'accord avec le gouvernement.
Malheureusement, nous n'en sommes pas là : le gouvernement se laissant emporter (je ne veux pas dire feignant d'être emporté) par cette espèce de panique plus ou moins sincère qui s'est emparée des grandes puissances européennes ; le gouvernement, dis-je, fait la sourde oreille à la voix de l'opinion publique et s'efforce de nous communiquer ses frayeurs pour nous lancer dans la voie des armements à outrance.
Pour ma part, il m'est impossible de le suivre dans cette voie. J'aime trop mon pays pour donner mon approbation à ces ruineuses expériences. Aussi fussé-je seul de mon avis dans cette Chambre, je refuserais d'y consentir, et d'abord, parce que je ne crois pas à ces grands dangers dont on nous menace. Ce spectre de l'invasion qu'on évoque sans cesse, en le grandissant chaque année, rappelle trop bien ce spectre rouge, ce spectre du socialisme que certains gouvernements ont si habilement exploité après la révolution de 1848.
Si les dangers dont on nous parle étaient si pressants, si le gouvernement était si inquiet qu'il le dit, il nous proposerait des mesures autrement radicales.
Ce qu'il fait aujourd'hui c'est trop ou trop peu : trop si la guerre n'éclate pas, trop peu si elle est prochaine. Que la guerre finisse par sortir de la situation embarrassée de l'Europe, c'est possible, et, dans ce cas, elle ne tardera pas, elle ne saurait tarder ; mais si elle arrive, je doute très fort que nous ayons eu le temps de terminer toutes les grandes et belles choses que nous méditons en ce moment.
Après tout, messieurs, quel que soit le danger, n'y a-t-il donc que la force matérielle pour défendre un peuple qui veut rester libre, qui ne veut pas subir le joug de l'étranger ?
Nos institutions, l'opinion publique de l'Europe, le droit, les traités, la force morale, les idées enfin ne sont donc plus rien dans le monde ?
A en croire certains hommes, il semble vraiment que tout cela se soit évanoui, que tout cela ne soit plus qu'enfantillage ou mensonge ! Et c'est dans une chambre belge, en plein XIXème siècle, qu'on dédaigne, qu'on renie ainsi ce qui fait la force, la grandeur, j'ai presque dit l'âme de notre civilisation !
Et d'où partent ces cris de découragement, d'où nous vient ce nouveau symbole, cette glorification de la force brutale ?
Il sort précisément des rangs d'une opinion qui, il y a quelque vingt ans, exaltait la puissance des idées et prédisait avec assurance leur prochain et inévitable triomphe. A cette époque, on se moquait des baïonnettes ; les idées étaient tout ; leur force était irrésistible : on montrait avec fierté les dynasties renversées par les idées. C'était le bon temps de la spontanéité foudroyante. Ah ! c'est qu'alors on avait encore la foi, on était jeune. Aujourd'hui, tout a bien changé, on ne croit plus ni aux idées, ni même aux programmes, comme le rappelait, il y a deux jours, un honorable orateur de la gauche.
Certes, ce n'est pas moi qui me plaindrai de l'abandon, même momentané, de certains programmes : je me borne à constater les faits.
Pour ma part, je l'avoue, je n'ai pas, je n'ai jamais eu une foi aveugle aux prédictions humanitaires ; je me rappelle trop bien que certains grands hommes de la même école nous avaient annoncé, quand nous étions encore sur les bancs du collège, que désormais la guerre, la peste et la famine, ces abus d'un autre âge, étaient devenues impossibles. Pourtant, je le déclare, j'ai conservé une grande confiance aux idées. Je crois qu'elles feront leur chemin, malgré nos erreurs et nos folies ; je crois qu'avant peu elles briseront, elles balayeront tout cet attirail de force brutale qu'on s'efforce d'étendre sur l'Europe. C'est mon espérance obstinée et rien ne me l'enlèvera.
« Mais, me dira-t-on, tout cela est bel et bon ; en attendant que ces espérances se réalisent, le danger existe ; ne voyez-vous pas que les traités sont foulés aux pieds, que les droits les plus sacrés sont méconnus ? Vous aurez beau invoquer les principes, vanter les idées, la diplomatie vous rira au nez. Nous vivons dans un temps néfaste ; il faut bien en prendre son parti et agir en conséquence. »
Voilà l'objection et je crois que je ne l'affaiblis pas. Eh bien, messieurs, je l'accepte.
Je reconnais qu'on a raison de déplorer les violations du droit, l'oubli des principes, le mépris des traités, qui éclatent si souvent aujourd'hui dans les relations internationales, et qui tendent à faire prévaloir en Europe cette fatale théorie des faits accomplis, c'est-à-dire accomplis par la force. Je reconnais que c'est là un grand mal et que le premier auteur de ce mal c'est l'esprit révolutionnaire. Et en effet, à force de tout discuter, de tout nier, on doit bien finir par ne plus rien respecter, par tout violer. C'est naturel, c'est logique.
Pourtant à parler franchement, je ne vois pas que la politique moderne, que les grands souverains, les grands diplomates de notre temps soient beaucoup plus malhonnêtes que ceux des siècles passés.
Voudra-t-on nous faire croire que la vertu et l'innocence régnaient autrefois sans partage dans les conseils des rois, dans les chancelleries européennes ?
Est-ce que Louis XIV, Guillaume III, Frédéric le Grand, Catherine II, le Directoire, Napoléon Ier et tant d'autres avant eux, étaient de si rigoureux observateurs des principes et du droit ! Est-ce par amour du droit que le congrès de Vienne a confirmé le criminel partage de la Pologne et enrichi l'Autriche des dépouilles de l'Italie ?
Sans doute, il y a eu et il y a encore des politiques vertueux, des diplomates honnêtes, mais qui donc a fait du mot « diplomatie » un synonyme de rouerie ? N'est-ce pas l'histoire ?
- J'ai donc bien le droit de dire que le droit des gens du passé ne valait pas mieux que celui de notre temps.
Mais aujourd'hui, messieurs, il y a dans le monde un élément nouveau, une force de plus, l'opinion publique. C'est aux peuples à savoir conserver cette garantie contre les envahissements du despotisme.
Certes, je ne prétends pas qu'il faille se borner à invoquer l'opinion publique, la puissance des idées, et puis se croiser les bras. Parce que j'affirme qu'on exagère le danger, je ne dis pas pour cela qu'il n'y a pas de danger, qu'il ne faut rien faire.
Dieu me garde de donner à mon pays un pareil conseil ! Mais pour faire quelque chose, pour le faire avec succès, il faut avant tout la confiance du pays. Or, c'est précisément ce qui fait défaut.
II est de principe, de principe élémentaire dans toutes les sociétés, dans toutes les associations petites ou grandes, même chez les bêtes, qu'en présence d'un danger commun tous les dissentiments se dissipent. Lorsque cela n'arrive pas, l'association est condamnée. Il ne faut pas être bien savant en histoire pour se convaincre de cette vérité, La division, voilà ce qui a réellement perdu cette malheureuse république de Venise, dont on nous a tant parlé.
La division, voilà ce qui a ouvert les portes de Constantinople à Mahomet le conquérant. La division, voilà ce qui a perdu la Pologne, l'Italie, l'Italie moderne aussi bien que l'Italie ancienne, les républiques de la Grèce, tous les Etats enfin qui ont oublié que la première, la plus essentielle force d'un pays devant l'ennemi, c'est l'union de tous les citoyens.
Cette vérité, le gouvernement l'a-t-il mise en pratique chez nous ? Voilà des années qu'il crie au danger ; a-t-il cherché à pacifier le pays ? Loin de là, vous le savez. Et après cela il veut que nous croyions à sa frayeur, il veut que le peuple lui apporte son sang et son argent ! Vous arriver trop tard, le peuple n'a plus confiance en vous.
D'ailleurs, car ce n'est pas tout, en supposant que nous pussions oublier cette fatale politique de division, il est, dans l'ordre militaire même, un fait qui frappe d'impuissance les efforts du gouvernement.
Ce fait, qui inquiète le pays à juste titre, ce sont les variations continuelles du gouvernement en fait de système de défense. Comment veut-on que nous acceptions avec confiance ce que l'on nous propose aujourd'hui ? Notre système militaire a constamment changé, presque aussi souvent que la coupe et la couleur des uniformes de l'armée, « passant sans cesse du grave au doux, du plaisant au sévère. »
Je ne veux pas revenir sur le passé, on en a assez parlé (et on en parlera sans doute encore), mais enfin aujourd'hui même, le gouvernement est-il bien fixé ? Avons-nous enfin un système définitif, admis par toutes les autorités compétentes ? Savons-nous une bonne fois ce que le pays aura à payer ? Hélas ! non, Le système, c'est celui du ministre actuel de la (page 618) guerre. Mais après ?... Les ministres de la guerre ne sont pas éternels. ... pas plus que les roses.
Et même le système actuel, je n'ai pas le droit de le discuter, je ne suis pas homme de métier, mais enfin, quand on l'aura voté, ce système sera-t-il bien complet ? Que fera-t-on de la réserve de 30,000 hommes ? Où la trouvera-t-on ? Comment l'organisera-t-on ? Le gouvernement ne le sait pas encore lui-même, ou bien s'il le sait, il ne veut pas, il n'ose pas le dire au pays.
Et cependant, cette réserve, c'est un point important, j'oserais presque dire que c'est la clef de voûte de votre édifice militaire. Mais cet édifice-là pourrait bien tromper toutes les prévisions, même des gens du métier, comme certaine église royale qui menace de crouler avant d'être achevée.
Messieurs, je sais que le gouvernement ne s'arrêtera pas devant ces objections. Il y a pour tout la même réponse. « Il faut armer, il faut du canon, des forteresses, des hommes, beaucoup d'hommes pour remplir nos devoirs de neutres. »
Ah ! nos devoirs de neutres, le gouvernement y tient beaucoup. Il y insiste sur le ton le plus solennel, tellement solennel qu'on serait tenté de croire (peut-être le gouvernement ne serait-il pas fâché qu'on le crût), qu'on serait tenté de croire que l'Europe nous a donné l'ordre de nous tenir prêts au combat, d'aligner au plus vite nos hommes et nos millions pour prendre part à la grande bataille (la dernière, j'espère), entre la force brutale et les idées.
Messieurs, jusqu'à présent j'avais cru que rester neutre voulait dire ne prendre parti pour personne en cas de conflit. Il paraît que je me suis trompé. On nous apprend que cela pourrait bien signifier, dans un cas donné, prendre fait et cause pour l'une des parties belligérantes contre l'autre, dans l'intérêt de notre neutralité, dans ce seul intérêt, je le veux bien.
J'avoue, messieurs, que cette situation m'inquiète. Il y a là une question d'appréciation dont le gouvernement seul sera juge. Je me défie de cette appréciation. Nos hommes d'Etat pourraient bien se laisser entraîner, se tromper dans le calcul des intérêts ou des sympathies. Nous ne serions pas là pour les contrôler et nous en serions les victimes. Et alors... ce serait trop tard.
Mais, nous dit-on, prenez garde : si nous ne faisons pas notre devoir de neutres, de neutres armés, nous serons punis par l'Europe : elle nous supprimera. Singulière théorie, en vérité ! Comment ! l'honorable M. Thonissen vous l'a dit, nous avons été constitués neutres non par la sympathie de l'Europe, mais par sa prévoyance, par son égoïsme, si l'on veut, et constitués neutres uniquement dans son intérêt.
Et maintenant on veut nous faire croire que cette même Europe, pour nous punir de n'avoir pas obéi à ses fantaisies militaristes ou d'avoir été vaincus un moment, se donnerait le plaisir de sacrifier son intérêt !
Je vous le demande, messieurs, est-ce admissible ? Eh bien, n'importe, je consens à l'admettre : vous voyez que je suis accommodant.
Il faut donc nous armer, bien nous armer ; mais comment ? Je le répète, je ne suis pas homme du métier, je ne veux pas m'exposer à débiter des hérésies. Cela ferait trop de peine à M. le ministre de la guerre. Je ne veux dire qu'un mot sur cette face de la question.
De graves autorités militaires enseignent (et l'honorable M. de Maere nous l'a rappelé dans son excellent discours) qu'il faut, pour une armée, s'attacher bien plus à la qualité qu'à la quantité, qu'il faut une organisation solide, de bons cadres, des réserves d'hommes, d'argent et de matériel.
Ce n'est pas tout, il faut, surtout pour la défense, et c'est bien notre cas, une armée qui ait ses racines dans le sentiment, dans les sympathies du peuple ; une armée qui ne puisse pas être détruite en une fois ; une armée qui n'inquiète personne, et qui ne soit pas tellement forte que le pays puisse se croire dispensé de prendre part lui-même à la défense nationale.
Je l'avoue en toute humilité, malgré les savantes dissertations de l'honorable ministre de la guerre, je persiste à croire que le seul système qui réalise ces conditions, et qui puisse à la fois intéresser et rassurer le pays, c'est celui d'un noyau de volontaires combiné avec l'armement général ; armement convenablement préparé de façon à ménager les intérêts matériels de la nation sans compromettre son indépendance.
Il me semble qu'on pourrait étudier ce système : ses avantages incontestables valent bien la peine qu'on lui fasse cet honneur.
Malheureusement c'est ce qu'on ne veut pas faire. On préfère heurter le sentiment du pays, poursuivre per fas et nefas la réalisation d'un système qui est condamné par l'opinion publique.
Et pourquoi est-il condamné ? pourquoi le pays n'en veut-il pas ? Messieurs, le pays n'en veut pas, d'abord, je l'ai déjà dit, parce qu'il n'a plus confiance au gouvernement. Il n'en veut pas, parce que le gouvernement lui demande sans cesse de nouvelles charges, sans rien lui donner en échange, pas même, vous le savez, un droit de suffrage.
Le gouvernement trouve trop dangereux de confier cette arme au pauvre ouvrier. Un fusil, à la bonne heure ! Mais le suffrage, jamais ! Le pays ne veut pas du système parce qu'il craint pour nos libres institutions le développement de l'esprit militaire. Et le pays a raison. Je ne veux rien dire de désobligeant pour personne, mais enfin, il faut bien l'avouer, l'esprit militaire ne peut pas être un esprit d'indépendance, de liberté. Cela n'est pas, cela n'a jamais été.
II n'y a qu'à voir, pour s'en convaincre, ce qui se passe, même de nos jours, dans les pays à grandes armées.
Pour ma part, d'ailleurs, je me souviens trop bien de ce que j'ai entendu ici même en Belgique ; je me rappelle surtout ce que me disait, en 1852, un officier des plus distingués de notre armée, devant qui je blâmais le coup d'Etat et m'étonnais de l'appui prêté par de braves militaires à cette violation des lois.
« Le militaire, me répondit-il, n'a pas à examiner de pareilles questions ; il ne discute pas avec son chef. Il obéit. »
Cette réponse m'a frappé et je ne l'oublierai jamais. Messieurs, on veut inspirer au peuple la peur de cette armée qui s'appelle le clergé. J'avoue que, pour moi, j'ai bien plus peur, pour la Constitution, de ce clergé qui s'appelle l'armée et qui a à sa disposition des baïonnettes et des canons.
Messieurs, le pays ne veut pas du projet du gouvernement parce que ce projet est fondé sur la conscription. Et le pays a encore raison.
Le projet n'eût-il que cette seule tache, je considérerais comme un devoir de voter contre. Je ne veux pas, en ce moment, refaire le procès de la conscription. Les inconvénients en ont été signalés plus d'une fois, et mieux que je ne pourrais le faire. On vous l'a dit, la conscription consacre une grande injustice au détriment des classes inférieures. Mais elle n'est pas seulement injuste, elle est absurde en ce qu'elle confie la défense de la société, non à ceux qui possèdent tous les avantages, toutes les jouissances sociales, qui ont intérêt à les défendre, mais bien aux déshérités de la fortune, à ceux qui doivent gagner péniblement leur pain quotidien du travail de leurs mains.
La conscription, d'ailleurs, telle qu'elle existe chez nous, entraîna après elle le fléau du remplacement. Nous savons tous le tort qui en résulte pour la moralité de l'armée. Il est inutile d'y revenir. Je me bornerai à faire remarquer que l'augmentation du contingent d'une part, et les mesures mêmes qui sont proposées pour élaguer les mauvais remplaçants, auront pour effet, ont dès à présent pour effet d’élever le prix du remplacement et de la substitution. C'est-à-dire que les charges résultant de la conscription pèseront plus lourdement encore que par le passé sur nos travailleurs des villes et des campagnes et s'étendront même sur la bourgeoisie.
Enfin, messieurs, je tiens à le déclarer : il m'est impossible de ne pas condamner un système qui violente les vocations individuelles, et qui supprime la liberté du mariage.
A tous les points de vue, je repousse la conscription, mais je la repousse surtout parce qu'elle froisse mes principes religieux. Je la repousse hautement comme chrétien.
Je sais bien, messieurs, qu'à tout cela on a une réponse toujours prête : « C'est un mal, oui, mais c'est un mal nécessaire. »
Ce déplorable argument, cet argument immoral, nous le connaissions déjà ; c'est celui qu'employaient en Russie les partisans du servage ; c'est celui qu'invoquaient les planteurs d'Amérique pour justifier l'esclavage du nègre. Je rougirais pour mon pays s'il pouvait prévaloir ici.
Messieurs, en voilà assez. Je ne veux pas abuser plus longtemps des moments de la Chambre. J'ai indiqués à quelles conditions le gouvernement pouvait, selon moi, se mettre d'accord avec le pays. C'est à lui à aviser.
S'il s'obstine dans la voie où il est entré, je lui prédis qu'il portera un coup fatal à notre patriotisme.
Je sais bien que, dans certaines régions, on dédaigne ces conseils, on se fait un patriotisme de fantaisie, j'ai presque dit de parade. On déclare mauvais citoyens tous ceux qui n'acceptent pas, les yeux fermés, les charges qu'on veut imposer au pays. Mauvais citoyens, mauvais patriotes ! mais c'est aujourd'hui presque tout le pays.
On ne croit donc plus au patriotisme du pays ! et pourtant on l'invoque sans cesse ; on compte même sur lui pour le jour du danger.
Il est vrai que ceux qui parlent le plus de patriotisme, qui ont sans (page 619) cesse à la bouche les mots de dévouement et de sacrifice sont précisément ceux qui auront le moins à se déranger, en cas de luttes. En vérité, il est commode de chanter la Brabançonne et le Chant du départ quand on envoie les autres au-devant de l'ennemi.
Franchement, messieurs, tout cela serait risible si ce n'était pas dangereux.
Je le dis avec une profonde conviction, le temps est venu de laisser de côté les phrases ronflantes et de faire sérieusement et sincèrement du patriotisme.
Tous ici, nous aimons notre pays ; tous nous voulons son honneur, son indépendance ; tous nous voulons rester Belges. Mais, ne l'oublions point, nous ne le pouvons pas sans le peuple, nous ne le pouvons pas sans une étroite et sincère union de tous les sentiments, de tous les cœurs, de toutes les volontés. Voilà quelle doit être notre première pensée, notre premier vœu, car voilà ce qui sauvera la Belgique.
M. Jacobsµ. - Messieurs, je commence volontiers par reconnaître qu'en matière militaire, bien plus encore que l'honorable M. Kervyn, je ne suis qu'un conscrit. A part le général Renard, le colonel Hayez, et peut-être M. de Brouckere, il n'y a point ici de vétérans.
Cependant, messieurs, si nous n'avons pas l'expérience des choses de la guerre, nous avons quelque peu l'expérience des choses parlementaires ; de là la méfiance, si difficile à déraciner, qu'inspire à la Chambre le département de la guerre.
Il nous semble qu'il part toujours de ce principe qu'à chaque jour suffit sa peine ; quelquefois il dit la vérité, rarement rien que la vérité, jamais toute la vérité.
Hier, messieurs, nous n'avions qu'une préoccupation, c'étaient les fortifications d'Anvers ; on sacrifiait tout à l'établissement de ce refuge, et nos soldats, convertis en terrassiers, nous laissaient sans armée. C'est alors qu'on nous disait que les fantassins, exercés à la manœuvre des canons, feraient en vingt jours de bons artilleurs ; depuis nous avons appris ce que vaut l'expédient.
C'est alors qu'on nous parlait de la rayure des canons à raison de 5 francs pièce ; depuis, nous avons voté quinze millions pour l'artillerie. Alors aussi on protestait que le changement du système de défense ne devait entraîner aucun changement dans l'armée, qu'elle ne devait être ni augmentée, ni réorganisée.
Dans la discussion de 1859, relative aux fortifications d'Anvers, le général Chazal, après avoir déjà donné la même assurance à la section centrale, s'exprimait ainsi :
« On dit aussi qu'on ne sait pas si nous ne serons pas entraînés à de nouvelles dépenses par une nouvelle organisation de l'armée. J'ai déjà dit que l'agrandissement d'Anvers ne nécessitait pas une augmentation de l'armée. »
Aujourd'hui, messieurs, on ne songe plus qu'à réorganiser, qu'à augmenter l'armée : porter le contingent de 10,000 à 12,000 hommes, élargir les cadres, établir la réserve nationale.
Et chose curieuse ! le principal motif qu'on invoque à l'appui de cette augmentation et de cette réorganisation, c'est précisément le changement du système de défense adopté en 1859 !
Il n'est encore question, ni de cette réserve, dont on avait promis de nous chiffrer le coût, ni des dépenses qu'entraîneront encore les fortifications d'Anvers. On nous a communiqué un tableau où l'on évalue ces dépenses à 15 millions.
Il doit exister au département de la guerre un autre tableau qui les porte à 30 millions ; dans ce plan rentre l'hôpital, qui n'est pas une dépense de fortification, je le veux bien, mais n'en est pas moins une dépense nécessaire pour compléter la place d'Anvers.
Il y a ensuite, pour ne citer qu'un point, deux grandes routes dont l'une longe la grande enceinte, et l'autre, la ligne des forts du camp retranché. Ce sont jusqu'ici des routes de terre ; et de l'avis unanime des militaires, il faut que ces routes, pour répondre au but qui leur est assigné, soient pavées ou ferrées, ce qui ne se fera pas sans beaucoup d'argent.
Je n'ai pas sous la main tous les éléments de l'énumération ; mais je ne crois pas me tromper en disant que c'est à 30 millions et non à 15 que s'élève le total de ce qu'il reste à faire à Anvers.
Le moment n'est pas davantage venu de parler de marine ; tout cela est pour demain ; et le jour de demain ne verra pas encore tout ; ce ne sera jamais tout.
Aujourd'hui qu'on ne se préoccupe que de l'armée, nous demande-t-on tout ce qu'il faut pour elle ? En aucune façon.
Au sein de la grande commission mixte, M. le général Frison déclare qu'il ne croit pas exagérer en portant à 200,000 hommes l'effectif de l'armée nécessaire à la défense du pays dans un moment suprême.
Et cependant on se contente de 100,000 hommes et 30,000 de réserve ! Le sous-comité militaire se contente de 100,000 hommes, « parce qu’il a lieu de craindre que, par des raisons d'économie, le pays ne consente pas à donner davantage. »
Présage d'avenir ! On ne demande pas davantage aujourd'hui parce que le pays n'y consentirait pas !
Qu'on me permette une comparaison un peu vulgaire : on imite les dentistes. Il n'y a d'abord qu'une dent à arracher ; mais quand la douleur est oubliée, il s'en trouve une autre à côté, qui n'est guère moins gâtée et qu'il faut extirper à son tour.
C'est sans doute de cette manière de procéder qu'est né l'adage peu flatteur pour les dentistes : « Menteur comme un arracheur de dents ».
Pour en venir au projet d'organisation, nous voyons, d'un côté, qu'on se résigne à n'avoir que 100.000 hommes et une réserve, parce que le pays n'est pas disposé à accorder davantage. Il semble donc que ce soit un minimum.
D'un autre côté, j'entends l'honorable général Renard, ministre de la guerre aujourd’hui, président de la sous-commission militaire autrefois, dire à ses collègues : « Il n'y a pas d'inconvénient à ce que notre travail se ressente des préoccupations des circonstances actuelles. Le jour où l'Europe sera rentrée dans le calme, l'armée elle-même comprendra la nécessité de certaines réductions et elle ne s'en plaindra pas. »
D'une part donc c'est un minimum auquel on se résigne, et d'autre part c'est un maximum exigé par des circonstances exceptionnelles, anormales.
Je demande avant tout que l'on concilie ces deux langages.
Récemment nous avons acquis la preuve d'un exemple de ce défaut de franchise si invétéré au département de la guerre. A diverses reprises il a été question dans cette Chambre de l'expédition du Mexique. Des ordres du jour ont été votés ; le premier remonte au 2 septembre 1864, il est ainsi conçu :
« La Chambre, en présence de la déclaration formelle que le gouvernement est resté et restera complètement étranger à la formation d'un corps devant servir au Mexique, passe à l'ordre du jour. »
Le 24 février 1865, le général Chazal nous faisait connaître une circulaire envoyée par lui à tous les chefs de corps le lendemain du vote de cet ordre du jour ; la voici :
« Messieurs,
« L'intention du gouvernement, d'accord avec le désir exprimé par la Chambre des représentants, étant de rester étranger à l'organisation du corps mexicain, je crois devoir vous rappeler que vous ne pouvez poser aucun acte qui pourrait engager la responsabilité du gouvernement.
« Le ministre de la guerre,
« Baron Chazal. »
« Cette circulaire, ajoutait-il, prouve que le gouvernement est resté complètement en dehors de l'affaire du Mexique. »
Et le 5 avril 1865, à la suite d'une nouvelle discussion, nouvel ordre du jour ainsi conçu :
« La Chambre, en présence des explications données par le gouvernement, persiste dans la décision qu'elle a prise le 2 septembre 1864, et passe à l'ordre du jour. »
Le 5 avril 1865 donc, pour la seconde fois, le gouvernement déclare qu'il est resté et qu'il restera absolument étranger à l'expédition mexicaine, et la Chambre prenant acte de cette déclaration, l'insère dans un ordre du jour qu'elle vote.
Trois mois plus tard, si j'en crois un ouvrage qui vient d'être publié en France : L'élévation et la chute de l'empereur Maximilien par le comte E. de Kêratry, page 363 de l'édition française (dans l'édition belge, je ne sais par quel motif, cette annexe a disparu), le 11 juillet 1865, M. le général Chazal adresse à M. le maréchal Bazaine une lettre dont l'ouvrage donne l'extrait suivant :
« Bruxelles, 11 juillet 1865
« Monsieur le maréchal,
« ... Notre pauvre légion belge est bien affaiblie. Tout le pays compte sur votre sollicitude pour l'échange des prisonniers. Il est à espérer que le gouvernement mexicain aura des ressources suffisantes pour nous permettre de continuer à recruter ce corps. La réaction qui s'est opérée dans les esprits nous permettrait de recruter facilement cinq ou six mille (page 620) fantassins, cinq ou six cents cavaliers et trois ou quatre cents artilleurs pris parmi nos hommes les plus vigoureux... »
M. Coomans. - Les plus vigoureux ! (Interruption.)
M. Jacobsµ. - « ... Votre Excellence jugera mieux que personne ce qu'il conviendra de faire dans l'intérêt de la légion, et je me mets, à ce sujet, à sa dévotion si elle me fait connaître ses intentions.
« (Signé) Baron Chazal. »
M. Coomans. - C'est un scandale !
M. Jacobsµ. - Je ne ferai aucun commentaire sur ce ministre de la guerre se mettant à la dévotion du maréchal Bazaine pour l'aider à continuer le recrutement du corps mexicain, faisant entrevoir le recrutement possible de 5,000 à 6,000 fantassins, de 500 à 600 cavaliers, de 300 à 400 artilleurs, choisis parmi les hommes les plus vigoureux de notre armée.
M. Bouvierµ. - Quelle est la date ?
M. Jacobsµ. - Le 11 juillet 1865 : de trois mois postérieure à l'ordre du jour que je vous ai cité et pendant que le général Chazal était ministre de la guerre.
Je ne ferai aucun commentaire ; vous les avez faits vous-mêmes. Je me bornerai à dire que c'est là un triste exemple du peu de respect qu'inspirent et la vérité et la représentation nationale au département de la guerre.
Qu'est-il arrivé, messieurs, à la suite de tous ces procédés ? Il est arrivé que, lorsque le département de la guerre parle, on ne le croit plus.
Vous me direz qu'on vote toujours ! mais, messieurs, si l'on vote encore, on vote de moins en moins, et le moment viendra où l'on ne votera plus du tout, si le département de la guerre n'introduit pas une réforme radicale dans sa manière d'agir, dans ses procédés vis-à-vis de cette assemblée.
Avant d'aborder l'examen du projet de loi, je dois encore relever une appréciation aussi inexacte que dangereuse des devoirs que la neutralité nous impose. Cette appréciation, je l'ai rencontrée dans un si grand nombre de bouches, dans celle de MM. Renard, Thonissen, de Vrière, de Brouckere, d'autres encore, qu'il me paraît indispensable d'y opposer une réfutation.
Que nous dit-on ?
Telle est la thèse. On n'y a pas réfléchi ; mais, si elle est vraie, nous ne serons jamais à même de remplir nos obligations !
Nous ne pourrons jamais nous vanter de défendre en tout état de cause la neutralité de notre sol, même avec 100,000 hommes et 30,000 de réserve.
S'il est un homme qui connaissait les conditions imposées à la Belgique par sa neutralité, c'était le général Goblet.
L'autre jour, M. le ministre des finances, exagérant un peu, nous disait que le général Goblet ne voulait pas d'armée de campagne, qu'il voulait borner la résistance à la défense d'Anvers.
Voilà donc cet ancien ministre des affaires étrangères, cet homme qui a pris une si grande part aux négociations avec les puissances garantes, qui ne partage à aucun égard l'opinion que la Belgique doit être en mesure de préserver son sol contre toute violation.
Messieurs, que la Belgique doive armer par suite de devoirs envers l'Europe, c'est la contrepartie d'une autre erreur qui défend à la Belgique d'armer et voit dans les fortifications d'Anvers une atteinte portée à notre neutralité.
La neutralité n'est que la neutralité, elle n'est pas la mise en tutelle ; nous n'avons à recevoir de personne l'ordre ou la défense d'armer ou de désarmer. Nous n'avons à tenir compte que d'une chose, l'intérêt de la Belgique.
Si la conférence de Londres avait voulu comme on le laisse entendre, que la neutralité de la Belgique fût une neutralité armée ; si c'était là une condition de notre existence indépendante, elle l'aurait inséré dans le traité du 15 novembre 1831, traité constitutif de la nationalité belge, comme elle a inséré le contraire dans le traité du 14 mai 1867, constitutif de la neutralité du grand-duché de Luxembourg.
L'article 5 de ce traité est ainsi conçu :
« Le grand-duché de Luxembourg étant neutralisé, aux termes de l'article précédent, le maintien ou l'établissement de places fortes sur son territoire devient sans nécessité comme sans objet.
« En conséquence, il est convenu d'un commun accord que la ville de Luxembourg, considérée par le passé, sous le rapport militaire, comme forteresse fédérale, cessera d'être une ville fortifiée.
« Sa Majesté le roi grand-duc se réserve d'entretenir dans cette ville le nombre de troupes nécessaire pour y veiller au maintien du bon ordre.3
Ici, messieurs, je vois une neutralité désarmée de par les traités ; pour la Belgique il n'y a, d'après le traité qui l'a constituée, ni neutralité désarmée, ni neutralité armée, mais une neutralité tout court.
L'honorable M. de Brouckere nous a dit que le traité de 1867 visait, en quelque sorte, le devoir de la Belgique d'armer. Il n'en est rien, il ne vise que son droit.
L'annexe au protocole n°4 du traité de 1867 porte :
« Il est bien entendu que l'article 3 ne porte point atteinte au droit des autres puissances neutres de conserver, et au besoin d'améliorer leurs places forces et leurs autres moyens de défense. »
Ainsi, messieurs, une fois de plus, armer est pour la Belgique un droit, peut-être un devoir envers elle-même, ce n'en sera jamais un envers l'Europe.
On a cité le traité du 14 décembre 1831 dans lequel quatre des puissances qui prenaient part à la conférence de Londres, celles qui avaient constitué la Sainte-Alliance, cèdent au Roi des Belges leurs droits sur les forteresses construites par la Sainte-Alliance sur le sol belge avec obligation d'en démolir quelques-unes, de conserver et d'entretenir les autres
Voilà, nous dit-on, l'opinion de l'Europe !
Ce qu'on aurait dû ajouter, c'est que le traité du 14 décembre 1831 a provoqué immédiatement une protestation de la France, qu'elle a exigé la déclaration du 23 janvier 1832 qui proteste contre toute atteinte réelle on apparente portée par ce traité à la souveraineté du Roi des Belges. Ce traité est resté une lettre morte et il a toujours été jugé tel. Il entraînait pour la Belgique l'obligation d'entretenir les forteresses conservées, il grevait l'Etat ; il fallait donc le soumettre à l'approbation des Chambres. On ne l'a pas fait, parce qu'on le considérait dès lors comme une lettre morte,
M. Thonissenµ. - Il a été ratifié par le Roi des Belges.
M. Jacobsµ. - Mais il n'a pas été soumis aux Chambres.
M. Thonissenµ. - Il ne devait pas l'être.
M. Jacobsµ. - Il ne devait pas l'être, dites-vous ? Mais l'article 68 de la Constitution porte que les traités qui peuvent grever l'Etat n'ont d'effet qu'après avoir reçu l'assentiment des Chambres.
Or, le traité impliquait l'obligation d'entretenir les forteresses en bon état ; il était par conséquent de nature à grever l'Etat.
Qu'a-t-on fait de ce traité ? Les forteresses qu'on devait démolir ont vécu 20 ans encore ; les forteresses qu'on devait conserver n'ont pas vécu davantage. Elles ont été démolies sans qu'un nouveau traité eût dégagé la Belgique des obligations assumées en 1831.
L'honorable M. de Vrière a cherché à expliquer cette singulière manière d'exécuter le traité. Ce qui importait à l'Europe, a-t-il dit, c'est que la Belgique eût un dispositif de défense. Peu importait que ce dispositif fût concentrique ou excentrique.
Mais l'honorable M. de Vrière, s'il a lu le traité n'y aura vu rien de semblable. On y spécifie les forteresses à conserver, celles à démolir ; et il est trop clair pour qu'on doive l'interpréter.
L'erreur que je combats, ces prétendus devoirs de la Belgique envers l'Europe, cette erreur est des plus dangereuses.
Je comprends la prétention qu'on prête à la France en 1841, je comprends la revendication du droit de convenance pour les forts. Je ne comprends pas que les faibles en parlent autrement que. pour le flétrir, et pour emprunter une comparaison à une fable qu'on a citée : que le loup tienne ce langage, soit ! mais l'agneau !
Je conclus donc que la Belgique n'a qu'un devoir envers l'Europe : celui de rester neutre ; et que si elle a le devoir d'armer, c'est envers elle-même, envers elle seule.
Je veux bien que les traités ne suffirent pas, qu'ils ne soient pas des articles de foi, malgré le mot de M. Thiers Mais ne sont-ils rien ?
Je veux bien que l'honneur, la probité, la parole donnée ne soient pas tout en politique. Mais n'est-ce pas quelque chose ?
Et lorsque j'entends répéter que ici la neutralité n'est qu'un vain mot, qu'elle est chimérique, que la force prime le droit, que la violation de notre territoire peut devenir un devoir militaire de premier ordre, que des raisons de sécurité donneront aux belligérants d'irrésistibles tentations d'occuper notre sol, je me demande si ce n'est pas les induire imprudemment en tentation, plaider d'avance en leur faveur les (page 621) circonstances atténuantes et émousser le sentiment sur lequel il faut compter le plus au moment critique, l'indignation du pays !
Le jour où elles voudront appliquer les maximes de cette morale politique, un peu trop relâchée, elles n'auront pas besoin, pour les justifier, de ces jurisconsultes laborieux, dont parlait naguère le général Renard ; elles n'auront qu'à prendre les discours prononcés au parlement belge et elles y trouveront reconnue la nécessité de l'occupation du territoire.
En entendant ce langage, je me rappelais ce mot de M. Thiers, interrompant M. Emile Ollivier, et lui disant : « Ne soyons ni Italiens, ni Prussiens ; soyons Français. » Et je pensais en moi-même : « Ne soyons ni Français, ni Allemands ; soyons Belges. »
Pourquoi discréditer les traités ? S'il était un homme dans cette Chambre qui proposât de vous lier à eux seuls, de désarmer d'une façon absolue et de nous confier dans la diplomatie, j'aurais compris ce plaidoyer contre les traités.
Mais cet homme, on le cherche en vain, et c'est lui seul cependant qui aurait pu justifier votre langage. Nul ne veut désarmer, nul n'en veut à l'armée, dans laquelle chacun de nous a des parents, des amis. Il y a un point à débattre : Quel est le système d'armement qu'il y a lieu d'adopter, quel est le système d'armement le mieux en rapport avec nos institutions, nos mœurs, nos besoins, nos ressources ? Et un second point : Quelle est la mesure dans laquelle il faut armer ?
Système et mesure, voilà tout l'objet de ce débat.
Qu'est-ce que le projet de loi actuel ? On l'avait qualifié d'abord de réorganisation ; le général Renard a réclamé ; ce n'est pas une réorganisation.
Mettons que c'est un complément d'organisation, je ne discute pas des mots.
Sommes-nous en présence d'une donnée scientifique répondant aux nécessités d'une situation donnée, ou bien est-ce encore une fois un pis-aller ; est-ce ce que le pays veut ou peut donner ?
C'est la seconde alternative qui est la vraie ; le gouvernement vient partager ici avec les opposants au budget de la guerre cette vieille accusation de marchander la défense nationale.
Ce qu'on a fait, je vais le caractériser : On a tâté le pouls au pays, on a vu qu'il était prêt à admettre autant et on lui a donné la dose voulue. C'est ce qui faisait dire dans la commission mixte : Il est regrettable que, par des raisons économiques, le pays ne soit pas disposé à donner plus de 100,000 hommes.
Que va nous procurer cette réorganisation ? L'armée de 100,000 hommes, la réserve de 30,000 se décomposent de la manière suivante d'après les données du sous-comité militaire : Garnison des places fortes 19,436 hommes, garnison de siège d'Anvers 54,794 hommes, armée d'observation 52,928 hommes. Total : 127,158 hommes.
Vous vous rappelez, messieurs, que lorsque l'idée première de la grande enceinte est apparue dans cette Chambre, on accusait ses patrons d'organiser la fuite de l'armée à Anvers, d'entraîner avec elle la suppression de l'armée de campagne.
Le général Goblet en était accusé hier encore et cependant comment le général Goblet traduisait-il sa pensée ? J'ai ici deux mots de lui qui suffiront.
« Un général, disait-il, qui se laisserait couper de sa base d'opération ferait une faute énorme. Que serait-ce lorsque cette base est le siège du gouvernement, le dernier rempart de la nationalité ? »
Les protestations répétées du général Chazal, d'après lequel l'armée ne devait se replier sur Anvers qu'après avoir lutté en rase campagne, ces protestations n'éveillent plus aujourd'hui que l'incrédulité : je n'en veux d'autre preuve que ce que nous disait l'autre jour l'honorable M. Vleminckx : Déclarer qu'on ne se retirera pas immédiatement à Anvers, c'est facile ; le faire croire, c'est impossible ; et l'honorable M. Vleminckx avait parfaitement raison.
Ce qui prouve qu'on n'avait pas jusqu'ici d'armée de campagne, c'est que c'est précisément pour avoir aujourd'hui ces 53,000 hommes d'armée active qu'on fait une réorganisation ; c'est pour l'obtenir que nous aurons désormais un contingent annuel de 2,000 hommes de plus : réclamer cette augmentation, c'est reconnaître le fondement de toutes les accusations du passé, c'est en quelque sorte s'accuser soi-même de trahison.
Aujourd'hui cependant on tient encore le langage du générai Goblet, et les officiers supérieurs dans la grande commission militaire se gardent bien de s'exprimer comme l'a fait l'autre jour l'honorable M. de Brouckere.
Il n'est pas question pour eux de supporter d'abord le choc de l'ennemi et de ne se retirer à Anvers qu'après une défaite en rase campagne. Voici l'opinion du général Eenens :
« Je ne conseille pas à l'armée de campagne de s'éloigner d'Anvers. Elle devra se replier sur Anvers et s'y concentrer....
« C'est à Anvers que se décidera la question de notre existence.
« Si nous exposons notre armée de campagne au début de la guerre, elle sera détruite ou au moins coupée. »
Dans le rapport fait par le général Renard au nom du sous-comité militaire je lis ce qui suit :
« En cas d'isolement et d'abandon de la Belgique, il n'est pas admissible que l'armée se laisse couper de sa base d'opération et séparer d'Anvers.
« Mais Anvers doit pouvoir se suffire à lui-même. L'armée doit pouvoir l'abandonner pour se joindre à nos alliés et opérer avec eux. »
Ainsi, messieurs, sans alliés, nous nous concentrons à Anvers ; nous n'allons pas lutter à la frontière, nous n'allons pas exposer l'armée à être coupée ou détruite, et remarquez que, dans les grandes batailles, une armée court toujours le risque d'être coupée si elle est battue.
Nous ne quitterons jamais Anvers que pour nous joindre à nos alliés. Nous conduisant ainsi, nous ne serons pas, comme le prétendait l'autre jour l'honorable M. de Brouckere, nous ne serons pas des lâches ; nous conduisant autrement, nous serions des fous.
Les paroles de M. de Brouckere me semblent bien imprudentes : si l'on fait croire au pays que nous allons lutter à la frontière, que ce n’est qu’après une bataille perdue que nous nous concentrerons à Anvers, qu’arrivera-t-il ? Au jour du danger, nos généraux tiendront peu compte de ces paroles, mais nos populations ne les auront pas oubliées ; quand alors l’armée se concentrera à Anvers, comme elle le fera, sans affronter une grande bataille, ce jour-là le pays, que vous aurez égaré, se croira trahi, trahi par le gouvernement, trahi par l’armée, et le découragement qui naîtra de cette idée ne sera certes pas de nature et surexciter le sentiment patriotique sur lequel nous devons cependant compter le plus.
Voyons, messieurs, quelle sera, en réalité, la force de l'armée de campagne qu'on évalue sur le papier à environ 53,000 hommes ; joignons-y 2,000 officiers, chiffre rond : 55,000 hommes. L'honorable M. de Brouckere nous disait : Vous ne pouvez pas accorder moins ; une armée de moins de 25,000 hommes serait réellement dérisoire.
Résignons-nous alors à avoir une armée de campagne dérisoire.
Et, en effet, ce chiffre de 55,000 hommes était basé sur un calcul portant que l'armée serait de 107,000 hommes et que le recrutement nous en donnerait 103,000, c'était dans l'hypothèse d'un contingent annuel de 153000 hommes. Nous aurons 1,000 hommes de moins, soit 8,000 hommes pour les huit levées ; tenons compte du déchet et ne défalquons que 7,000 ; de 55,000 hommes il en restera 48,000. Tenons compte aussi du déchet qui se produira lors du rappel général des classes libérées, car il ne faut pas espérer que tous les hommes se rendront sous les drapeaux.
A cet égard, j'ai entendu des évaluations très différentes ; j'ai entendu des militaires, des officiers généraux évaluant le chiffre des manquants à 25 p. c.
Je ne veux compter qu'un chiffre de beaucoup inférieur à toutes les appréciations ; je ne compte que 10 p c., soit 15,000 hommes à déduire des 48,000. Votre armée de campagne sera réduite à 35,000 hommes. Or, je vous demande, messieurs, aujourd'hui qu'on procède par grandes masses, est ce là une armée de campagne sérieuse ? C'est tout au plus un corps auxiliaire.
Aujourd'hui comme autrefois votre armée de campagne sera donc un mythe, pour ne pas dire une mystification, et si j'avais un nom à lui donner, je dirais que, née de ces préoccupations ridicules qui veulent toujours nous représenter comme prêts à défendre la frontière envers et contre tous, elle est l'armée de respect humain. On est honteux de n'avoir pas une armée de campagne, on veut en avoir une coûte que coûte, sur le papier. Disons plutôt à nos populations que la retraite sur Anvers n'a rien d'humiliant, que ce sera un mouvement sage et patriotique, rappelons leur la retraite de l'armée russe devant l'armée française en 1812 ; celle de l'armée saxonne en 1866 abandonnant son propre sol et sauvant sa nationalité par cet abandon d'un jour.
Voilà des précédents qui suffiraient pour justifier notre conduite, et (page 622) d’ailleurs une tactique qui peut s'abriter dernière le nom du général Goblet ne sera soupçonnée par personne d'être une humiliation et une lâcheté.
L'armée de campagne n'existera donc pas plus à l'avenir qu'autrefois. Oh ! je le sais, on protestera, on continuera à dire, aujourd'hui comme autrefois, qu'il existe une armée de campagne réelle, sérieuse.
Autrefois, cependant, au lieu de 100,000 hommes et 30,000 hommes de réserve, nous n'avions que 80,000 hommes, et, pour toute réserve, quelques bataillons spéciaux de gardes civiques.
MfFOµ. - Avant 1853 ?
M. Jacobsµ. - Et, depuis. Vous n'avez aujourd'hui que 80,000 hommes à mettre sous les armes. Je sais qu'on a essayé de démontrer le contraire et de dire qu'on avait 100,000 hommes, puisqu'il suffirait pour les réunir de rappeler un nombre suffisant de classes de milice, Si l'argumentation était sérieuse, pourquoi vous arrêter là ?
La loi autorise le rappel de tel nombre de classes que le Roi juge convenable de rappeler. Vous auriez donc le moyen de constituer une armée de 150,000, de 200,000 hommes ; le tout est de rappeler un nombre suffisant de classes de milice.
MgRµ. - Et les cadres ?
M. Jacobsµ. - Faute de cadres les hommes y seraient-ils moins ? Je discute en ce moment l'effectif et non les cadres.
M. Bouvierµ. - C'est plus facile,
M. Jacobsµ. - Je ne sais vraiment pas pourquoi ce serait plus facile ; il est vrai que je n'ai pas la compétence de l'honorable M. Bouvier.
Nous ne pouvons compter que sur dix classes de milice, qui nous donnaient une armée de 80,000 hommes et cependant vous prétendiez que nous aurions, outre les garnisons d'Anvers et des places fortes, une armée de campagne suffisante !
Ce qu'il faut, messieurs, pour posséder une armée de campagne, on nous l'a indiqué dans la grande commission militaire, c'est un effectif de 200,000 hommes, l'effectif demandé par M. le général Frison, l'effectif qui arrachait un soupir au sous-comité militaire parce que le pays pousse l'économie jusqu'à ne vouloir donner que 100,000 hommes.
Voilà le moyen d'avoir une armée de campagne, mais aussi de ruiner nos finances et d'arracher 200,000 bras à l'agriculture.
Je dirai tout à l'heure quel est pour nous le seul moyen d'avoir une armée de campagne respectable. En ce moment, je veux me demander ce que nous ferons de cette armée de campagne de 55,000 hommes (je la suppose telle, quoiqu'elle se réduise à 35,000 hommes comme je l'ai prouvé tout à l'heure) ?
Dans quelles hypothèses, dans quelles circonstances nous rendra-t-elle ces services signalés qui légitiment une augmentation de contingent et ces autres charges militaires qu'elle doit entraîner à sa suite ?
Sommes-nous directement attaqués, l'armée de campagne est inutile. Nou -nous concentrons à Anvers ; nous y trouvons la matière d'une défense qui nous fera passer à la postérité, comme les Danois, et l'honneur est sauf.
Nous ne pouvons songer à résister en rase campagne ; l'honorable général Renard reconnaît lui-même que dans cette lutte inégale nous devrons succomber, mais succomber avec honneur.
Dans le cas supposé par l'honorable M. Couvreur et auquel on ne répondra sans doute pas, le cas d'envahissement simultané, ou à peu près, dans ce cas-là encore, nous nous concentrerons sur Anvers, sans affronter la campagne.
J'arrive au cas qu'on aime à citer : L'un des belligérants viole notre territoire, il s'en sert comme chemin, comme passage ; voici probablement le langage que ce belligérant nous tiendra. Il nous dira :
« J'agis à mon grand regret ; je cède à des nécessités de convenance ; je succombe à d'irrésistibles tentations ; je passe par chez vous ; je n'y commettrai aucun dégât ; je n'y lèverai aucune contribution ; je n'y ferai aucune réquisition ; je ne vous traiterai pas en ennemis, si vous restez en repos ; mais si vous m'inquiétez, je vous déclare la guerre. »
La lui déclarerons-nous ? Je n'en suis pas persuadé et il ne le sera pas davantage.
J'en trouve la preuve dans la manière d'agir de la France en 1840, si le fait qu'on a cité est exact.
La France devait à cette époque faire face aux quatre autres grandes puissances de l'Europe.
Et malgré cela, elle dit à la Belgique : « Si vous n'armez pas suffisamment a mon gré, j'occupe votre territoire. »
La France croyait-elle se faire ainsi un cinquième adversaire ?
Elle n'en croyait rien ; le gouvernement belge y regardera à deux fois avant de répondre par une déclaration de guerre à la simple violation de son territoire ; il protestera énergiquement ; mais je le répète, avant d'exposer le pays à toutes les éventualités, à tous les désastres de la guerre, le gouvernement belge y réfléchira à deux fois.
II n'est qu'une hypothèse dans laquelle il se verra contraint de déclarer la guerre : c'est lorsqu'une des puissances belligérantes lui dira : « Qui n'est pas pour moi, est contre moi. î Ce jour-là, il faudra opter.
Mais quand se présentera-t-elle ? Qu'est-ce donc qui déterminera les belligérants à nous poser cet ultimatum ? C'est, suivant moi, le désir de s'annexer une petite armée permanente qui pourra utilement être adjointe à la leur.
Si nous n'avons pas une armée permanente considérable, de nature à exciter les appétits des belligérants, cet ultimatum ne nous sera pas posé.
Ou encore si nous avons une armée organisée de manière à ne pas pouvoir s'embrigader, s'intercaler dans les armées permanentes de nos voisins, cette sommation ne nous sera pas faite davantage.
Supposons un moment que nous soyons entraînés dans la lutte malgré nous, Est-ce faute d'avoir une armée de campagne que nous serons abandonnés comme des lâches ? Il y a deux raisons qui m'autorisent à ne pas le croire.
D'abord les nécessités politiques. L'indépendance de la Belgique est un intérêt européen. Puis je vous demanderai si le Danemark avait une armée de campagne ?
L'honorable général Renard nous le disait : l'armée danoise était désorganisée, c'étaient des soldats qui savaient à peine le maniement du fusil.
Ces soldats n'en ont pas moins résisté d'une manière héroïque derrière le Danewirke et les forts de Duppel. Nos soldats ne résisteront pas moins courageusement derrière les Nèthes, et les forts du camp retranché d'Anvers.
Ils sauvegarderont notre honneur, et si jamais on nous efface de la carte de l'Europe, ce ne sera pas pour cause de lâcheté !
Mais si l'on croit une armée active d'un si grand poids dans la balance, en faut-il de 55,000 hommes ? C'est ce chiffre qui nécessite l'augmentation du contingent de l'armée.
L'honorable M. de Brouckere nous disait : « Moins serait dérisoire ». Cependant l'Autriche n'a pas dédaigné la petite armée saxonne dont l'effectif n'était pas de 25,000 hommes et ce petit corps de troupes a trouvé moyen de se distinguer sur le champ de bataille de Sadowa.
Ne disons donc pas : 55,000 hommes ou rien ; on ne dédaigne pas même la moitié. (Interruption.)
MfFOµ. - Donc votre argument ne vaut rien.
M. Jacobsµ. - On ne dédaigne aucun concours, mais j'ai peine à croire qu'une armée de 25,000 hommes, organisée comme l'est la nôtre, soit de nature à tenter les belligérants au point de nous forcer à prendre parti ; au surplus comme je désire une armée organisée sur des bases complètement différentes, servant uniquement à la défense du pays, excellente en Belgique, détestable dès qu'elle passe la frontière, eussions-nous 100,000 soldats citoyens, nous ne tenterions personne.
Le seul moyen d'avoir une armée de campagne nombreuse, sans ruiner ni les finances ni l'agriculture, imposant le moins de charges au pays pendant la paix, donnant la plus grande somme de force dans la guerre, c'est la levée en masse.
Notre armée, organisée par des officiers français, à l'époque de la guerre contre la Hollande, calquée sur le modèle de l'armée française, est une armée offensive. On l'a reconnu dans la commission mixte, et il a semblé au général Eenens que, pour lui donner un caractère différent, pour faire de cette armée offensive une armée défensive, il suffisait de changer la proportion des différentes armes !
Je vois de bien autres différences entre une armée offensive et une armée défensive.
L'armée d'un Etat conquérant, destinée à porter la guerre au dehors, se compose de soldats servant d'une manière permanente et dont le maniement des armes est le métier, le noble métier des armes.
Ils n'ont d'autre domicile que leur drapeau ; qu'on les transporte de garnison à garnison, d'un bout du pays à l'autre ; qu'où leur fasse franchir la frontière, qu'on les mène aux extrémités du monde, ils se sentent toujours chez eux, parce que, dans les guerres les plus lointaines, ils portent avec eux la patrie.
Ils forment dans la nation une caste à part, un Etat dans l'Etat ; ils (page 623) ont un esprit à part, l'esprit militaire ; des idées à part, idées de discipline, d'obéissance, de point d'honneur, et vous ne leur persuaderez pas que la parole d'un soldat ne vaut pas plus que celle d'un autre homme ; ils ont des lois, des tribunaux, des punitions à part ; à côté du code draconien des lois pénales militaires se trouvent des lois civiles qui leur interdisent de former des familles légitimes.
Souvent plus attachées et à leur roi et à leurs généraux qu'à l'Etat et aux institutions libérales, trop préoccupées et de l'avancement et de la gloire, les armées permanentes sont parfois un péril pour les libertés publiques.
Plus d'une fois elles ont provoqué la guerre ; on l'a faite pour leur donner satisfaction, pour éviter que la vie de garnison trop prolongée ne développe chez eux la fainéantise, la débauche, l'esprit de querelle, ou ne les pousse à la désertion, cette plaie de l'armée belge, qui, au témoignage du général Chazal, compte 16,000 déserteurs ; deux fois autant que de volontaires.
Les Etats conquérants supportent ces maux et bravent ces dangers, parce que les armées permanentes sont les instruments nécessaires de leurs desseins.
L'armée d'un Etat pacifique, d'un Etat neutre surtout, n'a d'autre but que le maintien de l'ordre et la défense du territoire.
Elle est composée de citoyens ; elle est la nation en armes. Leur maniement n'est pas l'exercice d'un métier, c'est l'accomplissement d'un devoir ; l'esprit militaire y est inconnu. Toutes les classes de la société s'y coudoient, parce que toutes sont tenues de concourir au maintien de l'ordre social ; elles rachètent par le nombre, par l'intelligence des classes élevées qui s'y trouvent mêlées, par l'intérêt personnel qui vient surexciter le sentiment patriotique, la brièveté du temps de service.
Les charges militaires, également réparties, sont réduites au strict nécessaire parce qu'elles frappent sur tous, et l'impossibilité d'acheter un autre homme pour le faire servir à sa place, attache tous les citoyens au maintien de la paix, empêche les guerres comme les corvées inutiles.
Impuissantes pour l'offensive, elles ne donnent pas aux voisins la tentation de s'annexer ces armées citoyennes pour en grossir leurs armées permanentes.
Sur la défensive, défendant leurs foyers, le sol natal, appuyées sur des obstacles naturels ou sur des forteresses, elles sont invincibles. Il faut peu de temps pour les aguerrir, elles se battent avec d'autant plus de vigueur qu'elles défendent tout ce que l'homme peut avoir, tout ce qu'il peut aimer.
C'est ainsi que je comprends la différence entre l'armée offensive et l'armée défensive. C'est en remplaçant l'organisation empruntée aux grandes monarchies militaires par une organisation démocratique que nous pourrons avoir une forte armée de campagne sans ruiner nos finances.
C'est l'organisation de nos anciennes communes flamandes, c'est l'organisation de la Suisse. Ce serait celle de la Prusse, si ses rêves de grandeur militaire ne l'avaient conduite à dénaturer l'armée citoyenne en l'organisant en instruments de conquête, en imposant aux citoyens, malgré eux, des charges militaires écrasantes.
A la loi de déterminer l'organisation de cette armée, de décider quel sera le nombre des corvées et la durée du service ; selon qu'elle se prolonge jusqu'à 25, 30 ou 40 ans, nous aurons en Belgique des armées de 150,000 à 400,000 hommes. Quand du principe on passera à l'application, ce sera une formule à trouver.
On l'a déjà dit, les corps spéciaux pourraient être composés de volontaires. L'artillerie et le génie trouveraient aisément à se recruter de cette façon. L'honorable général Renard estime à 30,000 le nombre de volontaires qu'on pourrait se procurer en les payant bien. Je crois qu'on pourrait arriver à un chiffre plus considérable, et ce qui me porte à le croire, c'est que, dans notre armée de 100,000 hommes, nous avons déjà une proportion de 33 p. c. de remplaçants et de substituants, c'est-à-dire de volontaires dans les plus mauvaises conditions.
MgRµ. - Ils servent comme les miliciens.
M. Jacobsµ. - D'accord. Il n'en est pas moins vrai que les substituants et les remplaçants servent volontairement ; ils ne rentrent pas dans la catégorie qui se trouve sous l'étiquette volontaires ; mais ce sont des hommes qui ont le goût des armes et qui, moyennant certains avantages qu'on leur fait dans les plus mauvaises conditions, s'engagent librement dans l'armée.
Si vous leur faisiez des conditions meilleures, s'ils étaient non les vendus de tel marché, mais les engagés volontaires de l'Etat, rémunérés dans une proportion convenable, leur nombre augmenterait sans contredit.
La gendarmerie nous fournirait une cavalerie suffisante pour le rôle qu’elle aura à remplir en Belgique.
Pour le gros de l'armée, pour l'infanterie le soldat citoyen suffira à sa tâche.
Le courage du soldat citoyen, du soldat père de famille, nos corps de pompiers en fournissent tous les jours la preuve. (Interruption.)
Je m'étonne de ces rires ; n'oubliez pas que ce sont les seuls de nos soldats qui aient vu le feu. (Interruption.)
Je lisais dernièrement dans une Revue française un fait qui montre que même l'artillerie de siège pourrait se recruter de volontaires civils. Dans la ville de Lille existe encore un corps de canonniers civils, qui en 1792, lors du siège de cette ville par l'armée autrichienne, parvint à repousser l'ennemi. Les canonniers civils, ne pourrions-nous les organiser aussi bien qu'en France ?
La Suisse aussi a ses canonniers civils.
Je sais bien que lorsqu'on jette la Suisse dans le débat, on vous opposé à l'instant ce que j'appellerai l'objection topographique : pays de montagnes, pays de défilés, et l'on vous fait une pittoresque description des torrents, des précipices, des avalanches. Ceux d'entre nous qui ont visité la Suisse, et le nombre en est grand, savent que la moitié de la Suisse n'est pas un pays de hautes montagnes.
Allez de Constance à Schaffhouse, à Zurich, à Bâle, à Soleure, à Berne, passez par Fribourg et Lausanne pour aboutir à Genève, vous verrez une immense plaine parsemée d'accidents de terrains, qui n'excèdent guère ceux que nous trouvons en Belgique, dans la province de Liège et dans les Ardennes. (Interruption.)
M. Coomans. - La Suisse a presque autant de chemins de fer que la Belgique.
M. Jacobsµ. - M. le ministre des finances m'interrompt ; il a conservé de la Suisse d'autres souvenirs ; je savais depuis longtemps que nous avons des manières de voir différentes.
Ce n'est pas seulement en Suisse que les armées citoyennes ont fait leurs preuves. Des armées de paysans volontaires mal armés, désorganisés, improvisés, nous en avons vu dans l'insurrection hongroise, dans l'insurrection polonaise ; nous les avons vues dans des pays de plaine, lutter contre les armées régulières et vous savez qu'il a fallu toute la puissance de la Russie pour maîtriser l'une et l'autre.
En 1792, la France lève quatorze armées à la fois, un million d'hommes, elle les jette partout sur les frontières, et partout les armées permanentes sont battues par ces volontaires.
On nous a fait un sombre tableau de ces armées ; le désordre y régnant, des généraux improvisés, d'autres massacrés, des commissaires du comité de salut public décidant de tout.
S'agit-il d'envoyer des commissaires de salut public à l'armée ? d'improviser des généraux ? II est bon cependant de ne pas oublier que parmi ces généraux improvisés il s'en est trouvé qui se sont signalés plus que bien d'autres arrivés de grade en grade jusqu'au sommet de l'échelle ; le chef de la dynastie régnant encore aujourd'hui en Suède, Bernadotte, valait bien les généraux d'aujourd'hui.
En regard de ces armées révolutionnaires, nous pourrions placer les armées de prétoriens, rappeler les coups d'Etat appuyés par l'armée ; l'un des tableaux, je me hâte de le dire, ne nous serait pas plus applicable que l'autre. Il est difficile de trouver une armée de prétoriens dans un pays libre ; il est difficile aussi de trouver une armée révolutionnaire dans un pays d'ordre.
Ce sont là les fruits de l'excès de licence ou de l'excès de compression. En Belgique, nous n'avons à craindre ni l'un ni l'autre.
J'ai lu, dans le rapport du comité militaire, une constatation pleine d'enseignements ; la voici : « La Prusse a prouvé que l'on supplée parfaitement à l'expérience des champs de bataille par une instruction et des procédés techniques. » Cette vérité a dû surprendre beaucoup ceux qu'on appelle vulgairement les vieilles culottes de peau. Dire que l'instruction peut suppléer à l'expérience des champs de bataille, c'est, pour eux, soutenir un paradoxe.
Eh bien, messieurs, j'en veux énoncer un second qui n'est pas plus surprenant que le premier.
« La composition des armées citoyennes, leur élan et leur intelligence suppléent parfaitement (sur le territoire de la patrie bien entendu) à la brièveté du temps de service. » Les militaires d'autrefois ne se récrieraient pas moins contre le paradoxe du sous-comité militaire, que ce sous-comité ne se récriera contre le mien.
(page 624) Si, d'un côté, l'expérience des champs de bataille n'est pas indispensable et si l'on peut y suppléer par 1'instruction, le long temps de service n'est pas plus nécessaire quand il s'agit de défendre son pays.
Lorsqu'on demande à des militaires combien de temps il faut pour former un fantassin, la plupart des hommes compétents répondent trois ans et ils trouvent surprenant que des profanes se permettent d'en douter.
Qu'il faille trois ans dans les conditions actuelles, peut-être ! Mais ne devrait-on pas s'y prendre autrement ?
Si l'on supprimait les règlements indigestes et routiniers dont l'honorable M. de Maere vous a parlé en si bons termes, si l'on se fiait davantage à l'intelligence du soldat, si on ne lui faisait goûter que la vie active des camps, si l'on diminuait la vie de garnison, surtout celle des petites garnisons, je suis persuadé que le soldat se formerait en beaucoup moins de trois ans.
La vie de garnison est ce qu'il y a de plus préjudiciable pour l'officier et pour le soldat.
Dans les petites garnisons surtout, l'officier s'amollit, il prend des habitudes de flânerie et perd l'habitude de l'activité. Le soldat prend des habitudes de fainéantise et de débauche, et lorsqu'il retourne dans son village, il y porte trop souvent un sang vicié qui empoisonne les générations futures. (Interruption.)
II n'y a pas lieu, messieurs, de se récrier. Dernièrement, dans un opuscule très remarquable que plusieurs d'entre vous ont lu, un homme qui voit le soldat de près, M. l'auditeur militaire Tempels, voulant définir la situation actuelle, le faisait en ces mots : La discipline tempérée par la débauche.
Diminuez le nombre des garnisons, supprimez les petites, perpétuez le camp ; et vous pourrez réduire le temps de service. C'est pour chacun de nous un sentiment instinctif.
Dans la commission militaire, M. le ministre de l'intérieur d'aujourd'hui l'exprimait en ces termes : « Je suis persuadé qu'il faudrait bien moins de temps si l'on supprimait les inutilités et les habitudes surannées des garnisons. » Ce qui est instinctif chez M. le ministre de l'intérieur a été démontré théoriquement par l'honorable M. de Maere, et je puis dire qu'il n'est presque personne dans cette Chambre qui ne soit d'avis qu'on peut supprimer une foule d'inutilités et de pratiques routinières.
L'honorable général Chazal nous citait un jour ce fait :
« Pour la défense de Gênes, qui était menacée d'une attaque de la flotte anglaise, Napoléon chargeait la 112ème demi-brigade (qui, par parenthèse, était presque exclusivement composée de Belges) de concourir au service de l'artillerie et il donnait aux officiers de cette arme 20 jours pour arriver à ce résultat. »
Si l'empereur croyait pouvoir donner un ordre semblable, transformer en vingt jours un fantassin en artilleur, il m'est permis de croire que pour former un fantassin il ne faut pas trois ans.
Messieurs, les 5,000 fantassins employés comme terrassiers pendant plusieurs années aux fortifications d'Anvers sont l'argument le plus décisif en faveur d'une réduction notable du temps de service ; ou bien leur instruction a été négligée, ou bien on les a retenus au service plus longtemps qu'il ne fallait pour en faire de bons soldats ; ces terrassiers sont la condamnation vivante du temps que l'on consacre à l'éducation du soldat.
M. Kervyn nous a cité la Suisse qui ne maintient ses soldats que cent vingt jours sous les armes, la Suède qui exige d'eux moins encore, la Hollande où le milicien sert de trois à quinze mois.
Si cela suffit dans ces pays, nous pouvons nous en contenter en Belgique.
Il faut, messieurs, distinguer entre soldats et soldats, entre soldats offensifs et soldats défensifs.
Dans la discussion qui eut lieu en 1848 à l'assemblée nationale sur le suppression du remplacement militaire, M. Thiers, comprenant que l'abolition du remplacement entraînait l'abrègement du temps de service, la combattait par ce motif.
Faisant l'éloge de la conscription, 1a critique du système anglais, les volontaires, du système prussien, la levée en masse, il s'exprimait ainsi :
« J'ai entendu, à Berlin même, de savants militaires prussiens élever des doutes sur la solidité de ce système.
« Tous sont d'accord sur ce point que, lorsqu'on a un jour de grandes oppressions à repousser, comme lorsque Napoléon dominait l'Allemagne, lorsque la garde nationale elle-même suffirait, l'armée prussienne ne laisserait aucun doute sur sa conduite ; mais quand il faudrait ce que j'appellerai des guerres politiques, dans lesquelles l’enthousiasme ne joue pas le rôle principal, une. telle armée serait insuffisante. Or, une grande nation a d'autres guerres à faire que des guerres défensives ; il serait triste d'être réduit exclusivement à ces guerres défensives, dans lesquelles tout le monde, avec l'enthousiasme du sol, court à la frontière ; mais les guerres politiques, les guerres de sympathie, qui vous plaisent tant, dans lesquelles il faut passer les frontières, dans des vues politiques, pour aller aider un peuple opprimé, croyez-vous que c'est avec la garde nationale qu'on peut les faire ?
« Supposez qu'il fallût aller défendre l'équilibre du monde à Constantinople, à quelques centaines de lieues de la France, croyez-vous qu'il suffise de l'une de ces armées qui ne s'animent que lorsque le sol est envahi ? Non, il faut une de ces armées qui obéissent sans discuter, sans raisonner, parce qu'elles ont dans le cœur ce sentiment qu'en obéissant à leur gouvernement, elles obéissent aux intérêts de sa grandeur...
« « Quand on s'imagine qu'il suffit d'apprendre à un homme à manier 6sn fusil, qu'il suffit qu'il soit brave pour que ce soit un soldat, je demande à tous les militaires si cela est vrai.
« Il y a quelque chose qu'on ne donne pas en six mois, et c'est là ce qui fait les armées et les grandes nations ; c'est l'esprit militaire, qui est autre chose que l'instruction et la bravoure...
« Vous pouvez avoir une troupe jeune et brave ; savez-vous ce qu'elle fait cette troupe ? Elle raisonne, elle fait mieux, elle juge ses généraux, et quelque chose de pire, elle les juge tout haut. Quand elle est bien disposée, elle fait un service excellent ; quand elle est mal disposée, il ne faut rien lui demander. Quand elle souffre, quand elle n'a pas mangé, quand elle est fatiguée, on en obtient peu de chose. »
Puis M. Thiers cite ces mots de Napoléon au conseil d'Etat :
« On se plaît à dire qu'en six mois on fait des soldats ; c'est faux ; ce sont des hommes qui ne connaissent pas les armées, qui disent cela ; ce n'est pas en six mois, en neuf mois. Ah ! certes, j'ai de bons soldats, mais ils n'ont été bons qu'après six, sept et huit ans de service. Il faut longtemps pour inspirer l'esprit militaire à des soldats. »
Résignons-nous, messieurs, à n'avoir jamais de bons soldats, car jamais nos hommes ne passeront au service les six, sept, huit années qu'il fallait à l'empereur pour faire de vrais soldats. Nous n'en aurons jamais, mais, comme nous ne sommes destinés à aller ni à Constantinople, ni à Pékin, comme nous ne faisons pas de guerres politiques, de guerres de sympathie, comme nous ne défendrons jamais que notre territoire, nous nous contenterons de soldats plus novices, aptes à faire ce pour quoi, d'après M. Thiers, une garde nationale enthousiaste suffirait.
Chose remarquable, pendant que M. Thiers prononçait ce discours pendant qu'il démontrait qu'on ne forme pas un soldat en six mois, un membre de l'assemblée l'interrompit plusieurs fois de ses dénégations ; ce membre était un des vétérans de l'empire, le commandant de la cavalerie de réserve de Waterloo, le général Subervie. Quand M. Thiers eut fini, se leva un contradicteur qui ne se borna pas à des interruptions.
M- Thiers avait dit que l'armée de Lutzen et de Bautzen n'était plus celle de Wagram. Le général de Lamoricière, appuyé par le général Cavaignac, se leva et voici 1« témoignage de ces deux Africains :
« Les armées de Lutzen et de Bautzen valaient moins que l'armée de Wagram parce que les soldats étaient moins vieux. Oui, mais il y a une autre raison : c'est que les armées de la révolution, avec lesquelles l'Empereur a fait ses premières campagnes, c'était la nation tout entière. »
MgRµ. - Il avait 30,000 hommes en Italie.
MfFOµ. - Vous prenez des phrases qui vous sont favorables.
M. Jacobsµ. - Oui, très favorables. Je prétends que le temps de service pourrait être notablement diminué dans les armées citoyennes. Je ne puis admettre que le soldat citoyen, qui sert en accomplissement d'un devoir, qui défend tout ce qu'un homme peut aimer, ne vaille pas mieux que ce conscrit, qui sert en vertu du sort qui l'a trahi et de sa pauvreté qui ne lui permet pas de se racheter, de ce conscrit qui n'a rien et qu'on empêche d'avoir le seul patrimoine du pauvre, une famille.
Je suis persuadé que celui qui a tout vaut mieux, comme soldat, que celui qui n'a rien et pour qui, il faut bien le dire, la patrie est souvent plutôt une abstraction qu'une réalité.
Celui qui n'a rien à perdre est le vrai soldat des expéditions lointaines. Celui qui a tout à perdre et tout à conserver est le vrai défenseur du sol (page 625) national. L'un peut se battre au loin comme un lion, l'autre se bat chez lui comme une lionne.
Messieurs, l'interdiction du mariage des soldats, dont on vous parlait tout à l'heure, est une des conséquences les plus déplorables des armées permanentes telles qu'elles sont organisées.
On l'a observé en France : la race s'étiole, la population n'augmente pas. On attribue, pour une large part, ces deux tristes résultats à l'interdiction du mariage des miliciens, ce qui autorise à dire qu'en cherchant à augmenter ses forces, ou sacrifie l'avenir au présent, on tue la poule aux œufs d'or.
La statistique constate l'augmentation annuelle de la population, l'excédant des naissances sur les décès est de 1,43 p. c. en Angleterre, 1,30 p. c. en Prusse, 1,24 p. c. en Russie, tandis qu'elle n'est que de 1,35 p. c. en France et 0,26 p. c. en Autriche.
J'ai fait le calcul pour la Belgique, et voici les résultats de ces dernières années.
En 1862, nous n'atteignions que 0,93 p. c., en 1863, 0,97 p. c..
En 1864, nous étions descendus à 0,79 p. c., en 1865 à 0,68 p. c. et en 1866, à 0,15 p. c.
1866 est l'année du choléra et il faut tenir compte de cette circonstance exceptionnelle. Il n'en est pas moins vrai que les années précédentes la progression allait diminuant.
MfFOµ. - Votre statistique ne vaut rien.
M. Coomans. - C'est la vôtre.
MfFOµ. - C'est celle de M. Jacobs.
M. Jacobsµ. - J'ai extrait les chiffres de l'Annuaire de l'observatoire royal. J'ai dû faire quelques additions, soustractions et multiplications et je serais bien étonné de m'y être trompé.
Je sais, messieurs, que le peu d'augmentation de la population est moins important pour la Belgique qui n'a pas à conserver une prépondérance comme la France, qui est de plus un pays très peuplé et où l'on s'explique que la population ne continue pas à suivre une progression aussi rapide que dans les pays où la population est moins dense.
Mais ce qui est aussi important pour elle que pour la France, c'est la race qui dégénère.
Empêcher chaque année 12,000 jeunes hommes, pris parmi les plus sains, les plus vigoureux, les mieux constitués, les empêcher de contracter mariage, maintenir cette interdiction pendant cinq ans, c’est-à-dire l'appliquer à 60,000 jeunes gens, c'est obliger 60,000 jeunes filles (Interruption) à se contenter de nains, de bossus, de boiteux, de borgnes, de manchots, ou bien à attendre au milieu des hasards de la vie qu'on soit venu libérer les miliciens les mieux faits pour perpétuer l'espèce et améliorer la race.
Supprimer cette interdiction serait augmenter considérablement le nombre des mères de famille et tarir la source de la prostitution.
La conscription, messieurs, est une importation française que nos populations subissent à contre-cœur.
En France même, ce n'est pas sans peines et sans tiraillements qu'on est parvenu à la faire entrer dans les mœurs.
La conscription a été une des principales causes du soulèvement de la Vendée.
Pendant de longues années, sous l'empire, plusieurs départements de l'Ouest furent exempts de la conscription.
Celte implantation ne s'est pas faite en Belgique sans gémissements et sans pleurs ; un des premiers actes des commissaires des puissances alliées en 1814 fut de supprimer la conscription en Belgique.
Dès le 31 janvier 1814, un arrêté du général russe baron de Winzingerode l'abolit dans nos provinces. La loi fondamentale ne la rétablit qu'à titre exceptionnel et ce ne fut pas dans l'armée permanente, ce ne fut que dans la milice, dans cette partie de l'armée qui ne devait servir qu'un mois par an.
Plus tard les charges sont devenues plus lourdes, mais c'est erronément qu'on a prétendu que jamais on n'avait réclamé contre la conscription sous le gouvernement hollandais.
Plusieurs membres des états généraux se sont faits, dans l'enceinte où nous siégeons, l'écho des réclamations populaires.
M. Kervyn de Lettenhove, dans son travail sur l'organisation militaire, rappelle les noms des Reyphius et des Gendebien. Ce dernier n'hésitait pas à dire que « la conscription a fait plus de mal aux provinces méridionales que toutes les taxes pécuniaires. »
Prétendre que la conscription est entrée dans nos mœurs, qu'elle est acceptée sans réclamation, c'est ne rien connaître de ce qui se passe dans nos campagnes et même dans nos villes. Le soldat d'Afrique que je citais tantôt, Lamoricière le disait en 1848 à l'assemblée générale, mieux que je ne pourrais le faire :
« A un homme dont la famille vit dans l'aisance, vous demandez une partie de son superflu et il est quitte envers le pays. A celui qui n'a rien que son temps et ses bras, qui n'a que son travail pour vivre, au moment où sa famille, qui a fait tant de sacrifices pour l'élever, va commencer à être soutenue par lui, vous lui prenez tout, vous confisquez au profit de l'Etat ses bras et son temps ; et, quand il a fini ses sept ans de service, vous ne lui donnez rien et vous croyez que vous êtes quittes ! Et quand vos lois contiennent de pareilles iniquités, vous croyez que j'ai la conscience tranquille en disant : cette loi est passée dans nos mœurs, elle est consacrée par l'usage, il faut la laisser telle qu'elle est. Je proteste contre une pareille indifférence. Si on n'a pas entendu les plaintes, c'est qu'on n'a pas voulu les écouter, c'est que les plaintes sortent des chaumières et des ateliers, et non de la bouche de ceux qui ont les journaux à leur disposition. (Très bien ! très bien !) »
La conscription, messieurs, est impopulaire en Belgique ; la substitution et le remplacement, qui devaient en être les tempéraments, ne servent qu'à la rendre plus odieuse.
Depuis surtout que le gouvernement est venu apporter dans cette enceinte un projet de loi portant abolition de la contrainte par corps, par ce motif qu'on ne peut en faire un objet de trafic, le peuple se demande si le corps qu'on ne pourra plus donner en gage, ou pourra continuer à le vendre pour en faire de la chair à canon.
Mais on n'abolira pas le remplacement ni la substitution parce que leur abolition serait le précurseur de l'abolition de la conscription.
Quelle est la situation actuelle ? Il faut bien le dire : une seule classe sert, le pauvre. Pourquoi ne propose-t-on pas l'exonération, adoptée par la commission mixte ? C'est que deux classes serviraient, et il n'y en aurait plus qu'une seule d'exempte, celle à laquelle nous appartenons.
On n'en veut pas pour deux motifs : d'abord parce que ce serait atteindre le corps électoral, ensuite parce que l'on ne veut pas d'une impopularité sans partage ; elle serait trop lourde à porter.
Nous ne voulons pas abolir le remplacement et la substitution parce que, inutile de le nier, le jour où nos fils, où nos frères devraient servir, la conscription serait abolie.
M.. Coomansµ. - Voilà !
M. Jacobsµ. - Il ne faut pas se faire illusion à cet égard ; chacun cherche à se décharger de ce fardeau sur les autres ; personne n'en veut pour lui et il se trouve qu'il retombe sur ceux qui n'ont pas voix au chapitre. Ceux qui sont frappés par la conscription réagissent contre elle, ceux qui sont atteints par le service militaire réagissent contre le service militaire. C'est pour cela que ni nous, ni les électeurs ne sommes atteints ; c'est pour cela que ceux-là seuls qui ne font pas partie du pays légal, ceux qui sont le pays tout court payent seuls l'impôt du sang.
On avoue ce fait, on avoue cet égoïsme des classes moyennes et supérieures. Je lis en effet, dans le rapport de la commission militaire, ces paroles de M. Van Humbeeck :
« Il est urgent de combattre l'égoïsme des classes moyennes qui mettent tout en œuvre pour se soustraire au service militaire.
« ... Si les classes moyennes renoncent à la carrière des armes et la livrent aux classes inférieures, il ne tardera pas à se produire un antagonisme dangereux pour les bases de la société.
« La suppression du remplacement dans la garde civique est un pas fait vers l'abolition du remplacement ou de l'exonération dans l'armée. »
Et M. Dumortier lui répondait immédiatement :
« M. Van Humbeeck dit qu'il faut réagir contre la tendance des classes moyennes à s'affranchir du service militaire ; mais, si on réagit contre elles, elles réagiront contre notre état militaire.
« Si l'on veut obliger tout le monde à servir je dis qu'on échouera. »
C'est là une grande vérité. Ceux qu'on veut faire servir réagissent contre l'état militaire. Et voilà pourquoi on exempte du service les classes supérieures, les classes moyennes qui constituent le corps électoral. Voilà pourquoi on en fait retomber la charge tout entière sur les classes (page 626) de la population qui sont sans influence politique, sur ces classes qui ne peuvent réagir que dans des meetings, qui ne le peuvent pas dans la seule sphère où le gouvernement est accessible, la sphère électorale.
Si, au moins, l’on accordait une indemnité sérieuse à ceux qui sont atteints par le sort, si l'on assurait leur position !
Dans la brochure que je citais tantôt, M. Tempels propose d'établir l'exonération, de faire une masse de tout ce que payeront les exonérés et de la partager entre les miliciens. De cette façon une sorte de pécule serait obtenu par chacun d'eux et ce pécule serait d'autant plus considérable qu'il y aurait plus d'exonérés.
Je sais que leur chance serait d'autant plus mauvaise, qu'il y aurait plus d'exonérés, mais le pécule serait proportionné à la chance.
Il y aurait de cette façon un certain équilibre, une certaine indemnité, équilibre imparfait, indemnité incomplète et bien mieux ; on cimentera l'union entre les diverses classes de la société par l'abolition de la conscription, l'institution d'une milice citoyenne, l'égale répartition des charges et des corvées.
Voilà ce qui réduira les charges au strict nécessaire, et par l'union et le dévouement de tous, rendra la Belgique invincible.
Les armées permanentes, telles qu'elles sont organisées, sont la principale cause du grand malaise social qui règne aujourd'hui.
Ces gardiennes de l'ordre social, bien involontairement sans doute, en seront la ruine.
La fièvre militaire possède l'Europe et ce sont les nations dont les finances sont dans l'état le plus déplorable qui sacrifient le plus au dieu de la guerre, voie fatale au bout de laquelle il n'y a que la banqueroute et la mort de milliers d'hommes.
Ne nous laissons pas entraîner par ces fâcheux exemples. Pays neutre et pays pacifique, sachons donner l'exemple, sachons le suivre puisque nous avons été devancés, sachons suivre l'exemple de ces nations qui, comprenant leur mission pacifique, n'ont pas voulu de ces armées qui peuvent être lancées au loin et persuadons-nous bien qu'être impuissant au dehors est le plus sûr moyen d'être fort au dedans. Notre pays n'a rien à craindre si ses citoyens sont unis pour le défendre.
Je ne répondrai rien, je ne dirai pas à ces insinuations, mais à ces phrases dans lesquelles on semble revendiquer, pour les partisans du projet de loi militaire, le monopole du patriotisme, où l'on semble dire qu'eux seuls apprécient l'indépendance, la nationalité, les libertés constitutionnelles.
Je n'y répondrai pas et je comprends à peine que, dans cette enceinte, on croie devoir protester de ce qui doit n'avoir pas même besoin d'être dit.
Nous sommes d'accord sur le but à atteindre ; nous ne différons que sur le choix des moyens d'y parvenir.
Les moyens que nous proposons, plusieurs de ceux qui ne les adoptent pas aujourd'hui reconnaissent qu'ils sont les nécessités de l'avenir. Ils reconnaissent que si nous prêchons dans le désert aujourd'hui, que si nous ne parvenons pas à obtenir ce desideratum, l'avenir nous le procurera ; que l'avenir est à nous et non aux armées permanentes.
Pourquoi donc alors renforcer cet instrument dont les jours sont comptés, qui doit subir des transformations inévitables ? N'oubliez pas que ce que le pays réclame avec instance, c'est une diminution des charges militaires.
Rappelez-vous les discussions du budget de la guerre depuis dix ans ; s'cst-il jamais présenté quelqu'un dans cette Chambre qui demandât une augmentation des charges militaires ? Personne, pas même le gouvernement. Le gouvernement s'est toujours borné à dire que la situation était bonne, qu'il répondait de tout, et nous, nous demandions qu'on diminuât notre état militaire.
Aujourd'hui les rôles sont changés ; il semble que les adversaires des charges militaires ne puissent pousser leurs exigences au delà du maintien du statu quo et le gouvernement demande des augmentations considérables. Vraiment, c'est trop méconnaître le cri de l'opinion publique.
On nous dit encore : Vous proposez un changement d'organisation dans un moment où nous avons besoin de toutes nos forces ; vous proposez un changement de front devant l'ennemi.
Devant l'ennemi ! Je ne le vois pas encore ; et, s'il est dangereux de proposer un changement de front devant l'ennemi, n'est-ce pas ce que vous faites vous-mêmes ? Et pourquoi ? Pour arriver au but dans huit années, car il faudra huit années pour que la loi produise tous ses effets ; alors seulement vous aurez l'armée que vous déclarez indispensable ; mais en attendant quelle sera la situation ? Vous aurez enlevé au pays la confiance qu'il avait dans l'armée actuelle si souvent déclarée suffisante. Ces nombreux canonniers qu'il vous faut pour défendre Anvers, vous ne les aurez que dans huit ans ; d'ici là vous devrez donc vous contenter de ces fantassins artilleurs du général Chazal, auxquels on ne croit plus. Vous ne serez donc pas en mesure de parer aux nécessités de la situation ! Si je suis imprudent, vous l'êtes deux fois.
Dans les délibérations de la grande commission militaire, un fait a frappé tout le monde, c'est de voir les généraux de chaque arme réclamer des augmentations pour leur arme : les généraux d'infanterie demandaient une augmentation de l'infanterie ; les généraux de cavalerie constataient l'insuffisance de la cavalerie ; les généraux d'artillerie surtout insistaient pour obtenir une augmentation considérable de l'artillerie ; les généraux d'état-major réclamaient une augmentation d'état-major.
Prenez-y garde, on se refusera peut-être à voir dans l'intérêt public le seul mobile de toutes ces réclamations ; on n'est pas persuadé que la perspective d'un plus grand et plus facile avancement n'ait pas dicté plusieurs de ces demandes qui se conciliaient si mal avec celles des classes laborieuses.
Eh bien, si au lieu de tenir compte de leurs vœux, vous renforcez sans cesse ces armements dont la valeur ne nous est pas démontrée, il arrivera un jour où se produira une réaction tellement forte, qu'elle nous privera peut-être du nécessaire.
Et ce n'est pas moi seul, messieurs, qui vous fais cette prédiction ; ce n'est pas moi seul qui vous dis que mieux vaut un sage ennemi qu'un maladroit ami ; c'est l'un des membres du gouvernement, l'honorable M. Pirmez, qui avertissait en ces termes les membres de la commission mixte :
« Il y a peu de prévoyance dans la manière dont nous procédons à la révision de l'organisation militaire : nous voulons des augmentations à peu près partout, des diminutions nulle part.
« Peut-être les Chambres voteront-elles ce que nous leur demanderons, sous l'empire des préoccupations auxquelles nous cédons nous-mêmes ; mais la réaction ne lardera pas à se faire sentir et l'opposition au budget de la guerre deviendra plus forte que jamais. »
Cette opposition, messieurs, je puis la comparer à ces minces filets d'eau qui jaillissent des montagnes ; ce sont d'abord de petits ruisseaux, ils se réunissent et forment une rivière : elle reçoit des affluents à droite, à gauche, la rivière devient fleuve ; la main de l'homme essaye de le resserrer entre des digues, rien n'y fait, il les emporte et poursuit sa course plus impétueux que jamais. (Interruption.)
- La séance est levée à 4 heures trois quarts.