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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 3 avril 1867

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1866-1867)

(Présidence de (M. E. Vandenpeereboom.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 783) M. Thienpont, secrétaire., procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. de Moor, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Thienpont,. présente l'analyse suivante des pièces qui ont été adressées à la Chambre.

« Le conseil communal de Bruges prie la Chambre de s'occuper, avant la fin de la session, du projet de loi sur la révision des évaluations cadastrales. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur une pétition relative au même objet.


« Le conseil communal de Bruges prie la Chambre de s'occuper, avant la fin de la session actuelle, du projet de loi sur les fraudes électorales. »

- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi.


« Le conseil communal d'Harchies demande l’établissement d'une station en cette commune sur la ligne Hainaut-FIandres. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des cultivateurs et propriétaires à Hechteren se plaignent de l'insuffisance des chemins d'exploitation et des aqueducs ainsi que des ponceaux construits le long de la voie ferrée de Hasselt à Eyndhoven, et demandent qu'il soit porté remède à cet état de choses. »

« Même demande de propriétaires et cultivateurs à Houthalen et Zolder. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Masure, greffier de la justice de paix du canton de Chièvres, demande la suppression des mots : « au comptant », dans l'article 15 du projet de loi sur l'organisation judiciaire et prie la Chambre de rejeter l'amendement proposé à l'article 228 de ce projet. »

- Renvoi à la commission qui a examiné le projet de loi sur l'organisation judiciaire.


« M. Descamps, retenu par une indisposition, demande un congé de quelques jours. »

- Accordé.

Composition des bureaux des sections

Les bureaux des sections, pour le mois d'avril, ont été constitués comme suit.

Première section

Président : M. Jouret

Vice-président : M. Carlier

Secrétaire : M. Lambert

Rapporteur de pétitions : M. Van Wambeke


Deuxième section

Président : M. Magherman

Vice-président : M. Lippens

Secrétaire : M. d’Hane-Steenhuyse

Rapporteur de pétitions : M. Van Renynghe


Troisième section

Président : M. Van Overloop

Vice-président : M. Muller

Secrétaire : M. Bricoult

Rapporteur de pétitions : M. E. de Kerckhove


Quatrième section

Président : M. Le Hardy de Beaulieu

Vice-président : M. Landeloos

Secrétaire : M. Dupont

Rapporteur de pétitions : M. Vander Donckt


Cinquième section

Président : M. de Theux

Vice-président : M. Funck

Secrétaire : M. Jacobs

Rapporteur de pétitions : M. Elias


Sixième section

Président : M. de Moor

Vice-président : M. Thonissen

Secrétaire : M. Jonet

Rapporteur de pétitions : M. de Kerchove de Denterghem

Projet de loi modifiant quelques dispositions des lois électorales

Discussion générale

M. Kervyn de Lettenhove. - Messieurs, M. le ministre de finances, opposant à notre amendement les mêmes arguments que nous avions invoqués contre le projet du gouvernement, s'est montré, dans la séance d'hier, un habile et redoutable stratégiste.

Qu'il me soit toutefois permis de le dire, s'il lui est arrivé souvent de gagner de grandes batailles dans l'arène parlementaire, celle qu'il a engagée hier ne peut être comptée ni parmi les plus difficiles, ni parmi les plus glorieuses.

En effet, M. le ministre des finances est venu attaquer une positions qui n'était pas occupée, une forteresse qui n'était pas construite, en d'autres termes, un amendement dont les développements n'étaient pas encore soumis à la Chambre. Et, lorsque, par une conquête trop aisée, M. le ministre des finances s'est placé sur un terrain qui n'était pas défendu, il a cru devoir y laisser, pour en interdire l'accès, non pas le spectre des bouleversements attachés à la ruine des institutions, mais un autre spectre, celui de la propriété, qui pour nous est une grande et noble image de l'intérêt de tous à prévenir les bouleversements et à défendre les institutions.

Mon honorable ami, M. Schollaert, et moi nous nous sommes placés tous les deux sur le terrain du respect de nos institutions, et ce respect nous porte à affirmer qu'après les épreuves qu'elles ont traversées, après les bienfaits que nous leur devons, elles nous suffisent aujourd'hui, pourvu que l'application en soit sincère, loyale et complète.

C'est là ce que nous voulons ; c'est là ce que l'honorable M. Schollaert, avec la chaleureuse énergie de ses convictions, a si bien fait comprendre à la Chambre ; et, en commençant ce discours, je dois repousser à la fois, pour mon honorable ami et pour moi, ce double reproche, tantôt que nous ne voulons rien faire, tantôt que nous voulons tout innover.

Cela n'est ni vrai, ni juste, ni pour l'honorable représentant de Louvain, ni pour moi. ^

Nous avons tenu à peu près le même langage. L'un et l'autre nous voulons faire quelque chose pour l'extension du suffrage électoral, pourvu que cette extension soit sage et prudente et qu'elle soit bornée dans les limites tracées par la Constitution.

L'honorable M. Schollaert s'est exprimé formellement à cet égard lorsqu'il disait : « J'examinerai plus tard si, sans compromettre les principes et les idées que je vais avoir l'honneur de vous exposer, je puis donner mon appui à une autre catégorie d'amendements qui laisseraient subsister le cens actuel, mais qui augmenteraient le nombre des électeurs par une appréciation nouvelle de la richesse publique, au point de vue électoral. »

Et moi-même, messieurs, je n'ai pas tenu un autre langage lorsque j'avais l'honneur de déclarer à la Chambre « que je reconnaissais qu'il y avait quelque chose à faire, mais que je croyais qu'il fallait agir avec prudence et qu'il fallait rechercher les moyens d'obtenir des résultats utiles sans rien compromettre et surtout sans toucher à ces grands principes tracés dans la Constitution, qui sont aujourd'hui notre sauvegarde. » C'est sur ce terrain que nous entendons nous placer.

En effet, messieurs, pourquoi repoussons-nous le projet du gouvernement ? Parce que, malgré un commentaire très prudent et très circonspect que nous trouvons dans les discours de MM. les ministres, nous découvrons, dans le projet même, des principes que nous devons combattre et cette éventualité redoutable d'amener tôt ou tard la révision de la Constitution.

Nous trouvons, je le répète, dans le projet du gouvernement, des dangers sérieux, et nous ne saurions donner notre adhésion aux moyens d'application que ce projet nous propose sur les deux points les plus importants, l'admission, à certaines conditions, des fonctionnaires publics et de la capacité.

En ce qui touche les fonctionnaires publics, nous apercevons dans le projet un privilège dont nous ne pouvons nous rendre compte ; il est bien vrai que l'honorable ministre des finances nous a parlé d'une fiction qui dispense les fonctionnaires publics du payement de la patente, et ceci se rattache à la loi du 21 mai 1810. Mais nous ne pouvons admettre que cette fiction soit encore aujourd'hui sérieuse et logique.

(page 784) Il est complètement en dehors de nos mœurs de considérer les fonctionnaires comme dispensés de la patente. Jamais aucun de nous n'a pu croire que messieurs les ministres, que M. le président de la cour de cassation, que nos juges, que nos généraux, que tous nos fonctionnaires en un mot, jouissent d'une exemption de la patente. C'est là une fiction qui, à notre époque, n'a plus aucune raison d'être ; il fallait la considérer comme oubliée et ne pas chercher à la faire revivre.

Lorsqu'on se rapporte à l'article premier de la loi de 1819, on remarque que la profession est placée entre le commerce et l'industrie. Evidemment, l'assimilation n'est pas possible entre l'industriel, le commerçant et les fonctionnaires publics.

En ce qui touche le privilège accordé à un certain degré d'instruction, nous nous trouvons également devant une innovation grave ; il est certain que le gouvernement n'admettra point, quelles que soient ses dispositions actuelles, l'instruction privée au bénéfice de la loi sans une réglementation et sans exiger certaines formalités.

Or, dans ces formalités, nous voyons, sinon pour aujourd'hui, au moins pour demain, un sérieux danger, et nous craignons que tôt. ou tard l'Etat, sous prétexte de réglementation, ne veuille jeter dans un moule officiel toute une génération afin d'arriver, par l'uniformité de l'éducation, à l'uniformité des opinions politiques.

C'est sur ces idées exclusives, qui ne sont ni de notre temps, ni de notre pays, c'est sur des idées de privilège et d'exception que l'on base un système dont déjà M, Schollaert a signalé, avec tant d'éloquence, les incontestables périls. Ils sont, messieurs, de deux sortes.

Le gouvernement, par la mise à exécution de la loi qu'il nous propose, nous placera sur un terrain complètement en dehors de l'esprit de la Constitution. En second lieu, ces mesures nous conduiront, dans un temps plus ou moins prochain, à la révision, c'est-à-dire à la mutilation ou à l'anéantissement de la Constitution.

MM. les ministres ont compris combien il était important, au point de vue de l'apologie du projet de loi, de démontrer qu'il n'était pas en opposition, je ne dirai pas avec la lettre, ce que je ne veux pas contester, mais avec l'esprit de la Constitution. Nous avons entendu, en effet, il y a quelques jours, M. le ministre de l'intérieur nous dire (je crois reproduire, sinon les termes de son discours, au moins sa pensée) qu'il ne fallait pas s'attacher à la lettre de la Constitution et de la loi électorale, mais qu'il fallait rechercher, dans les discussions qui ont accompagné l'élaboration de la Constitution et de la loi électorale, l'intention du législateur et l'esprit qui a présidé à son œuvre.

Dans la séance d'hier, M. le ministre des finances a repris cette discussion, et il a successivement présenté à la Chambre et le résumé de la discussion du Congrès sur la Constitution et le résumé de la seconde discussion du Congrès lorsqu'il s'est occupé de la loi électorale.

Si j'ai bien compris l'argumentation de M. le ministre de l'intérieur, confirmée par celle de M. le ministre des finances, elle tend à démontrer que le Congrès n'a pas voulu substituer la capacité au cens ; mais qu'il n'a pas repoussé non plus l'alliance, la mixtion de la capacité et du cens. Eh bien, je crois que ce système, que cette apologie repose sur une erreur considérable ; et que pour quiconque lira avec attention les discussions du Congrès, il en résultera la conviction la plus nette, la plus formelle que le Congrès n'a jamais partagé l'appréciation actuelle de MM. les ministres.

Je ne reviendrai pas, messieurs, sur les citations que j'ai déjà eu l'honneur de mettre sous les yeux de la Chambre.

Je ne rappellerai pas que les orateurs du Congrès, MM. Forgeur, Destouvelles, Le Hou et autres ont tous tenu le même langage ; que tous ont déclaré que le cens est la base unique du droit électoral.

Mais je dois ajouter, au point de vue spécial de la combinaison du cens et de la capacité, que lorsqu'on s'occupait de l'article 47 de la Constitution, M. l'abbé de Foere, se plaçant précisément sur le terrain que le gouvernement a choisi aujourd'hui, demandait au Congrès d'accorder non pas pour ceux qui ne pouvaient pas payer le cens, mais pour ceux qui ne pouvaient pas en payer la quotité complète, une exception qui aurait consisté à admettre dans une certaine mesure la capacité comme compensant ce qui aurait manqué pour atteindre la quotité complète du cens tel que le prescrit la Constitution.

M. l'abbé de Foere disait, en effet : « Je n'ai pas prétendu que l'on ne dût exiger aucun cens de ceux qui exercent des professions scientifiques, mais seulement qu'on pourrait fixer un cens moindre pour eux que pour les autres. »

C'est exactement le système que défend aujourd'hui le gouvernement. Le président consulta l'assemblée en disant : « Vous venez d'entendre les motifs de M. de Foere contre la clôture ; je vais consulter l'assemblée si elle veut continuer la discussion. » Et l'assemblée se prononça si formellement contre le système de l'abbé de Foere que, sans aborder la discussion ou sans la continuer, elle se leva presque unanimement pour prononcer la clôture.

Je m'explique, jusqu'à un certain point, que, lorsque la loi électorale fut faite par le Congrès, il y avait lieu à une discussion plus approfondie. La loi électorale, qui régissait toutes les questions de cette nature, devait les résoudre d'une manière plus spéciale, et l'on comprend parfaitement que l'abbé de Foere ait reproduit sa motion.

MfFOµ. - Donc, elle n'était pas contraire à l'article 47 de la Constitution.

M. de Theuxµ. - M. de Foere a pu le croire, mais il se trompait.

M. Kervyn de Lettenhove. - M. l'abbé de Foere usait du droit que nous avons tous ; mais si nous nous trompions, si nous produisions ici des théories qui ne sont pas constitutionnelles, évidemment l'assemblée ne nous suivrait pas dans cette voie et son vote serait la condamnation de notre système, si ce sytème était faux et erroné.

Eh bien, nous verrons que les choses se sont passées exactement ainsi dans le Congrès lors de la discussion de la loi électorale.

Comme le disait hier M. le ministre des finances, M. Van Snick, qui partageait les idées de M. l'abbé de Foere, avait demandé s'il ne convenait pas d'adopter un cens réduit pour les personnes donnant des garanties de capacité et appartenant à des professions scientifiques.

M. Lebeau se loea et réclama aussitôt la question préalable, parce que l'amendement remettait en question l'article 47 de la Constitution.

M. Destouvelles dit :

« Le Congrès a été unanimement d'avis de proscrire toute espèce de privilège. On n'a admis à l'exercice des droits électoraux que les censitaires seuls. »

M. Beyts ajouta :

« La Constitution a décidé. »

Cependant M. l'abbé de Foere insiste. Il fait remarquer qu'il ne s'agit pas, comme on aurait pu le croire d'après le langage de M. Van Snick, de substituer la capacité au cens ; il se borne à demander que, pour la capacité, le cens soit moins élevé ; mais à peine a-t-il posé la question, comme elle l'est exactement dans le débat actuel, que M. Lebeau prend de nouveau la parole pour lui répondre :

« Il me semble, dit l'honorable orateur, qu'on a perdu de vue la disposition de notre charte qui statue que tous les Belges sont égaux devant la loi. M. de Foere crée une exception en faveur d'une certaine classe de personnes. Il attache à une profession spéciale une espèce de droit dont ne jouissent point d'autres professions. »

L'amendement fut rejeté.

Eh bien, messieurs, nous devons considérer comme de légitimes arbitres appelés à résoudre les questions constitutionnelles que nous discutons en ce moment, les auteurs du pacte fondamental ; nous devons tous nous incliner devant cet auguste arbitrage, et nous avons bien le droit de dire que le gouvernement ne respecte pas l'esprit de la Constitution, lorsqu'il vient nous saisir d'un projet de loi qui est en opposition avec toutes les idées qui ont prévalu au Congrès.

Quel serait le résultat de ce système, s'il venait à triompher ? Je désire, messieurs, ne pas revenir sur ce point.

Mon honorable ami, M. Schollaert, a développé avec trop de talent et d'éloquence les périls qui en résulteraient, pour que je ne craigne pas d'affaiblir l'impression qu'il a produite sur vos esprits. Mais je tiens à faire remarquer, une fois de plus, dans quelle voie dangereuse on s'engagerait, si, en présence de la déclaration du gouvernement que notre premier devoir est de respecter notre pacte fondamental, on venait à introduire ainsi dans le corps électoral un élément tout à fait différent en ce qui touche les élections provinciales et communales et en ce qui touche les élections législatives. C'est là, messieurs, un danger que nous comprenons tous et sur lequel je ne saurais assez insister.

Certes, messieurs, il est complètement étranger à notre pensée de méconnaître la légitime influence de la capacité dans les sociétés modernes. La capacité n'est plus condamnée à l'obscurité, elle se révèle de tous côtés. Il n'est pas de cime tellement élevée qu'elle ne puisse y atteindre. Son influence se manifeste dans toutes les positions de la vie, dans tous les degrés de la société, et nous devons en savoir gré aux progrès de la civilisation et de l'esprit moderne.

(page 785) Mais dans un système politique sage comme le nôtre, il faut ne pas exagérer ce qui lui appartient légitimement et ne pas la pousser vers un esprit d'ambition et de conquête qui serait un danger pour la sécurité et le repos publics.

Un illustre économiste, dont j'ai déjà eu l'honneur de citer quelques pages, Benjamin Constant, qui certes ne médisait pas de la capacité, qui l'appréciait autant que nous, a démontré le danger qui se produit lorsque la capacité devient l'une des bases des droits politiques.

La question, telle qu'elle se présentait à Benjamin Constant, est à peu près la même que celle que nous discutons aujourd'hui, et voici ce que disait à ce sujet l'éminent publiciste :

« Les droits politiques deviendront non seulement une prérogative sociale, mais une attestation de talent, et se les refuser, serait un acte rare de désintéressement à la fois et de modestie.

« Combien n'est-il pas urgent de mettre un frein aux amours-propres blessés, aux vanités aigries, à toutes ces causes d'amertume, d'agitation, de mécontentement contre une société dans laquelle on se trouve déplacé, de haine contre des hommes qui paraissent d'injustes appréciateurs ? La propriété seule établit entre les hommes des liens uniformes. Elle les met en garde contre le sacrifice imprudent du bonheur et de la tranquillité des autres, en enveloppant dans ce sacrifice leur propre bien-être et en les obligeant à calculer pour eux-mêmes. Elle les fait descendre du haut des théories chimériques et des exagérations inapplicables en établissant, entre eux et le reste des membres de l'association, des relations nombreuses et des intérêts communs. »

Lorsqu'il nous paraissait démontré que le gouvernement, dans la proposition qu'il nous a soumise, s'écartait de l'esprit de la Constitution, et qu'au moment même où il protestait le plus solennellement de son respect pour le pacte fondamental, il en préparait tôt ou tard la révision, quel était notre devoir à nous qui pensions qu'il y avait quelque chose à faire et qui toutefois voulions éviter ces menaces et ces dangers ?

Evidemment, notre tâche était de nous pénétrer de l'esprit du Congrès, de l'esprit du pacte fondamental et de chercher à nous en rapprocher le plus possible.

Or, que trouvions-nous dans les discussions du Congrès ? C'est que le cens n'est que la représentation de la fortune. C'est ce que déclaraient en termes précis M. Le Hon et M. Forgeur. Nous en arrivions donc à en conclure qu'il fallait rechercher le capital, la fortune sérieuse, et l'introduire dans le corps électoral de la manière la plus régulière, la plus efficace, la plus utile.

Ce système, messieurs, n'est pas d'aujourd'hui. Il remonte non seulement au Congrès ; mais les commentateurs les plus autorisés de nos lois électorales l'ont aussi développé à une époque déjà éloignée de nous. Ainsi l'honorable M. Delebecque, qui a écrit un commentaire fort estimé sur nos lois électorales, a exposé avec une concision remarquable le fondement et les motifs de l'amendement que nous avons eu l'honneur de déposer.

Voici ce que disait M. Delebecque :

« Le droit électoral a été accordé à ceux qui, par leur industrie ou leurs propriétés, donnaient la garantie de l'intérêt qu'ils prenaient au bon ordre. Sous ce rapport, l'impôt n'est qu'une manifestation, une preuve de l'existence de la base de cette garantie politique. L'impôt présuppose qu'on exerce une industrie, un commerce, qu'on est propriétaire foncier ou seulement propriétaire d'un mobilier ; mais si cette base n'existe pas, si tout cela n'est que fictif, le droit alors ne repose plus sur rien ; car ce n'est pas parce qu'on paye une certaine somme d'impôt qu'on a la prérogative du droit électoral, c'est parce qu'en payant cet impôt on prouve que l'on a intérêt à la chose publique. Si tout cela fait défaut, il n'y a plus qu'un faux électeur. »

Ce langage est précis, et je crois que M. Delebecque a parfaitement raison.

C'est là notre principe et, comme j'avais l'honneur de le dire dans une précédente séance, si nous parvenons à découvrir le capital qui répond au cens, négliger quelque chose au-dessus serait injuste ; descendre plus bas serait à la fois un acte contraire à l'esprit de la Constitution et un acte de mauvaise politique.

Et cependant ce système que nous persistons à croire modéré et sage, M. le ministre des finances l'a dénoncé dans la séance d'hier comme un péril pour la société, comme une des mesures les plus violentes auxquelles ait jamais eu recours l'esprit de parti.

M. le ministre des finances n'a vu dans notre amendement qu'une seule chose, la domination de la propriété foncière, et il a cru reconnaître dans cette domination un grand danger. Il a signalé dans la propriété un élément envahissant, absorbant tout ce qui l'entoure.

Et puis, dans un parallèle qui m'a péniblement surpris, M. le ministre des finances, si sévère pour le propriétaire, a parlé en termes indulgents du débitant de boissons, qui va, nous dit M. le ministre, travailler honnêtement, tandis que sa femme gagne un peu d'argent on versant à boire.

Il nous a tracé de ce foyer domestique un tableau touchant et presque bucolique. M. le ministre n'a eu de blâme que pour l'invasion de la propriété qu'il redoute, quoiqu'il doive bien reconnaître que c'est un principe sage et utile à certains égards.

Eh bien, messieurs, ce parallèle, je le poursuivrai. Je veux me demander quelle est dans le corps électoral la part d'influence des éléments protecteurs et utiles tels que la propriété et l'industrie ; j'examinerai quelle est, d'autre part, l'influence des débitants de boissons, qui est si intimement liée à la démoralisation publique. Je rechercherai ce qu'elle était hier, ce qu'elle est aujourd'hui, de quel côté nous marchons et à quel résultat nous devons arriver.

Nous avons, messieurs, sous les yeux deux tableaux statistiques, l'un formé en 1849, immédiatement après la loi de 1848, l'autre dressé en 1861. Il est intéressant d'examiner quelle a été, à ces deux époques, la part d'influence dans le corps électoral de la propriété, de l'industrie et des débitants de boissons.

La propriété qui paye, comme je l'ai déjà dit, la moitié des charges publiques, qui représente, d'après la travail récent d'un honorable sénateur, une valeur de plus de 8 milliards de francs, la propriété qui, selon M. le ministre des finances, a pris, dans une période de 15 ans, un accroissement de revenu d'environ 70 p. e., figurait dans le corps électoral en 1849 pour 13 p. c, ; elle n'y intervient, plus en 1864 que pour 10 p. c.

Ainsi, dans le moment même du développement de la richesse immobilière, dans le moment même où le capital agricole tend constamment à s'accroître, il y a une diminution de 3 p. c. dans l'influence de la propriété dans le corps électoral.

MfFOµ. - C'est que l'impôt foncier est resté le même.

M. Kervyn de Lettenhove. - C'est parce que l'impôt est resté, le même, dit M. le ministre. J'ai, dans un premier discours, prévu cette objection.

Je constate seulement, à cette heure, la situation des choses, et lorsque l'honorable ministre des finances nous montre la propriété comme un principe envahissant, je tiens à faire remarquer à la Chambre que ce principe est aujourd'hui bien accablé, bien humilié, bien restreint, puisque, prenant une part de 50 p. c. dans les charges générales, il n'intervient dans l'administration de la chose publique que pour 10 p. c'est-à-dire dans une proportion cinq fois inférieure à la part des charges qui pèse sur la propriété.

Dans un ordre d'idées différent, l’industrie, qui ne figure par les patentes que pour 1/7ème dans les charges publiques, occupe, dans les listes électorales, trois fois plus de place que la propriété foncière.

Je ne cite ces chiffres que pour justifier la propriété de cet esprit d'ambition, d'envahissement et de conquête, que semble lui reprocher l'honorable ministre des finances.

Mais, du reste, lorsqu'on, compare ces dates différentes, lorsqu'on rapproche 1849 de 1864, on arrive à peu près au même résultat. C'est que l'industrie, qui, elle aussi, a marché en avant, qui, elle aussi, d'après les renseignements si intéressants que nous ont donnés les honorables MM. Le Hardy de Beaulieu et de Maere, a fait chaque année de rapides progrès, a rétrogradé également dans sa part d'influence dans le corps électoral.

En effet, l'industrie, qui en 1849 occupait 40 p. c. dans les listes électorales, n'y figurait plus en 1864 que pour 35 p. c.

Elle a donc perdu 5 p. c. au milieu de ses progrès, au milieu de ses constants efforts pour augmenter la richesse nationale.

Et à qui a profité cette diminution de ces deux éléments de la fortune publique ? C'est aux débitants de boissons et à eux seuls.

Il n'y avait en 1845 dans le corps électoral que 1,084 débitants de boissons.

En 1849, il y en avait 3,895, c'est-à-dire : trois fois plus qu'en 1845.

En 1864, il y en avait 11,425, c'est-à-dire : trois fois plus qu'en 1849. Les chiffres complets manquent pour 1866 ; mais dans une province (le Hainaut) l'augmentation de 1864 à 1866 a été de 10 p. c.

(page 786) En 1845, les débitants de boissons ne formaient que 2 p. c. du corps électoral.

En 1849, ils représentaient déjà 5 p. c. En 1861, ils représentent 11 p. c., et l’on peut affirmer qu'à l'heure qu'il est, ils représentent 13 à 14 p. c., c'est-à-dire que leur nombre est supérieur, dans la composition du corps électoral, de 2, 3 ou 4 p. c. à l'élément de la propriété que nous devons saluer cependant comme le plus protecteur et le meilleur de tous.

M. Coomans. - Voilà un véritable scandale.

M. Kervyn de Lettenhove. - Je ne parle ici que d'élections provinciales, mais ces considérations prennent une forme bien plus grave, bien plus sérieuse si nous abordons l'élection communale.

Hier, l'honorable ministre des finances, combattant les amendements présentés, disait : « Il y a déjà beaucoup de débitants sur les listes électorales, mais la conséquence de ces amendements sera d'y en faire entrer un plus grand nombre. »

Je me suis livré à cet égard à quelques recherches, et je suis arrivé à un résultat diamétralement opposé à celui qu'indiquait l'honorable ministre des finances.

Je crois que les débitants de boissons ne se pressent plus à l'entrée du corps électoral, mais qu'ils y ont pénétré presque tous.

MfFOµ. - Bien loin de là.

M. Kervyn de Lettenhove. - Messieurs, j'ai lu, ces jours-ci, que parmi les électeurs communaux, la moitié était déjà formée de débitants de boissons et de cabaretiers.

M. Coomans. - Dans beaucoup de communes, plus de la moitié.

MfFOµ. - Non.

M. Coomans. - Certainement, je l'affirme.

MfFOµ. - Vous affirmez une chose qui n'est pas.

M. Wasseige. - Il est des conseils communaux qui ne sont composés que de cabaretiers.

M. Kervyn de Lettenhove. - Je n'affirme point que la moitié des électeurs communaux appartient à cette catégorie, il est déjà fort grave qu'il y ait un doute sur ce point. Je désire seulement démontrer, en ce moment, que presque tous les débitants de boissons figurent sur les listes électorales communales. Où le débitant de boissons n'est-il pas électeur aujourd'hui .

Est-ce dans les communes au-dessous de 1,000 âmes, où la taxe est de 12 à 20 francs ? Mais là, il suffit de compter 3 francs d'impôt personnel pour qu'ils soient tous électeurs à 15 francs.

Est-ce dans les communes de moins de 9,000 âmes, où la taxe est de 15 à 30 fr. ? Mais remarquez, messieurs, que le cens n'est que de 15 fr. dans les communes au-dessous de 3,000 habitants.

Est-ce dans les communes de plus de 9,000 habitants ? Mais la taxe est de 50 francs et le cens n'atteint jamais ce chiffre.

Du reste, messieurs, ce résultat a déjà été indiqué à plusieurs reprises. Il l'a été notamment avec beaucoup d'énergie par un fonctionnaire dont l'honorable ministre de l'intérieur ne méconnaîtra ni les lumières ni la capacité. Je veux parler de l'honorable M. Joly, commissaire d'arrondissement à Namur, qui, dans un travail fort remarquable, faisait observer que tandis que dans une période de 17 années la progression de la population dans le pays a été de 10 p. c, l'augmentation des débits de boissons s'est élevée à plus de 80 p. c.

L'honorable M. Joly ajoutait, en s'occupant précisément des élections communales que, le jour où il serait démontré pour tous que les débitants de boissons sont les maîtres du scrutin, il n'y aura plus ni prestige, ni respect pour l'autorité issue des élections communales.

Du reste, j'ai tout lieu de croire que, dans des circonstances récentes (M. le ministre de la justice ne me démentira pas), les rapports des parquets ont signalé également la funeste influence de l'élément cabaretier dans les grèves qui ont attristé le district de Charleroi.

Messieurs, à côté de cet élément que je considère comme le seul dangereux et menaçant, quelle est la position de la propriété ? L'honorable ministre des finances nous a dépeint avec les plus vives couleurs la puissance de la grande propriété territoriale en Angleterre, où un lord peut voyager plusieurs jours sans sortir de ses domaines. Ce tableau peut-il s'appliquer à la Belgique ?

Nous avons relativement à la propriété en Belgique des renseignements fort intéressants et j'en comprends parfaitement les résultats parce qu'ils ne sont que le témoignage du développement de la richesse publique.

En 1846, à une époque déjà un peu éloignée de nous, le gouvernement a voulu se rendre compte de la division de la richesse territoriale, au point de vue de l'importance des revenus. On a constaté alors qu'il avait en Belgique 739,000 propriétaires, et sur ces 739,000 propriétaires, il y en avait 705,000 qui n'avaient pas mille francs de revenus.

M. Van Overloopµ. - Et l'on ose comparer cette situation de la propriété en Belgique avec la situation de la propriété en Angleterre !

M. Kervyn de Lettenhove. - Il y en avait 517,000 qui n'avaient pas 100 francs de revenu ; lorsqu'on montait plus haut, on n'en trouvait de 5,000 à 10,000 fr. de revenu que 2,104 et seulement 1,254 au-dessus de 10,000 francs de revenu.

. Ainsi cette propriété, qu'on vous montre si redoutable, n'est en Belgique, sauf de rares exceptions, que l'aisance souvent modeste et réduite. Ce n'est pas une influence dangereuse, ce n'est que la récompense légitime du travail, récompense accessible à tous et cessant dès lors d'être le privilège de quelques-uns.

Mais M. le ministre des finances nous faisait entrevoir que cette propriété si redoutable diviserait les cotes foncières et qu'ainsi elle ne voterait pas une fois, deux fois, trois fois, mais 10 ou 20 fois ; que la subdivision de la contribution foncière serait organisée méthodiquement, systématiquement, par la grande propriété. Cela n'est ni vrai, ni vraisemblable. En 1846, on a fait d'autres calculs et l'on a constaté qu'en moyenne (56 fois sur 100), l'étendue des cultures n'était que d'un demi-hectare. Pour former un cens électoral provincial, il faudrait un revenu cadastral d'environ 400 francs et combien d'hectares ne faudrait-il pas réunir ?

Et lorsque la moyenne des cultures n'est que de 1/2 hectare, lorsque la grande propriété disparaît de jour en jour, on croirait à la possibilité d'une transformation frauduleuse et quelque peu importante ! Mais, messieurs, il y a dans ces chiffres mêmes une impossibilité manifeste. D'ailleurs en présence de l'article 8 de la loi communale, nous nous demandons quelles sont les subdivisions qui ont eu lieu dans un esprit de fraude et s'il est encore possible aujourd'hui de créer des occupations subdivisées dans un pays où la subdivision n'est presque plus possible.

Pour nous, messieurs, l'occupation doit être réelle et sérieuse. Il faut, s'il y a une division de l'impôt, qu'elle soit justifiée par l'occupation. Comprise dans ce sens, la mesure que nous indiquons ne peut évidemment présenter aucun des dangers qu'a signalés l'honorable ministre des finances. Et lorsque l'honorable ministre nous parle des fraudes, perd-il de vue combien elles sont plus aisées dans la législation actuelle ? perd-il de vue qu'il est bien plus facile de créer de faux patentés que de faux cultivateurs ?

Des faux patentés peuvent se créer tous les jours. Quant à la subdivision de la propriété dont a parlé M. le ministre des finances, je ne crains pas de me tromper en affirmant qu'elle n'aurait jamais lieu, ou presque jamais.

Je tiens à justifier mon amendement à un autre point de vue ; je tiens à faire comprendre combien peu nous sommes guidés par les intérêts exclusifs de la propriété foncière. En ce moment, l'art. S de la loi communale accorde un double vote au propriétaire foncier et au fermier d'un domaine rural. Notre amendement le fait disparaître.

En ce moment, le bénéfice de l'article 8 de la loi communale ne profite qu'au propriétaire du domaine rural ; dans notre amendement, nous comprenons à la fois les immeubles bâtis et non bâtis, et les fermiers de la campagne et les locataires de la ville ; nous introduisons une règle générale, précisément afin de faire disparaître le privilège qui existe aujourd'hui.

Remontons donc, messieurs, aux considérations sur lesquelles nous voulons avant tout fonder notre amendement.

Nous voyons dans le locataire à côté du propriétaire un véritable copropriétaire, un véritable associé. Nous croyons qu'il est préférable qu'un homme, au lieu d'acheter un petit coin de terre pour y vivre dans l'oisiveté (ce qui lui permettrait d'être électeur), porte son capital dans l'exploitation agricole ou industrielle pour augmenter non seulement son avoir, mais surtout la richesse publique ; il faut lui en savoir gré et il est injuste de l'exclure, de ce chef, du corps électoral.

C'est là la propriété partagée telle que nous la comprenons, non pas (page 787) seulement dans la production agricole, mais aussi dans la production industrielle et sous toutes les formes. Nous ne saurions assez encourager l'association du capital et du travail.

Ces idées ne sont pas exclusivement les nôtres. Lorsque Benjamin Constant disait que le locataire était un copropriétaire, lorsque Horace Say, parlant de l'occupation industrielle, ajoutait que ceux qui créent un établissement industriel dans une maison, sont des copropriétaires qui en doublent la valeur en y ajoutant celle de leur clientèle, ils affirmaient un principe qu'il est utile de faire prévaloir.

Il y a quelques années, M. Thiers, défendant dans une circonstance solennelle le principe de la propriété, rappelait avec une haute raison que c'était une grande loi du XIXème siècle que lorsqu'un homme engraissait la terre de ses sueurs, il était juste qu'il s'enrichît, lui aussi, à mesure qu'il la fertilisait, il exprimait une pensée qui est la nôtre.

Nous croyons que lorsqu'un homme par son travail ajoute à la richesse nationale sous quelque forme que ce soit, nous devons reconnaître, le service qu'il rend et lui faciliter l'accès à la vie politique, aussi bien lorsque le travail se développe par l'association que s'il se relègue dans l'isolement.

Nous croyons rendre ainsi hommage à cette grande loi des temps modernes qui met au même rang, au même niveau le capital et le travail, la richesse déjà acquise et la richesse qui se forme.

Eh bien, messieurs, dans notre amendement, dans notre système nous voulons placer le capital et le travail l'un à côté de l'autre, non pas se heurtant et se combattant, comme on le voit dans les temps d'anarchie et de démoralisation, mais se tendant la main et entrant ensemble dans la vie politique.

Voilà le but de notre amendement, voilà la tendance de notre système. Et loin de chercher des bouleversements, loin de nous jeter dans des idées étroites et violentes, comme l'honorable ministre des finances nous en accusait dans son discours d'hier, nous croyons être véritablement conservateurs, en restant dans l'esprit de la Constitution, et véritablement libéraux en l'interprétant dans le sens le plus large ; nous cherchons le capital partout où il est ; nous lui attribuons partout le cens, qui n'en est que la représentation.

Si nous repoussons les électeurs auxquels on attribue un cens, alors même que le capital n'existe point, sachons aller sans hésitation au-devant de tous les degrés de l'aisance.

L'aisance, messieurs, c'est l'indépendance, c'est en même temps la dignité de la vie. Et, puisque autant que personne dans cette enceinte nous prenons intérêt au développement de l'intelligence et de l'instruction, nous n'hésitons pas à dire que si vous placez le droit électoral là où se rencontrent l'aisance, l'indépendance et la dignité de la vie, vous aurez choisi en même temps la voie la plus directe pour arriver au développement de l'intelligence et de l'instruction.

Nous sommes convaincus que l'électeur qui possède aisance, indépendance et dignité sera amené par le propre sentiment de ses devoirs et de ses droits, à chercher ces lumières qui lui permettront de ne relever que de lui-même, de sa conscience et de sa conviction.

Voilà, messieurs, quelles sont les considérations que je voulais faire valoir en faveur de notre amendement ; voilà en quels termes j'entends justifier nos efforts pour rester fidèles au système constitutionnel en appelant le plus grand nombre possible de citoyens à la vie publique dès que nous trouvons en eux les garanties dont la Constitution elle-même a tracé le caractère et les limites.

Et je ne saurais mieux résumer en quelques mots toutes ces considérations que j'abandonne à vos réflexions, qu'en disant que nous avons voulu l'application du précepte constitutionnel, rien que l'application de ce précepte, mais l'application la plus large, la plus généreuse et la plus complète.

- Voix à droite. - Très bien !

MpVµ. - L'amendement de M. Kervyn a été développé. Il est signé par dix membres ; il fait donc partie de la discussion.

MfFOµ. - Messieurs, je ne veux pas rentrer dans la discussion ; je tiens seulement à rectifier certaines assertions erronées émises par l'honorable préopinant.

L'honorable membre a contesté l'exactitude du rapport que j'avais fait de ce qui s'était passé au Congrès ; il a prétendu que la proposition d'adjoindre les capacités au corps électoral, avec le cens réduit, y avait été formellement condamnée comme inconstitutionnelle.

Je pense que l'honorable membre s'est trompé ; et je dis qu'il doit n'avoir lu que très incomplètement la discussion.

Dans les citations qu'il a faites, il n'en a pas compris une qui est cependant péremptoire, et qui démontre la parfaite exactitude de la thèse que j'ai soutenue dans la séance d'hier.

Voici ce que disait un membre du Congrès au sujet des deux propositions qui se trouvaient en présence, savoir, celle de M. Van Snick, ayant pour objet d'admettre les capacités sans payement d'aucun cens, et celle de M. de Foere, tendante à admettre les capacités avec un cens réduit. Voici les propres paroles de ce membre.

M. Dumortier. - Un membre !

MfFOµ. - Sans doute ; un membre : il était impossible que plusieurs parlassent à la fois. Voici donc ce que disait ce membre :

« Il faut écouler toutes les opinions. La question préalable me paraît devoir être prononcée sur l'amendement de M. Van Snick, parce qu'il tend à substituer un article dans la Constitution. Il n'en est pas ainsi de l'amendement de M. de Foere : nous agissons comme pouvoir législatif et nous pouvons l'examiner. »

Certainement c'est là l'opinion d'un membre ; niais je l'oppose à celle d'autres membres, dont l'honorable M. Kervyn a invoqué l'autorité.

M. Thonissenµ. - Et le vote du Congrès ?

MfFOµ. - Permettez ; c'est précisément le vote qui marque la différence radicale que le Congrès a faite entre les deux propositions : l'amendement de M. de Foere ne fut point écarté par la question préalable ; on ne l'a pas écarté comme étant inconstitutionnel ; on l'a mis en discussion, on l'a examiné, seulement il n'a pas été adopté. Mais s'il s'était trouvé une majorité pour le voter, il eût parfaitement passé dans la législation ; preuve qu'il n'avait rien d'inconstitutionnel. Il est donc fort étrange que l'on vienne prétendre aujourd'hui que la proposition d'adjoindre les capacités au corps électoral, avec un cens réduit, est inconstitutionnelle.

M. de Theuxµ. - Le vote du Congrès ne prouve pas que l'amendement de M. de Foere fût constitutionnel.

MfFOµ. - Mais si le Congrès avait considéré l'amendement comme inconstitutionnel, il l'eût repoussé, sans examen, par la question préalable. Il n'aurait pu, évidemment, faire l'objet d'une discussion et surtout d'un vote, qui supposait au moins la possibilité de son adoption.

M. Kervyn de Lettenhove. - M. le ministre me permet-il un mot d'explication ?

MfFOµ. - Très volontiers.

M. Kervyn de Lettenhove. - M. le ministre des finances admettra sans doute que, s'il y avait dans la Constitution une disposition formelle et impérative, le Congrès n'aurait pu s'en écarter, alors que, s'occupant de la loi électorale, il n'était plus pouvoir constituant ?

MfFOµ. - Parfaitement.

M. Kervyn de Lettenhove. - Eh bien, si M. de Foere, par son amendement, s'écartait de l'esprit de la Constitution, qu'avait-on à lui dire ?

On avait à lui dire : « Votre proposition est en opposition avec l'esprit de la Constitution qui nous lie. Eh bien, c'est exactement ce qu'a dit M. Lebeau pour faire écarter la proposition de M. de Foere. Voici, en effet, comment il s'est exprimé :

« Il me semble qu'on a perdu de vue la disposition de notre charte, disposition formelle, impérative, qui statue que tous les Belges sont égaux devant la loi. »

Et c'est précisément à la suite de cette observation de M. Lebeau, qui rappelait au respect du texte de la Constitution, que le Congrès a écarté l'amendement de M. de Foere.

MfFOµ. - Vous citez parfaitement l'opinion de M. Lebeau, c'est-à-dire d'un membre, comme on me l'objectait tout à l'heure. Mais vous ne pouvez pas contester que l'amendement de M. de Foere n'ait été mis en délibération et vous êtes bien obligé de reconnaître qu'il n'a pas été écarté par la question préalable, ce qui aurait certainement eu lieu si l'amendement avait été considéré comme inconstitutionnel, et ce qui a effectivement été opposé à l'amendement de M. Van Snick, auquel on a reconnu ce caractère.

M. Kervyn de Lettenhove. - C'est ce que disait M. Lebeau.

MfFOµ. - Oui, mais ce n'est pas ce qu'a dit le Congrès. M. Lebeau a exprimé cette opinion ; mais un autre membre a dit le contraire ; il a dit, je le répète, qu'il (page 788) fallait distinguer entre l'amendement de M. Van Snick et celui de M. de Foere ; que celui de M. Van Snick, qui tendait à l'admission des capacités sans payement d'aucun cens, était inconstitutionnel ; tandis que celui de M. de Foere, qui voulait admettre les capacités avec un cens réduit, était constitutionnel. Le Congrès a ainsi parfaitement indiqué la distinction qui existait entre les deux amendements.

M. Van Overloopµ. - Voilà un argument de procédure, rien de plus.

MfFOµ. - Je ne sais si c'est un argument de procédure ; mais ce que je sais fort bien, c'est qu'il est impossible de trouver un argument plus péremptoire contre l'exception tirée de la prétendue inconstitutionnalité de l'adjonction des capacités avec un cens réduit.

N'est-il pas de la dernière évidence que si l'amendement de M. de Foere avait paru inconstitutionnel au Congrès, il eût été écarté sans examen, sans discussion, par la question préalable ?

M. Van Overloopµ. - On a bien discuté la suffrage universel et cependant on n'y a pas opposé la question préalable.

MfFOµ. - Soit ! On a pu certainement s'occuper de la question du suffrage universel, en théorie, d'une manière générale. Mais si quelqu'un s'était avisé de faire une proposition formelle ayant pour objet l'adoption du suffrage universel pour l'élection des membres des Chambres, on aurait opposé la question préalable à une pareille motion.

M. Van Overloopµ. - On a discuté le suffrage universel.

MfFOµ. -Qu'est-ce que cela prouve ? Est-ce à une opinion que l'on oppose la question préalable ? Est-ce à l'opinion de M. Van Snick que l'on a opposé la question préalable ? Pas du tout : c'est à une proposition régulièrement présentée ; et, je le répète, si une proposition tendante à établir le suffrage universel pour l'élection des membres des Chambres avait été formulée, on y aurait opposé la question préalable, parce que ce système est inconstitutionnel.

Au surplus, messieurs, cette question de l'adjonction des capacités n'est pas nouvelle ; elle a été agitée souvent déjà dans cette assemblée et au dehors, et, comme je l'ai dit hier, toute une grande opinion s'est prononcée dans le sens de la constitutionnalité de cette adjonction. (Interruption.)

Vous me permettrez bien, je pense, de me prévaloir d'une opinion exprimée par tout un grand parti, après de longues délibérations, opinion qu'il a formulée dans son programme et que le gouvernement lui-même a acceptée plus tard, en déposant une proposition de loi dans ce sens.

- Un membre. - Quand ?

MfFOµ. - Il y a eu une proposition faite par le gouvernement en faveur de l'adjonction des capacités avec un cens réduit.

- Un membre. - En 1847.

MfFOµ. - Et n'est-ce rien qu'une opinion exprimée au nom d'un grand parti, et que le gouvernement accepte et formule dans un projet de loi ?

M. de Theuxµ. - Cette opinion n'était pas partagée par tout le monde.

MfFOµ. - Mais évidemment, et je ne prétends pas du tout que votre opinion doive être écartée par la question préalable. Je dis seulement que cette opinion n'est point celle d'un grand nombre d'hommes également considérables, et entre autres de mon honorable ami M. Rogier, qui ont soutenu que l'amendement de M. de Foere était parfaitement constitutionnel.

J'ajoute qu'ici, dans le cas particulier qui nous occupe, cette exception d'inconstitutionnalité manque complètement de base, puisque nous avons respecté le principe constitutionnel, en n'admettant la capacité que jointe au cens. C'est là un premier point qui n'est pas contestable.

Eu second lieu, nous avons dit, ce qui est irréfutable, ce que personne ne réfutera, que ce qui pourrait être vrai pour la constitution d'un corps électoral appelé à nommer les représentants, est complètement faux quand il s'agit d'un corps électoral appelé à nommer les conseillers communaux et provinciaux. et j'ai ajouté que déjà vous l'aviez vous-mêmes décidé ainsi, et cela sur la proposition même de membres qui siègent sur vos bancs. (Interruption.)

Vous avez décidé qu'on compterait au fermier un tiers de la contribution foncière sans réduction du droit du propriétaire, ce qu'on ne saurait évidemment pas faire admettre en faveur des électeurs pour les Chambres.

Vous l'avez encore décidé ainsi, sur la proposition de l'honorable M. de Theux, si je ne me trompe, lorsqu'il s'est agi de la délégation du cens par la veuve à son fils ou à son gendre, ce qui serait également inadmissible et inconstitutionnel, s'il s'agissait des électeurs pour les Chambres.

Or, ce que vous avez décidé dans ces hypothèses pour la constitution du corps électoral communal, pourquoi ne pourriez-vous pas le décider également pour les élections provinciales et communales lorsqu'il s'agit de l'adjonction des capacités ? Mais encore une fois, il ne s'agit pas ici de l'adjonction des capacités ; il n'en est pas question dans le projet de loi du gouvernement. lI s'agit d'individus qui payent le cens, ou d'individus qui sont exemptés du cens.

- Un membre. - Qui payent la moitié du cens.

MfFOµ. - Oui, la moitié du cens, c'est-à-dire la quotité du cens requis par le projet.

M. de Naeyerµ. - A raison de l'adjonction de la capacité ?

MfFOµ. - Bien certainement ; mais je réponds en ce moment à ceux qui prétendent qu'il serait inconstitutionnel de ne pas exiger un cens.

Avez-vous quelques règles que vous puissiez constitutionnellement opposer à ce principe, en ce qui touche les élections communales ? Votre objection, si elle est fondée, doit s'appliquer non seulement au n°3 de l'article 3 du projet du gouvernement, mais encore à tous les autres projets.

S'il n'est pas permis constitutionnellement de réduire le cens pour ceux qui ont fait trois années d'études moyennes, vous devez dire, à votre tour, par voie de conséquence, qu'il n'est pas permis constitutionnellement d'exiger la condition de savoir lire et écrire. L'objection s'applique donc aux propositions des honorables MM. de Haerne et Nothomb.

M. Nothomb. - C'est une erreur. Nous maintenons le cens dans l'intégrité du principe, nous l'abaissons seulement dans une mesure générale ; vous, au contraire, vous l'entamez en établissant un privilège ou le demi-cens.

MfFOµ. - Ainsi, la question de constitutionnalité se décide, d'après vous, selon que le cens sera différentiel ou uniforme ? Vous admettez vous-mêmes un cens différentiel, mais réduit.

Ce que vous voulez faire pour toutes les communes, ne pouvons-nous pas le faire pour les individus à raison de leur capacité, c'est-à-dire les adjoindre éventuellement au corps électoral avec le cens réduit de moitié ?

Au surplus, messieurs, je ne voulais que rectifier l'assertion de l'honorable M. Kervyn ; la Chambre est maintenant en mesure d'apprécier et de décider la question.

L'honorable membre, pour justifier l'amendement qu'il a déposé conjointement avec plusieurs autres de ses collègues de la droite, s'est efforcé de démontrer que loin de s'accroître, l'influence des propriétaires dans le corps électoral avait successivement diminué depuis 1843, tandis que l'influence d'autres éléments avait été en grandissant. Je n'ai pas vérifié les faits. Mais l'honorable M. Kervyn a oublié une chose dans sa comparaison entre ceux qui sont censitaires à raison de l'impôt foncier, et ceux qui sont censitaires à raison de la contribution personnelle, de l'impôt des patentes ou de tout autre impôt : c'est que l'impôt foncier est resté stationnaire.

Voilà la raison de l'état de choses dont il se plaint. Si vous proposiez de faire grandir l'impôt avec l'accroissement successif de la valeur des propriétés, ce qui se produit en fait pour les autres impôts, vous auriez sans doute plus d'électeurs parmi les propriétaires ; mais votre prétention consiste en ceci : « Nous aurons le droit, mais nous n'aurons pas la charge ; l'impôt pour nous sera immobile ; la propriété croîtra, de 70 p. c. de valeur, soit ! Nous n'acquitterons que le même impôt ; cependant, afin de pouvoir multiplier les électeurs, nous abaisserons le cens de moitié, et nous partagerons la contribution que nous payons avec nos fermiers. »

M. de Theuxµ. - Vous ne parlez pas du droit sur les successions en ligne directe.

MfFOµ. - Un million et demi par an ! (Interruption.)

Quel rapport peut-il y avoir d'ailleurs entre le droit sur les successions et la question qui nous occupe ? Je sais parfaitement que la (page 789) propriété a d'autres charges que celles qui résultent de l'impôt foncier. Mais de quoi nous occupons-nous ? De l'impôt foncier qui sert de base au cens. Vous voulez qu'il reste immobile et vous vous plaignez de ce que le nombre des électeurs-propriétaires n'augmente pas, tandis que, les autres impôts se développant avec l'accroissement de la richesse publique, le nombre des électeurs doit nécessairement grandir dans une certaine proportion.

Il faut donc choisir : ou ne pas se plaindre de cette situation, ou demander un changement dans la base de l'impôt. Mais vouloir maintenir cette base, vouloir ne pas payer la charge, ne pas la voir augmenter successivement, et se plaindre de ce que le nombre des électeurs propriétaires ne grandit pas, cela ne me paraît pas juste.

Vous objectez ensuite que le nombre des électeurs cabaretiers n'a fait que s'accroître ; vous indiquez le chiffre auquel il s'est successivement élevé en 1843, en 1849, en 1854, et celui qui existe actuellement, et vous signalez la progression comme une véritable calamité.

Vous attachez, en effet, une grande importance à l'augmentation du nombre des cabaretiers dans le corps électoral ; vous semblez croire même que les revers de votre parti sont dus principalement à cette cause. (Interruption.)

Mais combien de fois n'a-t-on pas dit, et répété : Ce sont les cabaretiers qui élisent les libéraux ! Eh bien, je vais vous prouver que vous êtes des ingrats à l'égard des cabaretiers. (Interruption.)

Des ingrats, certainement, et je vais le prouver. Les cabaretiers étaient en petit nombre dans le corps électoral en 1843 ; rappelez-vous qu'alors vous avez subi un très grand échec. Ils y étaient en très petit nombre en 1845 : vous avez essuyé un nouvel échec ; ils y étaient en très petit nombre encore en 1847, et vous avez été définitivement constitués en minorité. Mais dès ce moment la situation se modifie : les cabaretiers sont introduits en plus grand nombre dans le corps électoral en 1849, et cela en vertu d'une loi votée presque à l'unanimité dans l'une et dans l'autre Chambre.

D'après les dispositions de nos lois, cet élément nouveau introduit dans le corps électoral n'a pu exercer d'influence qu'en 1852 ; et en 1852, l'opinion libérale subit un échec considérable...

M. de Naeyerµ. - Votre argument se réduit au post hoc, ergo propter hoc. Il y a eu d'autres causes.

MfFOµ. - Eh, sans doute ! Seulement vous n'en tenez pas compte quand vous parlez de vos malheurs électoraux, et je montre l'erreur dans laquelle vous tombez, quand, invoquant à tout propos les cabaretiers, vous les signalez comme ayant été introduits dans le corps électoral, prétendument au profit de l'opinion libérale. Vous allez voir combien cette assertion est peu fondée.

En 1854, leur nombre grandit encore ; nouvel échec des libéraux. Enfin, vous arrivez au pouvoir en 1855 ; vous faites les élections de 1856 et les libéraux sont encore malheureux dans ces élections. Avais-je tort de dire que vous êtes des ingrats ? Je trouve, quant à moi, que les cabaretiers vous ont été singulièrement favorables.

Et lorsqu'il s'est agi, par exemple, des élections de Bruges, où se pratiquaient les manœuvres préjudiciables à l'opinion libérale ? Dans les cabarets ! Ce sont les cabaretiers qui avaient été corrompus, pour aider a infliger un nouvel échec à l'opinion libérale... (Interruption.)

On me dit : « Excluez-les. » Non, messieurs. Je ne crois pas que nous puissions les exclure, par la raison que j'entends respecter la Constitution, et que, dans ma conviction, qui peut n'être pas la vôtre aujourd'hui, mais qui est celle de la Chambre et du Sénat, la disposition que vous combattez est conforme au texte même de la Constitution. La patente payée par les cabaretiers est un impôt direct, et c'est une pure subtilité que de soutenir le contraire.

M. de Naeyerµ. - Donc en 1848, on ne connaissait pas la Constitution.

MfFOµ. - Avant 1848, on avait, en effet, décidé le contraire. Mais, dans mon opinion, que je maintiens, c'était une subtilité à l'aide de laquelle on voulait écarter du scrutin ceux qui payaient cet impôt direct. Je le répète, cette opinion a été sanctionnée par un vote presque unanime de la Chambre et du Sénat.

Pour en revenir maintenant à l'objet principal de cette discussion, vous vous plaignez donc de l'influence restreinte de la propriété dans le corps électoral. Je désire pour ma part que cette influence soit aussi grande qu'elle peut l'être légitimement ; mais vous oubliez une chose, c'est que la propriété a une bien autre influence encore, dans l'Etat ; elle a, pour ainsi dire, à elle seule l'influence d'une des trois branches du pouvoir législatif ; la propriété, en effet, a le Sénat, et je pense que l'on reconnaîtra que c'est là une situation qui ne permet pas, au point de vue où l'on se place, de faire entendre des plaintes fondées.

Messieurs, une considération, pour terminer, qui s'applique à la proposition de l'honorable M. Kervyn, proposition que je m'étonne de voir défendre par l'honorable membre.

Quel est le principe fondamental auquel s'attache l'honorable membre ? C'est le principe du cens.

M. Kervyn de Lettenhove. - C'est le capital.

MfFOµ. - Est-ce que, par hasard, la Constitution a parlé de capital ?

M. Kervyn de Lettenhove. - M. Forgeur a déclaré que le cens, dans l'esprit de la Constitution, n'était que la représentation du capital.

MfFOµ. - La propriété représentée par le cens, c'est-à-dire par l'impôt, voilà ce qu'a dit M. Forgeur.

Et que venez-vous dire maintenant ? Il faut que celui qui paye cet impôt puisse le déléguer, puisse le partager avec son fermier, sous prétexte que c'est le capital qui doit être représenté.

Mais où allez-vous avec votre système ? Le fermier qui loue une terre loue un capital pour le faire fructifier ; il en paye l'intérêt, qui s'appelle loyer. Mais celui qui emprunte une somme à un banquier loué également un capital dont il paye l'intérêt. Est-ce que vous voulez que l'emprunteur ait le droit de s'attribuer une part de l'impôt du prêteur ? Sinon, pourquoi ce privilège pour la propriété foncière ? Capital pour capital, ce sont les mêmes conditions. Le capital mobilier est dans les mêmes conditions, au point de vue où vous vous placez, que le capital immobilier ; ils sont également respectables ; ils ont des droits égaux dans la société ; ils sont également admissibles à l'exercice des droits électoraux par les impôts qu'ils supportent. Si celui qui exerce sa profession, qui est banquier, capitaliste, industriel, loue quelque chose à quelqu'un, il aurait le droit de lui déléguer une part de l'impôt, absolument comme vous le proposez au profit du fermier, comme vous le proposez même, ne tenant plus au fermier, au profit du locataire de maison dans les mêmes conditions.

Est-ce que cela est en harmonie avec la Constitution ? Vous le croyez ? Mais vous êtes dans une profonde erreur. Il faudrait, pour faire une pareille chose, une révision de la Constitution. Aussi ce qui est principalement à remarquer dans votre disposition, c'est l'extension que vous voulez lui donner. Vous ne vous contentez pas du terrain communal, où je vous ai concédé que la liberté est grande ; vous voulez l'étendre au terrain législatif. Vous nous déclarez que vous ne faites aujourd'hui que le premier pas.

M. Kervyn de Lettenhove. - Pardon, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Je n'ai pas touché à la question constitutionnelle.

MfFOµ. - Je crois avoir bien saisi le sens de vos paroles. Hier, vous avez dit : Comme Je projet s'occupe spécialement des élections provinciales et communales, et ne s'occupe qu'accessoirement des élections générales, nous restreignons, pour le moment, notre disposition aux élections provinciales et communales.

M. Kervyn de Lettenhove. - Nous réservons complètement notre opinion sur les autres questions.

MfFOµ. - Mais vous entendez bien que votre principe, une fois admis pour les élections provinciales et communales, on pourra l'étendre aux élections générales.

M. Kervyn de Lettenhove. - Je n'ai pas dit cela.

MfFOµ. - Je comprends parfaitement que, vu le péril que l'on court à soutenir une pareille opinion, on recule aujourd'hui ; mais les Annales parlementaires sont là ; il a été formellement expliqué que l'on se réservait d'étendre plus tard cette disposition aux élections pour les Chambres.

M. Wasseige. - Qu'on se réservait d'examiner.

(page 790) M. Kervyn de Lettenhove. - Nous ne touchons pas à la question constitutionnelle.

MfFOµ. - Eh bien, si vos raisons sont vraies, si elles sont fondées, si, comme certains de vos amis l'ont dit, l'ont affirmé, le vrai payeur de l'impôt c'est le fermier et si celui-là, selon vous, devrait être électeur, cette disposition, je l'attaque de front dans ce moment comme étant une disposition inconstitutionnelle s'il s'agît d'élections législatives, et comme devant nécessairement amener, pour être admise, ce que vous voulez éviter, ce que vous redoutez avec raison :la révision de la Constitution.

(page 791) M. Dumortier. - Il y a environ vingt ans, nous nous trouvions dans une situation à peu près analogue à celle d'aujourd'hui. Alors c'étaient certains hommes du parti libéral qui réclamaient un abaissement de cens électoral, et, comme on vient de le dire, l'adjonction des capacités.

Dans cette circonstance, un homme des plus éminents de cette assemblée et dont vous honorez tous le talent et le caractère, un homme dont la vieille amitié m'honore, bien qu'il siège sur d'autres bancs que les miens, a fait preuve d'un courage que je voudrais imiter, en déclarant énergiquement sa conviction à la Chambre, afin de prémunir son parti contre une faute politique où le poussaient les extrêmes :

L'honorable M. Dolez s'exprimait en ces termes :

« Je ne crois pas qu'il soit utile de modifier notre système électoral, parce que rien ne me prouve que le besoin d'une pareille modification soit constaté. Et je me crois autorisé à tenir ce langage, quand je me rappelle qu'il y a quelques mois, personne, si ce n'est peut-être trois de nos collègues, ne songeait à réclamer une réforme électorale.

« Si je n'ignore pas, ajoutait-il, que quelques vœux ont été émis à cet égard, si je n'ignore pas que, dans une assemblée nombreuse d'hommes appartenant au libéralisme, ce vœu a été émis, il ne m'est pas démontré que cette assemblée ait été, en ce point, l'expression des sentiments du pays. »

Je partage, messieurs, aujourd'hui encore, les opinions émises par l'honorable M. Dolez. Je n'ai jamais cru et je ne crois pas encore aujourd'hui que la réforme électorale, à laquelle nous sommes conviés, soit l'expression des vœux du pays, et c'est pour cela que lorsqu'il s'est agi de sa mise a l'ordre du jour, j'ai voté contre cette mise à l'ordre du jour.

D'où vient, messieurs, cette question de la réforme électorale qui nous occupe depuis quelque temps ? Elle vient, on l'a dit, on l'a répété dans cette discussion bien des fois, du programme de M. Dechamps, programme malheureux pour nous, puisqu'il nous a fermé les portes du pouvoir et qu'il a divisé la droite, programme alors appuyé par les uns, attaqué par les autres, avec une chaleur égale des deux côtés.

J'ai voulu revoir le programme de M. Dechamps afin de me rappeler ce qu'il portait. Il demandait un abaissement du cens pour la province et pour la commune ; il ajoutait que le cens provincial ne devait pas descendre au-dessous de 30 à 35 fr., et que, quant au cens communal, il devait subir une réduction modérée, après avoir pris l'avis des conseils provinciaux.

Vous le voyez, messieurs, nous sommes bien loin de ce programme, et les uns et les autres. Ceux qui le défendaient appuient aujourd'hui une réduction du cens pour la province et la commune jusqu'à 15 fr., ceux qui ne voulaient pas descendre au delà de 30 à 35 fr. ; de son côté, le ministère, qui combattait cette réforme et la représentait .comme un danger public, descend jusqu'à 15 fr. et même jusqu'à zéro ; car il vous propose d'accorder à certaines catégories de citoyens le droit de voter sans payer un centime d'impôt au trésor public. J'avoue que ce rapprochement me paraît excessivement curieux.

Quand le programme de M. Dechamps a été présenté, grand a été le mécontentement de la gauche de cette Chambre. On a prétendu que le pays ne réclamait pas un abaissement du cens ; qu'un abaissement du cens était dangereux ; que c'était un danger public ; qu'il pouvait devenir un moyen de modifier la Constitution ; et le cabinet qui s'était retiré a déclaré rester au pouvoir pour sauver le pays de la réforme électorale.

On a prétendu ensuite (et veuillez bien le remarquer, que c'était là un mauvais acte, parce que l'abaissement du cens devait avoir pour résultat la dissolution des conseils provinciaux et des conseils communaux), on a prétendu qu'il fallait éviter cette dissolution des corps administratifs ; que c'était jeter la perturbation dans le pays.

Eh bien, nous voici précisément sous le coup des reproches qui ont été élevés à cette époque, lorsque l'honorable M. Dechamps a formulé son programme. On propose aujourd'hui précisément le contraire de ce qu'on voulait alors. J'avoue que cette inconséquence me paraît excessivement intéressante à signaler. Je vous demande pardon d'avoir parlé comme je l'ai fait ; j'ai parlé ainsi parce qu'il est bon d'examiner les antécédents parlementaires pour savoir si l'on est conséquent avec soi-même. L'inconséquence n'est pas compagne de la consistance parlementaire, expression des convictions fortes.

Les projets de réforme électorale qui nous sont soumis sont nombreux. Nous avons d'abord la proposition de M. Guillery, qui réduit le cens à 15 fr. dans toutes les communes, c'est-à-dire qu'elle établit le cens uniforme pour tout le pays, en stipulant la condition de savoir lire et écrire. Ce projet a été sous-amendé par les honorables MM. Nothomb et de Haerne, ainsi que par l'honorable M. Couvreur. Mon honorable ami M. Nothomb veut abaisser le cens jusqu'à 10 fr., dans les communes de moins de 2,000 habitants ; M. Couvreur veut la division des cotes pour faire être les ouvriers électeurs.

De son côté, le gouvernement est venu présenter un projet, dans lequel il propose de laisser le cens au taux où il est, pour ceux qui payent l'impôt, et de le réduire ou de l'annihiler, pour ceux qui ne payent point. C'est-à-dire que le gouvernement va bien plus loin que l'honorable M. Dechamps dont le programme était proclamé, par lui, si dangereux. M. Dechamps voulait descendre à 30 ou à 35 fr. ; le gouvernement descend, pour certaines catégories, jusqu'à 15 fr., et pour certaines autres catégories, qui ne payent rien du tout au trésor public, il descend à zéro. Cela est-il constitutionnel ? Cela est-illégal ? C'est ce que j'examinerai tout à l'heure. Je me borne, pour le moment, à exposer les faits. Ajoutons que le gouvernement veut créer des électeurs par catégories, ce qui est diamétralement contraire à l'égalité devant la loi.

Examinons maintenant les bases de ces systèmes.

D'abord la proposition de M. Guillery me paraît comprendre deux fautes capitales : la première, c'est un abaissement immodéré du cens électoral ; la deuxième, c'est l'égalité du cens dans toute la Belgique.

Pour avoir l'égalité du cens dans toute la Belgique, il faudrait commencer par avoir l'égalité des contributions dans toutes les communes, car c'est l'impôt qui est la base du cens électoral.

Or, tout le monde sait fort bien que l'impôt est proportionné à la richesse, à la fortune, et qu'il diffère d'une commune à l'autre, d'après l'importance des localités. L'honorable ministre des finances disait avec raison : « Je fais construire à Bruxelles une maison de 100,000 fr., elle me rapportera 2,000 ou 3,000 fr. ; si je la fais construire à la campagne, elle me rapportera 800 fr. » Il est donc très juste que l'impôt soit plus élevé dans les grandes villes que dans les campagnes et, si l'impôt est plus élevé, le cens électoral doit être également plus élevé.

Si vous établissez le cens uniforme de 15 francs, vous verrez le nombre des électeurs s'accroître d'une manière énorme dans les grandes villes, tandis que, dans les campagnes, il restera ce qu'il est aujourd'hui. Eh bien, c'est le contraire qu'il faudrait faire, car il y a pour la chose publique un grand danger à abaisser le cens d'une manière démesurée dans les grands centres, tandis que ce danger n'existe jamais dans les petites communes.

Messieurs, dans les lois électorales, il ne faut pas seulement envisager le principe de liberté, il faut aussi apprécier le principe d'ordre, car la liberté sans l'ordre, c'est immédiatement l'anarchie.

Eh bien, messieurs, où les garanties d'ordre ont-elles été trouvées en tout temps et en tout lieu ?

Elles ont été trouvées dans trois moyens ; ou bien le cens chez l'électeur, ou bien le cens d'éligibilité ou bien encore la répartition des électeurs dans trois bureaux différents, suivant l'importance des intérêts que chaque catégorie de citoyens représente.

Sous l'ancien gouvernement des Pays-Bas et autrefois en France, on avait établi, comme garantie d'ordre, un cens d'éligibilité considérable, et ce cens d'éligibilité était une des plus importantes garanties. Le cens d'éligibilité existe encore aujourd'hui dans la loi communale anglaise. Mais le Congrès national a opéré d'une manière tout à fait différente, et nous l'avons suivi dans la loi communale ; le Congrès a exigé un cens électoral, mais il n'a exigé, pour la Chambre, aucun cens d'éligibilité. C'est en cela qu'il s'est montré justement populaire, parce que, s'il a voulu une garantie de l'électeur, il a voulu aussi que tout citoyen sans payer d'impôt pût être appelé à siéger sur ces bancs, et bien souvent des personnes qui ne payaient aucun impôt ont été nommées membres de cette Chambre. Il s'en trouve encore aujourd'hui.

Mais, messieurs, si vous désarmez la loi, quant aux électeurs, si vous ne voulez plus ni un cens électoral, qui offre des garanties suffisantes, ni un cens d'éligibilité, ni la garantie qui existe en Allemagne, où les électeurs sont répartis en trois bureaux, suivant l'importance des intérêts qu'ils représentent, alors la multitude va envahir les comices électoraux, et vous verrez cette multitude dominer dans les élections et nommer à elle seule les représentants des grandes villes.

Eh bien, messieurs, moi qui suis partisan de la liberté communale, je déclare qu'un tel système serait fatal à ces libertés si profondément enracinées dans nos mœurs, car s'il pouvait se faire jour, on arriverait (page 792) nécessairement à devoir faire, pour la capitale et pour d'autres grandes villes, ce que le gouvernement français a dû faire pour Paris et pour Lyon, c'est-à-dire leur donner des administrations nommées par le pouvoir central.

Pour que la liberté communale puisse exister dans les grandes villes, il faut des garanties de premier ordre, afin qu'elles ne puissent pas dominer le parlement, afin qu'elles ne puissent pas se mettre au-dessus de tous.

Or, ces garanties les trouvons-nous dans les propositions qui nous sont présentées ?

Quant à moi, je ne le pense pas.

Permettez-moi maintenant de vous signaler un fait.

J'ai parlé de la capitale. J'ai à vous faire toucher du doigt le danger de la loi qui nous occupe au point de vue de l'intérêt national, en tant que Bruxelles est la capitale du pays.

Il y a à Bruxelles 8,000 électeurs. Combien se rendent ordinairement aux élections communales ? 1,000 à 1,200.

Mais quand vous aurez appelé la multitude au scrutin électoral, sera-t-il difficile à ceux qui sont mus par l'esprit d'anarchie et de désordre et que vous connaissez, à ceux qui prêchent le socialisme, d'amener à l'élection 1,500 à 2,000 de leurs adhérents ? Rien ne sera plus facile, et dès lors, toutes vos grandes villes seront gouvernées précisément par ceux qu'il importe de ne pas y voir.

Je dis que ce système présente un danger excessif pour notre état social et notre nationalité.

Il faut des garanties.

L'honorable M. Guillery présente comme une garantie de savoir lire et écrire.

Je suis vraiment tenté de demander si c'est sérieusement qu'on présente savoir lire et écrire comme une garantie.

Allez donc voir dans les prisons. La plupart des condamnés savent lire et écrire, et cependant ce ne sont point des gens qui offrent des garanties.

Allez, au contraire, dans les campagnes, voyez ces agriculteurs, ces bons fermiers qui ne tiennent pas la plume, mais la charrue et la bêche. Ceux-là ont su lire et écrire ; mais, comme ils ne manient pas la plume tous les jours, comme ils lisent peu, ils se font lire, ils ont oublié. Leur plume à eux, c'est le soc de la charrue. Ainsi, vous écartez les classes morales et vous admettez les classes peu morales de la société. Un tel système est jugé.

Il n'y a nulle garantie, messieurs, à savoir lire et écrire.

Je conçois le but de l'honorable M. Guillery. Il veut pousser le peuple à l'instruction. Je suis de son avis. Mais ici nous ne faisons pas une loi sur l'instruction, c'est une loi électorale, pour laquelle l'honorable M. Guillery lui-même reconnaît qu'il faut des garanties, et ces garanties font défaut complet dans son projet, lorsqu'il appelle la multitude à diriger les affaires publiques.

L'honorable M. Frère vous a cité hier, messieurs, un exemple bien remarquable, celui de Stephenson, l'inventeur de la locomotive, à qui vous devez cette immense transformation des relations entre les hommes et les peuples qui marquera dans l'histoire de l'humanité. A 40 ans, Stephenson, l'immortel inventeur de la locomotive, ne savait ni lire ni écrire. En était-il moins un homme de génie ? Eh bien, cet homme de génie, vous l'auriez écarté du corps électoral, où vous appelez tous les faussaires des bagnes parce qu'ils savent écrire.

Vous voyez que votre système, loin d'offrir des garanties, n'en offre aucune, qu'il est complètement illusoire.

Or, je le répète, dans toute société bien constituée, il ne doit pas seulement y avoir de la liberté, il doit aussi y avoir de l'ordre dans la même proportion que la liberté, afin que celle-ci ne devienne pas désordre et anarchie.

La loi communale, comme notre Constitution, établit celle sage pondération qui empêche la liberté de devenir licence, car le jour où la liberté deviendrait licence dans un petit pays comme le nôtre, noire nationalité elle-même serait bientôt compromise.

L'honorable M. Couvreur propose la division des cotes.

J'aurai peu de chose à dire sur ce point, puisque en définitive M. le ministre des finances a démontré hier, à mon avis jusqu'à l'évidence, que la division des cotes, au lieu d'augmenter le nombre des électeurs, le réduirait.

D'ailleurs, messieurs, cette division des cotes, en supposant qu'on y persiste, comment l'établirez-vous ?

Est-ce que vous voudriez, par hasard, que le locataire d'une chambre habitât cette chambre pendant 3 ans ? Si vous voulez cela, vous écarterez tous ceux en faveur de qui l'amendement est fait, et si vous voulez qu'il n'y ait habité que six mois, par exemple, alors vous sortez de toutes les prescriptions légales en matière de formation des listes électorales.

Voilà, messieurs, pour le projet de l'honorable M. Guillery et pour les projets qui s'y rattachent.

J'aborde maintenant le projet du gouvernement. J'aurais vivement désiré que ce projet pût devenir la base d'une transaction, sur laquelle toutes les opinions eussent pu se confondre.

J'aurais vivement désiré éviter ces discussions que nous avons en ce moment et qui sont peu favorables à notre état social.

Je crois que ce qu'il y aurait de mieux à faire, je l'ai déjà dit à la Chambre, ce serait de renvoyer toutes les propositions à une commission qui nous ferait un rapport, l'année prochaine.

Mais, messieurs, qu'est-ce donc que le système que présente le gouvernement ?

Est-ce le système du congrès libéral ? Pas le moins du monde. C'est un système de capacités.

Eh bien, messieurs, le système d'élection par les capacités a été jugé à l'unanimité par le Congrès national et à l'unanimité par la Chambre des représentants.

Le Congrès et la Chambre l'ont repoussé à l'unanimité comme dangereux et contraire à l'égalité devant la loi.

Par le décret du gouvernement provisoire, les élections pour le Congrès et les élections pour la commune comprenaient deux ordres de mandataires : ceux qui payent le cens électoral, et les professions libérales,

Qu'est-il arrivé au Congrès ? C'est que c'est le Congrès lui-même qui a supprimé la faculté d'admettre les professions libérales.

MfFOµ. - Pas du tout, depuis 1830 jusqu'en 1836, donc sous l'empire de la Constitution, les élections communales ont eu lieu d'après le système qui existait.

M. Dumortier. - Il n'est pas exact de dire que le Congrès a maintenu ce qui existait, puisque le Congrès n'a pas révisé la loi communale. C'est nous qui l'avons révisée en 1836.

MfFOµ - Voulez-vous me permettre d'expliquer ma pensée ?

M. Dumortier. - Volontiers.

MfFOµ. - Voici ce que j'ai dit. J'ai dit que, bien loin qu'on proscrivît les capacités en ce qui concerne les élections communales, ces élections se sont faites jusqu'en 1836, par conséquent sous l'empire de la Constitution, d'après un système qui comprenait l'adjonction des capacités sans payement d'aucun cens. Si cela avait été inconstitutionnel, il est évident que le Congres l'aurait proscrit.

M. Dumortier. - Je vais vous expliquer cela. J'ai pris une part à tout cela et je puis en parler avec connaissance de cause.

Messieurs, le Congrès a repoussé la capacité comme condition de l'électorat aux Chambres. Si le Congrès n'en a pas agi de même pour la commune, c'est que le temps lui a manqué pour faire la loi communale, mais il a tranché le principe.

Or, veuillez-le remarquer, qui a proposé, au Congrès, de rejeter les capacités ?

Mais ce sont précisément les libéraux du Congrès. Qui aurait désiré les avoir ?

Ce sont des membres appartenant au parti catholique, car l'on ne contestera pas que l'abbé de Foere appartînt au parti catholique.

C'était dans la discussion de l'article 47 de la Constitution qui eut lieu dans la séance du 6 janvier 1831. Or, c'est l'honorable M. Defacqz, que le parti libéral ne récusera pas puisqu'il a été, dans plusieurs circonstances, le président de ses grandes œuvres, c'est l'honorable M. Defacqz qui est venu proposer au Congrès d'établir le cens comme base électorale, et qui a formulé l'article 47 de la Constitution.

Ecoutez ce que disait l'honorable M. Defacqz :

« Le cens est, à mon avis, la condition qu'il faut placer en première ligne pour être électeur. Je pense aussi qu'à raison de l'importance de cette condition, il ne faut pas la laisser à l'arbitraire d'une loi mobile et changeante. Il ne faut pas que les législatures qui se succéderont puissent en disposer à leur gré et peut-être selon les caprices du pouvoir. C'est pour cela que je veux que le cens soit inscrit dans la Constitution. »

Ainsi c'était l'honorable M. Defacqz qui venait demander d'inscrire dans la Constitution le cens comme unique base électorale pour la Chambre.

(page 793) MfFOµ. - Pas unique ; il n'a pas dit cela.

M. Dumortier. - Il n'a pas proposé autre chose. Sa proposition est devenue l'article 47 de la Constitution. Vous pouvez le lire, et vous verrez s'il dit autre chose. Donc, pour lui le cens était l'unique hase électorale, c'était l'exclusion du privilège des capacités.

Il ajoutait :

« J'ai établi par mon amendement un maximum et un minimum pour que la loi électorale ait la latitude nécessaire afin de fixer le cens d'après les localités. »

Telle est, messieurs, l'origine du cens différentiel, qui a été la base de notre système électoral depuis 1830 jusqu'en 1848.

Et que disait M. Forgeur ? « Ce point est grave, car si vous n'avez pas, dans la Constitution, une disposition qui fixe le cens électoral, comme c'est là-dessus que repose tout notre édifice constitutionnel, il pourrait se faire que les législatures à venir, en le modifiant, renversent tout votre ouvrage. »

Vous le voyez, le Congrès était en défiance contre les caprices et les intérêts du pouvoir, contre les législatures à venir. Ni le projet de constitution, ni le rapport de la section centrale n'avaient proposé le cens électoral, et c'est M. Defacqz et M. Forgeur qui demandèrent qu'il y eût un cens électoral, afin de supprimer les capacités privilégiées et d'empêcher, plus tard, un gouvernement quelconque dans un intérêt de parti, ou les législatures mobiles et changeantes, suivant leur expression, de modifier le principe constitutionnel qu'on voulait inscrire.

M. de Foere se présente alors et demande l'admission des professions scientifiques à un cens de moitié ou du moins au cens le plus bas.

Que répond M. Forgeur ?

« Quant à la proposition de M. de Foere qui voudrait un cens moindre pour les professions scientifiques, ce serait établir un privilège en leur faveur, et il ne faut de privilège pour personne dans un gouvernement libre. »

Ainsi M. Forgeur, expression en cela de l'esprit du Congrès qui a voté son système, repoussait les professions scientifiques, non pas ne payant rien, comme on le propose aujourd'hui, mais même payant la moitié du cens. Il les repoussait parce que c'était un privilège et que la Constitution avait repoussé tout privilège. Et qu'ajoutait l'honorable M. Le Hon ?

« La source de tous les pouvoirs réside dans les élections ; or, à qui appartient-il de les constituer ? A ceux qui sont intéressés à leur maintien, au bon ordre, à la prospérité et à la tranquillité de l'Etat. Personne n'est aussi intéressé à tout cela que celui qui possède une fortune quelconque et un cens qui la représente. »

C'est à la suite de ce discours que l'amendement de M. de Foere a été écarté et l'article de la Constitution adopté. On viendra nous dire et ou a déjà dit tout à l'heure : Mais cela est bon pour la Constitution. Cela n'est pas relatif à la loi communale.

Rigoureusement parlant, en prenant le texte de la loi, c'est vrai ; mais veuillez remarquer que c'est là l'exécution du principe fondamental du Congrès, qui ne voulait pas de privilège, principe qui est la base essentielle de notre Constitution.

Aussi que s'est-il passé ? Et c'est ici que j'ai à rectifier une erreur de M. le ministre des finances. Le 12 février 1831, lors de la discussion de la loi électorale par le Congrès, MM. Van Snick et de Foere présentent chacun un amendement. A l'amendement de M. Van Snick, un membre répond que c'est inconstitutionnel et demande la question préalable. Mais cette question préalable n'est pas mise aux voix. M. Van Snick se rallie à l'amendement de M. de Foere. De cet incident insignifiant, M. le ministre des finances conclut que l'amendement de M. De Foere était constitutionnel. Mais c'est précisément comme inconstitutionnel qu'il a été attaqué et repoussé. En vérité, c'est par trop subtil ; ne jouons pas sur les mots, les faits sont là.

D'ailleurs, l'honorable M. Van Overloop l'a dit tout à l'heure avec raison, l'argumentation de l'honorable M. Frère est une question de procédure.

Voyons les débats du Congrès. Pour repousser l'amendement de M. de Foere, M. Destouvelles se lève et dit :

« Le Congrès a été unanimement d'avis de proscrire tout privilège. »

Eh bien, le projet de loi du gouvernement, c'est le privilège, le privilège que le Congrès national a été unanimement d'avis de proscrire.

Quant à ce qu'a dit M. Le Hon, M. Kervyn vous l'a cité tout à l'heure, inutile de le répéter. Mais ou ne peut contester qu'à la suite des paroles de M. Destouvelles et de M. Le Hon, l'adjonction proposée par M. de Foere fut écartée comme contraire à la Constitution.

La Constitution avait admis le cens comme présomption de capacité. Cela est tellement vrai, qu'un des hommes les plus importants du parti libéral, M. Devaux, discutant la loi sur les débits de boissons en 1838, définissait la pensée du Congrès en ces termes : « Quelle est la base de notre système électoral ? C'est d'admettre une certaine fortune comme présomption d'aptitude électorale et le cens comme mesure de cette fortune. »

Voilà une définition de ce que le Congrès a voulu, bien claire, bien nette et bien précise, une définition donnée par un des hommes les plus importants de votre parti. Le cens est la présomption de la capacité basée sur la fortune.

Voilà donc les capacités écartées au Congrès en ce qui concerne l'élection pour les Chambres. .Mais vient ensuite la loi communale.

Eh bien, messieurs, que lisons-nous dans le rapport de la section centrale pour la loi communale, au sujet des capacités que l'on voulait introduire dans le corps électoral ? Remarquez que jusqu'en 1836, la loi communale n'ayant pas été révisée, le corps électoral pour la commune se composait de deux catégories, les censitaires et les citoyens exerçant des professions libérales. Voyons donc ce que disait la section centrale :

« Indépendamment des électeurs censitaires, le décret, du 1er octobre 1830 admet encore les professions libérales, et cette disposition est supprimée dans le projet du gouvernement. Dans les sections, pas une voix ne s'est élevée pour demander leur rétablissement. »

Ainsi, l'adjonction des capacités, écartée par le Congrès, était également écartée à l'unanimité par la Chambre des représentants : « Dans les sections pas une seule voix ne s'est élevée pour en demander le rétablissement. »

L'opinion était donc unanime pour la suppression des professions privilégiées dans la corps électoral, à la Chambre comme au Congrès.

Le rapport continue :

« Et les tableaux fournis par le gouvernement prouvent combien l'élasticité de cette désignation peut prêter à des abus. »

J'appelle votre sérieuse attention, messieurs, sur la suite du rapport, parce que je crois que, si le projet du gouvernement était admis, nous arriverions à peu près aux mêmes résultats.

« En effet, ajoute la section centrale, dans la capitale, où les professions libérales aflluent plus que partout ailleurs, sur 2,903 électeurs, il ne s'en trouve que 531 de cette catégorie ; c'est environ un sixième. Dans les villes de Gand, Mons, Louvain, la proportion est la même ; à Tournai, à Anvers, la proportion est d'un quart ; elle est d'un cinquième à Verviers et à Courtrai, d'un septième à Bruges, d'un quatorzième à Namur. A Liège, au contraire, cette proportion est de moitié, et sur 965 électeurs, il s'en trouve 479 censitaires et 477 de profession. Mais ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que, dans cette dernière ville, lors des élections du Congrès, le nombre des électeurs de profession n'était que de 225 sur 1,133, c'est-à-dire un quart. On voit par là combien ces additions sont élastiques et combien elles prêtent à l'interprétation. »

Voilà, messieurs, où l'on en était arrivé ; on en était venu à de tels abus qu'à Liège, par exemple, on avait considéré comme une profession libérale celle de souffleur de théâtre... (Interruption) ; tandis qu'en 1830 ou n'y trouvait que 223 citoyens sur 1,133 qui jouissaient du droit électoral par le payement du cens.

En 1835, dans la ville de Liège seule, ces électeurs du privilège s'étendant en raison des besoins politiques des partis, en étaient arrivés à former la moitié du corps électoral.

M. Mullerµ. - Où avez-vous puisé ces renseignements ?

M. Dumortier. - Dans les tableaux fournis par le gouvernement lui-même. Le rapport de la section centrale porte : « Les tableaux fournis par le gouvernement prouvent, etc. »

M. Mullerµ. - Je ne demandais cela que pour pouvoir vérifier.

M. Dumortier. - Vous pourrez relire le rapport de la section centrale, mais quant aux chiffres, si, après 32 années, vous parvenez à en retrouver les éléments, je vous en féliciterai. Quant à moi, je me contente des renseignements qui ont été fournis et acceptés en 1835.

Je dis donc que la formation de catégories offre une telle élasticité que vous arriverez bientôt à constater les abus les plus révoltants, comme cela a eu lieu en 1835, où la force de ces abus a amené contre eux l'unanimité du parlement. Avec le cens, au contraire, il n'y a aucune place à l'arbitraire ; on est électeur de plein droit. Voilà les deux systèmes entre lesquels vous avez à vous prononcer.

Dans le système du gouvernement, il dépendra de la bonne volonté de l'un ou de l'autre de vous admettre ou de vous repousser comme électeur.

(page 794) Dans le système des honorables MM. Guillery et Nothomb, il faudrait nommer des examinateurs ; mais qu'arrivera-t-il ? C'est que ces examinateurs accorderont l'électorat aux hommes de leur opinion, tandis qu'ils le refuseront à leurs adversaires.

Et, en définitive, messieurs, qu'est-ce que ce système des conditions étrangères au cens, sinon l'abandon au gouvernement de la formation de toutes les listes électorales, c'est-à-dire l'antithèse du droit électoral, l'antithèse d'un de nos grands principes constitutionnels. Il faut que tous les pouvoirs émanent de la nation ; il faut que le pays soit représenté d'une manière incontestable et qu'on ne puisse pas dire que les listes électorales ont été faussées.

Or, dans le système de M. Guillery et de M. de Haerne, c'est le gouvernement par ses commissaires qui forme les listes électorales ; dans le système du gouvernement, c'est lui qui crée des électeurs eh nommant aux emplois, car chaque fois qu'il aura nommé un employé au traitement de 1,500 francs, un officier, un maître d'école, il aura créé un électeur. Et l'on appelle cela rester dans la Constitution !

Voyez, messieurs, de combien de garanties le Congrès et nous-mêmes dans toutes nos lois nous avons entouré la formation des listes électorales ! Et ici vous iriez d'un trait de plume livrer au gouvernement la formation des listes électorales ?

Mais, messieurs, qu'est-ce qu'une assemblée délibérante comme la nôtre et que sommes-nous, en définitive ? Nous sommes ici pour juger les ministres. Or, je le demande, a-t-on jamais vu celui qui doit être jugé nommer lui-même ses juges ? Voilà cependant ce qui arriverait, avec le système qui nous est proposé.

Mais ce n'est pas tout. Je maintiens que ce système est inconstitutionnel, en ce sens qu'il conduirait directement à la modification de la Constitution.

Quand vous aurez introduit tous ces hommes du privilège dans le corps électoral, pensez-vous qu'ils se contenteront longtemps de voter seulement à la province et à la commune ?

Non, messieurs ; comme l'a fort bien dit mon honorable ami M. Schollaert, il faudra bientôt leur ouvrir les portes du parlement et, comme vous ne pouvez plus abaisser le cens, force vous sera bien de modifier la Constitution.

Mais, messieurs, j'ai un bien plus grand reproche à adresser à l'adjonction des capacités. Qu'a voulu le Congrès ? Il a voulu, avant tout, l'égalité des citoyens devant la loi ; c'est ce qui existe avec le cens ; mais une fois le système de l'admission, des professions libérales adopté, il n'y a plus d'égalité devant la loi ; cette égalité, base fondamentale de nos institutions, n'existe plus ; elle est remplacée par le privilège.

J'ouvre la Constitution et j'y lis, article 6 : « Il n'y a dans l'Etat aucune distinction d'ordres ; les Belges sont égaux devant la loi. » Eh bien, messieurs, savez-vous ce que fait le projet du gouvernement ? Il rétablit les distinctions d'ordres.

Autrefois on avait les privilégiés par les ordres ; on avait l'ordre équestre, la noblesse, le clergé, le tiers état, et dans plusieurs pays l'ordre des paysans. Aujourd'hui qu'aurez-vous par le projet de loi du gouvernement ? Vous aurez l'ordre des fonctionnaires, vous aurez l'ordre des commis voyageurs... (Interruption.)

Vous aurez l'ordre des magistrats, l'ordre des fonctionnaires, l'ordre des curés ; en un mot, vous aurez rétabli les anciennes distinctions d'ordres, que notre Constitution a formellement proscrites. Voilà votre système ; et je vous demande si l'on a jamais rien proposé de plus diamétralement contraire à la Constitution. Et d'autre part, c'est l'œuvre la plus antidémocratique qu'on ait jamais faite ; c'est le privilège substitué au droit de chacun, à l'égalité de tous devant la loi.

Jamais inconstitutionnalité plus grande n'a été soumise à cette Chambre.

Je dis, messieurs, que, n'eussé-je que ce seul argument, il me suffirait pour repousser un pareil projet de loi. Car enfin, qu'est-ce qu'un ordre ?

Autrefois, les privilégiés avaient voix dans les affaires publiques, c'étaient les ordres politiques que la Constitution a formellement proscrits.

Aujourd'hui vous voulez créer des ordres privilégiés qui, comme tels, exerceront des droits politiques. C'est contraire à la Constitution. La Constitution proclame l'égalité pour tous ; elle proscrit l'existence d'ordres privilégiés dans l'Etat ; elle proscrit donc ce système de privilège et d'ordres qui reproduit les abus d'un autre âge en les transformant.

Messieurs, je viens de vous démontrer que le système du gouvernement, par une fatalité que je déplore, ne peut pas servir de base à une transaction.

Je le regrette vivement, car je voulais une transaction. Opposé, comme je le suis, à un abaissement de cens dépourvu de conditions garantissant le principe d'ordre, système que je regarde comme plein de dangers pour la chose publique, j'aurais voté volontiers en faveur d'une proposition qui pût servir de base à une transaction ; mais cette transaction, je ne la trouve nulle part.

Tous les projets qui sont en discussion n'ont en vue que d'amener un abaissement immodéré du cens, sans stipuler aucune garantie d'ordre, sans mettre nos conseils communaux, et surtout les conseils communaux de nos grandes villes, à l'abri d'éléments de nature à ébranler un jour nos institutions, à compromettre l'existence même de notre nationalité !

Partisan dévoué de la loi communale qui nous régit, je ne veux pas qu'on vienne quelque jour nous dire : « Avec la loi que vous avez votée, il ne vous est plus possible de maintenir la liberté communale dans la capitale. » C'est en vue de cette éventualité que je repousse avec toute l'énergie dont je suis capable le système qu'on nous propose.

Si, par malheur, ce système était adopté, il amènerait, pour la capitale de la Belgique, le régime d'administration communale qui pèse sur Paris et sur Lyon. Vous ne voulez sans doute pas plus de ce régime que moi ?

Messieurs, on a beaucoup parle de l'Angleterre. Mais a-t-on bien examiné quelle est l'organisation communale en Angleterre ? Là n'est pas électeur celui qui paye 15 ou 10 fr., là il n'existe pas d'électeurs parle privilège, là n'est pas éligible celui qui ne paye rien. Dans les bourgs, qui sont ce que chez nous sont nos villes, pour être électeur, il faut être bourgeois ; et pour être bourgeois, il faut payer la taxe des pauvres, impôt très élevé. En Angleterre, nul ne peut être élu membre du conseil communal, s'il ne justifie qu'il est possesseur d'une fortune de 1,000 livres (23,000 francs) ou qu'il paye la taxe des pauvres sur un revenu de 730 francs au moins.

Voilà les garanties puissantes qui existent en Angleterre contre l'invasion de la multitude dans les conseils communaux ; voilà ce qui met ces conseils à l'abri du désordre qu'y amènerait cette multitude, si elle parvenait à s'y introduire.

Ces garanties, je les cherche dans les divers projets de loi qui nous sont soumis, et je ne les y trouve pas. Admettriez-vous dans vos lois un cens d'éligibilité représentant une fortune de 25,000 francs ou un impôt basé sur un revenu d'au moins 750 francs ?

A Londres même, les garanties sont bien plus considérables encore. Là, ce n'est pas le peuple, ce sont des corporations qui nomment les conseillers communaux ; les conseillers communaux nomment les aldermen, et les aldermen nomment le maire. Vous voyez quelles garanties pour le maintien de l'ordre présente cette organisation communale. Ici, encore une fois, aucune espèce de garantie ne nous est assurée par les divers projets de loi.

Partisan de la liberté pour laquelle je combats depuis quarante ans, je ne la veux pas aux dépens de l'ordre public, je veux à la fois l'ordre et la liberté ; je cherche en vain ces garanties dans les divers projets de loi ; c'est pour cela que je les repousse tous.

Messieurs, quand nous avons fait la loi communale, nous avons réduit de moitié le cens électoral dans les grandes villes ; or, en présence d'une pareille réduction, nous élions en droit de demander une garantie. Cette garantie avait été inscrite dans la loi. La loi communale exigeait un cens d'éligibilité. Dans la capitale et les villes de premier ordre, pour être éligible, il fallait payer à l'Etat 100 fr. d'impôt direct ou être fils d'un père payant cette quotité. Là était la garantie contre l'invasion de la multitude et des hommes de désordre dans nos conseils communaux. C'est que si nous voulions la liberté, nous voulions aussi l'ordre. Eh bien, ce cens d'éligibilité, qui était une véritable garantie, a été supprimé en 1848.

Aujourd'hui donc, les éligibles pour les conseils communaux sont affranchis de l'obligation de payer quoique ce soit au trésor public. Il ne reste plus qu'une seule garantie, celle du cens électoral, et que vont devenir vos conseils communaux, surtout dans les grandes villes, si vous abaissez à un taux insignifiant le cens exigé pour être électeur communal ? Vous allez livrer ces conseils communaux au désordre et à l'anarchie !

Je vous demande pardon, messieurs, si je m'anime dans cette discussion ; mais je dois le dire : cette situation m'impressionne vivement.

J'ai la conviction profonde que de tous ces projets de loi il ne peut sortir rien de bien pour notre pays. Je regrette donc de ne trouver aucune proposition à laquelle je puisse me rallier ; de quelque côté que je me tourne, je n'y vois rien que de fâcheux pour l'avenir de notre (page 795) pays, je vois l'esprit de discorde menacer d'envahir les conseils communaux de nos grandes cités. Voilà un résultat que nous devons prévenir à tout prix.

Oh ! s'il ne s'agissait que d'augmenter le nombre des électeurs dans les communes rurales, je ne m'en effrayerais pas le moins du monde, la chose publique ne pouvant en souffrir. Ce que je redoute, ce sont les abaissements de cens, sans garantie d'ordre dans les grandes agglomérations ; ce que je ne veux pas, c'est que la capitale, qui occupe dans le pays une position aussi grande que Paris occupe en France, cette capitale mette l'Etat en péril. Savez-vous bien que la capitale de la Belgique, qui, en 1830, comptait 80,000 habitants, en compte aujourd'hui 300,000 avec les faubourgs ?

Savez-vous qu'il importe extrêmement pour la sécurité nationale de ne pas concentrer dans ce foyer les éléments de désordre et leur ouvrir les portes de l'hôtel de ville ? Si le conseil communal de la capitale était composé de pareils éléments, de ces éléments qui proclament hautement leur volonté d'arriver au socialisme, il arriverait que vous, gouvernement, vous ne seriez plus rien en présence d'un conseil ainsi formé ; que, par conséquent, la Constitution, la nationalité même, tout serait compromis ? Alors vous viendriez avec des lois, pour supprimer la liberté communale dans la capitale.

Eh bien, moi, je rie veux pas de ces lois, et c'est pour n'avoir pas à déplorer de les voir présenter plus tard, que je me prononce pour le maintien d'un cens modéré, qui a pour effet d'éloigner les agitateurs de la multitude des assemblées communales dans nos grandes villes.

Voyez, messieurs, ce qui s'est passé en France. Vous avez là un exemple bien frappant des résultats qu'amène un abaissement immodéré du cens. Sous la république, avec le suffrage universel, qu'cst-il arrivé ? La désorganisation sociale dans les conseils communaux a été telle, que la première législature républicaine, issue elle-même du suffrage universel, est venue proposer et voter une loi pour supprimer le suffrage universel dans les communes et pour y rétablir le cens électoral. Le suffrage universel reconnaissait lui-même l'immense danger que ce système amenait pour la France ; il avait compris qu'il y avait des garanties à exiger ; et il n'a trouvé ces garanties que dans le cens. Voilà un exemple que nous devons tous méditer sérieusement ; je veux, moi, épargner à mon pays l'épreuve d'un pareil système, parce qu'il ne peut nous conduire qu'à des catastrophes.

Messieurs, l'honorable ministre des finances s'est beaucoup occupé de l'amendement que j'ai signé avec d'honorables amis. Suivant lui, cet amendement est inconstitutionnel ; c'est un violent acte de parti.

L'honorable membre, d'un autre côté, en parlant des cabaretiers, dit que les cabaretiers sont très légitimement électeurs. Permettez-moi, messieurs, de dire quelques mots sur cette question...

- Des membres. - A demain !

- La suite du discours de M. Dumortier est remise à demain,

(page 790) - La séance est levée à 5 heures.