(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1866-1867)
(Présidence de (M. E. Vandenpeereboom.)
(page 751) M. Thienpont, secrétaire., procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. de Florisone, secrétaire, donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.
- La rédaction en est approuvée.
M. Thienpont,. présente l'analyse suivante des pièces qui ont été adressées à la Chambre.
« Le sieur Heylen, greffier de la justice de paix du canton d'Herenthals, demande la suppression des mots : « au comptant » dans l’article 15 du projet de loi sur l'organisation judiciaire. »
- Renvoi à la commission qui a examiné le projet de loi sur l'organisation judiciaire.
« « Le sieur Verniers, greffier de la justice de paix du canton de Courtrai, demande la suppression des mots « au comptant » dans l'article 15 du projet de loi sur l'organisation judiciaire et prie la Chambre de rejeter l'amendement à l'article 228 de ce projet. »
- Même décision.
« Des habitants de Bruxelles demandent l'extension du droit électoral. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi relatif à la réforme électorale.
« Le consulat de S. M. le roi d'Italie adresse à la Chambre, de la part de M. le chevalier Joseph Consolo, deux exemplaires de ses publications. »
- Dépôt à la bibliothèque.
MpVµ. - L'ordre du jour appelle en premier lieu les prompts rapports des pétitions.
M. Wasseige. - Parmi les prompts rapports, il y en à un qui est excessivement important, c'est celui sur les pétitions de six députations permanentes, relatives à l'abolition des barrières provinciales et communales.
MfFOµ. - C'est important, mais peu urgent.
M. Wasseige. - Mais écoutez donc, M. le ministre, et vous allez voir que nous sommes d'accord. Pour une fois que cela nous arrive, laissez-moi parler.
Les pétitions soulèvent des questions très importantes et doivent donner lieu à une discussion approfondie. II ne me paraît pas que le moment soit opportun, alors que la Chambre est occupée de la grande question de la réforme électorale. La suppression des barrières communales et provinciales, la cession de l'impôt sur les boissons alcooliques aux provinces et aux communes, pour remplacer ces ressources supprimées, tout cela est assez grave, assez important pour mériter un jour fixe.
- La Chambre décide que les prompts rapports de pétitions seront présentés dans une autre séance, et qu'elle reprend la discussion de la réforme électorale.
M. Schollaert. - Messieurs, l'honorable M. Guillery disait hier une parole très vraie à mon avis. Dans des questions comme celles qui s'agitent devant la Chambre et dont personne ne saurait contester la hauteur et la gravité, il est bon que toutes les opinions se produisent au parlement loyalement, courageusement. Je me lève aujourd'hui pour répondre à cet appel.
Je crois en effet qu'il est bon d'opposer à ces bruyantes discussions du dehors que M. Thiers appelait naguère la politique de la vaine popularité, les opinions réfléchies du parlement ; il est bon que le parlement rayonne, comme le disait l'honorable M. Guillery, et qu'il aille, par ses différents courants, éclairer les esprits, je dirais presque, diriger les consciences politiques.
Mais, je l'avoue, je suis ému, je dirai que je suis presque triste : je souffre de me séparer pour un moment de quelques-uns de mes meilleurs amis. C'est un sacrifice pénible qu'il faut bien pourtant que je fasse au pays.
D'autre part, la discussion qui nous occupe présente un caractère qui m'affecte péniblement.
Il y a un an, il y a six mois, la Constitution, l'œuvre de 1830, était, pour tous les membres de cette Chambre, pour ceux qui siègent au centre, comme pour ceux qui siègent aux extrémités, permettez-moi l'expression, messieurs, un palladium national, une arche sainte, une chose à laquelle personne n'eût osé toucher, même par la pensée, et que tous, sans distinction de partis, nous levions bien haut pour la montrer avec orgueil à l'Europe.
Eh bien, cette Constitution qui a été, depuis 35 ans, l'âme et le principe de toutes les grandes choses dont ce pays a été le théâtre, et qui jusqu'ici avait été si respectée, on parle depuis dix jours de la réviser, comme de la chose la plus ordinaire du monde !
Messieurs, je croyais qu'elle était ce chêne dont parle Mirabeau, « le chêne dont les racines profondes s'étendent au loin et s'entrelacent à des rochers éternels. » Mais je vois que, pour certaines personnes aujourd'hui, cette Constitution paraît encore un arbre bien jeune et bien frêle ! Cela m'a vivement peiné, je le dis hautement.
- Plusieurs membres. - Très bien ! très bien !
M. Schollaert. - On consentirait presque, pour arriver à une réforme électorale, à subir la nécessité d'une révision et à précipiter la pays dans les ténèbres de l'inconnu ! Et à quel moment ? Oh ! messieurs, je sais parfaitement que je marche ici sur un terrain délicat*.J'aime trop ma patrie pour ne pas le sentir. Aussi, je serai prudent, je saurai mesurer mes expressions.
Mais il m'est permis de dire que précisément au moment où commençait cette discussion, un orateur, que j'appellerais presque le plus illustre conservateur de notre temps, M. Thiers, démontrait du haut de la tribune française, avec toute l'autorité de l'évidence, qu'en ce moment l'Europe a perdu son équilibre et semble chanceler sur sa base. Il ne se contentait pas de montrer ce qu'il y a d'inconsistant dans l'état actuel ; il envoyait aux petites nations, avec un désintéressement dont je le remercie, certains conseils qui ont dû vous étonner et vous émouvoir.
Eh bien, c'est en ce moment où nous devrions tous être, la main dans la main, groupés autour de notre jeune et sage Roi qui est la représentation vivante de nos institutions de 1830 ; c'est dans ce moment que l'on soulève et que l'on discute une question qui, d'après Royer-Collard, par cela même qu'elle est une question électorale, touche à tous les intérêts de la société ; c'est en ce moment qu'on élève des prétentions, dont les conséquences conduiraient inévitablement, et dans un bref délai, à une réforme radicale de notre pacte fondamental ! La Constitution a prévu sa propre révision, dit-on. Oui, il faut aller plus loin que le Congrès de 1830 ; il ne suffit pas que le gouvernement donne la liberté, il faut que tous les citoyens prennent part au gouvernement. Et l'on ne pense pas que, peut-être à l'une ou l'autre de nos frontières, il y a des oreilles tendues qui écoutent ce langage avec plaisir et qui sauront un jour en tirer profit !
- Des membres. - Très bien ! très bien !
M. Schollaert. - Pour moi, messieurs, je viens m'opposer, en ce qui me concerne, à ces singulières impatiences, à ces imprudences et je déclare que je ne voterai, à l'heure actuelle, aucun projet qui aurait pour effet d'abaisser le cens établi par la Constitution et par nos lois organiques, en vertu de la Constitution et dans son esprit. Je ne voterai (page 752) aucun projet qui tendrait, en ce moment, à substituer au cens une capacité quelconque, dans une mesure quelconque. J'examinerai plus tard si je puis, sans compromettre les principes et les idées que je vais avoir l'honneur de vous exposer, si je puis donner mon appui à une autre catégorie d'amendements qui laisseraient subsister le cens actuel, mais qui augmenteraient le nombre des électeurs par une appréciation nouvelle de la richesse publique, au point de vue électoral.
Je pense, et je crois pouvoir l'établir à la dernière évidence, qu'un abaissement du cens à 15 francs, à 10 francs ; un abaissement du cens même qui n'irait qu'à 25 ou 30 francs, aurait pour conséquences inévitables, dans un très bref délai, et probablement avant que l'Europe aura retrouvé l'équilibre perdu, d'amener la révision de la Constitution. Je pense que, dans les circonstances actuelles, cette révision nous conduirait fatalement au suffrage universel ; et que proclamer en Belgique le suffrage universelle n'est pas seulement, comme on se le figure peut-être, renverser l'article 47 de la Constitution ou en modifier le texte, c'est altérer dans son essence tout notre pacte fondamental, c'est y introduire le pouvoir absolu, sous une apparence démocratique et populaire ; c'est marcher à une révolution, pacifique peut-être, mais, à coup sûr, menaçante pour l'existence du pays !
Je pourrai être fort bref dans la démonstration de ma première proposition, parce que déjà mon honorable ami, M. Kervyn, s'est acquitté de cette tâche mieux que je ne pourrais le faire. Qu’on me permette toutefois de résumer ce qu'il a dit avec tant de précision.
Le cens, messieurs, c'est la base sur laquelle repose tout notre édifice constitutionnel. Les hommes les plus éminents du Congrès, ceux qui portaient le plus loin leurs aspirations libérales, Destouvelles, Forgeur, Van Snick, Lebeau, et pourquoi ne pas dire l'unanimité des membres de cette illustre assemblée, l'ont hautement et formellement reconnu.
Le Congrès tenait si particulièrement au cens que non seulement il voulut en inscrire le principe dans la Constitution, mais qu'il trouva nécessaire d'écrire, à côté du principe, un maximum et un minimum infranchissables pour les législateurs futurs. Les membres du Congrès, prévoyant l'avenir, se disaient qu'à certains moments un peuple peut être saisi de fièvre et subir, à son insu, les entraînements les plus opposés. Ils pensèrent que si la Constitution n'établissait pas elle-même un maximum et un minimum du cens, le principe même du cens aurait pu être éludé par un abaissement tel, qu'il aurait rendu la prescription constitutionnelle vaine et illusoire.
Le Congrès décréta que nul ne pourrait être électeur pour les Chambres législatives sans payer le cens à déterminer par les lois électorales, mais lequel ne pourrait excéder 100 florins d'impôt direct, ni être au-dessous de 20 florins.
Ce fut sous ce régime prudent que la Belgique accomplit, dans l'ordre et la liberté, les 26 premières années de son existence qui resteront peut-être les plus glorieuses de son histoire.
En 1848 un coup de foudre vint dérouter, permettez-moi cette expression, les meilleurs esprits. On sentit tout d'un coup la nécessité de faire à la tempête des concessions immenses, l'indépendance nationale semblait être à ce prix, et, par un acte que je ne veux pas appeler une faute, mais que j'appellerai cependant un malheur, on épuisa tout d'un coup jusqu'au fond les sages prévisions du Congrès et l'on se trouva, par une secousse soudaine, jusqu'au bas de l'échelle qui, suivant les prévisions, n'aurait dû être descendue que lentement, après un ou deux siècles peut-être et, en tout cas, après une longue expérience.
Je dis, messieurs, que personne n'a le droit d'appeler cet acte une faute ! On se trouvait en pleine tempête, et d'ailleurs, comme le disait dernièrement un spirituel sénateur, lorsqu'une faute a été commise par tout le monde il n'y a de reproche à en faire à personne.
Mais enfin je constate que ce fut un malheur, un véritable malheur d'arriver tout d'un coup à cette extrémité et de n'avoir plus que la frêle coquille du navire entre soi et l'Océan.
Cependant, et c'est un hommage qu'il faut lui rendre, le législateur de 1848 conserva, même au milieu de la crise, assez de fermeté et de sang-froid pour ne pas troubler par des concessions plus extrêmes encore toute l'économie du système électoral. Il ne voulut pas consentir, même alors, à ce qu'elle lui demande imprudemment aujourd'hui. II sentait que faiblir sur ce point, c'était perdre tout. Il se dit : Si nous abaissons jusqu'à sa dernière limite le cens électoral pour les Chambres, nous pouvons abaisser en même temps le cens pour la province et le cens pour la commune ; à la condition toutefois, à la condition essentielle et indispensable qqe le même niveau soit maintenu pour la province et pour les communes de première classe, c'est-à-dire, pour celles qui peuvent avoir une influence politique.
Je le répète, malgré les tendances du temps, et malgré les efforts faits a la Chambre et hors de la Chambre, le législateur eut le génie, il eut la force, il eut l'honneur de maintenir à fr. 42-32 le cens provincial et d'imposer un cens égal de fr. 42-32 aux grandes communes qui ont une influence et un pouvoir politiques. Il en résulta que, malgré le subit abaissement du cens, le corps électoral tout entier, dans toutes les élections, législatives, provinciales, communales, était composé des mêmes éléments et des mêmes censitaires ; précaution immense, réserve indispensable à notre équilibre intérieur ! Réserve et précaution qui n'ont pas, remarquez-le bien, cessé d'exister ; qui s'imposent, an contraire, plus impérieusement que jamais !
En effet, messieurs, si par une concession qui ne doit pas être faite, vous abaissez le cens de la commune à 15 fr., le cens de la province à 15 fr. ou même au-dessous de ce chiffre, vous déplacez en fait, aux yeux des masses, la souveraineté populaire : je ne dis pas, qu'on m'entende bien, la souveraineté nationale.
Supposez en effet la nouvelle loi en action. Elle n'intéresse pas l'électoral des Chambres législatives qui reste composé, en vertu de la Constitution, d'électeurs à 42 fr. Mais pour les élections provinciales, il n'en est pas de même ; on y rencontre, grâce à l'abaissement du cens ou à l'admission des capacités, un nombre d'électeurs doublé, peut-être triplé. N'est-il pas manifeste que, dans ce système, les conseils provinciaux deviennent, en apparence au moins, des représentants plus directs de la nation et du suffrage populaire que les membres des Chambres législatives ? En d'autres termes, n'est-il pas évident que, par l'introduction des mesures qu'on nous propose, la Chambre et le Sénat cesseraient de représenter la nation au même titre que les conseils provinciaux et ne formeraient plus que la représentation oligarchique d'une certaine classe d'industriels et de propriétaires ? Situation inacceptable, messieurs !
Surgisse, en effet, si elle était admise, dans le pays, une de ces questions politiques qui ont pour caractère de préoccuper beaucoup l'esprit public et de jeter une grande irritation dans les masses, une de ces questions politiques dont l'honorable M. Dolez disait naguère qu'il ne fallait pas en traiter trop souvent, qu'arrivera-t-il ?
Il arrivera que, fidèles à leurs antécédents, les conseils communaux des grandes villes, les conseils provinciaux, sans exception peut-être, émettront des vœux, manifesteront publiquement leur opinion sur cette question ; ils présenteront cette opinion au public ; les journaux la commenteront ; et s'il arrive par hasard, ce qui, en définitive, est très possible et même assez naturel, quand des corps délibérants, s'occupant d'intérêts généraux, émanent d'électeurs différents, s'il arrive par hasard que les conseils provinciaux, que les conseils communaux des principales villes du pays ne sont pas d'accord avec la majorité de la Chambre et avec la majorité du Sénat ; si ceux qui émanent plus directement du peuple disent non, et si nous, qui n'émanerons plus alors que d'une classe de censitaires, si nous disons oui ; ne sentez-vous pas que ces portes s'ouvrent pour laisser passage à la prétendue volonté nationale, et nous placer entre la nécessité d'une révision et la menace d'une révolution ?
Et alors, messieurs, j'arrive à ma seconde proposition, dans ce moment d'effervescence, dans ce moment de fièvre, que pourrez-vous faire, que pourra faire le législateur constituant ?
Le cens aura été abaissé jusqu'à 15 fr., jusqu'à 7 fr. 50 c. dans certains cas. De plus, il y a des amendements présentés à la Chambre, dans les intentions les plus honorables et les plus loyales, je le reconnais, il y a des amendements en vertu desquels vous auriez des électeurs suppléant à tout cens par leur capacité présumée, en vertu d'un diplôme, d'un certificat, de la preuve qu'ils ont fréquenté une école primaire, une école moyenne ; une classe qui aura pour elle le prestige de l'intelligence, de la science, de l'esprit.
Entraîné irrésistiblement par ce fait, forcé de descendre encore, car, en politique les courants ne se remontent pas, que pourra, je réitère ma question, que pourra faire le nouveau congrès, sinon en finir tout d'un coup avec les cens de 6, de 15 et de 40 francs en proclamant le suffrage universel ?
Je suis convaincu qu'il est complètement impossible de faire de ces déductions diverses une réfutation acceptable.
Vous arrivez donc nécessairement, par les abaissements, en apparence fort modérés, qu'on nous propose, au suffrage universel et vous y arrivez d'autant plus vite, que l'électeur nouveau sera obligé de réclamer, en (page 753) vertu même de la dignité à laquelle vous l'aurez élevé, ce droit et cette concession suprême !
Comment ! vous voulez que la capacité puisse être la base de l'électorat ; vous voulez que l'homme d'intelligence, qui exerce une profession libérale, soit électeur, mais électeur pour la commune, dans son village ; tout au plus pour la province !
Cette intelligence que vous avez peut-être avec raison élevée au-dessus de la fortune ; cette intelligence ne pourra pas se mêler de politique ; elle restera écartée de l'arène où s'agitent les intérêts généraux, les grands intérêts du pays, où se trouve la source du gouvernement ! L'intelligence vous dira que vous l'insultez, et, soyez-en sûrs, elle ne restera pas dans l'antichambre !
Messieurs, si nous arrivions au suffrage universel aujourd'hui, à ce moment de crise, d'inquiétude, d'attente, où toute l'Europe se trouve, anxieuse, incertaine, enveloppée dans un des plus épais brouillards de l'histoire, à ce moment croiriez-vous pouvoir répondre du salut de la Constitution ?
Résisterait-elle à l'invasion de cette mer immense et violente, le suffrage universel ? Je ne le pense pas, et j'ai peine à croire qu'un homme sérieux puisse le penser !
Messieurs, l'article 47 est enchaîné à tous les autres articles de la Constitution ; car, ainsi que je le prouverai dans un instant, la Constitution n'est pas une chose composée d'éléments désunis ou de dispositions juxtaposées.
Elle forme un tout admirable, un mécanisme délicat et compliqué ; un système de poids et de contre-poids, dont la conception fut une œuvre de génie et dont le maniement reste extrêmement difficile. Cette mécanique ingénieuse produit depuis plus de trente ans le progrès, l'ordre et la liberté.
Mais, gardons-nous d'y toucher légèrement. Si nous supprimons un poids, si nous dérangeons une de ses roues, si nous détendons un de ses ressorts, ce n'est pas seulement le poids qui fera défaut, ou la roue qui sera supprimée, ou le ressort qui cessera d'agir, c'est la machine entière qui sera altérée, gênée et peut-être arrêtée dans son action. Je vais tâcher de vous le démontrer.
Hier, l'honorable M. Guillery faisait cette question : Sommes-nous en démocratie, oui ou non ?
Nous sommes en démocratie, et, à mes yeux, c'est un honneur, puisque cela marque un progrès. Mais il y a deux démocraties. Il y a une démocratie sociale révolutionnaire, dont le berceau se trouve dans un pays voisin, mais que la Belgique n'a, grâce au Ciel, jamais connue !
II y a une démocratie chrétienne et libérale, dont les philosophes de la constituante cherchaient les principes en Angleterre, et dont nous trouverions, sans grands efforts, les éléments dans notre propre histoire.
La démocratie révolutionnaire a pour principe que chacun ayant part a la vie sociale, doit avoir part au gouvernement. Pour elle le suffrage est un droit naturel. Chaque citoyen est une unité ; toutes les unités ont la même valeur et des droits égaux. La majorité des volontés, quelle qu'elle soit, y représente le pouvoir souverain ; c'est-à-dire, car c'est là un caractère qu'il ne faut pas perdre de vue, le pouvoir absolu du nombre, ou, en d'autres termes, le pouvoir absolu de la force. Devant cette puissance purement numérique, le génie perd ses droits comme la justice ; la vie des nations devient un orage perpétuel jusqu'à ce que la force aveugle et presque toujours violente de la majorité numérique aille se déposer dans les mains d'une assemblée ou dans celles d'un homme : alors, comme l'observe un publiciste illustre, elle peut devenir plus modérée et plus supportable.
Elle peut même briller pendant un moment de tout l'éclat du génie auquel elle s'est donnée, mais elle ne perd pas la nature de son origine, elle reste la force, la force souveraine et irresponsable ; elle reste le pouvoir absolu. Le Congrès sorti omnipotent du suffrage de la révolution pouvait faire de cette démocratie, que j'appellerai unitaire, le fondement de son œuvre. Il ne l'a pas voulu. Mais il y a une autre démocratie, comme je l'annonçais tout à l'heure, une démocratie qui comprend qu'il y a autre chose dans le monde que le nombre et la force, qu'il y a, en dehors des majorités purement numériques, des droits à reconnaître, des intérêts à garantir et des supériorités naturelles à respecter. Son but principal est d'employer les ressources sociales au maintien de la justice et de la liberté. Elle sert le progrès tout en comprimant l'anarchie ; elle travaille constamment à l'élévation des masses, mais jamais aux dépens de l'ordre ; elle tient pour maxime que les citoyens sont égaux devant la loi, mais elle n'admet pas qu'ils doivent l'être dans l'exercice du gouvernement. Elle rend les emplois accessibles à tous, mais ne les confère qu'aux plus dignes et aux plus capables.
Elle cherche à plonger ses racines dans l'histoire et dans les mœurs des peuples. Pour elle, le meilleur gouvernement n'est pas celui qui possède le plus d'électeurs, c'est celui qui offre les meilleures garanties : à l'ordre contre les passions, à la propriété contre les convoitises illégitimes et à la liberté contre les empiétements avoués ou occultes de l'Etat. Cette démocratie à la fois libérale, conservatrice et chrétienne, est celle que le Congrès national de 1830 a prise pour type de ses immortels travaux.
On retrouve son esprit dans tous les titres de notre Constitution.
Tous les pouvoirs émanent de la nation, tel est le premier principe que le Congrès proclame. Mais il se hâte d'ajouter, pour écarter toute fausse interprétation, que ces pouvoirs sont exercés, non par d'aveugles majorités, mais de la manière que, lui-même, il détermine.
Au titre II, que je n'ai jamais pu lire sans émotion et sans orgueil, la Constitution énumère les droits des Belges, des droits que tous les peuples de l'Europe et du monde peuvent nous envier, des libertés qu'il serait impossible de rendre plus larges et plus généreuses.
Liberté de la presse, entière liberté de l'enseignement, complète liberté d'association, sans limite ; l'égalité des citoyens devant la loi proclamée comme principe absolu.
En un mot, toutes les plus magnifiques conquêtes du génie moderne en politique accumulées les unes sur les autres et si nombreuses que la nomenclature en serait ici trop longue.
Mais remarquez-le bien, lorsque vous lisez ce titre magnifique, ce couronnement glorieux de notre édifice à nous, n'y cherchez pas la base de la démocratie unitaire, vous ne la trouveriez pas.
Là où le législateur constituant, avec une si noble et une si généreuse confiance dans l'avenir de la nation, prodigue les droits et les libertés, il se garde bien d'inscrire le droit naturel de suffrage. Et poursuivant son œuvre, lorsque dans un titre subséquent il arrive à l'organisation des pouvoirs, sur quoi se porte son attention ? Son attention se porte surtout à écarter de la Constitution tout ce qui pourrait conduire au pouvoir absolu.
La Constitution n'aborde pas la société comme un théorème mathématique. Elle distingue dans la nation des intérêts différents et les consacre de manière que les uns ne puissent jamais empiéter sur les autres et que tout concoure à leur satisfaction commune.
Les pouvoirs qu'elle crée sont limités, et c'est dans leur concours seulement que réside la souveraineté nationale.
La Chambre des représentants forme la première branche du pouvoir législatif et semble, par son caractère populaire, être la gardienne de la liberté. Ses attributions sont immenses, mais elle n'est pas omnipotente. A côté de la Chambre, siège le Sénat, dont les membres, recrutés parmi les grands propriétaires et les citoyens arrivés à la maturité de la vie, représentent plus spécialement dans l'Etat la force conservatrice. Mais les attributions du Sénat sont limitées, comme celles de la Chambre.
La Constitution ne veut pas que l'ordre prévale sur la liberté ni que la liberté prévale sur l'ordre.
Poursuivant son système, complétant le mécanisme ingénieux dont je parlais tout à l'heure, toujours dominée par la volonté d'exclure tout principe absolu, la Constitution place, au-dessus de la Chambre et du Sénat, le Roi, représentant de l'unité nationale, tête du pouvoir exécutif et chef suprême de l'armée. Mais, quoique placée au sommet, la puissance royale elle-même n'a rien d'absolu. Seule, elle ne saurait faire la loi. Pour que la loi naisse, il faut, comme condition indispensable, qu'il y ait concours entre la Chambre populaire, le Sénat conservateur et le chef de l'Etat. Et c'est dans ce concours, qui exclut jusqu'à la possibilité de l'arbitraire, que réside la principale et la plus précieuse garantie de la liberté !
Tel est, dans ses éléments principaux, ce gouvernement ingénieux et conservateur qu'on appelle le gouvernement représentatif. J'avoue, messieurs, qu'il ne représente aucun idéal bien propre à frapper l'imagination. Il n'a pas l'aspect splendide des grands empires ; il ne présente point le caractère héroïque et austère des républiques ; il n'a point l'uniformité ni les proportions mathématiques qu'affectionnent les philosophes et qu'appliquent, surtout à leur berceau, les peuple sans expérience. Le gouvernement représentatif est une œuvre savante, dont il est difficile de faire comprendre à la foule la beauté et les avantages, mais qui n'en a pas moins été jusqu'ici, malgré son apparence un peu bourgeoise et un peu prosaïque, le seul terrain où la liberté ait poussé de vivaces et de profondes racines.
Des membresµ. - Très bien ! très bien !
M. Schollaert. - Ne croyez pas, messieurs, que je dise ces choses pour le plaisir de faire de vaines théories. Je crois être tout à fait au (page 754) cœur de la question. En effet, introduisez, dans le système que je viens d'esquisser, le principe du suffrage universel et ne devient-il pas évident, manifeste, incontestable que vous l’aurez radicalement altéré et que parmi ces divers éléments, destinés les uns à être le contre-poids des autres, vous aurez introduit, sous une forme démocratique, je l'avoue, un principe qui répugne à la nature de l'ensemble, je veux dire, la souveraineté du nombre, qui implique le pouvoir absolu !
Cette conséquence, du reste, est dans la nature des choses. Une fois le principe du suffrage universel admis, en quoi la souveraineté numérique pourrait-elle être restreinte ou limitée ? Dans ce système, la majorité est revêtue, par la force des choses, d'un pouvoir qu'elle ne saurait aliéner et que rien ne limite. Elle peut, je l'ai dit, déléguer ce pouvoir à une assemblée ou à un homme ; mais lorsqu'elle le fait, la souveraineté garde son caractère et passe tout entière entre les mains auxquelles le peuple la confie. De quelque manière qu'on s'y prenne, c'est toujours au pouvoir absolu qu'on aboutit et c'est pour cela que j'ai le droit de conclure qu'introduit dans notre organisation politique, le suffrage universel détruirait inévitablement l'équilibre. Il y aurait dans l'Etat une souveraineté absolue permanente c'est-à-dire ce que le Congrès a voulu par-dessus tout éviter.
En voulez-vous la preuve ?
Il y a eu un moment où cette illustre assemblée, avait un pouvoir souverain. C'était le moment où elle s'occupait de la création de notre pacte fondamental. Eh bien, le Congrès ne voulut conserver cette omnipotence que pendant le temps strictement nécessaire à sa mission. Dès que la Constitution fut votée, le Congrès renonça à son omnipotence, ne voulut conserver que le caractère d'une assemblée législative et se soumit volontairement lui-même à l'œuvre qui venait de sortir de ses mains. Lorsque, dans la séance du 22 février 1831, l'honorable M. Van Snick reproduisit devant le Congrès, siégeant non plus comme pouvoir constituant mais comme assemblée législative, l'amendement de l'honorable abbé de Foere, tendant à l'adjonction de capacités en matière électorale, la motion fut écartée sur la proposition de l'honorable M. Lebeau, par la question préalable.
Le Congrès déclara qu'il n'avait plus le droit de revenir sur son propre ouvrage, et en le déclarant, il écarta pour toujours, pour aussi longtemps du moins que notre glorieuse Constitution durera, la possibilité du pouvoir absolu en Belgique.
Le suffrage universel ne peut pas avoir ces ménagements. Dans le suffrage universel, la majorité, le nombre, la force est nécessairement la loi. Le suffrage universel si violent, si aveugle, si variable qu'il puisse être, peut toujours revenir sur son œuvre. Il ne donne pas de sécurité, il ne donne pas de garantie, et c'est pour cela que les hommes les plus sages, depuis Montesquieu jusqu'à Macaulay, ont montré qu'il est, pour ainsi dire, incompatible avec la liberté.
M. de Vrièreµ. - C'est très vrai !
M. Schollaert. - Et puis, messieurs, je suppose que dans ce moment, dans un an, avant que le problème des complications européennes soit résolu (car il faudrait beaucoup de bonheur, pour qu'avant cette époque ces complications s'arrangeassent), je suppose que le suffrage universel soit introduit dans notre système constitutionnel. Ne voyez-vous pas ce qui va se faire ?
Au milieu de la crise périlleuse que nous traversons, quelles perturbations dans la nation ! Mais il est certain que du moment où le droit naturel du vote serait reconnu en principe, vous ne représenteriez plus la nation ; il est certain que le Sénat ne représenterait plus la nation. Il faudrait donc la dissolution des Chambres ! Et la dissolution des Chambres ne suffirait pas ! Non, dans ce moment de danger, où notre patriotisme, comme je vous le disais, nous commande de nous tenir serrés et unis, il faudrait là dissolution des conseils provinciaux et des conseils communaux, la dissolution de tous les corps délibérants du pays.
Ils devraient recevoir du peuple souverain une nouvelle investiture ; lorsque tout tremble et paraît chanceler autour de nous, au moment où, comme le prouvait l'honorable M. Thiers, l'Europe dévie de son axe, quel est l'homme public qui peut accepter de pareilles conséquences ? Quel est l’homme public, aimant son pays, qui peut exposer ce pays à de telles aventures ?
Je vais plus loin ! Ce n'est pas seulement la Chambre qui devrait recevoir un nouveau baptême populaire ; ce n'est pas seulement le Sénat, ce ne sont pas seulement les conseils communaux et provinciaux. Non, non ! le Roi lui-même, notre Roi auguste et bien-aimé, ne pourrait pas rester lui seul l'élu des 46,000 censitaires dont émane la dynastie !
Il faudra que Léopold II, notre populaire monarque, le fils du grand fondateur de notre nationalité, courbe la tête, qu'il reçoive à son tour le baptême démocratique et coure le risque de voir tomber l'eau du sacre sur un autre front que le sien !
- Des membres. - Très bien ! très bien !
M. Schollaert. - Je crois avoir établi à la dernière évidence que tout abaissement de notre cens constitutionnel conduit à la révision de la Constitution, que toute révision de la Constitution amène le suffrage universel et que l’établissement du suffrage universel altère et vicie dans son essence notre édifice constitutionnel.
Après cela, je ne vous dirai pas grand-chose du suffrage universel en lui-même ! Je ne sais pas si un jour il ne viendra pas s'imposer, je ne sais pas si, après avoir fait la conquête du inonde, il passera à côté de chez nous suivant une expression célèbre dans notre histoire. Je ne me pique pas d'être prophète.
Je n'ai pas oublié non plus la mésaventure de cet astrologue qui, à force de regarder les nuages, se laissa choir dans un puits, ouvert à ses pieds.
Je crois qu'il est difficile de dire quelles seront nos institutions dans cinquante ans, dans un siècle.
J'avoue, après l'honorable ministre des finances, qu'il est possible, peut être, d'imaginer des circonstances et des constitutions, où, contenu par de puissants contre-poids, le suffrage universel puisse produire un régime sinon libre au moins viable.
Il y a aujourd'hui des idéologues politiques qui ne cessent d'imaginer des systèmes électoraux dont il n'est guère possible encore d'apprécier la valeur pratique comme le double ou triple vote ; la division des citoyens en classes, qui rappellent les centuries romaines ; la faculté de reporter tous ses suffrages sur un seul candidat et cent autres combinaisons plus ou moins ingénieuses, mais toutes destinées à enlever au suffrage universel le caractère absolu qu'on lui reproche et que je redoute. La science électorale n'est peut-être pas faite. Il est probable qu'elle fera des progrès comme toutes les autres. On inventera d'autres mécanismes qui admettront peut-être plus de machinistes que le nôtre, mais qui ne produiront, à coup sûr, ni un ordre meilleur, ni de plus larges libertés !
Je fais un discours pratique. Je ne préjuge rien. Je dis simplement qu'aujourd'hui, à l'heure où nous sommes, le suffrage universel produirait, selon toutes les apparences, en Belgique, des bouleversements dont il est impossible de calculer la portée, et entraînerait vraisemblablement, après avoir ruiné la Constitution, la perte de notre nationalité !
M. Nothomb. - Vous avez une singulière opinion du peuple belge en doutant ainsi de lui.
M. Schollaert. - Je n'ai pas une singulière opinion du peuple belge ; j'ai du peuple belge une opinion si haute et si grande, que je suis convaincu qu'il résistera à toutes les séductions que l'on tente aujourd'hui pour le faire sortir des voies glorieuses où nous sommes entrés en 1830 !
M. Dolezµ. - Attrapez cela !
M. de Moorµ. - Bien touché !
M. Schollaert. - Je n'en aurais pas parlé si on ne m'y avait provoqué, mais je suis convaincu que l'agitation qu'on dit exister, aujourd'hui, dans les classes ouvrières est une agitation dangereuse pour le dehors, et factice au dedans.
Oui, l'introduction du suffrage universel, comme on le connaît aujourd'hui, dans le système de liberté, de tolérance et de publicité donc nous jouissons en Belgique, serait un danger pour notre nationalité. Et, messieurs, rien n'est plus simple à démontrer, N'est-il pas certain que lorsque dans la formation du corps électoral on va au delà d'un certain nombre, on ne fait qu'augmenter la part de l'ignorance et de la passion, et que, par une conséquence indéniable, on augmente dans la même proportion les éléments sur lesquels s'appuient avec le plus de facilité et le plus de succès l'éloquence des démagogues et l'adresse des diplomates ? Evidemment on n'obtiendra pas de vous ce qu'on pourrait obtenir d'hommes moins éclairés ou plus simples !
Augmentez outre mesure cette masse, ce nombre, passible de toutes les influences, et il arrivera que vous atteindrez une fin précisément opposée à celle que se proposent vos aspirations.
Ce que se propose la démocratie lorsqu'elle préconise le suffrage universel, c'est tout simplement d'empêcher la nation d'être gouvernée par un petit nombre ; quand le corps électoral est étendu au delà de certaines limites, lorsqu'il comprend non seulement les classes ouvrières, que je respecte infiniment, dont je désire l'élévation et qui, par leur travail et leurs épargnes, grossissent d'ailleurs énormément le nombre des (page 755) censitaires, mais aussi de ces multitudes misérables et suspectes qui ne travaillent pas ou qui travaillent peu, qui vivent d'expédients que le vice dégrade, qui peuplent le cabaret, le lupanar et la prison ; tout ce monde, en un mot, qui pullule au-dessous, bien au-dessous des vrais et honnêtes ouvriers.
Quand, dis-je, le corps électoral embrasse et contient un prolétariat innombrable, n'cst-il pas évident qu'il présente aux séductions de toute nature une prise absolument proportionnelle à son étendue ?
Par le suffrage universel, l'apparence du gouvernement peut devenir plus démocratique, mais l'histoire a prouvé, elle prouve aujourd'hui et clic prouvera demain que si la machine est agrandie, les ressorts qui en dirigent les mouvements sont moins nombreux et finissent presque toujours par se réunir dans une seule main.
Je n'ajouterai qu'un mot à ceci, un mot prononcé par l'illustre comte de Montalembert au premier congres de Malines et qui n'est pas depuis lors sorti un jour de ma mémoire :
« Ne votons pas dans nos lois l'annexion que répudie notre patriotisme. »
Mais, me dira-t-on, le suffrage universel, dont vous contestez les avantages, ne peut être refusé aux peuples qui le réclament. Toujours, partout, à toutes les périodes de l'histoire, sous la tente des patriarches bibliques comme dans la France de nos jours, parmi les nègres du Zanzibar comme aux Etats-Unis d'Amérique, le droit de voter a été un droit naturel de l'homme.
Et pourquoi donc est-ce un droit naturel ?
Messieurs, le suffrage universel existe dans une grande partie des Etats-Unis. En Angleterre, le suffrage à la commune est presque universel aussi.
Eh bien, je suis convaincu que lord Gladstone et M. Bright lui-même seraient extrêmement étonnés si quelqu'un venait leur dire cette chose exorbitante qui a été défendue ici comme une chose toute simple et qui, dans tous les cas, est parfaitement irréalisable, que le suffrage est un droit naturel.
Jamais aucun Anglais, aucun Américain n'a admis une idée semblable. En Angleterre et en Amérique, l'on considère le suffrage comme une fonction publique dont l'exercice peut, d'après les circonstances, d'après les mœurs, suivant les besoins du temps, être plus ou moins étendu, plus on moins restreint.
Cela est tellement vrai que, lors de l'émancipation des Etats-Unis, le Congrès laissa à chaque Etat américain le droit d'établir le cens ou de ne pas l'établir, de proclamer le suffrage universel ou de ne pas le proclamer. Dans l'opinion des Anglais et des Américains, ce sont là des questions que chaque peuple règle à son gré et dans les mesures les plus variables.
En France, quoique le principe n'y ait jamais été appliqué dans sa pureté, la question a parfois embarrassé les philosophes. Le Contrat social de J.-J. Rousseau et les hypothèses imaginaires de l'abbé Mably avaient répandu dans les premiers temps de la révolution l'insoutenable conception que le droit électoral est un droit naturel que l'homme apporte en société et qui ne saurait lui être légitimement contesté. Il est à remarquer toutefois que la Convention fut élue par un suffrage à deux degrés. Ce qui pourrait donner lieu à la question nouvelle de savoir si le droit électoral est un droit naturel au premier degré seulement. Question curieuse et que les philosophes n'ont pas, que je sache, résolue jusqu'à ce jour.
Comment le suffrage universel serait-il un droit naturel lorsque, dans les Etats les plus démocratiques, les trois quarts de la nation au moins sont mis en dehors du vote et qu'on ne songe à faire voter ni les femmes, ni les enfants, ni même certaines catégories d'indignes qui ont sur la propriété, des idées un peu trop avancées ou sur la moralité des notions un peu trop indépendantes. Si le Contrat social avait raison, il faudrait donner une portée beaucoup plus grande au droit qu'aurait tout citoyen de prendre part au gouvernement de son pays. Pourquoi me ferait-on voter, pourquoi m'obligerait-on à prendre un mandataire, pourquoi me serait-il interdit de gérer mes intérêts en personne, de juger, de légiférer, en un mot de prendre directement et sans intermédiaire ma part au gouvernement de l'Etat ?
Vous le voyez, messieurs, en revêtant le citoyen de tous les droits que certains sophistes lui attribuent, on arrive, sous prétexte de civilisation, à remonter jusqu'aux temps barbares où des guerriers à moitié nus se réunissaient sur la place publique et s'y livraient, appuyés sur une massue ou sur une lance, aux exercices variés du gouvernement direct.
C'est, messieurs, la négation de la civilisation...
M. Bouvierµ. - C'est le progrès rétrograde.
M. Schollaert. - Je ne veux pas finir ce discours sans parler à mon tour pendant quelques instants de la classe ouvrière. Je veux parler des ouvriers, moins pour ce qui en a été dit dans cette enceinte par des hommes dont je respecte très sincèrement la loyauté et les nobles intentions, qu'à cause de ce qui se dit et s'écrit au dehors, depuis que nous sommes saisis de la réforme électorale, si la Chambre veut bien me le permettre....
- De toutes parts. - Oui ! oui !
M. Schollaert. - Voilà 15 jours que j'entends dire de tous côtés, à ceux qui comme moi s'opposent à l'abaissement du cens :
Mais vous voulez donc exclure l'ouvrier de la vie politique, vous voulez, en plein XIXème siècle et en plein christianisme en faire un ilote, un paria ; ce travailleur élevé à la rude école du malheur et du labeur, vous lui déniez, sans justice aucune, ses droits de citoyen, alors que vous acceptez des bourgeois, souvent ignorants et parfois infimes, à prendre leur part du gouvernement, uniquement parce qu'ils payent 40 francs d'impôt direct !
A entendre ce langage, ne dirait-on pas que l'ouvrier est exclu en Belgique du corps électoral parce qu'il est ouvrier ? Mais rien n'est plus odieusement faux !
Dans notre pays libéral et démocratique, l'ouvrier est traité exactement comme tous les autres citoyens ! Ceux qui viennent lui dire le contraire, ou ne connaissent pas nos institutions, ou veulent les modifier, ou trompent sciemment le peuple.
Celui qui paye le cens, qu'il soit ouvrier ou qu'il soit millionnaire ou qu'il soit moins qu'un ouvrier et appartienne à une de ces catégories que je caractérisais d'une façon spéciale tout à l'heure, celui-là est électeur.
Il n'y a en cette matière, comme en toutes les autres, ni exclusion ni privilège. Il y a une condition établie pour tout le monde, égale pour tout le monde, le cens prescrit par la loi et dont je crois avoir démontré la nécessité.
Celui qui ne paye pas le cens, fût-il un savant illustre, possédât-il en portefeuille, une fortune de nabab, ne saurait être électeur ! Celui qui paye le cens, fut-il le travailleur le plus obscur ou le bourgeois le moins considérable, doit être électeur !
Encore une fois, devant le cens, il n'y a personne de privilégié ; il n'y a personne d'exclu !
Il en est de l'électorat comme du jury !
Qui donc est exclu du jury ? Tous les citoyens y sont appelés. Seulement avant de conférer à un homme le terrible droit de juger son semblable, la loi pose des conditions, elle exige des aptitudes, elle veut des garanties !
Aurait-elle tort par hasard ?
Qu'on ne dise donc pas que les ouvriers sont systématiquement et irrévocablement exclus du vote ! Ceux qui le prétendent calomnient leur pays !
Le contraire est vrai !
Il n'est pas de pays au monde où l'on fasse des efforts plus constants et plus énergiques que chez nous pour l'élévation morale et le bien-être matériel des classes laborieuses !
Loin de rencontrer, dans sa marche ascensionnelle des répulsions iniques ou jalouses, tout en Belgique engage les travailleurs à monter !
Et ils montent, messieurs, ils montent continuellement ?
Nos listes électorales en font foi !
Cet accroissement de richesses, cet établissement de fortunes nouvelles, dont parlait hier mon savant et honorable ami M. le baron Kervyn de Lettenhove, sont en grande partie le fait des ouvriers qui montent et qui se font des places dans les rangs de la bourgeoisie, et quelquefois beaucoup plus haut !
Il ne faut pas que le cens s'abaisse jusqu'au niveau du travailleur d'élite, il suffit de son travail et de son intelligence pour l'y élever.
Pour me servir d'une expression pittoresque de M. Garnier-Pagès, nos ouvriers n'appartiennent pas à cette fausse et envieuse démocratie, qui veut couper les pans aux habits ; ils appartiennent à la démocratie courageuse et chrétienne qui fait pousser des pans aux vestes !
Ouvriers, voulez-vous faire des électeurs de vos enfants ? Apprenez-leur de bonne heure le chemin de l'école et de l'église. C'est là que l'on devient chaste, tempérant, économe, laborieux, el, par une conséquence infaillible, censitaire et électeur, et quelquefois illustre !
(page 756) Mais ne vous laissez pas égarer :
Ne prenez pas notre noble pays pour un pays de privilège ! Il n'existe pas de privilèges en Belgique, il ne saurait en exister ; le grand Congrès, dont j'ai tant parlé dans ce discours, les a définitivement balayés.
Toutes les voies sont ouvertes au talent, au courage et à la vertu !
Ces bourgeois, dont vous enviez l'aisance aujourd'hui, sont les ouvriers d'hier ; et il ne tient qu'à vous ouvriers, je l'affirme, d'être les bourgeois de demain !
A part quelques races historiques que j'honore, parce que l'éclat de leur nom rappelle des services rendus, combien y a-t-il, dans la bourgeoisie et même dans cette Chambre, de citoyens qui auraient besoin de remonter bien haut dans leur généalogie pour se trouver issus d'un ouvrier ou d'un laboureur ? Mais j'aime mieux en cette matière parler de moi-même que des autres. Je ne crois pas que mon arrière-grand-père fût beaucoup plus qu'un honnête paysan flamand. Est-ce une honte, messieurs ? Non ! si l'on veut supputer ce qu'il a fallu de probité, d'activité, d'économie, de moralité pour fournir la distance franchie en si peu de générations. C'est un honneur dont la meilleure part rejaillit, non sur le représentant qui vous parle, mais sur le fermier qui gagnait laborieusement son pain au commencement du siècle précédent.
Oui, tel est presque toujours le cours des choses ! Prenez au hasard une famille bourgeoise, une famille riche et considérée aujourd'hui, comme point de départ et au sommet, vous trouverez vraisemblablement quelque humble et honnête travailleur, qui n'était ni prodigue, ni ivrogne, ni débauché ; qui veillait avec soin à l'éducation de ses enfants et qui connaissait, pour lui et pour eux, le double chemin dont je viens de parler. A la seconde génération, on trouve des épargnes accrues, une maison élargie, des fils qui étudient et qui entrent dans les carrières libérales. A la quatrième ou à la cinquième génération, la fortune est faite : l'honneur, la probité, l'épargne d'une lignée d'honnêtes gens ont procuré à leur dernier descendant des loisirs qu'il peut mettre au service de la patrie. Ne soyez pas surpris de le voir monter aux premiers grades de l'armée ou aux premiers rangs de la magistrature ; ne soyez pas étonnés s'il vient s'asseoir sur nos bancs.
C'est, je le répète, le cours naturel des choses ! Mais honneur aux paysans, honneur aux ouvriers qui sont l'origine de tels triomphes !
D'ailleurs, comme le faisait remarquer mon honorable ami, M. Kervyn, s'il y a des conditions pour l'électorat, il n'y en a pas pour l'éligibilité. Qui donc, en présence d'un pareil système, peut se dire exclu de la vie politique ? Aucun obstacle légal n'empêche l'ouvrier de se présenter aux comices et de venir défendre dans cette Chambre les intérêts sacrés du travail !
Mais, messieurs, comment donc nous dépeint-on au peuple ? Qu'est-ce donc qu'on veut lui faire croire de nous ? Que nous ne voulons pas qu'il s'élève et parvienne dans la société, comme nous nous sommes élevés et pour une grande part parvenus nous-mêmes ! Mais c'est là une infâme calomnie ! S'il entrait dans cette salle un ouvrier, ayant dans le cœur le germe qu'y portaient les Livingstone, les Stephenson, les Abraham Lincoln et d'autres artisans illustres, nous le recevrions à l'égal du premier seigneur du pays, avec la plus profonde sympathie et le plus profond respect.
Je n'ai certes ni la prétention ni le droit de donner une leçon à ceux de mes honorables collègues qui représentent plus spécialement, dans cette Chambre, les aspirations démocratiques, mais je voudrais leur adresser une prière ! Ils voudront bien peut-être écouter cette prière avec faveur, car, malgré les apparences, il y a entre nous bien des points de contact ! Si je ne suis pas partisan du suffrage universel, j'aime la liberté, je l'ai toujours beaucoup aimée, souvent même un peu servie, quelquefois à mes dépens ; j'avoue que je suis resté son incorrigible serviteur.
Comme M. de Montalembert, mon illustre maître, je puis dire, sous ce rapport : Manet immota fides. Mais je me demande ce qu'on peut faire pour servir la liberté en ce moment et dans ce pays ! Et je me dis avec orgueil que le meilleur moyen de la servir est de la garder et d'écarter tout ce qui pourrait la compromettre ! A part l'Italie, qui est en formation, il n'y a plus sur tout le continent qu'un seul pays réellement libre ; ce pays, petit par l'étendue, mais grand par le caractère et grand par sa prospérité toujours croissante, c'est le nôtre !
Tous les yeux sont fixés sur lui ; il fait briller sur la carte de l'Europe comme un point de lumière, et puis il s'y fait en ce moment une grande et décisive expérience. Vous rappelez-vous ce qu'on disait au moment où naissait notre indépendance ? On se disait : Laissez faire, cela ne durera pas ; on ne marche pas avec un tel régime ! La presse libre, l'association libre, l'enseignement libre, c'est absurde ! Au bout d'un an, de deux ans, la Belgique aura fourni, par la mort violente qu'elle se prépare, la preuve, d'ailleurs ardemment désirée, que, sur le continent, un peuple, ne saurait vivre avec la liberté ! Deux ans, trois ans s'écoulèrent, dix-neuf ans s'écoulèrent ; au grand dépit des prophètes du despotisme, la Belgique vivait, elle grandissait en sécurité, en stabilité, en prospérité !
Attendons l'orage, se dirent alors les prophètes, au premier souffle elle sera emportée.
1848 arriva ! puis 1852, puis 1866 ; de gros orages se déchaînèrent autour de nous ; mais ces orages agirent sur nos institutions comme la pluie agit sur les fleurs. Ils les rajeunirent et les ravivèrent !
Cependant les prophètes n'ont pas cessé d'espérer. Aujourd'hui que l'équilibre européen est dérangé et que plus d'une nation semble rechercher les membres épars qu'elle a perdus dans les batailles de l'histoire, on chuchote, de nouveau : Cela ne saurait durer.
Eh bien, messieurs, c'est à nous de donner à ces sinistres prédictions un dernier démenti ! Au nom du pays, au nom de la liberté, ne compromettons pas la grande expérience dont la Belgique est le théâtre !
Suspendons les réformes dangereuses jusqu'à ce que le brouillard européen soit dissipé ; car, si malheureusement après 35 ans de triomphe nous venions à perdre notre Constitution par notre faute ou par notre impatience, ce n'est pas seulement la Belgique qui mourrait. Ce qui reste de liberté sur le continent mourrait avec elle !
Je voudrais dire aussi un mot à mes honorables amis, avec lesquels j'ai le regret de ne pas pouvoir marcher d'accord en ce moment. Oh ! je le comprends : siéger dans l'opposition sans presque avoir l'espoir de voir changer la situation, c'est une chose dure, une chose pénible ; voir le corps électoral vicié dans sa substance, la bureaucratie étendant sans cesse son influence et son empire, cela irrite et impatiente.
Il y a pour moi des intérêts qui doivent être placés au-dessus de toutes les luttes et de toutes les dissidences ; mais je n'hésité pas à me ranger pourtant, moi aussi, au premier rang des vaincus et surtout des mécontents !
Je comprends que des hommes très honorables aient pu se dire : Mais ce corps électoral qui est à la merci du pouvoir, il faut le noyer dans le suffrage universel !
Oui, je comprends cela ; mais je n'en considère pas moins le remède que mes honorables amis proposent comme une grosse faute et un mauvais calcul. J'y vois une faute, parce que les oppositions, d'après moi, doivent toujours conserver leurs principes et savoir attendre toujours leur temps ; c'est à cette condition qu'elles sont fortes et qu'elles sont respectables.
J'y vois un mauvais calcul parce que.... mais je veux me borner ici à vous rappeler une petite histoire. Le serviteur d'un magicien, ayant la maison à laver, évoqua l'esprit familier de son maître. Le gobelin apparut. Cherche-moi de l'eau, lui dit le serviteur. Le gobelin obéit, il apporta deux seaux pleins, puis deux autres, puis deux autres encore... Le service marchait à ravir. Il y avait de l'eau en abondance. Bientôt il y en eut trop. Alors, le serviteur ordonna à l'esprit de cesser. Mais celui-ci fit la sourde oreille et continua d'apporter de l'eau jusqu'à ce que toute la maison fût submergée et l'imprudent serviteur emporté par les flots.
Il y a, en magie comme en politique, de redoutables esprits qu'il faut se garder d'évoquer, si l'on n'a le secret de les faire disparaître après s'en être servi !
Un mot encore. M. Thiers, dans le magnifique discours dont je parlais tout à l'heure, disait que les nationalités procèdent du temps, qui fait vivre les hommes sous le même gouvernement. Si cette observation du grand orateur est vraie, c'est dans la Constitution que notre nationalité a l'une de ses principales raisons d'être. C'est en elle que nous nous rencontrons et que nous sommes unis, quels que soient d'ailleurs le parti que nous servions et les griefs qui nous divisent. La Constitution est l'âme et le visage du pays ! N'altérons pas la physionomie qui nous distingue des autres peuples. Ce n'est pas le moment d'y toucher. Il faut, au contraire, comme le disait avec beaucoup de raison l'honorable ministre des finances, lui conserver toute son originalité.
C'est un conseil à donner non seulement à la Chambre, mais au pays tout entier.
Point de révisions en ce moment ! Pas d'imprudentes mesures qui pourraient nous y conduire !
La bataille de Sadowa a jeté hors de leurs orbites trois des principales étoiles du ciel européen. Qu'arrivera-t-il pendant la course irrégulière qui les entraîne aujourd'hui ? Viendront-elles, comme beaucoup le (page 757) craignent, à se rencontrer et à se heurter ? ou bien, chercheront-elles dans d'autres moyens, non moins inquiétants pour nous peut-être, l'harmonie et l'équilibre perdus ?
Je l'ignore, messieurs. Ce que je sais, c'est que le moment est grave et que toute agitation pourrait nous être fatale. Supprimons-en patriotiquement les causes : occupons-nous de l'étude de ces lois qui n'excitent aucune passion tout en améliorant profondément la condition sociale des citoyens. Achevons de revoir notre code pénal ; améliorons, s'il est possible, notre organisation judiciaire ; soyons unis tout en demeurant fidèles à nos convictions. Il n'y a, et je termine sur cette pensée, que deux choses dont le pays éprouve un besoin urgent : c'est l'union étroite de toutes les forces conservatrices et la prompte réorganisation de l'armée !
- De toutes parts. - Très bien ! très bien !
- Plusieurs voix. - A demain.
M. Hymans. - La clôture !
MpVµ. - La parole est a M. le ministre de l'intérieur.
M. le ministre de l'intérieur (M. A. Vandenpeereboom). - Personne ne demandant plus la parole, je la prendrai, non pas pour rencontrer le magnifique discours que vient de prononcer l'honorable député de Louvain, discours qui a fait sur vous tous, je. pense, messieurs, et personnellement sur moi, la plus grande,, la plus vive impression. (C'est très vrai !) Je crois être l'écho de tous mes collègues en faisant ici cette déclaration.
- De toutes parts. - Très bien !
M. le ministre de l'intérieur (M. A. Vandenpeereboom). - Je n'aurais, du reste, messieurs, aucune raison de répondre au discours prononcé par l'honorable membre, puisque la plupart des idées qu'il a émises sont les nôtres et sont celles que le gouvernement a consignées dans son projet de loi. (Interruption.)
M. Wasseige. - Ne vous faites pas cette illusion, M. le ministre, vous êtes tout à fait dans l'erreur.
M. Coomans. - Et l'adjonction des capacités ?
M. le ministre de l'intérieur (M. A. Vandenpeereboom). - Permettez, je ne dis pas toutes les idées émises par l'honorable membre ; d'ailleurs, nous ne discutons pas en ce moment les détails du projet ; mais, si vous le désirez, je vous cède volontiers la parole pour répondre à l'honorable M. Schollaert.
M. Coomans. - Je suis tout disposé à accepter l'invitation de M. le ministre de l'intérieur, m'engageant à ne garder la parole que pendant deux minutes au plus.
M. le ministre de l'intérieur déclare qu'il est parfaitement d'accord avec l'honorable M. Schollaert. Or, je fais remarquer que la base du projet gouvernemental, c'est la capacité, c'est le renversement du cens, et que c'est à ce principe de la capacité que l'honorable M. Schollaert a fait si éloquemment et, selon moi, si sagement la guerre.
M. le ministre de l'intérieur (M. A. Vandenpeereboom). - Pardon, et je vous prouverai plus tard que cela n'est pas exact. Mais, en vérité, messieurs,- le prestige qu'exerce une parole éloquente doit être bien grand, puisque tout le monde veut être de l'avis de l'orateur. Il vous sera difficile de prouver que votre opinion est conforme à celle de M. Schollaert, mais je soutiens et je le prouverai quand le moment sera venu, que les principes généraux défendus par l'honorable représentant sont conformes à ceux que nous avons déposés dans notre projet de loi, et j'ajoute que si vous n'en êtes pas convaincu, c'est que vous n'avez point compris les propositions du gouvernement.
Je dis que nous sommes d'accord sur beaucoup de points avec l'honorable M. Schollaert ; n'a)tl-il pas, comme l'honorable ministre des finances, combattu le suffrage universel ? N'a-t-il pas, comme lui, démontré le danger de prévoir la modification de notre Constitution ? Et quant à vous, je vous le demande, êtes-vous également d'accord sur ce point avec l'honorable député de Louvain ? Evidemment non. Si je me trompe, prouvez-le-moi, je vous laisse la parole. Mais je ne veux et ne puis rien ajouter à l'éloquent discours de l'honorable M. Schollaert une discussion de détail serait «n ce moment tout à fait inopportune. Je laisse donc à l'honorable M. Coomans et à ceux qui partagent ses idées, le soin de répondre, s'ils le désirent ; je leur cède volontiers la parole s'ils jugent convenable de répliquer aujourd'hui à l'honorable député de Louvain.
M. Hymans. - La clôture ! On discutera sur les articles.
- Des membres. - La clôture !
- D'autres membres demandent la remise à demain.
M. Hymans. - S'il n'y a plus d'orateurs inscrits, et si personne ne demande plus la parole, je propose à la Chambre de clore la discussion générale.
MpVµ. - Il y a une proposition de remise à demain.
M. Hymans. - Je pense que j'ai le droit de proposer la clôture ; je la propose formellement...
MpVµ. - Oui, vous avez ce droit, si neuf de vos collègues s'associent à vous.
M. Jacobsµ. - Messieurs, je trouverais très étrange que l'on prononçai en ce moment la clôture de la discussion générale. Ce n'est pas le discours de l'honorable M. Schollaert que nous discutons, c'est le projet de loi présenté par le gouvernement. Ce projet n'a pas été défendu jusqu'ici ; nous avons entendu un discours de M. le ministre des finances sur le suffrage universel et nous n'avons pas encore entendu l'opinion de M. le ministre de l'intérieur sur le projet de loi. On ne peut pas clore, sans que l'honorable ministre se soit expliqué.
M. Hymans. - Messieurs, je ne comprends pas véritablement le raisonnement de l'honorable M. Jacobs. II s'oppose à la clôture ; soit ; je le comprends ; mais que l'honorable membre vienne nous dire que le projet du gouvernement n'a pas été défendu et discuté, cela est inconcevable. Le projet du gouvernement est expliqué dans l'exposé des motifs ; il a été adopté dans les sections et par la section centrale qui l'a longuement appuyé dans son rapport ; j'ai parlé pendant une séance pour le défendre, et je dois dire que jusqu'ici on n'a pas répondu à la plupart des arguments que j'ai fait valoir.
Du reste on discutera sur les articles. Si je propose en ce moment la clôture de la discussion générale, c'est parce que j'ai la conviction que si la clôture n'est pas prononcée aujourd'hui, la discussion générale durera encore toute la semaine prochaine...
- Un membre. - Qu'est-ce que cela fait ?
M. Hymans. - Comment ! Qu'est-ce que cela fait ? Et les lois bien plus urgentes qui sont à l'ordre du jour, vous ne vous en préoccupez pas ? Il y a quinze jours que nous discutons la réforme électorale, dont le pays ne veut pas. Nous vous avons prouvé de la manière la plus évidente que nous ne craignions pas la discussion ; vous ne pouvez plus nous accuser de vouloir ajourner le débat, parce que, d'après vous, nous en avions peur ; nous discutons, je le répète, depuis quinze jours ; on peut clore aujourd'hui la discussion générale, il n'y a plus d'orateur prêt à parler en ce moment ; on pourra discuter tant qu'on voudra sur les 36 articles dont se compose le projet de loi.
Je maintiens donc ma demande de clôture, et je trouverai, je l'espère, sur les bancs de la gauche, neuf collègues qui voudront bien appuyer ma proposition.
M. Jacobsµ. - Messieurs, je ne vois pas pourquoi, la clôture de la discussion générale n'étant pas prononcée aujourd'hui, on devrait attendre jusqu'à la fin de la semaine prochaine pour la prononcer.
A l'appui de la demande de clôture de la discussion générale, l'honorable M. Hymans invoque l'exposé des motifs, l'examen du projet de loi en sections et dans la section centrale ; mais je ne sache pas que cela s'appelle la discussion générale de la loi. L'honorable membre a prononcé, dit-il, un discours qui a duré toute une séance ; c'est vrai ; mais ce discours n'a pas suffi pour éclaircir la question. M. le ministre de l'intérieur a dit tout à l'heure à l'honorable M. Coomans qu'il n'avait pas compris les principes du projet de loi ; il est donc naturel que M. le ministre de l'intérieur explique les principes du projet de loi.
J'insiste donc pour que la discussion générale ne soit pas close.
- Plus de dix membres demandent la clôture.
M. Dumortier (sur la clôture). - Messieurs, quel que soit le désir de la Chambre d'en finir avec cette discussion, il me semble absolument impossible de clore maintenant.
Il est sans doute quelque membre dont mon honorable ami, M. Schollaert, ne partage pas les opinions, qui voudra lui répondre ; quant à moi, je me réserve de répondre à celui qui répondra à l'honorable M. Schollaert. (Aux voix ! aux voix !)
M. Nothomb (sur la clôture). - Je comprends parfaitement pourquoi l'on met tant d'insistance, aussi bien de la part des membres de la majorité que de celle de l'honorable M. Dumortier, pour nous engager, pour nous exciter à répondre à l'honorable M. Schollaert. Nous n'en ferons rien ; et ni vos sarcasmes, ni vos défis ne nous feront sortir de notre attitude. En effet, l'honorable membre a prononcé un discours à l'éloquence duquel je rends hommage, mais ce discours est à côté de la question. Nous n'avons donc pas à réfuter l'honorable membre.
Qu'a-t-il fait ?
(page 758) Il a développé une théorie où se mêlent de la politique, de la métaphysique et du sentiment, mais il n'a pas touché à la question positive dont nous nous occupons. II a parlé brillamment pendant près de deux heures contre la révision de la Constitution. Mais qui donc demande la révision de la Constitution ?
Il nous dit : « Vous demandez la révision de laà Constitution ; vous êtes de grands imprudents et, sans le vouloir, de grands coupables. »
Mais où donc a-t-il vu semblable prétention ? Elle n'existe que dans son imagination. Demander un changement quelconque à nos lois organiques, est-ce vouloir la révision de la Constitution ? Proposer une modification aux lois électorales, est-ce demander la révision de la Constitution ? A ce titre-là, on aurait bien des fois déjà demandé la révision de la Constitution. Ces lois, on les a révisées, changées à maintes reprises plus de cinq ou six fois. Voyez les dates de nos lois.
Chaque fois que le législateur a porté la main sur les lois électorales, il travaillait donc à la destruction de la Constitution ? Est-ce que, quand le gouvernement nous propose, en ce moment encore, une loi sur les fraudes électorales, il demande la révision de la Constitution ? Et en 1848, quand on a abaissé le cens, ce que vous venez d'appeler, vous, un malheur, est-ce que l'on demandait la révision de la Constitution ?
De la part de l'honorable M. Schollaert, ce raisonnement m'étonne, cette accusation a droit de me surprendre. C'est demander ni plus ni moins que l'immobilisme aux représentants de la nation. Ici je me sépare de lui.
Maintenant le suffrage universel (nous l'avions bien prévu, mes amis et moi, et depuis longtemps), le suffrage universel nous est opposé à chaque instant. On n'a même que cela. C'est la tactique de tous nos contradicteurs, la seule. On fait apparaître à vos yeux le spectre rouge. C'est par ce mot que j'ai caractérisé, dès l'origine, l'attitude de ceux qui allaient nous combattre ; le mot est plus vrai que jamais. On spécule sur la peur du pays.
Nous sommes des imprudents ; ceux qui ne sont pas imprudents sont des aventuriers politiques, des fauteurs d'anarchie, des socialistes. Bientôt peut-être nous appellera-t-on des partageux ! Pourquoi pas ? On est en si beau chemin ! Evidemment, d'honorables membres et moi nous sommes prêts à partager nos biens ! Vraiment, messieurs, cela n'est pas sérieux !
Qu'on n'ait donc pas l'air de s'y tromper ; ce n'est pas du tout le suffrage universel qui est en cause. Vous le savez bien, nous demandons simplement une modification à nos lois électorales pour la province et pour la commune. Ne sortons pas de là et mettons-y de la bonne foi ; ne feignez pas des alarmes factices.
Après trente ans d'une pratique sage de nos institutions politiques, croyez-vous que le peuple belge ne puisse pas supporter un abaissement de cens, dans la limite de la Constitution, pour les élections de la province et de la commune ? Croyez-vous que ce peuple, dont vous faites sans cesse un si grand éloge, en paroles, ne puisse pas, en nombre plus considérable, faire ses affaires à la province et de ménage à la commune ? Voilà la question que je pose.
L'honorable M. Schollaert répond non, à nous ses amis, peut-être un peu brutalement. (Interruption.)
- Des membres. - Non ! éloquemment.
M. Nothomb. - Je n'entends rien dire de blessant pour mon honorable ami, il le sait bien, et si le mot qui m'a échappé (je parle sans l'ombre de préparation) peut le blesser, qu'il le dise, je le retire à l'instant. J'ai voulu dire qu'il a parlé franchement, rudement, qu'il a déclaré carrément, au nom d'un sentiment que j'honore, mais que je ne partage pas : Pas de révision des lois électorales, pas de mouvement en avant. Tout est parfait. Le statu quoi rien que le statu quoi ! L'immobilisme en tout, pour tout ! Et vous, majorité, vous êtes de son avis. C'est pourquoi vous l'avez applaudi.
Eh bien, nous, nous croyons, aussi loyalement que lui, aussi énergiquement que lui, avec le même patriotisme que vous, nous croyons qu'il est bon d'aller en avant, de rester dans le mouvement, de suivre les idées d'émancipation électorale, d'appeler le peuple belge à prendre une participation plus réelle, plus étendue à la chose publique. Là est pour nous l'avenir, peut-être le salut de la patrie. Voilà ce que nous prétendons, et pas autre chose.
Après ces quelques mots, messieurs, je n'ai rien à répondre, et je ne veux rien répondre de plus au discours de l'honorable M. Schollaert. Comme forme oratoire, il est sans doute remarquable et je l'en félicite ; niais c'est un hors-d'œuvre politique. (Interruption.)
M. Wasseige. - Dites un chef-d'œuvre.
- Des membres. - Non ! non !
M. Dumortier. - Un chef-d'œuvre politique ! (Interruption.)
M. Nothomb. - Non, un brillant hors-d'œuvre politique à côté de la question et qui n'est que celle-ci : Est-ce que le peuple belge, qu'on comble sans cesse d'éloges et qu'on couronne de fleurs, n'est pas enfin digne de recevoir autre chose et d'être doté d'une extension sérieuse du droit électoral pour la province et pour la commune ? C'est à cela que vous ne répondez pas.
C'est toute la question cependant, et nous vous y ramènerons avec persévérance. Je sais bien que l'on voudrait nous en faire sortir, que nos intentions seraient exagérées, notre pensée méconnue. Mais nous apercevons le piège, nous maintenons la position telle que nous l'entendons et telle que nous l'avons faite. Je n'ai donc rien de plus, au moins maintenant, à répondre à l'honorable préopinant.
M. Dumortier. - J'ai pris tout à l'heure l’engagement de répondre et je n'y ferai pas défaut. Mais l'heure est avancée et j'en aurai probablement pour longtemps.
MpVµ. - M. Dumortier, la clôture a été demandée régulièrement.
- Des membres. - Non ! non ! laissez parler M. Dumortier.
MpVµ. - Si l'on renonce à la demande de clôture (oui ! oui !), j'accorde la parole à M. Dumortier.
M. Dumortier. - J'avais cru qu'après le remarquable et éloquent discours que vient de prononcer mon honorable ami, M. Schollaert, dont la virile et splendide éloquence a si profondément remué l'assemblée, quelqu'un de ceux qui ne partagent pas ses opinions se serait levé pour combattre ses doctrines. Mais, vous venez de l'entendre, mon honorable ami M. Nothomb trouve que cet admirable discours est un hors-d'œuvre. Je le qualifie, moi, de chef-d'œuvre.
- Des membres. - C'est vrai !
M. Dumortier. - Un hors-d'œuvre, parce que ce discours n'est pas dans les idées de l'honorable membre, un hors-d'œuvre, parce qu'il a condamné, comme il devait le faire, cette doctrine du vote universel que l'on nous préconise ici depuis quinze jours et dont on n'ose pas proposer l'application ! Si le vote universel est tel, que personne de vous n'ose le demander, pourquoi donc nous en parlez-vous depuis quinze jours, pourquoi le représentez-vous comme un bienfait, comme l'avenir du pays ?
Je ne porte pas ici atteinte aux sentiments patriotiques de ceux de mes honorables amis dont j'ai la douleur de me séparer en ce moment ; loin de moi cette pensée. Mais je dois dire que quand j'ai entendu tous ces discours en faveur du cens universel, ils ont produit, dans mon âme patriotique, un effet déplorable.
J'ai cru entendre des plaidoyers de circonstances atténuantes d'un bouleversement politique que nous redoutons tous et dont certaine presse française nous menace chaque jour. Ah ! croyez-le bien, l'étranger, qui a l'oreille tendue à la frontière, recueille ces paroles imprudentes pour s'en servir contre la patrie.
Comment ! vous ne voulez pas du suffrage universel ; vous n'osez pas le demander, et vous venez pendant quinze jours le vanter dans cette assemblée ! Pourquoi donc en parler ? Pourquoi émotionner ou chercher à émotionner le pays ? Mais malgré tant d'efforts tentés, et dans cette Chambre et en dehors de cette enceinte, vous n'y êtes pas parvenus et vous-mêmes, vous reculez devant vos doctrines en présence de l'attitude de l'opinion publique qui tout entière se prononce contre vous.
M. Bouvierµ. - C'est très bien ! C'est très vrai.
MpVµ. - M. Bouvier, l'interruption est très mal et je vous prie de ne plus interrompre.
M. Dumortier. - Oui, messieurs, j'ai vu tous les moyens employés pour faire naître dans le pays l'émotion que l'on cherchait à exciter. J'ai vu les murs de la capitale couverts d'affiches ; j'ai vu certains journaux faire un appel à toutes les populations.
Eh bien, les populations, dans leur sagesse, ont répondu, en disant au parlement : Faites votre devoir ; quant à nous, ceci n'est pas notre affaire.
En présence d'une pareille attitude des populations, est-il vrai de dire, comme on l'a prétendu, que le pays entier réclame le vote universel ? Est-il vrai de dire que le pays tout entier réclame un abaissement du cens électoral ? Quant à moi, je ne le crois pas. Je crois que le pays entier s'inquiète fort peu de cette affaire ; que d'autres pensées le préoccupent, qu'il se préoccupe de la conservation de notre dynastie, de notre nationalité, de notre existence, et en cela, le pays montre cette sagesse (page 739) traditionnelle qui l'honore et qui a toujours fait sa force au moment du danger.
Messieurs, dans le cours de ce débat, j'ai entendu des paroles qui, je dois le dire, me forcent aussi, dans cette circonstance, à me séparer, avec douleur, de quelques-uns de mes amis, bien que je marche toujours avec eux.
J'ai entendu un de mes amis diviser le parti conservateur en deux catégories : les bornes et les progressifs.
Messieurs, mon opinion sur la question qui nous occupe étant bien connue, c'est évidemment dans la première catégorie qu'on a voulu me placer.
Eh bien, j'accepte, pour mon compte, l'épithète. J'accepte d'être une borne contre l'abandon de notre antique drapeau ; j'accepte d'être une borne contre l'alliance des conservateurs avec la pire queue du radicalisme et du socialisme.
Oui, je veux bien être borne ; car les bornes sont bonnes à quelque chose dans le monde : elles servent souvent de garde-fous. (Interruption.)
Messieurs, je ne veux faire aucune méchante application. Seulement, je me défends d'être borne.
Nous appartenons au parti conservateur.
Qu'est-ce donc que le parti conservateur ? Que doit-il être ? C'est celui qui maintient la stabilité de nos institutions. La conservation consiste en ceci : En 1830, le peuple, le Congrès ont fait de grandes choses, nous ont dicté de grandes libertés.
Eh bien ! conserver ces libertés, ces grands principes de 1830 ; conserver la stabilité de nos institutions, voilà la maxime du parti conservateur.
Mais, dit-on, vous voulez être immobiles ; vous êtes des bornes. Nous, nous voulons marcher, nous voulons toujours progresser.
Ah ! vous êtes les amis du progrès ? Mais je vous demanderai ce que c'est que votre progrès, ce que vous entendez par là. Est-ce que, pour être dans le progrès, il faut un mouvement incessant ? Faut-il par hasard marcher toujours ? Faut-il tout changer, tout bouleverser incessamment ? Il y a un progrès qui est toujours dangereux : c'est celui de l'astronome de la fable qui vise aux étoiles et qui tombe dans un puits. Si c'est là votre progrès, je ne vous suivrai pas. (Interruption.)
Conservateurs de la vieille roche, conservateurs des grands principes de 1830, vous êtes avec moi sur les rails ; vous pouvez dérailler ; je ne déraillerai pas, je resterai, fussé-je seul, sur les rails, el, an milieu des débris de mon parti, je dirai encore avec Horace : impavidum ferient ruinae.
Messieurs, dans quelle situation a-t-on placé dans cette circonstance le parti conservateur ? Quant à moi, je le déclare, je suis profondément triste de voir une partie de mes amis s'allier dans cette circonstance à nos plus grands adversaires en dehors de cette enceinte. J'ai vu des affiches sur tous les murs de Bruxelles, j'ai vu les noms qui figuraient au bas de ces affiches et parmi les hommes qui convoquaient le peuple à leurs meetings et l'engageaient à des manifestations plus ou moins désordonnées, j'y ai reconnu les noms de ceux qui récemment, au congrès de Liège et à celui de Bruxelles, demandaient le rétablissement de la guillotine pour exterminer les capitalistes, j'ai reconnu celui qui disait qu'il fallait couper cent mille têtes, ceux qui, lors de l'inauguration de la statue de Verhaegen, composaient ces chants affreux, blasphématoires : Plus de Dieu ni de Messie ! Et voilà les hommes à la suite desquels on voudrait faire marcher le grand parti conservateur. Encore une fois, je ne suivrai pas ces hommes et je resterai sur les rails quand vous serez tombés.
Le projet de loi présenté par l'honorable M. Guillery n'est point, dit-il, le vote universel. Certainement ce n'est pas le vote universel, mais le vote universel n'existe pas, il n'est pas de pays au monde où les femmes et les enfants sont appelés à voter. Mais l'extension du cens proposée par l'honorable M. Guillery est telle que pour les grandes villes, pour Bruxelles, par exemple, c'est presque entièrement le vote universel. Actuellement le cens communal est échelonné. L'honorable M. Guillery propose de le rendre uniforme pour toutes les localités, c'est une première injustice, car, messieurs, pour pouvoir rendre le cens uniforme, il faudrait que l'impôt fut le même partout. Pourquoi, lorsque vous fîmes la loi communale en 1836, avons-nous établi un cens différentiel ? Parce que l'impôt varie d'après l'importance des localités ; nous voulions arriver à avoir partout un nombre d'électeurs proportionnellement le même. Or, vous voulez augmenter considérablement le nombre des électeurs dans les grands centres, et dans les 2,000 autres communes vous ne changez rien ou presque rien. Ainsi l'égalité proportionnelle établie par le législateur de 1836 est renversée, et par la proposition de M. Guillery et par l'amendement de mon honorable ami M. Nothomb,
On a beaucoup vanté te programme de l'honorable M. Dechamps, mais en le vantant, on ne l'a pas du tout suivi : j'aurais compris que, conformément à ce programme, on eût proposé une réduction proportionnelle du cens, mais ce n'est pas ce que vous faites ; vous faites du radicalisme en établissant le même cens pour toutes les localités.
Quel serait le résultat de l'adoption de ce principe ? A Bruxelles, par exemple, où, pour être électeur, il faut payer aujourd'hui 42 francs 32 centimes, on sera électeur en payant 15 francs, c'est-à-dire que vous aurez là véritablement le vote universel, surtout si vous y ajoutez la division des cotes proposée par l'honorable M. Couvreur. Ainsi, lorsque mon honorable ami M. Schollaert attaquait le suffrage universel, il attaquait la proposition de M. Guillery dans sa base et dans son principe.
Dans la capitale, vous avez actuellement 10,000 électeurs et de ces 10,000 électeurs, combien y en a-t-il qui se rendent au scrutin ? Il y en a 1,200 ou 1,500. Avec l'abaissement du cens que proposent MM. Guillery et Couvreur, vous aurez plus de 10,000 nouveaux électeurs. Maintenant, qu'une élection ait lieu, les électeurs qui ont l'habitude de ne pas aller au scrutin continueront à ne pas y aller, mais les 10,000 nouveaux électeurs, appartenant à des classes inférieures de la société, ceux-là seront impatients d'user du droit nouveau que vous leur aurez accordé, car la nouveauté séduit toujours les hommes, et ce sont eux qui feront l'élection.
Eh bien, qui vous dit que le jour de l'exécution de cette loi, au lieu d'une magistrature qui représente les idées d'ordre, vous n'aurez pas dans les grandes villes une magistrature prête à démolir toutes nos institutions. Et quand ces hommes de désordre siégeront dans nos grandes villes, ils arriveront bientôt dans cette enceinte. C'est donc, comme l'a dit mon honorable ami, le renversement de la Constitution.
Maintenant on ajoute une condition ; il faut savoir lire et écrire. Eh bien, je ne connais pas de disposition plus antidémocratique, plus violente que celle-là. D'une part, qui est-ce qui vérifiera si l'on sait lire et écrire ? Ce seront des commissions nommées par le gouvernement. C'est-à-dire que vous aurez donné au gouvernement la formation des listes électorales ! Voilà où vous arrivez.
Vous réclamez tous les jours contre les abus qui se commettent dans la formation des listes électorales et vous voulez commettre vous-mêmes le plus grand des abus, celui de confier au gouvernement la confection des listes électorales. (Interruption.) Mais les examinateurs trouveront que tous les électeurs qui ne sont pas de leur opinion ne savent pas lire et écrire, tandis que ceux de leur opinion sauront toujours lire et écrire. Voilà la conséquence de cette proposition que vous appuyez !. Mes honorables amis, en vous disant hommes du progrès, vous êtes les astronomes qui tombez dans le puits, pour ne pas avoir examiné les dangers de votre marche, et les dangers auxquels vous vous exposez.
Une telle mesure est-elle démocratique ? Non, messieurs. Comme l'a dit si éloquemment mon honorable ami M. Schollaert, combien n'avez-vous pas d'ouvriers qui par l'économie, par l'esprit l'ordre, parviennent à se faire une place dans la bourgeoisie ? Eh bien, ceux-là, vous les écartez s'ils ne savent pas lire et écrire, vous les punissez de leur courage, de leur activité, de leur esprit d'ordre en les écartant de l'urne électorale. Je connais, dans la ville de Tournai, d'anciens ouvriers qui par leur courage, leur travail et leur esprit d'ordre, sont aujourd'hui devenus propriétaires de plusieurs maisons, sortis ainsi de la classe ouvrière et entrés dans la bourgeoisie, mais qui ne savent ni lire ni écrire ; ceux-là, vous les écartez impitoyablement des listes électorales.
- Un membre. - La loi n'aurait pas d'effet rétroactif.
M. Dumortier. - Mais après la publication de la loi, il y aura toujours des ouvriers qui s'élèveront et qui finiront par devenir des hommes considérables. Eh bien, ils seront écartés de la liste électorale.
Ainsi votre proposition est tout à fait antidémocratique, car vous punissez l'homme qui, par son travail, son intelligence, son esprit d'ordre, est parvenu à s'élever dans l'échelle sociale.
Il y a quelques années, nous avons entendu parler d'une donation d'environ 3 millions, faite aux hospices de Tournai ; eh bien, celui qui a fait cette donation savait mettre sa signature, rien de plus ; il ne savait, ni lire, ni écrire. Il aurait donc été exclu du corps électoral.
Je dis donc qu'il n'est pas de proposition plus antidémocratique que celle que vous appuyez.
D'une part, le projet punit l'ouvrier qui a prospéré, qui s'est élevé ; (page 760) d'une autre part, il confie la formation des listes électorales aux agents du pouvoir, deux choses que jamais conservateur ne devrait accepter.
Je voudrais maintenant, messieurs, vous dire quelques mois du système du gouvernement. Le projet du gouvernement ne me satisfait pas davantage que l'autre.
D'abord c'est un projet de catégories, c'est-à-dire de privilégiés. Nous avons assez de catégories électorales avec celles des cabaretiers et des débitants de cigares pour que nous n'y ajoutions d'autres catégories d'électeurs.
D'autre part, le gouvernement, qui combat l'abaissement du cens, le propose lui-même, puisqu'il propose la réduction de moitié du cens actuel pour ceux qui savent lire et écrire. Il y trouve, dit-il, une garantie. Est-ce que par hasard celui qui sait lire et écrire offre plus de garanties que celui qui ne le sait pas ?
Il n'y a pas de garantie en cette affaire.
Mais ce n'est pas tout. Pour d'autres catégories on ne demande aucune espèce de cens. Pour eux, c'est là le vote universel, ou je n'y comprends plus rien. Je lis dans le projet du gouvernement que les employés touchant 1,500 fr. d'appointements seront électeurs sans devoir payer un centime d'impôt. Puis, toute une longue catégorie de magistrats, de fonctionnaires employés de l'Etat, de la province, des communes, des établissements publics ou qui en dépendent, jouissant de 1,500 francs de traitement.
Voilà des personnes qui, parce qu'elles ne payent rien au trésor public, et parce qu'elles reçoivent du trésor public, seront électeurs.
C'est trop fort. Si ces personnes reçoivent, qu'elles payent d'abord ; ce n'est que justice.
Puis les avocats, les médecins, les pharmaciens, les ministres des cultes rétribués, les instituteurs primaires diplômés.
C'est la question des diplômes. Ce sont des professions libérales.
Eh bien, moi je le déclare, la profession que je regarde comme la première de toutes, en matière de professions libérales, c'est l'agriculture, et on l'exclut systématiquement du scrutin.
Pour les Chambres, toutes les professions, en Belgique, arrivent à l'urne électorale, même celles qui, comme le disait l'honorable M. Dolez ou l'honorable M. Devaux, amènent des résultats immoraux, une seule excepté l'agriculture. Pas un seul fermier n'arrive à être électeur, à moins qu'il ne soit propriétaire. Il n'est donc électeur qu'à raison de la propriété, et l'agriculteur est exclu du vote.
Je parle ici pour les élections générales. Je sais que, pour la commune, il y a une partie de la contribution qui lui compte. C'est l'amendement que j'ai présenté en 1836.
Que signifient ces diplômes, messieurs ? C'est, encore une fois, le privilège, et la Constitution tout entière repousse le privilège.
- Plusieurs membres. - A demain.
- D'autres membres. - Non, non, parlez.
M. Dumortier. - Je déclare, messieurs, que quant à moi, il m'est impossible de donner mon assentiment ni à la proposition de l'honorable M. Guillery, ni à l'amendement de l'honorable M. Nothomb, ni au système de l'honorable M. Couvreur, ni au projet du gouvernement.
Ce que je désire, c'est que, dans les circonstances où nous sommes, le projet, tous ces amendements et tous ceux que je proposerai moi-même, soient renvoyés à la section centrale pour qu'elle vous fasse un rapport l'an prochain, quand les nuages qui s'amoncellent à l'horizon seront dissipés. Je crois qu'en agissant ainsi nous ferons une œuvre patriotique et sage.
- La séance est levée à 4 3/4 heures.