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Chambres des représentants de Belgique
Séance du samedi 23 mars 1867

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1866-1867)

(Présidence de (M. E. Vandenpeereboom.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 709) M. Thienpont, secrétaire., procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. Van Humbeeck, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Thienpont,. présente l'analyse suivante des pièces qui ont été adressées à la Chambre.

« Des habitants du faubourg de Charleroi demandent l'abaissement du cens électoral pour la province et pour la commune. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi relatif à la réforme électorale.


« Les secrétaires communaux du canton de Flobecq prient la Chambre de prendre les mesures nécessaires pour améliorer la position des secrétaires communaux. »

« Même demande des secrétaires communaux du canton de Lessines. »

- Renvoi a la commission des pétitions.


« Le sieur Wauvermans, greffier de la justice de paix du deuxième canton de Bruxelles, demande la suppression des mots : « au comptant », qui se trouvent dans l'article 15 du projet de loi sur l'organisation judiciaire et prie la Chambre de rejeter l'amendement proposé à l'article 228 de ce projet. »

« Même demande des greffiers de justice de paix de Belœil, Boussu, Oosterzele, Ardoye, Sotteghem, Maeseyck, Mechelen, Léau, Deynze, Nieuport, Passchendaele et du sieur Bolte. »

- Renvoi à la commission qui a été chargée d'examiner le projet de loi sur l'organisation judiciaire.


« L'administration communale de Gand prie la Chambre de mettre le plus prochainement possible à l'ordre du jour le projet de loi sur le temporel des cultes. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« L'administration communale de Maransart prie la Chambre d'autoriser la concession du chemin de fer projeté de Bruxelles à Marbais. »

- Même renvoi.

Projet de loi abolissant l’article 1781 du code civil

Rejet par le sénat

« Par deux messages, le Sénat informe la Chambre : 1° qu'il a rejeté le projet de loi portant abolition de l'art 1781 du code civil ;

Pièces adressées à la chambre

« 2° qu'il a adopté le projet de loi allouant des crédits supplémentaires au budget du ministère de la justice des exercices 1866 et 1867. »

- Pris pour information.


« M. Snoy, obligé de s'absenter pour affaires de famille, demande un congé. »

- Accordé.

Projet de loi modifiant plusieurs dispositions des lois électorales

Discussion générale

MpVµ. - La parole est continuée à M. le ministre des finances.

MfFOµ. - Messieurs, on chercherait en vain à s'en défendre, le véritable objet des préoccupations, le seul que l'on discute, est précisément celui qui paraît ne pas être en question.

Quoi que l'on fasse, c'est toujours au suffrage universel que l'on revient. Lorsqu'un honorable membre prend la parole, c'est à peine s'il s'occupe des propositions, cependant très diverses et assez nombreuses, qui sont soumises à la Chambre. Les discussions de la presse portent généralement, presque exclusivement, sur la question prochaine, et très peu, très accessoirement sur la réforme actuelle.

Ce n'est pas la question d'aujourd'hui que l'on agite, mais bien la question de demain, la question du suffrage universel. Si une assemblée, si un meeting se constitue, ce n'est pas de ce qui est en délibération que l'on s'y occupe, c'est encore et toujours du suffrage universel. Parmi les pétitions qui vous sont adressées, je ne sache pas qu'il y en ait d'autres que celles qui réclament le suffrage universel. Ceux qui ont pris le titre de réformistes dans la Chambre, quelque soin qu'ils prennent de s'en défendre d'abord, en arrivent insensiblement, graduellement, mais fatalement, à défendre et à préconiser le suffrage universel. Et cependant, ceux qui veulent passer pour des prudents et des habiles parlent absolument comme s'ils étaient animés du désir le plus sincère de ne pas être amenée à le discuter.

Pourquoi, nous disent-ils, pourquoi nous occuper de cette question ? Il y aurait intérêt et peut-être prudence à ne pas le faire !

Que signifie une pareille précaution oratoire, sinon que la parole ne doit être qu'à l'apologie du suffrage universel, et qu'elle ne peut pas être accordée à la critique ? Médire du suffrage universel, nous dit-on, en parler comme d'une chose dangereuse, qu'il faut combattre et refuser pour la Belgique, alors qu'il est accepté par 120 millions d'hommes formant les peuples les plus illustres et les plus éclairés, n'est-ce pas là une chose téméraire et dangereuse ? Il y aurait quelque convenance et quelque prudence à ne pas agiter cette question.

Mais en vérité, messieurs, n'est-ce pas là réclamer le monopole en faveur de ceux qui préconisent le suffrage universel, et vouloir interdire la parole à ceux qui ne professent pas cette opinion ?

Je ne crois pas que, ni la convenance, ni la prudence nous obligent à ne pas dire notre sentiment sur un pareil sujet.

Nous avons d'ailleurs à l'envisager au point de vue particulier et spécial de la nation belge ; et certes, nous n'avons pas la prétention d'adresser la moindre critique aux autres peuples qui ont trouvé convenable d'adopter pour eux-mêmes un pareil système politique.

Que le suffrage universel soit, dans certains pays, organisé avec de puissants contre-poids, qu'il soit dirigé et contenu, là n'est pas pour nous la question, et nous n'avons pas à entrer dans une discussion à cet égard.

Mais ce que nous avons à examiner, c'est le point de savoir si, dans la situation actuelle de la Belgique, avec nos magnifiques institutions nationales, avec toutes les libertés dont nous jouissons, le suffrage universel serait un régime désirable, acceptable pour nous.

J'entre donc, messieurs, sans difficulté au cœur même de la question. Je veux examiner le suffrage universel en lui-même, dans les conditions que je viens d'indiquer. Je n'ai pas la prétention de traiter sous toutes ses faces un aussi vaste sujet. Mais je veux rechercher si ce genre de suffrage est de nature à garantir les droits individuels et s'il est compatible, les libertés que nous possédons étant données, avec les développements de la civilisation.

En principe, et malgré les apparences contraires, je dis que le suffrage universel n'est pas juste. Pour établir qu'il est juste et par conséquent légitime, il faudrait d'abord démontrer que la loi de la majorité est une loi naturelle, primordiale, antérieure et supérieure, comme on a coutume de dire aujourd'hui, et qu'elle doit être nécessairement (je ne parle pas au point de vue de la force, mais au point de vue du droit), et qu'elle doit être nécessairement obéie. Il faudrait prouver qu'en dehors de tout droit positif, en vertu d'un principe inhérent à la nature humaine la minorité est tenue de se soumettre d'une manière absolue à la majorité.

Mais la raison même que l'on invoque pour justifier le suffrage universel, et c'est la seule que l'on puisse invoquer, est destructive de la loi des majorités. Quelle est, en effet, cette raison ? C'est l'absolue égalité des droits de tous les hommes.

Si tous les hommes, dans leurs rapports politiques, sont absolument égaux, en vertu de quoi peut-on exiger qu'un individu subordonne son droit, sa prétention, son idée, sa fantaisie même, si l'on veut, au droit, (page 710) à la prétention, à l'idée, à la fantaisie d'autrui ? La minorité n'est pas l'égale de la majorité ; la minorité lui est subordonnée.

Qu'est-ce donc que le principe de la loi des majorités ? C'est une pure création de l'bomme pour l'utilité et le bien commun de la société. Il est légitime qu'à la condition d'exprimer autant que l'imperfection de notre nature le permet, ce qui est juste, ce qui est vrai.

Est-ce donc dans le plus grand nombre que l'on trouvera la plus saine appréciation de ce que réclament les besoins sociaux ? Est-ce au plus grand nombre, c'est-à-dire aux plus ignorants et aux plus incapables qu'il faut confier le pouvoir social ? La raison se refuse assurément à l'admettre. Et si c'est simplement l'utilité sociale qui consacre le droit de suffrage, comment serait-il juste et légitime de l'attribuer au nombre, de donner exclusivement l'empire au nombre contre l'intérêt évident de la société.

Mais, dit-on, tons les pouvoirs émanent de la nation. C'est là notre principe constitutionnel. Sans doute, mais ce principe signifie-t-il que le droit de suffrage ne sera accordé qu'aux individus mâles et majeurs, à l'exclusion de tous les êtres, beaucoup plus nombreux, qui constituent le reste de la nation ? Les individus mâles et majeurs ne constituent pas seuls la nation. Et si, de l'aveu de ceux qui préconisent le suffrage universel, c'est tout au plus à ceux-là qu'il faut attribuer le droit de suffrage, pourquoi une part de souveraineté nationale ne serait-elle pas attribuée également à tous les autres ?

Il est évident, messieurs, que la Constitution a entendu parler de la nation représentée par ses mandataires, par les électeurs dont elle a eu soin de définir les droits. C'est là le sens qui a été attaché par les constituants au principe qui déclare que tous les pouvoirs émanent de la nation. Sinon, ils auraient commis le plus étrange des inconséquences en proclamant à la fois que tous les pouvoirs émanent de la nation, et que la souveraineté sera exercée par une catégorie de citoyens très restreinte eu égard à la masse de la population.

Et d'ailleurs, ce principe n'a jamais été que la négation des constitutions octroyées en vertu d'un prétendu principe de droit divin.

Le suffrage conféré au plus grand nombre permet-il d'atteindre l'un des buts essentiels de la société, la garantie des droits individuels ? Je ne le pense pas ; il est de l'essence du suffrage universel d'être oppresseur. Pourquoi ? Parce qu'il ne représente qu'un seul intérêt : ne reconnaissant que les droits d'une classe, et manquant des lumières nécessaires pour trouver les moyens de les satisfaire, il sacrifie toujours, au risque de nuire à ceux qu'il veut servir, les intérêts des autres classes de la société.

Dans ce régime, ce sont les indigents qui deviennent les arbitres des destinées d'un peuple ; et s'ils sont libres, s'ils ne sont ni dirigés, ni contenus, l'heure arrivera, au milieu des crises inévitables de nos sociétés industrielles, où ils croiront que le salut social réside dans quelques combinaisons, essayées dans tous les pays et à toutes les époques rappelées par l'Histoire, et qui, sous le prétexte de diviser et de répartir les richesses, ne parviennent qu'à les anéantir.

« Aussi, dit-on, ne voulons-nous que le suffrage éclairé ; nous n'admettons à l'urne que ceux qui savent lire et écrire. »

Et l'on ne s'aperçoit pas que, cette concession faite, le droit de suffrage est ébranlé jusque dans ses fondements ! Si vous écartez les indigents, si vous écartez ceux qui participent aux secours publics, si vous écartez même seulement les illettrés, le droit fondé sur l'égalité naturelle n'existe plus.

Quoi ! Vous vous croyez autorisés à repousser du scrutin ceux qui ne savent ni lire ni écrire, parce que l'intérêt manifeste de la société vous y oblige, et au nom du même intérêt, il ne sera pas légitime d'avoir un suffrage plus restreint encore, si la restriction que vous admettez est insuffisante et dérisoire !

L'histoire tout entière, si singulièrement, et j'ose le dire, si audacieusement travestie dans cette discussion, témoigne contre les démocraties pures.

Ecoutez le langage d'un illustre écrivain, d'un libéral, d'un républicain, M. de Sismondi :

« Les anciens avaient eu beaucoup plus d'expérience que nous des gouvernements libres et de toutes les formes républicaines.

« Ceux qui invoquent leur autorité, à l'appui de ce qu'ils nomment les principes, les grands principes, doivent être assez étonnés, s'il leur arrive jamais d'ouvrir, non pas seulement Aristophane, mais Platon ou Aristote, de les voir se prononcer si fortement contre les démocraties pures.

« Tous les philosophes grecs qui les avaient vus en action, y avaient remarqué la domination constante du principe rétrograde sur le principe progressif, de la brutalité du grand nombre sur la science et la vertu du petit. Ils y avaient vu l'oppression habituelle de la minorité par la majorité, la dureté des maîtres envers les sujets, quand la cité commandait aux campagnes ou que la démocratie devenait conquérante, le favoritisme populaire, non moins redoutable que celui des cours, et la rapidité des révolutions que produisait cet enthousiasme de la multitude si violent et si fugitif. Nous ne nous arrêterons point à discuter leur témoignage, mais nous ne pouvons nous empêcher de demander aux partisans du suffrage universel, avec étonnement, non pas où est leur expérience, mais où est leur théorie. Ils rejettent tout ce qui est ancien, ils veulent changer la face du monde, et ils ne présentent point, non pas seulement un législateur, mais un philosophe, un sage, un grand écrivain, qui ait admis et développé ce qu'ils nomment leurs principes. »

II n'existe, en effet, ni un grand écrivain, ni un grand philosophe, qui ait préconisé le suffrage universel. En vain a-t-on essayé de chercher à s'abriter hier derrière quelques noms illustres. M. Gladstone a formellement exprimé son opinion contre l'empire donné au nombre, et M. de Tocqueville, dont on a invoqué l'imposante autorité, s'il constate et prédit l'avènement de la démocratie, n'est pas assurément l'apologiste des gouvernements par les masses.

« Il est facile d'apercevoir dans l'avenir, dit-il, un moment où les républiques américaines seront forcées de multiplier les deux degrés dans leur système électoral, sous peine de se perdre misérablement parmi les écueils de la démocratie.

« Je ne ferai pas difficulté de l'avouer, je vois dans le double degré électoral le seul moyen de mettre l'usage de la liberté politique à la portée de toutes les classes du peuple. Ceux qui espère faire de ce moyen l'arme exclusive d'un parti et ceux qui le craignent me paraissent tomber dans une égale erreur. »

Et dans les notes de son voyage aux Etats-Unis, publiées très récemment, M. de Tocqueville rapporte cette opinion remarquable de Channing exprimée dans une conversation qu'il a eue avec lui.

« Pour ma part, lui dit un sage, un républicain, un chrétien dévoué aux classes souffrantes, pour ma part, lui dit Channing, je crois tout homme en état de comprendre les vérités religieuses et ne crois pas tout homme en état d'entendre les questions politiques. Quand je vois soumettre au jugement du peuple la question du tarif, par exemple, qui divise les plus grands économistes, il me semble que l'on ferait aussi bien de prendre pour juge mon fils que voilà (en montrant un enfant de dix ans). Non, continua-t-il, je ne puis croire que la société soit faite pour être dirigée d'une manière directe par les masses, toujours comparativement ignorantes. Je pense que nous allons trop loin .... »

M. de Tocqueville comme M. de Sismondi veulent que le législateur représente non pas l'opinion des masses, que l'on ne peut jamais instruire que jusqu'à un certain degré, mais les pensées élevées, les instincts généreux, les idées justes qui ont leur cours dans l'ensemble de la société. Les deux publicistes ne diffèrent guère que sur les moyens qu'ils choisissent pour réaliser cette conception.

M. de Tocqueville a recours au suffrage à deux degrés ; M. de Sismondi imagine un système dans lequel il donne aux électeurs une influence plus ou moins grande, selon qu'ils sont plus ou moins instruits.

Il me semble donc que nos contradicteurs ont étudié l'histoire comme ils ont étudié la philosophie et la politique ; ils ont vu dans le monde le suffrage universel, la démocratie pure, tout au plus il y a un siècle : ils ne connaissent pas les républiques du moyen âge, ils ne connaissent pas certains cantons de la Suisse qui séculairement ont été des démocraties pures, comme ceux d'Uri, du Schweiz et d'Unterwald.

Ils ne savent pas qu'au rapport de M. de Sismondi, « il n'y a jamais eu d'exemple au monde (je cite ses propres paroles) de démocraties plus absolues que celles des anciens petits cantons des dixains du Valais et des communes des ligues grises. »

Et ignorant toutes ces choses, jetant en pâture à la foule des sentences menteuses, il n'est pas étonnant qu'ils ignorent aussi que dans ces démocraties où tout le peuple était assemblé, la volonté du peuple fut constamment rétrograde.

« En dépit de leurs confédérés, dit toujours Sismondi, en dépit des clameurs de l'Europe ils ont maintenu la torture dans leurs tribunaux, quand elle était abolie partout ; quand la liberté de la presse était partout consacrée, ils sollicitaient chaque année leurs confédérés de la (page 711) proscrire ; et de nos jours, aujourd'hui même, alors que le suffrage universel existe au moins dans un grand nombre des cantons de la Suisse, les esprits libéraux luttent, et souvent vainement, contre l'esprit le plus rétrograde. Et pourtant l'enseignement y est obligatoire, et tout le monde à peu près sait lire et écrire !

Naguère, on a soumis au peuple des propositions de modifications à la Constitution fédérale, et voici ce qu'une correspondance de Berne du 22 janvier 1866, adressée à l'un de nos grands journaux, rapporte à ce sujet :

« On n'y comprend rien, mais c'est ainsi : les projets de modification à la Constitution fédérale, projets longuement médités, élaborés par nos conseils, ont été rejetés par le peuple suisse. Et ici, notez-le bien, il ne s'agit ni de pression, ni de surprise, le peuple sait ce qu'il fait. Il est préparé au vote par des meetings, des brochures, des conférences, des instructions officielles, des discussions publiques ; pas de corruption possible, pas de séduction, pas d'erreur. La révision proposée est rejetée. L'article premier, pour l'unification des poids et mesures, est rejeté. L'article 3, donnant aux établis le droit de vote dans les affaires municipales, rejeté. L'article 4, réclamant la compétence fédérale pour régler la position des établis (c'est à-dire les Suisses établis dans un canton qui n'est pas leur canton d'origine) en manière d'impôts et de droits civils, rejeté. L'article 5, réclamant le droit des établis en matière cantonale, rejeté. L'article 6, proclamant la liberté de culte et de conscience, rejeté probablement aussi, quoique à une très faible majorité L'article 7, demandant le droit pour la confédération d'interdire certaines peines, rejeté également à une majorité très forte, non qu'on soit en Suisse pour la bastonnade, mais parce qu'on craint, hélas ! dans certains endroits, l'abolition de la peine de mort, et d'ailleurs, la promulgation d'un code pénal fédéral qui détruirait toutes les traditions, c'est-à dire tout ce qui reste du moyen âge en Suisse. L'article 8, réclamant la protection de la propriété intellectuelle, rejeté comme les autres, parce qu'il y a force industries cantonales qui vivent de contrefaçon. L'article 9, interdisant les loteries et les maisons de jeu, rejeté enfin, surtout par les cantons catholiques...

« Dans ce refus inexplicable, c'est Berne qui a pesé le plus dans la balance, grâce au chiffre prépondérant de sa population. Berne a tout rejeté ; celui qui me dira pourquoi sera bien habile. Il n'y a qu'une explication possible : la coalition involontaire, inconsciente, des extrêmes contre les partis mitoyens : l'alliance non préparée de ceux qui veulent une révision plus radicale et de ceux qui demandent le statu quo, même la réaction ; en un mot, l'entente sans cordialité des gens du Sonderbund et des rouges. »

M. Coomans. - Il est affreusement tyrannisé le peuple suisse.

MfFOµ. - Il est fort éclairé, comme vous le voyez. Il sait lire et écrire, il a le suffrage universel, et voilà les principes qu'il conteste.

M. Bouvierµ. - Voilà votre idéal.

MfFOµ. - L'honorable membre qui m'interrompt se fait de la société, de l'histoire, les idées les plus fausses et les plus dangereuses. Il méconnaît que la démocratie triomphante a partout les mêmes passions.

Après trois mille ans on entend à Paris, en 1848, absolument les mêmes cris que l'on entendait à Athènes. Malgré le plus admirable développement intellectuel qui fût jamais, car Athènes fut sans rivale pour les œuvres de l'esprit, elle n'a pas été plus que d'autres républiques, plus que d'autres Etats, préservée des excès de la démocratie.

Guerre aux riches ! Impôts sur les riches ! Partage des biens ! Voilà ce que voulait la plèbe athénienne.

Cette démocratie qui était maîtresse de faire les lois, crée les impôts pour en attribuer le produit au peuple oisif, réuni au théâtre et dans les assemblées. Elle exile les propriétaires, et distribue leurs biens entre leurs vainqueurs. Les proscriptions odieuses inspirées par les haines démocratiques étaient tellement multipliées que, suivant la parole d’Isocrate, une seule cité finit par compter plus de bannis que n'en comptait auparavant tout le Péloponnèse.

La démocratie en possession du suffrage universel diminue l'intérêt de l'argent, convertit les capitaux en rentes, et finit par abolir les dettes. Elle cherchait l'égalité. L'inégalité ne cesse de grandir. Sous prétexte de liberté, elle fait régner l'anarchie, et fatiguée de ses propres excès, effrayée de leurs épouvantables résultats, elle abdique et se réfugie dans les bras des hommes forts qui seuls peuvent sauver la société.

M. Coomans. - Certainement la démocratie fait des sottises aussi. Il faut être impartial.

M. Nothomb. - Ce n'est pas la démocratie qui a fait cela, c'est la démagogie, ne confondez pas l'une avec l'autre.

MfFOµ. - C'est la démagogie, oui ! Connaissez-vous des démocraties pures, sans démagogues ! Est-ce là, au surplus, de l'histoire ancienne ou de l'histoire moderne ?

M. Coomans. - Dans tous les temps.

MfFOµ. - C'est l'histoire des passions humaines ; elle est malheureusement toujours la même.

Aussi, que de propositions renouvelées des Grecs n'ont pas été formulées à Paris, en 1848 ? Et ici même, au milieu de ce peuple, à qui vous voulez conférer le suffrage universel, comment se traduisent les premiers vagissements en faveur de cette doctrine ? Mais c'est la guerre que l'on déclare à la bourgeoisie, aux capitalistes.

« Le cens, dit-on dans les manifestes, n'amène au vote que le capital, » l'odieux capital ! « Le mouvement, ajoute-t-on, se fait au profit de la bourgeoisie capitaliste et non du prolétaire, travailleur. »

Absolument comme à Athènes, non, je veux dire comme à Paris en 1848. « Compagnons, dit-on, levez-vous, le moment est venu de commencer le grand travail ; le but est devant vous, clair, précis, brillant au grand jour : c'est l'égalité politique, qui nous donnera l'égalité sociale. » (Interruption.) Oui, c'est la réforme sociale que, toujours et partout, les démagogues ont fait briller aux yeux du peuple.

Aussi l'heure n'a jamais paru si favorable pour mettre toutes ces doctrines sous leur véritable jour, et lorsqu'on nous accusait, bien injustement, de reculer devant la discussion, nous étions, au contraire, très impatient de l'aborder.

Mais on a un grand exemple à invoquer ! grand et admirable assurément ; seulement il est bien mal compris, bien mal apprécié. Peut-être est-il trop récent, et en tout cas il se trouve dans des conditions trop exceptionnelles pour qu'on puisse porter sur lui un jugement définitif. Je veux parler de la grande et étonnante république des Etats-Unis. Qu'elle soit sur la pente de la démocratie pure et sans frein, on ne peut le contester. Mais la combinaison des pouvoirs, l'élection à deux degrés pour le Sénat présentent encore, au moins pour la fédération, des résistances qui ne sont pas sans efficacité. Et puis, est-on déjà arrivé partout au suffrage universel ? A l'époque où M. de Tocqueville visita les Etats-Unis, en 1834, voici ce qu'il rapporte sur la loi électorale, sous le titre de : « Résumé des conditions électorales aux Etats-Unis ! »

« Tous les Etats accordent la jouissance des droits électoraux à 21 ans. Dans tous les Etats il faut avoir résidé un certain temps dans le district où l'on vote. Ce temps varie depuis trois mois jusqu'à deux ans.

« Quant au cens : Dans l'Etat de Massachussetts, il faut, pour être électeur, avoir 3 livres sterling de revenus, ou 60 de capital.

« Dans le Rhode-Island, il faut posséder une propriété foncière valant 133 dollars (704 francs).

« Dans le Connecticut, il faut avoir une propriété dont le revenu soit de 17 dollars (90 francs environ). Un an de service dans la milice donne également le droit électoral.

« Dans le New-Jersey, l'électeur doit avoir 50 livres de fortune.

« Dans la Caroline du Sud et le Maryland, l'électeur doit posséder 50 acres de terre.

« Dans le Tennessee, il doit posséder une propriété quelconque.

« Dans les Etats de Mississipi, Ohio, Géorgie, Virginie, Pennsylvanie, Delaware, New-York, il suffit, pour être électeur, de payer des taxes ; dans la plupart de ces Etats, le service de la milice équivaut au payement des taxes.

« Dans le Maine et dans le New-Hampshire, il suffit de n'être pas porté sur la liste des indigents.

« Enfin, dans les Etats de Missouri, Alabama, Illinois, Louisiane, Indiana, Kentucky, Vermont, on n'exige aucune condition qui ait rapport à la fortune de l'électeur. ^

« Il n'y a, je pense, que la Caroline du Nord, qui impose aux (page 712) électeurs du total d'autres conditions qu'aux électeurs de la chambre des représentants. Les premiers doivent posséder, en propriété, 50 acres de terre. Il suffît, pour élire les représentants, de payer une taxe. »

Tel était l'état des choses en 1834 ; vous voyez que ce n'était pas encore précisément le suffrage universel tel qu'on le préconise sur le continent européen.

M. de Haerneµ. - Il y avait déjà des changements dans plusieurs Etats en 1834.

MfFOµ. - Je cite de Tocqueville, c'est une autorité que je crois respectable.

M. de Haerneµ. - C'est un grand homme, mais je puis prouver que ce que vous rapportez est une erreur, au moins pour le Maryland. Le suffrage universel existe déjà, depuis 1810, au Maryland.

MfFOµ. - Je rapporte textuellement ce que dit de Tocqueville.

Comme le dit l'honorable membre, les choses n'ont pas une grande fixité aux Etats-Unis. De 1834 à nos jours, bien des modifications ont été introduites dans la Constitution ; on descend la pente de la démocratie pure ; cela n'est pas à nier. Mais je constate quel est encore actuellement l'état des choses. Voici pour 1864, non pour tous les Etats, mais pour quelques-uns, la situation en ce moment.

Le Maine, New-Hampshire, Connecticut et Michigan, n'ont aucun cens électoral. Quatre autres Etats admettent le principe du cens, ce sont le Massachussetts, la Pennsylvanie, le Delaware et le Rhode-Island.

Dans les trois premiers de ces Etats, il suffit de payer une taxe ; dans le Rhode-Island, cette taxe doit être d'un dollar (5 fr. 16 c.) au moins.

Le Massachusetts, outre la condition du cens, requiert de l'électeur une certaine capacité.

Les quatre Etats que je viens de citer comme admettant le cens électoral ont ensemble une population de 4,424,017 habitants, soit environ 14 p. c. de la population totale des Etats-Unis.

Mais quel résultat constate-t-on dès à présent aux Etats-Unis ? Ce pays est dans une situation exceptionnelle, avec une immense étendue de terre, avec un capital primitif à offrir à tout le monde, et non dans la situation des vieilles sociétés européennes. Mais, d'abord, et pour le dire en passant, ce peuple, en pleine possession de ses droits comme on dit, ce peuple est-il à l'abri de la corruption électorale dont on parle et qu'on nous convie à supprimer dans notre pays en abaissant le droit de suffrage ?

Voici, sous ce rapport, quelques renseignements qui ne manquent pas d’intérpet ; ils sont de 1866 :

« Le 6 novembre, il y avait une triple élection à New-York. On avait à nommer à la fois les députés au Congrès, les hauts dignitaires de l'Etat, c'est-à-dire de la province, et le gouverneur. En outre, les électeurs ont à déclarer s'ils veulent une révision de la Constitution locale. Cette épreuve se renouvelle tous les vingt ans, et, dans l'état où sont les choses, il est plus que probable que, grâce à la réprobation du public, on sera débarrassé bientôt des magistrats élus par le suffrage universel.

« Le prochain Congrès, s'il faut en juger par la physionomie des élections, sera l'un des plus extraordinaires que l'on ait jamais vus en aucun temps. Il suffit de dire que parmi les candidats du parti démocratique figure un nommé John Morrissey, boxeur de profession et directeur d'un tripot à Saratoga.

« La corruption électorale s'exerce dans des proportions effrayantes, et quand M. Bright fait l'apologie des institutions américaines, il se laisse aller à d'étranges illusions. »

Ceci est un petit avertissement pour les honorables membres qui ont vanté beaucoup la réduction du cens, et surtout la suppression du cens, comme étant de nature à empêcher toute espèce de corruption électorale.

M. Coomans. - A diminuer.

MfFOµ. - Comment ! mais j'ai été odieusement accusé, attaqué de toutes les manières, dans la presse et dans les meetings, pour avoir dit que, quand on aurait supprimé le cens, on pourrait acheter des suffrages moyennant quelques tonneaux de bière et de genièvre. Je n'ai certes jamais dit, comme on a eu l'audace de l'affirmer, que toute la nation serait prête à vendre ses droits électoraux. Mais j'ai dit qu'on exercerait plus facilement la corruption électorale avec le suffrage universel qu'avec le suffrage restreint. C'est là la cause des récriminations dont j'ai été l'objet, et c'est ce qui a porté quelques membres de l'assemblée à répéter de temps en temps mes paroles en leur attribuant une portée qu'elles n'avaient pas, afin, sans doute, qu'elles aient un peu plus d'écho à l'extérieur.

Sans donc offenser la majesté du peuple américain, pas plus que je n'ai offensé la majesté du peuple belge, il est permis de dire que la corruption électorale s'exerce sur la plus vaste échelle aux Etats-Unis. Je continue ma relation :

Un des candidats pour le Congrès de New-York a déjà dépensé 22,000 dollars, tandis que ses patrons en ont dépensé 8,000 de leur côté. Deux autres candidats d'un district voisin en sont pour 25,000 à 27,000 dollars, chacun. Le coût moyen d'une élection est estimé à 23,000 dollars, dans les campagnes comme dans les villes, et le boxeur Morrissey n'en sera pas quitte à moins de 10,000 livres sterling.

Or, il faut noter que la durée du mandat n'est que de deux ans, de sorte que pour un terme de six ans, un candidat dépense en moyenne 69,000 dollars.

La corruption électorale est punie par les lois, mais elle revêt des formes qui la rendent presque insaisissable.

La corruption est punie par la loi aux Etats-Unis comme ici, comme en Angleterre, ici peu, parce que la corruption n'est pas très grande, en Angleterre davantage, parce qu'elle y est plus considérable. Mais elle revêt en Amérique des formes qui sont presque insaisissables. Les Américains sont très ingénieux, très habiles. Voici une série de petites fraudes auxquelles on n'avait pas encore pensé sur le continent européen.

M. Coomans. - N'est-il pas imprudent de les faire connaître ? (Interruption.)

MfFOµ. - Comme nous n'avons pas encore le suffrage universel, ainsi qu'on le dit à mes côtés, cela ne présente pas pour le moment de grands dangers.

M. Delaetµ. - Vous faites des lois contre les fraudes. Il y en a donc chez nous ?

MfFOµ. - Ainsi le candidat parie une forte somme en faveur de son élection contre un individu influent qui dispose de 50 voix, et paye les suffrages en acquit tant l'enjeu. Une autre fois il souscrit pour une somme considérable à un bal qui n'aura jamais lieu. D'autres fois, pour forcer le candidat à payer, on lui suscite un concurrent pour rire, qui se fait acheter très cher son désistement. Certains individus pratiquent une industrie très lucrative en fabricant de fausses lettres de naturalisation qui permettent à des étrangers de déposer un bulletin dans l'urne.

« Les votes sont recueillis dans des guérites érigées sur tous les points de la ville. Avec le suffrage universel, on est bien obligé de recourir à de pareils moyens. Les urnes sont de grands bocaux de verre fermés par un simple bouchon que l'on enlève pour introduire le bulletin de vote et qui sont confiés sans contrôle à la garde de la police. Une foule de gens votent plusieurs fois, et on lit sur la plupart des affiches électorales cet avis : « Votez promptement et votez souvent. » (Longue interruption.)

M. Nothomb. - Vous faites la parodie de la grande république des Etats-Unis.

MfFOµ. - La parodie ! Mais ce sont des faits qui sont attestés par tous ceux qui connaissent les Etats-Unis, par tous les écrivains, par les journaux les plus considérables et les plus importants.

M. Delaetµ. - Mais voter souvent ne veut pas dire : répéter souvent le vote dans une élection. Remplissez souvent votre devoir civique, voilà ce que cela signifie.

M. Bouvierµ. - Cela, c'est de la parodie.

MfFOµ. - Remplissez souvent le bocal qui contient les bulletins, voilà ce que l'on entend et pas autre chose.

Du reste, quels sont les résultats au point de vue de l'administration, que donne le suffrage universel, déjà dès en ce moment, aux Etats-Unis ?

Savez-vous quelle est la situation de New-York ? Les honorables (page 713) membres ne paraissent pas s'en douter. Cependant nous avons, en Belgique, un journal qui a un correspondant belge, dans ce pays, très dévoue aux idées républicaines, et qui, de temps à autre, communique ses impressions sur ce qui se passe sous ses yeux. Eh bien, je ne connais pas, je n'ai jamais lu de description aussi épouvantable de New-York que celle qui a été faite par l'écrivain auquel je fais allusion.

M. Coomans. - Et les élections en Angleterre ?

MfFOµ. - Vous vous trompez très fort. Il y a une grande différence. Sans doute, les élections anglaises ne laissent pas que de donner certains résultats très peu satisfaisants, et surtout à mesure qu'on descend, à mesure que le cens s'abaisse, à mesure que, dans une localité, on trouve plus d'individus faciles à corrompre.

M. Nothomb. - Les élections anglaises, sous le suffrage restreint, sont bien américaines sous ce rapport.

M. Royer de Behr. - La conséquence est qu'il faut relever le cens.

MfFOµ. - La conséquence est que l'affirmation constamment répétée que l'abaissement du cens est le correctif des abus électoraux, des fraudes électorales, est absolument fausse. Voilà la conséquence. La corruption électorale existera dans tous les temps avec tout système électoral, mais elle sera moindre à mesure que l'électeur aura plus d'intelligence, plus de capacité, plus d'indépendance et sera plus à l'abri du besoin : voilà ce qui est incontestable.

M. Coomans. - Il y a aussi des intrigues dans l'Académie française et il n'y a que 39 électeurs.

MfFOµ. - Je reviens, messieurs, à la situation de New-York, glorieusement administrée par le suffrage universel. Voici ce que nous rapporte un journal qui fait autorité, l’Economist de Londres :

« Un changement est sur le point d'avoir lieu dans le gouvernement de New-York, et les Anglais feraient bien de l'étudier attentivement, au moment où de grands meetings se tiennent autour d'eux et où lord Amberley réclame pour tout le monde le droit de suffrage au lieu de la résidence. Parmi les résultats secondaires amenés par les récentes élections américaines, se trouve l'opportunité d'assembler une convention, à l'effet de réviser la constitution intérieure de l'Etat de New-York, C'est ce qui se fait tous les vingt ans, et le peuple de cet Etat, bien que passablement satisfait de son gouvernement, est profondément mécontent de l'administration de la capitale, administration qu'une convention seule peut réformer.

« Dans la cité de New-York, le pouvoir a été confié, il y a dix-neuf ans, à tous ceux qui y résident, aux étrangers aussi bien qu'à ceux qui y sont nés, et le résultat de ce suffrage universel a été une désorganisation administrative complète. Les masses, investies de l'entière possession du pouvoir, en ont usé pour donner leur appui à des conseillers et à des aldermen qui, de l'avis unanime de tous ceux qui observent leur conduite, emploient leur position à s'enrichir eux-mêmes. Chaque travail qui se fait est une occasion de pillage (an excuse for plunder), chaque contrat est vendu ; des sommes énormes sont volées pour des entreprises qui ne servent à rien ; des armées d'employés inutiles sont régulièrement payées pour « bien voter, » les maisons des pauvres sont négligées, les asiles affamés, et jusque dans ces derniers temps la police était démocratisée à un degré extrême. Tandis que la cité est mal administrée, les impôts se sont accrus jusqu'à atteindre le chiffre incroyable de huit livres par tête, c'est-à-dire 3 1/2 fois le montant de ce que perçoit l'Etat en Angleterre, et deux fois celui des contributions du pays le plus imposé de l'Europe, la Hollande. Les classes propriétaires sont tellement irritées des demandes incessantes d'argent qui leur sont faites, qu'elles menacent d'instituer un comité de vigilance, c'est-à-dire de suspendre les lois par la force et de gouverner New-York au moyen d'une police armée et organisée, mais légale.

« Cependant, avant de prendre cette mesure extrême qui ruinerait la réputation commerciale de leur cité, elles ont fait un appel aux propriétaires (freeholders) de l'Etat, et ces derniers ont répondu en élisant une législature qui instituerait une convention.

« Ce corps s'assemblera au commencement de l'année prochaine, et le principal objet dont il aura à s'occuper est la réforme de la Constitution de la cité ; il est fort intéressant de remarquer dans quel sens cette réforme semble devoir s'opérer. D'après nos renseignements, deux plans sont en présence, et il est à peu près certain que l'un d'eux sera adopté. Le premier consiste à en revenir au système du droit de vote confié exclusivement aux chefs de ménage (household suffrage), régime sous lequel New-York était administrée à bon marché ; on ôterait ainsi le droit de vote à tous les émigrants et à une grande partie des classes pauvres. L'assemblée électorale nouvelle étant américaine élira, pense-t-on, uniquement des Américains ; ceux-ci ou bien réduiront fortement les impôts, ou bien emploieront les sommes considérables qui sont perçues aujourd'hui à l'amélioration et à l'embellissement de la cité, choses fort chères au cœur des Américains, qui ont des idées très larges sur ce que devrait être la vie municipale, bien qu'ils n'appliquent que fort rarement ces idées d'une manière complète. Le second plan, qui est plus radical et qui trouve au moins autant de faveur que l'autre, est de supprimer entièrement la vie municipale à New-York, de ne pas traiter cette ville, comme une cité, mais comme le « magasin de l'Etat » (warehousc of the State), et de la gouverner extraordinairement, au moyen d'une commission nommée par le gouverneur pour un certain nombre d'années. Tel est le dégoût soulevé par l'état de choses actuel, que l'on croit que même cette mesure extrême pourrait être adoptée et New-York placée sous un pouvoir dictatorial chargé spécialement de remédier aux maux causés par une administration trop populaire.

« Nous ne pouvons naturellement pas dire lequel de ces deux plans finira par l'emporter ; mais l'un et l'autre se fondent sur ce même fait que le suffrage universel a été depuis dix-neuf ans essayé dans la plus grande et la plus opulente cité de l'Amérique, et qu'il a échoué d'une manière incontestable. Le gouvernement qu'il a produit n'a été ni économique, ni somptueux, ni philanthropique, ni populaire dans aucune des classes qui résident d'une façon permanente dans la cité. C'est là un fait qui est on ne peut plus instructif pour les Anglais et pour les penseurs d» toutes les nations, car il met à néant la théorie sur laquelle on se fonde pour préconiser le suffrage de tous comme combinaison politique. Cette théorie, que l'on définit rarement, mais que l'on invoque sans cesse, consiste, croyons-nous, en ce qu'il y aurait dans une liberté complète une vertu telle, une telle force chimique, pour ainsi dire, que, appliquée à une société, elle laisserait précipiter de son sein une bonne et saine matière gouvernementale.

« Le peuple, dit-on, quoique individuellement il soit impropre au gouvernement, possède un instinct spécial pour choisir ceux qui savent gouverner, et cet instinct il en fera usage. Telle est l'explication que l'on donne, et c'est la seule que l'on puisse donner, pour justifier le choix des gouvernants par un plébiscite. On convient que le paysan français, pris comme individu, n'est pas en état de choisir la personne la plus capable pour gouverner la France ; mais on affirme que tous les paysans, pris dans leur ensemble, seront en état de le faire, pourvu seulement qu'on les laisse libres. Le fleuve, prétend-on, si on l'abandonne suffisamment à lui-même, peut s'élever plus haut que sa source. Eh bien, cette théorie, qui ébranle toutes les dynasties et toutes les institutions, est appliquée dans son intégrité à New-York ; chaque homme y a le droit de suffrage en sa qualité d'homme, sans distinction de race, de croyance ni de propriété, et le résultat que l'on obtient, c'est que les masses populaires recherchent plutôt l'avantage immédiat que l'on peut obtenir d'administrateurs corrompus, que l'avantage plus éloigné que peut procurer une administration intègre. La liberté n'agit pas à New-York comme le charbon de bois dans un filtre ; elle n'absorbe pas les impuretés en rendant l'eau limpide, mais elle tient plutôt l’écume en dissolution dans l'eau pour lui permettre de monter ensuite plus facilement à la surface.

Beaucoup d'excellents libéraux font remarquer, il est vrai, que New-York est une cité tout à fait exceptionnelle, remplie d'une population flottante d'étrangers et d'émigrants. Mais l'argument à tirer de là renverse tout le système que nous combattons. S'il y a des classes qui, pour quelque motif que ce soit, doivent être exclues du droit de vote, la théorie du suffrage universel tombe, et il ne reste plus qu'à décider quelles sont les classes qu'il convient d'exclure. Il est évident que l'élément impropre doit être écarté, mais alors arrive la question de savoir si l'ignorance n'entraîne pas l'incapacité électorale aussi bien que l'état d'étranger, si l'extrême pauvreté ne rend pas l'homme tout aussi indifférent aux intérêts de sa propre cité que l'intention qu'il peut avoir d'aller demeurer ailleurs. Et cependant, si nous écartons l'élément tout à fait ignorant et l'élément tout à fait pauvre, nous limitons déjà le droit de suffrage d'une manière très grande ; nous introduisons en réalité un principe d'élection qui conduira certainement à un gouvernement qui sera plutôt constitutionnel que démocratique. Ce fait qu'un million d'Américains, après avoir essayé le système démocratique, ont été forcés d'adopter le système constitutionnel, est fort instructif.

« Il est instructif aussi d'examiner le point précis sur lequel a échoué la théorie. On croit généralement en Angleterre qu'un gouvernement démocratique doit toujours être parcimonieux, avoir de la répugnance pour (page 714) les impôts et craindre la dépense ; cette idée, pensons-nous, provient de ce que nous voyons faire par les conseils de nos villes, surtout à Londres. Cet exemple cependant n'est pas tout à fait juste, car l'administration la plus radicalement avare qui existe en Angleterre est celle des comtés, et elle est complètement entre les mains des propriétaires fonciers. Mais nous croyons que l’esprit d'économie des conseils des villes est trompeur et provient d'une cause toute fortuite. Les taxes que ces administrations prélèvent sur les revenus frappent (par suite d'une circonstance accidentelle, savoir l'habitude de fixer la contribution uniquement d'après le revenu des biens (rental)), avec une rigueur exceptionnelle les petits chefs de ménage, lesquels constituent précisément la classe dont dépend le résultat des élections municipales. Pour ce motif, les conseillers craignent d'établir des taxes, de perdre des voix ; mais que l'incidence de l'impôt soit changée, que celui-ci soit prélevé, par exemple, au moyen d'une taxe indirecte telle que l'octroi, ou au moyen d'une imposition directe du revenu, et l'on verra immédiatement se produire la tendance du peuple à tomber dans les exagérations.

« Les électeurs patronneront des projets grandioses, chacun étant dans l'idée qu'il aura une large part du bénéfice qui doit en résulter et une part bien minime dans les frais qu'ils entraîneront. Lambeth, par exemple, établirait une grande bibliothèque publique, si la chose pouvait se faire moyennant un impôt sur le revenu d'un penny par livre, car chaque artisan croirait retirer tout le bénéfice de l'institution, en ne payant qu'une fraction de ce qu'elle coûterait.

« Tel serait le sentiment de l'ouvrier mémo si l'impôt devait atteindre son propre salaire ; mais dans le cas où ce salaire serait exempt, il n'aurait absolument à tenir compte de rien, si ce n'est du danger de la résistance et ce danger, on ne peut jamais y exposer la multitude, parce que celle-ci est, physiquement, irrésistible. La foule ose prélever des impôts excessifs, c'est-à-dire qu'elle ose faire la seule chose que le despotisme n'ose pas ; et comme les bons résultats d'une dépense considérable sont visibles et immédiats, tandis que les résultats mauvais d'impôts trop lourds sont peu apparents et tardifs, il est à peu près certain que la multitude se servirait du pouvoir d'après son bon plaisir, délivrée, comme elle le serait, de ce frein qu'impose à un corps électoral limité la crainte de tous ceux qui n'en font pas partie. La démocratie n'accordera pas de salaires élevés, chaque homme comparant sa propre position à celle de l'employé ; mais elle ordonnera de vastes travaux publics, parce que chacun croira que ces travaux lui appartiennent pour ainsi dire à lui seul, sans s'apercevoir de ce qu'il payera individuellement dans la dépense. »

Messieurs, je pourrais citer encore d'autres autorités également imposantes, et, par exemple, celle de Macaulay, appréciant l'état de la république américaine, prédisant les conséquences auxquelles elle aboutira fatalement ; mais je craindrais de fatiguer l'assemblée...

M. de Vrièreµ et d'autres membres. - Non ! non ! citez.

M. Nothomb. - Ne ferait-on pas mieux de laisser les Etats-Unis en dehors d'une discussion de cette nature ?

MfFOµ. - Si la Chambre le désire, je suis à ses ordres.

M. Coomans. - Messieurs, n'y aurait pas quelque imprudence à nous apprendre les nouveaux moyens de corruption électorale ?

MfFOµ. - Quelle raison y aurait-il pour nous de ne pas examiner la situation de la république américaine ?

Peut-être craignez-vous qu'elle ne se formalise de cette discussion. N'ayez pas cette appréhension. La république américaine est assez forte, assez grande, assez glorieuse pour entendre ce que l'on pense d'elle et de son avenir.

M. Delaetµ. - Malgré le suffrage universel.

MfFOµ. - Oui, malgré le suffrage universel, elle est assez sensée pour permettre à M. de Tocqueville, dont elle réimprime avec soin les œuvres, de l'apprécier et de la juger ; elle est assez forte pour entendre les condamnations prononcées contre des actes mauvais qui se passent sur son territoire, comme ceux que je viens de citer ; elle est toujours assez dévouée à la liberté des opinions pour ne pas refuser d'entendre comme elle l'a entendu, le sentiment de Macaulay que, d'après le désir exprimé par la Chambre, je vais reproduire dans cette enceinte.

M. Coomans. - Oui, mais la Belgique n'est pas assez forte pour argumenter contre les Etats-Unis.

MfFOµ. - Les citoyens des Etats-Unis sont, en tout cas, des hommes qui ne craignent pas d'entendre la vérité ; tachons de les imiter.

Je viens à la citation.

Un Américain défendait les idées et la politique du grand démocrate Jefferson. Macaulay lui écrivit, il y a dix ans, le 23 mars 1857, la lettre suivante :

« Votre destinée est écrite, quoique conjurée pour le moment par des causes toutes physiques. Tant que vous aurez une immense étendue de terre fertile et inoccupée, vos travailleurs seront infiniment plus à l'aise que ceux du vieux monde. et, sous l'empire de cette circonstance, la politique de Jefferson sera peut-être sans désastre. Mais le temps viendra où la Nouvelle Angleterre sera aussi drument peuplée que la vieille Angleterre. Chez vous, le salaire baissera et prendra les mêmes fluctuations, la même précarité que chez nous. Vous aurez vos Manchester et vos Birmingham, où les ouvriers par centaines de mille auront assurément leurs jours de chômage.

« Alors se lèvera pour vos institutions le grand jour de l'épreuve. La détresse rend partout le travailleur mécontent et mutin, la proie naturelle de l'agitateur qui lui représente combien est injuste cette répartition où l'un possède des millions de dollars, tandis que l'autre est en peine de son repas. Chez nous, dans les mauvaises années, il y a beaucoup de murmures et même quelques émeutes.

« Mais chez nous peu importe : car la classe souffrante n'est pas la classe gouvernante. Le suprême pouvoir est dans les mains d'une classe nombreuse, il est vrai, mais choisie, cultivée d'esprit, qui est et s'estime profondément intéressée au maintien de l'ordre, à la garde des propriétés ; il s'ensuit que les mécontents sont réprimés avec mesure, mais avec fermeté : et l'on franchit les temps désastreux sans voler le riche pour assister le pauvre ; et les sources de la prospérité nationale ne tardent pas à se rouvrir : l'ouvrage est abondant, les salaires s'élèvent, tout redevient tranquillité et allégresse. J'ai vu trois ou quatre fois l'Angleterre traverser de ces épreuves ; et les Etats-Unis auront à en affronter de toutes pareilles, dans le courant du siècle prochain, peut-être même dans le siècle où nous vivons. Comment vous-en tirerez-vous ? Je vous souhaite de tout cœur une heureuse délivrance. Mais ma raison et mes souhaits ont peine à s'entendre, et je ne puis m'empêcher de prévoir ce qu'il y a de pis. Il est clair comme le jour que votre gouvernement ne sera jamais capable de contenir une majorité souffrante et irritée.

« Car chez vous la majorité est le gouvernement, et les riches, qui sont en minorité, sont absolument à sa merci. Un jour viendra, dans l'Etat de New-York, où la multitude, entre une moitié de déjeuner et la perspective d'un moitié de dîner, nommera les législateurs. Est-il possible de concevoir un doute sur le genre de législateurs qui sera nommé ? D'un côté un homme d'Etat prêchant la patience, le respect des droits acquis, l'observance de la foi publique ; d'un autre côté un démagogue déclamant contre la tyrannie des capitalistes et des usuriers ; et se demandant pourquoi les uns boivent du vin de Champagne et se promènent en voiture tandis que tant d'honnêtes gens manquent du nécessaire.

« Lequel de ces candidats, pensez-vous, aura la préférence de l'ouvrier qui vient d'entendre ses enfants lui demander plus de pain ? J'en ai bien peur : vous ferez alors de ces choses après lesquelles la prospérité ne peut reparaître.

« Alors, ou quelque César, quelque Napoléon prendra d'une main puissante les rênes du gouvernement, ou votre république sera aussi affreusement pillée et ravagée au XXème siècle, que l'a été l'empire romain par les barbares du Vème siècle : avec cette différence que les dévastateurs de l'empire romain, les Huns et les Vandales, venaient du dehors, tandis que vos barbares seront les enfants de votre pays et l'œuvre de vos institutions. Avec cette manière de voir, je ne puis véritablement regarder Jefferson comme un des bienfaiteurs de l'humanité... »

Mais, me dira-t-on, ce spectacle n'est-il pas désespérant ? Si les infirmités de notre nature ne peuvent être corrigées, il y aura donc toujours une classe, et la plus nombreuse, qui sera exclue de toute participation aux affaires ? Si vous contestez l'égalité politique, et j'ai démontré que c'était un principe faux, n'avez-vous pas du moins proclamé, me dira-t-on (on me l'a dit hier), qu'il n'y avait pas d'incapacité naturelle et que l'idéal à poursuivre était d'appeler successivement le plus grand nombre d'hommes à la gestion des affaires publiques ?

Assurément, messieurs, je l'ai dit et je persiste à le penser. Mais entre cette proposition et la domination du nombre, il y a toute la distance qui sépare la vérité de l'erreur, c'est la représentation des intérêts sociaux que l'on cherche à obtenir par la combinaison des lois électorales et politiques.

Le nombre seul ne donne pas cette représentation, les intérêts des (page 715) lettres, des sciences et des arts, l'honneur, la gloire, les éléments les plus essentiels du progrès du genre humain ne sont, chez toutes les nations, représentés que par la plus infime, la plus imperceptible minorité. Le nombre n'accuse que les besoins, les exigences, les aspirations du travail manuel ; digne assurément d'une inaltérable sollicitude, mais qui, pour le bien de tous, ne peuvent dominer le travail de la pensée.

C'est celui-ci qui éclaire et guide le monde ; c'est lui qui imprime une direction salutaire au travail des mains : C'est à rechercher des combinaisons qui concilient les nécessités sociales, que se sont appliqués les politiques et les penseurs de tous les Etats et de tous les siècles.

Les républiques anciennes et celles du moyen âge ont imaginé des modes qui permettaient, dans certaines mesures, de représenter tous les intérêts, en ayant soin d'empêcher la domination du nombre. Sera-t-on impuissant dans les sociétés modernes, à trouver la solution de ce difficile problème ? Je ne veux pas, pour ma part, en désespérer. J'ai dit tantôt quelle était, sur ce point, la pensée de Tocqueville et de Sismondi. Mais en attendant, messieurs, conservons fermement, avec un respect filial, des institutions qui, si elles ne sont pas parfaites, n'ont jamais laissé sacrifier un intérêt légitime et qui ont assuré la liberté de tous.

Nous sommes pourtant accusés, messieurs, d'être du nombre de ceux qui auront le plus fait pour préparer le suffrage universel, et c'est à ce titre que l'on combat le projet du gouvernement. On vous l'a dit hier, on l'avait dit déjà les jours précédents, et, en vérité, c'est bien ce qui peut le plus étonner dans cette discussion. Mais, ce qui m'étonne davantage encore, c'est d'entendre cette opinion exprimée par d'honorables membres dont l'un déclarait que, s'il avait trouvé cinq membres pour l'appuyer, il n'aurait pas hésité en ce moment à proposer de décréter le suffrage universel.

M. Coomans. - En acquit de ma conscience, attendu que le nombre n'a pas toujours raison.

MfFOµ. - Et en acquit de votre conscience, vous trouvez aussi que j'ouvrais la porte au suffrage universel, en quoi vous me critiquiez tout en le désirant.

Je suppose que les honorables membres, pour être conséquents dans leur inconséquence, vont se réfugier dans la proposition économique qui a été développée il y a quelques jours.

Nous parlions tantôt de la solution du problème ; mais il paraît qu'elle est trouvée, ou à peu près, grâce à l'économie politique, qui parvient à résoudre toutes les difficultés. Par l'économie politique, on résout les questions électorales, militaires et toutes les autres. Quant à la question qui nous occupe, le moyen est très simple, très ingénieux ; la suppression du cens, c'est le suffrage universel, a dit l'honorable auteur de la proposition, et le projet du gouvernement est fâcheux et mauvais, parce que, en certaine partie, il supprime le cens, ce qui est un acheminement au suffrage universel ; eh bien, comme on ne veut pas de la suppression du cens, on supprime la douane et l'accise et on convertit le tout en impôts directs, que l'on fait payer à tout le monde.

Il ne serait pas juste d'exempter quelqu'un du payement de l'impôt. Il faut faire impitoyablement payer tout le monde, tout le monde est ainsi censitaire et on est, par le fait même, préservé du suffrage universel !

Je ne sais si l'idée compte beaucoup de prosélytes, pour le moment, dans la Chambre... Mais j'en doute ! Je doute aussi que ce projet fût accueilli bien favorablement par les populations.

Il s'agirait d'abord de faire grandir l'impôt foncier annuellement, en raison de l'accroissement de la valeur du revenu de la propriété, et puis d'ajouter un petit supplément résultant de la suppression des douanes et des accises, en répartissant le surplus sur les maisons, cubiquement ou d'une autre manière, pour tenir lieu de la contribution personnelle ; elle serait doublée, décuplée, c'est ce que l'on ignore ; l'expérience nous l'apprendrait.

Eh bien, messieurs, en formulant de pareilles théories, on se met singulièrement en dehors des faits et de l'état actuel des choses. Voici quelques faits qui pourront éclairer la Chambre sur les conséquences de cette étrange proposition.

Combien compte-t-on de maisons en Belgique ? Environ 900,000. La loi accorde l'exemption de l'impôt, non pas à titre de droit, mais parce que cet impôt tomberait en non-valeur, la loi, dis-je, accorde l'exemption pour toute maison d'une valeur locative inférieure à 42 fr. 40 centimes, et pour celles qui sont louées à la semaine et dont le loyer n'excède pas 1 fr. 27.

Celle exemption est manifestement insuffisante aujourd'hui ; elle a été ainsi établie en 1822, mais déjà, en 1849, j'ai moi-même déposé un projet de loi sur la contribution personnelle, qui élevait l'exemption bien au delà de ces chiffres. Combien croyez-vous qu'il y ait, dans ces conditions, de maisons exemptes de la contribution personnelle eu Belgique ? Sur les 900,000 maisons qui existent, la statistique de 1864 constate que 468,000 sont exemptées.

M. Coomans. - Dans mon système, on n'exempte aucune maison ; l'accise étant supprimée, il est juste que tout le monde paye l'impôt direct.

MfFOµ. - On offre donc à l'ouvrier le droit de suffrage à charge de le payer !

M. Coomans. - Comme les cabaretiers.

MfFOµ. - C'est parfait. Il suffit de s'entendre : aujourd'hui, les classes ouvrières sont exemptes de l'impôt, par un sentiment de justice, parce qu'elles ne pourraient pas en supporter la charge. Eh bien, il est bon, il est utile qu'on le sache, le système imaginé consiste à leur dire : Dorénavant, vous payerez, vous payerez absolument et complètement un impôt très considérable.

M. Coomans. - Beaucoup moindre que celui qu'elles supportent aujourd'hui.

MfFOµ. - Je le nie.

M. Delaetµ. - Aujourd'hui elles payent sans le savoir.

MfFOµ. - Evidemment, c'est sans le savoir ; l'impôt est compris dans le prix des choses. Mais la nécessite de l'impôt étant incontestable, l'impôt devant exister, ce n'est pas un mal qu'il soit payé de cette manière. Il vaut mieux, pour cette classe de la population, qu'il soit ainsi perçu, que de l'être directement ; elles ne pourraient pas l'acquitter autrement.

M. Delaetµ. - Ceci est sujet à discussion.

MfFOµ. - Il est, du reste, inutile de compliquer cette question de détails relatifs à l'impôt ; nous avons à préciser la partie du système que l'on indique ; et jusqu'ici nous sommes parfaitement d'accord.

Eh bien, messieurs, aussi longtemps que l’état social sera ce qu'il est, en Belgique et ailleurs, il est bien certain que cet impôt direct, qui serait le prix du droit de suffrage, tomberait en non-valeur. Il s'agirait donc d'inscrire sur les listes électorales des insolvables, et il faudrait répartir, sur les autres classes de la société, ce qu'ils n'auraient pas pu payer.

Mais ce système n'a reçu l'approbation de l'honorable membre qu'à titre de critique du projet du gouvernement. Parce qu'il respecte le cens, il est constitutionnel ; mais le gouvernement a supprime le cens ; il propose formellement cette suppression dans son projet. Ainsi, le projet du gouvernement supprime le cens ? Où a-t-on vu cela ? Il est vrai qu'on nous a dit que ce projet était extrêmement obscur, difficile à comprendre, n'ayant d'analogie nulle part et peut-être on ne s'est pas trompé. Mais ce projet, si obscur, si compliqué, il est tout entier compris dans un seul article, l'article 3 du projet de loi, que je trouve cependant, je dois l'avouer, d'une assez grande clarté.

« Par dérogation au n°3 de l'article premier de la loi électorale, et au n°3 de l'article 7 de la loi communale, sont électeurs provinciaux et communaux, sous la condition de justifier qu'ils ont suivi un cours d'enseignement moyen de trois années au moins dans un établissement public ou privé : »

« 1° Ceux qui payent la moitié du cens fixé par les articles précités ; »

Y a-t-il là quelque chose d'obscur ? Cela me paraît très clair.

« 2° Les employés privés jouissant de 1,500 francs d'appointements et patentés comme tels depuis deux ans au moins ; »

Est-ce obscur ? Y a-t-il là quelque équivoque ? C'est encore parfaitement simple. Ce n'est pas ici qu'on peut se méprendre.

Enfin vient le n°3 :

« 3° Les personnes ci-après désignées que l'article 3 de la loi du 21 mai 1819 exempte du droit de patente, savoir :

« Les magistrats, les fonctionnaires et employés de l'Etat, de la province et de la commune et des établissements publics qui en dépendent, jouissant de 1,500 francs de traitement ; les avocats, médecins et pharmaciens ; les ministres des cultes rétribués par l'Etat ; et les instituteurs primaires diplômés. »

M. Coomans. - Voilà une deuxième classe que vous exemptez du cens.

MfFOµ. - Mais non ! vous manquez un peu de sens ici. Si nous disions, par exemple : L'exemption de la patente, consacrée par l'article 3 de la loi du 21 mai 1819, est supprimée et les magistrats, fonctionnaires et employés payeront 15 ou (page 716) 20 francs de patente, le cens ne serait pas aboli pour ces catégories de citoyens, il est clair que ce serait absolument comme si nous disions, d'une façon ou d'une autre, aujourd'hui ou demain : Le traitement des fonctionnaires et employés est augmenté du montant de la patente ; ils recevront ainsi d'une main ce qu'ils donneront de l'autre.

M. Coomans. - Les prêtres aussi sont suffisamment patentés dans ce cas.

MfFOµ. - Ils le seraient évidemment ; et pourquoi non ?

M. Jacobsµ. - Les avocats n'ont pas de traitement.

MfFOµ. - Cela est parfaitement exact ; mais ils peuvent être assumés d'office, obligés de rendre un service public ; ils peuvent être chargés de plaider pour les pauvres, et c'est ce motif qui les a fait exempter.

M. Delaetµ. - Faites voter les miliciens dans ce cas-là.

M. Coomans. - Oui. Ce sera mon amendement.

MfFOµ. - Donc, messieurs, il n'est pas exact de dire que le cens soit supprimé dans aucune des dispositions du projet de loi. Dans tous les cas, il est évident qu'on en possède les bases. Seulement, on ne fait pas tourner contre une catégorie de citoyens une exemption dictée par des motifs d'intérêt public.

M. Delaetµ. - Au contraire, il est parfaitement supprimé. Je n'admets pas votre donc.

MfFOµ. - Il est inutile que l'honorable membre m'interrompe pour me dire qu'il n'admet pas mon opinion. Il ne la partage jamais. Que ce soit donc entendu une fois pour toutes.

Mais ce qui constitue le grand vice de cette disposition, ce qui doit nécessairement la faire condamner, c'est qu'elle consacre un principe détestable, presque inconstitutionnel, et tout au moins contraire à l'esprit de la Constitution, celui de l'adjonction des capacités. Voilà votre grand grief ! on crée une classe de mandarins lettrés ! Mais je trouve votre objection assez étrange.

Vous dites : nous admettrons les citoyens à l'électoral moyennant 15 ou 10 fr. d'impôts, à la condition de savoir lire et écrire. Vous voulez bien de ces mandarins lettrés, ou plutôt illettrés ; cela n'est pas inconstitutionnel ; ce n'est pas la création dans la société, comme l'a dit un honorable membre, d'une classe de mandarins lettrés.

Eh bien, il y a cette différence entre votre système et celui du gouvernement que vos mandarins ne me paraissent pas pouvoir être très savants, et je leur préfère de beaucoup les miens.

Cette simple condition de savoir lire et écrire rendra donc votre disposition excellente. Elle sera parfaite, elle sera constitutionnelle, elle sera acceptable par toutes les opinions.

Mais avoir un diplôme, avoir fait même trois années d'études moyennes, oh ! ceci c'est trop, et vous n'en voulez pas. Vous ne voulez à aucun prix des savants : vous préférez recruter le corps électoral parmi les ignorants.

M. Coomans. - Il y a du vrai dans cette critique.

M. Bouvierµ. - Cela fera votre affaire.

MfFOµ. - Mais tenons pour un moment, qu'il y ait quelque part, dans le projet de loi, la suppression du cens, sous une certaine condition, bien qu'en réalité, nous nous soyons attachés à faire prévaloir l'idée du cens combiné avec la capacité.

Votre objection consiste à me dire que c'est la porte ouverte au suffrage universel.

Entendons-nous bien. Tout l’abaissement du cens, si l'on n'y met pas une autre condition, est assurément un acheminement au suffrage universel. Or, cette objection s'applique à toutes les propositions formulées, à celles que vous produisez comme à celles qui se trouvent dans le projet de loi.

M. de Mérodeµ. - A celles de 1848 aussi.

MfFOµ. - Mais sans doute, du moment que vous n'y mettez pas d'autres conditions.

C'est, dit-on, un progrès d'abaisser le cens, c'est une mesure libérale. On devient donc d'autant plus progressif qu'il y a moins de cens. Donc la suppression du cens, si l'on n'y met d'autre condition, quelle que soit la proposition, doit encourir exactement le même reproche que celui qu'on fait à la proposition du gouvernement.

Mais ce qui fait précisément le mérite de cette proposition, ce qui en est la justification, c'est qu'elle introduit une condition qui est de sa nature, et aussi longtemps qu'elle sera maintenue, un obstacle au suffrage universel, et je ne veux à cet égard que l'aveu de l'honorable membre auquel je réponds, et qui a eu soin de formuler son objection, sans se préoccuper des conditions, dans les termes les plus absolus.

« Que devait, disait-il hier encore, faire un projet de cette nature ? Il devait étendre sérieusement le nombre des électeurs ; il devait favoriser le principe de l'égalité ; il devait simplifier et faciliter l'exercice du droit électoral.

« C'est tout l'opposé qu'il fait.

« Loin d'étendre le nombre des électeurs, il met à la faculté d'obtenir ce droit, une condition exorbitante, une limite que bien peu pourront franchir : l'obligation de produire un certificat constatant que l'on a suivi pendant trois ans un cours d'enseignement moyen.

« Etablir une telle restriction, exiger la production d'un pareil certificat pour avoir droit au vote, c'est une véritable dérision ; c'est faire une apparente concession, sachant très bien qu'elle est illusoire pour le grand nombre. Et pour tout dire, cela n'est pas sérieux. »

On fait, messieurs, la part de l'exagération naturelle d'un argument dans la bouche d'un membre de l'opposition ; mais force lui sera bien de reconnaître qu'il y a dans les dispositions du projet du gouvernement un obstacle, une garantie sérieuse contre l'invasion du corps électoral par le suffrage universel.

Incontestablement, ce sera toujours la minorité qui se livrera à des études de ce genre.

Mais il ne suffira pas d'avoir fait ces éltdes. Si l'on proposait exclusivement de conférer le droit électoral à raison de la capacité que nous venons d'indiquer, nous combattrions une semblable proposition. Ce que nous admettons, c'est cette capacité combinée avec le cens. Or, il y a encore un obstacle nouveau dans le cens même. Et en l'abaissant dans ces conditions, la réforme que nous proposons, dont nous n'avons pas pris l'initiative mais qu'on nous a mis en demeure de formuler, est une reforme vraiment libérale. C'est une réforme dans le sens des idées saines et modérées de la justice et du progrès, car si l'on ne trouve pas quelque règle, quelque frein, il est incontestable que, tôt ou tard, on arrivera au suffrage universel.

En est-il un meilleur, en est-il un plus digne et qui puisse mieux stimuler les nobles ambitions des hommes, que celui qui peut servir en même temps de mobile à la propagation de l'instruction populaire ?

Je viens de le dire : nous n'avons pas pris l'initiative de ces mesures de réforme ; elles ne nous paraissaient pas commandées par la situation. Le jour où nous avons été mis en demeure de nous expliquer, nous n'avons pas tardé un instant à faire connaître notre pensée.

Aujourd'hui que la question est ouverte, elle nous paraît devoir être résolue ; elle doit l'être dans l'intérêt de tous, dans l'intérêt de tous les partis et de toutes les opinions modérées ; il importe de la résoudre.

Si elle ne reçoit pas de solution aujourd'hui, l'agitation continuera, d'autres agitations peut-être se produiront qui seront plus graves, plus sérieuses que celle qui existe au moment où nous délibérons. Si une solution n'intervenait pas, il y aurait certainement pour tous les partis et pour le gouvernement un sérieux embarras, et je vous convie à le faire disparaître.

- Des voix. - A mardi !

- D'autres voix. - Non, non, continuons.

MpVµ. - La parole est à M. Le Hardy de Beaulieu.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Je me lève pour appuyer la réforme qui vous est proposée. J'espère en démontrer la justice, la nécessité, l'urgence. Je ne me dissimule pas combien il est difficile de succéder ici à l'honorable orateur qui vient de se rasseoir, je n'aurai à opposer à sa parole si brillante, si incisive, si écoutée que les pâles accents de la froide raison, mais j'ai l'espoir que ces accents trouveront de l'écho dans cette Chambre.

Et d'abord combien n'avais-je pas raison, messieurs, de vous prémunir.

- Des voix. - A mardi !

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Je suis tout disposé à admettre la remise à mardi, comme je suis prêt à parler si on le désire.

- Voix nombreuses. - Parlez.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Je disais donc, messieurs, ou plutôt je vous demandais si je n'avais pas eu parfaitement raison, il y a quelque temps, de vous prémunir contre ce moyen trop souvent employé, dans nos discussions, et qui consiste à évoquer ce que j'appelle le lion de la fable. Il y a quelques semaines, c'était le fantôme de l'invasion, de (page 717) l'annexion que l'on faisait apparaître, maintenant c'est le lion du suffrage universel dont on veut nous effrayer.

Avant-hier, heureusement, on avait trop négligé de cacher ses longues oreilles, mais aujourd'hui c'est bien le rugissement du fauve que nous avons entendu.

Voyons s'il est aussi terrible qu'il le paraît.

Que vient de vous dire l'orateur qui se rassied ? Tous les pouvoirs émanent de la nation. En effet, c'est bien d'elle que tous les pouvoirs émanent, aux termes de notre pacte fondamental.

Mais de qui donc se compose la nation ? De tous les Belges, des plus exaltés comme des plus humbles et des plus infimes.

Et croyez-vous que ce soit là une simple déclaration, sans valeur, sans sanction ?

Non, messieurs. La Constitution donne à tous les Belges le droit d'association, elle leur donne à tous le droit d'exprimer leur opinion librement, elle leur donne à tous le droit de s'assembler paisiblement et sans armes pour discuter leurs intérêts, elle leur donne à tous le droit de pétition et ici, sur ces bancs, elle déclare que nous représentons la nation tout entière. Pensez-vous qu'armée de tous ces droits, la nation ne soit pas majeure et qu'elle ait besoin du suffrage universel pour faire valoir ses droits ?

Non, messieurs, ces droits, que seul il possède en Europe avec le peuple anglais, suffisent amplement au peuple belge, et jusqu'à ce qu'il les ait épuisés, jusqu'à ce que, après en avoir fait un usage calme, réfléchi, énergique, il lui soit prouvé que nous refusons de satisfaire à ses besoins légitimes, de répondre à ses intérêts, la nation belge n'a nul intérêt réel, nul besoin d'accepter la responsabilité qui est toujours attachée au vote, c'est-à-dire à l'exercice direct de la souveraineté. Elle a, au contraire, tout intérêt à laisser aux classes gouvernantes cette grave, et je dirai, souvent dangereuse responsabilité.

Ceci fait, messieurs, mettons cette défroque, désormais usée, du suffrage universel au garde-meuble, et attendons qu'elle serve encore dans une autre occasion. Entrons tout simplement dans la Constitution et dans les faits.

La Constitution belge, après avoir consacré les droits que je viens d'énumérer, après avoir garanti ces droits à tous les Belges, sans aucune exception, a réservé le droit de suffrage, c'est-à dire le droit de désigner les représentants de la nation dans les deux Chambres aux seuls censitaires. En imposant la responsabilité et le fardeau de ce choix aux seuls censitaires, a-t-elle fait chose bonne ou mauvaise ? Telle est la question que nous avons à examiner.

Messieurs, qu'est-ce que le cens ? Le cens représente une certaine partie de l'intérêt que les citoyens possèdent dans la chose publique ; du moins telle a certainement été la supposition du Congrès national. Nos constituants ont pensé qu'en accordant le droit de suffrage à ceux qui avaient ou paraissaient avoir le plus grand intérêt à la bonne gestion de la chose publique, ils donnaient au pays la plus grande garantie, la meilleure gestion de ces intérêts.

Mais, messieurs, malheureusement l'expérience l'a prouvé, rien n'est plus fragile, rien n'est plus incertain, rien n'est moins stable que le cens comme base de l'organisation politique d'un peuple ; il ne me sera pas difficile de vous le démontrer.

En effet, si l'honorable M. Dumortier, appuyé de son honorable ami M. Coomans, disposait de la majorité dans celle Chambre et dans le pays, il ne se passerait pas longtemps sans que les cabaretiers, dont on a tant parlé, soient privés de leur vote. Onze mille électeurs recevraient ainsi leur démission, et loin de voir s'accroître le nombre des électeurs, nous le verrions descendre de 104,000 à 93,000.

Si à mon tour, je disposais de la majorité, moi qui suis convaincu que la patente est un impôt inique, un impôt qui frappe le travail dans sa source même ; un impôt qui, si je pouvais employer une comparaison, agit sur le travail comme agirait la taxe qui obligerait le cultivateur à couper son grain en fleur ; si, dis-je, je disposais de la majorité, je n'hésiterais pas un instant à supprimer la patente et vous auriez bientôt une nouvelle et grande diminution du nombre des électeurs.

M. Chartes de Brouckere, qui nous a précédé sur ces bancs, proposait, il n'y a pas très longtemps, de supprimer l'impôt personnel au profit de l'Etat et de l'attribuer aux villes, en remplacement de l'octroi.

C'eût donc encore été une nouvelle catégorie de censitaires de supprimés et nous n'aurions plus comme base électorale, si cette proposition avait été adoptée, que le seul impôt foncier, c'est-à-dire les 18 millions ou plutôt les 15 millions que cet impôt rapporte annuellement au trésor de l'Etat.

Mais, messieurs, l'impôt foncier lui-même n'a pas que des adhérents ; il a aussi des adversaires et toute une école économiste, qui n'est pas encore disparue, a prêché pendant longtemps et prêche encore que les impôts indirects le remplaceraient avantageusement.

Aux Etats-Unis, dont on a tant invoqué l'exemple dans cette discussion, cet impôt ne donnait pas un centime au trésor fédéral avant la guerre. Or, si cette taxe était aussi supprimée, il n'y aurait plus d'impôts directs en Belgique. Par conséquent cette base du cens venant aussi à faire défaut, il n'y aurait plus d'électeurs ni de sénateurs dans notre pays. Or, pouvons-nous concevoir, messieurs, un Etat ayant une organisation politique et payant de lourdes charges indirectes et qui n'aurait pas de citoyens électeurs ?

Où serait donc la source de nos pouvoirs publics si, comme cela n'est pas impossible, l'impôt direct venait à disparaître ?

L'impôt, comme base du droit électoral, est donc, comme je le disais tantôt, une base précaire, peu solide, mauvaise. C'est, en quelque sorte, une base accidentelle, un expédient. Or, toute loi, toute organisation qui ne repose pas sur des principes certains, solides, porte, on doit le dire, en elle-même le germe d'une destruction inévitable. Mais la Constitution a parlé ; elle a choisi le cens comme base de nos droits électoraux ; je serais le dernier d'entre vous, messieurs, à vouloir y porter la main, car, comme on l'a dit déjà dans cette discussion, la Constitution est le palladium de notre existence nationale et de nos libertés.

J'accepte donc le cens comme base de notre organisation politique, mais c'est précisément pour cela que je pense que le gouvernement, en s'écartant, dans son projet, de cette base, est sorti en même temps de la Constitution elle-même.

Personne, messieurs, plus que moi, ne désirerait pouvoir établir le cens électoral sur la capacité.

Si nos constituants avaient été de cet avis, s'ils n'avaient pas exclu complètement le capital intellectuel des bases qui devaient former le cens électoral, ils l'auraient dit dans le pacte constitutionnel.

Où nos constituants auraient-ils pu trouver une plus belle, une meilleure occasion d'employer l'intelligence, la capacité, comme une des plus solides colonnes de notre édifice politique, sinon dans la constitution du Sénat ? Où les services rendus dans la politique, dans les arts, dans l'industrie, dans la littérature, dans la science, dans tout ce qui fait la gloire et la force des nations, pouvaient-ils être mieux utilisés que dans la composition des listes d'éligibles au Sénat ?

Or, le Sénat, vous le savez, messieurs, ne peut se recruter que parmi des censitaires : et le cens aveugle seul ouvre l'accès dans cette branche importante de notre organisation politique.

J'en conclus, messieurs, non seulement par ce fait, mais encore par les discussions mêmes du Congrès dont on vous a donné le résumé dans une séance précédente, que la capacité n'a été admise pour aucune part dans notre organisation électorale et politique et que c'est violer le texte et l'esprit de la Constitution que de vouloir l'y introduire.

Maintenant, comptant le cens comme base, examinons quels en sont les résultats pratiques, les fruits recueillis.

L'honorable ministre des finances vous a longuement, hier et aujourd'hui, énuméré les défauts et les dangers du suffrage universel.

Est-ce qu'une organisation politique sur la base du cens est complètement exempte de dangers et de difficultés ? C'est ce que je vais examiner.

On juge, dit-on, l'arbre par les fruits. Voyons quels sont les fruits du cens.

Son produit plus immédiat, c'est le budget. Il n'y en a pas de plus positif, il n'y en a pas qui donne plus clairement le critérium de sa valeur pratique.

Or, voici ce que nous apprend l'examen de nos budgets depuis 1835.

En 1855, les dépenses du gouvernement central du pays s'élevaient à 87,10-4,004 fr. 96 c. Dix ans plus lard, en 1845, ces mêmes dépenses s'élèvent à 134,589,549 fr. c'est-à-dire une augmentation de 47,285,544 fr.

En 1835, ces mêmes dépenses s'élèvent à 146,926,211 fr. c'est-à-dire 12 millions de plus que dans la période précédente. En 1865, elles s'élèvent à 156,741,921 fr., soit 9 millions de plus que dans la période précédente.

Ce n'est pas tout. Il ne s'agit ici que des budgets de l'administration centrale. Voyons si dans les dépenses des communes nous trouvons les mêmes résultats, et voyons où cela nous conduit.

En 1845 (je n'ai pu remonter plus haut), les budgets de nos communes s'élèvent à 36,309,021 fr. 65 c. ; en 1855, à 49 millions ; en (page 718) 1858 (je n'ai pu me procurer des renseignements plus récents), à 52 millions.

A ces dépenses je dois en ajouter d'autres de même nature, ayant la même utilité, quoique portant des noms différents, c'est-à-dire celles que nous occasionnent les bureaux de bienfaisance et les hospices, qui proviennent également des revenus généraux du pays.

En 1855 (je n'ai pas des renseignements antérieurs complets), ces dépenses s'élevaient à 18,536,079 fr. pour le pays.

En ajoutant tous ces chapitres de dépenses, nous arrivons à ce résultat qu'en 1845 les dépenses totales s'élevaient à 166,074,773 fr. (non compris celle que je viens d'indiquer) ; en 1855, à 193 millions ; en 1858, à 228 millions et en 1863 à 238 millions.

Messieurs, il y a certes des budgets beaucoup plus élevés que ceux dont je viens de vous donner une idée ; mais je me demande si cela peut continuer à progresser de cette manière ; je me suis demandé de quelles sources nous viennent ces sommes colossales et qui grandissent sans cesse.

Messieurs, puisant dans les mêmes renseignements fournis par le département de l'intérieur, je trouve que le produit brut total de notre agriculture s'élève à 793,526,903 fr. C'est le produit brut. Il faut en déduire les frais de production ; je me demande quel est le produit net.

Si nous le portons à moitié, c'est beaucoup ; car le produit net réel de la terre n'est certes pas toujours la moitié du produit brut, il ne nous reste pas 400 millions de produit net.

La terre, il est vrai, messieurs, n'est pas notre seul revenu ; nous avons aussi l'industrie des mines, nous avons la fabrication, le commerce, les transports, les maisons ; tout cela nous donne un produit considérable, mais je crois que je l'estimerai beaucoup au-dessus de la réalité si je donne à tous ces revenus réunis la même valeur qu'aux revenus de la terre. Ajoutons si l'on veut, pour les capitaux placés à l'étranger, un revenu de cent millions, et je crois être de beaucoup au-dessus de la réalité. Par conséquent, si ces chiffres, que je puise aux sources officielles, sont exacts, notre revenu total s'élèverait à 900 millions ; c'cst-à-dire que les charges gouvernementales et sociales de toute nature dépassent de beaucoup le quart de tous nos revenus réunis.

Eh bien, messieurs, je dis que c'est là une position très dangereuse, une position qui ne peut s'aggraver sans péril pour la société. Or, cette position, je dois le dire, je l'attribue exclusivement à la composition même de notre corps électoral, et je vais vous le prouver.

Messieurs, d'après les statistiques officielles, les mêmes d'où j'ai tiré les renseignements que je viens de vous présenter, voici quelle est la composition du corps électoral.

Au ler janvier, 1865, il y avait 104,562 électeurs pour les Chambres ; 109,684 pour les conseils provinciaux, et 228,424 électeurs pour les conseils communaux.

Il y avait, dans tout le pays, 1,096,327 propriétaires. Mais je trouve dans les mêmes renseignements que le nombre total des fonctionnaires, des pensionnés et des officiers de l'armée, participant au budget, était, à la même époque, de 32,850. Or, en ne donnant à chacun de ces intéressés aux gros budgets qu'un ou deux parents, amis ou soutiens dans le corps électoral, vous arrivez facilement au chiffre de 65,000 citoyens qui disposent en maîtres du budget et de l'impôt.

Il suffit, messieurs, de vous citer ce chiffre pour expliquer, en partie du moins, les accroissements continuels de nos dépenses.

Si la majorité du corps électoral se compose de fonctionnaires, de leurs parents ou amis, ayant tous intérêt à voir augmenter le budget, ne serait-il pas contraire à la nature même des choses d'espérer que le chiffre de nos dépenses publiques diminuât au lieu de s'accroître sans cesse ?

Dans aucun temps, ni dans aucun pays, on n'a vu ceux qui disposent de la fortune d'un pays avoir assez d'abnégation, de discrétion pour se soumettre eux-mêmes à des réductions. Si je voulais m'appuyer sur ce qui a déjà été dit dans cette discussion, au sujet de ce qui s'est passé sous ce rapport au temps de la décadence romaine, il me serait facile de prouver que le gouvernement des censitaires ne diffère pas trop de celui de la plèbe.

Et s'il en est ainsi, messieurs, quelle conséquence devons-nous en tirer ? C'est que la réforme électorale que nous propose le gouvernement, et qui ne paraît avoir pour objet que de renforcer l'élément fonctionnaire dans les comices, nous réserve de nouvelles augmentations de dépenses.

Et, messieurs, veuillez-le remarquer, ce ne sont pas seulement de nouveaux fonctionnaires qu'on vous propose d'introduire dans le corps électoral ; mais ce sont encore les candidats fonctionnaires. Ce sont, en effet, tous ces jeunes gens qui ont passé quelque temps sur les bancs des écoles moyennes et qui n'ont, la plupart, pas achevé leurs études qui nous assiègent de toutes parts pour tâcher d'obtenir des emplois.

Tous les jours, vous le savez tous comme moi, nous sommes sollicités par des personnes qui sont dans cette condition et qui nous disent : Ma famille est très influente, elle compte 4, 5,10 électeurs, poussez-moi, appuyez ma pétition au ministre et je vous promets de mettre à votre disposition toute l'influence électorale de ma famille et de mes amis.

Personne, sans doute, ne me contredira ; ce que j'avance ici se passe chez vous comme chez moi.

M. Jacquemynsµ. - Pas chez moi, je vous prie de le croire.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Vous êtes fort heureux et je vous en félicite ; mais je suis persuadé que vous êtes sous ce rapport une rare exception.

Vous le voyez donc, messieurs, la réforme qui vous est présentée par le gouvernement aura pour résultat inévitable (je ne dis pas qu'elle a pour but) de renforcer encore cet élément fonctionnaire qui domine déjà notre corps électoral et elle produira inévitablement le résultat que je viens d'indiquer.

Quelle conclusion, messieurs, dois-je tirer maintenant de cet élar de choses ? Elle est toute simple, toute naturelle ; elle est conforme à la lettre comme à l'esprit de la Constitution.

Que dit la Constitution ? Sont électeurs pour les Chambres ceux qui payent de 20 à 100 florins d'impôts directs.

Nous sommes sans doute libres de porter à 100 florins ce taux du cens électoral ; mais selon moi, m'appuyant sur le texte précis de la loi fondamentale, nous ne sommes pas du tout libres d'exclure, pour la détermination de ce cens, ni les centimes additionnels ni aucun des impôts directs, même ceux qui ne sont pas perçus au profit de l'Etat. La Constitution ne fait aucune distinction quant à la destination des impôts directs que paye le citoyen ; il suffit qu'il paye 20 florins d'impôts directs, pour qu'il ait le droit d'être électeur pour les Chambres. (Interruption.) Oh ! sans doute, la loi électorale a ajouté les mots « versés dans le trésor de l'Etat, » mais la loi électorale, postérieure à la Constitution, ne peut évidemment pas déroger à celle-ci.

La Constitution indique donc l'impôt direct, quel qu'il soit, comme base du cens électoral. Or, pour vous prouver comment cette stipulation est observée, voici un avertissement qui donne la mesure exacte de ce que les lois ont ajouté aux stipulations constitutionnelles.

166 francs d'impôt direct payé à l'Etat ; centimes additionnels de diverse nature, 103 fr., ensemble 269 fr. Dans cette somme dc 269 fr., 182 fr. seulement sont comptés pour le cens électoral. Or, je le demande, y a-t-il une taxe plus directe, plus visiblement directe que celle qui sera payée en vertu de ce papier ? De quel droit donc avons-nous exclu du cens électoral 87 fr. de cette somme de 269 fr. ? Je dis que nous les avons exclus sans droit, que nous avons excédé nos pouvoirs et que, en rentrant dans les termes précis de la Constitution et en faisant compter tous les impôts directs dans le cens électoral, nous fortifierons considérablement le corps électoral et d'une façon suffisante, peut-être, pour opposer une barrière et une barrière solide au dangereux envahissement que je vous ai signalé tantôt.

Messieurs, ce danger est excessivement grave et vous aurez beau vouloir l'esquiver, il se représentera chaque année avec plus de force. Aujourd'hui on peut encore se faire illusion, demain on ne le pourra plus. Que signifient, en effet, ces crises commerciales, ces crises industrielles, ces crises du capital qui de temps à autre se manifestent et dont on ne se rend pas exactement compte ?

Ne voyez-vous pas que ces crises sont dues en grande partie, sinon en totalité, à l'exagération évidente des dépenses faites pour l'administration de la chose publique ?

Que deviendrait un industriel qui, imitant l'Etat, prendrait chaque année, sur son produit net, sur son revenu, un quart ou un tiers pour administrer ses affaires ; que ferait-il dans les moments où l'agriculture ne produit pas ce qu'elle doit produire, où l'industrie doit s'arrêter, où le commerce chôme et où les capitaux placés à l'étranger ne rapportent rien ? Il devra arrêter ses dépenses ; il devra les supprimer peut-être en grande partie ; il devra même rogner sur le nécessaire.

Et quand il s'agit de l'Etat, quand il s'agit de l'administration publique, qui ne rend pas toujours à tous ce qu'elle leur coûte, il ne pourrait pas y avoir de temps d'arrêt ; non seulement nous ne pourrions jamais espérer d'allégement, niais nous devrions toujours aller en augmentant nos (page 719) charges, nous devrions toujours nous laisser aller à toutes les suggestions qui nous sont faites chaque année par les intéressés ! Mais je le dis, messieurs, cela est radicalement impossible. Je dis qu'il faudra bien un jour nous arrêter et mettre un frein solide à ce char qui marche trop vite ; sans quoi l'Etat absorbera la fortune et le travail de tous ; on arrivera à la banqueroute.

On nous a lu des pages entières sur la constitution américaine. Si la Chambre veut bien le permettre, je vais vous faire connaître quel frein la démocratie américaine a mis aux dépenses de l'administration publique, je vais vous montrer qu'elle ne s'est pas confiée même à ses mandataires les plus directs, car elle a compris qu'ils pouvaient être entraînés par les circonstances, par des besoins, par des intérêts passagers ; c'est pour cela qu'elle a mis un frein solide à l'exagération des dépenses publiques.

Voici ce que je lis dans la constitution de l'Etat de l'Ohio, votée le 10 mars 1851, ratifiée par le peuple, le 17 juin de la même année, et mise à exécution le 1er septembre suivant :

« L'Etat ne pourra jamais contracter aucune dette pour travaux d'utilité publique. Il peut contracter des dettes pour combler des déficits éventuels dans le revenu, mais le montant de cette dette ne pourra jamais excéder 750,000 dollars (3,950,000 fr.). Il peut également contracter d'autres dettes, mais seulement pour repousser une invasion ou pour racheter la dette actuelle ; mais l'argent à provenir de ces emprunts ne pourra recevoir d'autre usage que ceux qui sont ici assignés. Le crédit de l'Etat ne sera jamais ni loué ni prêté à un individu ou corporation, sauf pour ce qui aurait été prêté en cas d'invasion, d'insurrection ou de guerre. »

Et comme, au moment où cette constitution a été acceptée, en 1851, il existait une dette ancienne, une dette qui avait été créée probablement pour les objets prévus dans les prohibitions de la constitution qui voulait en empêcher le renouvellement, il est stipulé qu'un fonds d'amortissement, pas moindre de 100,000 dollars (350,000 fr.), sera employé chaque année, avec l'intérêt des sommes amorties, à payer le principal de la dette contractée et existante alors. D'antres clauses assurent l'établissement d'un système officieux d'instruction primaire et de tribunaux pour rendre promptement la justice.

Dans la constitution de l'Indiana, adoptée la même année, il est stipulé que les revenus des travaux publics et le surplus des taxes et impôts, après avoir défrayé les dépenses du gouvernement de l'Etat et l'intérêt de la dette, seront exclusivement employés à l'amortissement de cette dette ; qu'aucune dette nouvelle ne pourra être contractée ; que l'assemblée ne pourra jamais accepter, au compte de l'Etat, aucune dette, ni prêter son crédit ou de l'argent, ni acheter aucune action dans aucune compagnie ou entreprise ; qu'aucune banque ne sera établie, si ce n'est par une loi générale et égale pour tous, que les actionnaires seront responsables des dettes de la société pour un montant égal à celui de leurs actions en sus de celles-ci.

D'autres articles assurent la conservation et l'accroissement des ressources destinées à l'instruction publique, etc.

Vous le voyez, messieurs, la démocratie que l'on a, ces derniers jours, essayé de confondre avec la plèbe, avec la plèbe fille déchue du despotisme, tandis que la démocratie est la fille légitime de la liberté, a pris des précautions sérieuses pour ne pas être amenée à l'état endetté dans lequel nous nous enfonçons, malheureusement, trop rapidement chaque jour.

Je vous l'ai dit, messieurs, dans des discussions précédentes qui n'avaient pas rapport au sujet qui m'occupe aujourd'hui, le point où nous devons sans cesse porter notre, attention est le budget des dépenses et principalement le budget de la dette publique, parce que ce budget ne peut jamais, quels que soient nos besoins, être diminué, qu'il ne peut l'être que par le rachat successif, tandis que, dans un moment de crise, il peut devenir une cause irrémédiable de ruine et de déshonneur.

Eb bien, messieurs, je ferai ici un appel à tous les intérêts vrais, positifs, sérieux de la société, à tous les intérêts producteurs de l'impôt, à ceux surtout qui doivent les payer et, je les en avertis, s'ils n'opposent pas sans retard une barrière solide, infranchissable à l'envahissement du budget, il vous aura bientôt conduits à cette situation qui vous a été tracée hier dans d'éloquentes paroles, c'est-à-dire à la banqueroute ; et vous n'aurez rien à opposer à ceux qui vous diront : Qu'avez-vous fait du produit de notre travail, qu'avez-vous fait du produit de l'impôt que nous vous avons confié ?

Quels résultats avez-vous obtenus ? Avez-vous diminué la mendicité, avez-vous diminué le paupérisme, avez-vous diminué les charges que nous portons, nous producteurs, infatigables, nous qui travaillons sans relâche et sans nous arrêter jamais ?

C'est par l'épargne, par la diminution des dépenses inutiles et improductives, c'est en grossissant le capital et le matériel intellectuel de la nation entière que vous lui assurerez, pour les moments de crise qu'aucune prévision humaine ne peut conjurer, que vous lui assurerez les moyens de surmonter les obstacles que la civilisation rencontre et les difficultés qui arrêtent sa marche.

C'est ici, messieurs, que je dois placer une réflexion que vous avez déjà faite probablement et qui doit peser de tout son poids sur les résolutions que vous allez prendre.

C'est le corps électoral qui est responsable vis-à-vis de la nation du gouvernement du pays, car c'est lui qui fait les Chambres, et dont le gouvernement n'est que l'expression. Or, si le corps électoral ne se pénètre pas de cette idée que c'est lui, en définitive, qui supportera les conséquences d'une administration trop dispendieuse du pays, il sera appelé un jour, jour peu éloigné peut-être, à rendre un compte sévère à cette nation dont les destinées lui étaient confiées.

Qu'il pèse sérieusement cette éventualité chaque fois qu'il est appelé à émettre son vote.

J'adjure donc cette Chambre, et je lui dis que son devoir le plus impérieux est de renforcer le corps électoral indépendant, qu'il suffit pour cela de rentrer dans les prescriptions formelles et précises de la Constitution, en attribuant un cens électoral toutes les contributions directes de quelque nature qu'elles soient.

La Constitution, je le répète, ne fait pas d'exception. C'est la loi faite par des majorités qui, dans un moment d'erreur, tâchaient de réduire le corps électoral au lieu de le fortifier. C'est par là que nous devons commencer.

Quand nous aurons adjoint au corps électoral tous ceux qui ont le droit constitutionnel d'y entrer, en vertu des impôts qu'ils payent, nous aurons fait un grand pas vers l'indépendance du corps électoral.

Quant à ceux qui ne sont pas électeurs, je l'ai dit tantôt, ils ont en mains toutes les armes utiles qui leur sont nécessaires pour faire respecter leurs droits, et même pour les faire prévaloir, et c'est seulement dans le cas où cette Chambre, ou bien les pouvoirs publics, qui sont l'expression de la souveraineté nationale, refuseraient obstinément d'y faire droit qu'ils auraient intérêt et raison de réclamer les moyens pratiques, les moyens directs d'obtenir justice.

Mais tant que le pays n'a pas épuisé les moyens d'action qu'il possède actuellement, je crois qu'il assumerait, bénévolement et sans profit, une responsabilité, un danger, qu'il a, comme je l'ai dit tantôt, tout intérêt laisser à ceux auxquels la Constitution l'a imposé.

J'ai dit.

- Des voix. - A mardi.

- La séance est levée à 5 heures.