(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1866-1867)
(Présidence de (M. E. Vandenpeereboom.)
(page 663) M. de Moor, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. Van Humbeeck, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.
- La rédaction du procès-verbal est adoptée.
M. de Moorµ présente l'analyse des pièces qui ont été adressées à la Chambre.
« Le sieur Colle demande la suppression des mots : « au comptant », dans l'article 15 du projet de loi sur l'organisation judiciaire. »
M. Lelièvreµ. - J'appuie la pétition et j'en demande le renvoi à la commission chargée de l'examen du projet de loi relatif à l'organisation judiciaire. Il s'agit d'une question importante qui se rattache à ce projet et qui mérite d'être examinée avec une sérieuse attention par la commission.
M. Wasseige. - Je viens aussi réclamer le renvoi de la pétition du sieur Colle à l'examen de la commission d'organisation judiciaire. Il paraît résulter de la discussion qui vient d'avoir lieu, que cette commission, dans l'article 15 du projet d'organisation judiciaire, a voulu maintenir l'ancien état des choses relativement aux attributions des greffiers de justice de paix et que si l'on a ajouté les mots « au comptant », à l'autorisation qui est donnée à ces fonctionnaires de faire des ventes mobilières, c'est parce que l'on a cru, erronément, que cela résultait de l'ancienne législation. Je crois qu'un nouvel examen de la question est indispensable.
- Le renvoi à la commission est ordonné.
« Le sieur Masquelin prie la Chambre de décréter l'établissement d'autant de collèges électoraux qu'il y a de membres à élire dans l'une et l'autre Chambre. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des habitants d'Anvers demandent la suppression du serment en justice ou du moins de la partie religieuse de la formule. »
- Même renvoi.
« Des habitants de Gheluve demandent que la discussion de la loi sur la péréquation cadastrale soit mise immédiatement à l'ordre au jour. »
« Même demande d'habitants de Zillebeke. »
— Même renvoi.
« Le sieur Demoulin propose d'admettre comme électeurs non censitaires tous les citoyens majeurs sachant lire, écrire et les quatre premières règles de l'arithmétique. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi relatif à la réforme électorale.
« Des habitants de Namur demandent la révision immédiate des lois électorales. »
- Même décision.
« Des habitants de Namur demandent la révision des lois électorales et appellent l'attention de la Chambre sur la question de l'adjonction du droit de débit de boissons distillées au cens électoral. »
- Même décision.
« Des habitants de Gand demandent l'extension du droit électoral. »
« Même demande d'habitants de Bruxelles et d'Anvers. »
- Même décision.
« Des habitants d'Anvers prient la Chambre d'adopter le projet de loi de M. Guillery, relatif à la réforme électorale. »
« Même demande des sieurs Vaes, Cuylits, et autres membres de la société politique « l'union libérale » établie à Anvers. »
- Même décision.
« Des commerçants et industriels à Liège demandent l'abolition de la contrainte par corps, avec la condition d'ériger en délit le vol et la fraude du négociant et du particulier. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi sur la contrainte par corps.
« M. le président de la société de secours mutuels Broederlyke weldadigheid de Courlrti, fait hommage à la Chambre de 125 exemplaires du rapport sur les opérations de cette société pendant l'exercice écoulé. »
- Distribution à MM. les membres de la Chambre et dépôt à la bibliothèque.
« M. Thonissen demande un nouveau congé de huit jours pour cause d'indisposition. »
- Accordé.
M. Funckµ. - La proposition soumise à nos débats est de la plus haute importance, non seulement parce qu'elle a pour but de modifier deux de nos lois organiques, mais parce que ces lois se rapportent à la formation de la puissance publique. Je ne me dissimule pas combien tout ce qui concerne de pareilles matières est délicat ; combien il est difficile, quand on les examine, d'observer une juste mesure, combien il est nécessaire surtout de se défendre à la fois contre les entraînements irréfléchis qui nous pousseraient trop en avant, et contre les résistances opiniâtres de ceux qui ne veulent rien concéder ; mais quand un problème de la nature de celui qui nous occupe est posé, il faut oser l'aborder de front, et il est du devoir du législateur de le résoudre.
On nous a dit : Mais pourquoi perdre son temps à un pareil débat ? Nos populations ne demandent pas de réforme électorale ; l'opinion publique ne s'en préoccupe guère ; cette question n'émeut pas le pays.
Il y a dans cette allégation quelque chose de vrai, mais on en tire, d'après moi, les conséquences les plus erronées.
Je reconnais très volontiers que la réforme électorale n'émotionne pas en ce moment bien vivement le pays, je concède à ceux qui le soutiennent, qu'elle n'a pas provoqué jusqu'à ce jour une agitation très considérable ; et je m'en félicite.
Quand il s'agit de discuter une question de ce genre, je n'aime pas les grandes agitations politiques. Elles oblitèrent souvent le sens moral des populations ; elles placent le législateur sous l'empire de la crainte ou de l'impatience, elles pèsent sur ses débats, elles excitent en un mot les passions, là où ne devrait régner que la froide raison. Mais je soutiens, à mon tour, que lorsqu'une question de cette nature a été soulevée dans un grand nombre de conseils provinciaux et de conseils communaux, et lorsque ces administrations ont jugé à propos de pétitionner auprès de nous en faveur d'une réforme électorale ; lorsque la presse tout entière propose des modifications à nos lois électorales ; lorsqu'on voit enfin les chefs de ce parti, que nous avons mis 25 années à vaincre, s'emparer de la réforme électorale pour couvrir de son pavillon une politique irrévocablement condamnée par le pays, et nourrir l'espoir de restaurer leur influence perdue en s'abritant sous les plis d'un pareil drapeau, je soutiens qu'en présence d'une pareille réunion de circonstances, il serait dangereux pour le parti qui gouverne d'ajourner toute discussion, il serait impolitique de refuser toute concession.
C'est ce que le gouvernement a compris lui-même du reste en présentant à son tour un projet de loi destiné à modifier notre législation électorale.
J'aborde donc, messieurs, l'examen des principes généraux qui doivent dominer la discussion des divers systèmes qui nous sont soumis, et j'ai la conviction qu'avec un peu de bonne volonté de part et d'autre, il ne nous sera pas difficile d'arriver à une solution qui, sans altérer trop profondément notre régime électoral actuel, donne cependant satisfaction à tous les intérêts légitimes.
(page 664) Chaque lois qu'on agite une question de réforme électorale, on mêle au débat un mot qui semble une panacée universelle pour les uns, et qui est un objet de réprobation pour les autres ; ce mot, c'est le « suffrage universel ». Je ne partage ni l'enthousiasme des uns, ni les terreurs des autres.
Tout régime démocratique, toute organisation politique qui se fonde sur ce grand principe inscrit dans la Constitution belge : « Tous les pouvoirs émanent de la nation. » contient en germe le suffrage universel.
Sur ce point il n'y a pas d'équivoque possible. Je reconnais donc très volontiers avec l'honorable M. Nothomb, qu'une grande tendance s'est manifestée dans ces vingt dernières années vers la réalisation de cette idée, j'admets avec lui qu'elle a gagné un terrain considérable dans les pays voisins ; je dis plus, je dis que l'avenir lui appartient ; et cependant je ne suis pas partisan du suffrage universel.
Je ne veux pas du suffrage universel, parce que je ne veux pas livrer les destinées du pays aux caprices du hasard ou aux entraînements d'une Masse électorale incapable.
J'aime l'ouvrier ; je ne crains pas le peuple, mais pour exercer des droits politiques, il est indispensable qu'il soit instruit ; et je me hâte d'ajouter que j'espère trop du progrès et de la civilisation pour ne pas être convaincu que le jour viendra où nos mœurs publiques auront assez élevé le niveau moral de nos populations, pour élargir considérablement le cercle du droit de suffrage et pour ouvrir l'accès de l'urne électorale, sinon à tous, au moins au plus grand nombre de nos concitoyens.
Ce jour est peut-être bien éloigné encore, mais j'ai la certitude qu'il arrivera.
J'ai toujours été d'avis, et je le suis encore, que le cens est une mauvaise base électorale. Pour moi, il n'en est qu'une seule sérieuse, c'est la capacité. et quand je m'exprime ainsi, notez-le bien, ce n'est pas pour amoindrir l'œuvre du législateur constituant de 1831, car je n'hésite pas à reconnaître que notre régime électoral, bien que susceptible de profondes améliorations, est, sans conteste, l'un des meilleurs qui fonctionne en Europe à cette époque.
Partant de ce principe, quand j'examine ce régime électoral, ou quand il s'agit de le modifier, je me préoccupe fort peu du cens, je me préoccupe énormément de la capacité.
Toute modification à nos lois électorales doit, selon moi, avoir pour base la capacité.
Faut-il justifier cette doctrine ? Faut-il démontrer l'immense intérêt social attaché à ce que ceux qui concourent à la formation de la puissance publique le fassent avec intelligence, avec discernement, et j'ajouterai avec indépendance ? Mais cela résulte de la nature des choses.
Le droit électoral est sans contredit le droit le plus important que le citoyen d'un pays libre puisse être appelé à exercer ; il est d'autant plus important, que n'importe sous quel régime, même en France, il l'exerce non seulement pour son compte personnel, mais encore pour tous les non-électeurs qu'il représente et qu'il oblige en déposant son bulletin dans l'urne électorale. Il peut, suivant les choix qu'il fera, donner à son pays la plus grande somme de prospérité matérielle et morale ou le précipiter dans des abîmes ; le système politique qui doit dominer étant le résultat de son vote, on peut dire que c'est lui, et lui seul, qui tient en mains les destinées de la patrie. Ce sont là des vérités incontestables et qui n'exigent point de démonstration.
Mais si le droit électoral est d'une si haute importance, s'il peut amener de pareilles conséquences, et s'il est, en d'autres termes, la base de notre organisation politique, la société a non seulement le droit, mais elle a encore le devoir de l'entourer de garanties telles, qu'elle l'empêche de devenir une arme dangereuse dans des mains incapables ou inexpérimentées.
Jusqu'aujourd'hui on a cherché ces garanties dans le cens, et on a posé en principe que le payement du cens déterminé par la loi est une preuve de capacité électorale. Comme je le disais tantôt, celle base est essentiellement vicieuse, et l'iniquité devient de plus en plus palpable et plus évidente à mesure que le cens électoral s'abaisse, parce qu'elle atteint un plus grand nombre de personnes qui se trouvent sur la limite extrême. Certes, le payement d'un cens déterminé peut être considéré jusqu'à un certain point comme une garantie d'ordre, mais si vous faites de cette garantie la base unique de votre système électoral, ou si vous ne mettez la capacité qu'en seconde ligne, vous faussez évidemment votre représentation ou plutôt vous n'avez plus qu'une base incomplète, incapable de donner de bons résultats.
Le cens est une présomption de capacité, la capacité constatée est une certitude. L'argent et la propriété constituent incontestablement une grande force et exercent une influence considérable dans notre milieu social ; mais ce qui est appelé à dépasser cette influence et à dominer dans nos sociétés démocratiques, c'est l'intelligence, c'est la capacité. Le développement immense donné à l'instruction publique dans ces derniers temps est un des jalons posés sur le chemin qui conduit vers ce but. L'instruction est devenue un des plus grands besoins de notre époque, parce qu'elle est la matière première de toute moralisation et de toute civilisation ; et le jour où cette instruction aura fait assez de progrès, le jour où elle aura été répandue à profusion dans toutes les classes de la société, le jour où elle aura élevé tous les hommes, quel que soit le rang qu'ils occupent, à la hauteur des devoirs du citoyen, ce jour-là les barrières du cens tomberont comme par enchantement sous le souffle de l'intelligence et de la capacité.
Le cens est donc une mesure incomplète pour constater la capacité électorale ; toutefois il se trouve inscrit dans la Constitution, et comme il n'entre pas, comme il ne peut entrer dans les intentions de personne de modifier notre pacte fondamental, il faut bien en définitive compter avec lui. Seulement il ne faut pas s'exagérer son importance, il faut savoir même le reléguer au second plan quand il entre en ligne de compte avec la capacité.
Mais, nous dira-t-on peut-être, qu'est ce qui constitue la capacité politique, et quels sont les moyens de la constater ? Cette question ne m'embarrasse guère, et j'y réponds que la capacité politique ne se constate point matériellement, mais qu'elle s'induit du degré d'instruction générale que possède l'individu.
Quelques-uns ont voulu la trouver dans le simple fait de savoir lire et écrire ; ceux-là se trompent, d'après moi. D'autres ont voulu exiger un programme de connaissances fort compliqué, programme qui n'est pas abordable pour tout le monde, et ceux-là se trompent encore.
C'est entre ces deux systèmes qu'il faut trouver un terme moyen, et ce terme moyen se trouve, d'après moi, dans le programme de l'instruction primaire, tel qu'il est établi dans les localités où l'enseignement primaire se donne d'une manière sérieuse et complète.
En effet, le simple fait de savoir lire et écrire plus ou moins couramment ne constitue pas l'instruction primaire. Pour que cet enseignement soit complet, il faut y ajouter la morale, le calcul, le système légal des poids et mesures, les éléments de l'une des trois langues usitées dans le pays, des notions de géographie et d'histoire nationale, les principes les plus élémentaires de notre droit constitutionnel, et des notions d'hygiène.
L'acquisition de ces diverses connaissances, qu'on enseigne aujourd'hui dans toute école primaire convenablement organisée, peut seule rendre l'individu capable de s'éclairer par la discussion, d'apprécier sainement et avec un certain discernement l'importance du devoir électoral, et le mettre en mesure d'exercer ce droit dans la plénitude de son indépendance et de sa liberté.
Pour atteindre ce but, il faudrait exiger de l'électeur qu'il eût fréquenté l'école pendant un certain nombre d'années à déterminer par le législateur, ou bien qu'il fît preuve de posséder les connaissances qui constituent l'enseignement primaire, et pour mon compte, je n'hésiterais pas un seul instant à concéder le droit électoral au citoyen qui se trouverait dans de pareilles conditions.
Ces principes généraux posés, il me reste à vous soumettre deux considérations générales qui détermineront ma manière d'apprécier les propositions qui se trouvent en présence.
Comme je le disais en commençant, tout ce qui se rapporte à nos lois organiques est d'une haute gravité.
Il ne faut point les changer à la légère, il ne faut point y toucher souvent, mais quand on les modifie, il faut d'une part que cette modification soit sérieuse, et qu'elle ne se borne pas à quelques détails insignifiants ; il faut d'autre part qu'elle n'altère pas d'une manière trop profonde les principes inscrits dans notre Constitution, et qui forment la base de notre régime électoral.
Je dis que cette modification doit être sérieuse. En effet, messieurs, peut-on toucher à une loi électorale, sans en étendre les bases d'une manière sensible, sans que les modifications proposées donnent une satisfaction légitime à ceux qui les réclament ? Je ne le pense point.
Quelle est donc, en définitive, l'intention qui a présidé au projet de loi du gouvernement, comme à la proposition de l'honorable M. Guillery ?
(page 665) On s'est dit : Il se produit en ce moment en Europe une aspiration générale vers l'extension du droit de suffrage. La question a été posée et a pris un développement considérable à l'extérieur dans un grand pays constitutionnel avec lequel nous avons de profondes affinités politiques ; un mouvement calme et régulier s'est produit à l'intérieur, et à la tête de ce mouvement figurent des corps constitués qui jouissent de la confiance publique, et qui sont la libre expression des vœux du corps électoral. Pour les élections des Chambres et du Sénat, le pouvoir législatif a étendu dès 1848 le cercle des droits électoraux jusqu'aux dernières limites fixées par la Constitution ; et tout le monde est d'accord sur ce point, qu'il n'y a pas lieu de modifier notre pacte fondamental.
Mais ces limites posées pour les élections législatives n'existent pas pour les élections provinciales et communales, sur ce double terrain le champ est couvert aux réformes.
Elargissons le cercle électoral pour la province et pour la commune ; appelons à la vie publique, c'est-à-dire, à l'exercice des droits électoraux pour la province et pour la commune, un plus grand nombre de nos concitoyens capables de les exercer, initions-les, par la pratique, à concourir à la nomination de ceux qui administrent leurs intérêts ; et nous accomplirons ainsi, sur le terrain provincial et communal, un progrès qui portera ses fruits dans l'avenir, et qui nous permettra peut-être d'inaugurer un jour un système plus libéral que celui qui existe aujourd'hui pour les élections législatives.
Si telle est la pensée qui devait précéder aux divers projets de loi qui nous sont soumis, nous aurons à examiner s'ils atteignent le but proposé et quelles sont les modifications qu'il faudrait y apporter pour qu'elles pussent l'atteindre d'une manière efficace ; nous aurons à examiner, en d'autres termes, s'ils aboutissent à une extension suffisante du droit électoral, et s'ils contiennent aussi les conditions de capacité nécessaires pour que les nouveaux électeurs exercent leur droit d'élire d'une manière intelligente et dans la plénitude de leur indépendance.
Mais si la réforme que nous allons introduire dans deux de nos lois électorales doit avoir un caractère sérieux au point de vue de l'extension du droit de suffrage, il faut en même temps éviter un autre écueil, il ne faut point perdre de vue qu'elle doit être aussi en rapport avec la loi électorale existante pour les élections législatives, c'est-à-dire que nous ne pouvons pas établir, entre le système électoral à créer et celui que nous maintenons une différence tellement radicale et tellement profonde que l'accord puisse ne plus exister entre les deux régimes.
La manifestation de la volonté nationale doit être une, elle ne peut pas être double.
Un système électoral qui créerait au pays une situation telle que la volonté nationale se manifestât, par exemple, au point de vue des opinions politiques divisant le pays, dans un sens pour les élections législatives, tandis que les élections provinciales et communales indiqueraient une tendance dans un sens opposé, un tel système constituerait le plus déplorable régime électoral, et conduirait tout droit à l'anarchie.
On m'objectera peut-être que les élections provinciales et communales n'ont rien de commun avec les élections législatives. Cela peut être vrai en strict droit, mais cela est complètement inexact en fait. Les élections communales surtout ont dans notre pays un caractère politique incontestable, dont il ne faut point se dissimuler l'importance, et dont l'influence pèse lourdement dans la balance de la politique générale du pays. N'avons-nous pas vu naguère un ministère qui avait la majorité dans la Chambre et qui avait résisté avec succès à l'opinion publique dans les conditions les plus difficiles, succomber quelques mois plus tard, et se retirer devant la volonté nationale manifestée dans les élections communales ?
Or le seul moyen d'éviter ce conflit, c'est, tout en se montrant très large sur la réduction du cens, de faire dans la réforme proposée une place plus large encore à la garantie tirée de la capacité. On peut tout redouter d'un corps électoral qui serait composé d'une masse inintelligente, on n'a rien à craindre de ceux que l'instruction élève à un certain niveau moral, et qui peuvent s'éclairer par la discussion.
Examinons maintenant, messieurs, les divers systèmes qui sont en présence et voyons s'ils réunissent les conditions générales que nous venons de poser en principe.
L'honorable M. Guillery propose de fixer le cens électoral à 15 francs pour toutes les communes du pays, et d'imposer à l'électeur l'obligation de savoir lire et écrire.
La première partie de ce système n'est que la consécration du principe adopté en 1848 pour les élections législatives, l'uniformité du cens.
A cette époque déjà l'uniformité du cens avait été l'objet des attaques les plus vives et les plus passionnées. Les uns y trouvaient une tendance exagérée vers les réformes démocratiques ; d'autres au contraire y voyaient un grand danger pour l'avenir de l'opinion libérale. Des événements extérieurs de la plus haute gravité mirent un terme à ce débat. Tons les partis s'entendirent pour réduire uniformément le cens jusqu'aux dernières limites fixées par la Constitution, et pour opérer ainsi la réforme électorale la plus démocratique qu'il fût possible de proposer. Toutes ces craintes formulées la veille, avec une grande âpreté de langage, s'évanouirent, et le régime nouveau donna, somme toute, au pays une période de sécurité et de prospérité matérielle et morale, et qui lui permit de traverser dans le calme et dans la tranquillité les grandes commotions qui agitaient l'Europe.
Je ne redoute donc pas l'uniformité du cens ; je dis plus, je dis que je désire, parce que c'est une question d'équité.
En effet, d'après la loi actuelle, sur les 2,538 communes qui existent en Belgique, il y en a 1,962 où le cens électoral pour la commune est fixé à 15 francs ; il y en a 151 où il s'élève à 20 francs, 88 où il s'élève à 30 francs ; 16 où il s'élève à 40 francs ; et enfin 21 où il s'élève à 42 fr. 32 c. et notons bien que la différence en plus frappe les communes les plus populeuses et les grandes villes, précisément celles où l'instruction publique a fait le plus de progrès, et où la civilisation fait sentir bien plus son influence bienfaisante que dans mes localités éloignées des grands centres de population. C'est là, messieurs, une anomalie que rien ne justifie en présence des résultats donnés par la réforme de 1848, et qui doit, par conséquent, disparaître de notre législation électorale.
L'honorable M. Guillery propose en outre d'imposer aux nouveaux électeurs l'obligation de savoir lire et écrire.
Je n'hésite pas à déclarer, pour mon compte, que la condition de capacité proposée dans de pareils termes me semble insuffisante. J'ai du reste la conviction, et cela résulte de son exposé de motifs, que l'expression employée par mon honorable collègue ne rend pas complètement sa pensée.
Certes, je comprends qu'on se montre fort large dans les termes, quand il s'agit d'apporter des restrictions à des droits acquis ; c'est ainsi que j’accepterais parfaitement la simple condition proposée par l'honorable M. Guillery, s'il était question d'imposer une condition de capacité aux électeurs qui sont déjà inscrits sur nos listes électorales, parce que je verrais dans cette restriction une cause d'exclusion dont je voudrais amoindrir autant que passible les conséquences.
Mais quand il s'agit de concéder des droits nouveaux à ceux qui jusqu'à ce jour n'ont pas participé à la formation de la puissance publique, je veux que la condition de capacité soit sérieuse, afin d'atteindre le but que je me propose : un corps électoral capable et intelligent.
Et d'ailleurs, messieurs, que signifierait la condition de capacité réduite à ces simples termes : savoir lire et écrire ? Comment la constater ? Serait-ce servir la cause du progrès ? Serait-ce renforcer votre corps électoral, que d'y introduire ces gens qui sachent à peine écrire leur nom, ou qui soient parvenus à lire péniblement quelques lignes ? Evidemment non. Pour moi, tout citoyen, quelle que soit sa position, a le droit de participer à la vie publique, mais c'est à la condition expresse qu'il s'en rende digne.
Depuis plusieurs années déjà, dans les grands centres de population, et les chiffres que nous avons cités plus haut prouvent à l'évidence que la réforme proposée s'applique principalement à ceux-ci, dans les grands centres de population, disons-nous, les écoles primaires et les classes d'adultes sont organisées d'une façon telle, que tout individu désireux de s'instruire peut y trouver un enseignement convenable qui développe son intelligence et qui lui permette de s'élever à la hauteur et à la dignité de citoyen. Cette instruction est pour tout homme un devoir ; chaque individu qui a la conscience de sa dignité doit, quand il le peut, s'affranchir des entraves de l'ignorance, et celui qui néglige ou qui refuse d'accomplir ce devoir social me semble peu digne de l'intérêt du législateur.
Le projet de loi du gouvernement s'écarte d'une façon assez sensible de celui proposé par l'honorable M. Guillery.
D'abord il réduit de moitié le cens fixé actuellement par la loi.
Il admet ensuite toutes les capacités présumées sans le payement d'aucun cens.
Mais il impose à tous la condition d'avoir suivi un cours d'enseignement moyen de trois années au moins dans un établissement public ou privé. Il résulte d'explications données qu'il considère comme écoles moyennes les écoles primaires supérieures.
(page 666) Je fais à l'ensemble de cette proposition, dont quelques détails me plaisent du reste, un reproche général, celui de ne pas aboutir à un résultat satisfaisant.
En premier lieu pour éviter l'uniformité du cens, le projet de loi du gouvernement va plus loin que celui de l'honorable M. Guillery. Ainsi, parmi les 2,538 communes du pays, il réduit le cens à 7 fr. 50 c. pour 1,962 d'entre elles, et à 10 fr. pour 451 autres. De telle sorte qu'il propose un cens inférieur à celui indiqué par M. Guillery dans la presque totalité des communes du pays, c'est à dire dans 2,413 sur 2,538. Quant aux 125 villes et communes les plus influentes du pays, le cens y serai réduit à 21 francs, chiffre qui ne s'écarte pas encore considérablement de celui qui se trouve contenu dans la première proposition qui vous été soumise.
Certes, je ne demande pas mieux que de suivre le gouvernement dans son initiative si libérale vers la réduction du cens ; je suis tout prêt à accepter la réduction du cens à 7 fr. 50 c. dans 1,962 communes du pays ou à 10 fr. dans 2,413 sur 2,538 ; mais alors, qu'on soit au moins logique et qu'on applique la même diminution aux 125 autres villes et communes. La manière de voir que je vous ai exposée tantôt relativement au cens justifie suffisamment l'opinion que j'émets à propos de cette partie du projet de loi du gouvernement. Veut-on réduire le cens à 7 fr. 50 c. ou à 10 francs, qu'on le fasse ; je me rallie complètement à cette proposition, mais qu'on le fasse pour toutes les communes du pays, qu'on le fasse surtout dans les plus importantes, où, par suite du développement de l'instruction publique, les classes inférieures présentent bien plus de garanties d'ordre et de capacité.
Je l'ai déjà dit, je considère l'uniformité du cens comme une question d'équité sociale, et je ne comprends pas que le montant de l'impôt payé, considéré au point de vue de la capacité électorale, doive être plus grand à la ville qu'à campagne ; je ne crois faire aucune injure à nos populations rurales en constatant cette vérité, c'est-à-dire que de deux individus ayant absolument la même position, le même capital et la même valeur intellectuelle, celui qui habitera une grande ville aura beaucoup plus de moyens de s'instruire, de s'élever, de former son jugement et de se perfectionner dans les connaissances déjà acquises, que celui qui habile une commune plus ou moins éloignée des grands centres de population.
Or, s'il y avait des faveurs à faire, et remarquez bien, messieurs, que, pour ma part, je n'en réclame pas, ce serait aux habitants des villes qu'il faudrait les appliquer.
Le système contraire, l'uniformité du cens ne contient aucun de ces inconvénients ; il fonctionne depuis bientôt vingt ans en Belgique pouf les élections législatives, et aucune plainte sérieuse n'a été formulée contre lui. Toutes les objections qu'il soulevait naguère se sont évanouies, et l'expérience a démontré que les habitants de nos grandes cités qui payent 42 francs d'impôt sont aussi dignes de marcher au scrutin, et savent exercer leurs droits électoraux avec autant de discernement et autant d'indépendance que les habitants des campagnes qui payent les mêmes impositions.
Mais, messieurs, si je ne puis me rallier au mode proposé par le gouvernement pour la diminution du cens, j'accepte, d'autre part, avec empressement la partie de sa proposition qui concerne l'adjonction des capacités sans payement d'aucun cens. L'inscription sur les listes électorales, abstraction faite de toute question de cens, de tout homme exerçant une profession ou occupant un emploi qui nécessite une certaine instruction et qui présuppose une certaine intelligence, est un acte de justice ; c'est un hommage rendu à la doctrine que j'avais l'honneur de vous exposer tantôt sur la valeur relative du cens et de la capacité en matière électorale. En inscrivant dans son projet de loi les paragraphes 2 et 3 de l'article 3, le gouvernement reconnaît avec moi que si le cens peut être considéré quelquefois comme une présomption de capacité, la capacité constatée suffit, et la garantie du cens devient inutile lorsqu'il s'agit d'accorder le droit de suffrage. Les auteurs du projet de loi étendent donc la capacité électorale aux employés privés jouissant de 1,500 fr. d'appointements, aux magistrats, aux fonctionnaires ou employés de l'Etat ou de la commune, jouissant d'un traitement de 1,500 fr., aux avocats, médecins et pharmaciens, aux ministres des cultes et aux instituteurs diplômés.
On pourrait, ce me semble, ajouter sans inconvénient à la nomenclature mentionnée dans cet article, les avoués, les huissiers, les instituteurs non diplômés, mais agréés par le gouvernement, les receveurs et les secrétaires communaux.
Toutefois le gouvernement soumet ces diverses concessions à une condition générale, celle de « justifier de la fréquentation d'un cours d'enseignement moyen de trois années au moins dans un établissement public ou privé. »
II est évident que l'imposition d'une telle condition paralyse en grande partie l'effet du projet de loi. A quoi sert de réformer notre législation, si vous soumettez la nouvelle capacité électorale à une condition si difficile à réaliser, qu'elle ôte au projet de loi tout caractère efficace ? Pour mon compte, j'ai la conviction intime que si la proposition du gouvernement était traduite au loi, et appliquée selon l'esprit de cettle loi, la réforme proposée ne donnerait bien certainement pas 5,000 électeurs de plus pour tout le pays. En effet, messieurs, les écoles moyennes créées par l'Etat ou par la commune sont peu nombreuses en Belgique ; et le programme des matières qu'on y enseigne est tel, que très peu d'établissements privés puissent être mis sur le même rang.
Il n'y a donc guère que les élèves sortant de ces écoles, et qui en auraient suivi les cours pendant trois ans, auxquels on pourrait appliquer l'extension proposée par le gouvernement. Or, le nombre de ces élèves est excessivement restreint et constitue une infime minorité de la jeunesse qui fréquente les écoles.
La plupart de nos concitoyens appartenant à la classe aisée placent leurs enfants dans les athénées ou dans les écoles professionnelles. Ce n'est, du reste, pas pour cette catégorie d'individus que se fait la réforme. Les autres se contentent presque toujours de l'école primaire, où l'enseignement est si parfait, au moins dans les grandes villes, qu'il dispense en quelque sorte de l'enseignement moyen.
Eh bien, messieurs, si nous voulons que notre réforme soit sincère, si nous voulons qu'elle produise quelques résultats dans l'avenir, c'est en vue de cette dernière catégorie qu'il faut la faire.
Cette catégorie se compose des jeunes gens appartenant aux dernières couches de la bourgeoisie et aux premiers rangs de la classe ouvrière.
Elle se compose de ces artisans, de ces petits boutiquiers, de ces ouvriers probes, intelligents, économes, qui s'élèvent par le travail, qui s'imposent les sacrifices les plus durs pour donner à leurs enfants une instruction qui leur permette de s'élever à leur tour. C'est à cette classe si intéressante de notre population qu'il faut tendre la main ; c'est à elle qu'il faut ouvrir l'accès de l'urne électorale ; ce sont ces hommes qu'il faut enrôler dans les rangs des défenseurs de l'ordre, en les intéressant à la chose publique, en leur conférant les droits du citoyen. Si la réforme proposée ne devait pas avoir ce résultat, elle serait stérile, et mieux vaudrait ajourner indéfiniment ce débat, que d'aboutir à une œuvre qui ne satisferait personne.
Or pour atteindre efficacement le but que nous proposons tous ici, ce n'est pas à l'instruction moyenne, mais bien à l'instruction primaire qu'il faut demander le critérium de la capacité du citoyen.
MfFOµ. - Nous admettons les écoles primaires supérieures.
M. Funckµ. - Il n'en existe guère.
MfFOµ. - Et vos écoles primaires.
M. Funckµ. - Si c'est de celles-là que vous voulez parler, nous sommes bien près de nous entendre et de nous donner la main.
Vous le devez d'autant plus que l'instruction primaire est gratuite et accessible à tous, tandis que l'instruction moyenne ne peut s'acquérir qu'à prix d'argent. En prenant pour base l'instruction moyenne, vous accordez à vos adversaires le droit de dire que vous créez une nouvelle catégorie de privilégiés. En acceptant au contraire comme base l'instruction primaire, vous faites disparaître un premier grief qui atteindrait évidemment la loi nouvelle, et paralyserait, dès son début, la satisfaction qu'elle doit donner à l'opinion publique.
Mais, messieurs, comme j'ai déjà eu l'honneur de vous le dire, si je veux que l'instruction primaire soit la base de la capacité électorale, je veux aussi que cette base soit sérieuse, et qu'elle offre à la société les garanties que celle-ci est en droit d'exiger de tous ses membres qui veulent prendre part à la formation de la puissance publique.
En vous exposant les principes généraux qui doivent d'après moi présider à l'examen de la réforme électorale que nous discutons en ce moment, je vous disais tantôt que le législateur doit veiller avant tout à ce que le droit de suffrage ne devienne pas une arme dangereuse entre des mains inexpérimentées ou inhabiles ; les connaissances contenues dans le programme de l'instruction primaire, telle qu'elle est organisée dans les grandes villes, doivent, me semble-t-il, parer complètement à ce danger.
Ce programme ne diffère pas essentiellement, du reste, de celui de l'enseignement moyen et il a sur ce dernier ce grand avantage, c'est qu'il (page 667) est accessible à tous. La concession que je demande au gouvernement n'est donc pas si énorme, et elle serait, d'après moi, féconde en résultats.
Pour bien comprendre le peu d'importance de cette différence, énumérons les matières contenues dans les deux programmes. Le programme de l'enseignement dans les écoles moyennes comprend :
1° L'étude approfondie de la langue française, et en outre de la langue flamande ou allemande, pour les parties du royaume où ces langues sont en usage.
2° L'arithmétique démontrée, les éléments d'algèbre et de géométrie, le dessin et principalement le dessin linéaire, l'arpentage.
3° L'écriture, la tenue des livres, et des notions de droit commercial.
4° Des notions de sciences naturelles applicables aux usages de la vie.
5° Les éléments de la géographie et de l'histoire, et surtout de l'histoire et de la géographie de la Belgique.
6° La musique vocale et la gymnastique.
L'enseignement primaire dans nos écoles comme dans celles de toutes les grandes villes du pays comprend :
1° La religion et la morale.
2° Les éléments de l'une des trois langues usitées dans le pays.
3° La lecture, l'écriture et le dessin.
4° Le calcul, le système légal des poids et mesures, la tenue des livres.
5° La géographie et l'histoire nationale.
6° Les principes élémentaires de notre droit constitutionnel.
7° La musique vocale et la gymnastique.
Il y a entre ces deux programmes une ressemblance et une affinité si grandes, qu'il serait réellement puéril de s'arrêter à discuter la minime différence, qui existe entre eux.
Le projet de loi du gouvernement exige la fréquentation d'une école moyenne pendant trois années, nous serions tout disposés à exiger la fréquentation d'une école primaire où l'on enseignerait les matières indiquées plus haut pendant six années, et nous voudrions y voir ajouter la garantie d'un certificat délivre par le chef d'école, constatant que la fréquentation a été régulière pendant ces six années, et que l'élève a suivi ses diverses classes avec fruit. En effet, les écoles primaires convenablement organisées sont partagées en six divisions, et il faut à l'enfant âge de 7 à 14 ans, une fréquentation de six années pour posséder d'une manière complète et approfondie les matières qui constituent le programme indiqué plus haut. Quant à ceux qui ne peuvent pas produire un pareil certificat, ils pourraient se présenter devant le jury proposé par l'honorable M. Van Humbeeck dans son article additionnel, auquel je me rallie complètement.
J'ai entendu faire quelquefois des objections contre l'institution proposée dans cet amendement, à propos des difficultés que rencontrerait cette organisation, et en définitive sur la corvée qu'on imposerait à l'électeur qui devrait se présenter devant un pareil jury. Ces objections n'ont ébranlé en rien ma manière de voir.
Quoi ! messieurs, le législateur prescrit les conditions les plus minutieuses pour sauvegarder la santé des citoyens, en imposant des examens rigoureux à ceux qui veulent se livrer à l'art de guérir ; il sait sauvegarder leurs intérêts en imposant les mêmes conditions à ceux qui sont destinés à les défendre devant les tribunaux ; il entoure l'exercice de la plupart des professions de nombreuses garanties de capacité ; il sait afin de constater la valeur des récipiendaires et de ne leur délivrer un diplôme qu'à bon escient, faire voyager d'un bout du pays à l'autre les sommités de la science, des arts et des lettres, et quand il s'agit de l'intérêt de la chose publique, quand il s'agit de constater la capacité de l'électeur, de celui qui est à la fois la base et la cheville ouvrière de la représentation nationale, le législateur se trouverait désarmé !... Il suffit de signaler un pareil argument pour en démontrer l'inanité.
Il résulte de ce que je viens de dire, que je me rallie en principe à l'amendement déposé en ordre subsidiaire par l'honorable M. Van Humbeeck. Adversaire du cens, j'accepterais très volontiers la solidarité de son amendement présenté en ordre principal, mais je n'ai pas de données assez positives sur les résultats de ce système ; en d'autres termes, les éléments statistiques me manquent pour examiner si, en maintenant le cens de 42 francs pour les élections législatives, l'abolition complète de tout cens pour les élections provinciales et communales n'amènerait pas une différence trop notable dans les résultats des diverses élections, et ne créerait pas de conflits pour la direction générale des affaires du pays.
Mon système se résume donc en ceci :
Uniformité du cens.
Réduction du cens au taux uniforme de 15 francs proposé par M. Guillery, et à 10 francs ou à 7,50 si le gouvernement veut consentir à établir l'égalité entre les villes et les campagnes.
Adjonction des capacités, comme le propose le gouvernement.
Garantie de capacité, résultant de la fréquentation consécutive et avec fruit pendant six années d'une école primaire, ou d'un examen sur les branches faisant partie de l’enseignement primaire passé devant une commission cantonale.
J'aurai l'honneur de déposer sur le bureau de la Chambre un amendement formulant complètement ce système.
II est inutile, je pense, messieurs, d'appeler plus longtemps votre attention sur les avantages qu'il peut présenter. Vous êtes tous, comme moi, trop profondément convaincus de l'importance de la question qui vous est soumise pour ne pas appliquer tous vos efforts à rechercher la solution qui vous paraîtra la meilleure.
Quant à moi, j'ai la certitude qu'en ouvrant la porte à un régime électoral où la capacité tendrait à remplacer le cens, et où l'intelligence remporterait sur l'argent, vous contribueriez à une œuvre utile et destinée à nous éviter bien des embarras dans l'avenir.
Nous ne devons pas le perdre de vue, le temps est aux réformes. Un système où la capacité électorale n'est pas fondée sur le cens fonctionne à nos portes, en France et en Allemagne. Un régime électoral très large et très démocratique se prépare pour l'Angleterre. La Belgique, à son tour, doit faire un pas en avant. Certes, elle doit faire ce pas avec une excessive prudence, et la façon modérée et consciencieuse avec laquelle nous examinons ici la question prouve que nous sommes tous d'accord sur ce point, mais enfin il faut qu'elle marche. C'est le moyen le plus sûr de persévérer dans cette politique sage qui sait éviter les transitions trop brusques, qui concilie les progrès et les améliorations avec le respect dû aux droits acquis, qui ne résiste à l'opinion que pour modérer ses élans qui concilie, en d'autres termes, l'ordre avec la liberté.
M. Hymans, rapporteur. - Messieurs, le discours que nous venons d'entendre est d'un heureux augure pour la discussion qui s'ouvre. Je rends hommage à la modération du langage de mon honorable collègue et ami et je souhaite que, jusqu'à la fin de ce débat, nous n'entendions que des paroles aussi dignes et aussi patriotiques. Je tâcherai, en ce qui me concerne, de ne pas faillir à ce devoir et je demande, en échange, toute la bienveillance de la Chambre, car j'en aurai besoin plus que jamais.
Messieurs, si je prends la parole en ce moment, alors que le silence me serait facile et peut-être avantageux, c'est afin de reproduire, au commencement de ce débat, la déclaration très nette qui sert de préambule au rapport de la section centrale et qui me paraît marquer d'une façon exacte le rôle que la Chambré a à remplir dans cette grave et solennelle occasion :
« Nous avons aujourd'hui, disais-je au nom de la section centrale, nous avons aujourd'hui cette bonne fortune de pouvoir procéder à une révision des lois électorales, au milieu du calme le plus profond, sans être troublés dans notre œuvre par aucune pression du dehors. L’expérience n'a signalé dans nos institutions aucun vice radical, et la réforme n'étant pas un but mais un moyen de corriger des abus qui ne trouvent pas leur remède dans les lois existantes, nous pouvons affirmer hautement que ce n'est pas la nécessité qui nous fait agir.
« Au sein de la prospérité qui fait notre gloire, aucun symptôme ne révèle l'existence d'un mal secret qui doive nous inspirer des inquiétudes pour l'avenir. Ordinairement une réforme suppose l'idée d'un péril à conjurer. La réforme actuelle n'a d'autre principe que le désir tout spontané d'appeler un plus grand nombre de citoyens à l'exercice des droits politiques, et notre préoccupation doit être de ne pas créer des dangers contre lesquels une réforme pacifique serait impuissante plus tard à nous préserver. »
Ainsi je parlais au nom de la section centrale le 18 avril 1866, ainsi parlé-je encore au nom de la section centrale et en mon nom personnel, le 19 mars 1867.
Quoi qu'on en ait dit depuis quelques jours, cette excellente situation que je signalais l'année dernière ne s'est pas modifiée. A l'origine, quand la question était neuve, et par conséquent obscure, quand le pays se trouvait en proie à cette fièvre qui précède toujours les élections, il y eut quelques meetings, quelques réunions, quelques vœux formulés par des associations libérales, des symptômes, un commencement de symptômes d'un mouvement ; mais le jour où les circonstances ont changé, dès l'instant où la guerre a éclaté en Allemagne, dès l'instant surtout où le premier coup de canon retentit sur les bords de l'Elbe, lorsque la nation put croire que ses institutions étaient en péril, l'opinion publique tout entière s'est ralliée autour du drapeau de 1830, et je pose (page 668) en fait qu'à ce moment, les partisans d'une réforme radicale n'auraient plus trouvé dans le pays ni un orateur, ni un auditoire, ni un local.
J'ai la conviction qu'il en serait de même aujourd'hui si un fait quelconque venait prouver à une fraction de nos classes ouvrières, à celles qui s'intéressent au mouvement actuel qu'une perturbation peut nous venir du dehors.
Et si la prévoyance ne suffit pas pour tempérer l'ardeur de quelques hommes qui voudraient se faire passer à nos yeux pour les organes du pays, je leur demanderai du haut de cette tribune de quelle autorité morale ils tiennent leur mandat, quel est l'examen qui a précédé leurs conclusions, quel est le grand conseil populaire qui a débattu et sanctionné leurs griefs et ce qu'ils représentent devant nous qui sommes les représentants légaux de la nation. Jusqu'à ce qu'ils aient en quelque sorte exhibé leurs pouvoirs, je n'en reconnais de fondés et de réguliers que les nôtres.
M. Coomans. - Leurs pouvoirs sont dans la Constitution.
M. Hymans, rapporteur. - Nos pouvoirs à nous sont inscrits dans la Constitution ; les leurs sont inscrits, disent-ils, dans le droit naturel. Nous verrons tout à l'heure ce que c'est que ce droit. Mais en attendant, je nie qu'il y ait, comme l'a dit tout à l'heure M. Funck, je nie qu'il y ait, en Belgique, un mouvement quelconque en faveur d'une réforme radicale de nos institutions ; j'accepte sur ce point hic et nunc la décision du corps électoral et je demanderais même, si c'était possible, le verdict du pays tout entier, sans aucune inquiétude.
Et en effet pourquoi en serait-il autrement ? Je demande aujourd'hui, comme l'année dernière : Quel vice s'est donc révélé dans nos institutions ? Sommes-nous moins libres que jadis ? Les communes, les provinces, le parlement belge jouissent d'une liberté que j'ai toujours vue sans rivale dans le monde. Est-ce que par hasard le suffrage restreint est incapable de produire quelque chose de bon ? Mais, messieurs, vous ne savez donc pas, ou vous ne savez donc plus que les élections pour le Congrès national, faites en 1830, par un corps de 46,000 électeurs, dont 38,000 censitaires, ont prouvé que le suffrage restreint pouvait ouvrir les portes d'une assemblée délibérante à la plus glorieuse, à la plus libérale, à la plus démocratique phalange de législateurs dont puissent se glorifier les nations modernes. (Interruption de M. Coomans.)
Prétendez-vous, par hasard, que nos lois électorales ne suffisent pas pour que le peuple, pour que l'opinion publique puisse affirmer son droit et sa volonté ? Mais je vais vous citer à vous, M. Coomans, qui m'interrompez, je vais vous citer une preuve du contraire et une preuve qui vous sera agréable à entendre.
Cette preuve, je la trouve dans l'histoire du mouvement anversois. Dites-moi si nos lois électorales ont empêché une commune de tenir en échec pendant des années, et elle le fait encore sous beaucoup de rapports, de tenir en échec toutes les résistances du pouvoir.
M. Coomans. - Anvers était unanime.
M. Hymans, rapporteur. - Mais tout Anvers ne vote pas. Les censitaires d'Anvers représentaient l'opinion publique ; ils étaient d'accord avec l'opinion publique et ces censitaires ont su donner la mesure du sentiment public.
Je dis donc que le suffrage restreint peut donner à une population les moyens de manifester ses opinions. Et pourquoi cela ? Je vais vous le dire, c'est bien simple. C'est qu'en réalité dans aucun pays, à aucune époque le triomphe de l'opinion publique ne dépend d'une manière absolue de la composition des corps électoraux. Regardez autour de vous dans un moment de crise électorale et vous verrez que partout où la vie politique est ardente et passionnée, le verdict du corps électoral le plus restreint sera nécessairement le fruit de l'élan général. L'électeur qui vote se sent entraîné malgré lui par le courant de la population qui l'observe.
Et jamais, dans ces luttes passionnées où se déploie toute l'ardeur des partis en cause, vous ne verrez l'opinion publique réclamer ni réagir contre les résultats du scrutin. Savez-vous où se produisent ces réactions, ces réclamations ? Là où règne l'indifférence, là le scrutin est suspect. Lorsque à Bruxelles, sur un corps électoral de 8,000 électeurs, il y en a 300 qui votent, les 7,700 autres disent le lendemain que le scrutin n'est pas sincère.
Vous voyez quelques individus qui usent de leur droit, imposer la loi à leurs concitoyens, et alors les indifférents, ne voulant pas s'accuser eux-mêmes de ce qu'ils ont laissé faire, s'en prennent aux institutions de ce qui est leur propre faute et souvent leur propre déshonneur. Et alors on demande une réforme ; on ferait mieux d'aller voter.
Je dis, moi, que si tous les citoyens, qui possèdent des droits en usaient, jamais on n'entendrait des plaintes comme celles qui surgissent, jamais on n'entendrait de réclamations en laveur d'une réforme électorale.
Je m'attends à ce qu'on me réponde à cela par l'exemple de l'Angleterre. C'est bien porté de parler de l'Angleterre et par hasard il se fait que précisément aujourd'hui en Angleterre on discute un projet de réforme électorale. On nous dira : En Angleterre comme en Belgique le peuple n'a rien à reprocher à ceux qui le gouvernent ; là aussi règne la liberté de la presse, la liberté illimitée de la discussion, là aussi comme en Belgique les citoyens ont le moyen d'exprimer leurs vœux et le pouvoir de les faire écouler, et cependant les Anglais, eux aussi, demandent la réforme électorale. Cela paraîtra péremptoire.
Mais ceux qui parlent ainsi oublient un point essentiel. C'est, pour l'Angleterre, une situation qui n'existe pas chez nous, c'est que dans ce pays éminemment libéral, mais très peu démocratique, il y a encore des classes privilégiées, ce qu'on appelle, en politique des classes dirigeantes ; il y a encore en Angleterre des grands seigneurs qui disposent du vote de trois ou quatre bourgs qu'on appelle bourgs pourris et qui sont plus pourris que ceux que l'on a supprimés en 1832.
Oui, messieurs, il dépend encore de certaines influences en Angleterre de modifier dans maintes circonstances la répartition des partis dans la Chambre, et bien mieux, de gouverner d'une manière presque absolue dans certaines communes et dans certains comtés.
Je demande à ceux qui me citent l'exemple de l'Angleterre s'il existe rien de pareil chez nous. Je ne le pense pas ; bien au contraire. La composition de notre corps électoral offre l'image du plus heureux équilibre de toutes les catégories sociales.
Chez nous, toutes les classes de la société jouent un rôle, de manière à représenter ensemble la moyenne de l'intelligence, de la fortune et de la volonté publiques.
En voulez-vous la preuve, la preuve arithmétique ? Je vais vous la fournir en chiffres. Je n'ai qu'à prendre la dernière statistique officielle publiée par le département de l'intérieur et dans laquelle les électeurs pour les Chambres (je parlerai tout à l'heure des électeurs pour la commune) sont classés par profession.
Examinez avec quelque soin cette répartition et vous verrez que les électeurs beiges peuvent être classés selon leur profession, en six groupes parfaitement définis.
1° Les cultivateurs et fermiers ;
2° L'industrie grande et moyenne ;
3° La petite industrie ;
4° Le haut commerce et les propriétaires ;
5° Les fonctionnaires et ceux qui exercent des professions libérales ;
6° Une catégorie exerçant des professions non spécialement désignées.
Si vous voulez bien répartir le sixième groupe sur les cinq autres, vous arriverez à trouver le résultat suivant en chiffres ronds :
Cultivateurs et fermiers........................... 26,000
Industriels grands et moyens....................... 20,000
Petite industrie.................................. 26,000
Haut commerce et propriétaires................... 17,000
Fonctionnaires et professions libérales................ 14,000
Croyez-vous qu'il soit possible de trouver une répartition plus juste et plus équitable ?
Notez bien qu'il s'agit ici de la répartition pour les 103,000 électeurs qui nomment le Sénat et les Chambres. Mais pour la commune, il y a 225,000 électeurs, et je n'ai pas besoin de dire que ce sont les classes inférieures qui possèdent toute la différence qui sépare les deux chiffres. Les classes inférieures ont 122,000 votants de plus que les autres, pour les élections communales.
Voulez-vous étudier la statistique à un autre point de vue ? Vous constaterez que, sous l'empire des lois existantes, le nombre des électeurs s'est accru et s'accroît tous les jours dans des proportions considérables,, encore une fois au profit des classes inférieures.
A l'époque des élections pour le Congrès national, comme je le disais il y a un instant, la Belgique, pour une population de 4,076,000 habitants, avait 45,000 électeurs inscrits, dont 38,000 du chef du cens et 7,000 du chef de leur profession.
Dix-sept années après, sous l'empire des anciennes lois électorales, la Belgique comptait 46,463 censitaires, c'est-à-dire quelques centaines de plus que le nombre de ceux qui furent appelés à élire le Congrès.
(page 669) Mais vint la réforme de 1848. Elle porta le nombre des électeurs à près de 80,000. Aujourd'hui nous en comptons 103,717, du moins c'était le chiffre de 1864, époque des dernières statistiques officielles.
Vous voyez combien la progression des électeurs a dépassé la progression de la population. En 1847, vous aviez 40,000 électeurs sur 4,046,000 habitants ; et en 1864 vous aviez 103,000 électeurs sur 4,106,000 habitants, c'est-à-dire qu'en 1847 vous aviez un électeur sur 100 habitants, et aujourd'hui vous en avez un sur 50.
II me semble que voilà des chiffres éloquents. Continuez cette petite revue, et vous verrez que le chiffre des cultivateurs électeurs s'est élevé depuis 1847 de 14 à 25 ; les censitaires ministres des cultes, presque tous ministres du culte catholique, de 874 à 2,400.
Le chiffre des cabaretiers, et j'insiste sur ce point, parce que j'aurai un argument à en tirer tout à l'heure, a décuplé à peu près. Les cabaretiers électeurs étaient au nombre de 1,205 en 1S48 ; ils sont aujourd'hui 11,500.
Quelques-uns d'entre vous trouvent que leur influence est déjà trop grande ; nous verrons tout à l'heure que vous allez l'augmenter, je rencontrerai cet argument. Mais dès à présent, j'affirme, preuves en main, que. le pays n'est pas gouverné par des privilégiés, et que les classes inférieures exercent aujourd'hui dans l'Etat une influence beaucoup plus considérable qu'à l'époque où le Congrès faisait la Constitution, considérée cependant comme une œuvre admirable et profondément empreinte des principes du progrès et de la démocratie.
Toutes les causes diverses qui ont influé sur l'extension du suffrage, l'abaissement du cens, l'accroissement de la fortune publique, etc., ont eu pour résultat commun d'étendre, dans d'immenses proportions, l'influence de la petite bourgeoisie, et n'oubliez pas que cette petite bourgeoisie se recrute journellement dans les classes inférieures.
En un mot, ce n'est pas, comme on l'a dit quelquefois, non pas ici, mais ailleurs, ce n'est pas l'infâme capital qui nous gouverne ; c'est le travail sous toutes ses formes, et par conséquent c'est une criante injustice de prétendre que cet élément d'ordre, de prospérité et de progrès, se trouve dédaigneusement exclu de la gestion des affaires publiques.
Aussi, messieurs, ce n'est pas du travail de l'opinion publique, ce n'est pas de la pression extérieure, comme on a tort de le faire croire, qu'a surgi la question qui nous occupe.
Ainsi que l'honorable M. Funck l'a rappelé tout à l'heure, la réforme électorale fut d'abord une arme entre les mains du parti conservateur, quand il essayait en 1864 de prendre possession du pouvoir. Le programme de l'honorable M. Dechamps, né lui-même au sein du congrès de Malines où l'on préconisait l'alliance de l'Eglise et de la démocratie ; le programme de l'honorable M. Dechamps parla le premier d'une réforme qui fut, à courte échéance, solennellement répudiée par la Chambre et par le pays.
L'honorable M. Dechamps proposait l'abaissement pur et simple du cens communal et provincial.
Quelques honorables orateurs, à la tête desquels figurait mon honorable ami M. Orts, déclarèrent que s'ils étaient conduits un jour à proposer une réforme à leur tour, ils exigeraient des électeurs des garanties de capacité qui seraient un obstacle à l'introduction du suffrage universel. Telle était l'opinion générale de la gauche parlementaire.
Mais, pas plus à cette époque qu'auparavant, personne ne proclamait l'urgence d'une réforme, et vous devez vous rappeler qu'on essaya en vain d'en introduire une dans la loi sur les fraudes électorales.
Jusqu'à la fin de 1865, il ne fut plus question d'un changement à apporter à nos lois organiques. Ce fut l'honorable M. Guillery qui, au mois de décembre de cette année, usant de son initiative, remit à l'ordre du jour ce grave problème qui nous fait hésiter depuis 15 mois, comme il fait hésiter le parlement britannique depuis bientôt 15 ans. Ce n'est pas moi qui reprocherai à l'honorable M. Guillery d'avoir usé du droit que lui donne l'article 27 de la Constitution. Bien loin de regretter l'usage du droit, je l'approuve, et je félicite mon honorable collègue d'en avoir usé.
Je crois que rien n'est plus utile que l'exercice prudent et éclairé de ce privilège constitutionnel.
C'est par lui que les élus de la nation peuvent traduire en fait les aspirations de l'opinion publique, stimuler le gouvernement dans sa marche et frayer le mieux la route aux idées nouvelles.
J'ajouterai que, dans le pays modèle du gouvernement représentatif, l'initiative parlementaire a exercé une précieuse et féconde influence sur la législation, et nous n'aurions qu'à nous féliciter de voir son influence s'étendre et s'enraciner en Belgique.
L'initiative produisit ses résultats. Le gouvernement n'admettait pas le principe de la proposition de l'honorable M. Guillery. II ne fit pas preuve de cette résistance opiniâtre dont parlait tout à l'heure l'honorable M. Funck. Il s'empressa de formuler un projet de loi. Les sections de la Chambre en ont adopté les bases essentielles et la section centrale vous en propose l'adoption.
Je vais comparer brièvement les deux systèmes qui nous sont soumis. Naturellement je, ne m'occuperai en ce moment que des traits généraux des deux propositions, en laissant les détails pour la discussion des articles.
J'ai entendu dire ici par plusieurs collègues, j'ai entendu dire ailleurs que l'économie générale des deux projets était la même. J'ai entendu dire que l'une des propositions était l'amendement de l'autre et, en effet, à première vue, il en est ainsi.
La proposition de l'honorable M. Guillery, dit-on, se compose de deux éléments : le cens et la capacité ; le cens, il est de 15 fr. uniforme pour tout le pays ; la capacité : savoir lire et écrire.
La proposition du gouvernement, c'est la même chose : un cens réduit dans les petites communes à 7 fr. 50 c. ; une garantie de capacité constatée par un certificat de fréquentation d'une école moyenne pendant trois ans.
C'est la même chose avec une légère différence.
Au point de vue du cens, l'honorable M. Funck l'a dit tout à l'heure, le gouvernement est plus libéral que l'honorable M. Guillery ; M. Funck lui en a fait un reproche, moi je lui en fais un éloge, puisqu'il abaisse le cens dans toutes les communes du pays, tandis que l'honorable M. Guillery le maintient au taux actuel dans 1,900 communes sur 2,500.
M. Funckµ. - Je n'ai pas reproché à la proposition du gouvernement d'être trop radicale.
M. Hymans. - rapporteur. — Pardonnez-moi. Vous avez dit : « On paraît craindre que la proposition de l'honorable M. Guillery ne soit trop radicale. Moi, qui ne suis pas un radical, je trouve que le gouvernement l'est beaucoup trop. »
Eh bien, moi je constate, à l'honneur de la proposition du gouvernement, qu'elle est plus radicale que la proposition de M. Guillery. Du reste je ne fais ici que répéter les appréciations que j'ai entendues ailleurs.
Au point de vue de la capacité, dit-on, en revanche, l'honorable M. Guillery est beaucoup plus facile, puisque au lieu de demander un certificat de fréquentation d'une école moyenne pendant trois ans, il se contente de la preuve d'une instruction élémentaire, de la preuve que l'on sait lire et écrire.
En établissant la compensation entre les deux propositions, celle du gouvernement donnant un peu plus sous un rapport, celle de l'honorable M. Guillery un peu plus sous un autre, on arrive à une différence peu sensible, à une moyenne presque égale.
Voilà l'apparence ; mais si au lieu de s'arrêter à la surface, on descend au fond des choses, on trouve une différence tout à fait radicale et il me semble que l'honorable orateur qui vient de parler ne l'a pas bien saisie.
Pour moi d'abord la proposition de l'honorable M. Guillery consacre une injustice, parce qu'elle n'accorde rien à 1,900 commune du pays sur 2,500.
Et l'honorable M. Nothomb l'a très bien compris ; il nous a proposé un amendement tendant à établir un cens différentiel, afin de faire profiter la grande majorité des communes du pays de la réforme que l'honorable M. Guillery ne fait qu'au profit d'un certain nombre de communes.
En second lieu la proposition de l'honorable M. Guillery, dans ces 1,900 communes, entrave l'accroissement du nombre des électeurs, en ajoutant une condition de capacité à la condition de cens exigée aujourd’hui, c'est-à-dire qu'elle édicte une véritable pénalité ; et je dois dire que cette proposition me paraît étrange de la part d'un honorable collègue qui maintes fois dans cette enceinte s'est déclaré l'adversaire de l’enseignement obligatoire. L'honorable M. Guillery respecte les droits acquis dans le passé. C'est vrai, mais il ne permet pas d'en acquérir dans l'avenir. L'honorable M. Nothomb se range de son avis, et si j'ai bonne mémoire il propose de ne plus admettre d'illettrés au droit de suffrage à partir de 1870, quel que soit le cens qu'ils payent, et si nous poussons jusqu'au bout ce raisonnement des deux honorables membres, nous arrivons à constater que l'on pourra être électeur pour les Chambres, j'appelle l'attention toute particulière de l'assemblée sur ce point, que, dans le système des honorables MM. Guillery et Nothomb, on pourra être électeur pour les Chambres sans savoir lire et écrire, en payant 20 florins d'impôts, mais qu'on ne pourra plus être électeur pour la (page 670) commune et la province, payât-on 100 fr. d'impôt, si l'on ne sait lire et écrire.
À part cette contradiction, c'est une question très douteuse que de savoir si, dans les communes de plus de 2,000 âmes, l'extension du suffrage résultant de la réduction du cens ne sera pas compensée par l'élimination des illettrés et si l'on n'arrivera pas à restreindre le corps électoral au lieu de l'augmenter. C'est là une question très douteuse et si, pour résoudre ce problème, je me fondais sur l'opinion exprimée dans cette enceinte par l'honorable M. Guillery dans une circonstance où je l'appuyais, au lieu d'avoir des doutes, j'aurais presque une certitude, car il n'est personne qui ait dépeint d'une façon plus navrante l'ignorance de nos populations, que l'honorable membre que je renvoie, à cet égard, au discours qu'il prononça le 20 février 1862, à l'appui d'un amendement que j'ai voté avec lui. Si j'en crois ce discours, il y aurait plus d'électeurs exclus du chef d'ignorance que de nouveaux électeurs admis par suite de l'abaissement du cens.
Enfin, messieurs, la proposition de l'honorable membre n'accorde rien à la capacité proprement dite. Ceux qui exercent une profession libérale sont exclus, à moins qu'ils ne payent 15 francs d'impôt.
Voilà, ce me semble, messieurs, trois arguments très sérieux contre la proposition.
Pourquoi donc cette proposition a-t-elle rencontré des sympathies hors de cette enceinte ? Vous savez, messieurs, qu'on la considérait comme accordant une large concession, un immense bienfait à la classe ouvrière.
Eh bien, je le déclare ici en toute confiance, et mon honorable collègue le reconnaîtra lui-même, s'il veut bien se donner la peine de tirer les conséquences de ses prémisses, la proposition de M. Guillery n'accorde rien, mais absolument rien aux ouvriers proprement dits. Il n'y a pas d'ouvrier proprement dit qui paye 15 fr. d'impôts, même à Bruxelles, et l'honorable M. Van Humbeeck le reconnaît dans un de ses amendements subsidiaires, puisqu'il propose d'admettre au droit de suffrage les locataires d'habitations ou de parties d'habitations payant un loyer d'un franc par jour dans les grandes villes, et de 50 centimes dans les campagnes.
La proposition de M. Guillery n'accorde donc rien aux ouvriers proprement dits, mais, en revanche, elle accorde la majorité dans les comices précisément à cette classe contre laquelle on a fait la loi sur les fraudes électorales, à cette classe de petits boutiquiers, de petits détaillants, de petits débitants, de cabaretiers, de petits patentés qui payent des impôts directs parce qu'ils tiennent un débit quelconque et qui sont plus ignorants que la grande masse des ouvriers de nos villes. Voilà une conséquence que je signale à l'honorable M. Dumortier qui nous a fait entendre qu'il voterait peut-être la proposition de M. Guillery pour noyer les cabaretiers dans la masse des électeurs. C'est précisément aux cabaretiers qu'en agissant ainsi il livrera l'administration des communes belges.
Mais, me dira t-on, que redoutez-vous ? Pourquoi ces craintes, pourquoi ces inquiétudes, puisque cette nouvelle catégorie de censitaires créée par l'honorable député de Bruxelles ne sera admise qu'à la condition de prouver qu'elle sait lire et écrire ? Messieurs, je vais m'exprimer très nettement encore, et je rappellerai d'abord un fait tellement bizarre qu'il semblera un paradoxe ; il est cependant fort exact, et il suffira à ceux qui m'écoulent de faire un petit effort de mémoire pour s'en convaincre.
L'idée dont on veut faire aujourd'hui procéder une réforme électorale dans le sens de l'extension du suffrage ; a été émise la première fois en vue de restreindre le suffrage ; en d'autres termes, c'est d'une idée de défiance et de restriction qu'est née la réforme électorale dans le sens de l'extension.
Vous le savez, messieurs, il y a quelques années lorsque l'on constatait dans le pays des fraudes électorales, lorsque se révélait dans maintes communes ou dans quelques arrondissements, une pression scandaleuse exercée sur les électeurs ignorants, quelques personnes eurent cette idée que, pour assurer la sincérité du vote, il fallait exiger de tout électeur qu'il fût capable d'écrire lui-même son bulletin ou tout au moins, par la lecture, d'en vérifier le contenu. On demanda alors que la condition de savoir lire et écrire fût imposée au censitaire lui-même. Le cens n'était pas considéré comme une garantie suffisante ; on voulait que l'électeur offrît eu outre certaines garanties de capacité afin d'affirmer son indépendance et sa liberté. C'est de cette idée qu'est née la proposition de l'honorable M. Orts, de ne plus admettre, à partir d'une certaine date, des censitaires illettrés. Eh bien, messieurs, pour vous prouver que cette idée domine encore, je vais lire dix lignes d'un journal libéral de la Flandre occidentale, du Journal de Bruges. Voici ce qu'il dit dans son numéro du 13 mars :
« Le Sénat vient de supprimer le couloir du projet de loi sur les fraudes électorales. Nous ne le regrettons pas. Pour nous, il n'y a qu'un moyen d'assurer le secret et la liberté du vote, c'est que l'électeur soit obligé d'écrire lui-même son bulletin, dans la salle des comices, devant tout le monde, mais assez loin pour qu'on ne puisse lire les noms qu'il y inscrit.
* Mais, dira-lton, vous excluez ainsi les électeurs illettrés. Certainement. On retire bien les droits électoraux à l'individu qui a fait faillite, pourquoi en accorderait-on aux faillis de l'intelligence ? » (Interruption.)
Vous riez ? Mais c' est là ce qu'on a dit il y a deux ans dans cette enceinte, et je vais plus loin, j'avoue que je l'ai dit ; j'en fais montrés humble confiteor.
Partisan de l'instruction obligatoire comme je ne m'en cache pas, j'ai trouvé très juste cette peine qu'on voulait infliger à l'ignorance ; mais, quand j'ai senti la responsabilité que m'imposait, comme représentant, l'appui donné à cette thèse, je me suis demandé si l'article 47 de la Constitution permettait d'introduire cette obligation nouvelle dans nos lois. J'ai sur ce point des doutes très sérieux, et je crois que je ne suis pas le seul. Mais ce n'est pas le moment d'examiner cette question.
Je laisse ce point de côté et reprenant mon raisonnement de tout à l'heure, je pose cette triple question. Si la proposition de l'honorable M. Orts, devenue loi, avait exigé de tout électeur censitaire qu'il sût lire et écrire, serait-il logique pour cela de décréter que tout citoyen sachant lire et écrire jouira d'un privilège aussi exorbitant que la remise du cens électoral ? Je suppose que le jour où nous avons voulu prévenir les fraudes électorales, nous ayons dit aux électeurs censitaires : « Outre le cens que vous payez et qui est une garantie d'ordre et une présomption de sagesse, vous prouverez un minimum de connaissances se résumant dans ces mots : « savoir lire et écrire », et que nous disions aujourd'hui par suite d'une déduction inexplicable : Ce minimum que nous considérions il y a deux ans comme une garantie supplémentaire, indispensable, deviendra un maximum, et le prétexte d'une faveur ! Ce serait tout simplement absurde.
Oui, nous voulons accorder une faveur, une récompense, une prime à l'instruction et c'est là le principe du projet du gouvernement et de la section centrale. Mais au XIXème siècle, en l'an de grâce 1867, à l'époque où des écoles sont ouvertes dans les plus petits villages, où tous les enfants de 10 ans savent lire et écrire, où l'ignorance doit être l'exception, nous n'accordons pas une prime au citoyen qui, à l'âge de 21 ans, en est arrivé à connaître ou à ne pas oublier l'alphabet ; nous voulons que l'instruction ait été la cause d'un effort ou d'un sacrifice pour qu'elle puisse devenir l'objet d'une faveur.
Vous ne voulez pas d'un domestique qui ne sait ni lire ni écrire, mais si vous en trouvez un qui sache tenir un compte ou déchiffrer votre journal avant de vous le remettre, vous ne vous inclinez pas devant sa science pour le proclamer un grand citoyen.
Donc, payer 15 francs d'impôts directs et savoir lire et écrire, c'est-à-dire ne rien savoir du tout, c'est l'invasion du corps électoral par un élément déjà trop largement représenté, c'est l'exclusion de l'élite de la classe ouvrière et c'est par cela même un acheminement en un très petit nombre d'étapes vers le suffrage universel.
En effet, messieurs, dans un pays de liberté, une injustice criante ne peut durer longtemps.
L'ouvrier intelligent, zélé, laborieux, économe, et il y en a beaucoup, l'ouvrier instruit comme j'en connais, et depuis 20 ans bientôt que j'ai vécu dans les imprimeries, j'en ai connu beaucoup, cet ouvrier digne de tous les respects se verra exclu de l'exercice de droits politiques, alors que son voisin le petit fripier, le prêteur sur gages, le débitant de genièvre sera admis, parce qu'il sait lire et écrire !
Cette inégalité, me direz-votif, existe aujourd'hui. Point du tout. Il n'y a d'électeurs que les censitaires et n'oubliez pas que vous introduisez dans votre code politique un élément nouveau. L'ouvrier honnête ne jalouse pas le censitaire.
Il a plus qu'on ne le croit le respect de la propriété, du bien laborieusement acquis par l'épargne et le travail ; s'il appartient à cette catégorie d'élite qui se rencontre dans bien des industries, au lieu de jalouser la fortune de son frère, il aspire à y atteindre à son tour et il y parvient.
J'en pourrais citer cent exemples et vous en connaissez tous autant pour votre part. Mais placez cet ouvrier en face du petit bourgeois dont (page 671) il est l'égal et qui est peut-être son inférieur, de ce petit bourgeois qui n’est pas électeur aujourd'hui et qui le deviendra demain, parce qu'il a eu la chance de ne pas oublier ce qu'il savait à l'époque où il apprenait son catéchisme, ce brave ouvrier s'indignera. Son premier mot sera celui-ci : Pourquoi pas moi ? et pour peu qu'il tienne aux droits politiques, renversant d'un coup la barrière du cens, il demandera le suffrage universel au nom de l'instruction, en attendant que les ignorants le réclament au nom de l'égalité. (Interruption.)
C'est ce qui est arrivé depuis un an. C'est ce qui explique tout le mouvement dont nous sommes aujourd'hui les témoins.
Voyons maintenant, messieurs, de quelle façon le projet du gouvernement répond à ces diverses objections.
Tout d'abord, et c'est là un acte de justice qui sera hautement apprécié par le pays, il n'enlève rien à personne. Il ne met pas hors la loi 1,900 communes du pays. Il les admet toutes à la jouissance d'une faveur qu'il propose d'accorder à l'instruction et qui consiste dans la remise de la moitié du cens actuel. Le cens n'est pas réduit d'une manière générale, et le principe conservateur qui l'a fait inscrire dans les législations antérieures est parfaitement sauvegardé.
Ainsi l'habitant d'une petite commune qui paye 7 fr. 50 d'impôts sera électeur à la condition de prouver sa capacité et obtiendra de la sorte une véritable récompense civique, en raison des efforts qu'il a faits pour se soustraire au fléau de l'ignorance, tandis que son voisin illettré sera privé de toute faveur.
C'est là un système assurément nouveau qui n'est emprunté à aucun peuple et qui, s'il passe dans nos lois, trouvera des imitateurs à l'étranger parce qu'il est fondé sur le double principe de la raison et de la moralité.
La section centrale rend plus libéral encore le système du gouvernement en proposant de réduire le cens à 15 francs dans les grandes villes pour tous ceux qui fournissent la preuve de leur capacité.
Je regrette que l'honorable M. Funck ne s'en soit pas douté. Il n'a pas lu le rapport de la section centrale. Peut-être a-t-il oublié ce qu'il contenait ; c'est son droit, après un an ; et d'ailleurs, on n'est pas obligé de lire les rapports.
Du reste, un seul reproche sérieux a été fait au projet de loi ; on a dit qu'il y a trop peu d'écoles moyennes, que la fréquentation en est trop difficile pour une grande partie de nos populations. En dirait-on autant si nous placions, sur la même ligne que les écoles moyennes, les écoles d'adultes ? Et j'espère bien que cette extension pourra être inscrite dans la loi.
Mais ici, dira-t-on, se présente l'objection capitale au projet du gouvernement et de la section centrale.
Vous prétendez, dira-t-on, que le proposition de M. Guillery ne donne rien à la classe ouvrière. Le projet du gouvernement lui donne encore moins parce qu'il exige, outre le cens, la preuve d'une capacité plus rare.
Je vais répondre à cet argument de la façon la plus nette et sans aucun détour.
J'ai démontré que la proposition de M. Guillery ne donne rien à la classe ouvrière, bien qu'on ait répété depuis un an, hors de cette enceinte, dans les journaux et dans les meetings, qu'elle était pour les ouvriers un grand bienfait, une immense concession.
J'ai prouvé que c’était là une chimère, une illusion, un mirage, une fantasmagorie.
Mais le projet du gouvernement et de la section centrale n'a jamais eu, que je sache, la prétention de passer pour ce qu'il n'est pas. Il ne donne que ce qu'il promet et s'il accorde une large part à l'intelligence, il s'affirme sans crainte et sans détour, comme un obstacle à la prépondérance du nombre dans le grand conseil de la nation ; en un mot, comme une barrière opposée au suffrage universel.
Je ne me dissimule pas qu'ici je dois m'attendre à de vives contradictions, et cependant les raisons que j'ai à faire valoir sont sérieuses ; je les soumets avec confiance à l'opinion publique et à mes plus ardents adversaires. Et d'abord, de deux choses l'une : ou bien le droit de suffrage est un droit naturel, comme on l'a dit dans une résolution volte hier par un meeting ; un droit naturel, un droit absolu qui préexiste à la loi, un droit primordial qui sert de base à l'existence des sociétés, et dans ce cas, ni législateurs ni simples citoyens, vous n'avez le droit de le discuter, de lui infliger des restrictions, des tempérament, qui le limitent ; il appartient à tous, tout entier, d'une manière absolue ; vous n'avez pas même le pouvoir de l'octroyer, parce que pour l'octroyer vous devriez commencer par le prendre et nous devons nous incliner devant cette règle indiscutable aux termes de laquelle tout citoyen est électeur.
Quand je dis tout citoyen, je ne dis pas assez, tout individu, tout membre de la société, majeur ou mineur, les femmes aussi bien que les hommes. Vous n'avez pas le droit de fixer des limites à l'inaliénable, à l'indiscutable souveraineté de la nation.
Ou bien le droit de suffrage est une création de la loi, et dès lors vous devez accorder à ceux que la nation reconnaît comme ses représentants légaux le pouvoir d'en subordonner l'exercice aux garanties que leur prescrit la conscience de la responsabilité qui leur incombe.
Si le droit de suffrage est un droit naturel, je me demande ce qui vous autorise à le réglementer, à le restreindre soit par la garantie du cens, soit par la garantie d'une instruction quelconque ; vous ne pouvez pas tenir en tutelle ceux qui sont vos maîtres ; votre mandat est vicié, vous êtes les élus du privilège, car il n'y a qu'un pouvoir issu du suffrage universel qui ait le droit de le restreindre et de le réglementer.
Les avocats du suffrage universel hors de cette enceinte, le répètent tous les jours dans leurs assemblée : à leurs yeux, nous ne sommes pas les élus de la nation, nous ne sommes que les représentants d'une oligarchie de censitaires.
Eh bien, messieurs, c'est là une idée fausse, dangereuse, qu'il faut attaquer en face et réduire à sa véritable valeur, afin de prouver qu'en mettant des limites au droit de suffrage nous agissons dans la plénitude de notre droit. Personne n'en doute dans cette enceinte, mais nous avons à convaincre des adversaires du dehors.
M. Coomans. - J'en doute aussi.
M. Hymans, rapporteur. - Eh bien, alors c'est à vous que je m'adresse et je vous dis que si vous en doutez, il y a une chose dont je ne doute pas moi ; c'est que vous devriez prendre votre chapeau et sortir d'ici. (Interruption.) On n'accepte pas un mandat qu'on ne peut pas remplir et qu'on ne respecte pas.
M. Coomans. - Je suis envoyé ici par les électeurs de Turnhout.
M. Hymans, rapporteur. - Allez demander aux électeurs de Turnhout ce qu'ils pensent de votre réforme électorale.
M. de Moorµ. - M. Dumortier l'a déjà dit.
M. Hymans, rapporteur. - Pour moi, messieurs, le suffrage universel est la loi des sociétés au berceau ; vous le voyez dans tous les temps inaugurer l'enfance des nations. Le premier despote consacré par la terreur ou la superstition le fut aussi par l'assentiment de tous.
Ce n'est qu'après ce premier baptême que les sociétés se sont formées ; le temps a fait le reste et si le progrès n'est pas un vain mot, il faut accepter son œuvre. Toujours et partout le suffrage universel s'est défait de ses propres mains. Dans les temps modernes comme dans les temps anciens vous le voyez surgir d'un grand bouleversement social et se fondre bientôt au soleil de l'expérience. Toutes les nations, il y a vingt siècles comme il y a vingt ans, après avoir passé par l'anarchie pour arriver les unes au dégoût, les autres à l'indifférence, ont tracé des limites au pouvoir absolu dont elles étaient nées. Et je vous défie de me citer dans le monde un seul Etat qui ait connu pendant cinq générations le régime commun du suffrage universel et de la liberté.
Pour la Belgique, l'origine de tout droit réside dans la révolution de 1830. C'est le peuple qui l'a faite et qui l'a consacrée par trente-six ans de confiance et de travail. Il n'est si grand et si respectable ce peuple que parce qu'il a su maintenir les principes dont il a glorifié le triomphe. S'il voulait, par une révolution nouvelle, anéantir les bienfaits de la première, je le plaindrais du fond de moi-même ; mais avant de nous condamner à le plaindre, c'est notre devoir de conserver pour lui, et au besoin malgré lui, les trésors qu'il a payés de son sang.
Nos institutions et nos libertés, voilà notre force et notre raison d'être et nous ne commettrons ni le crime ni la faute de les livrer aux hasards de la popularité d'un jour.
C'est pour cela que je félicite le gouvernement d'avoir soumis aux Chambres une réforme prudente et modérée, d'avoir dit à ceux que nos lois actuelles éloignent du scrutin : Je mets la franchise électorale au prix du travail, de l'ordre, de l'économie ; je vous offre le moyen d'y atteindre. Mais je ne veux pas la jeter, comme la sportule des anciens Romains, à ceux qui viendront aujourd'hui m'acclamer au Forum pour me maudire quand ils auront vu la paix détruite et leur bien-être anéanti.
Ah ! ce n'est pas la haine du peuple qui me fait combattre le suffrage (page 672) universel. C'est encore moins mon intérêt, encore bien moins une injuste défiance à l'endroit de mes compatriotes. Si le suffrage universel devenait aujourd'hui la loi de la Belgique, ce n'est pas nous qui en souffririons. La sagesse et le bon sens proverbial du peuple belge aideraient ce système à ses débuts à fonctionner mieux que dans aucun autre pays de l'Europe.
Les premières épreuves ne sont pas à craindre. Le suffrage universel naissant ne peut choisir que des notoriétés. Les hommes qui, sous le régime précédent, ont eu le bonheur de rendre quelques services à leur pays seront toujours les premiers élus des masses ; et s'ils ne se préoccupaient que d'eux-mêmes, s'ils disaient, comme certain roi de France : Après moi le déluge, ils n'auraient rien à craindre.
Ce n'est qu'après une longue pratique, comme aux Etats-Unis, après avoir dévoré plusieurs générations que le suffrage universel accomplit son œuvre de nivellement social.
D'ailleurs, il peut, comme tous les régimes, avoir ses accidents heureux. Il y eut un temps où les Athéniens, trouvant que l'élection n'était plus un mode assez démocratique de choisir les magistrats et constituait un privilège, confièrent au hasard du sort le soin de désigner les membres du sénat de la république.
Le sort désigna Socrate et donna au monde un grand citoyen. Mais ce hasard providentiel a-t-il rendu le système moins injuste et quelqu'un de nous consentirait-il à le subir ?
Je lisais l'autre jour dans un des nombreux discours prononcés en Angleterre sur la réforme électorale par l'illustre Macaulay, que si l'on décidait que le parlement anglais se composerait des 660 hommes les plus grands du royaume, il serait possible que parmi ces 660 hommes grands il se trouvât quelques grands hommes. Tout système, je le répète, a des accidents heureux, mais ces accidents heureux rendent-ils le système moins injuste ?
Messieurs, j'ai parlé d'injustice. A mon avis, rien n'est plus injuste que le suffrage universel, par cette grande raison, que je signalais tantôt, c'est qu'il donne inévitablement la prépondérance à une classe de la société. La Constitution a supprime toute distinction d'ordres en Belgique, je ne veux pas en rétablir ; je ne veux pas plus de la prépondérance de la classe ouvrière que de la prépondérance de la noblesse, que de la prépondérance des avocats, que de la prépondérance du clergé ; je crois que le système actuel donne une représentation équitable aux différentes catégories sociales, qu'il ouvre un champ très vaste à la petite bourgeoisie qui se recrute dans la classe ouvrière. Ce champ, nous voulons encore l'étendre dans des limites raisonnables ; mais il serait inique et dangereux d'aller au delà.
Du reste, personne dans cette enceinte n'a proposé jusqu'ici de décréter le suffrage universel pour la commune et la province. Mais on nous engage à marcher lestement vers ce but, à glisser sur une pente douce et agréable, au bas de laquelle on ne voit pas que s'ouvre un gouffre béant.
Messieurs, a-t-on réfléchi à cette conséquence infaillible, que le suffrage universel pour la commune amènerait, au bout de peu de temps, la nécessité de l'étendre aux élections législatives, et par conséquent de réviser la Constitution ?
Cette révision serait parfaitement légale, assurément. Elle est prévue ; le Congres en a prescrit le mécanisme. Mais est-il quelqu'un qui prétende que cette révision soit nécessaire, qu'elle soit utile, qu'elle soit désirable ?
Nécessaire ? Mais je vous ai dit ce qu'avaient fondé les censitaires de 1830. Ai-je besoin de vous rappeler ce qu'ont été les élus des censitaires de 1830 à 1848, avec un suffrage plus restreint qu'aujourd'hui ? Ai-je besoin de vous rappeler les réformes glorieuses accomplies par eux avant et depuis cette époque ? Ai-je besoin de vous rappeler ce que la pratique du suffrage restreint nous a valu d'honneur et d'estime dans l'univers entier ?
Pourquoi donc cette révision serait-elle désirable ? On nous disait, il y a un mois, je crois que c'est l'honorable M. Couvreur, qu'il fallait emboîter le pas derrière l'Europe, suivre une espèce de discipline dont l'amour m'étonne chez un honorable membre hostile à toute espèce d'institution militaire. Il fallait emboîter le pas, parce qu'au nord et au midi, le suffrage universel se présente à nos frontières.
Messieurs, ce n'est pas la première fois que le suffrage universel se présente à nos portes. Vous avez donc oublié, mon cher collègue, qu'il s'y est présenté en 1848 avec toutes les séductions de la liberté, avec le drapeau de la république tout large déployé et que la Belgique, d'une seule voix, lui a répondu : Passez votre chemin.
Le suffrage universel, disait aussi mon honorable collègue de Bruxelles, va se fortifier en France par la liberté de la presse et par la liberté des réunions. Vous êtes un bien mauvais prophète, mon cher collègue. Vous êtes journaliste comme moi et je ne crois pas que vous vous accommoderiez beaucoup de la liberté de la presse dont on est en train de gratifier la France. Je crois qu'il en est de même pour la liberté des réunions. Vous qui aimez les meetings, vous ne vous accommoderiez pas plus que leurs orateurs les plus ardents de la liberté que va avoir la France pour les réunions publiques.
Messieurs, je n'ai pas à juger la politique de la France, mais j'ai le droit de rappeler cette affirmation produite, l'année dernière, au corps législatif par M. Rouher, reproduite, cette année, il y a quelques jours, au sénat, par un confident de Napoléon III, le comte de Persigny : Le suffrage universel est incompatible avec la liberté !
Du reste, il m'importe fort peu que nos voisins se convertissent, plus ou moins volontairement, à ce régime renouvelé des Grecs, car le suffrage universel est aussi vieux que le jeu de l'oie. (Interruption.) Ce n'est pas vous qui l'avez inventé. Je ne crois pas qu'il faille céder à cette contagion de l'exemple. Laissons les grands Etats gérer leurs affaires comme ils l'entendent et gérons les nôtres selon nos intérêts, selon nos traditions.
Disons avec l'honorable M. Coomans, sur l'opinion duquel je suis heureux de m'appuyer en cette circonstance ; il est dangereux d'assimiler nos institutions à celles de nos puissants voisins. Gardons notre originalité, si nous voulons garder noire autonomie et disons avec un poète charmant :
« Mon verre n'est pas grand, mais je bois dans mon verre. »
Cela vaut infiniment mieux que de boire, dans la coupe des autres, une liqueur d'autant plus dangereuse qu'elle est plus enivrante, et l'ivresse est mauvaise conseillère.
D'ailleurs, messieurs, la France, la Prusse, les Etalt-Unis possèdent le suffrage universel. La France est-elle plus instruite que la Belgique ? La Prusse est-elle plus libre ? Les Américains sont-ils plus heureux que les Belges ? L'honorable M. Le Hardy de Beaulieu dira peut-être oui ; mais l'Amérique dira non. (Interruption.)
Le suffrage universel a fait ses preuves. Il a été jugé bien longtemps avant cet immense travail qui a fondé la société moderne.
Lisez cet admirable traité de la République dans lequel Cicéron, qu'on appellera peut-être un doctrinaire, a recherché les principes de la grandeur des nations. Lisez ce magnifique dialogue entre Scipion et Lelius sur l'état populaire et vous y verrez développée dans des paroles splendides cette grande idée que l'égalité absolue est de sa nature une inégalité permanente : Aequabilitas iniqua. Remontez plus haut ; lisez la République de Platon ; vous y verrez comment, d'une façon logique et fatale, la démocratie enfante les tyrans.
Consultez les hommes illustres de tous les temps et de tous les pays, et vous verrez comment la souveraineté du nombre a causé la décadence de Rome et la chute des républiques de la Grèce.
M. Delaetµ. - C'étaient des pays à esclaves.
M. Bouvierµ. - Nous ne voulons pas le devenir.
M. Hymans, rapporteur. - Si vous ne voulez lire ni Platon ni Cicéron, je vous engage à vous rendre à la bibliothèque, et à demander un ouvrage dû à la plume d'un de nos écrivains les plus éminents, de M. le général Renard, et vous y trouverez un chapitre dans lequel l'auteur, s'appuyant sur les autorités les plus positives et les plus compétentes, prouve que le suffrage universel a été la cause de la décadence de Rome, comme Cicéron avait attribué à celle cause la chute des républiques de la Grèce.
D'ailleurs, je vous citerais des volumes à l'appui de cette thèse irréfutable, et je ne vous apprendrais rien que vous ne sachiez mieux que moi.
Est-ce à dire pour cela que je sois l'ennemi de la démocratie, l'ennemi de la souveraineté nationale qui est la base et la raison de nos institutions ?
Si j'émettais un pareil blasphème, je me proclamerais indigne de siéger dans cette enceinte. Mais le progrès et le bonheur social ne consistent pas dans la possession d'un instrument dont on ne sait pas se servir. Le suffrage n'est pas un but ; c'est un moyen qui doit servir à fonder, maintenir, à féconder les institutions libérales. La liberté, nous l'avons ; j'aime mieux la garder sans le suffrage universel, que de donner au suffrage universel le pouvoir d'assassiner la liberté. (Interruption.)
La vraie démocratie consiste à donner à chacun les moyens d'atteindre à ce précieux trésor des droits politiques, trésor d'autant plus précieux qu'il sera placé plus haut, qu'il aura fallu plus d'efforts pour le conquérir.
(page 673) Mettre tous les citoyens à même d'acquérir par le travail, sans lequel rien ne se fonde ici bas, la jouissance des droits politiques, telle est l'égalité vraie, l'égalité conciliable avec le progrès des sociétés. Donner le suffrage à tous sans choix et sans discernement, c'est abaisser sur le monde le niveau égalitaire, sous lequel disparaîtraient bientôt la justice, le droit, l'honneur et la conscience des hommes.
Messieurs, je termine et je résume en peu de mots ma pensée.
Je me déclare partisan d'une réforme à la condition qu'elle soit le développement rationnel et sage des principes sur lesquels repose notre édifice politique, à la condition qu'elle ne soit pas aujourd'hui, qu'elle ne devienne pas dans l'avenir une arme contre nous-mêmes, à la condition qu'elle ne mène pas au renversement de tout ce qui a fait notre gloire et notre prospérité depuis 36 ans.
Il y a quinze mois à peine, quand notre jeune souverain prit possession du trône au bruit des acclamations populaires, l'Europe tout entière, monarques et nations, rendaient hommage à l'esprit libéral de nos lois, au principe vraiment démocratique de nos institutions. Ce petit coin de terre sur lequel nous avons le bonheur de vivre eut la gloire d'exciter l'envie des plus grands peuples.
A tous les degrés de l'échelle sociale, sous toutes les latitudes, on saluait cette terre promise, où il est permis de tout dire, où nulle hardiesse n'est interdite, parce qu'un admirable bon sens y tempère l'usage des libertés les plus redoutables ; où la royauté s'appuie sur l'affection des masses ; où la législation se perfectionne sous l'inspiration quotidienne de la presse et des réunions publiques, où l'on peut vivre tranquille avec un prince absent et des ministres démissionnaires, où le travail prospère et les arts fleurissent ; où il n'y a de misères que celles que la Providence inflige comme une épreuve commune à tous les hommes.
Ces bienfaits inappréciables ne sont pas l'œuvre du hasard. Ils sont, comme la santé, le résultat d'une bonne hygiène, mise au service d'une bonne constitution.
Nous ne sacrifierons pas ces biens précieux pour une chimère.
La Chambre, à coup sûr, ne le fera pas. Le dépôt que la nation a remis entre ses mains, elle le lui rendra intact. Et je n'ai pas besoin d'invoquer son patriotisme, ni de faire un appel à sa prudence ; mais je m'adresse à ceux-là qui du dehors nous demandent des mesures qui seraient de notre part un acte de faiblesse et une abdication.
S'il ne s'agissait que d'une abdication personnelle, s'il ne s'agissait que de renoncer à notre mandat pour sauver le pays, il n'y aurait personne dans cette enceinte qui ne s'y résignât sur l'heure, avec l'austère simplicité du devoir. Mais notre mission est à la fois plus haute et plus délicate. Nous avons charge d'âmes. Derrière nous, il y a le pays qui nous demande compte de nos actes ; au-dessus du pays lui-même, il y a notre conscience ; et la mienne, messieurs, pas plus que la vôtre, n'est disposée dans ces jours d'incertitude à tenter une expérience qui peut tout perdre et qui, débutant par l'inconnu, finirait par l'anarchie et livrerait cette Belgique, si heureuse et' si calme, comme une proie facile et sans défense aux convoitises de l'étranger. (Interruption.)
- Des membres. - A demain !
- La suite de la discussion est remise à demain.
La séance est levée à quatre heures trois quarts.