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Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 17 janvier 1867

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1866-1867)

(Présidence de (M. E. Vandenpeereboom.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 216) M. de Moor, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. Thienpont, secrétaire., donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Moorµ présente l'analyse des pièces adressées à la Chambre.

« Le sieur Gustave-Edmond Beventer, professeur au collège communal de Huy, né à Vaals (partie cédée du Limbourg), demande la naturalisation ordinaire. »

- Renvoi au ministre de la justice.


« Des habitants de Fall-et-Mheer se plaignent de la manière dont le chemin de fer liégeois-limbourgeois se trouve administré et demandent qu'il soit porté remède à cet état de choses. »

« Même demande d'habitants de Liége. »

- Renvoi a la commission des pétitions, avec demande d'un prompt rapport.

« Le sieur Aricky, commissaire de police à Ruysselede, demande une indemnité pour les commissaires de police qui remplissent les fonctions du ministère public près des tribunaux de simple police. »

« Même demande des commissaires de police de Molenbeek-Saint-Jean, Beveren, Thielt, Louvain, Saint-Trond, Heyst-op-den-Berg, Beaumont, Hamme, Audenarde, Dour, Zele, Courtrai, Waerschoot, Eccloo, Wavre, Hal, Menin, Poperinghe. »

- Renvoi à la commission chargée d'examiner le projet de loi sur l'organisation judiciaire.


« Des habitants de Bruxelles demandent la révision de la loi sur la garde civique. »

- Renvoi à la commission des pétitions avec demande d'un prompt rapport.


« M. Lange, retenu chez lui par une indisposition, demande un congé. »

- Ce congé est accordé.


MpVµ. - J'ai reçu la lettre suivante de M. Royer de Behr :

« Bruxelles, le 17 janvier 1867.

« Monsieur le président,

« Un deuil de famille m'empêche de me rendre à la Chambre ; je viens donc vous prier de solliciter pour moi un congé de quelques jours.

« Je regrette vivement de manquer ainsi l'occasion d'émettre un vote favorable à la proposition faite par MM. Guillery et consorts, relative à l'abolition de la peine de mort. Je suis de ceux qui désirent le plus vivement cette réforme de notre code pénal.

« Je vous serais reconnaissant si vous vouliez bien donner lecture de cette déclaration à la Chambre. .

« Agréez, etc.

« Royer de Behr. »

- Le congé est accordé.

Projet de loi révision le code de commerce (livre premier, titre premier)

Rapport de la commission

M. Van Humbeeck. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la commission spéciale chargée d'examiner le projet de révision du code de commerce. Ce rapport porte sur le titre premier du livre premier.

- Ce rapport sera imprimé et distribué et mis à la suite des objets à l'ordre du jour.

Projet de loi modifiant le code pénal

Discussion des articles (Livre I. Des infractions)

Chapitre II. Des peines

Section I. Des diverses espèces de peines
Article 7

MpVµ. - La discussion continue sur l'article 7.

La parole est continuée à M. Thonissen.

M. Thonissenµ. - Messieurs, en continuant mon discours interrompu hier à la fin de la séance, je commencerai par vous demander la permission de revenir un instant sur un fait à l'égard duquel j'ai répondu d'une manière incomplète et insuffisante.

L'honorable M. Pirmez avait dit que la peine de mort est un de ces faits universels qu'on trouve chez tous les peuples, à toutes les époques et à tous les degrés de civilisation. J'ai répondu que l'honorable membre avait raison, que la peine de mort est en effet un de ces phénomènes juridiques qui se manifestent dans l'histoire universelle par un caractère de permanence impossible à méconnaître.

Mais j'aurais dû ajouter que, dans les matières criminelles, le caractère même de l'universalité n'est pas un argument bien solide, parce que, s'il y a des vérités universelles, il y a également des préjugés universels et des erreurs universelles. Je n'en citerai qu'un seul exemple, mais il est saisissant.

Tout ce que l'honorable M. Pirmez a dit hier de la peine de mort, eu égard à son caractère de permanence et d'universalité, les Romains et les Grecs pouvaient le dire, il y a dix-huit siècles, de l'esclavage !

L'esclavage a également présenté un caractère de permanence et d'universalité pendant une longue série de siècles. On trouvait l'esclavage chez tous les peuples de l'antiquité, chez les peuples civilisés comme chez les peuples barbares. Il existait à Athènes au siècle de Périclès, à Rome, au siècle d'Auguste ; les esprits les plus éminents de l'antiquité, les Platon, les Aristote, les Cicéron, admettaient cette institution hideuse, comme une incontestable nécessité, admise et reconnue par l'assentiment universel de l'humanité. Ils allaient si loin, qu'ils disaient que l'Etre suprême avait créé deux natures humaines, une nature libre et une nature esclave, et ils parlaient avec pitié, remarquez-le, des rêveurs qui osaient dire qu'un jour l'esclavage disparaîtrait de la terre ; ils leur disaient : « Vous avez contre vous le genre humain de tous les temps et de tous les siècles. Ne parlez pas d'abolir une telle institution ; elle est universelle ; elle est nécessaire ; elle est indispensable !»

Cependant, messieurs, l'esclavage a disparu chez les nations civilisées, et certainement aucun de nous ne voudrait le voir rétablir sur un point quelconque du globe.

J'aurais dû ajouter encore que, si la peine de mort est un fait universel, on trouve, à côté de ce fait, un autre phénomène des plus remarquables. C'est que, depuis l'origine des temps historiques, la peine de mort n'a jamais existé sans entraîner des protestations sérieuses et éloquentes.

Au risque d'être accusé de remonter trop haut, je vous dirai que, déjà à l'époque pharaonique, un roi que les historiens grecs appellent Sabaccan, fit décréter en Egyptelfa suppression de la peine capitale, et, depuis lors, ce remarquable précédent n'a jamais été complètement perdu de vue. A l'origine du christianisme, un grand nombre de Pères de l'Eglise, et notamment Lactance, se déclarèrent hautement les adversaires du supplice capital. Dans les siècles suivants, les protestations deviennent, pour ainsi dire, plus nombreuses de génération en génération. Dans l'empire d'Orient, les empereurs Anastase, Maurice et Isaac l'Ange ; en Russie, les fils de Jaroslaf Ier, et, six siècles plus tard, l'impératrice Elisabeth ; en Angleterre, Alfred le Grand et Guillaume le Conquérant ; en Autriche, Léopold II ; dans le duché de Bade, le margrave Charles-Frédéric, se montrèrent les adversaires convaincus de l'expiation sanglante. Et ce ne furent pas seulement les princes qui protestèrent contre la peine de mort ; à côté d'eux, on voit se grouper des législateurs, des hommes d'État, des jurisconsultes, des magistrats, qui tous reculent devant l'immense responsabilité de faire prononcer une peine irréparable par des juges faillibles. Ah ! je le sais bien, ce furent des faits isolés, (page 247) quoique nombreux ; mais nous ne devons pas oublier qu'à coté des princes, des hommes d'État et des jurisconsultes, l'histoire nous montre des sectes nombreuses et persistantes qui repoussaient énergiquement la peine de mort. L'honorable M. Pirmez a cité les Vaudois ; j'ajouterai que, quatre siècles plus tard, une secte plus nombreuse encore, la secte des Sociniens, répandue en Allemagne, en Hollande, en Angleterre et même en Espagne, fut unanime à méconnaître la légitimité de l'échafaud.

Aujourd'hui, du reste, on ne peut plus m'objecter que les protestations contre le maintien de l'échafaud ne sont que des phénomènes isolés ; ces protestations prennent, de nos jours, un caractère de plus en plus sérieux. De Lisbonne jusqu'à Moscou, on proteste contre les rigueurs exagérées des codes criminels ; oui, comme les pays les plus avancés de l'Europe occidentale, la Russie même a compris, de bonne heure, que ce n'est pas dans l'énormité du châtiment qu'il faut chercher le repos, la sécurité et le bonheur d'un grand peuple. La Russie, on l'ignore généralement, vit et prospère, depuis la seconde moitié du dix-huitième siècle, sans échafaud pour la répression des crimes ordinaires ; elle vil sans knout, depuis le 15 avril 1845 ; elle vit sans peines corporelles, depuis le 13 avril 1863, et la peine de mort n'y est conservée que pour les crimes de haute trahison ; et là encore, on a entendu une foule de prédictions sinistres.

Lorsque en 1845 on supprima l'horrible supplice du knout, lorsque en avril 1863 on supprima les peines corporelles, une foule d'hommes appartenant au premier rang du corps social dirent que l'empire de Russie était perdu, qu'il allait être submergé par un incroyable débordement de crimes. L'empereur Alexandre, il faut le dire à sa gloire, passa outre, et en Russie, comme partout où la législation criminelle a été considérablement mitigée, en fait ou en droit, le nombre de crimes est resté complètement stationnaire. Même pour les crimes de haute trahison, il n'y a eu que quinze exécutions en Russie depuis 1753.

Après cette digression, je vais, messieurs, continuer à répondre aux arguments produits par l'honorable M. Pirmez ; il se peut que je commette, bien involontairement, l'une ou l'autre erreur de détail. Le discours de l'honorable membre n'ayant pas encore paru, je suis obligé de m'eu rapporter aux notes que j'ai prises à la séance. Mais, si par hasard, j'avais mal compris, il n'aura qu'une observation à faire, et je m'empresserai de réparer mon erreur.

L'honorable député de Charleroi a parlé de ce qu'il appelle mon argument psychologique. Il a dit que, sous ce rapport, comme pour le reste, j'avais commis une erreur profonde.

J'avoue que, de même que l'honorable M. Guillery, je n'ai pas compris ici la tendance réelle de l'argumentation de l'honorable membre.

Divisant les grands criminels en deux catégories, complètement distinctes, j'avais dit que les uns agissent sous l'empire d'une passion violente, telle que la haine, la jalousie ou l'esprit de vengeance, que les autres, restant calmes et froids, calculent avec soin toutes les chances favorables ou défavorables de leur forfait.

D'après l'honorable membre, la première de ces deux classes de criminels n'est pas ici en cause. Si je l'ai bien compris, il a prétendu que le code nouveau ne renferme pas la peine de mort pour le cas où le crime est commis sous l'empire d'une passion violente.

C'est là, messieurs, une erreur incontestable. Le code nouveau a conservé la peine de mort pour l'assassinat et également pour l'incendie qui entraîne une mort d'homme, quand le coupable, au moment du crime, sait que la maison est habitée.

L'honorable membre a probablement voulu dire que la peine de mort ne sera plus applicable aux crimes commis dans un moment d'emportement et sans préméditation.

L'affirmation, réduite à ces termes, est exacte. Mais, en dehors de cette espèce particulière, il y a d'autres cas. Il se peut que l'homme ulcéré par le sentiment de la vengeance se place au bord d'une route, prenne une carabine et tue l'adversaire dont il veut se débarrasser. Il se peut encore qu'un individu, égaré par la jalousie, mette le feu à une habitation et occasionne une mort d'homme.

Voilà certes des crimes commis sous l'empire d'une passion violente et qui sont cependant punis de la peine de mort dans le code que nous allonsdiscuter.il y a donc ici une erreur de la part de l'honorable membre.

Quant à la seconde catégorie de malfaiteurs dont j'ai parlé, l'honorable député de Charleroi m'objecte que si mon raisonnement était exact, il vaudrait contre toutes les peines indistinctement, même contre celles qui se réduisent à quelques mois de prison.

J'ai déjà répondu à cette objection. J'ajouterai seulement que c'est là dénaturer ma pensée d'une étrange manière. Ai-je proposé de remplacer la peine de mort par quelques mois d'emprisonnement ? Non. Je veux des peines qui puissent terrifier les malfaiteurs ; je ne veux pas désarmer le corps social. Je veux des peines produisant un effroi nécessaire. Mais je soutiens que les travaux forcés à perpétuité suffisent pour produire la terreur salutaire qui doit exister, et que, par conséquent, il est inutile de conserver la peine de mort dans notre code national.

L'ordre des notes que j'ai prises pendant l'audition du discours de l'honorable membre m'amène à dire quelques mots des duchés d'Anhalt, d'Oldenbourg, de Nassau, de Toscane et de certains Etats de l'Amérique du Nord, où la peine de mort a été supprimée.

Quand l'honorable membre a parlé des duchés d'Anhalt et d'Oldenbourg, certains membres ont souri. Le duché d'Anhalt a même fait l'objet d'une plaisanterie de la part d'un membre qui n'appartient pas à la même opinion que moi.

Ces pays, je le sais, messieurs, sont peu étendus, mais la suppression de la peine de mort dans les trois duchés n'en est pas moins un événement historique très digne d'attention.

En 1849, le parlement de Francfort avait supprimé, la peine de mort. pour l'Allemagne entière.

En 1850, les princes redevinrent vainqueurs et le parlement de Francfort fut dissous.

A l'instant même, tous les princes allemands, sauf trois, tinrent à leurs conseillers un langage analogue à celui qui a été tenu hier dans cette enceinte par l'honorable députe de Charleroi. Tous étaient d'avis que le parlement démocratique de Francfort leur avait enlevé une arme salutaire, qu'ils devaient s'empresser de la ressaisir pour maintenir l'ordre social et protéger la sécurité publique. L'empereur d'Autriche, le roi de Bavière, le roi de Saxe, le roi de Prusse, d'autres encore, rétablirent la peine de mort avec empressement.

Trois princes seulement, je l'ai dit, conçurent des doutes ; ce furent les princes d'Anhalt, d'Oldenbourg et de Nassau. Ils prirent une attitude extrêmement sage ; ils se dirent : « Pourquoi rétablir la peine de mort ? Rien ne nous prouve qu'elle soit nécessaire, puisque, depuis près de deux ans, l'échafaud a disparu du sol allemand et que le nombre des crimes capitaux n'a pas augmenté. Faisons une expérience ; ne rétablissons pas l'échafaud. » Ils prirent cette résolution généreuse, l'échafaud ne fut point rétabli dans les duchés d'Anhalt, d'Oldenbourg et de Nassau ; et, depuis 1849, le nombre des crimes y est resté, encore une fois, tout à fait stationnaire.

Qu'on ne vienne donc pas tirer argument de l'exiguïté territoriale de ces duchés ; qu'on n'essaye pas d'atténuer par des plaisanteries la conclusion qu'à bon droit j'ai déduite du noble exemple donné par leurs princes. Ce n'est pas par retendue de leur territoire, mais par leurs institutions et l'éclat de leur civilisation que les peuples doivent briller sur la terre.

Pour la Toscane aussi, l'honorable M. Pirmez n'a pas parfaitement compris, je crois, l'argument que j'ai cherché dans l'histoire de ce pays. Il nous a dit qu'en Toscane la peine de mort n'avait été supprimée légalement que pendant quatre années. C'est une erreur, et si l'honorable membre avait lu attentivement cette partie de mon discours, sa perspicacité la lui eût fait reconnaître immédiatement.

M. Pirmezµ. - Deux fois en quatre ans.

M. Thonissenµ. - Non, trois fois la peine de mort a été légalement supprimée en Toscane. Elle l'a été de 1786 à 1790, voilà bien quatre années. Elle a été supprimée une seconde fois de 1847 à 1852, soit pendant cinq années. Enfin, elle a été supprimée une troisième fois de 1860 à 1866, ce qui fail six années. On trouve ainsi au total une période de quinze années, ce qui n'est pas à dédaigner. Veuillez, d'ailleurs, vous rappeler que j'ai eu soin d'ajouter que, dans l'espace d'un siècle, il n'y avait eu en Toscane qu'un nombre d'exécutions tellement restreint que j'étais autorisé à dire que la peine de mort, supprimée de droit pendant quinze années, y avait été supprimée de fait pendant cent ans.

En ce qui concerne l'Amérique du Nord, l'honorable membre a développé une thèse à laquelle il m'est également facile de répondre. Il m'a dit : « Vous parlez de l'Amérique du Nord ; mais la connaissez-vous ? En Amérique on a, il est vrai, supprimé, dans certains Etats, la peine de mort ; mais on y trouve deux choses dont vous ne voudriez certes pas ; c'est la loi de Lynch et le revolver. »

Celte particularité, messieurs, ne m'avait pas échappé ; mais, ici encore, l'honorable membre n'a pas présenté les faits sous leur véritable jour.

Il est bien vrai qu'en Amérique on trouve la loi de Lynch ; mais pourquoi ? A cause de l'organisation vicieuse de la justice américaine, à cause du mode vicieux de la composition des tribunaux, à cause de la (page 248) négligence des magistrats, les citoyens s'entendent parfois et agissent au nom du corps social, abandonné de ceux qui sont chargés de le protéger.

.Mais, messieurs, ne trouve-t-on la loi de Lvnch que dans les Etats où n'existe pas la peine de mon ? Nullement ; c'est une erreur complète.

La loi de Lynch existe en Californie, elle existe dans les Etats de l'Ouest, elle règne dans une foule d'autres Etats où l'échafaud n'a nullement disparu. On la retrouve de même dans les Etats où la législature, appliquant les idées de l'honorable M. Pirmez, s'est dit : « Conservons la peine de mort ; conservons le glaive de la justice, mais laissons-le dans le fourreau. » Ainsi, dans l'Etat du Maine, où la peine de mort est supprimée de fait depuis 1857, la loi de Lynch règne comme dans tous les autres Etats de l'Amérique du Nord, parce que là, comme ailleurs, l'organisation judiciaire laisse beaucoup à désirer.

Que vient faire le revolver à côté de tout cela ?Est-ce que l'emploi du revolver est une peine capitale ? Le revolver atteste uniquement l'état d'anarchie où se trouvent quelques Etats du Nord de l'Amérique.

J'arrive maintenant aux chiffres que j'ai indiqués pour établir que, dans notre propre pays, la suppression de fait de la peine de mort pendant un certain nombre d'années n'avait produit aucune conséquence défavorable pour la sécurité publique.

L'honorable M. Pirmez m'a répondu que, s'il voulait le faire, il établirait, sans peine, que ces chiffres prouvent le contraire de ce que je leur fais dire.

Eh bien, si l'honorable membre, à qui je ne veux cependant rien dire de désobligeant, peut faire cette preuve, il a manqué à son devoir en s'en abstenant et en négligeant ainsi d'éclairer nos consciences !

Mais, messieurs, les chiffres que j'ai cités sont de la plus parfaite exactitude ; ils ne sont pas groupés avec art ; ils sont établis simplement année par année. S'il y a erreur, que l'honorable M. Pirmez nous éclaire, j'attends ses explications avec impatience.

J'ai groupé les chiffres en 2 classes ; la première classe comprend la période de 1814 à 1833 ; la seconde comprend la période de 1834 à 1860.

Ici l'honorable membre a fait un aveu ; il a dit : « Oui, en 1831, en 1831, en 1832 et en 1833, malgré l'absence de l'échafaud, il y a eu une diminution de criminalité dans le royaume. »

Mais il a ajouté : « En 1834, on a vu brusquement s'élever le nombre des condamnations capitales à 27. » Ce fait est certain. Mais quelle conclusion fallait-il en tirer ? Fallait-il interrompre brusquement l'expérience commencée, parce que, sur quatre années, une seule avait donné un résultat défavorable on douteux ? Evidemment non, on a eu tort d'interrompre l'expérience. Il était urgent de la continuer !

Oui, en 1834, le nombre des condamnations capitales s'est élevé brusquement à 27 ; mais décomposez ce chiffre et à l'instant vous verrez qu'il y avait là une fantasmagorie devant laquelle le gouvernement de cette époque a eu, selon moi, le tort de se troubler. Parmi les 27 condamnations capitales de l'année 1834, il y en avait d'abord 4 pour insubordination militaire, qui provenaient de circonstances purement passagères et tenaient à l'agitation révolutionnaire du temps. Il y avait ensuite 15 condamnations à mort pour vol, et la plupart des autres crimes avaient été commis par une bande de malfaiteurs qui s'était organisée à Bruges. Or, si, en 1834, on avait commis, à Bruges, quelques crimes de plus qu'à l'ordinaire, il n'y avait pas là, je le répète, des motifs suffisants pour revenir sur ses pas.

Du reste, qu'y gagna-t-on ? Voici un passage du dernier livre de M. Haus qui va vous le dire. Encore une fois, ce sont des chiffres et des chiffres irrécusables. L'éminent professeur de Gand s'exprime ainsi : « De 1829 à 1835, aucune exécution capitale n'a ou lieu en Belgique. L'inactivité de la guillotine aurait dû augmenter les grands forfaits. Cependant, les documents statistiques constatent le contraire. En effet, de 1831 à 1840, on comptait 310 crimes passibles de la peine de mort ; tandis que, de 1840 à 1850, le nombre de ces crimes s'est élevé à 801, et que, de 1851 à 1860, il a été de 821 ; c'est-à-dire que, dans chacune des deux dernières périodes décennales, où la guillotine était en œuvre, il y a eu 200 crimes capitaux de plus que dans la première période. »

Ce n'est pas tout. A la même occasion, on m'a reproché d'avoir commis une erreur de logique ; on m'a dit ; « Vous avez mis en œuvre l’argument vicieux post hoc ergo propter hoc. C'est une erreur. Je n'ai pas soutenu que, s'il y a eu moins de crimes dans le ressort de la cour d'appel de Liège que dans d'autres ressorts, c'était parce que, dans le ressort de la cour de Liège, on guillotinait moins qu'ailleurs. Je n'ai pas prétendu non plus que si, dans le pays entier, il y a eu moins de crimes capitaux de 1830 à 1834, c'était parce que l'échafaud était supprimé de fait. J'ai dit, au contraire, que la guillotine n'a exercé aucune influence sur ces faits. J'ai soutenu, en un mot, qu'à mon avis les travaux forcés s à perpétuité sont aussi efficaces que la peine de mort. Je n’ai donc pas ici une inconséquence à me reprocher.

Je rencontre à présent un argument auquel je ne m'attendais pas de la part de l'honorable M. Pirmez. Il s'est écrié : « Vous parlez du ressort de la cour d'appel de Liège, mais rappelez-vous donc que la bande la plus abominable que la Belgique ait jamais produite est précisément sortie du ressort de la cour d'appel de Liège pour venir jeter la désolation dans l'arrondissement de Charleroi. » Admettons le fait, admettons que cette bande était originaire du ressort de la cour d'appel de Liège et que même une partie de ceux qui la composaient étaient domiciliés dans ce ressort.

Comment l'honorable membre n'a-t-il pas vu qu'il me fournissait là un argument pour combattre son propre système ? Comment ! Cette bande de malfaiteurs, qui doit avoir, selon vous, grand-peur de la peine de mort, sort de la province de Liège, où l'on ne guillotine plus ; pour aller exercer ses ravages dans le Hainaut, où l'on guillotine encore !

M. Pirmezµ. - Les mêmes crimes auraient amené la même peine dans les deux provinces.

M. Thonissenµ. - J'avoue cela bien volontiers ; mais l'honorable membre doit avouer, de. son côté, que l'existence de la guillotine n'a pas influé sur ce fait, puisque le crime a été commis là où l'on guillotinait, comme il aurait pu l'être là où l'on ne guillotinait pas.

En réalité, ces scélérats faisaient le raisonnement suivant : « On ne saura pas que c'est nous ; nous prendrons bien nos précautions et nous ne serons pas découverts par la justice. » C'est toujours et partout le même système !

L'honorable membre, continuant ses critiques, me reproche encore d'avoir négligé des faits importants ; de ne pas avoir tenu compte des crimes atroces commis, il y a quelques années, dans l'arrondissement de Charleroi, crimes, je le sais, tellement révoltants qu'on a peine à croire qu'ils aient pu être commis par des créatures douées de raison. Mais, encore une fois, ces faits vont à l’encontre de la thèse défendue par l'honorable membre.

Est-ce que, par hasard, ces crimes n'ont pas été commis dans un arrondissement où les coupables savaient fort bien que, si on les découvrait, ils seraient guillotinés ? L'échafaud n'ayant pas empêché la perpétration de ces crimes, vous ne pouvez pas vous en prévaloir pour demander le maintien de la guillotine !

L'honorable membre parle également, du district de Tournai où régnait la haine de cens, en d'autres termes le mauvais gré, et il a affirmé qu'à l'aide d'une seule exécution ce crime, qui auparavant désolait plusieurs communes, avait complètement disparu. J'ai cru comprendre hier, par quelques paroles prononcées par l'honorable ministre de la justice, que l'honorable membre est dans l'erreur ; mais admettons le fait ; qu'en pouvez vous conclure ? En concluez-vous qu'avec une condamnation à la détention perpétuelle on n'aurait pas obtenu le même résultat ? Vous dites : non ; je dis : oui, et, en fait, nous n'en savons rien ni l'un ni l'autre. Ne dites donc pas que c'est l'échafaud seul qui a fait cesser le mauvais gré dans l'arrondissement de Tournai. J'en doute d'autant plus que je connais un précédent remarquable.

Les « haines de cens » étaient, il y a quelques années, excessivement communes dans un canton limbourgeois et principalement dans la commune de Veldwezelt. La justice finit par s'en mêler. Elle fit des recherches, un prévenu fut arrêté, puis relâché, et cette arrestation seule suffit pour mettre un terme à ce genre d'infractions. Il se peut donc fort bien que, dans l'arrondissement de Tournai, le « mauvais gré » a disparu par cela seul que la justice s'en est mêlée sérieusement.

L'honorable membre a parlé ensuite des erreurs judiciaires, et il a cru pouvoir affirmer que, dans le siècle actuel, il n'y a eu aucune exécution capitale d'un individu dont l'innocence ait été constatée ultérieurement. C'est encore une fois une erreur ! Il y a eu un cas en Belgique même, dans la ville de Mons, sous le règne de l'empereur Napoléon Ier.

Un homme fut condamné ; il demanda sa grâce, il protesta de toutes ses forces de son innocence. La grâce fut refusée et l'exécution eut lieu. Trois ans plus tard, la cour d'assises du Hainaulteut à juger un véritable assassin ; celui-ci fut condamné et, après la lecture du verdict, il s'écria : Voilà une erreur judiciaire commise sur notre sol. J'ai cité dix autres (page 249) cas d'erreurs judiciaires commises en pays étranger. De ces dix cas, il y en a huit où, par suite de l'annulation postérieure de la condamnation ou de commutation de peine, le jugement n'a pas été exécuté, mais il y en a deux où l'exécution a eu lieu. Je puis indiquer les sources où j'ai puisé ces faits. Je les ai recueillis dans les livres de MM. Dénier, Dans, Mittermaier, Will et Holtzendorff.

Mais, messieurs, allons plus loin. Si je ne pouvais pas vous prouver qu'il va eu des exécutions de ce genre, seriez-vous en droit d'affirmer qu'il n'y a pas eu des erreurs judiciaires ? Huit de ces erreurs ont été découvertes à temps. Mais êtes-vous sûrs qu'on ait découvert toutes les autres ? Vous n'oseriez le prétendre ! Et ces découvertes s'opèrent quelquefois d'une manière extraordinaire. En voici un exemple.

Plusieurs codes américains exigent que l'individu condamné à la peine de mort ne soit exécuté que six mois plus tard. Au premier aspect, on croirait qu'il y a là un acte de cruauté ; mais il n'en est rien. On ne fait pas immédiatement connaître au condamné que sa grâce est rejetée. On lui laisse six mois d'espoir, et il y a au fond de cette mesure une pensée chrétienne ; on veut qu'il ait le temps de se repentir avant de monter à l'échafaud.

Eh bien, dans le dernier livre de M. Haus, on cite le fait suivant :

Un homme avait été condamné à la peine de mort, il avait demandé sa grâce ; elle lui avait été refusée. Quatre jours seulement avant l'exécution, on arrêta un individu qui vint avouer qu'il était le véritable auteur du crime. Quatre jours plus tard, et la tête d'un innocent tombait sur l'échafaud !

Des faits pareils prouvent assez, messieurs, qu'à moins de nécessité absolue, nous ne devons pas maintenir la peine de mort ; que, sans un besoin indispensable, il ne faut pas faire prononcer une peine irréparable par des juges faillibles.

Mon honorable contradicteur, qui a plaidé sa thèse avec un talent remarquable et d'une manière complète, vous a parlé du droit de grâce ; il vous a dit que ce droit suffit pour prévenir les inconvénients qui peuvent résulter des erreurs judiciaires.

Les faits que j'ai indiqués attestent déjà qu'il se trompe. On a le droit de grâce en Angleterre ; on l'a également en Amérique ; on l'a en France. Dans tous ces pays, il s'exerce largement, et nonobstant ce droit de grâce, il y a eu en Angleterre, en Amérique et en France, non seulement des condamnations injustes, mais des exécutions d'innocents !

Du reste, et c'est encore une observation essentielle, le droit de grâce en matière criminelle, quand il s'agit d'une peine capitale, place aujourd'hui le ministre de la justice dans une position réellement insupportable, dans une position étrange et même, à certains égards, eu opposition avec la volonté formelle des rédacteurs du code d'instruction criminelle.

Vous le savez, messieurs, la loi et la raison exigent que la conviction du jury se forme à la suite de dépositions verbales. La législation exige que les membres du jury voient et entendent parler les témoins, afin qu'ils puissent savoir s'ils parlent avec sincérité, avec conviction, ou s'ils parlent avec haine, avec une ardeur suspecte. Des auteurs des plus respectables enseignent qu'il y a nullité de la procédure, si le président donne lecture de la déposition écrite d'un seul témoin malade ou décédé. Il y a plus : quand les jurés vont délibérer, un article formel du code défend au président de leur remettre les dépositions écrites des témoins. Et l'on veut que le ministre de la justice, qui n'a pas été présent aux débats, juge en parfaite connaissance de cause sur un dossier qui ne renferme que des témoignages écrits ! Mais ce n'est pas tout, ce dossier a surtout le défaut d'être incomplet. On n'y trouve pas tout ce qui s'est passé à l'audience.

On n'y découvre pas, entre autres, la plaidoirie du défenseur. C'est un danger, et je suis heureux de pouvoir citer à l'appui de mon opinion celle d'un magistrat allemand très éminent, M. Haagen, président, je crois, de la haute cour du duché de Bade.

En 1862, la question fut soulevée à la chambre badoise, à propos d'une révision du code d'instruction criminelle, et voici comment M. Haagen s'exprima :

« La grâce, dit-il, n'est pas le bon moyen d'écarter les inconvénients de la peine capitale.

« Si les remises ou commutations de peines sont accordées trop fréquemment, elles portent atteinte au respect dû à la justice et à la loi, tandis que, si elles s'accordent très rarement, elles laissent subsister tous les inconvénients de la peine de mort et toutes les objections dirigées contre elles.

« Dans les pays où l'on donne la référence au système des débats oraux et publics, la question de savoir si la grâce doit être accordée ou refusée place le chef de l'Etat dans une pénible perplexité. Sous la procédure ancienne, où l'on trouvait au dossier, dans toute leur intégrité, les actes qui, seuls, avaient guide les juges et motivé leur sentence, le droit de grâce avait une base sûre et pouvait être exercé en parfaite connaissance de cause ; mais ces matériaux essentiels font aujourd'hui défaut. Le procès-verbal de l'audience ne mentionne que très imparfaitement les éléments à l'aide desquels les jurés et les juges ont formé leur conviction intime, et cette réflexion s'applique principalement à tout ce qui a été dit dans l'intérêt de la défense de l'accusé. Les actes de l'instruction préliminaire sont, de leur côté, toujours plus ou moins imparfaits, et de la sorte on se trouve amené à s'en rapporter exclusivement à l'avis des fonctionnaires de l'ordre judiciaire ou politique, qui peuvent très bien avoir conçu une opinion partiale. La belle prérogative du droit de grâce ne souffrirait aucun préjudice de l'abolition de la peine de mort ; son champ resterait assez vaste, quand même on en retrancherait une part qui répugne aux âmes généreuses. »

Telle est, messieurs, la thèse soutenue par un homme éminent que tous estiment pour son bon sens, sa loyauté, son intégrité et sa science. J'ai surtout remarqué, messieurs, la phrase où l'orateur dit que, si la grâce s'accorde trop souvent, il en résulte le mépris de la loi, et je me suis dit qu'en Belgique surtout, ce mépris de la loi existera, puisque le gouvernement lui-même a déclaré qu'il n'a pas besoin de la peine de mort et, par conséquent, qu'il ne laissera pas appliquer la loi qu'on voudrait nous faire voter.

Tout à l'heure, messieurs, je parlais d'une erreur de logique que m'a reprochée l'honorable M. Pirmez. J'en trouve une bien plus formelle et bien plus évidente dans sa propre argumentation.

Il m'a accusé d'avoir employé l'argumentation vicieuse qu'on désigne par les mots : post hoc ergo propter hoc. Lui, au contraire, dans tout son discours, a constamment versé dans un cercle vicieux. Je vais en fournir la preuve.

L'honorable membre dit. : La peine de mort est nécessaire, elle est indispensable ; il ne faut pas que l'on désarme le corps social. Il ne faut, pas, s'est-il écrié, qu'on laisse vaincre la société par les assassins !

D'où l'honorable membre sait-il que la peine de mort est nécessaire ? Evidemment il affirme la chose à démontrer !

Il prétend que la peine de mort est nécessaire. Moi j'affirme le contraire. Qui de nous deux a raison ? On ne peut le savoir qu'en consultant les faits.

Or, tous les faits indistinctement, des centaines, des milliers de faits, viennent à l'appui de ma thèse, tandis que pas un seul fait n'atteste que la vérité se trouve du côté de mon honorable contradicteur.

Ces faits sont d'autant plus remarquables, qu'ils se produisent au milieu de peuples et de races essentiellement différents.

Pour la race italienne, il y a l'exemple de la Toscane. Pour la race allemande, il y a celui d'Anhalt, de Nassau et d'Oldenbourg. Pour la race anglo-saxonne, si active, si passionnée, on peut citer les Etats de l'Amérique du Nord. Pour la race hispano-américaine, nous avons le Venezuela, la Colombie, la Nouvelle-Grenade ; pour la race slave, nous pouvons nous référer aux principautés Moldo-Valaques. L'expérience s'est faite au sein des civilisations les plus diverses, et partout les faits ont été favorables à ma thèse et défavorables à la thèse de l'honorable M. Pirmez.

Je suis donc autorisé à dire que, lorsqu'il vient affirmer la nécessité de la peine de mort, il ne fournit pas la preuve de ce qu'il affirme. C'est cependant ce qu'il devrait démontrer, car, remarquez-le, messieurs, la véritable position est celle-ci : La société possède le droit de punir, mais elle ne doit punir qu'autant que la peine soit nécessaire. Par conséquent ceux qui demandent l'échafaud doivent prouver qu'il est indispensable ; sinon, leurs prétentions ne sont pas admissibles.

Quant à nous, nous ne nous bornons pas à dire que la peine de mort n'est pas nécessaire ; nous allons plus loin : nous le prouvons.

A la fin de son discours, l'honorable M. Pirmez a invoqué le sentiment instinctif de justice qui gît au fond de l'âme du peuple ; il a parlé du sentiment d'apaisement qui se manifeste dans les masses, quand les auteurs de grands crimes sont privés de la vie par la justice nationale.

Oui, aujourd'hui, je ne puis ni ne veux le nier, en Belgique, une grande partie de la population trouve encore une satisfaction véritable à voir couler le sang sur la place publique ; j'avoue qu'en Belgique, dans une grande partie du royaume, la conscience publique demande le supplice des grands coupables. Mais ce n'est pas là, messieurs, un sentiment qui dérive de la nature humaine.

(page 250) Dans certaines contrées, le peuple désire aujourd'hui le maintien de la guillotine, comme, aux siècles passés, il voulait le maintien de la roue et l'emploi de l'huile bouillante.

Le peuple, sous ce rapport, reçoit les impressions qu'on lui donne. Il s'attache aux tableaux qu'on déroule sous ses yeux. Cela est tellement vrai, que si, dans un pays tant soit peu éclairé, on laisse passer vingt-cinq années sans exécution capitale, le même peuple se révolte quand l'échafaud reparaît sur la place publique.

Nous avons l'exemple de la Toscane. Depuis un quart de siècle l'échafaud n'avait pas reparu sur la place publique à Florence.

Il y a quelques années, peu de temps avant l'expulsion du duc Léopold II, on voulut y faire procéder à une exécution capitale. Eh bien, on dut y renoncer, parce que l'on redoutait le soulèvement de la population de la capitale. Nous ne devons pas même sortir de notre pays. Je ne vais pas trop loin en disant que, si l'on voulait aujourd'hui dresser l'échafaud sur la place publique à Liège, on trouverait dans la population liégeoise tout autre chose qu'une approbation ; on y trouverait une répulsion telle que, j'en suis convaincu, l'échafaud n'y serait pas dressé !

Mais l'honorable M. Pirmez nous dit : « Après tout, pourquoi arracher cette arme des mains de la société, pourquoi voulez-vous priver le corps social de ce moyen de défense ? Gardons au moins cette arme, et laissons-la au besoin dans le fourreau. » Je ne veux pas, messieurs, laisser cette arme même dans le fourreau, car elle en serait inévitablement tirée tôt ou tard. Je sais bien qu'elle y resterait aussi longtemps que l'honorable M. Bara tiendra le portefeuille de la justice, mais je sais aussi qu'elle en sortirait si ce portefeuille passait aux mains de l'honorable M. Pirmez. (Interruption.) Il faut annuler l'arme, il faut la briser et c'est pour cela que nous demandons la suppression absolue de l'échafaud et le renvoi définitif du bourreau.

Je dois le dire, messieurs, tous les arguments produits par M. Pirmez, moins la forme brillante qu'il a su leur donner, ne sont pas neufs ; je les ai tous lus ailleurs ; ils datent de plusieurs siècles ; ils ont été invoqués tour à tour pour justifier toutes les parties de ce système de répression barbare qui nous avait été légué par les temps antiques et dont la peine de mort forme aujourd'hui le dernier chaînon.

En terminant, je dois demander pardon à la Chambre d'avoir si longtemps abusé de sa patience ; je dois également remercier l'honorable M. Pirmez de la courtoisie parfaite qu'il a mise dans l'argumentation qu'il a dirigée contre moi ; il a respecté mon opinion, comme je respecte la sienne. Je lui en témoigne ici publiquement ma reconnaissance. Un dernier mot.

A la fin de son discours, l'honorable membre a fait une espèce de prédiction ; il nous a dit : Prenez garde ! Si l'échafaud est renversée, le nombre des crimes capitaux peut augmenter et, s'il augmente, on dira que c'est votre fausse philanthropie qui en est cause, ci on vous en rendra responsable.

Cela peut être vrai à certains égards ; il est possible que, l'échafaud étant renversé, il se produise pendant une ou même plusieurs années, un accroissement de crimes, et alors, je le reconnais, les hommes ignorants diront que c'est la faute de ceux qui ont renversé l'échafaud. Mais, à côté de cette éventualité, qui n'effrayera pas beaucoup les hommes sérieux et convaincus, il en est une autre à l'égard de laquelle l'honorable membre a gardé un silence complet.

Rappelons-nous, messieurs, que nous faisons de l'histoire, et que déjà l'histoire condamne, avec une sévérité extrême, les hommes du dernier siècle, les jurisconsultes, les magistrats qui osèrent invoquer l'argument d'une prétendue nécessité, pour justifier les atrocités judiciaires qui leur avaient été léguées par le moyen âge, pour justifier la torture et la mort qualifiée avec tous leurs hideux accessoires. Faisons en sorte que l'histoire un jour ne dise pas qu'on a trouvé dans la libre Belgique, en plein dix-neuvième siècle, une assemblée parlementaire qui, elle aussi, a déclaré que la peine de mort était nécessaire, parce qu'on le lui avait dit sans le prouver !

A côté de la prédiction de l'honorable M. Pirmez, j'en placerai une autre. Il est possible que l'Europe touche à une période de crises intenses, crise sociale, crise politique, crise religieuse ; il se peut également que, dans cette période d'agitation, qu'il est permis de prévoir sans témérité, l'échafaud, qu'on veut conserver, joue, une dernière fois, un épouvantable rôle. Mais je ne crains pas d'affirmer, sans être prophète, que cette crise, si elle doit surgir, ne sera pas longue, et qu'elle sera suivie d'une brillante période de paix, d'ordre et de travail.

J'affirme avec certitude qu'un quart de siècle ne s'écoulera pas sans que l’échafaud soit renversé dans tous les pays civilisés, et alors, mon éloquent contradicteur, si les générations futures daignent un jour s'occuper de nos travaux, on dira que moi, qu'on a si souvent appelé rétrograde, j'ai défendu contre vous, dont on vante le libéralisme, la cause du progrès, les aspirations de l'avenir et, ce qui vaut mieux encore, les intérêts bien entendus de l'humanité !

MpVµ. - J'ai reçu la lettre suivante :

« Monsieur le président,

« Retenu au lit par une indisposition, je viens prier la Chambre de vouloir bien m'accorder un congé de quelques jours.

« J'éprouve un regret d'autant plus vif de ne pouvoir prendre part aux travaux de la Chambre que j'eusse ardemment désiré émettre mon vote dans la grave question qui s'agite en ce moment. Ce vote eut été favorable à l'amendement présenté par quelques-uns de mes collègues, c'est-à-dire à l'abolition de la peine de mort.

« Veuillez recevoir, M. le président, l'assurance de mes sentiments distingués.

« (Signé) Jama. »

M. Liénartµ. - Mon intention n'était pas de prendre part dès maintenant à vos discussions. Mais la mise à l'ordre du jour de la question de la peine de mort m'oblige à rompre le silence plus tôt que je ne l'eusse désiré.

Il semble, en effet, que l'abolition de la peine de mort doive rencontrer surtout de chaleureux partisans dans les rangs de la jeunesse. C'est pourquoi je tiens à faire connaître à la Chambre les motifs qui me guident dans le vote négatif que j'émettrai sur la proposition de M. Guillery.

Je suis d'avis, et sous ce rapport je me range complètement à l'opinion de mon éloquent collègue et ancien professeur M. Thonissen, je suis d'avis que la question de la peine de mort doit être discutée exclusivement sur le terrain des faits. Ou la peine de mort est nécessaire ou elle ne l'est pas. Dans le premier cas, elle est aussi légitime qu'elle serait illégitime dans le second. La nécessité ou le caractère indispensable de la peine, tel est donc, messieurs, le critérium de sa légitimité.

Pour établir que la peine de mort n'est pas nécessaire, les partisans de l'abolition, scrutant le raisonnement qui précède chez le criminel la mise à exécution de. ses projets coupables, les abolitionnistes posent le dilemme suivant : ou le criminel craint d'être découvert et il renonce à son projet ; ou il espère, au contraire, échapper aux investigations de la justice et dans ce cas seulement il poursuit son projet.

Ce raisonnement, à mon sens, ne prouve rien, parce qu'il prouve trop. Et en effet, si cette argumentation était fondée, qu'en résulterait-il ? Il en résulterait que nous ne devons pas nous arrêter dans la voie de l'adoucissement des peines, puisque ce qui seul fait agir le criminel, c'est l'espoir de l'impunité, et ce qui seul l'arrête, c'est la certitude du châtiment.

Je veux bien reconnaître que tel soit le premier raisonnement du criminel qui s'apprête à perpétrer son forfait. Je crois avec les abolitionnistes qu'il calcule d'abord les chances d'impunité. Aussi, messieurs, je me joins à l'avance à tous ceux qui proposeront des moyens à l'effet de rendre les recherches de la justice plus actives et plus efficaces. Mieux la punition des crimes sera assurée, plus le nombre des crimes diminuera ; cela me paraît incontestable.

Mais, messieurs, il faut bien prendre garde à une chose : si le criminel s'arrête quand il craint d'être découvert, pourquoi cette hésitation ? C'est qu'apparemment il craint la peine qui pourra lui être appliquée. Or, si la peine n'est pas assez forte, le criminel poursuivra son projet coupable.

Voilà, messieurs, la vérité ; et tel est le correctif ou plutôt le complément qu'il convient d'apporter au petit raisonnement que l'on prête au criminel qui se prépare à commettre son crime. Dans le cas où, comme le supposent les abolitionnistes, le criminel réfléchit avant de commettre son crime, dans ce cas, messieurs, après avoir calculé les chances d'impunité, le criminel se pose une seconde question en ordre subsidiaire ; le criminel se demande (et la prudence la plus vulgaire lui impose cette préoccupation), il se demande quelle sera, éventuellement, la peine qui pourra lui être appliquée.

Or, je le répète, si cette peine n'est pas assez sévère, le criminel marchera en avant, bien qu'il ait lieu de craindre, jusqu'à un certain point, que son crime n'échappera pas à la justice.

Ceci, messieurs, vous prouve qu'il ne suffit pas de posséder une police active et vigilante pour assurer la répression des crimes, mais qu'il faut encore maintenir une certaine proportion entre le crime et la peine qui doit y être appliquée.

(page 251) Or, je pense, quant à moi, que cette proportionnalité est parfaitement et scrupuleusement observée quand on réserve, comme le fait le code pénal, la peine de mort pour les crimes les plus graves, pour ceux qui portent atteinte à la vie des citoyens.

Les partisans de l'abolition de la peine de mort sont obligés de reconnaître eux-mêmes que nulle peine ne produit un effet d'intimidation plus profond que la menace de la peine de mort sur le plus grand nombre des criminels. (Interruption..) La plupart le reconnaissent.

- Plusieurs membres. - Pas du tout !

M. Liénartµ. - Seulement, ils se bornent à prétendre qu'il n'est pas besoin d'un effet aussi violent ; que la peine d'un degré inférieur, celle des travaux forcés à perpétuité produirait les mêmes résultats ; et que, partant, la société ne peut pas appliquer une peine plus forte lorsque la peine inférieure est suffisante.

Ici, messieurs, se placent tout naturellement les statistiques, ces statistiques se rapportent à différents ordres de faits.

Des unes on induit que l’adoucissement des peines, depuis les temps les plus reculés, n'a pas contribué à augmenter le nombre des crimes. Cette première partie de la statistique ne prouve rien, ou plutôt elle ne prouve qu'une chose : elle prouve qu'autrefois les peines étaient exagérées ; elle prouve que la proportion entre les crimes et les peines avait été dépassée et qu'on a pu en arriver, sans aucun inconvénient, à un système plus modéré et plus équitable.

La seconde partie de la statistique est tirée des pays où la peine de mort n'existe plus en fait. Cette seconde partie, en la supposant de tous points exacte et établie sur un laps de temps suffisant, cette seconde partie de la statistique ne me convainc pas davantage, parce que, quant à moi, je reconnais autant d'efficacité à la menace de la peine de mon qu'à l'exécution elle-même.

Enfin, messieurs, les pays où la peine de mort est abolie de droit, où elle est définitivement rayée des codes, ces pays-là fournissent la matière de la troisième partie de la statistique. Ici, messieurs, je dois déclarer que les résultats constatés manquent, à mon avis, d'un caractère essentiel ; ils manquent de durée et de fixité. En un mot, selon moi, l'expérience n'est pas complète.

Si j'ajoute maintenant, messieurs, que les causes de la criminalité sont multiples, que la diminution des crimes peut tenir à une foule de circonstances diverses, que mille événements influent sur la situation criminelle d'un pays, oui même, des criminalistes distingués l'ont constaté, que la criminalité, à l'égal de certaines maladies physiques, présente des périodes de croissance et de décroissance ; si j'ajoute ce fait aux précédents, je crois en avoir dit assez pour faire comprendre combien ma foi dans ces statistiques se trouve ébranlée.

Je pense donc, quant à moi, et pour le moment, que la peine de mort est nécessaire et qu'elle est seule capable d'arrêter les plus grands criminels.

Sous ce rapport, je me trouve en parfaite communauté d'idées avec les populations que j'ai l'honneur de représenter dans cette Chambre. (Interruption.) Pas plus qu'aucun d'entre vous,, je ne reconnais et ne reconnaîtrai jamais de mandat impératif. Mais, dans une question aussi grave, dans une question qui intéresse à un très haut degré le repos et la sécurité publics, j'ai cru qu'il convenait à un membre de la Chambre, qu'il était de son devoir de prendre en très sérieuse considération l'état de l'opinion publique dans son arrondissement.

Or, comme je prévoyais que la discussion de la question de la peine de mort ne manquerait pas de surgir dans cette enceinte, j'ai procédé à cette enquête à laquelle l'honorable M. Pirmez nous conviait hier. Je me suis mis en relation avec un grand nombre de personnes appartenant aux différentes classes de la société et j'apporte à la Chambre le résultat de cette enquête.

J'ai trouvé, je le reconnais, quelques personnes qui, faisant de la question de la peine de mort, une question de sentiment, niaient d'une façon absolue à la société le droit de jamais verser le sang. Mais je dois dire à la Chambre que je n'en ai presque pas rencontré, je devrais dire même que je n'en ai pas rencontré du tout qui, ayant étudié la question au point de vue des fails, ne fussent persuadés de la nécessité de la peine de mort. La grande majorité pour ne pas dire l'unanimité de notre population est convaincue que la peine de mon prévient certains crimes, et je ne crains pas de le dire publiquement dans cette enceinte : l'abolition légale de cette peine ne manquerait pas de jeter l'inquiétude dans les âmes.

Du reste, cette opinion n'est pas spéciale aux provinces flamandes. L'honorable M. Thonissen, qui s'est prononcé pour l'abolition de la peine de mort avec une ardeur qui n'est égalée que par son amour pour la vérité, je lui rends ce témoignage, l'honorable M. Thonissen a reconnu, dans une de ses dernières publications, que la thèse soutenue par M. le procureur général de Bavay reflète exactement l’état des esprits en Belgique.

M. Thonissenµ. - Je l'ai encore dit aujourd'hui.,

M. Liénartµ. - Dans ces circonstances, j'avoue que je ne puis consentir à voter l'abolition de la peine de mort.

Sous le rapport de l'opportunité de cette abolition, j'ai l'avantage de me trouver d'accord avec deux hommes excessivement distingués, avec deux hommes qui ont fait de la question de la peine de mort, l'objet de prédilection de leurs recherches et de leurs études, avec deux hommes enfin qui se sont convertis l'un et l'autre à la cause de l'abolition. J'ai nommé M. Mittermaier, dont la conversion est déjà ancienne ; j'ai nommé également M. Haus, dont l'abjuration solennelle ne remonte qu'à quelques mois. Eh bien, ces deux abolitionnistes se réunissent pour conseiller à la législature de ne pas abolir la peine de mort contre le vœu de l'opinion publique.

Voici ce que dit M. Mittermaier :

« Ce doit être un axiome, (posez bien cette expression, je vous prie), ce doit être un axiome pour le législateur, que là où le peuple considère encore la peine de mort comme l'unique moyen de neutraliser l'action du malfaiteur et de garantir la société, et comme le seul châtiment équitable pour certains crimes, il serait peu sage de vouloir la supprimer tout d'un coup ; car on risquerait de détruire l'action de la justice et le sentiment de la sûreté publique. »

M. Haus a émis la même opinion ; il dit :

« Tant que l'échafaud s'appuie sur la conscience publique, tant que la plus grande partie des citoyens éclairés conserve la conviction que la peine de mort peut seule empêcher certains crimes, et' surtout intimider certains malfaiteurs, il serait imprudent, ce nous semble, de la rayer immédiatement et totalement du code pénal. »

Que les abolitionnistes continuent donc à faire de la propagande ; qu'ils convertissent à eux l'opinion publique, et alors je m'estimerai heureux d'émettre, sous la pression de cette opinion, un vote contraire à celui que je donnerai aujourd'hui.

Pour le moment, je souscrirai à tous les adoucissements qu'on pourra proposer dans l'application de la peine de mort aux différents crimes prévus par le code pénal. Je dirai plus encore : je désire laisser reposer et le bourreau et la guillotine, à moins cependant que des crimes atroces ne fassent relever l'instrument du dernier supplice.

Tout ce que je demande, c'est que la menace continue à subsister et qu'on épargne à nos populations l'inquiétude inséparable de l'abolition d'une peine qu'elles considèrent à juste titre, pour le moment, comme nécessaire et indispensable au maintien de la sécurité publique.

M. Hagemansµ. - Messieurs, il est sans doute bien hardi à moi de venir prendre la parole dans ce grave débat, après les remarquables discours prononcés pour ou contre la peine de mort. Je n'hésiterai pas cependant, car, selon moi, il est un devoir de conscience pour chacun de venir selon ses forces, si faibles qu'elles soient, travailler à la destruction de cette chose horrible, je maintiens le mot, que nous a léguée le passé et qu'on nomme l'échafaud.

Ce n'est pas par un vain étalage de générosité mal placée, ce n'est pas pour protéger les assassins ni pour me faire leur complice, que j'ai été l'un des signataires de l'amendement, c'est parce que c'est une question de progrès, quoi qu'en ait dit hier l'honorable M. Pirmez, c'est parce que la peine de mort est à la fois illégitime, inefficace, dangereuse, inutile.

Déjà en 1827, lorsque nous étions encore réunis à la Hollande, quelques membres des états généraux estimaient que « l'état de notre civilisation et de nos mœurs permettait d'essayer de satisfaire au vœu de l'humanité par l'abolition de la peine de mort. » Déjà en 1828, M. Charles de Brouckere prononçait contre cette peine d'éloquentes paroles, disant, comme Duporl, qu'il la combattrait « ne fût-ce que pour différer d'un quart d'heure son admission dans nos codes. » Mais déjà alors on hésitait ; on invoquait la nécessité de l'expérience.

Cette expérience a été acquise. L'honorable M. Thonissen l'a démontré avec l'éloquence de la parole, du savoir et des chiffres : malgré tout leur talent, l'honorable M. Pirmez et l'honorable M. Liénart n'ont pu combattre victorieusement les arguments de la statistique, ni détruire, messieurs, leur influence sur votre esprit. Il restera acquis quand même à la vérité que, dans tous les pays civilisés où l’on a supprimé la peine de mort soit complètement, soit pour certains crimes, le nombre des crimes n'a nullement augmenté ; au contraire. La peine capitale, cette « médecine (page 252) de correction), comme l'appelle M. de Bavay, est donc un remède inutile, et je ne sais pourquoi nous en continuerions l'usage.

On propose cependant de conserver la peine capitale dans notre code, à condition de ne pas l'appliquer. Alors, messieurs, c'est en faire un de ces épouvantails que l'on place dans les champs et dont les moineaux s'effrayent d abord, mais sur lequel ils viennent se reposer ensuite.

Il faut être logique : si la peine de mort est utile, il faut l'appliquer coûte que coûte et le plus possible, pour en finir au plus vite avec messieurs les assassins, en inaugurant pour eux le système de la terreur. Mais, dans ce cas, je crois qu'il serait bon de reculer tout à fait, et pour rendre la crainte plus salutaire, d'ajouter à la peine un peu de torture et de revenir insensiblement à la peine du talion.

Mais ne plaisantons pas en cette terrible matière. Non, messieurs, il est un moyen plus efficace que la terreur de l'échafaud : c'est l'instruction. Répandons-la à pleines mains ; ce sera plus utile que de répandre du sang.

Vous aurez, il est vrai, toujours et quand même des criminels, car vous aurez toujours des passions, mais vous en aurez moins. Il restera toujours des êtres complètement pervers, mais ceux-là, l'échafaud ne les épouvante pas.

Il n'a épouvanté ni arrêté dans leurs crimes ni les Dumolard, ni les Boucher, ni les Leclercq que nous citait hier l'honorable M. Pirmez. De tels criminels espèrent dérober leur tête à l'échafaud, ou ils l'y porteront avec cynisme. Cette tête est leur enjeu contre la société : ils payent et tout est dit.

Les hommes de cette nature, avant de commettre leur crime, vont voir comment on meurt sur l'échafaud. C'est leur théâtre à eux : ils y vont étudier leurs maîtres ; ils vont s'habituer à la vue du sang en face de cette scène dont le bourreau est l'horrible régisseur ; ils vont apprendre à mourir dignement devant leur public qui pourrait les siffler.

Ce sont, me direz-vous, de tristes exceptions humaines. Je le veux bien, mais par l'habitude du sang vous en doublez le nombre. Pour n'avoir pas l'air d'avoir peur, amour-propre mal placé je l'avoue, plusieurs commettront le crime, entraînés par les endurcis, crime qu'ils n'auraient pas commis peut-être si, d'une part, ils n'avaient pas eu l'espoir de narguer la peine, si, de l'autre, ils n'avaient eu la certitude de ne pas finir du moins, obscurément oubliés de la foule, au fond d'un cachot.

Mais à côté de ces grands criminels, de ces criminels endurcis qui tiennent plus de la bête féroce que de l'homme, et que la société a évidemment le droit de repousser de son sein en les tenant, comme des bêtes fauves, enfermés dans leur cage cellulaire, vous avez ceux que la passion, l'hallucination entraînent au crime. Ceux-là, au lieu de les tuer, notre devoir n'est-il pas de les guérir ?

Sans vain étalage de sensiblerie, est-ce que notre instinct, notre conscience ne se révoltent pas à l'idée, à la lecture de ces exécutions terribles où un homme, payé pour cela, tue froidement devant le public un autre homme garrotté, sans défense.

Partisan de la peine de mort, je comprendrais la loi de Lynch ; je ne comprends pas cette exécution à froid. La torture physique est supprimée, on la remplace par une torture plus horrible, la torture morale. Est-ce que ce misérable que vous venez de livrer au bourreau n'en a pas déjà subi d'atroces ? Est-ce que sa chair ne s'est pas crispée tout entière sous l'empreinte de l'horreur à la pensée de cette terrible seconde ? et dire que cet homme est un innocent peut-être !

Si bien faite qu'elle soit, la justice humaine n'est pas et ne sera jamais infaillible. Sans compter toutes celles qu'on ne connaît pas, combien de victimes n'ont pas faites les erreurs judiciaires ! Combien de sang inutilement versé n'est pas venu s'ajouter à celui qui avait coulé sous le couteau d'un assassin inconnu ! Mais n'y eût-il eu qu'une seule victime de l'erreur judiciaire, c'en serait assez déjà pour n'oser plus appliquer une peine qui ferait peut-être une victime nouvelle.

La justice d'ailleurs a pour mission, non de venger, mais de punir. Or, la mort est une vengeance, une peine du talion ; la punition, au contraire, suppose le repentir, la réhabilitation peut-être. Or, nous n'avons pas le droit d'empêcher irrévocablement ni l'un ni l'autre. Le repentir de l'échafaud est un faux repentir celui-là. C'est le repentir du malade qui jure de ne plus retomber dans ses excès passés et qui, guéri, oublie ses serments. Il est vrai que celui que vous envoyez à l'échafaud n'en guérira pas, mais je doute que ce repentir forcé lui soit fort utile.

Je disais en commençant que la peine de mort est illégitime. Je répéterai avec un ancien membre des états généraux et du Congrès national, ces justes paroles : « L'inviolabilité de la vie est un mystère ; là où il y a mystère, il y a doute ; là où il y a doute, il y a absence de droit absolu et partant absence de légitimité. » Il est à remarquer d'ailleurs, messieurs, que les lois divines et humaines condamnent le suicide. Nul n'a le droit de porter atteinte sur soi-même, de devancer son heure. Si l’homme ne peut disposer de sa propre vie, à plus forte raison ne peut-il disposer de la vie de son semblable.

Il est en tous cas dangereux d'en donner le premier l'exemple, fût-ce même à l'aide du glaive de la justice.

Mais ce glaive, ceux mêmes qui en prennent la défense, croyant à sa nécessité, paraissent en avoir honte : ils le font tomber à l'improviste, à l'heure la plus matinale, pour que la foule soit moindre. On ne veut plus que les exécutions soient publiques ; on les a repoussées de la Grand' place ; on cache pour ainsi dire l'instrument du supplice ; on ne cherche plus à frapper la foule par la vue d'un terrible et sanglant appareil. C'est que cet exemple, on l'a compris, est dangereux et nuisible à la société, c'est que cette vue du sang n'est ni bonne, ni utile ; on est donc réduit à se cacher, pour ainsi dire, comme pour commettre un crime.

Mais c'est dans l'armée surtout que cette peine prend un caractère odieux et injuste. Là un malheureux soldat payera de la vie un soufflet à son supérieur, soufflet que le citoyen ordinaire ne payera que d'une amende de 15 francs. La discipline l'exige, dit-on. Je ne puis le croire, et je ne doute pas que nous trouverons dans cette assemblée des cœurs généreux appartenant à l'armée qui ne sachant nous prouver que la discipline militaire pas plus que la discipline civile n'exige un tel odieux tribut de sang.

Je terminerai en rappelant ici les éloquentes paroles de Sevestre, dans ses Considérations sur les lois pénales :

« Longtemps aussi on a cru la torture nécessaire et légitime : elle a en ses défenseurs convaincus ; elle est tombée, et nul ne la regrette. Il en sera de même, messieurs, de la peine de mort : son heure est venue. Supprimons-la et ce sera un pas de fait dans la loi du progrès. Supprimons la peine de mort et du même coup nous frapperons peut-être ces choses horribles et sanglantes qu'on s'étonne de retrouver encore en plein XIXème siècle : le duel et la guerre. Supprimons la peine de mort et nous supprimerons l'idée que cette peine entretient, c'est qu'il est permis à l'homme de disposer de la vie de son semblable, n'importe en quelle circonstance, n'importe de quelle façon.

M. Vermeireµ. - Messieurs, je crois aussi devoir motiver en quelques mots le vote que je compte émettre sur la grave question qui est débattue dans cette enceinte depuis deux jours.,

Messieurs, je voterai pour l'abolition de la peine de mort, parce que je crois que cette peine n'est plus nécessaire à l’état de civilisation auquel la société est arrivée.

Je ne puis pas, parce que la condamnation capitale faisant défaut pour punir un crime exorbitant et qu'ainsi l'équilibre entre la gradation des peines serait brisé, admettre le maintien de la peine de mort dans le code pénal ; je crois qu'il y a d'autres punitions suffisantes pour sauvegarder les intérêts de la société.

Et en effet, messieurs, les arguments qu'on fait valoir aujourd'hui, pour demander le maintien de la peine de mort, sont absolument identiques à ceux qu'on invoquait jadis pour le maintien de la torture et pour le maintien de l'aggravation de la peine en cas de parricide. Quand on a demandé de réduire les cas très nombreux auxquels la peine de mort était appliquée, c'étaient encore les mêmes arguments qu'on invoquait, alors qu'aujourd'hui il s'agit de n'appliquer plus cette peine qu'à un seul cas.

(page 253) Je dois cependant constater que ceux qui croient que la peine de mort est encore un mal nécessaire ou plutôt une nécessité sociale, sont tous animés du désir de la voir disparaître dans le plus bref délai possible.

Enfin, un jeune orateur qui a si éloquemment parlé et si heureusement débuté, l'honorable M. Liénart, a déclaré que, si l'inefficacité de la peine de mort lui était prouvée plus tard, il voterait avec autant de facilité pour l'abolition de cette peine qu'il en a aujourd'hui pour en voter le maintien.

Messieurs, j'ai la conviction intime que les crimes ne sont pas toujours la conséquence de l’adoucissement des châtiments avec lesquels on les punit ; que si les crimes se multiplient ce n'est pas parce que les peines qui doivent les réprimer sont plus ou moins fortes ; je pense qu'il y a, pour prévenir les crimes, un moyen plus efficace : c'est de donner aux populations une instruction plus chrétienne, en même temps que plus complète.

En résumé, je ne crois pas à l'efficacité de la peine de mort ; je crois que si vous répandez davantage l'instruction, vous parviendrez à faire disparaître les crimes odieux qui de temps en temps viennent épouvanter la société.

M. Lambertµ. - Messieurs, signataire de l'amendement sur lequel on discute, je dois d'abord déclarer qu'il n'est nullement entré dans mes mentions ni dans celles de mes cosignataires, de nous attribuer, à peu près sans partage, les sentiments généreux. Nous reconnaissons que, dans cette Chambre, nous sommes tous animés de ces sentiments généreux, nous reconnaissons encore que s'il y a des adversaires à notre amendement, ils sont guidés par une entière bonne foi, lorsqu'ils viennent nous combattre.

Mais est-ce à dire que cet amendement ne se présente pas dans un moment opportun ? Est-ce à dire que le moment n'est pas venu de faire cesser ce que j'appellerai une trop longue, une trop cruelle expérience ? Pour ma part, messieurs, c'était mon avis de faire apparaître aussitôt que possible la solution du problème que nous poursuivons.

Lorsque j'ai demandé hier la parole, j'étais sous le poids du charme du discours de l'honorable M. Pirmez et je demandais la parole au moment où elle venait d'être prise par l'honorable M. Thonissen. Je n'ignorais pas que celui qui venait de demander cette parole avant, moi, l'avait grandement suffisante pour répondre à l'habileté de l'orateur précédent. Je demandais la parole pour répondre en fait à des assertions que je trouvais téméraires.

Qu'est-ce qui nous divise, messieurs ? Ce n'est en réalité que la question d'opportunité. C'est la question de fait et pas autre chose.

Qu'avez-vous entendu sous les magnifiques paroles de l'honorable député de Charleroi ? Dégagez-le avec moi de ses effluves d'éloquence. Que reste-t-il ? Ce qu'on appelle vulgairement les circonstances atténuantes et rien de plus.

En effet, messieurs, cet honorable membre dit : Vous réclamez la clémence, mais nous l'avons poussée jusqu'aux limites du possible, et nous nous sommes arrêtés vis-à-vis de ces crimes qui ne peuvent se pardonner.

L'honorable M. Liénart n'a pas dit autre chose non plus. Que son langage ait été aussi magnifique, c'est vrai, mais en le pesant vous n'y trouvez que ce seul argument ; le temps n'est pas encore venu.

Eh bien, messieurs, je soutiens que le temps est venu, que les faits ont parlé et ont parlé trop longuement.

Que disait donc l'honorable M. Pirmez ? Vous voulez faire une expérience. Cette expérience, je la repousse au nom de la société. Je ne veux pas laisser la société désarmée. Je veux que ceux qui se montrent audacieusement criminels soient punis. Eh bien, messieurs, je disais tout à l'heure qu'il y avait une expérience cruelle qui se poursuivait depuis trop longtemps et je demanderai à l'honorable M. Pirmez où l'on est arrivé avec le système qu'il préconise ? Quels sont les crimes que ce système a fait disparaître ? Interrogeons les faits, et le passé va répondre éloquemment. Ainsi donc vous voulez conserver le système actuel quoiqu'il n'ait rien produit ! Ainsi donc vous réservez la peine de mort uniquement pour les grands crimes ; et tout d'abord je vous demanderai quels sont donc ces grands crimes.

J'en ai vu commettre, de grands crimes, et pourtant la clémence royale est intervenue ; où seront donc les grands crimes que vous punirez désormais ? C'est que, il faut en convenir, c'est que tout pousse à anéantir complètement ce châtiment irréparable. Quand donc, encore une fois, avez-vous vu que le châtiment empêchait les crimes ?

(Un mot illisible) vous étiez dans le vrai, une épouvantable bande de criminels désolait le pays d'Entre-Sambre et Meuse, les crimes se succédaient non (page 253) seulement dans ce pays, mais encore dans les contrées voisines. La terreur était partout, on cherchait les coupables.

Tout d'abord, les avez-vous trouvés ? On a dit oui. Deux hommes ont expié les crimes qui s'étaient répandus dans ces contrées. Etaient-ils coupables ? C'est encore une question. Admettons qu'ils fassent des coupables, je ne dis pas « les » coupables, je dis « des » coupables. Qu’est-il arrivé ? Lorsque ces malheureux ont perdu la tête sur l'échafaud, les crimes ont-ils cessé ? Non, messieurs, et le jour de l'exécution d'autres criminels complotaient d'autres crimes. Huit jours après, dans un lieu voisin de celui où le crime puni avait été commis, il s'en commettait de plus audacieux encore : Boucher, Leclercq et toute leur bande tenaient une maison assiégée et tiraient des coups de fusil et des coups de pistolet sur les voisins qui voulaient venir au secours des victimes.

Voilà un fait qui prouve à toute évidence qu'une tête tranchée ne peut absolument rien contre les crimes ultérieurs.

Je suis armé d'autres faits qui démontrent qu'on obtient le résultat sans recourir au glaive. Naguère, messieurs, le pays de Ciney était en proie aux excès d'un monstre. Un homme profitait de l'isolement des femmes, les saisissait, les transportait dans un bois et les tuait pour satisfaire sa brutale passion sur leurs cadavres.

Trois ou quatre crimes restèrent impunis ; enfin à la suite d'un autre assassinat commis dans les mêmes circonstances on put mettre la main sur le coupable. Ce coupable fut condamné mais ne fut pas exécuté et depuis lors, messieurs, les crimes ont cessé. Dites-moi donc, maintenant si, en présence de ces faits, je n'ai pas le droit de conclure que la peine de mort est parfaitement inutile ?

il y a d'autres exemples encore qui prouvent que la séquestration est bien suffisante.

Cette même contrée de Ciney, dont je parle, voyait se multiplier les incendies ; ils étaient arrivés à une fréquence extrême ; la désolation régnait ; enfin je crois qu'il y a deux ou trois ans, un coupable fut pris ; il fut condamné, mais il ne fut pas exécuté ; depuis lors les crimes ont cessé, on n'a plus constaté un seul incendie dû à la malveillance. Je le demande encore une fois, lorsqu'on obtient des résultats semblables sans faire couler le sang, pourquoi maintenir la peine de mort ?

Messieurs, je ne veux pas entrer dans les questions théoriques, vous avez entendu sous ce rapport tout ce qu'il y avait à dire, mais je ne puis m'empêcher de vous demander à quel titre la société s'empare de l'existence d'un homme. D'après la théorie saine, d'après la théorie chrétienne, la théorie de progrès, la pénalité doit avoir pour but de corriger en punissant ; eh bien, messieurs, dites-moi si cette théorie ne conduit pas immédiatement à l'abolition de la peine de mort. Punissez dans la mesure de ce qu'il faut, mais corrigez aussi, amendez.

Dans quelle position se trouve la société ? Elle est purement et simplement en état de légitime défense. Or, messieurs, est-ce que celui qui a été attaqué, qui a conquis la position de légitime défense, est autorisé à tuer son agresseur lorsqu'il le tient en son pouvoir, lorsqu'il l'a mis dans l'impossibilité de nuire ?

M. Pirmezµ. - Si la peine n'était qu'une défense, vous n'auriez pas le droit d'infliger un mal pour un délit réparé. Ainsi en matière de vol, vous ne pourriez qu'obliger à la restitution, et la restitution faite, votre droit s'évanouirait.

M. Coomans. - Il faut empêcher le coupable de recommencer ; voilà la légitime défense.

M. Lambertµ. - Mon argument n'a pas été réfuté par l'observation de l'honorable M. Pirmez. Mon argument consiste à dire : J'ai été attaqué, j'ai été assez fort pour empêcher un crime de se commettre, mais le crime n'en existe pas moins ; je pouvais tuer quand je me défendais, mais je ne puis plus tuer quand j'ai le coupable en mon pouvoir. Mais comme il a été criminel et qu'il pourrait commettre d'autres crimes je puis, moi société, le mettre hors d'état de nuire et je le séquestre. Voilà mon argument. Vous n'y avez pas répondu.

Messieurs, je crois avoir rencontré les observations de fait, présentées par l'honorable M. Pirmez et par l'honorable M. Liénart ; je n'ai plus qu'à terminer en témoignant mon étonnement d'avoir vu l'honorable M. Liénart faire intervenir ici les populations pour justifier le vote qu'il se propose d'émettre. Que l'on fasse intervenir les populations sur des questions politiques, je le conçois parfaitement, mais dans une question comme celle-ci, nous ne devons pas suivre les populations, nous devons les guider.

Mais s'il fallait, à la rigueur, faire intervenir les populations, je ne craindrais pas d'en appeler à ces populations que je citais tout à l'heure ; je leur demanderais : Vous avez vu des criminels chez vous, les crimes (page 254) ont disparu, avez-vous besoin du glaive ? Elles répondraient, j'en suis certain et je m'en porte garant : Non, la séquestration suffit.

MpVµ. - La parole est à M. le ministre de la justice.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Je désirerais n'être entendu que demain. Le discours de l'honorable M. Pirmez, à qui j'ai à répondre, ne figure pas aux Annales parlementaires bien malgré l'honorable membre, car je sais qu'il l'a donné en temps utile, mais je désirerais avoir ce discours sous les yeux, mes notes étant très incomplètes.

M. Pirmezµ. - Je tiens à déclarer à la Chambre que j'ai remis mon discours au Moniteur avant l'heure réglementaire où il est arrivé ce qui arrive toujours. Je savais bien que mon discours ne serait pas imprimé, mais j'ai tenu à me mettre en règle.

Voici, messieurs, ce qui a lieu chaque fois qu'il y a des discours d'une certaine étendue. Les ouvriers du Moniteur, qui arrivent à 7 ou 8 heures, quittent l'atelier parce qu'ils ne veulent pas attendre jusqu'à 10 ou 11 heures. On m'a fait dire que mon discours ne paraîtrait pas. J'ai dit que l'on devait revenir à 10 heures parce que j'ai voulu être en règle. On est venu et le discours n'a pas paru.

M. Allard. - Messieurs, le directeur du Moniteur m'a écrit ce matin pour m'informer que les Annales n'avaient pas paru parce que les discours étaient arrivés à 10 et à 11 heures.

J'ai écrit au directeur du Moniteur que c'était avec raison qu'on se plaignait parce qu'aux termes du règlement lorsqu'une seule Chambre siège, l'imprimeur des Annales parlementaires est obligé de faire paraître le compte rendu le lendemain de la séance du moment où les copies sont remises avant minuit.

Je dois le dire, le directeur du Moniteur est tout à fait dans son tort.

M. Hayezµ. - Je désirerais adresser une question à l'honorable ministre de la justice avant qu'on procédât au vote de l'article 7. Cette question, la voici.

Dans le cas où l'abolition de la peine de mort serait prononcée, cette mesure s'adresserait-elle à l'armée, c'est-à-dire qu'aucun soldat ne pourrait être condamné à la peine de mort, sauf pour les nécessités d'Etat, dans le cas où l'armée serait sur pied de guerre et en présence de l'ennemi ?

Dans cette circonstance, je crois que la peine de mort doit être maintenue pour l'armée ; mais aussi longtemps qu'elle ne se présente pas, il me semblerait de la dernière injustice de maintenir la peine capitale pour venger des offenses qui sont relativement légères.

Il suffit, comme l'a très bien dit un de nos honorables collègues, de porter un coup à un de ses supérieurs pour être condamné à mort.

La réponse à cette question déterminera mon vote sur l'article.

M. le ministre de la justice (M. Bara). - Je commencerai, messieurs, par demander à l'honorable membre, qui paraît partisan de l'abolition de la peine de mort d'après ce qu'il vient de dire, comment son vote pourrait être négatif dans l'hypothèse où l'abolition ne s'étendrait pas aux militaires. S'il est partisan de l'abolition de la peine de mort, il est évident qu'il doit la supprimer dans le plus grand nombre de cas possible.

Je vais maintenant répondre à son interpellation. Nom ne sommes pas occupés en ce moment-ci de la discussion du code pénal militaire. Ce code commine des peines spéciales, et nous le discuterons.

Dans l'hypothèse même où l'on devrait maintenir la peine de mort pour certains faits militaires déterminés, il n'en résulterait pas du tout qu'on ne devrait pas la supprimer dans d'autres cas.

Quand on a fait le code pénal, on a supprimé la peine de mort dans un grand nombre de cas. On n'a pas dit alors : Du moment qu'on la supprime dans un cas, il faut la supprimer dans tous les cas.

Je tiens à déclarer que je n'exprime aucune espèce d'opinion en matière militaire. C'est une matière que nous traiterons lorsqu'on s'occupera du code pénal militaire, mais il est évident que la décision de la Chambre quant au code pénal ordinaire, portera des fruits pour certains crimes militaires.

(page 255 M. Coomans. - Je concevrais dans une autre bouche que celle de l'honorable M. Bara la réponse qu'il vient de faire à mon honorable ami, M. Hayez. Mais, dans la sienne, il y a là une grave inconséquence. Quoi ! nous n'avons pas à nous préoccuper de la question de savoir si la peine de mort sera abolie quant aux militaires, pour des délits infiniment moins graves que ceux pour lesquels nous l'abolirons quant au civil ? Quoi ! la loi militaire ne serait pas en jeu ? Mais nous nous préoccupons de quelque chose de bien plus grave qu'une codification. Nous nous préoccupons de la justice éternelle, nous faisons de la théorie, nous cherchons la vérité, et j'espère bien que vous ne soutiendrez pas que le code pénal militaire n'est pas soumis aux règles éternelles de la justice et de la vérité.

J'espérais qu'il eût été bien entendu que si la Chambre abolissait la peine de mort pour les plus vils assassins, on l'abolirait à fortiori pour des délits souvent fictifs et conventionnels. Car enfin, puisqu'on me force à le dire, je le dirai, je ne conçois pas, je n'ai jamais compris le maintien de la peine de mort dans les cas déterminés par le code pénal militaire.

Un subordonné peut avoir des raisons graves de se plaindre de son chef, la justice peut être de son côté ; s'il frappe son chef, il est puni de mort, et l'assassin voleur ne le sera pas ?

C'est là une iniquité criante et certainement je n'approuverais pas toutes les peines qu'on s'est données pour réformer l'opinion en cette matière, s'il fallait aboutir à cette conclusion.

Non, messieurs, notre discussion reste entière. Nous ne pouvons pas admettre la division dont parle l'honorable ministre de la justice, et nous appliquerons aux militaires les bénéfices de la vérité et de la justice.

Je profite de l'occasion pour placer les deux ou trois réflexions que je voulais soumettre à la Chambre sur le fond de la question.

J'ai cru longtemps à la nécessité, à la légitimité même de la peine de mort.

Je suis un néophyte, converti. Ma conversion ne date que d'une demi-douzaine d'années. Il me sied donc d'être modeste. Je le serai.

Deux motifs principaux m'avaient longtemps fait croire à la nécessité et à la légitimité de l'échafaud.

Ces deux motifs, je les crois encore fondés, mais je les trouve effacés dans ma conscience et ma raison par un motif supérieur. Les deux motifs qui m'ont guidé longtemps dominent vraisemblablement aujourd'hui la conscience et l'intelligence de la plupart de mes honorables adversaires.

C'est dans ces hautes questions surtout qu'il faut être d'une loyauté et d'une franchise complètes.

La plupart des arguments que j'ai entendus ici et ailleurs pour l'abolition de la peine de mort ne me touchent guère. Je crois que cette peine est efficace ; il me semble impossible de le nier. Je crois que même dans la situation mentale des malfaiteurs, déterminée par l'honorable M. Thonissen, la crainte de l'échafaud est salutaire pour la société et pour l'individu. Il m'est impossible de croire qu'une aggravation des peines amène une augmentation du nombre des crimes ; il m'est impossible de croire que la diminution des cas de criminalité constatée dans certain pays provienne de la réduction des peines.

J'ai cru et je crois encore que la peine de mort est une garantie préventive en faveur de la victime.

Car le voleur aura intérêt à assassiner s'il n'a pas à redouter une peine supplémentaire pour l'effusion du sang. Aujourd'hui il s'arrête parfois sur l'échelle du crime. Ainsi que le prétendent, avec raison, nos adversaires, la peur de la mort a pu arrêter au moins à mi-chemin des criminels qui n'auraient pas reculé devant une longue détention.

D'autre part, je reconnais que l'affaiblissement du sentiment religieux et moral oblige la société à s'armer de plus en plus contre les malfaiteurs systématiques. L'échafaud, c'est probable, exerce un effet préventif et efficace.

Aucune statistique bien faite et bien interprétée ne saurait prévaloir contre les arguments, qui ont presque la valeur de l'évidence.

La peine de mort est donc utile. Mais il m'est venu des doutes graves sur la légitimité de cette peine, sur le droit que s'arroge la société de disposer de la vie de ses membres, et dès ce moment tous les arguments tirés de la nécessité venaient à disparaître. Au fond il ne s'agit pas seulement de savoir si la société est intéressée à maintenir l'échafaud, il faut savoir aussi si elle le peut ; il y a beaucoup de choses utiles qui ne sont pas légitimes et je proteste de toutes mes forces contre ce principe barbare de la souveraineté absolue des nations, des gouvernements, des majorités. Il m'a semblé, vous voyez que je me sers d'une expression modeste, il m'a semblé que la société n'a pas le droit de punir, que Dieu seul a le droit de punir, parce que seul il est bon, juste et infaillible, que la société n'a que le droit de se défendre, de mettre le coupable dans l'impossibilité de lui nuire à elle ou à quelqu'un de ses membres. Ce droit de préservation, je veux l'étendre aussi largement que la nécessité le réclame ; je vais donc jusqu'à la détention perpétuelle. La société n'a que le droit de se préserver ; voilà pourquoi je préfère la détention, même perpétuelle, à l'échafaud.

Un mot encore : On dit que l'opinion publique est favorable au maintien de la machine rouge. C'est possible, mais l'argument n'est pas irrésistible ; il y a une foule de choses ratifiées par l'opinion publique et que nous sommes peu disposés à maintenir ou à favoriser. Toutefois, à cet égard, j'ai aussi un doute, et je l'appuie sur l'horreur générale qu'inspire le bourreau. Car, messieurs, si la société était bien convaincue qu'elle a le droit absolu de vie et de mort sur ses membres, si elle était bien sûre qu'il importe que ce droit soit exercé jusqu'au sang, si elle croyait, comme on le dit, que le bourreau est le principal fonctionnaire de l'Etat, le plus précieux, le plus efficace défenseur de l'Etat, la société devrait honorer le bourreau, elle devrait l'honorer comme elle honore ses guerriers, elle devrait l'honorer comme son soutien principal, comme son tuteur paternel.

Et que fait-elle ? Elle commet une inconséquence, une ingratitude monstrueuse. Cet homme, qu'elle déclare indispensable, dont elle dit que les pouvoirs viennent de Dieu et de la société tout entière, cet homme, elle le méprise. L'ingrate, l'inconséquente ! Moi, depuis six ans, beaucoup d'autres depuis plus longtemps, et je les en félicite, nous ne le respectons pas.

Nous voudrions le voir démissionner aujourd'hui même, mais vous autres partisans de la peine de mort vous n'avez pas ce droit, vous devez honorer le bourreau, quintupler ses appointements, le décorer de la plus haute décoration de l'Etat. (Interruption). Vous le devez pour être logique. Quoi ! vous honorerez un général heureux et savant qui sauvera le pays dans une bataille, et vous n'honorerez pas votre grand officier supérieur qui sauve constamment la société ! Après tout, le bourreau n'agit que par vos ordres ; chaque fois qu'il travaille, c'est vous qui le voulez, et son bras n'exécute que vos volontés.

Le bourreau, la peine de mort et l'échafaud ne font qu'un. Ils sont notre ouvrage, reconnaissons notre part de responsabilité. Autrefois quand je rencontrais le bourreau méprisé, insulté par la foule, je croyais devoir, par loyauté, lui témoigner quelque égard et même le saluer (interruption) ; car je croyais voir en lui le pivot social, l'indispensable défenseur de la société belge (nouvelle interruption), le haut mandataire de la législature, mon mandataire à moi-même. Depuis 6 ans je ne le salue plus, je l'ai renié ; mais vous devez le saluer à moins d'être illogiques : il est encore votre homme, il n'est plus le mien.

- Des voix. - A demain !

(page 254) M. le ministre de la justice (M. Bara). - Je demande la parole uniquement pour répondre un mot au sujet du code pénal militaire ? M. Coomans trouve que la thèse du gouvernement n'est pas admissible et que si l'on abolit la peine de mort, il faut l'abolir pour le militaire comme pour les autres. Mais en répondant tout à l'heure à M. Hayez, je ne faisais que me conformer à une décision de la Chambre ; en effet, l'article 5 que la Chambre a voté dit : « Les dispositions du présent code ne s'appliquent pas aux infractions punies par les lois et règlements militaires. »

Dès lors, à moins de revenir sur un vote émis, nous ne pouvons nous occuper en ce moment de la peine de mort appliquée aux militaires. Nous ne nous occupons pas du code pénal militaire.

M. Thonissenµ. - Il y a un précédent : en 1849, la peine de mort fut supprimée en Allemagne par le parlement de Francfort ; or le parlement de Francfort prit une résolution formelle, en vertu de laquelle la question de la peine de mort en matière militaire fui réservée.

Nous pouvons donc faire la même chose sans le moindre inconvénient. (Interruption.-) Je n'affirme pas du tout qu'il faille conserver le code militaire actuel ; je dis seulement qu'il n'y a aucune inconséquence à réserver cette question qui, à certains égards ; présente une haute importance.

M. Hayezµ. - M. le ministre de la justice pourrait-il faire à la Chambre la promesse de présenter dans un bref délai un nouveau projet de code pénal militaire ?

M. le ministre de la justice (M. Bara). - J'ai déjà déclaré à la Chambre, à la suite d'une interpellation qu'on m'a faite il y a quelque temps, qu'aussitôt que le code pénal actuel serait voté par les Chambres, je déposerais un projet de code pénal militaire, en harmonie avec le code que nous discutons en ce moment.

- La séance est levée à 4 heures trois quarts.