(Annales parlementaire de Belgique, chambre des représentants, session 1865-1866)
(Président de (M. E. Vandenpeereboom.)
(page 85) M. Thienpont, secrétaire., procède à l'appel nominal à deux heures un quart.
M. Van Humbeeck, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.
- La rédaction en est approuvée.
M. Thienpont,. présente l'analyse des pièces qui ont été adressées à la Chambre.
« Des médecins vétérinaires civils proposent d'améliorer la position des vétérinaires qui font partie de l'armée. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Dubois se plaint de ne plus recevoir les appointements de portier-consigne, de deuxième classe. »
- Même renvoi.
« La veuve du sieur Heimburgcr, ancien chef de musique de l'armée, demande un secours annuel. »
- Même renvoi.
« Le sieur P.-J.-Mathieu Schonrn, fondeur en fer, à Morville, commune d'Anthée, où il est né, demande la naturalisation ordinaire, avec exemption du droit d'enregistrement. »
- Renvoi au ministre de la justice.
« Le sieur B.-D. Schoonen, fondeur en fer, à Morville, commune d'Anthée, où il est né, demande la naturalisation ordinaire avec exemption du droit d'enregistrement. »
- Même renvoi.
« Le sieur A.-J. Viscardy, boucher à Morville, commune d'Anthée, où il est né, demande la naturalisation ordinaire, avec exemption du droit d'enregistrement. »
- Même renvoi.
« L'administration communale de Chapon-Seraing prie la Chambre de s'occuper du projet de loi qui modifie l'article 23 de la loi du 10 avril 1841, sur les chemins vicinaux. '
« Même demande des sieurs de Thier, de Diest et autres membres de la commission administrative du chemin de grande communication de Braives à Wasseiges. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi.
« M. Legrain fait hommage à la Chambre, de deux exemplaires de son Exposé de la situation de la médecine vétérinaire en Belgique. »
- Dépôt à la bibliothèque et renvoi à la commission des pétitions.
M. Van Iseghem. - J'ai l'honneur de déposer sur le bureau le rapport de la section centrale chargée d'examiner le budget des affaires étrangères pour l'exercice 1866.
- Ce rapport sera imprimé et distribué et le projet qu'il concerne mis à la suite de l'ordre du jour.
M. Van Humbeeck. - J'ai l'honneur de déposer sur le bureau le rapport de la section centrale chargée d'examiner le projet de loi sur le temporel des cultes.
- Ce rapport sera imprimé et distribué et le jour de la discussion du projet sera fixée ultérieurement.
MpVµ. - La parole est continuée à M. Delaet.
M. Delaetµ. - Lorsque dans la séance d'hier, l'heure avancée m'a obligé d'interrompre mon discours, j'allais jeter un coup d'œil sur la situation générale de l'Europe. Je ne veux pas la détailler, j'entends me borner à l'examiner à grands traits et trouver dans cette rapide étude une conclusion importante pour nous, pour le pays.
J'ai déjà eu l'honneur de vous le dire, l'Europe entière est mal assise, elle est inquiète ; partout le droit ancien est contesté, l'ancienne base du droit public méconnue. Nous avons vu des pays envahis sans déclaration de guerre, envahis par des hordes étrangères désavouées par les gouvernements réguliers et puis reconnues par ces gouvernements lorsqu'il n'y avait plus de risques à courir, mais des bénéfices à recueillir.
Je ne sais, messieurs, où est le motif de confiance du gouvernement belge, mais à ceux qui viennent le mettre en garde contre certains dangers, il répond :« Prenez garde vous-même ; en parlant du danger, vous le faites naître ; s'il n'existe pas vous l'appelez. »
Le gouvernement belge, dans la personne de l'honorable ministre de l'intérieur, veut nous obliger à mettre des paratonnerres partout, sur la moindre école et la plus humble chapelle, absolument comme si le paratonnerre lui aussi n'attirait pas la foudre ; et il prétend se passer de paratonnerres politiques. Comme ceux-là, ceux-ci peuvent attirer la foudre, il est vrai, mais pour en neutraliser les effets. Ainsi font ceux qui, aujourd'hui qu'il en est temps encore, jettent le cri d'alarme.
J'ai eu l'honneur de dire hier que j'aurais été fort surpris si le corps diplomatique accrédité chez nous n'avait rien su de nos débats, n'avait pas étudié notre situation intérieure. Comme il était moins intéressé que nos ministres à se cacher la vérité, il n'a eu aucun motif de ne point reconnaître qu'il y avait dans le pays beaucoup d'irritation et plus encore de lassitude.
Mais, il ne m'étonnerait pas que notre corps diplomatique à nous ne fût pas autant au courant de ce qui se passe dans les cours étrangères, et je n'aurais pas le courage de lui en faire reproche, par la raison toute simple que les secrets des peuples sont bien plus faciles à deviner que les mystères des cours.
Mais enfin, il est de fait que l'idée de l'alliance des races latines en opposition aux races germanique et slave, n'est pas nouvelle ; il est de fait que le rêve de la frontière du Rhin n'est pas nouveau en France ; il est de fait que lorsque M. de Cavour, ce grand ministre national italien que notre ministre des affaires étrangères (que je regrette de ne pas voir en ce moment dans cette enceinte) a si bien loué, lorsque, dis-je, M. de Cavour, plutôt pour assurer la fortune d'une dynastie que pour réaliser l'unité chimérique d'un grand pays, a vendu la Savoie et Nice à la France, un commencement d'exécution a été donnée à cette idée.
Notre honorable collègue, M. Delcour vous a dit qu'une des bases de cette alliance de races latines était, dans la pensée de M. de Cavour, la frontière du Rhin. Je ne sais pas où et quelle a été la source d'information de notre honorable collègue ; seulement il nous a assurés, et je le crois, que cette source est assez haute et assez sûre pour qu'il y ait ni scrupule ni inquiétude à avoir sur la valeur de l'affirmation. Qu'a répondu M. le ministre des affaires étrangères ? Qu'il ne savait rien de ce fait, qu'il n'y croyait pas ; ni les souvenirs de l'honorable ministre ni ceux de son prédécesseur l'honorable M. de Trière, noire collègue, ni les archives de notre ministère des affaires étrangères n'en ayant conservé aucune trace. Qu'est-ce que cela prouve, messieurs ? Cela prouve tout simplement que notre diplomatie et notre gouvernement n'ont pas été mis au courant de ce qui s'est passé ; mais cela ne prouve en aucune façon que les faits ne se sont point passés, comme l'affirme l'honorable M. Delcour, cela ne prouve pas non plus, MM. les ministres, qu'un fait n'est pas un fait, par cela seul que vous l'ignorez et qu'il n'en existe de traces ni dans votre mémoire ni dans vos archives. Si vous n'avez rien su lorsqu'il fallait savoir, il est évident qu'il ne peut en être resté trace de rien nulle part.
Maintenant ce que M. de Bismarck est allé faire à Biarritz, qu'en savez-vous ? (Interruption.)
M. Bouvierµ. - Cela ne nous regarde pas.
M. Delaetµ. - Si l'honorable M. Bouvier était ministre des affaires étrangères je le plaindrais de nous faire cette réponse et je réclamerais immédiatement sa mise à la retraite pure et simple. (Interruption.)
Cela ne nous regarde malheureusement que trop. Maintenant, que le procès-verbal de l'entrevue de M. de Bismarck et de l'empereur Napoléon III ne repose pas précisément dans les archives de notre ministère des affaires étrangères, je le crois sans peine ; cependant il se passe aujourd'hui au Nord, ce qui s'est passé au Sud il y a quatre ans.
Votre ministère tout entier a de chaudes sympathies pour M. de Cavour et pourtant il se fâcherait tout rouge, je n'en doute pas, si l'on venait le déclarer capable de faire ce qu'a fait M. de Cavour. (Interruption). Non, (page 86), vous ne voudriez pas accepter, comme ministres belges, a responsabilité de certains actes accomplis par M. de Cavour envers l'Italie.
Vous ne voudriez pas, par exemple, qu'on vous crût capables de vendre les provinces wallonnes pour assurer à la dynastie belge la souveraineté de la Hollande, du Hanovre et des provinces rhénanes. Vous en considéreriez comme une grave injure, le simple soupçon.
Je dis que s'il s'est trouvé au midi une puissance ambitieuse qui a rêvé l'unité dynastique et qui, comme tous les pouvoirs dominateurs, a trouvé un prétexte, un prétexte antilibéral qui est l'unité nationale, tandis que la liberté, c'est la fédération, cette puissance a rencontré un émule au Nord. II y a là la Prusse, rêvant l'hégémonie de l'Allemagne. Nous connaissons tous sa rivalité avec l'Autriche ; nous savons tous combien les petits Etats la gênent, et combien elle serait heureuse de les médiatiser à son profit.
Eh bien, nous avons vu la Prusse recourir, elle aussi, à un prétexte, car toute politique envahissante, pour tromper les libéraux, a des prétextes alors qu’elle ne peut avouer ses motifs ; on a donc prétexté ici l’honneur de la Germanie. Pour venger l’honneur de l'Allemagne, il fallait marcher contre le petit Danemark ; mais il fallait avant tout à la Prusse avoir une grande et forte armée pour tenir les libéraux en échec à l’intérieur et, dans le voisinage, les petits Etats, qui sait ? de grands Etats peut-être.
C'est pourquoi la Prusse a inventé la guerre du Danemark ; les libéraux s'y sont laissé prendre, comme ici ils se laissent prendre ou se sont laissé prendre au spectre noir. Et voilà la Prusse qui élève des monuments à sa noble et glorieuse victoire sur le Danemark.
Avant de continuer, permettez-moi, messieurs, d'ouvrir une parenthèse.
Le Danemark s'est héroïquement défendu, et je vous assure que si un jour nous sommes attaqués par deux grandes puissances, comme l'a été le Danemark et que nous nous défendions comme il s'est défendu, nous n'aurons certes pas à nous plaindre ; la gloire de notre drapeau sera sauve, elle sera plus que sauve, elle sera éclatante.
Mais à propos de cette grande et belle défense du Danemark, rappelons que l'Angleterre, son alliée naturelle, l'a délaissé, que la France l'a abandonné. Il y a un an à peine que les derniers morts danois ont été enterrés ; et de quoi s'occupe l'Europe ? Ce n'est plus du Danemark. Sa gloire a disparu, comme disparaît toujours cette fumée qu'on appelle la gloire. De quoi s'occupe et s'inquiète l'Europe ? De la situation de la Prusse et de l'Autriche. Elle se demande si la France aidera la Prusse à conquérir l'hégémonie en Allemagne, et, si oui, à quelles conditions l'empereur lui prêtera dans cette œuvre-là, aide et appui ?
Messieurs, je regrette d'avoir entendu proclamer dans cette Chambre que ce qui fait la préoccupation, l'inquiétude de l'Europe ne nous regarde pas.
Je crois que rien de ce qui peut se passer dans le nord de l'Europe, rien de ce qui touche aux intérêts de la France et aux intérêts de l'Allemagne, ne peut nous demeurer étranger. Car, après tout, je vous l'ai dit, l'ancien droit a fait place au système des faits accomplis, et les faits, ce ne sont pas les petits, ce sont les grands qui les accomplissent.
Je n'insisterai pas davantage sur ces matières délicates. J'ai indiqué où git le danger. Je ne vous dis pas quand il éclatera ; mais la vie des hommes est dans les mains de la Providence. Il y a deux hommes dont la mort pourrait en ce moment changer la face de bien des choses. Je ne les nommerai pas ; vous les connaissez. Mais si de funestes événements se produisent, quelle sera notre position ?
Vous niez la maladie qui nous ronge ; vous faites comme les phtisiques qui, parce qu'ils conservent quelques couleurs sur le visage et quelque éclat dans les yeux, affirment leur pleine santé jusqu'à la veille de leur mort.
Mais, le danger est là, et s'il nous menace de trop près, où en serez-vous de votre œuvre, de notre œuvre à tous, non pas de votre œuvre de parti, mais de l'œuvre nationale ? Jusqu'à quel point aurez-vous consolidé la nationalité belge ? Jusqu'à quel point l'aurez-vous compromise ?
Il a été beaucoup question de patriotisme dans cette enceinte. Messieurs, tous ceux qui ont l'amour profond de leur pays, cet amour que l'éducation du premier âge, de l'histoire de la famille et qui a ses racines dans la poussière des tombeaux où reposent nos ancêtres, ne parlent pas beaucoup de patriotisme ; mais ils le ressentent profondément. Leur cœur est plein et le cœur plein ne déborde pas toujours. Mais lorsque le cœur est vide, il fait comme les tonneaux, il résonne d'autant plus fort qu'il contient moins.
Je ne doute pas de votre patriotisme. Seulement je dis qu'il y a le patriotisme intelligent et le patriotisme qui ne l'est pas ou qui du moins l'est peu ; qu'il y a le patriotisme passionné et le patriotisme rationnel. Le premier, oh ! on le voit partout ; il s'affirme et éprouve le besoin de s'affirmer, il donne des fêtes, il chante des cantates, il fait sonner les clairons et tonner les tambours, il dresse des colonnes et surtout il chante la Brabançonne ; quand il a fait cela, il monte au Capitole et prétend, croit peut-être, avoir sauvé le pays, qui, sous son impulsion, vient de s'affirmer de nouveau après je ne sais combien d'affirmations du même genre, de la même valeur.
Messieurs, dans la vie ordinaire, quand un homme s'affirme trop souvent, vous vous surprenez à douter de lui, car vous savez qu'il doute de lui-même ; c'est la plus simple expérience de la vie qui vous dicte cette conduite, et vous pourriez croire que les hommes d'Etat de l'Europe n'ont pas la conscience de ce qu'il y a sans ces affirmations nationales si bruyantes et si fréquemment répétées ?
Mais il y a aussi le patriotisme rationnel. Celui-là est calme, il demande à l'histoire de sages conseils pour la solution des questions du présent, il sait qu'on ne sépare jamais un peuple de son passé, et ce n'est pas à l'étranger qu'il va demander des moyens ni des idées pour assurer le gouvernement du pays. Il a d'autres moyens que la force matérielle ; sa confiance, il la met avant tout dans la force morale. Il sait que si l'étranger peut s'emparer d'un pays en ne détruisant que son armée, la conquête du faible par le fort est toujours facile ; mais il fait appel à une autre armée à laquelle les plus puissants même ne résistent pas, à l'armée qui combat avec son cœur et ses idées, qui résiste à l'étranger comme on résiste à la honte, qui résiste à la servitude comme on résiste à la mort.
Voilà l'armée des petits pays, voilà l'armée sur laquelle il faut compter, l'armée qui ne cessera jamais de combattre, opposant cette résistance morale, qui est la résistance de chaque heure, de chaque instant aux gouvernements impossibles.
Voilà la force des petits pays ; or, vous nous demandez bien des millions pour le budget de la guerre ; pour ce budget les millions ne vous semblent pas coûter cher. Et quand on vous les refuse, c'est encore la corde patriotique que vous faites vibrer, c'est encore la Brabançonne qu'on nous chante ; c'est encore les fourches caudines de l'étranger qu'on invoque ?
Dans ce cas-là vous déclarez mauvais patriotes et ennemis du roi ceux qui sont assez amis de leur pays et assez avares de l'argent de leurs compatriotes pour ne pas vous laisser commettre de ces ruineuses folies. et si ce n'était encore que des folies ruineuses au point de vue financier, mais c'est bien pis !
II est un axiome gouvernemental que voici : « Ne créez jamais des besoins auxquels vous ne pouvez pas donner satisfaction. »
Or, quels besoins venez-vous de créer !
L'honorable M. Dolez nous disait, il y a quelques jours :
« L'étranger prendra vos fils et les enverra combattre au loin dans des guerres aventureuses. »
Je ne dis pas que vous ayez pris nos fils, mais vous les avez laissé prendre, vous avez facilité la voie à ceux qui sont venus les prendre et non contents de cela, vous avez créé dans notre armée un besoin auquel vous ne pouvez pas donner satisfaction.
Vous avez vanté ceux qui avaient le cœur chaud, la tête ardente, ceux qui voulaient des aventures et qui préféraient le combat pour une cause que vous appelez glorieuse, à l'indigne repos des garnisons, où l'on rêve les pieds sur les chenets et le cigare à la bouche.
C'est fort bien, mais quand vous n'aurez plus la guerre du Mexique et que vous aurez semé cet esprit de chauvinisme dans notre armée, de quelle façon donnerez-vous satisfaction au besoin que vos emportements de tribune auront créé ?
Je ne veux pas déduire autrement les conséquences de ce que je viens de vous dire. Il est des questions auxquelles pour le moment il est peut-être plus prudent d'abandonner la réponse à l'intelligence de tous.
Maintenant dans une autre direction, dans la direction morale, dans cette direction historique, dans cette direction véritablement belge qu'avez-vous fait ?
Voilà bientôt neuf ans que vous êtes gouvernement, que vous avez le pouvoir en mains, que vous disposez dans les Chambres d'une majorité fidèle : Je ne veux pas employer d'autre mot, car je tiens à demeurer poli : Quel est le développement que vous avez donné à nos institutions politiques ?
Dans le domaine économique, vous avez fait quelque chose ; vous avez tendu vers la liberté du commerce et vous avez bien fait ; seulement nous avons été dans cette direction un peu entraînés par ce qui se faisait autour (page 87) de nous. Une résistance plus longue n'eût pas été possible. Je ne prétends pas d'ailleurs pas que vous ayez voulu opposer de la résistance.
Vous avez aussi fait voter par cette Chambre une loi dont le principe est excellent : l'abolition des octrois, et, si votre mode d'exécution avait été aussi bon que l'était le principe de la loi, je reconnais que c'eût été pour vous un titre réel de gloire.
Seulement, sans parler des plaintes qu'a soulevées déjà et que soulève en ce moment même, de la part de grandes villes, la distribution du fonds communal, plaintes accidentelles, plaintes que peut-être vous ne pouviez pas prévoir et auxquelles il n'est pas impossible de faire droit, sans parler de ces plaintes, je dis que vous avez eu, avant tout, un autre but que celui que vous avez affecté de faire connaître publiquement.
Et ici, messieurs, permettez-moi de vous rappeler quelques paroles de l'honorable M. Dolez qui, jeudi dernier, a donné dans cette enceinte le conseil le plus subtilement doctrinaire qui, je crois, ait été formulé depuis 1830.
Il a dit, en affectant de parler des catholiques : « Faites moins de politique dans vos lois ; faites-en davantage dans votre administration. C'est bien plus facile, et cela fait moins crier. »
Contre les catholiques, vous ne suivrez pas ce conseil et je vous dirai tout à l'heure pourquoi ; mais contre la liberté, vous le suivrez toujours et pour le suivre vous n'avez pas même attendu qu'il vous fût donné.
Voire loi des octrois a été le moyen de centraliser en vos mains les finances communales, de vous emparer des communes, car qui paye commande. C'est une des œuvres les plus habilement (interruption) (j'allais me servir d'une autre expression), c'est une des œuvres les plus habilement doctrinaires dont le ministère puisse se faire honneur. Je vous ai dit que vous ne suivrez pas contre les catholiques l'excellent conseil doctrinaire qui vous a été donné par M. Dolez ; en réalité ce que vous voulez, ce n'est pas combattre les catholiques, c'est crier bien haut que vous les combattez, qu'ils sont un danger pour le pays et qu'il n'est pas trop de toutes les forces libérales pour faire face à cet ennemi redoutable, à ces hommes du passé qui ont la prétention d'être les hommes de l'avenir.
Aussi M. Bara a-t-il eu bien soin, quand il a parlé des libéraux avancés, de dire qu'il ne voulait pas diviser le libéralisme. Je le crois bien, M. Bara ; vous n'êtes pas arrivé pour cela au banc ministériel ; vous y êtes venu pour évoquer le spectre noir et rallier sur le faux terrain de la lutte contre le clérical toutes les nuances du libéralisme qui vous échappent. Si vous aviez commis la faute de diviser le libéralisme, vous auriez accompli une tâche contraire à celle que vous avez assumée.
Du reste, messieurs, il n'y a pas seulement que le terrain politique où l'on affecte de combattre les catholiques, on se complaît aussi à dire au public, et si je ne me trompe il y a même des ministres qui se donnent la peine de prendre la plume du publiciste pour le dire, on se complaît à dire au pays que l'esprit politique se perd parce que l'esprit financier s'introduit partout. Dans cette enceinte M. le ministre des affaires étrangères, dont la parole excède assez fréquemment la pensée et qui, ce qu'il avoue d'ailleurs de très bonne grâce, nous a répété cela samedi dernier, sans songer qu'en voulant tirer sur ses adversaires il courait bien un peu le risque de blesser au cœur ses meilleurs amis. « L'esprit politique se perd, a-t-il dit, là où l'on s'occupe d'affaires d'intérêt matériel, de sociétés financières, industrielles et commerciales. » Si vous bannissez de chez vous quiconque se mêle de ces affaires, vous aurez à faire bien des exécutions, non seulement dans les rangs de votre majorité, mais sur les bancs ministériels mêmes, vous aurez à condamner des hommes considérables qui, je dois le dire, pour être administrateurs, directeurs et commissaires, n'en sont pas moins de très bons ministres à votre sens.
Mais on devine sans peine, ce qu'il y a au fond de votre accusation. Vous savez qu'à notre époque, si morale qu'elle soit, la force industrielle donne de l'influence. Et vous le savez si bien, qu'au besoin vous tenez largement compte des exigences de l'industrie et des finances et qu'au besoin aussi vous ne dédaignez pas d'implorer leur concours dans les élections. Vous vous êtes dit : « Si l'opposition ne reste pas dans son abstention de Spartiate, si elle aussi va se mêler d'affaires et peut exercer une influence dont nous avons eu le monopole jusqu'ici, un des grands ressorts du gouvernement va nous échapper. » Voilà la source de votre indignation.
Trouvez-vous qu'elle soit bien pure ?
Oh ! je le sais bien, vous avez un prétexte à donner, il ne vous en manque jamais. Vous affectez donc ce dire qu'il est fort heureux qu'on s'occupe en Belgique d'autre chose que d'affaires, fort heureux que l'esprit politique y vive. Si l'on s'y occupait trop d'affaires, l'esprit politique se perdrait, le pays périrait d'inanition politique.
Vous savez qu'il n'en est rien ; vous savez parfaitement que les luttes politiques seraient aussi vives qu'aujourd'hui, si demain, comme adversaire, le parti catholique venait à vous faire défaut ; mais vous savez aussi qu'alors vous vous trouveriez devant vos adversaires sérieux et réels. Le parti libéral sincère, intelligent, viendrait vous dire alors : « Vous portez un masque, vous avez fait copier mon visage, mais vous n'êtes pas moi ; vous n'êtes pas même de ma famille, vous n'avez rien de commun avec moi si ce n'est que vous vénérez très peu les traditions catholiques ; sur tous les autres terrains, sur le terrain du développement de nos institutions au lieu d'aller en avant, vous allez en arrière ; vous faites de la politique rétrograde, vous êtes le parti du recul. »
Eh, messieurs, si demain l'opinion catholique disparaissait tout entière, si elle ne vous faisait plus opposition ou plutôt si elle ne vous donnait plus la réplique, car, d'après M. Orts, elle n'a plus d'autre rôle, vous verriez qu'il y a contre vous un grand parti. Ce grand parti a déjà des organes, il a surtout pour lui la jeunesse, c'est-à-dire tout ce qu'il y a de généreux, tout ce que l'âge et la longue pratique des affaires et des hommes n'ont pas encore usé.
Placés devant ce parti vous n'auriez pas la ressource que vous avez aujourd'hui, la ressource de faire la bascule entre ceux qui demandent le retour aux choses d'un passé lointain et ceux qui demandent le retour aux choses d'un passé bien moins éloigné de nous. Il est vrai que ceux qui demandent la guillotine et cent mille têtes ressortent de vos principes ; ce sont des enfants que vous répudiez, ce sont des enfants qui se conduisent mal et que, comme tout père, vous avez le droit de méconnaître. Mais ils n'en sont pas moins vos enfants, ils n'en sont pas moins le produit de vos principes, votre sang et votre chair.
Vous leur dites : « Vous le voyez, si je n'étais pas là, le cléricalisme vous envahirait ; vous auriez six ministres coiffés de six bonnets d'évêque. Mais croyez-en mon patriotisme, ayez foi dans ma fermeté, je résisterai aux cléricaux. » Vous dites en même temps aux conservateurs, à ceux qui tremblent et j'avoue qu'il y en a beaucoup trop qui tremblent : « Je suis voire bouclier contre ceux qui prétendent restaurer le règne de la guillotine. »
El tandis que vous parlez ainsi au parti conservateur vous ajoutez, en l'insultant : « Ces gens-là n'existent que par réaction contre le clérical ; je ne les connais pas, je les désavoue. »
L'honorable M. Dolez s'adressant à la droite nous a dit à peu près : « Ce sont vos excès qui ont fait naître le parti de la guillotine ; et c'est nous qui vous en préservons. »
Voilà, messieurs, le jeu de bascule que vous essayez de jouer, jeu qui vous a trop bien réussi jusqu'à présent et qui pourra vous réussir encore jusqu'au jour où il n'y aura plus parmi les libéraux... Messieurs, je voudrais trouver en français le contraire de l'expression « hommes éclairés, » et n'être pas impoli... Qu'il n'y aura plus en majorité dans le parti libéral des hommes qui se persuadent qu'il suffit de ne croire à rien pour appartenir au pays éclairé, au parti de l'avenir ; et jusqu'au jour aussi qu'il y aura plus parmi les conservateurs des gens à qui vous puissiez faire peur en leur faisant entrevoir le fantôme des révolutions ou la réalité des troubles dans la rue.
Mais le jour où l'on verra clair des deux côtés, on vous prendra pour ce que vous êtes. Vous aurez beau dire aux conservateurs : Prenez garde aux bas-fonds des meetings, à l'anarchie des bas-fonds des meetings (car vous êtes des aristocrates dédaigneux quand vous parlez des masses), vous ne pourrez plus dire aux libéraux : Prenez garde aux anarchistes d'en haut (car vous devenez des démocrates fiers et dignes quand vous vous adressez aux masses), non, votre jeu sera percé à jour, on vous tiendra des deux côtés, dans les bas-fonds et sur les hauteurs, pour que vous êtes en réalité, pour des pharisiens de l'ordre, de la liberté et du progrès.
Du reste, messieurs, vous ne vous donnez pas même la peine de tenir la balance égale. Ainsi, vous faites naître la question cléricale au moindre incident. Pour cela, il vous faut peu de chose, moins que rien. Vous avez eu l'exhumation de Saint Pierre-Capelle. Voilà, il faut en convenir, une bien grave atteinte à la liberté de conscience, voilà le pays en danger, voilà la civilisation perdue, voilà l'indépendance du pouvoir civil compromise, et vous en avez fait naître la question des cimetières, par respect pour la liberté de conscience.
Beaucoup d'entre vous, messieurs, toujours par respect pour la liberté de conscience, veulent le rappel de la loi de 1842, et considèrent comme un déni des plus violents de la liberté des élèves, ce fait de leur demander la prière avant la classe.
Eh bien, messieurs, cette liberté de conscience quand c'est nous qui (page 88) l’invoquons, quand c'est à notre bénéfice, à nous catholiques, qu'elle devrait s'appliquer, que devient-elle ? Je vais vous le dire. Vous inaugurer la statue d'un solidaire, d'un homme mort et enterré en solidaire, de l'honorable M. Verhaegen, le fondateur ou du moins le principal fondateur de l'université libre. Et pour donner plus de solennité à cette fête inaugurale, vous vous emparez de tous les enfants des écoles publiques de la ville de Bruxelles.
Vous les faites organiser en chœur et en guise de prière imposée par vous, vous venez leur mettre dans la bouche cet odieux blasphème : « plus de dogmes, plus de messies ! » Et pour que ce blasphème se grave mieux dans leur mémoire, vous le mettez on musique et vous le faites chanter devant un public nombreux. « Plus de dogmes, plus de messies, » voilà ce que vous mettez dans la bouche des enfants d'un peuple catholique, et vous viendrez nous dire que ce n'est point là une atteinte à la liberté de conscience ! Nous ne pouvons faire invoquer par vos enfants notre Père qui est aux Cieux, mais le gouvernement reste inactif, la gauche muette, quand vous forcez les nôtres à adorer votre idole solidaire, à renier nos dogmes, notre Messie, notre Christ, notre Dieu !
Quant à moi, messieurs, je dis que c'est là l'atteinte la plus grave, la plus odieuse, qu'on puisse porter à la liberté de conscience ; voilà pourquoi que je dis que vous êtes des pharisiens, des pharisiens de toutes les libertés. Vous n'en aimez aucune !
Messieurs, je vous ai demandé quelle était la grande mesure politique prise par vous depuis neuf ans que vous disposez d'une majorité fidèle, dévouée. Dans le sens de la liberté, dans le sens de l'extension de nos institutions, vous n'en avez aucune à signaler, non, pas une seule.
Je n'insisterai pas sur la façon dont vous avez accueilli le programme de 1864, programme si modestement progressif, si essentiellement, si historiquement belge. Pour vous c'est de l'anarchie, et c'est en brodant sur ce thème que vous avez obtenu des électeurs, nous savons d'ailleurs comment et par quels moyens, une nouvelle majorité libérale. Mais, depuis lors le pays a réfléchi ; il sait ce qu'il a à attendre de vous, il sait que si le pouvoir peut beaucoup compter sur vous, le pays, lui, ne peut compter sur rien.
Maintenant je demande si un homme intelligent et clairvoyant peut méconnaître qu'en cas de conflagration européenne, la Belgique aura besoin non seulement de toutes ses forces, mais du dévouement absolu, sans réserve de tous ses enfants ? Si vous voulez revenir à de meilleurs errements, restez ministres, restez à vos bancs. Ce n'est pas le pouvoir qu'on envie sur ces bancs-ci ; ce qu'on y veut, c'est la liberté, et si l'on y voulait du pouvoir, ce ne serait qu'en vue de la liberté. Mais je vous dis que si vous êtes de vrais patriotes, non par le cœur seulement, mais par l'intelligence, si vous changez de politique, si vous tenez compte de tous les progrès faits depuis trente-cinq ans dans le domaine moral et intellectuel, des besoins de tous, de la vie politique qui se vulgarise et qui se répand dans les masses, si vous affranchissez les communes, si vous diminuez les impôts et en corrigez l'assiette, si vous dégrevez le peuple, et surtout si vous le dégrevez de l'impôt du sang, si vous faites que personne, à cause de la langue qu'il parle, ne soit plus frustré d'aucun des droits du citoyen dans ce pays, si vous ouvrez les comices au plus grand nombre pour faire de la souveraineté nationale une vérité vraie, si vous cherchez le moyen de prémunir le pays contre les agressions de l'étranger, dans nos traditions, dans nos idées, dans nos mœurs, et non pas dans la crainte vaine que peuvent y inspirer nos baïonnettes, si vous cessez d'évoquer des fantômes, si vous faites appel aux esprits vivants, alors notre concours vous sera acquis, nous vous suivrons et si nous faiblissons à l'œuvre, si nous reculons, accusez-nous et nous aurons perdu le droit de vous dire que vous êtes des calomniateurs.
Mais si, au contraire, vous continuez à repousser tout progrès, si sous prétexte de libéralisme, vous continuez à nous combattre, et ne combattre l’Eglise que pour mieux étouffer la liberté, si vous vous obstinez à répandre partout le mécontentement, à semer l’indifférence, à faire du scrutin le monopole de vos 100,000 censitaires, d’une véritable oligarchie, nous pourrons désormais considérer comme chimériques toutes vos tentatives, vous serez non plus des hommes aptes à gouverner, mais de simples utopistes, et comme tous les utopistes, vous ne tarderez pas à devenir un danger pour le pays.
M. Thonissenµ. - Messieurs, depuis six jours, les orateurs de la gauche m'accusent de prêcher l'anarchie, d'exalter la révolte, parce que j'ai commis la grande, la déplorable erreur de mettre le droit avant la loi, la justice avant la force, Indignité et l'indépendance de l'homme libre avant le servilisme légal.
En vérité, messieurs, je rencontre ici des susceptibilités auxquelles je ne devais pas m'attendre. Il y a huit ans, vous ne vous êtes pas seulement trouvés en présence d'une phrase plus ou moins malsonnante, plus ou moins anarchique ; vous vous êtes trouves en face d'une émeute en règle, d'une émeute savamment combinée. Elle est venue hurler aux portes de ce palais ; elle a envahi vos tribunes ; elle a couvert de huées et d'outrages la majorité de vos collègues ; elle a insulté le peuple belge dans la personne de ses représentants ! Eh bien, je vous le demande, en présence de ces scènes si graves, si déplorables, si scandaleuses, qui donc d'entre vous s'est (erratum, page 130) levé pour protester contre l'émeute, cette fois bien réelle ?
M. Coomans. - Personne.
M. Thonissenµ. - Qui s'est levé parmi vous pour repousser avec indignation cette ignoble intervention de la rue ? Qui s'est levé pour flétrir ces misérables, au nom de la loi méconnue, au nom du régime parlementaire outragé, au nom de la majesté de la nation belge avilie et conspuée dans la personne de ses mandataires ? Qui s'est levé ? Personne ! Vous êtes tous restés silencieux ; et quand l'émeute eut accompli son œuvre et produit ses fruits, vous en avez recueilli les bénéfices ! C'est de l'histoire contemporaine.
D'ailleurs, si vous êtes de si grands conservateurs, si vous êtes si chatouilleux, si susceptibles à l'endroit de la légalité, pourquoi donc avez-vous applaudi, il y a quelques jours, aux paroles imprudentes, pour ne rien dire de plus, prononcées par M. le ministre des affaires étrangères, dans sa réponse au discours de l'honorable M. Delcour ? L'honorable ministre ne s'est pas borné à mettre en avant une phrase prétendument séditieuse, prétendument anarchique. Dans la personne du comte de Cavour, il a loué, exalté toutes les convoitises révolutionnaires dans leur acception la plus complète, la plus dangereuse pour les peuples faibles comme nous.
Vous ne savez donc pas qu'en 1860, publiquement, à la tribune de la chambre des députés de Turin, à la face de son pays, à la face du monde civilisé, M. le comte dc Cavour a osé dire que, depuis dix ans, il conspirait contre tous les gouvernements de l'Italie ; vous ignorez donc que, pendant que le comte de Cavour, ce grand et noble libéral, selon l'honorable M. Rogier, conspirait ainsi, de son propre aveu, contre tous les gouvernements italiens, ses diplomates prodiguaient, par ses ordres, des témoignages d'affection, d'estime et de confiance au saint-père, au roi de Naples, au grand-duc de Toscane, au duc de Modène, à la duchesse de Parme ? Oui, ses diplomates parlaient de paix et de confiance, pendant que l'or piémontais soudoyait l'anarchie, la trahison et la révolte, depuis la Sicile jusqu'au pied des Alpes.
Et pourquoi donc ne protestez-vous pas, quand on vient exalter devant nous l'auteur, l'instigateur des annexions piémontaises, c'est-à-dire du plus sanglant outrage que le droit des gens ait reçu depuis deux siècles ? Laissez, messieurs, laissez ce puritanisme ; le pays ne vous croira pas !
Je viens maintenant à l'argumentation qui m'a été opposée par M. le ministre de la justice.
Le système de l'honorable ministre n'est, au fond, autre chose que la doctrine peu libérale de l'obéissance passive, la doctrine de l'omnipotence de la loi. Il est vrai que mon honorable contradicteur a distingué entre les peuples libres et ceux qui sont régis par un gouvernement despotique. Mais cette distinction est aussi vaine que peu rationnelle. Les gouvernements libres ne sont pas plus infaillibles que les autres. L'injustice et la passion pénètrent partout où il y a des hommes, et, pour ma part, je le déclare franchement, si je devais choisir entre le despotisme franc, ouvert, hautain, fier de lui-même, et le despotisme cauteleux, perfide, portant hypocritement le masque de la liberté, je ne serais pas longtemps indécis : c'est pour le despotisme franc, ouvert, que je me prononcerais.
Ne vous faites pas illusion, messieurs : dès l'instant que vous proclamez l'omnipotence de la loi, dès l'instant que vous faites de l'obéissance un devoir absolu, toutes vos garanties constitutionnelles ne sont plus qu'un vain mot, toutes les chartes ne sont plus que des morceaux de papier dépourvus de valeur et de force.
Voici ce que dit à cet égard un homme qui a joué un grand rôle dans nos luttes politiques. Voici ce que, selon lui, la Chambre pourrait faire, si jamais l'on admettait cette doctrine étrange et dangereuse de l'omnipotence de la loi :
« Chez nous les Chambres, si elles le voulaient, pourraient anéantir nos plus précieuses garanties, sans se heurter à la lettre de la Constitution. La Chambre des représentants ne pourrait-elle pas supprimer ou rendre illusoire le traitement des magistrats, et rendre ainsi (page 89) l'administration de la justice impossible ? Ne pourrait-elle, étendant la me-« sure aux fonctionnaires amovibles, annuler le pouvoir exécutif ? Ne pourrait-elle, en soumettant chaque feuille imprimée à un timbre de dix francs, confisquer la liberté de la presse ? Ne pourrait-elle supprimer même la liberté des industries, qui n’est écrite nulle part, en les soumettant toutes à une autorisation préalable ? »
Messieurs, qui a dit cela ? Est-ce un professeur d'anarchie et de révolte comme moi ? Est-ce un clérical et un rétrograde comme moi ? Est-ce un homme qui, suivant l'expression peu spirituelle de l'honorable M. Hymans, a fait, comme moi, son éducation dans un séminaire ? Non, messieurs ; c'est un de vos hommes les plus importants, c'est l'une de vos lumières, l'oracle de votre camp ; c'est M. Devaux.
Ainsi, messieurs, l'un des hommes les plus éminents du libéralisme a proclamé que, du moment où vous admettez l'omnipotence de la loi, la Chambre des représentants peut, quand elle le veut et sans violer la lettre d'aucun texte de la Constitution, anéantir toutes les garanties et supprimer toutes les libertés.
Eh bien, si un jour un pouvoir législatif réalisait ce programme de despotisme et d'accaparement, si nettement indiqué par l'honorable M. Devaux, il faudrait, sous peine de prêcher la révolte, sous peine d'exalter l'anarchie, il faudrait, dis-je, que la nation belge se prosternât et dît aux ministres : « Ordonnez, parlez, marchez, nous courberons la tête, nous sommes prêts à obéir à tous vos ordres, a exécuter tous vos caprices, sans qu'aucun mouvement d'indignation soulève nos cœurs, sans qu'aucun murmure sorte de nos lèvres ! »
Je m'étonne vraiment qu'une doctrine qui entraîne des conséquences pareilles soit défendue sur le libre sol de la Belgique, par un ministre de la justice. Mais cette doctrine, présentée avec les conséquences inséparables de son principe, serait aujourd'hui repoussée même sur les rives du Bosphore !
Et cependant, encore une fois, si un jour cette hypothèse se réalisait, le citoyen belge, qui élèverait la voix pour protester contre toutes ces injustices et toutes ces illégalités, qui même se bornerait à protester par son inaction, se mettrait, au dire de l'honorable M. Hymans, en révolte ouverte contre la souveraineté nationale.
Mais où donc, mon honorable collègue, avez-vous trouvé cette doctrine ? Certainement vous ne l'avez pas rencontrée en étudiant notre histoire nationale, en écrivant une histoire populaire de nos provinces.
J'ai, moi aussi, sondé nos annales et voici ce que j'y ai trouvé. Dans toutes nos provinces, et principalement sur cette vieille et noble terre brabançonne, les princes, avant de ceindre la couronne, devaient descendre sur la place publique, et là, sur une estrade, la tête nue, à la face du ciel et du peuple, ils juraient de respecter les droits de la nation ; ils juraient le maintien des privilèges du peuple, et tous ces privilèges, vous le savez aussi bien que moi, renfermaient directement ou indirectement la clause que, si le prince-législateur ne respectait pas les droits du peuple, le peuple ne devrait pas obéir au prince-législateur. Voilà ce qui était vraiment national et vraiment libéral. J'ajouterai un mot qui va vous surprendre : tout cela était profondément catholique ; car ceux qui ont étudié l'histoire ailleurs que dans les livres des ennemis du catholicisme, n'ignorent pas que partout l'Eglise du moyen âge enseignait l'existence de devoirs corrélatifs, un devoir d'obéissance chez le peuple, un devoir de justice et de protection chez les princes.
Mais, dit M. le ministre de la justice, vos scrupules de conscience m'étonnent. La majorité n'a-t-elle pas en sa faveur une présomption de légalité, une présomption de vérité ? Sans doute. Je l'avoue, messieurs, quand la majorité s'est prononcée, il existe, en faveur de sa décision, une présomption de légalité, une présomption de vérité ; mais, remarquez-le bien, ce n'est qu'une présomption, et je proteste de toutes mes forces, de toute mon énergie, contre la proposition que l'honorable ministre de la justice a émise dans la séance d'hier, en disant que, dès l'instant où la majorité a parlé, la conscience doit se taire et ne plus s'inquiéter de rien. (Interruption.)
- Plusieurs membres. - Il n'a pas dit cela.
M. Thonissenµ. - Comment, il n'a pas dit cela ?
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Ce sont des suppositions, et rien de plus.
J*ai répondu à l'honorable M. de Liedekerke que la majorité pouvait se tromper, que votre conscience pouvait protester, mais que votre conscience n'avait pas le droit de résister à la loi.
M. Thonissenµ. - C'est la même chose. (Interruption.) Il y a eu dans le discours de l'honorable ministre de la justice deux parties, deux phases. Il m'a d'abord dit, en s'adressant directement à moi : Vos scrupules de légalité doivent céder du moment où la majorité a prononcé, parce que la majorité a, en sa faveur, une présomption de légalité, une présomption de vérité.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Je n'ai pas dit une pareille sottise.
M. Thonissenµ. - Et plus tard, répondant à l'honorable comte de Liedekerke, M. le ministre a dit que, lorsque la majorité s'était prononcée, la conscience n'avait pas le droit de protester. N'est-ce pas au fond la même chose ?
Eh bien, moi clérical, moi rétrograde, je n'accepte pas cette doctrine ; je n'accepte pas l'omnipotence des majorités. (Interruption.)
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Vous luttez contre des moulins à vent
M. Thonissenµ. - M. le ministre, permettez-moi de continuer.
Si, depuis soixante-dix ans, les majorités ont fait de grandes choses, elles ont aussi commis bien des crimes, et je vais vous le prouver.
La loi des suspects, l'infâme loi des suspects, n'avait-elle pas obtenu l'assentiment de la majorité ?
Le tribunal révolutionnaire qui a fait couler à flots le sang le plus pur de la France, n'a-t-il pas eu en sa faveur le vote des trois quarts de la Convention ?
La loi contre les émigrés, cette loi inique et infâme qui dépouillait de leur patrimoine dix mille familles françaises, parce que leurs chefs ne voulaient pas rester au pied de l'échafaud, où tous les jours on faisait monter quelques-uns des leurs, parce qu'ils passaient la frontière pour sauver leur vie, cette loi n'a-t-elle pas été votée par la majorité ?
N'est-ce pas une loi de la majorité qui a fait tomber sur l'échafaud la tète du roi Louis XVI, aux applaudissements de la populace la plus vile et la plus infâme de la France ?
N'est-ce pas en vertu d'une loi régulière, parfaitement irréprochable dans sa forme, qu'on a fait mourir quinze cents prêtres belges dans les marais de Cayenne et dans les savanes de Sinnamary, parce qu'ils ne voulaient pas jurer haine à la royauté ?
Oui, M. le ministre, les majorités peuvent beaucoup, mais elles ne sont ni infaillibles ni toutes-puissantes. Au-dessus d'elles, il y a quelque chose de saint et de noble, quelque chose de permanent et d'immuable, quelque chose que nous devons tous respecter, majorité, minorité, rois et peuples, et cette chose-là, c'est la morale, c'est la justice.
- Voix à droite. - Très bien ! très bien !
M. Thonissenµ. - M. le ministre de la justice me fait une autre objection. Il me dit : Si vous n'acceptez pas comme règle fixe et permanente la décision de la majorité, où donc arriverez-vous ? Où sera le juste et où sera l'injuste ? Tous les hommes, dit-il avec raison, ne sont pas toujours d'accord sur les notions du juste et de l'injuste, du mérite et du démérite.
Cela est réellement vrai ; mais M. le ministre de la justice a habilement exagéré mon système. Il sait fort bien que sur les questions du juste et de l'injuste, de la moralité et de l'immoralité, les controverses ne sont pas très nombreuses chez les hommes intelligents.
Quand il s'agit du juste et de l'injuste, il y a des règles fixes, immuables, écrites au fond des consciences et qui parlent haut et clair à tous ceux qui les interrogent ; elles écoutent dans le silence des passions. Je prendrai un exemple. Supposons un instant que l'honorable M. Frère soit citoyen des Etats-Unis et qu'un décret du président, parfaitement légal, rendu en vertu d'une loi régulièrement votée par une très grande majorité, vienne confisquer tout son patrimoine. L'honorable M. Frère courrait-il à Washington pour aller vider ses poches dans le trésor de ce peuple libre ? Obéirait-t-il ? Non, l'honorable ministre n'obéirait pas et il aurait raison. II ferait un ballot, un très gros ballot de ses bijoux, de ses actions, de ses obligations, de ses fonds publics, de ses dollars surtout, et, au lieu de partir pour Washington, il se dirigerait vers le port de mer le plus rapproché, et là il s'embarquerait à bord du premier paquebot partant pour l'Europe. Et il aurait raison !
Voilà évidemment un cas où personne ne voudrait obéir.
L'honorable ministre de la justice m'oppose, à son tour, quelques exemples et, en vérité, j'ai eu peine à en croire mes oreilles. Voici son premier exemple :
Un intendant est démissionné ou mis à la retraite. Cet intendant détient les clefs de l'arsenal où se trouvent les vêtements et les armes des soldats : on lui demande ces clefs, et l'intendant répond : « Je ne suis plus intendant ; les armes et les vêtements ne m'appartiennent pas ; (page 90) mais, malgré cela, je veux garder cette clef, je ne rendrai pas cette clef, parce que ma conscience m'ordonne de la conserver. »
Mais l'honorable ministre de la justice y a-t-il songé ? Contre un tel intendant, il ne serait pas nécessaire de tonner du haut de la tribune ; on devrait simplement l'interdire et le mener dans une maison de santé.
Votre second exemple est plus étrange encore.
Un brasseur se trouve en présence d'une loi qui augmente l'impôt sur la bière. Ce brasseur va voir son contrôleur et il lui dit : « Monsieur, la loi a augmenté l'impôt sur la bière, mais ma conscience s'oppose à ce que je paye cet impôt ; par conséquent je ne le payerai pas, et je vous déclare que, demain, je ferai une fabrication de bière sans déclaration préalable et sans payer l'impôt. » Que répondrait ce contrôleur ? Il répondrait, et il aurait raison : « Vous êtes un insensé ; vous ne savez donc pas qu'une fabrication de bière commencée sans déclaration préalable a pour conséquence plusieurs milliers de francs d'amende ; vous ne savez donc pas que, au lieu de cet impôt de quelques centimes par litre, vous payerez des centaines de francs d'amende ! »En vérité, votre brasseur serait un insensé comme votre intendant. et cependant, vous avez osé affirmer que, si un tel brasseur venait me consulter, je lui dirais, moi : « Vous avez raison, mon ami, ne payez pas si vous trouvez cet impôt injuste. »
Je vous le demande M. le ministre, où donc, dans mes livres, dans ma chaire ou dans mes discours, me suis-je montré assez ignare, assez stupide, pour mériter qu'on m'inflige un tel outrage, tombant, non plus des lèvres d'un membre du camp libéral, mais des lèvres du chef de la magistrature nationale ?
Cet outrage, je ne l'ai pas mérité.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Vous répétez encore...
M. Thonissenµ. - L'interruption n'arrive pas jusqu'à moi ; qu'on veuille parler plus clairement et plus haut ; alors je pourrai répondre.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Je m'expliquerai tout à l'heure.
M. Thonissenµ. - Maintenant, messieurs, que dirai-je de la singulière thèse soutenue par l'honorable ministre de la justice, thèse dans laquelle il a voulu prouver, avec toute l'habileté d'un casuiste du moyen âge, qu'un acte d'abstention est équivalent à un acte d'agression, de rébellion ; que s'abstenir et agir, souffrir et se révolter, c'est la même chose. Je ne perdrai pas mon temps à répondre à une pareille argumentation. Aussi longtemps que les mots de la langue française auront leur signification actuelle, agir et s'abstenir, souffrir et se révolter seront des choses différentes.
L'honorable ministre m'a opposé un argument un peu plus sérieux ; c'est celui-ci : dès l'instant, dit-il, qu'on rend chacun juge du respect dû à la loi, qu'on dit à chacun d'examiner avant d'obéir, on arrive en ligne droite au désordre et à l'anarchie en matière de législation.
M. le ministre n'a oublié qu'une seule chose, à la vérité fort importante, c'est que ceux qui font les lois se placent toujours précisément au point de vue d'une désobéissance éventuelle. Les législateurs ne présument jamais une obéissance passive et absolue, pas même dans les pays musulmans de l'Inde.
Ouvrez le recueil immense de nos lois et de nos règlements ; partout vous trouverez des mesures prises pour arriver promptement à leur exécution, pour triompher aisément et rapidement de toute résistance.
Ouvrez les lois pénales, et vous y trouverez une foule de peines, depuis un franc d'amende jusqu'à la peine de mort.
Lisez les lois disciplinaires, et vous y verrez une foule de pénalités depuis la simple réprimande jusqu'à la suspension ou la destitution.
Ouvrez les lois civiles, vous y trouverez les dommages-intérêts, les nullités, les rescisions et les frais de justice.
On ne désobéit jamais impunément à la loi, et c'est pour ce motif qu'on ne désobéit pas souvent.
MiPµ. - C'est pour cela qu'on peut désobéir.
M. Thonissenµ. - Ce n'est pas pour ce motif qu'on peut désobéir. Permettez-moi d'expliquer ma pensée, qui est celle-ci : Il en résulte que la désobéissance par scrupule de conscience, la désobéissance par un homme qui n'est pas un homme de révolte, est un cas excessivement rare, et par conséquent un acte très peu dangereux.
Voilà la pensée que je voulais exprimer quand j'ai été interrompu par l'honorable M. Pirmez.
Ne cherchez donc pas à donner à mon système une portée qu'il n'a pas ; n'allez pas entasser hypothèse sur hypothèse pour montrer au pays un danger imaginaire dans la théorie fort inoffensive que je défends.
Le cas que je signale sera nécessairement toujours très rare.
MfFOµ. - Et s'il n'était pas rare ?
M. Thonissenµ. - Alors il pourrait devenir plus ou moins dangereux, j'allais le dire ; mais ce péril, on peut toujours l'éviter, et j'espère bien qu'on l'évitera en ne faisant que des lois justes.
Oui, j'avoue, messieurs, que mon système présente des inconvénients pour le cas où l'on continuerait à faire de mauvaises lois et où l'on provoquerait ainsi de nouveaux refus de concours ; mais votre système peu libéral de l'obéissance passive a des inconvénients plus grands ; il est indigne d'un peuple libre, il anéantit la confiance dans la loi, que moi je veux maintenir.
M. Mullerµ. - Il n'anéantit rien du tout.
M. Thonissenµ. - Mais je ne suis pas au bout.
L'honorable ministre a été excessivement habile. Il a mis en avant un autre argument qui, d'après ce que j'ai pu remarquer, a produit une très grande impression sur la Chambre. Il m'a dit : Mais pourquoi donc ne cédez-vous pas devant la décision des tribunaux. ? Pourquoi ne cédez-vous pas directement devant la loi ? Les juges doivent obéir à la loi ; vous serez donc condamnés, vous le savez, et cependant vous résistez. Soyez logiques ; obéissez immédiatement.
Ah, M. le ministre, ceux qui désobéissent, je le sais, n'y gagneront ni honneurs, ni distinctions, ni or, ni argent, mais ils y gagneront quelque chose que nous, catholiques, nous estimons très haut ; ils y gagneront d'avoir préservé leur dignité morale, leur dignité personnelle ; ils pourront dire : J'ai cédé seulement le jour où j'ai dû céder, le jour où ma liberté morale a été atteinte.
Maintenant, messieurs, permettez-moi de mêler à ce grave débat une question personnelle. Je n'abuserai pas de la permission. J'ai été provoqué, et il faut bien que je réponde.
Il est un fait qui m'a frappé depuis longtemps. Depuis bientôt trois ans l'honorable M. Bara, chaque fois qu'il m'a répondu, il aime à me répondre et j'en suis flatté, a fait au moins une allusion à mon titre de professeur à Louvain. Tantôt il en parle en termes exprès, tantôt il y fait seulement allusion ; mais il ne m'a presque jamais répondu sans mettre en cause l'université où je suis professeur, et hier, messieurs, devenant de plus en plus poli à mesure qu'il s'élève plus haut, il m'a demandé si mon titre de professeur me pesait.
M. le ministre, j'ai dans votre camp des amis sincères et dévoués qui connaissent toute ma carrière depuis mon enfance jusqu'au jour où je vous parle. Interrogez-les, ils vous diront tous que je ne suis pas homme à rester un jour, une heure, une minute dans une position qui me pèserait.
Si je me trouve à Louvain, c'est parce que les principes qui servent de fondement à l’enseignement de Louvain sont mes principes, parce que les vœux et les aspirations de l'université de Louvain sont mes vœux et mes aspirations.
Pourquoi y suis-je encore ? Je vous le dirai sincèrement. C'est parce que j'ai la conviction intime que mon peu de savoir, je ne me fais pas illusion à cet égard, ne saurait être mieux employé qu'à faire cesser, dans la mesure de mes forces, le déplorable divorce introduit entre la science et la foi par la philosophie du dernier siècle.
Je suis catholique jusque dans les dernières fibres de mon cœur. Si demain, par impossible, pour affirmer ma foi, je devais répandre jusqu'à la dernière goutte de mon sang, je n'hésiterais pas une seconde. Mais aussi, permettez-moi de vous le dire, ma foi, ma religion n'a jamais porté la moindre atteinte à l'indépendance et à la liberté de ma raison. J'ai étudié scrupuleusement les principaux problèmes de la philosophie, du droit, de l'histoire et de l'économie sociale, et ces études m'ont conduit à la conviction inébranlable qu'entre le catholicisme et la civilisation moderne, il n'y a aucune incompatibilité véritable ; en d'autres termes, que la religion catholique n'est nullement inconciliable avec le développement régulier et normal de l'humanité. Oui, M. Hymans, mon éducation de séminaire ne m'empêche pas d'aimer autant que vous la civilisation, le progrès et la liberté.
Maintenant, messieurs, un dernier mot ; j'ai toujours été franc et je le serai encore. Si vous croyez que jamais les catholiques obéiront volontairement à une loi qui répugne à leur conscience, vous vous faites complétement illusion. A cet égard, nous sommes incorrigibles ; nous le sommes depuis bientôt deux mille ans. Si le fait de dire au pouvoir : « Je n'obéirai pas volontairement à une loi injuste, » est un acte de révolte, nous sommes des révoltés depuis le jour où les apôtres oui pour la première fois prêché l'évangile. Dans votre système, les 100,000 chrétiens qui tombèrent dans la vaste arène du Colisée étaient 100,000 révoltés, quand ils (page 91) disaient à César, au maître du monde, le front haut, le cœur calme, l'âme libre et fière: « Vous êtes la force, mais vous n'êtes pas le droit ; nous n'obéirons pas à vos décrets injustes ! »
M. le ministre de la justice (M. Bara). - La fin du discours de l'honorable M. Thonissen a été réellement très lugubre. L'honorable membre a parlé de répandre la dernière goutte de son sang. Je m'empresse de le rassurer ; je ne crois pas qu'il ait à craindre un semblable sacrifice par suite des actes de la majorité.
M. Thonissenµ. - Oh non ! Ce n'est pas ma pensée.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - L'honorable membre n'a voulu employer qu'un moyen oratoire, C'est probablement un des arguments dont on se servirait devant les tribunaux pour recueillir les palmes du martyre en s'opposant à l'exécution de la loi des bourses.
Mais l'honorable M. Thonissen m'a adressé, on terminant, une question. Il m'a demandé pourquoi je faisais allusion à son titre de professeur à l'université de Louvain.
Messieurs, c'est par une raison bien simple ; c'est parce que cela lui donne une certaine autorité. L'honorable M. Delcour disait hier, avec beaucoup de raison, qu'il était fier d'être professeur à l'université de Louvain, et je ne pouvais pas supposer que l'on tirerait argument contre moi de ce que j'ai rappelé que les deux honorables membres sont professeurs à l'Université de Louvain, de ce que je les ai parés de leurs plus belles plumes.
En le faisant j'ai énuméré un des titres qui les avaient portés à cette assemblée et je ne crois nullement avoir, envers eux, manqué aux convenances.
Quand vous venez prêcher une doctrine dans cette Chambre, vous professeurs de droit, jurisconsultes, on rappelle votre qualité dans les journaux, on dit de tous les côtés : C'est l'opinion d'hommes qui enseignent le droit. Et lorsque je discute avec vous, je n'aurais pas le droit de dire quels hommes j'ai devant moi. Je ne sais vraiment pourquoi les honorables membres se plaindraient de ce procédé.
Cct incident vidé, il m'importe de protester immédiatement contre le discours de M. Thonissen. Qu'ai-je dit ? Tout autre chose que ce que m'a prêté l'honorable M. Thonissen.
Il avait dit que les évêques et les administrateurs de bourses n'étaient pas des révoltés, que leur opposition était un simple refus de concours volontaire. Je lui ai objecté que c'était une erreur et je suis venu vous exposer alors la théorie du respect de la loi et vous démontrer que les évêques et les administrateurs de bourses étaient des révolutionnaires.
Vous cherchez à éviter cette qualification ; vous voulez bien avoir le profit de la révolte, mais vous ne voulez pas qu'on vous appelle des révoltés. C'est pour déjouer cette manœuvre que j'ai élevé la parole. Tout à l'heure encore M. Thonissen, tout en exaltant la révolution, vous a dit : il n'y pas de révolution dans l'espèce, il n'y a pas de rébellion, il s'agit d'un simple acte d'abstention. Comment pouvez-vous soutenir pareille chose ? Que demande-t-on aux collateurs des bourses ? De restituer les pièces qui ne leur appartiennent pas ; et que font-ils ? Ils ne rendent pas les pièces et ils déclarent qu'ils les conserveront. Ce n'est pas là un acte d'abstention. C'est un fait positif. Ils gardent, conservent ce qui ne leur appartient pas.
Les évêques et les administrateurs de bourses retiennent des pièces contrairement à la loi, ils entravent ainsi un service public : ce sont des rebelles à la loi. (Interruption.)
Maintenant si vous voulez vous lancer dans la voie de l'illégalité, faire de la révolution dans les limites de vos forces, c'est-à-dire résister à la loi par tous les moyens qui sont en votre pouvoir, quelque bornés qu'ils soient, acceptez au moins que nous qualifiions votre conduite comme elle le mérite, acceptez au moins que nous appelions révoltés les administrateurs, les collateurs et l'épiscopat tout entier qui s'opposent à l'exécution de la loi. (Interruption.) M. Thonissen parle du juste et de l'injuste et vous dit qu'il y a très peu de discussions sur certains principes. Mais d'où vous vient cette prétention que vous avez raison dans la question des bourses d'études, d'où vous vient cette prétention que c'est vous qui avez découvert le juste, et que la Chambre et le pays consultés ont proclamé l'injuste. Dans un pays libre lorsqu'on ne veut pas être révolutionnaire la présomption de vérité est du côte de la majorité.
M. Thonissenµ. - Et en 1857.
MfFOµ. - Il est étonnent qu'avec votre théorie vous croyiez pouvoir invoquer 1857 !
M. le ministre de la justice (M. Bara). - J'ai dit que la présomption de vérité est du côté de la majorité, mais je me suis empressé d'ajouter que les majorités pouvaient se tromper et qu'alors vous aviez une chose à faire si vous vouliez rester dans la Constitution et dans la loi ; c'était de chercher, par le jeu régulier de nos institutions, à faire réformer la législation. Si vous ne voulez pas suivre cette voie, si vous voulez être des révolutionnaires, alors souffrez qu'on vous appelle de votre véritable nom. Car vous l'êtes, je vous l'ai démontré et vous êtes obligés, pour justifier votre thèse, d'aller jusqu'à excuser et glorifier la révolution.
El ici j'arrive à vos exemples ; vous avez dit qu'en 1857 une émeute avait éclatée et que le parti libéral en avait recueilli les bénéfices. L'histoire de cette émeute est un polichinelle que l'on agite à chaque instant, mais tout le monde sait bien ce qui s'est passe en 1857. L'émeute s'est bornée, à Bruxelles, à des promenades et à des bris de vitres qui n'ont pas dépassé la somme de 80 fr. ; cela a été constaté. Quant à la tribune, elle n'a pas été envahie. (Interruption.)
M. Thonissenµ. - J'ai dit les tribunes.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Mais les tribunes sont faites pour être envahies, elles étaient encore envahies aujourd'hui pour entendre nos discussions. (Interruption.)
M. Thonissenµ. - ... envahies par l'émeute.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Je ne suis pas gêné pour m'expliquer sur ces faits. II y a eu, en 1857, des faits regrettables, je le reconnais, et notre parti ne les a pas approuvés. Mais à qui la faute ? Etions-nous responsables, nous minorité, de ce que vous étiez venus présenter un projet de loi contraire à tous les principes et qui remettait en question tout ce qui avait été tranché définitivement par la révolution de 1789 ?
Vous aviez le pouvoir, c'est vous qui êtes responsables du désordre ; c'était a vous à faire respecter l'autorité en maintenant votre projet de loi et en le faisant discuter ; mais quand le ministère actuel, avant de prendre le pouvoir, vous a dit : Dans l'intérêt de l'autorité, restez aux affaires et représentez votre projet, vous vous y êtes refusés et vous avez ainsi reconnu que vous aviez imprudemment soulevé l'orage populaire et que vous étiez la cause de ce qui était arrivé. (Interruption.)
M. Coomans. - Vous disiez que la majorité ne représentait plus le pays.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Les élections l'ont prouvé ; d'ailleurs ce n'est pas là une thèse révolutionnaire ; c'est une thèse parfaitement légale. Il est certain que l'opinion publique peut se modifier et qu'à un moment donné elle peut ne plus être d'accord avec la majorité. Mais alors il faut encore attendre les élections, et lorsqu'elles ont eu lieu, respecter leur résultat.
Et puis, messieurs, quel singulier argument ! L'honorable M. Thonissen, pour justifier la révolte des évêques et des collateurs de bourses, justifiera-t-il les événements de 1857 ? (Interruption de M. Thonissen.) Mais c'est la conséquence de votre thèse. Vous ne faites que vous plaindre de ce qui s'est passé en 1857 ; et aujourd'hui vous semblez excuser ce qui a eu lieu alors, uniquement pour prouver que les évêques ont raison dans leur résistance à la loi des bourses.
Je le répète, messieurs, la conséquence de votre théorie c'est la justification de tous les soulèvements, de toutes les résistances à la loi, n'importe d'où elles viennent.
La révolution est un fait, un fait brutal qu'on ne discute pas ; l'histoire l'amnistie parfois, mais jamais il n'est venu à la pensée d'un juriste de poser les règles de la révolte. Une révolution, je l'ai dit déjà, est légitime quand il n'y a pas moyen d'obtenir autrement le redressement des griefs et quand ceux qui la font ont raison.
Eh bien, votre résistance à la loi sur les bourses d'étude manque complètement de cette double condition. Vous pouvez parfaitement, par le jeu de nos institutions, obtenir, s'il y a lieu, le redressement de vos prétendus griefs. Mais vous le savez parfaitement, ce qui s'est fait en matière de fondations, prouve qu'ici encore vous avez complètement tort.
En matière de bienfaisance, vous avez tenu, en 1789 et en 1857, le même langage. Et cependant, ainsi que nous l'a fait remarquer avec infiniment de raison M. le ministre des finances, les ministres du culte sont dans les hospices et dans les bureaux de bienfaisance. Eh bien, toutes ces administrations ont été changées. Les fabriques d'église ont été modifiées aussi, et les curés siègent dans les conseils de fabriques. Vous avez donc admis absolument les mêmes principes que ceux qui oui présidé à l'organisation des bourses d'étude d'après la loi de 1864.
L'honorable M. Thonissen parle de la révolution italienne. Mais c'est un de vos arguments les plus malheureux. Allez-vous maintenant vous coaliser contre le pape pour glorifier la révolte de l'Italie parce que les évêques belges sont rebelles à la loi ? (Voix à droite. - oh ! oh !) Mais de quoi donc vous plaignez-vous alors ? Vous dites que nous applaudissons à ce qui s'est passé en Italie, et vous nous demandez, en (page 92) compensation, d'applaudir à ce que les évêques font en Belgique. Eh bien, vous en venez logiquement ainsi à approuver la révolution italienne. (Interruption.)
Au surplus, messieurs, cet exemple tombe à faux : que s'est-il passé en Italie ? Les Italiens se sont révoltés pour conquérir l'indépendance et l'unité de l'Italie. C'est donc une question de nationalité qui a été en jeu. Or, je vous ai dit hier que je comprenais parfaitement bien une révolution au profit de la nationalité. Mais ce n'est point de cela qu'il s'agit ici ; et personne ne prétendra sans doute que la résistance à l'exécution de la loi sur les bourses d'éludé offre la moindre analogie avec le fait historique que je viens de citer.
Je crois, messieurs, en avoir dit assez aussi. Je maintiens de la manière la plus complète la théorie que j'ai développée hier devant la Chambre. Je soutiens que les évêques et les collateurs et administrateurs se mettent hors la loi, qu'ils sont rebelles à la loi, puis qu'ils entravent un service public en retenant des papiers qui ne leur appartiennent pas, et en empêchant l'exécution d'une loi régulièrement votée. Je dis qu'une pareille conduite est contraire à la Constitution ; que c'est un exemple de rébellion des plus fâcheux.
M. Giroulµ. - Jusqu'à la séance d'hier, messieurs, nous nous étions demandé quelle était la signification de l‘avénement de l'honorable M. Bara au pouvoir. Il paraît que les explications échangées sur ce point ne nous avaient pas encore éclairés. Heureusement l'honorable M. Delaet, avec une perspicacité toute particulière, est venu nous révéler les motifs qui ont fait succéder l'honorable M. Bara à l'honorable M. Tesch au département de la justice. Il fallait, a-t-il dit, rallier les éléments épars du libéralisme ; il fallait évoquer le spectre noir ; il fallait à la gauche un frère Davenport.
Eh bien, si tout ce qui s'est passé jusqu'aujourd'hui est conforme à l'interprétation de l'honorable M. Delaet, nous avons rêvé depuis huit jours, et l'explication qu'il donne de l'avènement de l'honorable M. Bara au pouvoir pourrait alors être admise.
Mais, messieurs, qu'avons-nous entendu, que s'est-il passé, quels sont les griefs qui se sont produits, quels sont les reproches qu'on a fait valoir contre la majorité libérale ?
Tous ces griefs se résument dans ce que l'honorable M. Delaet appelle le spectre noir, dans ce qu'il considère, lui, comme tout à fait accessoire au point de vue de la politique intérieure de notre pays ; il considère ces griefs comme des futilités, des riens, des choses qui ne sont pas dignes d'hommes politiques sérieux.
Ainsi, ce que l'honorable M. Dolez est venu dire avec l'autorité de sa modération unanimement reconnue et de son grand talent, lorsqu'il a montré la droite ne comprenant pas son rôle d'opposition constitutionnelle, ne comprenant pas l'importance qu'il y a pour elle à avoir une légitime influence dans la confection des lois de son pays ; quand l'honorable M. Dolez est venu montrer les causes pour lesquelles la droite n'avait pas compris sa véritable mission, sous l'influence de prétentions inconciliables qui se produisent derrière elle ; quand nous avons entendu ce langage, nous avons rêvé ! Quand M. le ministre des finances, dans son admirable discours de mardi, est venu résumer les dissidences profondes qui nous séparent, nous étions sous l'empire d'une illusion ; nous évoquions le spectre noir !
Messieurs, expliquons-nous cependant et sachons ce que nous avons à combattre, sachons à qui nous avons affaire.
Depuis huit jours que nous dit-on ? Que l'opinion libérale, méconnaissant la mission que l'opinion publique lui a confiée, entre dans une voie de violence et de gouvernement de parti, que nous ne tenons pas compte des légitimes aspirations du pays, que nous ne répondons pas aux vœux de l'opinion publique, que toutes nos lois sont marquées au coin de la violence.
Eh bien, quels sont les griefs qu'on a fait valoir pour justifier ces accusations ?
L'honorable M. Delcour s'est chargé de les produire, et l'honorable comte de Theux a complété son exposé. On nous a dit : Depuis 1857 vous êtes au pouvoir ; vous avez résolu d'abord une question qui était restée douteuse jusque-là, vous avez résolu la question de la liberté de la charité par la loi interprétative de l'article 84 de la loi communale votée en 1859. Mais, messieurs, cette première question ne constituait-elle pas un des principaux motifs de l'avènement de l'opinion libérale au pouvoir ? N'est-ce pas sur cette question que vous êtes tombés en 1857 et que le pays a rendu une forte majorité à l'opinion libérale pour qu'une solution lui fût donnée ?
On nous a parlé ensuite d'une autre loi comme révélant encore cet esprit de parti, la loi sur les bourses d'étude. Mais qu'est-ce donc que cette loi ? On vous l'a dit assez depuis huit jours, après vous l'avoir dit et répété à satiété pendant la discussion même de la loi ; cette loi est une loi de principe sur une question qui réclamait une solution depuis trop longtemps, mais sur laquelle il n'y avait pas de transaction possible.
On a parlé d'une troisième loi, de la loi sur les fraudes électorales et c'est l'honorable M. Delcour qui a précisée, sur ce point, les griefs de la droite. Il nous a dit pourquoi il accusait le ministère, pour quels motifs cette œuvre législative reflétait l'esprit de parti, pour quelles raisons elle lui semblait marquée au coin de la violence.
Messieurs, rappelons les faits. Depuis un certain nombre d'années, des circonstances regrettables s'étaient produites dans divers collèges électoraux du pays et par une coïncidence étrange ces faits s'étaient produits dans les collèges électoraux où l'opinion cléricale dispose du plus grand nombre de voix.
L'opinion publique s'était émue de ces essais de corruption ; par la voie de la presse, du pétitionnement, des associations politiques, elle avait avec instance réclamé une mesure pour faire disparaître cet état de choses. Un projet de loi de nature à faire droit, dans les limites du possible, aux griefs articulés, a été déposé par le ministère, cédant en cela aux vœux unanimes du pays et de la Chambre qui est le reflet de l'opinion publique.
Quel était le but à atteindre ? Rendre à l'électeur, sans distinction de parti, l'indépendance de son vote, en lui assurant le secret et la certitude morale que ce secret il le posséderait.
On semblait d'accord sur le but, ce but était noble ; nos adversaires, comme nous, devaient chercher à l'atteindre le plus rapidement possible. Eh bien, qu'avez-vous fait ? Vous avez commencé par enrayer la discussion du projet de loi ; vous avez obligé la Chambre à décider par quatre votes successifs, dont trois par appels nominaux, que cette loi serait maintenue à l'ordre du jour et discutée ; et lorsque est venue la discussion, quelle a été votre attitude ? Comment avez-vous répondu à cet appel si franc, si loyal, que l'honorable rapporteur de la section centrale vous faisait ?
« Recherchons ensemble, disait M. Crombez, les moyens de rendre à nos élections la pureté et la moralité que nous devons tous désirer. Pour cela, il faut nous faire de mutuelles concessions, afin que cette œuvre législative, poursuivant un but honnête avant tout, soit volée par les deux partis et réunisse la grande majorité de la Chambre. »
A cette demande si franche, si loyale, qu'avez-vous répondu ? Je vais vous le dire.
Pour une grande fraction de la gauche, deux mesures étaient surtout de nature à faire atteindre le but que nous avions en vue, plus efficacement que ne le faisait le projet du gouvernement.
C'était d'abord l'obligation de savoir lire et écrire ; puis le vote par ordre alphabétique.
Qu'a fait le gouvernement ? Dans un esprit de conciliation qu'il à poussé trop loin peut-être, il s'est opposé à l'adoption de ces deux mesures. Il en a exposé les raisons ; il a dit que la droite, à tort sans doute, considérait le vote par ordre alphabétique comme une mesure de parti, comme étant de nature à nuire exclusivement à la droite, et que, pour ce motif, le gouvernement ne pouvait y adhérer.
Eh bien, lors du vote sur l'ensemble de la loi, qu'avons-nous vu ? Pas une seule voix de la droite n'a donné son concours au gouvernement ; dans cette occasion, comme dans toutes les autres, vous avez fait ce que vous êtes condamnés à faire, c'est-à-direde l'opposition systématique.
Ne venez donc pas nous vanter votre modération ; cette modération, vous nous l'avez fait connaître, en nous exposant toutes vos prétentions.
D'après la droite, il est quatre libertés que la gauche viole. Ces libertés sont la liberté de la charité, la liberté de la chaire, la liberté de la mort, la liberté du temporel des cultes.
II est étrange que, pour masquer vos prétentions, vos tendances au privilège, vous trouviez toujours le mot de liberté à y ajouter.
La liberté de la charité !... Nous savons ce qu'elle est ; cette liberté est définitivement condamnée ; vous ne l'obtiendrez plus et vous ne la demanderez plus.
La liberté de la chaire !... Le débat soulevé, dans la séance de vendredi dernier, a été des plus instructifs ; il nous a fait connaître comment vous envisagiez cette question de principe ; il nous a fait voir que, même sur vos bancs, on reconnaît les nécessités sociales qui exigent que la liberté de la chaire ne soit pas entendue comme vous l'avez entendue depuis ; mais il y a eu encore derrière vous une volonté qui vous a empêchés d'entrer dans cette voie de sagesse.
Du reste, comment la liberté de la chaire peut-elle être exploitée contre vous ? Elle n'est pas même votée.
(page 93) La loi qui la confisque prétendument dans les cartons du Sénat ; elle est en suspens, vous pouvez, sur ce point, faire un appel à l’opinion publique.
Il y a plus : c’est que la législation ancienne n'est pas abrogée ; en vertu de cette législation, non seulement la liberté de la chaire n'existe pas, mais les peines que la législation commine sont beaucoup plus fortes que dans le projet de révision du Code pénal.
Et cependant les divers ministères qui se sont succédé au pouvoir ont-ils jamais, dans leurs appels au pays, parlé de la liberté de la chaire et de l'abolition des peines comminées contre les membres du clergé qui tombent sous l'application de la loi ? En a-t-on parlé dans les programmes que les ministères ont soumis à la Couronne ? En a-t-il été même question dans le programme proposé l'année dernière par M. Dechamps ? Jamais le pays n'a entendu parlé de cette liberté absolue de la chaire.
Il y a plus ; la liberté de la chaire existe en fait ; en effet, je dirai que dans aucun temps le clergé ne s'est livré, en chaire, à des excès de langage semblables à celui qu'il se permet aujourd'hui. Allez dans les églises de certains localités et vous serez convaincus de la vérité de mes allégations. Je reconnais que ces attaques viennent le plus souvent, non pas de membres de notre clergé national, mais de ces missionnaires indisciplinés, de ces moines, qui sans connaître le moins du monde nos institutions, sans comprendre le caractère si moral et si religieux du peuple belge, viennent se livrer, dans nos églises, à toutes les excentricités de langage.
J'arrive à la troisième liberté, à celle qui a été trouvée par l'honorable M. Dumortier, la liberté de la mort... (Interruption.) Oui, messieurs,1a question des cimetières, l'honorable M. Dumortier l'a qualifiée de la liberté de la mort.
Eh bien, à cet égard des explications suffisantes ont été données ; on a dit que la liberté de la mort, c'est l'exploitation du sentiment religieux au delà du tombeau ; on veut peser sur la conscience des mourants. On ne veut que cela.
Arrive la quatrième liberté, celle du temporel des cultes.
Eh bien, cette liberté-là, elle est confisquée depuis 1809. En effet, le décret de 1809 et le projet de loi partent du même principe ; le projet du gouvernement ne fait qu'améliorer, conformément aux avis exprimés par le clergé lui-même dans d'autres temps où il n'était pas si agressif, ne fait qu'améliorer, dis-je, le système du décret de 1809.
Voilà donc la quatrième liberté qui disparaît complètement, liberté qu'on réclame maintenant dans cette enceinte et dont il n'a jamais été question sous les ministères libéraux ni sous les ministères catholiques.
Ces quatre libertés représentent les aspirations de la droite vers le retour à l'ancien régime, aspirations parfaitement caractérisées par l'honorable ministre des finances. Comme il l'a dit, ces aspirations forment l'essence du parti clérical, et constituent le principal but qu'il veut atteindre.
Voilà ce que M. Delaet appelle le spectre noir.
Ce spectre, j'engage l'honorable M. Delaet à le faire disparaître, et je serais heureux de le voir user de son influence sur ses amis de la droite, pour le faire disparaître.
M. Delaetµ. - Ce n'est pas nous qui avons soulevé ces questions.
M. Giroulµ. - En vérité, je ne comprends pas l'honorable député d'Anvers. Qui donc a fait dans cette enceinte l'exposé de ces griefs ? C'est l'honorable M. Delcour, et je crois que l'honorable M. Delcour siège à droite. Qui ensuite est venu les répéter, les commenter et les augmenter ? C'est l’honorable chef de la droite conservatrice, c'est honorable comte de Theux. Qui est venu amplifier encore ? C'est l’honorable M. Dumortier.
Ce ne sont donc pas les députés de la gauche qui parlent de ces questions religieuses.
Qui est venu reprocher à l'honorable ministre de la justice de ne pas être assez orthodoxe au point de vue catholique ? Qui est venu lui reprocher de ne pas avoir parlé avec assez de déférence du chef temporel de la catholicité, du chef temporel de Rome ? Mais c'est l'honorable M. Jacobs, l'ami de l’honorable M. Delaet et, comme lui, député d Anvers.
Vous voyez donc bien que ce n'est pas la gauche qui invente ces spectres.
Au reste, s'il n'y avait au fond de tout cela que des futilités, la discussion les aurait bientôt fait disparaître, et une autre puissance, qui est notre souveraine à tous, l'opinion publique, en aurait bientôt fait justice. Mais, si l'opinion publique maintient avec énergie le libéralisme au pouvoir, si, ainsi que le reconnaissait avec loyauté l'honorable ministre de la justice dans la séance d'hier, l'opinion publique reproche plutôt au ministère son excessive modération dans la réalisation de son programma bien loin de lui reprocher d'aller trop vite, c'est que l'opinion publique a des motifs sérieux d'en agir ainsi.
La Belgique est, avant tout, modérée, cela est vrai. Mais elle est profondément attachée aux principes de la civilisation moderne ; elle veut que la grande rénovation sociale et politique, accomplie en 1789, consacrée en 1830 par notre assemblée nationale, demeure une vérité. Elle repoussera toujours ceux qui, sous le masque de la liberté, veulent remonter vers le passé. Et, à cet égard, je vous démontrerai tout à l'heure, que le parti clérical reconnaît sa complète impuissance sous ce rapport.
Je dois parler encore d'une autre loi citée par l'honorable M. Delcour, la loi de 1842.
L'honorable M. Delcour nous a reproché d'être hostile a la loi de 1842. II a dit : Il y a à gauche des membres qui veulent la révision de la loi de 1842.
Certainement, messieurs, il y a à gauche des représentants qui veulent la révision de la loi de 1842 ; certainement il y a parmi nous des membres et en assez grand nombre, soyez-en persuadés, qui croient que cette loi n'est pas en rapport avec l'ensemble de notre droit public ; ils désirent y apporter des modifications et sans vouloir enlever à l'école son atmosphère civilisatrice et morale, veulent ôter à cette œuvre de 1842, qui fut une duperie pour l'opinion libérale, le caractère réactionnaire qu'elle n'aurait jamais dû avoir.
Mais il y a cette distinction à faire entre nous, adversaires de la loi de 1842, et ceux dont l'honorable M. Thonissen prenait tout à l'heure encore la défense ; c'est la manière dont nous faisons notre opposition. Comment procédons-nous ? Est-ce que les administrations libérales de nos grandes communes répondent : Nous ne voulons pas donner notre concours volontaire à une loi inconstitutionnelle ? Est-ce que tous ceux qui doivent concourir à l'exécution de cette loi viennent dire : Nos consciences constitutionnelles nous défendent de prêter notre concours à l'exécution de la loi ? Non, nous procédons autrement ; nous procédons d'après les véritables traditions constitutionnelles.
Nous disons : Cette loi est mauvaise ; cette loi est contraire à l'intérêt public. Nous usons de la presse, nous usons du droit d'association, nous usons de notre libre parole pour dire aux populations : Nous vous convions à réviser cette loi ; nous appelons votre attention sur cette révision, et nous ajoutons que le jour où nous serons parvenus à faire comprendre au pays la nécessité d'introduire des modifications dans cette loi de 1842, ce jour-là nous aurons la majorité dans la Chambre ; ce jour-là nous pourrons demander efficacement la révision de la loi de 1842 ; ce jour là nous demanderons cette révision d'une manière honnête, d'une manière légale et nous aurons sauvegardé toutes les traditions constitutionnelles, nous aurons conservé une conduite parfaitement gouvernementale. Voilà ce que nos adversaires n'ont pas fait pour la loi sur les bourses d'étude.
J'arrive à l'examen d'un autre grief. On a dit que le gouvernement libéral était un gouvernement de parti, que les mesures qu'il proposait étaient des mesures contraires à l'intérêt général.
II fut un temps, messieurs, où l'on faisait en Belgique des lois de parti ; mais ce n'était pas sous l'administration libérale, ce n'était pas sous le ministère actuel, je vous parle de 1842.
En 1842, vous étiez au pouvoir, vous étiez les maîtres et. vous pensiez être les maîtres pour longtemps, vous régniez avec une majorité forte, mais il y avait une ombre au tableau. Les grandes communes vous échappaient. Il existait des administrations libérales dans ces grandes communes ; il fallait les frapper au cœur. Et qu'avez-vous fait ? Vous les défenseurs de la liberté communale, vous qui parlez de décentralisation, qui voulez toujours revendiquer la liberté des communes, qui prétendez avoir conservé les traditions des vieilles communes flamandes, qu'avez-vous fait ? Vous avez voté la loi du fractionnement des collèges électoraux ; vous avez pris la mesure la plus réactionnaire qui se soit trouvée dans une loi belge.
Vous avez pris une seconde mesure contre laquelle vous voudriez réagir aujourd'hui au delà de ce qui est nécessaire, contre laquelle nous avons réagi quand nous sommes venus au pouvoir. Vous avez voulu nommer les bourgmestres en dehors du conseil, contre le vœu de la grande majorité du corps électoral, et vous avez voulu le faire ?, pourquoi ? Parce que les grandes communes résistaient à votre politique réactionnaire.
Voilà quand on faisait des lois de parti ; voilà ou l'on pouvait dire (page 94) qu'une majorité factieuse, qui n'avait pas le sentiment du véritable état de l'opinion publique, prenait des mesures contraires à l'intérêt général, des mesures propres à la perpétuer au pouvoir.
Et pour obtenir le redressement de ces lois réactionnaires, comment avons-nous procédé ? Avons-nous encore procédé, comme vous le faites aujourd'hui, par la violence ? Avons-nous dit que nous nous mettrions en révolution, en révolte légale ? Non, forte de son bon droit, confiante dans la justice de sa cause, l'opinion libérale s'est assemblée ; elle a fait appel au pays ; elle lui a signalé les dangers des mesures qui étaient prises, elle lui a fait comprendre quel était le but que vous poursuiviez ; elle a montré le danger de ces lois pour nos libertés communales, qui nous sont aussi chères à nous, croyez-le bien, qu'elles peuvent vous l'être à vous-mêmes. Alors l'opinion libérale s'est réunie dans une grande assemblée ; elle a fait son programme, et elle y a inscrit, le retrait des lois réactionnaires, le retrait par tous les moyens légaux ; le retrait lorsque le pays aurait donné au libéralisme la majorité dans les Chambres. Et le pays a répondu à notre appel ; en 1847, il nous donnait la majorité et ces lois liberticides disparaissaient de notre législation.
Messieurs, une chose me frappe. De tous les griefs que vous avez formules depuis l'ouverture de cette discussion, y en a-t-il un seul que, dans vos appels électoraux, vous ayez fait valoir ? Lorsque vous demandez le renouvellement de vos mandats, dites-vous que la liberté de la chaire, que la liberté du temporel des cultes se trouvent exposées aux plus grands dangers ? Venez-vous parler de ces étranges libertés qui ne sont que des privilèges, et que M. Delcour chercherait en vain au pied de la colonne du Congrès ?
Ce que vous exigez de nous, le feriez-vous si vous arriviez au pouvoir ?
Vous savez bien que si jamais, par suite d'une de ces surprises qui arrivent dans les pays constitutionnels, le pouvoir vous était rendu, aucune des mesures que vous incriminez avec tant de bruit depuis quelques jours ne disparaîtrait ; ces réformes, vous n'oseriez pas les réaliser.
El si vous poussiez le vertige jusqu'à la tentative d'une semblable réaction, à l’instant même le pays serait contre vous, et vous arrêterait dans cette voie dangereuse.
Aussi l'année dernière, dans votre suprême appel au pays, qu'a fait votre chef d'alors ? M. Deschamps nous a pris nos aspirations ; mais on leur donnant une forme telle, que nous ne pouvions pas les accepter.
Dans mon arrondissement, messieurs, on me combattait comme était trop modéré, trop peu libéral, trop servilement attaché à la politiques doctrinaire. Mon honorable ami et collègue, M. de Macar, était attaqué par les mêmes motifs.
El quel était le programme de vos adversaires ? Disaient-ils : Nous voulons sauver la foi de nos pères, nous avons à sauvegarder nos institutions en péril et à défendre les grands intérêts de la religion ? Non, on nous disait : Plus d'impôts ; abolissons l'impôt, abolissons tout ce qui peut être gênant dans l'accomplissement des devoirs sociaux. Et quand nous disions : Laissez-nous voir ce que vous êtes, montrez-nous votre drapeau clérical, on nous répondait : Vous nous calomniez : nous voulons l'accomplissement des réformes sociales et nous ne sommes pas des cléricaux.
Tout cela était un masque auquel les électeurs ne se sont pas laissé prendre et auquel ils ne se laisseront pas prendre en 1866.
En résumé, que ressort-il de ce débat ? Deux faits : D'abord que le ministère continue avec vaillance la politique de modération et de fermeté qu'il poursuit depuis 8 ans ; en second lieu, que la Belgique heureuse, tranquille, sans agitation, est satisfaite de son sort, contente de la manière dont elle est gouvernée et que l'opinion publique est et demeurera avec nous.
- Des voix. - A demain !
M. le président. - M. Borchgrave demande un congé.
- Accordé.
La séance est levée à 4 3/4 heures