(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1865-1866)
(Présidence de (M. E. Vandenpeereboom.)
(page 33) M. Thienpont,. procède à l'appel nominal à deux heures un quart.
M. de Moor, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.
La rédaction en est approuvée.
M. Thienpont,. présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.
« Le sieur Barbieur demande qu'il soit pourvu aux places vacantes de procureur du roi à Mons et de notaire à Frameries. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Ringlet, huissier-messager à la cour d'appel de Liège, demande une augmentation de traitement. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du budget de la justice.
« M. Snoy, obligé de s'absenter, demande un congé de quelques jours. »
- Accordé.
M. d’Hane-Steenhuyseµ. - Je demande la parole pour un fait personnel.
MpVµ. - Je dois avertir l'honorable M. d'Hane que, d'après la jurisprudence de la Chambre, le fait personnel se vide dans la séance où l'incident se produit.
M. d'Hane-Steenhuyseµ. - Je demande à m'expliquer.
- Plusieurs membres. - C'est une motion d'ordre alors.
MpVµ. - La parole est à M. d'Hane-Steenhuyse.
M. d'Hane-Steenhuyseµ. - M. le ministre de la justice a trouvé bon dans un de ses discours, hier, de faire allusion à une brochure que j'ai publiée il y a quelques années, dont il a été parlé il y a 3 ans dans cette enceinte et au sujet de laquelle j'avais répondu de manière à espérer qu'on n'y reviendrait plus.
Je n'ai pu demander la parole hier et répondre pour un fait personnel parce que je n'avais pas la brochure à ma disposition. L’Echo du Parlement l'a rééditée, il y a quelque temps, mais je n'en avais pas sur moi un exemplaire. Aujourd'hui je me trouve en mesure de donner un démenti catégorique à M. le ministre de la justice quant à l'expression dont il s'est servi et de le mettre au défi de trouver dans ma brochure un seul passage où je me sois servi d'expressions aussi malsonnantes, aussi indignes que celles qu'il a inventées dans la séance d'hier.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - L'honorable M. d'Hane a eu le temps d'aller vérifier depuis hier les expressions dont il s'est servi dans sa brochure, mais il s'est bien gardé de protester hier contre ce que j'ai dit, parce qu'il savait parfaitement bien que si je ne m'étais pas servi exactement des expressions qu'il avait employées, j'avais rapporté complètement le sens de ses paroles. Je n'ai pas sa brochure en main. Je n'ai pas cité. Mais j'ai indiqué la portée de son écrit.
M. Delaetµ. - Lisez.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - S'il ne s'est pas servi du mot « boutique », il s'est servi de l'équivalent, d'une sorte d'exploitation, d'après ce dont je me souviens.
M. Coomans. - Ce n'est pas la même chose.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Effectivement, ce n'est pas la même chose, mais c'est pis encore.
M. Coomans. - Il fallait employer le mot propre.
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Dans les boutiques on ne trompe pas toujours, mais là où il y a exploitation, il y a toujours tromperie. Dans l'écrit de l'honorable M. d'Hane, on considère toutes les religions positives comme des supercheries, comme des moyens de tromper les hommes. M. d'Hane déclare que toutes les religions sans exception sont d'origine humaine et qu'elles sont à la veille de leur ruine. Il nie la divinité du Christ. Il fait de la religion catholique, une invention humaine. Vous voyez que je ne me suis pas trompé.
Voilà ce que l'honorable M. d'Hane a dit, et sa protestation n'a pas de raison d'être en présence de ce que je viens de déclarer et de ce qui est connu d'un grand nombre de membres de cette Chambre.
M. Coomans. - Je demande la parole pour expliquer l'interruption que je me suis permise.
MpVµ. - M. Coomans, il n'y a rien de personnel pour vous dans ce débat.
M. Coomans. - Je crois qu'il n'y a pas de discussion quand les membres qui demandent la parole dans le débat ne peuvent l'obtenir. Je n'ai que deux mots à dire. (Interruption.)
MpVµ. - M. Coomans, vous ne pouvez prendre la parole pour un fait personnel dans ce débat.
M. Coomans. - Si, mais je la demande en outre pour un rappel au règlement.
Je juge nécessaire de répondre à M. le ministre de la justice. C'est un droit que l'on ne peut pas m'enlever.
MfFOµ. - L'ordre des inscriptions doit être conservé.
MpVµ. - L'ordre des inscriptions est conservé, mais M. Coomans demande la parole pour un fait personnel et pour un rappel au règlement.
- Plusieurs voix. - Mais il n'y a pas de fait personnel pour lui.
M. Coomans. - Je suis surpris qu'une partie de la Chambre ne comprenne pas que chaque membre de cette assemblée a le droit de prendre part à une discussion quelconque qui s'élève sur un sujet quelconque ; il est impossible qu'une discussion, même sur un fait personnel, se renferme toujours entre les deux orateurs en cause.
MpVµ. - M. Coomans, faites-vous inscrire.
M. Coomans. - Je suis inscrit.
MpVµ. - Du tout.
M. Coomans. - J'ai la parole sur l'incident.
- Voix nombreuses à gauche. - Non, non.
MpVµ. - Je ne vous l'ai pas accordée ; je vous propose de vous inscrire, lorsque votre tour sera venu, vous direz alors tout ce que vous voudrez.
M. Coomans. - Je demande la parole sur l'incident.
MpVµ. - Il n'y a pas d'incident, il n'y a qu'une question personnelle.
M. Coomans. - Il y a un incident.
MpVµ. - Nullement, et je ne puis vous maintenir la parole ; la parole est à M. Thonissen.
M. Coomans. - J'insiste pour un rappel au règlement.
MpVµ. - Vous avez la parole pour un rappel au règlement.
M. Coomans. - Eh bien, le règlement porte que chaque membre de cette Chambre obtient la parole à son tour d'inscription. M. d'Hane a demandé la parole pour un fait personnel, M. le ministre de la justice lui a répondu ; dans l’entre-temps j'ai demandé la parole pour m'expliquer sur l'incident ; me la refuserez-vous, déclarerez-vous que tout fait personnel doit se vider entre les deux membres en cause ?
MpVµ. - J'ai commencé par dire que les précédents de la Chambre étaient que tout fait personnel devait se vider séance tenante, si ce n'est dans des cas exceptionnels.
M. Coomans. - M. le président dit que les précédents de la Chambre sont que tout fait personnel doit être vidé séance tenante. (Interruption.) Il s'agit d'exécuter le règlement de la Chambre.
MpVµ. - Vous n'avez pas le règlement pour vous.
- Voix à droite. - Laissez-le parler !
M. Coomans. - Laissez-moi exprimer ma pensée, M. le président ; je la connais naturellement mieux que vous.
MpVµ. - Je vous propose de nouveau de vous inscrire.
M. Coomans. - Je demande la parole pour faire respecter le règlement de la Chambre.
MpVµ. - Commencez par le respecter vous-même. Le règlement dit qu'on a la parole lorsqu'on la demande, mais à son tour.
M. Coomans. — Je demande la parole.
MpVµ. - Je vous inscris.
M. Coomans. - Il est inexact de dire, comme le fait M. le président, que tout fait personnel doit être vidé séance tenante, c'est-à-dire dans la séance où il a été provoqué ; cela ne se trouve dans aucune édition du règlement de la Chambre, et en fait cette théorie est impossible, car il se pourrait qu'une personnalité se produisît dans une séance à la quelle n'assisterait pas la personne qui en est l'objet, et d'après, vous elle ne pourrait pas y répondre ! Le retard apporté par M. d'Hane à la (page 34) présentation de sa réclamation est parfaitement justifiable ; il n’a pas voulu procéder à la légère et il était dans son droit d'ajourner sa réclamation.
MpVµ. - C'est pour cela que M. d'Hane a eu la parole et que vous ne l'avez pas.
M. Coomans. - Je suis dans mon droit en demandant que le règlement soit exécuté en ce qui me concerne. Je prie la Chambre de reconnaître que d'autres orateurs que les intéressés peuvent intervenir dans un fait personnel...
M. Teschµ. - Pas du tout.
M. Coomans. - ... Et dans ce cas il faut accorder la parole à celui qui l'a demandée le premier.
Maintenant, je finis en deux mots et j'eusse déjà fini si M. le président ne m'avait pas interrompu... (Interruption.) Je proteste contre l'étrange théorie de M. Bara...
MpVµ. - Je vous ai interrompu pour vous rappeler à l’observation du règlement. Je vous y rappelle de nouveau et j'accorde la parole à M. Thonissen. Je vous inscrirai si vous le désirez.
M. Coomans. - On ne peut pas citer inexactement un orateur ; il faut le citer honnêtement et loyalement.
M. d’Hane-Steenhuyseµ. - Je demande la parole.
MpVµ. - Pourquoi ?
M. d’Hane-Steenhuyseµ. - Sur le même fait.
MpVµ. - La parole est à M. d'Hane pour un fait personnel.
M. d’Hane-Steenhuyseµ. - Je ne veux pas abuser des moments de la Chambre ; mais je ne puis pas accepter l'interprétation qu'a donnée de mon écrit M. le ministre de la justice., Je déclare que je maintiens catégoriquement le démenti que j'ai donné à son appréciation et je le défie de prouver que je me sois jamais servi de pareilles expressions soit dans mes écrits soit dans mes discours.
MpVµ. - L'incident ou plutôt le débat du fait personnel est clos, la parole est à M. Thonissen.
M. Thonissenµ. - Hier, M. le ministre des affaires étrangères, parlant de quelques citoyens respectables qui refusent leur concours volontaire à l'exécution de la loi sur les bourses d'étude, a qualifié leur conduite de la manière la plus dure, pour ne pas dire la plus injurieuse. Il a dit que ces personnes prêchaient la révolte et l'anarchie, qu'elles jetaient le mépris sur le parlement, sur la loi et même sur la royauté.
Ces paroles, messieurs, m'étonnent dans la bouche d'un homme qui, hier encore, se posait ici comme le type de la modération et de l'urbanité ; elles m'étonnent surtout dans la bouche d'un ancien commandant de volontaires de 1830. (Interruption.)
MfFOµ. - Bonne justification.
M. Coomans. - D'un chef de révoltés.
M. Thonissenµ. - Vous vous dites et vous vous croyez sincèrement libéraux. Eh bien, à la tête et au-dessus de toutes les maximes libérales, se trouve un principe que toutes les âmes généreuses se sont transmis de siècle eu siècle, et ce principe est celui-ci : Le droit est antérieur et supérieur à la loi. Le juste et l'injuste existent indépendamment de toute convention humaine. L'iniquité est toujours l'iniquité, quand même elle obtient l'assentiment de tout un peuple.
M. Teschµ. - Voilà une théorie sociale bien rassurante.
M. Thonissenµ. - L'honorable M. Tesch pourra me répondre ; je lui demande de me. permettre de développer ma pensée.
Sans doute, messieurs, le respect à la loi est une chose utile, une chose nécessaire. J'avoue même que ce respect doit avant tout exister dans les pays libres où, en principe, la loi est censée l'expression de la volonté nationale. Cependant, messieurs, ce respect doit avoir des bornes, parce que, pas plus sous le régime parlementaire que sous le régime de l'absolutisme, la conscience humaine ne perd jamais ses droits. C'est l'éternel honneur de l'homme d'avoir toujours dans sa conscience un asile inviolable où la force ne peut pas pénétrer et où toutes les iniquités trouvent leur juge, aussi bien celles des peuples que celles des rois.
En rappelant ces vérités, messieurs, je ne viens nullement prêcher devant vous la révolution ou l'anarchie. Je tiens seulement à constater qu'il peut y avoir, dans la vie des peuples, des circonstances où l'homme d'honneur, où le bon citoyen peut et doit répondre au pouvoir : Je refuse mon concours volontaire à l'exécution d'une loi que réprouve ma conscience.
La révolte, messieurs, la révolte est un mot odieux que vos amis, dans ce moment, exploitent avec une remarquable habileté. Mais, d'abord, dans le fait rappelé hier par M. le ministre des affaires étrangères, il n'y a pas de révolte, il n'y a qu'un refus de concours. (Interruption.)
Je dis qu'il n'y a qu'un refus de concours. Et d'ailleurs, si ce mot de révolte vous plaît tant, rappelez-vous du moins qu'il y a révolte et révolte, comme il y a libéralisme et libéralisme ; et, pour ma part, il y a certains révoltés à qui je prodigue toutes mes sympathies et toute mon admiration, comme il y a certains sujets fidèles, certains serviteurs humbles et soumis, à qui je n'accorde que mon indifférence et mon dédain.
Vous, messieurs, qui vous dites et qui vous croyez libéraux, proclamez, si vous l'osez, l'omnipotence de la loi ; dites, si vous l'osez, que l'obéissance à la loi est toujours un devoir absolu, quels que soient les temps, les lieux et les circonstances, et à l'instant même tout votre libéralisme se dissipe pour faire place à un despotisme revêtu de formes populaires, à l'instant vous reniez tous les pères de la civilisation moderne.
Mais, messieurs, ouvrez donc l'histoire. Les martyrs de la liberté de conscience, qui mouraient sur les bûchers de Philippe II ou sur les échafauds de Henri VIII et d'Elisabeth, étaient en révolte contre les lois de l'Espagne et de l'Angleterre. Galilée, dont vous parlez si souvent, était en révolte contre les lois romaines. Les protestants des Cévennes, dont vous parlez plus souvent encore, étaient en révolte contre les lois de Louis XIV. Les comtes de Hornes et d'Egmont, à qui vous élevez des statues, étaient en révolte contre les lois de leur prince. Nos paysans héroïques de 1798, que l'étranger voulait flétrir sous le nom de brigands, mais que l'un de vous, et je l'en remercie, a noblement réhabilités, nos paysans étaient en révolte contre les lois françaises. Les Belges de 1830 n'étaient-il pas en révolte contre la loi fondamentale du royaume des Pays-Bas ? Et à l'heure où je parle, la Pologne, l'héroïque Pologne, n'est-elle pas en état de révolte permanente contre les lois de la Russie ?
Vous ne sauriez donc soutenir que la loi est toujours omnipotente ; vous ne pourriez le faire sans vous mettre en opposition avec la conscience universelle. (Interruption.)
Ah ! messieurs, qu'on n'aille pas au delà de ma pensée : je n'entends pas comparer nos ministres aux inquisiteurs d'Espagne, aux juges d'Elisabeth et d'Henri VIII. Je n'entends pas surtout comparer la loi sur les bourses d'étude aux lois iniques contre lesquelles se révoltèrent les victimes de la liberté de conscience ; non, je ne commettrai pas cette ridicule, cette odieuse exagération. Mais je tiens a constater qu'il existe un principe grand et noble, un principe permanent et inflexible qu'on peut invoquer contre toutes les lois injustes du dix-neuvième siècle, comme on a pu l'invoquer contre toutes les lois injustes des siècles précédents.
La résistance que vous rencontrez ne devrait pas vous étonner. cette résistance, vous l’avez voulue, vous l'avez cherchée. Vous avez commis la grande, la déplorable erreur de convertir les questions politiques en questions religieuses.
Dans la question des cimetières, que faites-vous ? Au lieu d'accorder un lieu de sépulture convenable et décent à chaque culte, et un autre lieu de sépulture également décent à ceux qui repoussent tous les cultes, vous trouvez tout simple de blesser les catholiques dans leurs affections et dans leurs vœux ; vous trouvez tout simple de leur enlever un droit dont ils ont toujours joui dans nos provinces.
En matière d'enseignement, vous ne vous contentez pas de faire une concurrence écrasante aux établissements libres à l'aide de l'argent du budget ; vous détournez de leur destination des biens légués par des catholiques à des catholiques pour favoriser l'enseignement exclusivement catholique.
En matière de culte, qu'allez-vous faire ? Vous êtes à la veille de fouler aux pieds les principes les plus élémentaires, les plus incontestables de la Constitution.
Quand la Constitution parle de la liberté des cultes, elle ne parle pas seulement de la liberté de prier Dieu suivant le rituel catholique. Elle parle de la liberté du culte tel qu'il est, avec ses temples, avec ses ministres, avec ses ornements sacrés, avec ses dépenses indispensables ; elle proclame la liberté du culte catholique, avec ses besoins temporels et ses besoins spirituels.
Eh bien, au lieu de respecter ce grand principe, vous mettez la main sur le temporel du culte, vous l'asservissez à l'Etat et à la commune ; vous donnez à l'Etat ce que nos ancêtres catholiques ont donné à l'Eglise ; vous attribuez à la commune ce qu'ils ont attribué à la paroisse, et vous ne nous laissez réellement que la liberté de la prière. Vous proclamez l'indépendance et la liberté des cultes ; mais, dans votre projet de loi et plus encore dans le système de la section centrale, vous lui enlevez le (page 35) moyen de vivre autrement que sous le régime de votre bon plaisir ; vous vous emparez des biens sans lesquels l'Eglise ne peut convenablement subsister. N'est-pas une violation manifeste de la Constitution ?
M. Hymans. - Je demande la parole.
M. Thonissenµ. - Vous irez plus loin, messieurs ; vous ne vous arrêterez pas ; vous êtes condamnés à aller toujours en avant, car le jour où vous vous arrêterez, vous serez débordés par les passions que vous avez soulevées. Vous ferez beaucoup de lois encore pour entraver l'Eglise et l'autorité religieuse dans l'exercice de leurs droits les plus incontestables, et ainsi, je vous le dis avec douleur, mais avec sincérité, vous arriverez inévitablement à des décrets auxquels les catholiques ne pourront pas obéir.
Si les catholiques avaient le pouvoir en main et si, par exemple, ils voulaient porter atteinte à la liberté de la presse ; si, laissant subsister hypocritement le texte de la Constitution, ils rétablissaient indirectement la censure, aucun de vous, et vous auriez raison, n'obéirait. Si les catholiques, toujours en violation de la Constitution, voulaient porter atteinte à la liberté de vos consciences, aucun de vous, et vous auriez raison, n'obéirait. Eh bien, quand, à votre tour, vous faites des lois qui portent atteinte à l'indépendance constitutionnelle du culte, quand vous blessez nos consciences catholiques, que faisons-nous ? Nous vous répondons simplement : Nous ne pouvons vous accorder volontairement un concours qui répugne à nos consciences ; nous ne céderons que devant les décisions de la justice.
Remarquez de nouveau, messieurs, que ce langage n'est pas l'expression d'une passion révolutionnaire. Nous n'aurons pas recours à la révolte ; nous ne ferons jamais un appel aux passions anarchiques ; nous n'irons pas surtout, lâches et parjures, mendier le secours de l'étranger ; non, non, notre patriotisme est au-dessus de toutes les épreuves imaginables. Nous nous bornons à refuser un concours volontaire qu'on pourrait prendre pour un acte d'assentiment tacite.
Ce langage paraît vous blesser ; l'honorable M. Tesch se montrait tout à l'heure très irrité de mes paroles. Que l'honorable M. Tesch étudie l'histoire de l'opinion libérale depuis un quart de siècle. Il y verra que des libéraux illustres sont allés beaucoup plus loin que moi. Ils ne disaient pas, eux, qu'ils céderaient devant les décisions de la justice, qu'ils refuseraient seulement leur concours volontaire ; ils disaient : Nous n'obéirons pas et, à la première occasion, nous nous mettrons en révolte ouverte contre vos lois.
En voulez-vous la preuve ? Vous ne répudierez pas le langage de Mirabeau. (Interruption.)
M. Delaetµ. - Ah ! voilà Mirabeau ridicule ! Il est vrai qu'il est avantageusement remplacé.
M. Thonissenµ. - En 1791, il était question de faire une loi contre les émigrés.
M. Teschµ. - Nous connaissons cela depuis longtemps.
M. Thonissenµ. - Tout à l'heure vous sembliez cependant ne pas le savoir.
Mirabeau disait, dans la séance du 26 février 1791 :
« Je me croirai délié de tout serment de fidélité envers ceux qui auraient l'infamie de nommer une commission dictatoriale. La popularité que j'ai ambitionnée et dont j'ai eu l'honneur de jouir, comme un autre, n'est pas un faible roseau ; c'est dans la terre que je veux enfoncer ses racines sur l'imperturbable base de la raison et de la liberté. Si vous faites une loi contre les émigrés, je jure de n'y obéir jamais. »
Quarante ans plus tard, en 1834, on fit en France, comme vous le savez, une loi attentatoire au droit d'association.
Eh bien, un député libéral, aussi libéral que vous pouvez l'être, M. Pages de l'Arriége disait à la tribune :
« Si un Français, homme de bien, veut l'association pour propager et affermir le christianisme, je suis son homme, malgré vos ministres et votre loi.
« Si un Français, homme de bien, veut une plus grande diffusion des lumières qui préparent la moralité de l'avenir et le bonheur de l'humanité, je suis son homme, malgré vos ministres et votre loi.
« Esclave de toutes les lois justes, ennemi de toutes les lois iniques, entre les persécuteurs et les victimes, je ne balancerai jamais. Je ne connais pas de pouvoir humain qui puisse me faire apostasier Dieu, l'humanité, la France.
« Pour obéir à ma conscience, je désobéirai à votre loi. »
Evidemment, nous sommes loin d'aller jusque-là !
On a parlé beaucoup de révolte et d'anarchie, mais vous savez bien, messieurs, que ce n'est pas de la part des catholiques que la révolte est à craindre.
Il y a vingt ans. l'un d'entre vous l'a clairement démontré. Dans un discours très remarquable, un des hommes les plus modérés de la gauche, estimé sur vos bancs et sur les nôtres, l’honorable M. Dolez, vous a prouvé que, si l'émeute devait un jour venir en Belgique, elle ne viendrait que de la part des ennemis des catholiques. Il a eu parfaitement raison ; depuis 1846, l'émeute est venue une seule fois, et cette émeute portait une étiquette libérale !
Ne croyez pas, messieurs, que j'aborde de gaieté de cœur une question aussi brûlante, aussi difficile que celle de l'obéissance due à la loi ; mais je ne puis m'abstenir de vous faire remarquer que, en matière de législation comme partout, il y a des devoirs corrélatifs. Le citoyen a le devoir d'obéir aux lois ; mais ceux qui possèdent le pouvoir ne doivent faire que des lois justes. J'ai beaucoup étudié l'histoire et j'ai vu que, presque toujours, quand la loi a été méconnue, il y avait pour le moins autant de tort de de la part des gouvernants que de la part des gouvernés.
Il dépend de vous, messieurs, que ces questions ne se représentent plus à la tribune.
Vous avez le pouvoir ; usez-en, usez-en largement au bénéfice des vôtres ; mais, au moins, respectez nos consciences ; respectez l'indépendance constitutionnelle des cultes ; n'entravez jamais un culte dans ses lois essentielles ; en d'autres termes, soyez justes pour les catholiques, et nulle part on ne trouvera de citoyens plus dévoués et plus fidèles.
M. Dolezµ. - Messieurs, depuis ces dernières années, je me suis complètement abstenu de prendre une part active à vos débats politiques. En y rentrant en ce moment, je me sens dominé par une émotion qui n'est peut-être pas de mon âge, mais qui m'autorise à réclamer de votre part cette indulgente attention que dans d'autres temps la Chambre a souvent daigné m'accorder.
Je veux, messieurs, vous parler avec une franchise entière des questions qui ont été soulevées dans la séance d'hier. Ces questions se rattachent à deux points : l'arrivée de l'honorable M. Bara au département de la justice, la situation intérieure de notre pays.
En entendant hier l'honorable M. Jacobs diriger contre le nouveau ministre de la justice les attaques si violentes auxquelles il s'est livré, j'ai éprouvé un double sentiment de surprise.
Je me demandais comment était-ce M. Jacobs qui s'était chargé, au nom de la droite, de formuler ces accusations, ces attaques ? Qu'importe à l'honorable député d'Auvers lequel des membres de la gauche soit à la tête du département de la justice ? Est-ce que la loi de l'entrée de l'honorable M. Jacobs dans cette Chambre n'a pas été qu'il voterait contre tout ce que le gouvernement proposerait, jusqu'au moment où Anvers aurait obtenu la réalisation d'un programme radicalement impossible.
Si donc, au lieu de faire appel à l'honorable M. Bara, on avait demandé le concours d'un autre membre de la gauche, la situation de l'honorable M. Jacobs eût été exactement la même. Il eût été un opposant systématique, lié vis-à-vis de lui-même (je ne veux pas prétendre qu'il l'est vis-à-vis d'autres, je le crois parfaitement indépendant sous ce rapport) à répondre toujours non à ce que proposerait le chef du département de la justice.
Que lui importe dès lors la personnalité de l'honorable M. Bara ?
Je me suis étonné de ces attaques émanant de l'honorable député d'Anvers sous un autre rapport. Il me semblait que quand le gouvernement, représenté par des hommes qui, presque tous, ont vieilli au pouvoir, appelait à figurer sur les bancs ministériels le plus jeune des membres de la gauche, c'était là un fait qui devait éveil er la sympathie de celui des membres de la droite qui, par sa jeunesse, a mérité d'en être appelé le Benjamin.
Je ne comprends donc pas que la droite ait choisi l'honorable M. Jacobs pour être son organe dans cette occurrence, et je regrette que lui-même n'ait pas compris que c'était là une mission qu'il devait décliner.
Quoi qu'il en soit, voyons quels sont les reproches qu'on a adressés à la présence de l'honorable M. Bara au banc ministériel.
Je ne vous parlerai pas de ce reproche puéril, d'avoir écrit dans une thèse académique une proposition absolue, comme le sont les thèses purement théoriques.
Chacun de vous comprend par sa propre expérience la différence qui sépare la théorie abstraite des nécessités de la pratique. Pour ne parler que de la thèse qu'on reprochait à l'honorable ministre de la justice quand il proclamait que la séparation de l'Eglise et de l'Etat était le seul (page 36) principe vrai, en définitive, il ne faisait qu’émettre une doctrine que nous partageons presque tous.
- Plusieurs voix à gauche. - Oui, oui, tous !
M. Dolezµ. - Quand je dis seulement presque tous, je fais allusion a la droite.
Sur nos bancs il n'y a pas de doute ; pour tous, c'est notre principe fondamental ; mais sur les bancs de la droite, je suis convaincu que presque tous les hommes sérieux reconnaissent comme juste le principe de la séparation de l'Eglise et de l'Etat.
Mais, à côté de ce principe, quand arrivent les nécessités gouvernementales, les nécessités sociales, il apparaît des motifs de mitiger la rigueur de son caractère absolu ; c'est la trace de ces nécessités que nous rencontrons dans notre Constitution et dans nos lois chaque fois que nous intervenons dans nos budgets par le gouvernement et par les communes pour payer les différents cultes qui se pratiquent en Belgique.
Je le répète, c'est là un reproche puéril qui ne mérite pas d'occuper la Chambre.
J'en ai entendu faire un autre.
On a dit que l'honorable député de Tournai ayant ses 32 ans à peine était bien jeune pour être le chef de notre magistrature, pour être à la tête de ces hommes éminents, qui ont vieilli dans cette carrière si honorable et si respectée.
M. Jacobsµ. - Nous n'avons pas dit cela.
M. Delaetµ. - Pas dans cette Chambre.
M. Dolezµ. - Je reconnais que ce reproche n'a pas été produit dans cette enceinte, mais il a été imprimé dans presque tous vos journaux.
M. de Woelmontµ. - Répondez dans les journaux.
M. Van Overloopµ. - Dernièrement M. de Brouckere a soutenu qu'on ne répond pas aux journaux.
M. Dolezµ. - Je préviens mes honorables interrupteurs qu'ils ne m'empêcheront pas de continuer. Vous n'avez du reste pas à vous plaindre, messieurs, de ce que je rappelle ce reproche, car je dois dire que pour mon compte je le trouve à certains égards quelque peu fondé. Je vais plus loin, je suis convaincu que l'honorable M. Bara lui-même aurait préféré ne devenir ministre de la justice que quand il aurait eu quelques années de plus encore. (M. le ministre de la justice fait un signe d'assentiment.)
Vous voyez donc que vous aviez tort de réclamer contre le rappel que je faisais tout à l'heure de cette critique adressée à la nomination de l'honorable M. Bara.
Je dirai bientôt que j'ai la conviction que l'avenir justifiera que cette critique n'est que secondairement fondée.
On lui a reproché encore quelques paroles peut-être un peu vives contenues dans les premiers discours qu'il a prononcés dans cette enceinte.
Eh, mon Dieu, messieurs, soyons justes envers les autres comme envers nous ! si nous voulions tous faire appel à nos souvenirs, nous rappeler toutes les paroles que nous avons prononcées, quel est le plus modéré, le plus calme d'entre nous qui n'aurait pas à se dire : Dans telle circonstance, j'aurais mieux fait d'employer des expressions plus modérées sans changer en rien la pensée que j'ai voulu faire connaître à la Chambre et au pays. Mais j'envisage, permettez-moi de vous le dire, messieurs, l'appel de M. Bara à la tête de cet important département, à un point de vue plus élevé. Il ne s'agit pas de demander au ministre ce qu'il a écrit comme étudiant. Il ne s'agit pas de scruter quelles sont les expressions parfois vives qu'il a pu prononcer dans une circonstance donnée, mais il faut se demander s'il a les capacités, l'énergie et l'élévation de caractère nécessaires pour remplir les hautes fonctions qui lui sont confiées.
Eh bien, messieurs, faites appel à vos souvenirs. Est-il vrai, oui ou non, que le jeune député de Tournai a non seulement dès ses débuts justifié la confiance de ses concitoyens, mais que de jour en jour, à chacune des phases de sa brillante carrière parlementaire, nous l'avons vu développer un esprit pratique et gouvernemental qui frappait l'observateur attentif et impartial.
Voilà, messieurs, quelles sont les qualités qui distinguent l'honorable M. Bara et qui l'ont signalé à la confiance du Roi et de ses nouveaux collègues.
Qu'il me soit permis maintenant de lui dire que j'espère qu'il saura, par son attitude vis-à-vis de la magistrature, par sa modération autant que par sa fermeté, démontrer que chez lui la maturité a devancé l'époque ordinaire où elle règne dans l'esprit humain.
Le chef du département de la justice compte au nombre de ses devoirs les plus élevés et Ici plus délicats, celui de présenter au Roi des nominations à une foule d'emplois très importants, surtout dans la magistrature. Je me permets de recommander à l'honorable ministre de se montrer sous ce rapport d'une réserve extrême, de faire comme faisait son honorable prédécesseur, de veiller à n'appeler à siéger dans la magistrature que des hommes qui en soient profondément dignes ; je me permettrai de conseiller à l'honorable ministre qui, par son âge, verra arriver autour de lui comme compétiteurs pour les fonctions de la magistrature beaucoup de ses contemporains, de ses condisciples, qu'il leur dise qu'il n'attend pas d'eux des services politiques, qu'il n'attend pas d'eux qu'ils deviennent des agents électoraux ; je lui conseille de leur rappeler avec austérité qu'un magistrat, par cela même qu'il a une mission des plus délicates et des plus élevées à remplir dans notre ordre social, doit rester à l'abri de tout soupçon de passion politique. (Interruption.)
J'entends sur les bancs de la droite des signes d'approbation ; mes honorables collègues me permettront de les leur rappeler tout à l'heure, quand je les entretiendrai d'un autre ordre d'idées.
M. Jacobs demandait hier à M. Bara s'il entendait apporter comme don de joyeuse entrée au département de la justice, la suppression de la présence des fonctionnaires publics au Te Deum, la suppression des piquets d'escorte d'honneur qui accompagnent les processions ; je demanderai, moi, à M. le ministre de la justice, de signaler son arrivée au pouvoir par d'autres dons. Je lui demande d'abord de s'occuper immédiatement de la loi sur la réorganisation judiciaire. Voilà, messieurs, le premier acte par lequel je voudrais voir le jeune ministre de la justice signaler sa carrière.
Je voudrais autre chose encore. Il y a quelques mois, la cour d'assises de la province de Hainaut condamnait à mort un grand criminel. Toutes les circonstances les plus odieuses avaient entouré son attentat ; la population en était profondément émue, et cependant un arrêté royal, contresigné par l'honorable M. Tesch, a commué la peine de mort en celle des travaux forcés à perpétuité.
Qu'il me soit permis de remercier respectueusement notre Roi vénéré, qui, par un acte de cette nature, a prononcé en fait l'abolition de la peine de mort. (Interruption.) Je tiens également à rendre hommage de cet acte à l'ancien ministre de la justice, M. Tesch.
Je demande à M. Bara de compléter ce qui a été commencé par l'arrêté de grâce que je viens de citer et de faire disparaître désormais de notre Code pénal la peine de mort, qui n'est plus en rapport avec la douceur de nos mœurs. (Interruption.)
Qu'il me soit permis de rappeler que déjà en 1850 j'ai voté avec quelques-uns de mes collègues pour la suppression de la peine de mort et que tous ces abolitionistes appartenaient à cet implacable parti doctrinaire. Parmi eux je citerai au premier rang l'homme dont l'absence de cette Chambre y a laissé un vide qui ne sera jamais comblé, l'homme à jamais regrettable qui siégeait ici près de moi, l'honorable M. Devaux et M. Ch.de Brouckere dont tous également nous honorons la mémoire.
En terminant cette partie de mon discours, je crois donc pouvoir dire à M. Bara : Au nom du droit que me donne peut-être ma vieille confraternité du barreau, au nom du droit que me donne encore peut-être mon ancienneté dans cette Chambre et surtout au nom du droit incontestable que me donne la sympathie profonde que je porte à tout homme jeune qui s'élève, qui grandit non pas par l'intrigue, mais par le talent, par le travail et par le caractère, je crois pouvoir lui dire que le programme de son administration doit être : Modération, confiance et courage. J'ai la conviction que l'honorable ministre de la justice saura remplir noblement ce programme.
J'aborde maintenant ce que je tenais à dire à la Chambre sur notre situation intérieure.
Et tout d'abord je vous demande à tous, en faisant abstraction un moment de vos dissentiments politiques, de nos discordes politiques, s'il n'est pas vrai qu'au point de vue matériel comme au point de vue moral la Belgique soit le pays dont le sort soit le plus enviable et le plus envié sur la terre. Cela n'est-il pas vrai ?
M. Van Overloopµ. - Et les suicides ?
M. Dolezµ. - Je ne comprends pas la portée de l'observation : il y a des suicides dans notre pays comme partout, mais je ne vois pas en quoi les suicides peuvent toucher à l'ordre d'idées que j'ai l'honneur de développer en ce moment devant vous et après avoir émis cette thèse (page 37) à laquelle, au fond de vos cœurs, vous devez applaudir, j'en suis convaincu, je dirai avec franchise que cela ne m'empêche pas de reconnaître, comme le faisait hier M. le ministre des affaires étrangères, qu'il y a dans notre situation intérieure quelque chose de fâcheux, quelque chose de regrettable que je voudrais contribuer à voir disparaître. Nos discussions ont été souvent plus violentes qu’il n’eût été désirable et c’est là peut-être l’explication du silence que j’ai souvent gardé !
D’autre part, je reconnais encore que souvent dans nos discussions on s'occupe trop de questions qui touchent plus ou moins directement à la religion, et que le clergé y est trop fréquemment mis en cause.
C'est une situation que je considère comme mauvaise, parce que, en définitive, l'intérêt de la religion c'est notre intérêt à tous ; parce que la religion catholique est celle de la presque totalité du pays ; c'est donc un intérêt que je considère comme tenant au pays tout entier que celui de la religion, celui de la religion catholique. Vous ne réclamerez pas, j'espère, en présence d'une pareille déclaration de principes. J'ajoute que si jamais la religion catholique, qui est la mienne comme la vôtre, qui est celle de la presque totalité des membres de la gauche, comme elle doit être celle de la totalité des membres de la droite ; si, dis je, cette religion était réellement opprimée, je me joindrais à vous pour la défendre.
Mais, après avoir signalé le mal, permettez-moi, messieurs, de vous poser cette question délicate : A qui la faute ?
L'opposition m'a déjà répondu j'en suis convaincu : La faute en est à la gauche ; c'est la gauche qui a amené cette situation ; elle seule en est comptable ; c'est elle seule que nous en accusons. Voilà évidemment comment vous avez répondu à ma question.
De mon côté, il me sera sans doute permis d'y faire une réponse différente et de dire à nos adversaires : La faute en est surtout à vous, peut-être exclusivement à vous... (interruption) et permettez-moi de tenter de le prouver. Je ne vous demande pas de l'avouer ; il est de ces aveux qu'on ne demande pas. Mais je vous demande de me permettre de le prouver, de le prouver vis-à-vis du pays, du pays impartial, du pays sans passion, du pays modéré, du pays digne de rester notre juge.
M. Dumortier. - C'est probablement nous qui avons présenté toutes ces lois qui...
MpVµ. - M. Dumortier, pas d'interruption, vous êtes inscrit.
M. Dolezµ. - D'abord, si nous interrogeons nos principes essentiels de part et d'autre, mais qui donc doit être suspect d'avoir mêlé la religion et la politique ? Est-ce nous, nous qui proclamons bien haut que ce sont là des intérêts qu'il faut nécessairement séparer et distinguer ? N'est-ce pas vous, au contraire, qui, à tout propos, avez voulu mêler la politique et la religion ?
D'autre part, si j'interroge votre origine comme opposition, vous ne trouverez pas mauvais que je la caractérise en un mot ; votre opposition est née au milieu d'un accès de colère ; accès excusable peut-être dans certaines limites, mais que vous avez eu le tort de prolonger beaucoup trop longtemps et que vous avez le tort de prolonger encore.
Je dis que votre opposition est née au milieu d'un accès de colère. Il me suffira de rappeler quelle était votre situation en 1847.
Vous vous êtes crus au moment de voir réaliser par la loi bien plus que vous n'auriez jamais osé espérer au point de vue des idées que vous caressiez avec le plus d'amour. Vous aviez le pouvoir en main, tout à coup tout cela s'est écroulé, la loi que vous caressiez a été retirée ; le pouvoir qui était détenu par vos amis a été délaissé, a été abandonné par eux. C'est dans cette situation de délaissement et d'abandon que des hommes courageux de la gauche ont repris le pouvoir que d'autres avaient ainsi laissé tomber, après l'avoir compromis.
Eh bien, messieurs, rappelez-vous, je vous prie, quels furent vos premiers pas dans l'opposition ? Jamais on n'avait entendu dans cette enceinte des violences de langage telles que celles dont vous nous avez rendus l'objet.
On a dit, messieurs, dans une discussion d'une autre année, qu'autrefois on transigeait au pouvoir. Mais il est bon de rappeler comment il se fait qu'autrefois on transigeait, et comment il se fait que depuis toute transaction a été impossible.
Quand nous appartenions à l'opposition, nous disions au pouvoir, quand il nous présentait des lois : Nous comprenons à merveille que la loi que vous présentez, vous deviez la produire au nom de vos principes, au nom des intérêts qui vous préoccupent.
Si nous étions gouvernement et majorité, nous ne voudrions pas de cette loi, mais si vous consentez à y introduire certaines améliorations, nous y donnerons notre concours. Ce langage, une partie notable de notre opposition et parfois notre opposition presque tout entière l'a souvent tenu. C'est dans ces conditions que l'on transigeait et au pouvoir et dans l'opposition.
Est-ce là, messieurs, soyez de bonne foi, ce que vous avez fait ? Rappelez-vous toutes les lois qui vous ont été présentées ? Mais vous les avez toutes couvertes de vos anathèmes ; à l'occasion de chacune d'elles, vous avez prétendu que nous violions la Constitution, que nous immolions toutes les libertés que la Constitution a consacrées.
Et quand tel a été votre langage à propos de tout, quelle transaction eût donc été possible ? Mais aucune. Ma mémoire me rappelle en ce moment un fait qui ne manque pas d'intérêt dans l'ordre des idées dont j'entretiens la Chambre en ce moment. Quand nous discutions le Code pénal, au moment où nous nous occupions des articles relatifs aux délits qui pouvaient être commis par les ministres des cultes dans l'exercice de leurs fonctions, la commission du Code pénal, que j'avais l'honneur de présider, avait proposé une rédaction qui atténuait d'une manière importante les propositions du gouvernement. Nous avions pensé que cette initiative de transaction trouverait accueil parmi vous.
Eh bien, qu’est-il arrivé ? C'est que le projet de la commission n'a pas plus trouvé grâce près de vous que celui du gouvernement. Et pendant, messieurs de la gauche, que vous n'admettiez pas plus les idées admises par la commission que celles du gouvernement, certains d'entre vous venaient me demander pourquoi la commission ne soutenait pas ses propositions. Je leur répondais : Nous étions disposés à une transaction si elle pouvait faire taire votre opposition ; à ce prix, nous voulions bien tenter d'obtenir de la confiance de nos amis de nous suivre dans nos tentatives de conciliation.
Mais dès l'instant que vous repoussez cette tentative, nous serions des dupes si nous persistions dans nos propositions. Nous les abandonnons donc et nous nous rallions au projet du gouvernement.
Voilà, messieurs, comment il s'est fait que nos discussions aient été souvent violentes et comment ce n'est point par la faute de la gauche que ces violences se sont introduites dans nos débats.
Messieurs, dans les pays libres, dans les pays qui se gouvernent eux-mêmes, l'opposition est un élément essentiel du gouvernement ; il est désirable, dans l'intérêt de la bonne direction des affaires de l'Etat, que l'opposition exerce une légitime part d'influence sur cette direction. Mais, pour que cela puisse être, il faut que l'opposition ne demande pas à la majorité d'appliquer les principes de la minorité et de gouverner au goût de celle-ci.
Encore une fois, c'est ce que vous n'avez pas compris : vous avez toujours voulu imposer à la majorité les principes qui vous inspirent ; vous avez voulu, en un mot, que la majorité gouvernât, comme si vous aviez été vous-mêmes la majorité, comme si vous aviez été vous-mêmes au pouvoir. Il est résulté de là que vous avez perdu toute influence sur la confection de nos lois les plus importantes ; et je reconnais que cette situation peut être pour quelque chose dans l'irritation plus ou moins factice et plus ou moins réelle, à certains égards, qui règne sur vos bancs et parmi les amis que vous avez dans le pays.
Par la violence de votre opposition, vous n'avez pas compris encore que vous manquiez à un autre de vos intérêts, j'allais presque dire à un autre de vos devoirs.
L'intérêt, le devoir de l'opposition est de poursuivre la conquête du pouvoir. Quand on combat un gouvernement, c'est parce qu'on croit qu'il gouverne mal et qu'on ferait mieux que lui dans l'intérêt du pays si on était dépositaire du pouvoir.
Le devoir de l'opposition est donc de veiller toujours à ce que le programme qu'elle a défendu dans l'opposition puisse se réaliser, si le pouvoir vient à lui être offert.
Y avez-vous songé depuis que vous êtes dans l'opposition ?
Ce qui vous est arrivé en 1864 va répondre pour moi. A cette époque, le pouvoir tombait entre vos mains ; à cette époque, non seulement il vous était offert par la royauté ; mais tous, sur nos bancs, nous formions le vœu qu'il fût pris par quelques-uns des vôtres. Il nous paraissait bon que le pays fît l'épreuve de la manière dont vous le gouverneriez.
Vous avez reculé ; et pourquoi donc ? On a donné à ce fait très significatif de notre histoire de ces dernières années, diverses interprétations. Quant à moi, j'aime à prendre celle qui est là plus noble, la plus digne de ceux qui ont l'honneur de participer à la gestion des affaires publiques ; vous n'avez pas pris le pouvoir parce que l'attitude que vous aviez dans l'opposition vous empêcherait de le prendre.
A tout moment, vous aviez proclamé à cette tribune, vos journaux avaient incessamment proclamé avec vous devant le pays et dans l'Europe (page 38) entière que toutes nos lois étaient violatrices de la Constitution et de toutes les libertés qu'elle consacre ; il était donc de votre devoir, le jour de votre rentrée aux affaires, de proposer l'abrogation de ces lois. Eh bien, vous n'avez pas accepté le pouvoir, parce que vous ne l'auriez pas osé.
Et si jamais gouvernement et majorité furent vengés, d'une manière éclatante, d'attaques injustes, odieuses, c'est la majorité, c'est le gouvernement qui gouverne encore aujourd'hui, quand vous êtes venus proclamer ainsi votre impuissance.
Je sais que trois mois après, l'honorable M. Dechamps se déclara prêt à accepter le pouvoir ; mais dans quelles conditions le demandait-il ? Il le demandait armé d'un programme qui n'avait rien de commun avec toute la conduite que l'opposition avait tenue ; il le demandait avec un programme d'expédients, avec un programme qui faisait bon marché de nos lois organiques, avec un programme qui anéantissait le grand parti conservateur. (Interruption.)
Ce programme a porté le nom de M. Dechamps ; je sais qu'on a prétendu que l'honorable M. Coomans avait quelque droit à sa paternité ; je comprends donc qu'il proteste.
M. Coomans. - Je l'aurais fait un peu mieux.
M. Dolezµ. - Et la preuve que ce programme était un programme d'expédients, qu'il ne réalisait pas le programme de l'opposition, c'est qu'il n'a pas été adopté unanimement par les membres de la droite. Jusque-là vous étiez toujours unanimes sur toutes les questions, vous votiez comme un seul homme ; mais quand a paru en 1864 le programme de M. Dechamps, les hommes véritablement conservateurs de la droite ne l'ont pas accepté.
Et qu'il me soit permis ici de rendre sous ce rapport un hommage à un vieil ami que des dissentiments politiques ne m'ont jamais empêché d'apprécier et d'aimer ; je veux parler de l'honorable M. Dumortier. Oui, messieurs, il a maintenu ferme et haut le drapeau conservateur, quand M. Dechamps s'abandonnait à un expédient politique qui le détruisait.
Messieurs, je me permettrai de vous citer une petite anecdote à propos de ce programme de M. Dechamps.
Le programme venait de paraître. Deux jours après, sortant de cette Chambre, je rencontre un homme très haut placé dans l'opinion catholique ; il n'appartenait pas au parlement, je me hâte de le dire. Notre conversation porta tout naturellement sur le programme dont l'opinion se préoccupait alors. J'interrogeai mon honorable interlocuteur sur sa façon de l'apprécier. C'était un homme d'infiniment d'esprit : il me répondit textuellement ceci : « Croyez-vous donc que les véritables conservateurs soient disposés à suivre M. Dechamps dans ses étourderies ? Sans doute, si M. Dechamps venait à réaliser les réformes électorales qu'il a improvisées, sans que son parti y ait jamais songé, sans qu'il en ait même jamais parlé ; sans doute, ces réformes approchant du suffrage universel, seraient un instrument dont nous pourrions nous servir, pour faire voter les campagnards en notre faveur ; mais quand ils auraient appris à s'en servir, ils s'en serviraient contre nous ; ils s'en serviraient pour nous faire danser ; et comme je ne veux pas danser, je ne veux pas du programme de M. Dechamps. »
Voilà ce que disait un homme d'esprit, un homme qui est par ses opinions éminemment conservateur.
Vous devez nous rendre cette justice : nous fûmes alors les véritables conservateurs. N'est-ce pas nous en effet qui nous opposâmes énergiquement à ce programme d'expédient et d'aventures ? N'est-ce pas nous qui pensâmes qu'il ne fallait pas, pour tirer d'embarras un chef d'opposition, livrer ainsi à son imprudence le remaniement précipité de nos lois organiques les plus importantes ?
Et permettez-moi d'ajouter : l'attitude que nous prîmes alors fut ratifiée par le pays. cette majorité que nous n'avions plus, les élections nous l'ont rendue. Tandis que l'éditeur responsable du programme fut repoussé par son collège électoral à une énorme majorité.
Cette majorité imposante condamna la politique de M. Dechamps, tout comme la majorité du pays condamna le programme qu'il avait eu l'imprudence de soumettre au pays...
M. Coomans. - Douze électeurs à Gand !
M. Dolezµ. - Messieurs, je vous parlais tout à l'heure du regret que j'éprouve de voir fréquemment les intérêts de la religion et le nom du clergé mêlés à nos débats politiques ; je disais que notre principe était contraire à ce mélange de la religion et de la politique.
Est-ce aussi votre règle ? Qui voyons-nous dans les élections ? Je n'hésite pas à le dire ; suivant moi, la faute la plus grande qui ait été commise, dans l'intérêt de la religion et du clergé catholique, c'est de l'avoir mêlé aux luttes et surtout aux discussions électorales.
Que le prêtre, qui est citoyen comme nous, prenne sa part personnelle d'action dans les élections, ce n'est pas moi qui songerai à l'en détourner. Mais que le prêtre, oubliant sa mission de concorde et de paix, devienne un agent électoral, un agent de luttes et de divisions, je dis que la religion n'a qu'à y perdre, et le respect dont le prêtre doit être entouré, ne peut pas manquer de disparaître au milieu de la lutte. Cette réserve que je recommandais tantôt à la magistrature et à laquelle vous applaudissiez, ne convient-elle pas plus encore à la mission du prêtre ?
Eh bien, est-ce dans notre intérêt que le clergé intervient dans les élections ? Est-ce nous qui l'y avons convié ? Est-ce nous qui lui faisons croire que, s'il ne nous vient pas en aide, les intérêts de la religion sont compromis ? Qui lui tient chaque jour ce dangereux langage ? Qui le mène vers le précipice ? C'est vous, c'est votre presse ?
Voilà les imprudences qui ont fait que nos débats portent cette empreinte de débat religieux, alors qu'ils devraient toujours rester uniquement des débats politiques.
On a fait, messieurs, dans notre pays et même au dehors de notre pays, certain bruit, beaucoup trop de bruit, selon moi, d'une réunion d'individus qui se sont qualifiés, je ne sais pourquoi, de solidaires, et l'on a prétendu que c'était là un symptôme marquant la décadence des idées religieuses dans notre religieuse Belgique.
Mais d'abord n'exagère-t-on pas l'importance de la réunion qu'on appelle les solidaires ? J'ai ouï dire que le nombre en est infiniment petit, si petit que si on vous le disait, vous ririez d'y avoir attaché tant d'importance. Mais, en définitive, les solidaires, que leur attitude froisse ou ne froisse pas nos sentiments intimes, usent d'un droit que, dans notre libre Belgique, où règne la liberté de conscience à tous égards l'on ne peut méconnaître.
Mais les solidaires, qui donc les a engendrés ? Est-ce nous encore une fois ? (Interruptions. )
Je n'entends pas dire, ce qui serait absurde, que vous avez voulu, de gaieté de cœur, créer la secte des solidaires.
Je vous estime trop pour vous prêter une pareille pensée avec les sentiments religieux qui vous caractérisent. Je ne crois pas cela. Mais ce que j'entends dire, c'est mon droit, c'est mon devoir, c'est que ce sont vos fautes qui les ont créés.
- Des membres. - Allons donc !
- D'autres membres. - Oui ! oui !
M. Dolezµ. - Messieurs, je vais vous le prouver. Interrogez l'esprit humain, interrogez la propension que nous avons tous à nous opiniâtrer, et quelquefois aveuglément, quand nous sommes entrés dans une voie de lutte, et alors vous vous direz peut-être avec moi, non pas tout haut, mais tout bas, rentrés chez vous, dans vos consciences, qu'après avoir habitué une partie de nos populations à considérer le clergé comme des adversaires et à lutter contre lui, il est assez naturel que l'on ait amené certains esprits, plus ardents que d'autres, à croire que là où se trouvait le clergé, là se trouvait un ennemi, et que, partant, il fallait se séparer de cet ennemi.
N'est-ce pas là ce qui a amené quelques hommes à se mettre en dehors de ce que comportent les sentiments les plus généreux, les plus répandus dans le pays ?
Messieurs, votre appel à l'intervention du clergé dans les élections a encore amené un autre de vos griefs contre le ministère.
J'ai entendu dans cette Chambre répéter à différentes reprises que les catholiques politiques, je ne parle que de ceux là, parce que, au point de vue religieux, je me crois aussi catholique que n'importe lequel d'entre vous (interruption), peut-être plus que certaine personne qui m'interrompt.
Je répète donc que vous avez souvent reproché au gouvernement une sorte d'intolérance à l'égard des candidats aux fonctions publiques, qui appartenaient à votre parti politique.
Je pourrais répondre que j'ai moi-même été souvent témoin d'actes de tolérance contraires à ces accusations. Je pourrais dire que personnellement j'ai obtenu de l'honorable M. Tesch de faire entrer dans la magistrature des jeunes gens d'un talent reconnu qui appartenaient, par leur éducation et par leur propension à l'opinion de la droite.
L'honorable M. Tesch pourra se rappeler les faits auxquels je fais allusion en ce moment. Il me demandait une seule chose : c'était si je connaissais assez les jeunes gens que je recommandais pour lui garantir qu'une fois magistrats ils ne se laisseraient point influencer par des sentiments politiques.
Mais je ne dois pas méconnaître qu'on a dû se préoccuper, pendant ces dernières années, de donner certaines préférences dans la collation des emplois aux candidats qu'on considérait comme appartenant à (page 39) l'opinion de la majorité. Etait-ce légitime ? Je pourrais me borner à dire que tous les ministères ont agi de même, que l'honorable M. de Theux, que l'honorable M. Nothomb étant aux affaires, agissaient de même et je ne songeais pas à leur en faire un reproche.
Mais ce que je veux vous dire, c'est que l'intervention du clergé dans nos luttes électorales nous fait en quelque sorte une loi de tâcher d'organiser à notre tour une défense électorale permanente. Vous avez dans le clergé, avec la faute énorme que vous lui avez fait commettre de se mêler d'élections, un système d'agents électoraux organisé. Quel est donc le système d'influences électorales que le gouvernement libéral peut opposer à cotte organisation ?
Mais évidemment certaine préférence attribuée dans la collation des emplois publics à ceux qui partagent nos convictions politiques. Si le clergé restait étranger aux luttes électorales, je suis convaincu que ces luttes changeraient de caractère et qu'il serait permis d'appliquer une tolérance plus grande dans le choix des fonctionnaires publics.
Je viens, messieurs, de vous faire connaître bien sincèrement ma pensée sur la situation intérieure de notre pays. A cette situation qu'il ne faut pas assombrir outre mesure, y a-t-il un remède ?
Messieurs, je n'ai pas la prétention de vous l'indiquer d'une manière infaillible, cependant, permettez-moi de le dire, je n'en vois qu'un seul.
Je ne le vois que dans la prudence et les réflexions des hommes influents des deux partis.
Si j'avais sur mes amis assez d'autorité pour leur faire accepter mes conseils, je leur dirais sans détours : « Faites désormais moins de politique dans vos lois. » Suivant moi, la politique se fait bien mieux par l'administration de tous les jours que par des changements de lois ; suivant moi, la politique dans les lois est entourée de difficultés, de périls et de dangers.
La politique dans les lois est presque toujours fatalement une cause d'irritation dans un pays que divisent deux grands partis unis sans doute par des intérêts communs, mais séparés par des questions de principes.
Et pourquoi ?
Mais parce que dans les lois la politique se formule par des principes qu'il est impossible d'abdiquer.
Chacun défend son principe, chacun y apporte l'ardeur et presque toujours l'animosité que ce principe met dans nos cœurs.
L'irritation se forme par la lutte et grandit de jour en jour et toute loi politique nouvelle est une cause d'irritation,
La politique par l'administration au contraire se fait avec plus de mutuelle tolérance.
Là les hommes sont plus paisiblement en présence ; là leur caractère conciliant peut exercer son influence ; là chaque cas spécial à sa physionomie différente et souvent des hommes qui, s'ils avaient eu à discuter des principes, eussent été en désaccord parviennent à s'entendre quand ils ont à résoudre administrativement une question politique qui au point de départ paraissait présenter une difficulté insurmontable.
Quant à la droite, messieurs, je n'ai pas le droit de lui donner des conseils ; à peine, je le disais tout à l'heure à mes amis, me croyais-je assez d'autorité, au nom de ma vieille fidélité à notre drapeau, pour me permettre de leur dire ce que vous avez entendu.
C'est donc à vous, messieurs, à aviser de votre côté à ce que vous pourriez faire pour faire disparaître une irritation que vous avez déplorée, que vous déplorez dans chacun de vos discours et que, pour mon compte, je suis profondément désireux de voir se calmer dans le pays.
Avant de terminer, messieurs, permettez-moi de vous parler d'une publication qui, peut-être, a fait trop de bruit et à laquelle, pour mon compte, j'aurais désiré qu'on n'attachât pas autant d'importance, si à l'étranger elle n'avait été une cause de bien mal juger la situation de notre pays.
Vous avez compris que je veux parler de la brochure de l'honorable M. Dechamps. Je regrette que l'auteur de cet écrit ne soit pas parmi nous ; je le regrette uniquement pour cette circonstance, et à cet égard je tiens à m'expliquer nettement. J'ai eu pendant presque toute ma vie des relations d'amitié avec l'honorable M. Dechamps.
J'admirais son talent oratoire, non pas son talent d'homme d'Etat parce que, pour moi, M. Dechamps, orateur éminent, n'est pas un homme d'Etat illustre comme on l'a qualifié en pays étranger et un peu aussi dans le nôtre, chez des amis trop fortement enthousiastes.
A titre de ces rapports d'amitié, à titre du respect que m'inspire toujours le talent, j'avais, dans toutes nos élections, fait des vœux pour que M. Dechamps restât parmi nous. Plusieurs fois même j'avais dit à des amis qui pouvaient exercer de l'influence sur l'élection de M. Dechamps que, suivant moi, les partis s'honoreraient en ne cherchant pas à éloigner du parlement les hommes qui en font l'ornement.
A ce titre j'ai demandé plusieurs fois qu'on prêtât concours à l'élection du catholique M. Dechamps.
Eh bien, après le programme d'expédients que M. Dechamps avait l'imprudence de produire, je tiens à dire hautement que j'ai pris vis à-vis de lui, devant ceux de mes amis qui pouvaient influer sur l'élection, une position différente : je les ai engagés à voter contre lui.
Vous comprenez donc pourquoi je vous disais tout à l'heure que si je regrettais que M. Dechamps ne fût pas parmi nous, c'était uniquement un regret d'occasion, un regret que je n'avais pas hier, un regret que je n'aurai plus demain ; car la désapprobation dont le corps électoral l'a frappé il y a deux ans a été, selon moi, profondément méritée.
Eh bien, messieurs, l'écrit de M. Dechamps, je n'ai pas à le juger, comme le disait hier l'honorable M. Nothomb, au point de vue de son mérite littéraire ni au point de vue de ses appréciations générales de la situation de l'Europe ; mais comme député de mon pays, j'ai le droit et le devoir de l'apprécier et de le juger dans cette enceinte, en ce qui concerne la Belgique. Sous ce rapport cet écrit, je le dis sans détour, est à mes jeux l'action la plus déplorable qu'un homme politique ait commise en Belgique depuis 1830.
- Voix à gauche. - Très bien ! très bien !
M. Delaetµ. - Il n'y en a pas de plus belle,
M. Bouvierµ. - Au point de vue clérical.
M. de Naeyerµ. - C'est une œuvre inspirée par le patriotisme.
M. Dolezµ. - Vous pouvez l'admirer, mais si vous l'admirez, c'est que vous n'avez pas au cœur les sentiments qui animent le mien.
M. de Naeyerµ. - C'est une injure, nous protestons !
M. Dolezµ. - Comment, messieurs, vous protestez contre mes paroles ?
M. Coomans. - Ce n'est pas la taupe qui a le plus de patriotisme, c'est le chien de berger.
M. Dolezµ. - Permettez-moi de le demander à tous les hommes de cœur, permettez-moi de vous le demander à vous-mêmes, est-il bon d'habituer un pays à douter de son existence, à douter de sa vitalité, à douter de son avenir ? Est-ce d'un bon citoyen ?
Est-ce encore d'un bon citoyen de dire à l'étranger que dans des circonstances données la loi de sa conservation pourrait lui commander d'absorber notre patrie ?
Et, messieurs, je vous le demande, cette faute, contre laquelle mon cœur de Belge proteste, n'est-elle pas bien plus grave encore quand l'homme qui l'a commise se pare, en tête de cet écrit, de la double qualité de ministre d'Etat et d'ancien ministre des affaires étrangères de son pays ?
- Voix à gauche. - Très bien, très bien !
M. Dolezµ. - Est-ce encore, je vous le demande, d'un bon citoyen de permettre à l'étranger de croire que si notre indépendance, notre nationalité étaient menacées, notre énergie, notre dévouement, notre unanimité pour la défendre pourrait dépendre de nos discussions parlementaires, de nos dissentiments intérieurs ?
Etes-vous, messieurs, de cet avis ; qui de vous oserait répondre oui ?
- Plusieurs voix à gauche. - Très bien !
M. Dolezµ. - Permettez-moi de vous le dire, quand M. Dechamps, dans sa brochure, émet de pareilles pensées, il vous calomnie. Je ne vous crois pas capables de pareils sentiments.
Je vous crois patriotes comme moi, je suis convaincu que si l'indépendance de la patrie était menacée, vous seriez aussi ardents que moi à la défendre.
M. Thonissenµ. - Oui, tous !
M. Jacobsµ. - Et M. Dechamps le premier.
M. de Woelmontµ. - Vous attaquez un absent ; vous feriez mieux de répondre par les journaux.
MfFOµ. - Nous avons le droit de traiter ces questions ici.
M. Dolezµ. - J'entends dire : Vous attaquez un absent ; vous devriez répondre dans les journaux. N'ai-je pas, comme Belge et comme député de mon pays, le droit de faire entendre, du haut de notre tribune nationale, une protestation contre de pareilles accusations ?
C'est ici surtout, c'est au milieu de vous, que la protestation doit se faire entendre et si l'honorable M. Dechamps avait été ici, mes paroles n'auraient pas été moins sévères, tant s'en faut, soyez-en sûrs.
(page 40) M de Woelmontµ. - Vous lui prêtez des idées qu'il n'a pas ; il vous répondra.
M. de Borchgraveµ. - Soyez tranquille.
M. Dolezµ. - Au lieu de répandre dans nos populations des doutes sur la vitalité de notre pays, ce qu'il faut faire, c'est chercher à augmenter, à fortifier tous les jours dans le cœur de tous les Belges cette confiance profonde qu'un pays qui peut revendiquer l'honneur d'avoir, dans un des moments les plus difficiles que l'ordre social ait eu à traverser, servi de fanal tout à la fois aux amis de l'ordre et à ceux de la liberté, ne peut périr sans un de ces crimes qui finissent fatalement par recevoir- un implacable châtiment, (Interruption.)
Je ne possède pas l'art d'écrire comme l'honorable M. Dechamps, mais si j'écrivais une brochure politique sur ce qu'on a appelé, grâce à lui, la question belge, alors que la question belge était close depuis longtemps pour l'Europe tout entière, je tiendrais aux Belges un autre langage. Je rappellerais à la génération d'aujourd'hui, à nos enfants, les récits de nos pères sur les humiliations de la domination étrangère. Je leur rappellerais les emplois livrés partout aux étrangers. Je rappellerais aux mères leurs enfants allant, sous un drapeau qui n'était pas le nôtre, périr dans d'imprudentes expéditions lointaines.
Voilà ce que je ferais si je m'adressais à mon pays avec la conviction que quelque danger menace son indépendance ; mais, messieurs, croyez-moi, ce danger ne nous menace pas ; la Belgique a prouvé que non seulement elle mérite de vivre, qu'elle mérite l'estime et la considération de toutes les puissances de l'Europe, mais aussi qu'elle est prête à défendre énergiquement sa neutralité si elle était menacée.
Ne voyez donc pas à l'horizon ce point obscur et menaçant qu'a créé la riche et fertile imagination de l'honorable M. Dechamps. Restons confiants en nous-mêmes ; tâchons, je le répète, de faire régner le calme dans nos discussions, et permettez-moi de dire en terminant, non pas pour nous, non pour le pays qui le sait, mais pour l'étranger que l'on aurait pu amener à en douter, que si jamais notre indépendance, nos libertés, notre dynastie si nationale que nous confondons désormais si radicalement avec notre existence et nos belles institutions, venaient à être menacées, tous nous n'aurions qu'un cœur, qu'une âme pour défendre ces biens si précieux ; permettez-moi de dire enfin que tout l'héritage que nous a légué la grande génération de 1830 serait honorablement et dignement défendu par ses enfants.
M. Dumortier. - Messieurs, la discussion nous semblait hier terminé. Des interpellations avaient eu lieu ; il y avait été répondu, et l'honorable M. de Theux par un de ces discours calmes, sensés, qu'il a l'habitude de nous faire entendre, avait semblé clore un de ces incidents qui se produisent nécessairement chaque fois qu'un ministre nouveau se place sur les bancs du cabinet.
L'honorable M. Rogier a cru devoir alors prendre la parole et dès l'abord j'ai cru voir que la discussion allait prendre un caractère tout à fait nouveau, qu'au lieu d'explications purement ministérielles nous allions avoir une lutte de tribune.
Le thème qu'a développé l'honorable ministre des affaires étrangères est identiquement le même que celui que vient de développer devant vous l'éloquent orateur qui vient de se rasseoir. Tout ce qu'a fait le ministère est bien, tout ce qu'a fait le parti libéral est bien, la faute de tout le mal qui existe dans le pays, la faute de l'anxiété qui y règne, la faute de nos débats souvent trop animés, je le reconnais, est exclusivement due à la droite.
C'est le clergé, ce sont les évêques, c'est le parti catholique qui cause tout le mal du pays. Voilà le thème.
Prenez le discours de l'honorable M. Rogier dans la séance d'hier. Suivant lui, le gouvernement est impartial et modéré, mais les évêques sont des anarchistes, le clergé est révolutionnaire, le parti catholique fait appel à l'étranger.
Toute la gloire, tout l'honneur est au gouvernement ; nous sommes, nous, le fléau de la Belgique. De son côté, M. Dolez vous dit qu'il y avait une grande et regrettable irritation dans le pays, que depuis un certain nombre d'années la tribune belge, jadis très convenable dans sa forme, avait pris un caractère acrimonieux ; il regrette que les questions politiques soient devenues des questions religieuses ; mais, comme l'honorable ministre des affaires étrangères, il a fait retomber sur le parti conservateur tout le mal. C'est à lui, dit-il, qu'on doit la situation présente.
Eh bien, l'honorable membre ne m'a pas convaincu ; je crois que c'est l'inverse précisément qui est la vérité et que l'on ne crie si fort contre le parti catholique que pour donner le change à l'opinion publique et, au besoin, à l'étranger. Pour moi, la situation qu'on déplore est due exclusivement à la conduite du gouvernement.
Examinons les faits.
Pendant un grand nombre d'années nos discussions ont roulé exclusivement en quelque sorte sur des questions de liberté et d'indépendance nationale. Et quand un changement s'est-il opéré dans le parlement ? Après le traité des vingt-quatre articles, et pourquoi ? Parce qu'alors une foule de gens qui avaient été orangistes, et par orangistes j'entends ici anticatholiques, se sont rangés dans le libéralisme, y ont pris la tête, et sont venus introduire dans notre Belgique ces germes réactionnaires qui avaient amené la révolution.
Voilà, messieurs, l'histoire de la Belgique.
Comme notre époque, le règne de Guillaume lui-même a eu deux phases. Pendant les premières années, il n'y avait point de questions catholiques, en Belgique ; il n'y avait que des questions de liberté et d'impôts. Mais en 1825, le roi Guillaume commença ses mesures de persécution contre les catholiques et le clergé, et alors aussi l'irritation publique a commencé, vous savez comment, et vous savez aussi comment elle a fini. J'espère qu'une pareille fin n'arrivera pas à mon pays. Mais la conduite que le gouvernement tient aujourd'hui est identiquement la même que celle que l'on tenait sous le roi Guillaume.
Voulez-vous juger la situation, prenez le ministère actuel entrant au pouvoir, prenez-le dans sa direction actuelle des affaires et vous verrez la différence qui s'est produite et avec elle la cause du malaise dont on se plaint et qu'on déplore.
Quand le ministère est entré au pouvoir en 1847, que disait-il ? Annonçait-il alors toutes ces mesures violentes, réactionnaires, que nous lui avons vu prendre depuis ? En aucune manière ; le ministère promettait alors précisément le contraire. (Interruption.) L'honorable M. Rogier a parlé du programme du ministère ; le cabinet, a-t-il dit, est resté fidèle à son programme, Eh bien, que disait le programme du ministère du 12 août 1847. J'appelle l'attention de la Chambre et du pays, j'appelle même l'attention du parti libéral sur ce point, car il domine la discussion. Il prouve d'où vous êtes partis et où vous êtes arrivés. Le programme du ministère s'exprimait en ces termes :
« Au moment où une politique nouvelle va présider à la direction des affaires, nous devons au pays de lui faire connaître les bases générales sur lesquelles le cabinet s'est constitué.
« En tête de son programme politique, le ministère tient à poser en termes explicites le principe de l'indépendance du pouvoir civil à tous ses degrés. L'Etat est laïque. Il importe de lui conserver nettement et fermement ce caractère et de dégager sous ce rapport l'action du gouvernement partout où elle sera entravée. »
Je crois qu'il n'y a pas un seul homme du parti catholique qui n'accepte cette thèse, qui est celle de la grande transaction de 1830. « D'autre part, ajoute le programme, respect sincère pour la foi et les dogmes ; protection pour les pratiques de l'ordre religieux ; justice et bienveillance pour le ministres de culte dans le cercle de leur mission religieuse.
« Ce double principe, en harmonie avec l'esprit de notre constitution forme la base essentielle et comme le point de départ de l'administration nouvelle. Il recevra son application dans tous les actes législatifs et administratifs où il devra apparaître et particulièrement en matière d'instruction publique. »
Ainsi le ministère libéral, en arrivant au pouvoir, prenait l'engagement de respecter en toutes choses la foi et les dogmes du pays ; il promettait sa protection pour tout ce qui constituait les intérêts religieux ; il promettait justice et bienveillance pour les ministres des cultes dans l'exercice de leur mission ; en un mot, ce programme était un programme de bienveillance et de conciliation, un programme modéré. Quant aux nominations, que disait encore le ministère :
« Loin de nous la pensée d'une administration réactionnaire, étroitement partiale. Nous la voulons bienveillante et juste pour tous, sans distinction d'opinion politique. »
Ainsi bienveillance pour les cultes, justice et impartialité pour tous, sans distinction d'opinion politique : voilà ce que vous avez promis au pays en entrant au pouvoir. Rapprochez ce programme des faits et dites-moi où est la cause de la situation ? Elle réside dans cette circonstance que le gouvernement a abandonné son propre programme et qu'il l'a abandonné pour agir dans le sens le plus diamétralement opposé à ses promesses. La situation provient de ce qu'au lieu d'un gouvernement bienveillant nous sommes entrés dans un gouvernement violent et dans des lois réactionnaires ; qu'au lieu de la justice et de l'impartialité pour tous, sans distinction d'opinions politiques, vous avez divisé le pays en vainqueurs et vaincus.
(page 41) Peut-on s'étonner, quand le gouvernement change ainsi son drapeau qui était un drapeau modéré, je le reconnais, pour prendre un drapeau violent et réactionnaire, peut-on s'étonner que les discussions soient passionnées, que le pays s'agite ? Et vous osez dire que ce sont les catholiques qui sont la cause de la situation ! Ce sont donc les victimes du mal qui en sont la cause !
La faute du gouvernement, l'honorable et brillant orateur le disait tout à l'heure, est d'avoir introduit la politique dans les lois et la politique religieuse, surtout. Mais qui donc a introduit la politique religieuse dans les lois ? Depuis sa rentrée au pouvoir, le ministère ne nous donne que des lois réactionnaires, que des lois hostiles au culte des habitants du pays. Nous avons eu des discussions animées, mais le jour où il venait porter atteinte à nos croyances, à tout ce que nous avions de plus sacré sur la terre, n'avions-nous pas le droit et le devoir de les défendre ? Ouvrez le Bulletin des lois, ouvrez les actes de ce parlement et qu'y verrez-vous ? Une série non interrompue de mesures réactionnaires, et le motif en est très simple.
Le gouvernement était arrivé par les mauvaises passions, il ne pouvait se maintenir qu'en donnant satisfaction aux mauvaises passions. Tous les hommes modérés de la gauche ont été par là entraînés, annihilés.
D'abord le gouvernement a commencé par porter atteinte à la liberté de la charité dans les fondations en faveur des pauvres ; il a fallu pour cela réviser la loi communale ; il a ainsi anéanti non seulement la liberté de la charité qui est celle des œuvres chrétiennes, mais aussi le droit des pauvres, car la liberté de la charité est surtout précieuse pour ceux qui en profitent, pour les pauvres.
Bientôt après sont venues les mesures contre la liberté de la chaire ; on ne s'est pas arrêté là, on a porté ensuite atteinte à la liberté de la fondation catholique des bourses d'étude en confisquant, malgré la Constitution, les bourses fondées par la foi de nos pères et dans un intérêt catholique pour les faire contourner au profit d'une instruction anticatholique.
Après avoir porté atteinte au principe religieux dans la liberté de la charité, dans la liberté de la chaire et dans la confiscation des bourses d'étude catholiques, le gouvernement ne s'est pas arrêté sur le terrain glissant de la réaction.
Au moyen de circulaires, il est venu modifier partout la loi sur l'instruction publique, supprimant partout les écoles adoptées par les communes, surtout quand elles étaient dirigées par des religieux ou par des religieuses. Partout donc c'est l'intérêt religieux qui a été sacrifié, froissé par le gouvernement. Et quand le gouvernement persécute d'une manière aussi violente les sentiments religieux du peuple belge, vous viendrez dire que c'est nous, les représentants de cette opinion que vous persécuter, qui sommes cause de l'agitation qui règne dans le pays !
Messieurs, ne vous faites pas illusion, vous êtes en 1828, à l'époque où commença l'opposition qui amena la chute de Guillaume Ier. Lui aussi disait alors, en parlant des catholiques : Les pétitionnaires sont des infâmes ; comme on pourrait dire de nous aussi qui combattons vos abus que nous sommes des infâmes. Nous, le parti conservateur, nous des infâmes, parce que nous combattons votre politique, comme, en 1828, nous combattions les abus !
Comme vous aussi, le roi Guillaume, fidèle à sa devise : Je maintiendrai, se refusait à faire disparaître nos griefs ! En 1828, comme aujourd'hui, au lieu d'écouter ces justes griefs contre la foi de nos pères et d'y remédier, on accusait les catholiques d'être la cause de l'agitation du pays ; ceux qui nous lançaient ce reproche s'obstinaient à ne point voir leur propre fait dans une situation qu'ils avaient seuls créée, et comme nos accusateurs d'alors, vous voulez aujourd'hui rejeter sur le parti catholique le blâme d'une conduite qui est la vôtre, qui est celle de votre gouvernement, de votre parti !
L'honorable orateur auquel je succède vous parlait tout à l'heure de la collation des places et des emplois publics. Si, disait-il, l'étranger nous menaçait, les mères rappelleraient à leurs enfants l'époque où il n'y avait point de places pour les Belges, ou tous les emplois publics étaient donnés à des étrangers. L'honorable membre avait parfaitement raison ; mais, je le demande, n'est-ce pas exactement la position qui est faite aujourd'hui aux catholiques ? Ne sont-ils pas l'objet d'un véritable ostracisme ?
M. le ministre de la justice (M. Bara). - Et le programme de M. Dechamps ?
- Un membre. - Et les gouverneurs ?
M. Dumortier. - Je sais bien que le gouvernement n'a pas pu destituer tous les gouverneurs ; mais ce que je sais aussi, c'est que dans toutes les communes belges où il l'a pu, il a écarté les catholiques des fonctions municipales pour les remplacer par des hommes appartenant à son parti. Ce que je sais encore, c'est qu'on cherche, par toutes les nominations à faire du sanctuaire de la justice un instrument purement libéral de manière à priver la moitié du pays de la justice à laquelle elle a droit. Est ce là que le gouvernement a fait preuve de cet esprit de justice et d'impartialité dont on parlait tout à l'heure ? Est-ce ainsi que vous avez exécuté votre programme ? Non, vous avez tout foulé aux pieds, liberté, égalité, religion, justice, pour assurer votre domination, et vous nous accusez d'être la cause du malaise du pays !
La persécution s'est étendue sur tous les intérêts catholiques ; elle s'est attaquée à la liberté de la charité, à la liberté de la chaire, à la liberté des fondations de bourses d'étude, aux fabriques d'église, au temporel du culte. Et maintenant, à propos de la question des cimetières, n'est-on pas venu enlever aux catholiques cette liberté sacrée d'être enterrés entre eux, liberté qui existe même dans les contrées les plus barbares, chez le peuples les plus sauvages ?
Quel est votre but dans cette question, si ce n'est de transformer nos lieux de sépulture en cimetières de solidaires ? Les solidaires ! Mais j'ai le droit de vous dire que c'est vous qui les avez créés et encouragés par vos actes.
Ne retournez donc pas les positions comme vous le faites sans cesse ; ne venez pas dire que c'est nous qui sommes cause de la situation actuelle, tandis qu'elle n'est que la conséquence logique, inévitable de vos actes. Ce sont vos actes, et rien que vos actes, qui ont fait naître cette irritation qui règne dans le pays, irritation qu'il est urgent de calmer si vous voulez sauver le pays.
Oui, messieurs, j'ai établi tout à l'heure une comparaison entre la position où se trouvait la Belgique en 1828 et sa situation actuelle, et je dis encore que si vous voulez assurer l'existence nationale, si vous voulez éviter que dans deux ans...
M. Lebeau. - Si le ministère reste encore deux ans aux affaires, vous vous révolterez donc ?
M. Dumortier. - Il est vraiment intolérable d'entendre dire de pareilles choses à un vieux patriote de 1830 ! Je vous indique vos fautes et c'est parce que je mets le doigt sur la plaie que vous, malades, vous criez.
M. Bouvierµ. - Nous ne nous sentons pas malades.
MfFOµ. - Nous ne crions pas du tout.
M. Dumortier. - Quelle est la cause originelle de votre conduite ? Je vais vous la dire. Vous êtes arrives au pouvoir par les mauvaises passions, vous ne pouvez vous y maintenir que par elles et vous n'avez fait autre chose que donner satisfaction aux mauvaises passions depuis que vous avez la direction des affaires, car j'appelle mauvaises passions celles qui s'attaquent au sentiment religieux du pays, sentiment vivace entre tous, qui est une des forces de notre nationalité, qui l'a soutenue dans toutes ses grandes luttes contre l'étranger. Consultez l'histoire de la Belgique à toutes les époques et vous verrez que toujours c'est le sentiment religieux qui l'a sauvée. Il l'a sauvée pendant nos guerres de religion ; il l'a sauvée sous Joseph II ; il l'a sauvée sous Guillaume, et c'est à ce sentiment que vous vous attaquez de toutes parts ; c'est ce sentiment que vous persécutez dans les choses et dans les hommes.
Et l'on vient vous parler de la violence de l'opposition ? Ah ! vraiment, messieurs, nous sommes, paraît-il, bien mal avisés de ne pas nous laisser sacrifier, de ne pas nous laisser immoler, de ne point nous laisser enlever les droits que 1830 nous a donnés ; nous sommes bien mal avisés de ne pas laisser sacrifier nos intérêts religieux et d'oser parler encore !
Quoi ! vous vous plaignez de ce que le clergé prenne part aux luttes politiques. Mais pourquoi donc le fait-il ? Parce que les lois l'y ont contraint. Il prend la défense des intérêts religieux qui lui sont spécialement confiés, parce que ces intérêts sont attaqués par vous. Le clergé prend part aux luttes politiques parce que la persécution violente et incessante est à l'ordre du jour depuis huit ans.
MfFOµ. - Non ; depuis sept ans !
M. Dumortier. - Ne venez donc pas dire que ce sont ceux qui se défendent qui sont les coupables. Les coupables, ce sont les agresseurs ; or, quels sont-ils ? Je prie mon honorable collègue, dont j'estime énormément le caractère, dont j'admire considérablement le talent, je le prie de me signaler un fait, un seul fait attentatoire aux droits d'autrui qui aurait été accompli par la droite. Je le prie de me signaler une circonstance, (page 42) une seule, dans laquelle la droite n'aurait pas respecté le droit des autres.
Au contraire, votre politique à vous, quelle est-elle ? C'est de méconnaître complètement le respect qui est dû aux droits de vos adversaires, droits qu'ils tiennent de la Constitution ; c'est de les fouler aux pieds par esprit de parti, pour satisfaire du mauvaises passions. Quoi qu'on en puisse dire, c'est un hommage qui doit être rendu aux hommes du parti conservateur, à ceux mêmes qui, comme l'honorable M. Rogier, siégeaient dans ce parlement avant nos luttes actuelles. Jamais aucune atteinte n'a été portée par eux aux droits des tiers ; toujours ils ont considéré la Constitution comme étant égale pour tous.
Or, qu'avez-vous fait vous, messieurs de la gauche, depuis sept ans ? Vous n'avez fait que des lois d'exception ; vous n'avez fait que diviser le pays en deux fractions : les vainqueurs et les vaincus. Vae victis ! malheur aux vaincus ! voilà votre devise ; vous n'avez, je le répète, fait que des lois de parti, des lois d'exception ; or messieurs, de telles lois ne sont pas des lois ; ce sont des condamnations, des symptômes de mort et vous osez vous plaindre que la victime vous résiste !
Je dis que c'est une souveraine injustice de faire retomber sur le parti conservateur la situation que vous avez créée. Cette situation est due uniquement à ce que le pouvoir arrivé parmi nous avec un programme portant en tête le mot modération, a modifié profondément sa conduite ; H est devenu immodéré, complètement réactionnaire ; il a méconnu les droits de toute une opinion ; il a divisé le pays en deux camps, les vainqueurs et les vaincus.
Et croyez-vous donner pleine satisfaction à votre propre parti par ces mesures qui nous froissent ? Mais non ; vous ne pouvez pas donner des emplois à tous les gens de votre parti qui en demandent ; et puis les mesures auxquelles je fais allusion trouvent des critiques même parmi les hommes de cœur qui sont dans votre parti, il en est qui ne craignent pas de dire : « Telle loi est injuste, telle loi est mauvaise, » et qui par là s'irritent contre vous.
Vous voulez bon gré mal gré rester au pouvoir ; c'est parce que vous voulez rester éternellement au pouvoir que vous avez fait voter la loi, qualifiée par vous de loi contre les fraudes électorales, mais qui a uniquement pour but d'assurer votre perpétuité au pouvoir, et d'empêcher à tout jamais le parti conservateur d'y pénétrer.
Voilà votre conduite. Il vous faut toujours des victimes. Vae victis ! Malheur aux vaincus dans leurs croyances ; malheur aux vaincus dans leurs personnes ; malheur aux vaincus dans les questions politiques !
Voilà votre régime et vous vous étonnez qu'une politique pareille provoque une vive agitation dans le pays ; mais vous cueillez les fruits de ce que vous avez semé ; vous avez semé les vents, et vous récoltez des tempêtes. C'est donc uniquement votre conduite qui est la cause de la situation actuelle ; vos fautes ont fait la force de nos discours que vous avez accusés.
Messieurs, j'aurais encore beaucoup à dire, mais je ne veux pas abuser de la fatigue de la Chambre.
Je me bornerai à dire encore quelques mots pour répondre à la finale du discours de l'honorable préopinant.
L'honorable orateur qui vient de se rasseoir a parlé d'une brochure qui a fait grand bruit dans le pays ; il l'a condamnée, il l'a flétrie en termes excessivement vifs ; je dois protester énergiquement contre de telles paroles, prononcées en l'absence de celui auquel elles s'adressent et qui n’est pas ici pour répondre. Je n’ai pas mission de faire une réponse aux paroles de l’honorable préopinant ; mais je demanderai pour quels motifs vous vous récriez contre cette brochure. N’est-ce pas parce qu’elle a dévoilé votre conduite et votre politique ; parce qu’elle a fait connaître les funestes résultats que cette politique et cette conduite ont produits dans le pays ?
Vous dites que c'est cette brochure qui a fait naître la question belge en Europe ; encore une fois, vous altérez la vérité. Si la question belge a pu naître en Europe, Dieu veuille qu'elle n'y naisse jamais !, si la question belge a pu naître en Europe, ce sont les pavés de mai qui lui ont donné naissance ; c'est lorsqu'on a vu cette Chambre envahie par des émeutiers...
- Un membre. - C'est une erreur.
MpVµ. - Vous savez, M. Dumortier, qu'au contraire on a demandé la continuation de la discussion.
M. Dumortier. - D'après le règlement, le président préside et ne discute pas. La Chambre a été envahie, l'émeute a fait cesser nos débats.
MpVµ. - Je rectifie le fait et je dis que cette tribune n'a pas été envahie.
M. Dumortier. - Qu'est-ce donc par hasard que les tribunes remplies d'émeutiers vociférant contre nous, que les huées que nous entendions alors dans cette assemblée ? Est-ce que par hasard les émeutiers ne sont pas venus alors envahir toute la Chambre... ?
- Des membres. - Non ! non !
MpVµ. - Je répète qu'on n'a pas envahi la Chambre.
M. Dumortier. - Ne jouez pas sur les mois, M. le président, je ne parle pas de l'enceinte même où nous siégeons ; je parle des tribunes ; est ce que toutes les tribunes n'étaient pas envahies par les émeutiers ?
Nous, hommes de la droite n'étions-nous pas incessamment exposés à leurs huées, à leurs outrages ? Les portes du Palais de la Nation n'ont-elles pas dû être fermées ? L'émeute n'était-elle pas organisée partout ? Ne parcourait-elle pas toutes les rues de la capitale en portant partout la dévastation ? N'a-t-on pas été briser les fenêtres de la maison de mon honorable ami M. Coomans, et exposer son jeune fils à la mort ?
Le nonce du pape n'a-t-il pas été insulté dans ce palais ? A Jemmapes, l'émeute n'a-t-elle pas voulu rôtir les frères chrétiens ? Répondez maintenant ! Dites si ce n'est pas à ces scènes regrettables que la question belge doit sa naissance en Europe.
- Des membres à droite. - Très bien !
M. Dumortier. - Personne n'osera dire sans doute que c'étaient les victimes qui faisaient agir les émeutiers. Ce n'était pas la droite qui s'insurgeait contre le pouvoir ; vous savez tous quel était le parti qui s'insurgeait contre le pouvoir ; vous savez tous quel parti a profité de ces discordes.
Je n'ai pas la mission de parler au nom de M. Dechamps ; mais je ne puis accepter l'accusation qu'on dirige contre sa brochure.
Je le répète, on se déchaîne contre la brochure, parce qu'elle a été trop vraie, parce qu'elle a fait connaître au pays la conduite du gouvernement, conduite qui n'est autre chose que le régime du roi Guillaume dans les dernières années de son règne, c'est-à-dire réaction contre tout ce qu'il y a de sentiment religieux en Belgique, contre tout ce qui porte le nom de catholique ; mesures violentes de toute espèce que le gouvernement a prises dans les dernières années.
Ne venez donc pas accuser les victimes des faits, mais accusez-les en auteurs.
Je regrette, messieurs, d'avoir dû entrer dans ces détails. Pour mon compte, j'aurais préféré beaucoup ne pas les produire à cette tribune ; mais le jour où deux membres très importants de cette assemblée se levaient pour attaquer le parti conservateur, pour faire retomber sur lui les causes du malaise qui existe dans le pays, et qu'il ne conteste pas, je devais repousser une pareille inculpation, puisque c'est dans le parti conservateur qu'il a trouvé sa force, et qu'il la trouvera encore dans toutes les circonstances où sa nationalité pourrait être menacée.
M. Thienpont,. - Messieurs, j'ai l'honneur de déposer des rapports sur deux demandes de naturalisation.
Impression, distribution et mise à la suite de l’ordre du jour.
La séance est levée à i4heures trois quarts.