(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1858-1859)
(page 453) (Présidence de M. Orts, premier vice-président.)
M. de Boe, secrétaire, procède à l'appel nominal à 2 heures et demie.
M. Vermeire, secrétaire, donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.
- La rédaction en est approuvée.
M. de Boe, secrétaire, présente l'analyse des pétitions suivantes.
« Des habitants de Gever demandent qu'il y ait une école communale dans cette localité. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Vaes, saunier à Anvers, demande qu'il ne soit apporté aucune modification à la loi du 5 janvier 1844. »
« Même demande de débitants et consommateurs de sel raffiné à Braine-le-Comte. »
- Renvoi à la commission permanente de l'industrie.
« Il est fait hommage à la Chambre, par M. le ministre de la guerre, de deux exemplaires de l'Annuaire militaire officiel pour l'année 1859. »
« Par M. Chicora d'un exemplaire de la deuxième partie des discussions parlementaires de la loi du 2 mai 1837 sur les mines. »
- Dépôt à la bibliothèque.
M. Loos. - J'ai l'honneur de déposer deux rapports de la commission permanente de l'industrie, l'un concernant la libre sortie du charbon de bois par les frontières du grand-duché de Luxembourg ; l'autre concernant une restitution de droits réclamée pour l'importation d'une cargaison d'orge.
- Ces rapports seront imprimés, distribués et la discussion des conclusions mise à la suite de l'ordre du jour.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Messieurs, d'après les ordres du Roi, j'ai l'honneur de déposer sur le bureau de la Chambre :
1° Un projet de loi relatif aux warrants ;
2° Un projet de loi ayant pour objet la révision des évaluations cadastrales ;
3° Un rapport sur la situation de la caisse générale de retraite ;
4° Un projet de loi autorisant le gouvernement à rembourser quelques rentes dues par l'Etat ;
5° Un projet de loi ayant pour objet d'ouvrir un crédit de 450 mille francs au département de la justice pour le mettre à même de continuer les travaux de l'église monumentale de Laeken ;
6° Un projet de loi ouvrant un crédit de 3,333 francs au budget des dotations pour l'exercice t8b8.
- Ces projets de loi seront imprimés, distribués et renvoyés à l'examen des sections.
M. Moncheur, rapporteur. - Messieurs, j'ai l'honneur de faire un rapport sur l'article 247 du Code pénal qui a été renvoyé à l'examen de la commission spéciale.
La question à examiner était celle de savoir si, dans cet article, sous les expressions de « mesures contraires aux lois », on peut comprendre d’une manière générale, les mesures contraires aux arrêtés pris pour l'exécution des lois.
Or, le mot « loi » a un sens bien déterminé dans la législation ; il signifie tout acte émané des trois branches du pouvoir législatif. On ne peut donc en étendre le sens aux arrêtés royaux.
La commission fait remarquer en outre que l'article 247 n'est relatif qu'au concert de mesures contraires aux lois et surtout au principe des lois, tandis que l’article 248 punit tout concert de mesures contraires à l'exécution non seulement des lois mais encore des arrêtés royaux en général, ce qui suffit pour la garantie de l'ordre public.
Toutefois la commission fait observer que dans son système même tout concert de mesures contraires aux dispositions des arrêtés royaux qui auraient été pris par délégation de la loi serait atteint par l'article 247 puisque ces dispositions seraient censées faire partie de la loi elle-même et participeraient dès lors de sa nature.
Elle se réfère donc aux explications qui ont été données â cet égard, dans la séance d'hier, par M. le ministre de la justice et par son rapporteur.
En conséquence elle n'a pas, messieurs, de proposition nouvelle à vous faire sur l'article 247. Elle vous propose de l'adopter, purement et simplement ;
M. le président. - La Chambre entend-elle ordonner l'impression du rapport qu'elle vient d'entendre ?
M. Moncheur. - Il suffirait de l'insérer aux Annales parlementaire.
M. le président. - Nous reprenons la discussion au point où nous en sommes restés hier.
M. Moncheur, rapporteur. - Nous pouvons reprendre la discussion de l'article 247.
M. le président. - M. le ministre n'y trouve-t-il pas d'inconvénient ?
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Aucun, la commission se rallie à l'opinion que j'ai émise hier, on peut très bien reprendre la discussion de l'article 247.
M. le président. - Nous reprenons la discussion de l'article 247.
Il est ainsi conçu :
« Titre IV (projet du gouvernement). Des crimes et des délits contre l'ordre public, commis par des fonctionnaires ou des ministres du culte dans l'exercice de leurs fonctions. »
« Chapitre premier. De la coalition des fonctionnaires »
« Art. 247 (projet du gouvernement). Tout concert de mesures contraires aux lois, pratiqué soit par la réunion d'individus ou de corps dépositaires de quelque partie de l’autorité publique, soit par députation ou correspondance entre eux, sera puni d'un emprisonnement d'un à six mois, et les coupables pourront de plus être interdits du droit de remplir des fonctions, emplois ou offices publics. »
« Titre IV (projet de la commission). Des crimes et des délits contre l'ordre public, commis par des fonctionnaires dans l'exercice de leurs fonctions, ou par les ministres des cultes, dans l'exercice de leur ministère. »
« Chapitre premier. De la coalition des fonctionnaires »
« Art. 247. Tout concert de mesures contraires aux lois, soit par la réunion d'individus où de corps dépositaires de quelque partie de l'autorité publique, soit par députation ou correspondance outre, eux, sera puni d'un emprisonnement d'un mois à six mois, et les coupables pourront être condamnés, en outre, à l'interdiction du droit de remplir des fonctions, emplois ou offices publics. »
M. le président. - M. le ministre se rallie-t-il à la rédaction proposé par la commission ?
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Oui, M. le président.
- L'article 247 est adopté avec le changement de rédaction proposé par la commission.
M. le président. - Nous passons au chapitre II, article 251, auquel nous nous sommes arrêtés hier.
« Art. 251 (projet du gouvernement). Seront punis d'un emprisonnement d'un mois à deux ans, d'une amende de cinquante francs à cinq cents francs et de l'interdiction des droits indiqués aux n°1, 2 et 3 de l'article 42 :
« 1° Les juges, les procureurs généraux ou du roi, ou leurs substituts, les officiers de police, qui se seront immiscés dans l'exercice du pouvoir législatif, soit par des règlements contenant des disposions législatives, soit en arrêtant ou suspendant l'exécution d'une ou de plusieurs lois, soit en délibérant sur le point de savoir si ces lois seront exécutées ;
« 2° Les juges, les procureurs généraux ou du roi, ou leurs substituts, les officiers de police judiciaire, qui auraient excédé leur pouvoir en s'immisçant dans les matières attribuées aux autorités administratives, soit en faisant des règlements sur ces matières, soit en défendant d'exécuter les ordres émanés de l'administration »
« Art. 251 (projet de la commission). (Comme au projet du gouvernement.)
« 1° Les juges, les procureurs généraux, les procureurs du roi ou leurs substituts, les officiers de police judiciaire qui se seront immiscés dans l'exercice du pouvoir législatif (le reste comme ci-contre).
« 2° Les juges, les procureurs généraux, ls procureurs du roi ou leurs substituts (le reste comme ci-contre). »
M. le président. - Le gouvernement se rallie-t-il aux modifications proposées par la commission ?
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Oui, M. le président.
- L'article 251 est adopté avec les modifications proposées par la commission.
« Art. 252. Les juges qui, sur la revendication formellement faite, par l'autorité administrative, d'une affaire portée devant eux, auront néanmoins procédé au jugement avant la décision de la cour de cassation sur le conflit, seront punis chacun d'une amende de vingt-six francs au moins et de cinq cents francs au plus.
« Les officiers du ministère public, qui auront fait des réquisitions ou donné des conclusions pour ledit jugement, seront punis de la même peine. »
- La commission ne propose pas d'amendement.
M. Savart. - Je prends la parole, messieurs, pour faire remarquer à la Chambre que, dans cet article encore, il y a une sévérité plus grande que dans l'article correspondant du Code de 1810. D'après l'article 128 du Code de 1810, l'amende est de 16 fr. au moins et de 150 fr. au plus. Je ne parle pas du minimum puisque, entre les deux articles, il n'y a qu'une différence de 10 francs ; mais je fais remarquer qu'on a augmenté de 350 francs le maximum, et je n'ai rien trouvé dans le rapport qui ait motivé cette aggravation de peine.
Il est possible que d'autres que moi considèrent Napoléon comme ayant été trop indulgent dans beaucoup de circonstances. Je ne partage pas cette opinion, et je pense que les peines que le Code Napoléon a édictées et qui ont suffi à la société de 1810, doivent, à plus forte raison, suffire à la société actuelle qui est améliorée.
Toutefois je ne présenterai pas d'amendement, mais chaque fois que je rencontrerai une augmentation de peine dans les dispositions qui nous sont proposées, je la signalerai a la Chambre. On verra, alors du vote final, si toutes ces aggravations de peine sont bien indispensables pour la défense légitime de la société actuelle.
M. Pirmez. - Je crois que l'article en discussion soulève une question beaucoup plus grave que celle que vient de vous présenter l'honorable M. Savart. Je m'étonne qu'elle lui ait échappé, puisqu'il s'est livré à un examen aussi attentif de cette disposition.
L'article 252 a pour objet de punir les juges qui connaîtront d'une affaire après que l'administration a soulevé le conflit. Or, aujourd'hui en Belgique, l'administration ne peut plus soulever de conflit, en sorte que dans l'état actuel de notre législation, l'article ne peut recevoir aucune espèce d'application.
Il existe encore des conflits et il en existera toujours : c'est-à-dire qu'il peut arriver que l'administration et les tribunaux soient en même temps saisis d'une même question, veuillent prononcer en même temps sur la même contestation, ou qu'au contraire ni l'administration ni le tribunal ne croient pouvoir connaître d'un point litigieux.
Lorsque ce fait se présente, la question de savoir quelle est la juridiction qui doit connaître de l'affaire est aujourd'hui déférée à la cour de cassation ; elle l'est, non pas par une procédure exceptionnelle, mais par la procédure ordinaire d'incompétence ; la partie qui a intérêt à ne pas être jugée par la juridiction qui est saisie de l'affaire, soulève l'exception d'incompétence, et après avoir parcouru les degrés de juridiction ordinaire, arrive en cour de cassation, qui juge sur cette exception d'incompétence et détermine quelle est la juridiction qui doit connaître de la contestation.
Lorsque l'article que nous discutons a été inséré dans le Code pénal, un autre système existait ; ce système, encore en vigueur aujourd'hui en France, permet à l'administration d'intervenir dans les débats qui ont lieu devant un tribunal entre simples particuliers, si elle croit devoir connaître de la contestation qui a été soumise au pouvoir judiciaire. Alors par une procédure particulière, l'administration vient dire au tribunal : Vous ne pouvez pas connaître de cette contestation ; il n'y a que moi qui ai le droit de la juger ; je la revendique.
Lorsque ce conflit est soulevé (c'est le terme dont on se sert pour désigner cette procédure particulière), la juridiction civile doit se dessaisir ou du moins doit attendre que le conseil d'Etat ait prononcé sur ce conflit, pour continuer à instruire l'affaire.
Il est évident, messieurs, que nous ne pouvons pas voter cette disposition, puisqu'elle se rapporte à un ordre de choses qui est sans application possible en Belgique.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - En ce moment.
M. Pirmez. - Je sais que la loi d'organisation judiciaire, qui depuis très longtemps est sur le métier, pourra introduire encore dans certains cas la faculté pour l'administration de soulever des conflits, mais je crois aussi qu'il serait très dangereux de venir à l'avance établir une sanction pour des dispositions que nous ne connaissons pas, de voter aujourd'hui le principe des conflits, sans savoir de quelle manière on nous proposera de l'adopter.
Pour ma part, je dois le déclarer, si l'on nous présentait le système des conflits tel qu'il existe en France, je le repousserais de toutes mes forces.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Sous notre Constitution ce serait impossible.
M. Moncheur, rapporteur. - C'est impossible.
M. Pirmez. - J'en demande pardon à M. le ministre de la justice et à l'honorable rapporteur ; je sais que le système des conflits, tel qu'il existe en France, serait impossible, en ce sens que la connaissance ne pourrait en appartenir au conseil d'Etat ; elle devrait, d'après la Constitution, appartenir à la cour de cassation. Mais il n'y aurait rien d'inconstitutionnel à admettre une disposition légale qui autorisât l'administration à venir dire au tribunal dans une contestation entre particuliers : Vous ne connaîtrez pas de l'affaire, et à demander à la cour de cassation de décider qu'il en est ainsi.
Cette disposition ne serait pas inconstitutionnelle, puisque l'administration ne prononcerait pas immédiatement sur des droits privés. ? Elle prétendrait seulement qu'il n'y a pas en cause de droits privés, et la cour de cassation aurait à décider si ce soutènement est fondé.
Mais cette disposition, pour ne pas être inconstitutionnelle, n'en serait pas moins, à mon point de vue, très défectueuse dans la pratique, n'en présenterait pas moins de graves inconvénients. Ces inconvénients consisteraient à permettre à l'administration de venir s'ingérer dans des contestations entre particuliers, ce qui entraînerait toujours un grave dommage pour la partie qui aurait dû subir les conséquences d'une instance en cassation. Je crois donc que si l'on voulait donner aux conflits cette portée, ce serait une mesure déplorable et je la repousserais de toutes mes forces.
Si la loi qu'on nous proposera n'a qu'une portée plus restreinte, elle pourra être adoptée.
Mais, encore, avant de nous prononcer sur le principe, devons-nous le connaître.
Je signalerai aussi à la Chambre la disposition de l'article 254, parce qu'elle est absolument connexe à celle de l'article en discussion. Comme ces deux articles s'appliquent à la même question, je crois pouvoir les comprendre dans la même discussion.
L'aricle. 254 porte : « Lorsque ces administrateurs entreprendront sur les fonctions judiciaires, en s'ingérant de connaître des droits et intérêts du ressort des tribunaux, et qu’après la réclamation des parties ou de l'une d'elles, ils auront néanmoins décidé l'affaire, avant que la cour de cassation ait prononcé sur le conflit, ils seront punis d'une amende de vingt-six francs à cinq cents francs. »
Je tiens, messieurs, à ce que la Chambre apprécie bien les conséquences de l'insertion d'une pareille disposition dans nos lois.
Je suppose qu'une partie vienne aujourd'hui soutenir que l'administration ne peut pas connaître d'un différend, en vertu de la disposition de l'article 254 ; l'administration doit s'arrêter. Eh bien, si cette partie qui a soulevé la question d'incompétence ne veut pas donner suite, ne saisit par la cour de cassation de la question du conflit, il en résultera qu'elle tiendra l'administration en panne et que jamais la contestation ne pourra avoir de suite.
Vous le voyez, messieurs, ces dispositions supposent qu'une loi a réglé la matière des conflits. Mais jusqu'à ce que cette loi ait été votée, l'article 264 est inacceptable ; car il aurait pour conséquence de permettre à une partie d'entraver la marche de l'administration. Je crois donc que nous ferons bien en ajournant ces deux articles et en attendant que nous soyons mieux informés de la législation qui nous sera proposée.
M. Lelièvre. - Je ne puis partager l'opinion de l'honorable M. Pirmez, qui, à mon avis, est contraire à toute l'économie de nos lois.
Remarquez en effet, d'abord, que la Constitution reconnaît tellement l'existence possible d'un conflit entre l'autorité judiciaire et l'autorité administrative que par son article 106 elle décrète que la cour de cassation prononce sur les conflits d'attribution, d'après le mode réglé par la loi.
C'est également ce qui est reconnu clairement par la loi du 4 août 1832 dont l'article 20 porte :
(page 455) « Les conflits d'attribution sont jugés par la cour de cassation, chambres réunies. »
Or, ces expressions « conflits d'attribution » sont générales et absolues ; elles comprennent tout ce que l'on a constamment entendu sous cette dénomination, et spécialement ceux qui peuvent s'élever entre les différentes autorités.
Du reste, il devait en être ainsi ; le droit d'élever un conflit est un droit que le pouvoir ecécutif exerce au nom de l'administration, pour sauvegarder des intérêts d'un ordre supérieur.
Je suppose les tribunaux saisis d'un objet dont la connaissance appartient à l'autorité administrative.
La partie n'oppose pas l'exception d'incompétence et le tribunal statue sur le débat.
N'est-il pas évident que l'autorité administrative a le droit de soutenir que ce débat ne pouvait être déféré aux tribunaux et que la décision rendue doit être réputée non avenue.
Il est impossible de résoudre la question d'une manière plus nette que l'ont fait MM. de Brouckere et Tielemans, Répertoire, v° Conflit.
« Dans l'ordre constitutionnel qui nous régit, le pouvoir exécutif est distinct, séparé et indépendant des autres pouvoirs. Il porte donc en lui-même le droit de revendiquer la connaissance des affaires, le règlement des intérêts qui sont uniquement de son ressort. »
On comprend d'ailleurs que le pouvoir exécutif doit avoir le droit de sauvegarder les prérogatives qui lui appartiennent ; ce droit ne peut être abandonné à la volonté des particuliers.
Sans cela il dépendrait d'un particulier soit en n'opposant pas une exception d'incompétence, soit en n'appelant pas du jugement qui aurait méconnu les droits des autorités administratives, il dépendrait de lui, dis-je, de paralyser des juridictions.
Du reste, sous ce rapport, la législation antérieure à la Constitution a été maintenue et nulle part on ne rencontre des traces de son abrogation. Or, l'on sait que les lois antérieures subsistent tant qu'elles ne sont pas abrogées par des 1ois postérieures.
Mais la Constitution belge a adopté un principe pour prévenir les abus qui s'étaient produits antérieurement.
Auparavant, non seulement le pouvoir exécutif avait droit d'élever le conflit, mais c'était lui qui était juge en sa propre cause et c'était l'autorité administrative qui était appelée à apprécier le conflit.
Or, c'est cet ordre de choses abusif que la Constitution de 1830 a fait disparaître. Le pacte fondamental a voulu que ce fût le corps le plus élevé du pouvoir judiciaire (c'est-à dire la cour de cassation) qui eût le droit de statuer sur le conflit.
Par conséquent, la Constitution n'a modifié la législation antérieure, que relativement à l'autorité chargée de juger les conflits.
Mais en ce qui concerne le droit d'élever le conflit lui-même, les lois antérieures n'ont subi aucune atteinte, et l'on ne pourrait citer aucun texte de loi qui eût créé la moindre dérogation sur ce point ; par conséquent, les lois antérieures subsistent et elles doivent être exécutées.
Le droit d'élever le conflit est, du reste, inhérent à l'existence même du pouvoir administratif.
Celui-ci doit avoir le droit et les moyens de revendiquer la connaissance des affaires qui sont de son ressort.
Cette faculté ne peut plus, du reste, présenter le moindre inconvénient depuis que la légitimité du conflit est déférée à l'appréciation du corps judiciaire le plus élevé et le plus indépendant, la cour de cassation.
Le conflit est un droit que l'administration exerce pour sauvegarder ses prérogatives. Elle ne peut être tenue de garder le silence lorsqu'elle voit les tribunaux saisis illégalement d'un litige dont la connaissance appartient à elle seule.
Le droit d'élever le conflit est la conséquence de l'existence d'un pouvoir administratif séparé et distinct du pouvoir judiciaire.
Si 1'admiuistration a des droits et des prérogatives, elle doit avoir un moyen de les faire respecter, et ce moyen c'est le conflit qu'on soulève dans des intérêts administratifs de l'ordre le plus élevé.
Cet état de choses ne peut plus présenter le moindre inconvénient depuis que la légalité et le fondement du conflit sont déférés à la connaissance de la cour régulatrice.
Mais remarquez-le bien, cette juridiction déférée à la cour de cassation démontre le droit d'élever le conflit, bien loin de l'énerver.
Je pense donc qu'à tous égards l'article du gouvernement doit être voté dans toute sa teneur.
Aujourd'hui même le droit d'élever le conflit existe. L'article en discussion doit donc être admis, il a une utilité réelle et il doit être maintenu dans notre législation comme il l'a été jusqu'à ce jour.
M. Pirmez. - Je crois que si le danger des articles qui sont en ce moment en discussion n'avait pas été démontré par les observations que j'ai eu l'honneur de présenter à la Chambre, il le serait par celles que vient de vous soumettre l'honorable M. Lelièvre.
D'après l'honorable membre, la législation sur les conflits subsisterait encore aujourd'hui tout entière, l'administration aurait encore le droit d'intervenir, comme en France, dans les débats des particuliers devant les tribunaux qui seraient obligés de surseoir jusqu'à ce que la cour de cassation eût prononcé.
En présence de cette opinion de l'honorable M. Lelièvre, si la Chambre adoptait les articles qui sont dans le projet, il est certain qu'on pourrait voir dans cette décision une approbation de cette manière de voir, et par conséquent reconnaître que notre législation admet encore la procédure des conflits.
Il est si vrai, cependant, que l'administration ne peut plus soulever d conflit aujourd'hui, que depuis 1830 elle n’en a pas soulevé un seul.
L'honorable M. Lelièvre a une longue et savante pratique des affaires ; eh bien, je lui demanderai s'il a la connaissance d'un seul conflit qui aurait été soulevé depuis 1830 et sur lequel la cour de cassation aurait prononcé.
Eh bien, si depuis trente ans l'administration n'a pas usé de la faculté de soulever des conflits, c'est sans doute parce que cette faculté est au moins très douteuse ; et, certes, l'opinion générale n'est pas de soutenir que l’administration pût encore jouir de cette faculté.
L'honorable M. Lelièvre invoque la Constitution pour prouver que la législation sur les conflits existe et doit encore exister aujourd'hui. Je crois que l'honorable membre fait une confusion entre le fond et la forme.
Il y aura toujours des conflits, c'est-a-dire qu'il y aura toujours des difficultés sur la compétence respective des tribunaux et de l'administration ; il est impossible que les attributions soient déterminées de manière à prévenir toute difficulté. Eh bien, lorsque des conflits positifs ou négatifs se présenteront, la cour de cassation statuera.
C'est incontestable : la Constitution consacre le principe. Mais la cour de cassation statuera-t-elle, parce que l'affaire lui serait déférée par voie d'exception d'incompétence ? ou bien statuera-t-elle, étant saisie par une procédure spéciale ? Voilà la question.
II est évident que des conflits existeront, mais devons-nous admettre qu'une procédure particulière vienne les amener devant la cour de cassation ?
La Constitution ne décide pas que l'administration pourra soulever des conflits ; elle décide seulement que lorsqu'il y aura un conflit, quelle que soit la forme dans laquelle il soit introduit devant la cour de cassation, elle décide seulement, dis-je, que cette cour prononcera sur le conflit.
Mais, dit l'honorable M. Lelièvre, si vous n'admettez pas le droit de l'administration de soulever des conflits, que va-t-il en résulter ? C'est que le pouvoir administratif serait entièrement déféré aux parties qui seraient maîtresses de ne pas soulever la question d'incompétence, que l'administration serait ainsi privée des droits qui lui sont reconnus par la Constitution.
Si l'honorable M. Lelièvre voulait être conséquent, il devrait faire attribuer par une loi aux tribunaux la faculté de soulever des conflits devant l'administration. Si l'administration peut être dépouillée de ses droits, parce que les tribunaux connaîtraient des contestations des particuliers, il faut bien avouer que les tribunaux pourraient être dépouillés de leurs droits, non moins sacrés, si les deux parties ne soulevaient pas devant le pouvoir administratif la question d'incompétence.
Or, c'est ce que personne ne voudra soutenir.
Messieurs, lorsqu'un tribunal prononcera même en dehors de sa compétence, il n'y aura pas autre chose que si les deux parties avaient conclu un contrat vis-à-vis de l'administration ; le jugement rendu vis-à vis de l'administration, entre particuliers, n'est que res inter alios acta, c'est-a-dire un acte qui ne peut préjudicier à ses droits, et cela est tellement vrai, qu'il y a une espèce de jugements qui sont des jugements d'expédients, qui ne sont qu'un moyen de faire et de constater une convention.
J'ajouterai que les tribunaux peuvent se dessaisir des contestations ; ils doivent le faire même d'office lorsque l'incompétence est en raison de la matière, et j'ai une entière confiance dans l'interprétation que les tribunaux donnent aux lois.
La législation des conflits qu'on prétend exister encore chez nous a donné lieu à de grands abus, à de vives réclamations, je ne crois pas que le système qui est en vigueur en Belgique depuis 1830 ait jamais soulevé des plaintes sérieuses.
Je n'en ai jamais entendu faire, et je voudrais que l'honorable M. Lelièvre nous fît connaître où il a trouvé que ce système était inférieur à celui qui est encore en vigueur en France.
Tout ce que je demande, messieurs, c'est une mesure de prudence. Nous devons prendre garde de traiter et de résoudre, à propos du Code pénal, les questions les plus graves qui peuvent se présenter dans la détermination des attributions du pouvoir judiciaire et du pouvoir administratif.
M. Moncheur, rapporteur. - II y a quelque chose de vrai dans ce que vient de dire l'honorable préopinant, c'est que les articles 252 et 254 supposent qu'il sera adopté un mode d'après lequel l’administration pourra élever des conflits lorsqu'elle le jugera nécessaire.
Ainsi, il est évident que les articles 252 et 254 ne pourront être appliqués, que ce mode de procédure ne soit déterminé par la loi ; mais cette loi vous a été présentée avant la dissolution de la Chambre, c'est celle de l'organisation judiciaire.
(page 456) Elle entre, en ce qui touche cette matière, dans les plus grands détails.
Elle règle tout le mode de procéder et trace la marche à suivre d’une manière claire et précise.
Donc, si le chapitre du projet d'organisation judiciaire dans lequel se trouvent ces règles était converti en loi, les articles 252 et 254 pourraient être exécutoires.
La commission avait pensé que la législature pourrait d'avance les adopter, sauf à ne les promulguer que lorsque la loi d'organisation judiciaire serait faite, mais elle ne voit pas d'inconvénient non plus à ce que ces articles soient tenus en surséance, car en cas de promulgation du Code pénal nouveau avant la promulgation de la loi d'organisation judiciaire, il serait nécessaire d'extraire du Code pénal les deux articles dont il s'agit.
Je ne crois pas cependant inutile d'établir dès à présent que si le mode d’lever les conflits d'attribution était déjà réglé par la loi, les articles 252 et 2à4 du projet dont nous nous occupons seraient dans les vrais principes et devraient être adoptés par la législature.
Que prévoient-ils ? Ils prévoient le cas où les juges sur la revendication formellement, c'est-à-dire régulièrement faite par l'autorité administrative d'une affaire portée devant eux, auraient rendu un jugement avant la décision de la cour de cassation sur le conflit.
Or, quoique les cas de conflits d'attributions soient devenus très rares sous nos institutions actuelles, il en existera toujours.
En effet, le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif sont deux pouvoirs qui s'élèvent parallèles, qui ont chacun leurs attributions distinctes, mais qui se touchent et entre lesquels une ligne de démarcation bien exacte ne pourrait être tracée. Il y aura donc toujours des points de contact entre eux. En France et dans les Pays-Bas, quand il y avait lutte entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire, c'était le pouvoir exécutif qui tranchait lui-même le différend ; il prononçait donc dans sa propre cause.
Et voilà ce qui a fait surgir les plaintes si nombreuses dont a parlé l'honorable préopinant.
Mais aujourd'hui nous avons un système tout contraire à celui-là Nous avons un système qui offre les plus grandes garanties contre les abus, dont on s'est plaint. Quand le pouvoir exécutif se trouve en lutte avec le pouvoir judiciaire, à qui doit-il déférer l'arbitrage de la question ? A qui, messieurs ? A son adversaire, lui-même ; au corps le plus élevé du pouvoir judiciaire, c’est-à-dire à la cour de cassation.
C'est là une grande innovation et même une innovation très hardie, de la part du Congrès national, mais innovation justifiée par la confiance que l'on a cru pouvoir placer dans cette cour de cassation qui est non seulement le premier corps judiciaire, mais encore un corps politique, puisqu'il juge les ministres.
Ce système a fait amplement droit au grief qui avait été formulé de ce chef du temps du roi Guillaume ; il a coupé le mal à sa racine au point de vue de l'arbitraire possible de l'administration, mais il n'a pas pu changer la nature même des choses, c'est-à-dire empêcher que le pouvoir exécutif ne se trouve parfois dans la nécessité de revendiquer la connaissance et la décision de certains objets qui sont uniquement dans ses attributions.
Ces cas sont devenus infiniment plus rares qu'ils ne le sont en France et qu'ils ne l'étaient avant notre Constitution, parce qu'il y a, dans celle-ci, plusieurs grands principes qui limitent considérablement le champ des conflits en étendant et en définissant mieux qu'elle ne l'était auparavant la compétence des tribunaux.
Telle est la disposition de l'article 24 de la Constitution qui porte qu'aucune autorisation préalable n'est nécessaire pour poursuivre un fonctionnaire public pour fait de son administration. C'était là jadis une cause de conflits.
Tels sont surtout les articles 107 et 92 de la Constitution qui statuent, l'un que les tribunaux ne devront appliquer les arrêtés et règlement généraux, provinciaux et locaux, qu'autant qu'ils soient conformes aux lois ; l'autre que les contestations qui ont pour objet des droits civils sont exclusivement du ressort des tribunaux.
Avant ces dispositions constitutionnelles, lorsque l'Etat était engagé dans un procès avec un particulier, je ne dis point comme pouvoir exécutif mais comme personne civile, comme propriétaire, il lui arrivait d'élever un conflit, de suspendre ainsi l'action du pouvoir judiciaire et l'affaire, étant portée devant le conseil d'Etat, y était jugée ; or, c'est là un état de choses auquel la Constitution a mis un terme.
Mais plusieurs matières restent nécessairement dans les attributions du pouvoir exécutif. Telles sont les matières d'élections, de milice de garde civique, d'impôts directs, de polders et wateringues.
Et vous concevez, messieurs, que pour ces matières l'administration doit avoir le moyen de revendiquer le libre exercice de ses attributions.
Ainsi, je suppose, en matière de polders et de wateringues, qu'une digue doive être immédiatement construite pour empêcher une inondation imminente, et que le propriétaire sur le terrain duquel le travail doit été exécuté s'y oppose, et assigne les agents de l'administration qui veulent mettre la main à l'œuvre devant le tribunal, pour qu'il leur son fait défense de faire ce travail. Si le gouvernement ne peut revendiquer la connaissance du différend qu'en subissant toutes les lenteurs d’une exception d'incompétence, d'un appel du jugement rendu sur cette exception et d'un recours en cassation, il est évident que ces lenteurs auront les conséquences les plus fatales.
Donc le pouvoir exécutif doit avoir le moyen de les éviter, et ce moyen est la faculté d'élever le conflit.
Le gouvernement est chargé de veiller à la sûreté, à la tranquillité, à la salubrité publiques ; il doit donc nécessairement être armé des moyens nécessaires pour qu'il puisse accomplir les devoirs qui lui incombent.
Je suppose par exemple qu'une maison menace évidemment ruine et que les habitants persistent à y demeurer. La loi donne à l'administration le pouvoir d'ordonner l'évacuation de cette maison, tant dans l'intérêt de ses habitants eux-mêmes que dans celui des passants, qui pourraient être écrasés par sa chute ; or, si l'administration ne pouvait, en cas d'opposition de la part des parties, et si les tribunaux se saisissaient de la cause, la déférer d'emblée à la cour de cassation pour réclamer sa juridiction, vous comprenez encore, messieurs, que le pouvoir exécutif serait entravé dans l'accomplissement des devoirs les plus impérieux.
Je crois donc que quelle que soit la rareté des cas où il y aura lieu d'élever des conflits, il faut prévoir dans le Code pénal cette matière et sanctionner par une pénalité l'obligation qui existe pour le juge de respecter le conflit régulièrement établi. Au reste, si l'arrêté du 5 octobre 1822 a* ait été converti en loi, vous auriez vu depuis 25 ans plusieurs conflits s'élever devant la cour de cassation ; mais cet arrêté n'a pas été considéré comme légal vu qu'il lui avait manqué la sanction de la législature. Cette circonstance n'affecte nullement le fond du droit du gouvernement d'élever, en certains cas, des conflits d'attributions.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Il ne s'agit que de la manière de procéder.
M. Moncheur, rapporteur. - Précisément ; c'est un article de plus à introduire au Code de procédure ou bien une loi de procédure spéciale à faire.
Mais au fond, les articles 252 et 254 pourraient être adoptés par la législature, sauf à n'être publiés qu'après le vote de cette loi de procédure ; mais je ne m'oppose pas à ce qu'on en ajourne la discussion jusqu'après le vote de la loi d'organisation judiciaire.
M. de Boe. - Je ne verrais pas d'inconvénient à maintenir provisoirement les articles 252 et 254. Il ne faut pas perdre de vue, en effet, que les articles se trouvent dans le Code qui nous a régis jusqu'à présent, et qu'ils n'ont donné lieu à aucun inconvénient. S'ils n'ont pas pu être appliqués, il est probable qu'ils ne donneront pas lieu non plus à des inconvénients et ne seront pas plus appliqués qu'ils ne l'ont été jusqu'à présent.
Je dis cela au point de vue des idées générales qui ont été émises sur ces deux dispositions. Cependant, je dois faire une observation spéciale à l'occasion de l'article 254. Quand même le gouvernement nous présenterait un projet de loi sur les conflits, ce qui est probable, attendu que cette matière est réglementée dans la loi d'organisation judiciaire, il me semble que l'article 254 devrait encore disparaître parce qu'il est contraire aux règles fondamentales des conflits.
Une règle fondamentale de procédure, en cette matière, est que le conflit ne peut en aucune façon suspendre la marche de l'administration.
Quand celle-ci se trouve attraite devant les tribunaux civils par une partie qui se déclarerait lésée dans ses droits par un acte qu'elle aurait posé, elle peut poursuivre l'exécution de son arrêté, sauf, plus tard, si la cour de cassation décide que l'affaire est du domaine des tribunaux ordinaires, sauf pour l'administration à être condamnée à des dommages et intérêts pour le tort qu'elle aurait occasionné à la partie privée.
Or, l'article 254 consacre une jurisprudence diamétralement contraire, et je ne comprends pas comment il a pu subsister si longtemps dans la législation française. Sous l'empire de cette législation, l’autorité judiciaire est sacrifiée au pouvoir administratif ; tandis que, d'après l'article 254, le pouvoir administratif peut se trouver arrêté dans sa mission légitime par le pouvoir judiciaire et même par de simples particuliers. Cet article déclare, en effet, que :
« Lorsque ces administrateurs entreprendront sur les fonctions judiciaires, en s'ingérant de connaître de droits et intérêts du ressort des tribunaux, et qu'après la réclamation des parties ou de l'une d'elles, ils auront néanmoins décidé l'affaire, avant que la cour de cassation ait prononcé sur le conflit, ils seront punis d'une amende de vingt-six francs à cinq cents francs. »
Ainsi, je suppose que l'administration prenne un arrêté et que la partie contre laquelle l'arrêté est pris prétende que l'administration lèse ses droits et assigne celle-ci devant les tribunaux.
Supposons en outre que la législation sur les conflits existe et que l'administration prétende que l'affaire est exclusivement de son ressort et n'est pas de la compétence des tribunaux ; de là un conflit, eh bien, d'après cet article l'administration ne pourrait poursuivre l'exécution de son arrêté sans contrevenir à la loi, à l'article 254 du Code pénal et ce sous peine d'une amende de 26 à 500 francs. Elle devrait s'arrêter alors qu'il s'agit peut-être d'une mesure prise dans intérêt de la sécurité publique menacée par un danger imminent.
Sa décision resterait sans vigueur jusqu'après la décision de la cour de cassation. Or, un pareil système est contraire à tous les principes en (page 457) matière de conflit. J'en trouve la preuve dans le projet sur la procédure des conflits présenté aux Chambres en 1845.
L'exposé des motifs de cette loi dit : « L'administration a pour objet de pourvoir à l'exécution des lois par des règlements et des arrêtés, ou en d'autres termes de pourvoir en exécution des lois aux besoins collectifs de la société. Sa mission est d'agir, elle s'accomplit par une suite d'actes, qui ne peuvent être, en raison même de leur but, ni empêchés, ni suspendus, ni retardés.
« Les dangers qui peuvent menacer en cette matière les intérêts privés (c'est le cas prévu par l'article 254) proviennent d'une part de ce que le conflit suspend la procédure judiciaire et retarde par suite le jugement du fond, d'autre part de ce que l'administration peut continuer sa marche nonobstant l'action judiciaire que le conflit tient en suspens. »
Cette doctrine se trouve sanctionnée par l'article 11 du projet qui dit : « En aucun cas le conflit et la surséance n'auront pour effet de suspendre la marche ou d'entraver les opérations de l'autorité administrative. » Cette disposition se trouve textuellement reproduite dans le projet de loi sur l'organisation judiciaire qui sera sous peu soumis aux Chambres.
Il résulte clairement de là, que l'administration peut poursuivre sa marche nonobstant les réclamations de la partie lésée, sauf bien entendu les dommages-intérêts auxquels elle pourra être condamnée si elle a agi sans droit.
Je pense donc qu'il y aurait lieu de suspendre, ou même de ne pas adopter du tout l'article 254, attendu que cet article est absolument inapplicable aujourd'hui, et qu'il continuera de l'être à l'avenir, même quand la loi sur les conflits sera voté par le pouvoir législatif.
M. Dolez. - Messieurs, au sein de la commission de révision du Code pénal, j'ai également été d'avis qu'il n'y avait pas lieu d'admettre les articles qui sont en ce moment soumis à la Chambre. Mais je me suis trouvé, l'honorable M. Pirmez et moi, en minorité dans la commission, c'est ce qui fait que l'adoption de ces articles vous a été proposée.
Je crois qu'il y aurait un danger réel à consacrer en quelque sorte incidentellement l'admission d(un des principes les plus délicats, les plus difficiles que nous puissions introduire dans nos lois.
La question de savoir quels sont les cas dans lesquels les conflits pourront être élevés, par qui ils pourront l'être, quelles seront les conséquences des conflits élevés, tout cela soulève des questions de garanties individuelles, et puis d'indépendance administrative, qui réclament les méditations les plus sérieuses de la part du gouvernement, de la part de la Chambre.
Aujourd'hui, messieurs, nous ne sommes pas à même d'examiner toutes ces questions, nous ne pouvons pas, à propos du Code pénal, traiter à fond la matière des conflits. Dès lors, nous ne pouvons, en connaissance de cause, édicter quels sont les faits constitutifs de délits pour ne pas avoir respecté la déclaration d'un conflit.
Il me semble, messieurs, que la seule mesure qui puisse être prise, c'est d'ajourner indéfiniment les articles du chapitre II relatifs à cette matière.
Nous réserverons ainsi, messieurs, pour le moment où la matière des conflits nous sera soumise, l'examen de toutes les questions que cette matière soulève.
J'avais émis les mêmes idées dans, le sein de la commission de révision. Je crois que le gouvernement ne verra pas d'inconvénient à les accueillir aujourd'hui et je pense que de cette manière il sera fait droit à toutes les appréhensions. C'est ce que je propose à la Chambre.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Messieurs, j'avais dit, avant la séance, aux honorables membres de la commission que je ne voyais aucune difficulté à tenir en surséance les articles 252 et 254, jusqu'à ce que la matière des conflits soit réglée par une loi nouvelle, je dirai toutefois que dans mon opinion et sauf examen ultérieur, l'administration doit conserver le droit d'élever des conflits.
Mais je reconnais que par suite des modifications apportées par la Constitution à notre organisation judiciaire, il s'élève aujourd'hui des doutes très sérieux et sur les cas dans lesquels le conflit peut être élevé, et sur la manière de procéder en cas de conflit. Il est donc nécessaire qu'une nouvelle loi intervienne.
Les articles ont été maintenus dans le projet, parce que le gouvernement se propose de saisir bientôt les Chambres de la loi d'organisation judiciaire dans laquelle se trouve un chapitre relatif à la matière des conflits. Ainsi que l'annonce le discours du trône, cette loi sera présentée dans le courant de cette session, et je pense qu'elle pourra être examinée et votée avant que le Code pénal ne soit complétement achevé. Les deux articles dont il s'agit pourront donc être insérés dans le Code si les propositions que fera le gouvernement sont admises.
- L'ajournement des articles 252 et 254 est mis aux voix et adopté.
« Art. 253. Les gouverneurs, commissaires d'arrondissement, bourgmestres et autres administrateurs qui se seront immiscés dans l'exercice du pouvoir législatif comme il est dit au n°1 de l’article 251, ou qui se seront ingérés de prendre des arrêtés généraux tendants à intimer des ordres ou défenses quelconques à des cours ou tribunaux, seront punis d’un emprisonnement d'un mois à deux ans, d'une amende de cinquante francs à cinq cents francs et de l'interdiction des droits mentionnés aux trois premiers numéros de l'article 42. »
M. Van Overloop. - Messieurs, l'article 253 est la copie littérale de l'article 130 du Code pénal qui nous régit actuellement, on s'est contenté de remplacer les mots : « préfets, sous-préfets et maires » par ceux de « gouverneurs et commissaires d'arrondissement et de bourgmestres ».
Je comprends, messieurs, dans le Code pénal qui nous régit encore et qui est l'œuvre du premier empire, l'existence de l'article 253, mais je ne la comprends plus sous le régime actuel. En effet, messieurs, sous le régime impérial, l'administration avait la haute main ; elle s'arrogeait le droit d'intimer des ordres aux tribunaux et les tribunaux n'osaient pas ne pas obéir ; mais de nos jours, cela n'est plus, et je voudrais que l'on m'indiquât un seul cas où l'article pourrait être appliqué.
Relisons l'article :
« Les gouverneurs, commissaires d'arrondissement, bourgmestres et autres administrateurs, qui se seront immiscés dans l'exercice du pouvoir législatif, comme il est dit au n°1 de l'article 251, c'est-à-dire, soit par des règlements contenant des dispositions législatives, soit en arrêtant ou suspendant l'exécution d'une ou plusieurs lois ; soit en délibérant sur le point de savoir si ces lois seront exécutées. »
Dans quels cas, messieurs, les gouverneurs, commissaires d'arrondissement, bourgmestres et autres administrateurs peuvent-ils faire des règlements ayant un caractère législatif et pour y introduire un effet quelconque ?
Je n'en connais pas, je ne connais pas de cas où cela soit possible sous le régime actuel. Je continue :
« Ou qui se seront ingérés de prendre des arrêtés généraux tendants à intimer des ordres ou défenses quelconques à des cours ou tribunaux... »
Messieurs, je comprends qu'un gouverneur, commissaire d'arrondissement, bourgmestre, puisse arrêter ou suspendre l'exécution d'une ou de plusieurs lois, et sous ce rapport l'article pourrait être adopté.
Mais il y a ensuite :
« Soit en délibérant sur le point de savoir si ces lois seront exécutées. »
Délibérer avec qui ? Entend-on prévoir une délibération entre des gouverneurs, entre des commissaires d'arrondissement, entre des bourgmestres ? Dans ce cas, l'article est inutile, car l'article 271 prévoit le concert de mesures contraires aux lois.
« Ou qui se seront ingérés de prendre des arrêtés généraux tendants à intimer des ordres ou défenses quelconques à des cours ou tribunaux. »
Mais, messieurs, qu'arriverait-il si un gouverneur, un commissaire d'arrondissement ou un bourgmestre s'avisait de prendre des arrêtés généraux tentants à intimer des ordres ou défenses quelconques à des cours ou tribunaux ? Mais les cours et tribunaux s'en moqueraient ; ils n'appliqueraient pas ces arrêtés.
L'article 253 prévoit donc un délit parfaitement impossible, il prévoit un fait qui ne peut pas se présenter ou, tout au moins, qui ne peut pas amener d’inconvénients.
Ce délit ressemble à celui que commettraient deux personnes qui se battraien en duel avec des pistolets de poche, à 20 pas. C'est un délit parfaitement imaginaire.
Il est donc indispensable que l'article soit modifié.
Il ne peut, selon moi, être utile que dans une seule disposition, c'est celle qui prévoit le cas on les fonctionnaires dont il s'agit s'opposeraient à l'exécution d'une ou de plusieurs lois. Tout le reste concerne des délits qui ne peuvent plus se présenter.
On n'a pas assez tenu compte du changement qui s'est opéré en Belgique depuis 1830. Sous le gouvernement impérial, les préfets prenaient des arrêtés et les tribunaux croyaient devoir obéir. Je pense qu'il en est encore à peu près de même en France, mais en Belgique c'est tout différent : il est impossible que chez nous le cas prévu par l'article 253 puisse se réaliser.
Or, il est de bon sens de ne pas comminer des peines contre des délits qui ne peuvent pas se présenter.
Maintenant, messieurs, si j'ai mal compris, je me rendrai bien volontiers aux explications qui seraient données ; je ne fais pas des objections pour le plaisir d'en faire ; mais nous devons tenir à ce que notre Code pénal soit quelque chose de sérieux, et pour cela il ne faut pas y prévoir des délits impossibles.
M. Moncheur. - Messieurs, les articles qui composent le chapitre II seront certainement d'une application très rare ; il est même probable qu'ils resteront à l'état comminatoire, mais s'ils n'existaient pas il y aurait une véritable lacune dans la loi pénale.
En effet, messieurs, tous les grands principes constitutionnels doivent être sauvegardés et sanctionnés par la loi pénale ; or, quel est le but de l'article 253 ? C'est de sauvegarder et de sanctionner le grand principe de la séparation des pouvoirs.
L'honorable préopinant vient de dire que c'est une espèce d'anachronisme de voir figurer cet article dans le Code pénal actuel, qu'il pouvait trouver sa place dans le Code du premier empire, qu'il peut encore peut-être trouver sa place dans le Code actuel de la France, mais qu'il ne pouvait pas figurer dans notre Code pénal à nous.
Je vous ferai remarquer, messieurs, qu'il y a eu, entre le premier empire et le second empire, un régime constitutionnel très libéral, moins (page 458) libéral que le nôtre, il est vrai, mais qui s'en rapprochait beaucoup ; c'est celui qui a succédé à la révolution de 1830.
Eh bien, en 1832, lorsqu'on a révisé le Code pénal de 1810, a-t-on cru nécessaire de supprimer cet article ? Pas du tout. Et pourquoi ? Parce que la législature a très bien compris qu'il y aurait une lacune, eu égard à la sanction des principes fondamentaux de la société. Or, si vous ne sanctionnez pas le principe fondamental de la société qui consiste dans la séparation des pouvoirs, vous arriverez, non pas dans des moments de calme comme ceux où nous vivons, mais dans des moments de désordre ou de trouble, vous arriverez, dis-je, à l'anarchie ou à la tyrannie.
Car dans des moments semblables, alors qu'il est trop tard pour faire des lois, alors qu'il faut en trouver de toutes faites, alors que la société doit être armée, vous pourrez voir les pouvoirs former des empiétements très dangereux les uns sur les autres.
Je sais bien que les gouverneurs, les commissaires d'arrondissement, les bourgmestres ne peuvent pas faire légalement des règlements que soient obligés de suivre les tribunaux. En droit, ils ne le peuvent certainement pas. Mais si à la faveur de troubles, d'un état anomal de la société, ils posaient ces actes, et s'ils avaient à leur disposition une force matérielle suffisante pour les appuyer, que deviendrait la loi, que deviendraient l'ordre et la tranquillité publique ?
Messieurs, non seulement ces articles ont passé, en France, par la révision des Chambres extrêmement libérales qui étaient celles qui avaient succédé à la révolution de 1830, mais ils ont été commentés par des auteurs graves qui les ont examinés comme tout le Code pénal non seulement au point de vue pratique, mais encore au point de vue de la philosophie du droit et des enseignements de l'histoire. Eh bien, ces auteurs les ont approuvés.
Je vous citerai notamment MM. Chauveau et Hélie qui disent ce qui suit des articles dont il s'agit :
« Nous terminons ici l'examen des articles qui composent cette section. Ces articles rédigés avec une grande précision ne semblent pas exiger des développements auxquels la rareté de leur application laisserait peu d'intérêt. Ils forment la sanction nécessaire d'un des principes les plus graves de notre ordre constitutionnel, ils garantissent l'harmonie des pouvoirs publics en les maintenant chacun dans la sphère où ils doivent militer vers un but commun. »
Messieurs, je crois, comme ces savants criminalistes, que les articles, du chapitre en discussion doivent rester dans le Code pénal, si on a la prétention de le rendre complet.
M. Lelièvre. - L'article 251 a réprimé les empiétements commis par les membres de la magistrature, il est donc rationnel que la loi prévoie, dans l'article 253, les empiétements commis par les autorités administratives.
Et, remarquez-le bien, les cas prévus par l'article 251 se présenteront aussi rarement que ceux dont s'occupe notre article.
Il sera excessivement rare que des juges s'immiscent dans l'exercice du pouvoir exécutif en arrêtant l'exécution des lois, etc.
Mais, messieurs, quand on fait un Code pénal, on y inscrit tous les délits qui peuvent se commettre dans toutes les circonstances quelconques.
C'est pour ce motif que nous prévoyons toutes les hypothèses énoncées en notre disposition ? Les cas prévus par notre article sont du reste possibles et ils justifient l'intervention de la loi pénale parce qu'ils sont contraires à l'ordre public.
Mais, dit-on, les arrêtés tendants à intimer des ordres aux tribunaux, et qui seraient pris par les gouverneurs, seraient illégaux. Cela est vrai, mais c'est précisément parce qu'ils sont illégaux, parce qu'ils constituent un abus de pouvoir, que nous les réformons.
L'illégalité n'exclut donc pas la punition ; au contraire, elle justifie la pénalité.
Remarquez que l'existence même de ces arrêtés illégaux est un désordre social, parce que ces actes constituent un abus de pouvoir, troublent la société. Les empiétements sur les prérogatives d'autres autorités ont des conséquences préjudiciables à l'ordre public ; si les autorités ne se maintiennent pas dans le cercle de leurs attributions, il y a alarme et perturbation sociales.
Je persiste donc à dire que notre Code s'occupe avec raison de semblables actes qui sont possibles et que par conséquent la loi doit prévoir, sous peine de laisser des lacunes regrettables.
M. Van Overloop. - Les observations de l'honorable M. Moncheur et de l'honorable M. Lelièvre ne m'ont nullement convaincu de la nécessité de maintenir les dispositions de l'article 253, quant aux points sur lesquels j'ai eu l'honneur d'appeler l'attention de la Chambre.
Il faut, dit-on, que l'autorité administrative ne puisse pas empiéter sur le domaine d’autres autorités, et l'on tire un argument de l'article 251, n°1, en faveur de l'art. 253. Mais on oublie que les juges pourraient faire, par voie de disposition, des règlements efficaces en fait, tandis que les gouverneurs, les commissaires d'arrondissement, bourgmestres et autres administrateurs ne peuvent, en aucun cas, faire de semblables règlements.
J'admets les dispositions de l'article 251, parce que les juges pourraient prononcer par voie de disposition générale et réglementaire... (Interruption.)
L'article 5 du Code civil prévoit ce cas. Ils ne peuvent pas faire ces règlements légalement, mais de fait, il peut se présenter qu'ils les fassent et voilà ce que prévoit l'article 251. Mais quant aux gouverneurs, commissaires d'arrondissement, bourgmestres et autres administrateurs, je ne sache pas dans quel cas ils pourraient faire des règlements qui produiraient effet. Or, s'ils font des règlements qui ne peuvent pas produire effet, à quoi bon les punir ?
Je le répète, un gouverneur ferait un règlement, il donnerait un ordre ou ferait une défense à un tribunal ou à une cour, que ce tribunal ou cette cour laisserait de côté cet ordre ou cette défense, et considérerait ce règlement comme un acte de folie. Or, la folie n'est jamais punissable.
A propos de l'observation que je vous ai faite relativement au régime français, on vous a dit qu'entre le premier et le second empire, il y a eu en France un gouvernement très libéral. Je suis d'accord, (mutatis mutandis), avec l'honorable M. Moncheur sur ce fait historique.
Mais il me permettra de faire remarquer que le régime de la centralisation (et c'est ce régime que j'avais en vue) existait déjà en France avant les conquêtes de 1789 et que ce régime, qui a produit tant d'abus en France, a été maintenu après les conquêtes de 1789 comme vient de le prouver un nouvel ouvrage très remarquable de M. Alexis de Tocqueville. Or, le régime de la centralisation, après avoir passé par la révolution, a été adopté au grand complet et peut-être même renforcé par le régime impérial.
La révolution de juillet est arrivée, mais elle n'a rien changé au système de la centralisation.
Les seules modifications qui aient été apportées à ce système sont celles qui ont été adoptées en 1848. Jusque-là il n'avait pas été apporté de changement au régime de la centralisation qui est encore en vigueur en France et qui date d'une époque qui remonte à Louis XI.
L'honorable M. Moncheur me fait encore cette observation : « Si cependant un gouverneur s'avise de faire un règlement et a une force suffisante à sa disposition, qu'arrivera-t-il ? Vous ne pouvez pas le punir. » J'en demande pardon à l'honorable rapporteur ; mais il y a d'autres dispositions du Code sous l'application desquelles il tomberait
Il est donc évident que toutes les observations qu'on a faites ne sont pas de nature à convaincre de l'utilité de maintenir dans le Code pénal nouveau, sous le régime libéral de 1830, des dispositions qui ne sont que la reproduction de l'article 130 du Code pénal français, établi sous un régime tout autre, sous des institutions toutes différentes.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Messieurs, le régime libéral de 1830 et le régime de la centralisation administrative sous l'empire, sont sans influence sur l'article 253 que nous discutons, et je ne comprends pas les arguments que l'honorable M. Van Overloop peut tirer de cette différence dans les institutions.
M. Van Overloop. - J'ai expliqué qu'on comprend l'article 130 du Code pénal actuel sous le régime français, mais qu'on ne le comprend pas sous le régime belge.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Je vais expliquer que cela se comprend parfaitement et que la différence du régime ne fait absolument rien.
Ce que je ne comprends pas, moi, c'est votre argumentation en présence de l'article 130 du Code pénal actuel.
En effet, que dit l'honorable M. Van Overloop ? Sous l'empire, l'administration était tout ; le préfet, le sous-préfet, le maire, avaient le droit de donner les ordres à l'autorité judiciaire ; celle-ci n'avait qu'à obéir ! Mais l'assertion de l'honorable M. Van Overloop trouve précisément un démenti dans l'article 130. Cet article prouve d'une manière irréfragable que ce qu'avance M. Van Overloop n'est pas fondé. Car il fait défense aux autorités administratives de venir s'immiscer dans les affaires de la justice. (Interruption.)
Il ne s'agit pas des conflits ; les conflits sont réglés par d'autres dispositions.
Je répète que la législation de l'empire, et l'article 130 le prouve, ne permettait pas plus à l’administration proprement dite d'empiéter sur l'autorité judiciaire que nous ne voulons le faire sous notre libérale Constitution de 1830.
Messieurs, la Constitution, et la commission l'a dit dans son rapport, consacre la séparation des pouvoirs ; le pouvoir exécutif, les administrations qui se composent ont leurs attributions ; le pouvoir législatif a les siennes ; le pouvoir judiciaire en a d'autres. Eh bien, l'article 253 a pour but de maintenir cette séparation.
Mais dit l'honorable M. Van Overloop, je ne connais pas de cas où l'empiétement dont parle l'article 253 puisse avoir lieu.
Je réponds à l'honorable membre : je ne connais pas de cas où cet empiétement puisse se faire légalement ; mais il peut se faire illégalement.
Sans doute en règle générale cet empiétement ne pourra produire d'effet • mais il n'en résultera pas moins une perturbation dans l'action des différents pouvoirs ; voilà ce qu'il faut réprimer.
M. de Naeyer. - C'est là un désordre.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Sans aucun doute ; c'est un fait qui ne peut pas être toléré, que vous devez prévoir et punir.
(page 459) Ces quelques observations, ajoutées à celles qui ont été présentées par d'autres membres, me paraissent suffisantes pour déterminer la Chambre à adopter l'article 253.
- L'article 253 est mis aux voix et adopté.
L'article 254 étant réservé, en vertu d'une décision précédente de la Chambre, on passe à l'article 255.
« Art. 255 (projet du gouvernement). Tout fonctionnaire ou officier public, qui aura détourné des deniers publics ou privés, ou effets en tenant lieu, ou des pièces, titres, actes, effets mobiliers, qui étaient entre ses mains, soit en vertu, soit à raison de ses fonctions, sera puni de la réclusion, si les choses détournées sont d'une valeur de cinq mille francs, ou au-dessus.
« Si les valeurs détournées s nt au-dessous de cinq mille francs lu peine sera un emprisonnement de six mois à cinq ans et l'interdiction conformément à l'article 44. »
« Art. 255 (projet de la commission). Tout fonctionnaire ou officier public, toute personne chargée d'un service public, qui aura détourné des deniers publics ou privés, ou effets en tenant lieu, ou des pièces, titres, actes, effets mobiliers, qui étaient entre ses mains, soit en vertu, soit à raison de ses fonctions, sera puni de la réclusion, si les choses détournées sont d'une valeur de cinq mille francs ou au-dessus.
La commission propose d'ajouter les mots : « toute personne chargée d'un service public, » après ceux-ci : « ou officier public. »
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Je me rallie à cette addition.
M. Coomans. - Messieurs, au sujet de cet article, je soumettrai humblement à la Chambre une remarque qui ne me semble pas indigne de son attention. Lorsque j'ai étudié le droit criminel, il y a environ 25 ans, on m'enseigna, si ma mémoire n'est pas infidèle, que la peine doit être mesurée sur l'immoralité du délit autant et plus que sur le dommage qu'il peut avoir occasionné.
Ce principe, qui semble excellent, n'est pas appliqué dans le présent article ; l'article porte en effet qu'un fonctionnaire ou officier public, un notaire, par exemple, ou un agent de change qui aura volé 5,000 fr. et au-delà sera puni de la réclusion, tandis que s'il n'a volé qu'une somme un peu moindre, par exemple 4,999 fr. 50 centimes, il ne s'exposera qu'à la peine de l'emprisonnement de six mois, au minimum.
La disproportion de ces peines est énorme, en égard à l'égalité du délit. Je m'explique par un exemple qui me frappe.
Un maître maçon qui s'est enrichi va porter chez un agent de change 50,000 francs ; le même jour, dix de ses ouvriers, qui ont également fait des économies, vont y déposer entre eux une somme presque équivalente, mais chacun n'a pas 5,0u0 francs, il manque 5 centimes à chacun.
L'agent de change met la main sur les dix sommes fournies par les ouvriers, il a ramassé ainsi à peu près 50,000 fr. et il pourra n'être condamné qu'à 6 mois de prison ; mais s'il a pris les 50,000 fr. du maître maçon, c'est autre chose, la peine devient énormément plus forte.
Me dira-t-on qu'ici la différence de la peine provient de la différence du dommage occasionné à la victime ?
Mais alors mon argument devient beaucoup plus fort, car je prétends que voler 1,000 fr. à un ouvrier est un fait qui lui cause beaucoup plus de dommages que le vol de 50,000 fr. n'en fait à l'entrepreneur enrichi.
Ainsi donc, l'immoralité du délit est la même ; peut-être même est-elle plus grande, lorsque ce sont de pauvres gens qui sont victimes du délit. Mais j'admets que l'immoralité dans les deux cas est la même ; j'admets même, ce qui est une grande concession, que le dommage causé aux victimes dans l'un et l'autre cas, est égal ; mais alors il faudrait au moins une même peine. Je m'obstine à ne pas comprendre par quelles préoccupations de sotte aristocratie on élève considérablement les peines d'après l'importance de l'objet volé.
Je n'ai pas d'amendement à proposer ; il y a dans cette enceinte assez de jurisconsultes expérimentés pour en proposer un à ma place, s'ils trouvent que j'ai raison ; il me semble, à moi, que mon observation est fondée ; si on me démontre qu'elle ne l'est pas, je ne répliquerai point.
M. Moncheur. - Messieurs, j'attendais, en effet, les conclusions de l'honorable préopinant ; il me semblait que la conclusion naturelle de ses observations devait être qu'il fallait punir toutes les soustractions de la même peine, ou même que, pour ne pas avoir un système aristocratique, il fallait punir plus fortement les détournements et les vols légers et d'une peine moindre les vols considérables. Il me semble que telle devait être la conclusion des observations de l'honorable membre.
M. Coomans. - Pas du tout.
M. Moncheur, rapporteur. - Messieurs, les législateurs sont des hommes ; donc ils ne peuvent faire que des œuvres imparfaites.
Il est certain que si l'on pouvait toujours et a priori fixer une peine adéquate au délit, parfaitement proportionnée à l'immoralité du délit, à la gravité des résultats, rien ne serait mieux ; ce serait l'idéal du système répressif.
Mais il n'est pas donné aux hommes de faire une chose semblable ; nous devons donc procéder par catégories ; nous devons punir davantage celui qui a fait preuve d'une cupidité plus grande en s'appropriant injustement une somme plus considérable, nous devons le punir d'une peine plus forte que celui qui a volé une somme moindre ; à quelle somme faut-il établir la limite qui sépare les deux catégories ?
On s'est arrêté à la somme de cinq mille fr. Celui qui vole une somme supérieure à cinq mille fr. est puni d'une peine plus forte que celui qui vole une somme inférieure à cinq mille fr.
Faut-il établir une autre limite ? Je le veux bien, mais il faudra toujours, me semble-t-il, en établir une quelconque. Après cela comment arrive-t-on dans la pratique à établir une proportion assez juste entre le délit et la peine ? Mais c'est au moyen de la latitude qui est laissée au juge de prononcer la peine entre le minimum et le maximum édictés par la loi. En outre quand il trouve lies circonstances atténuantes, il peut même descendre la peine jusqu'à la limite des peines de simple police.
Voilà ce que le législateur a trouvé de mieux, pour proportionner le châtiment à l'immoralité et à la gravité des faits.
Ce système qui n'a, que je sache, rien d'aristocratique, a été adopté par les législateurs passés, et il le sera probablement par les législateurs futurs, à moins qu'on n'en découvre un meilleur.
En attendant, la disposition que nous présentons nous paraît devoir être admise.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Je suis d'accord avec l'honorable M. Coomans, que l'élément dont le législateur doit principalement tenir compte, quand il établit une peine, c'est l'immoralité du fait qu'il s'agit de punir. Sur ce point, il ne peut pas y avoir de discussion, et je puis dire que le projet qui vous est soumis ne s'écarte de ce principe dans aucune de ses dispositions ; mais il est des cas où il faut tenir compte d'autres éléments encore.
La loi pénale n'a pas seulement un caractère répressif, elle a aussi un caractère préventif ; quand il s'agit de faits qui prennent leur source dans un sentiment de cupidité, il faut, par l'élévation de la peine, faire en sorte que la crainte u châtiment l'emporte sur le désir de s'approprier le bien d'autrui. Il s'agit ici de fonctionnaires, de dépositaires qui ont souvent en leur possession des sommes très fortes ; si l'on punissait le détournement, quel que soit le chiffre, d'une simple peine correctionnelle, n'y aurait-il pas à craindre qu'il se trouve des individus qui, pour s'approprier cent mille francs, par exemple, courent la chance d'une peine correctionnelle ?
L'honorable M. Coomans a supposé un détournement fait au préjudice de dix individus qui auraient été volés chacun de cinq mille francs moins quelques centimes. Il l'a comparé à un détournement de cent mille francs fait au préjudice d'un seul individu. Il trouve le premier fait aussi coupable que le second, et cependant, dit-il, le premier ne sera puni que d'une peine correctionnelle, tandis que le second sera puni d'une peine criminelle.
Cela n'est pas exact ; la loi n'exige pas que la somme détournée appartienne au même individu, et celui qui se serait approprié plusieurs sommes de 4,999 fr. 50 centimes, tomberait sous l'application du paragraphe qui punit de la réclusion tout détournement excédant la somme de 5 mille francs. La loi, je le répète, n'exige pas que la somme détournée appartienne à un seul individu.
M. Coomans. - Je me suis évidemment trompé sur le point que vient de relever M. le ministre de la justice. Le voleur qui aurait volé la somme de cinq mille francs en dix fois, serait puni comme s'il l'avait volée en une fois. Mais mon argument n'en reste pas moins le même. Mes dix ouvriers auront déposé chacun 500 fr., ils auront été volés tous les dix à la fois. Je dis que le fait est plus immoral que celui d'avoir volé à un même individu une plus forte somme.
Sur un autre point traité par M. le ministre, je n'ai pas été convaincu ; les peines, a-t-il dit, doivent être proportionnées à l'importance des valeurs soustraites Je ne me rappelle pas que ce soit là un des principes qui m'ont été enseignés.
Les voleurs qui s'approprient dans certaines circonstances un sac de pommes de terre sont aussi sévèrement punis que ceux qui dans les mêmes circonstances se seraient approprié vingt-cinq sacs d'écus.
Or ce sera la même chose, le vol sera passible de la même peine quelle que soit l'importance des valeurs soustraites.
Voilà pourquoi il est tenu compte de l'importance de la soustraction dans l'établissement de la peine.
Il est donc inexact de dire qu'il faut effrayer les personnes qui seraient tentées de prendre beaucoup au lieu de peu.
Du reste je n'ai pas prétendu qu'il ne faille pas mesurer les peines sur le dommage occasionné, mais qu'il fallait surtout les mesurer sur l'immoralité du délit.
C'est là la véritable base d'une disposition pénale ; ce n'est pas celle de l'art. 255, car en définitive si vous voulez empêcher les gens de s'approprier indûment de très grosses sommes, il vous faudrait une échelle bien autrement compliquée que celle que vous proposez ; car vous proposez la même peine pour cinq mille francs que pour dix millions, tandis (page 460° qu'entre la peine de celui qui vole 4,900 fr. et celle de celui qui vole 5,000 fr., la différence est énorme.
Au surplus les jurisconsultes sont satisfaits, je n'insisterai pas davantage, tout en gardant ma conviction.
- L'article 255, amendé par la commission, est mis aux voix et adopté.
« Art. 256 (projet du gouvernement). S'il s'agit d'une recette ou d'un dépôt attaché à une place sujette à cautionnement, les peines portées par les deux paragraphes de l'article précédent ne seront respectivement appliquées qu'à l'égard des deniers ou effets détournés dont la valeur excède le montant du cautionnement fourni par le comptable ou le dépositaire. »
« Art. 256 (projet de la commission). Lorsqu'il s'agit d'une recette ou d'un dépôt attaché à une place sujette à cautionnement, les peines portées par les deux paragraphes de l'article précédent ne seront respectivement appliquées qu'eu égard aux deniers ou effets détournés dont la valeur excède le montant du cautionnement fourni par le comptable ou le dépositaire/
« Si le détournement n'excède pas ce cautionnement, la peine sera un emprisonnement d'un mois à six mois. »
M. le président. - M le ministre se rallie-t-il à la rédaction proposée par la commission ?
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - La commission a, je crois, arrêté une rédaction nouvelle.
M. Moncheur, rapporteur. - Je crois, quant au premier amendement, qu'il y aurait lieu de l'abandonner et de s'en tenir au mot « s'il », au lieu du mot « lorsque », parce que, sans cela, il faudrait faire un autre changement à l'article 256, et dire « sont », au lieu de « seront ». Mieux vaut donc dire « s'il s'agit, etc. »
Quant au second amendement, il consiste dans l'addition d'un second paragraphe, dont voici la portée.
Le projet du gouvernement n'avait pas puni le détournement lorsqu'il n'excédait pas le cautionnement ; tandis que la commission a cru que le détournement, même lorsqu'il n'excède pas le cautionnement, doit être réprimé.
En effet, le fait de détourner l'argent qui se trouve dans les caisses de l'Etat constitue toujours un trouble dans l'ordre public. L'Etat peut avoir intérêt à ce que l'argent reste dans les caisses du receveur, même quand il y a un cautionnement. Dans tous les cas c'est un abus de confiance et il doit être puni. Telle est la portée du second paragraphe.
M. le président. - M. le ministre de la justice vient de faire parvenir une nouvelle rédaction de l'article 256.
Voici comment elle est conçue :
« Lorsqu'il s'agit d'une recette ou d'un dépôt attaché à une place sujette à cautionnement, les peines portées par les deux paragraphes de l'article précédent ne seront respectivement appliquées qu'eu égard aux deniers ou effets détournés dont la valeur excède le montant du cautionnement fourni par le comptable ou le dépositaire.
« Si le détournement n'excède pas le cautionnement, le coupable sera puni d'un emprisonnement d'un mois à six mois et il pourra être condamné à l'interdiction des droits mentionnés aux trois premiers numéros de l'article 42. »
C'est la proposition de la commission avec une rédaction nouvelle plus complète et l'adjonction de l'interdiction facultative.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Je n'ai fait que rédiger autrement la pensée concertée entre la commission et moi.
M. Lelièvre. - L'amendement de M. le ministre répond à l'objection que je voulais émettre. La commission avait omis de parler de l'interdiction facultative, et cette omission est réparée par la nouvelle rédaction.
M. Moncheur, rapporteur. - Je me rallie à la rédaction proposée par M. le ministre de la justice ; elle rend parfaitement la pensée de la commission.
M. Muller. - Je désirerais obtenir un simple éclaircissement sur cet article, rédigé comme le propose M. le ministre de la justice. Il n'en résulte pas formellement que l'interdiction serait applicable au cas du premier paragraphe comme au cas du second, ce qui cependant est évidemment dans la pensée de M. le ministre de la justice.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Certainement.
M. le président. - L'observation est juste ; on pourrait y faire droit en arrêtant le premier membre de phrase du second paragraphe de l'article après les mots « six mois « ; et en commençant le second membre de phrase par ces mots : « Dans les deux cas le coupable », au lieu de « et il pourra ».
- L'article ainsi modifié est mis aux voix et adopté.
« Art. 257 (projet du gouvernement.) Tout fonctionnaire ou officier public qui aura méchamment ou frauduleusement détruit ou supprimé des actes et titres dont il était dépositaire en cette qualité ou qui lui auraient été remis ou communiqués à raison de ses fonctions sera puni de la réclusion. »
« Art. 257 (projet de la commission.) Tout fonctionnaire ou officier public qui aura méchamment ou frauduleusement détruit ou supprimé des actes ou titres dont il était dépositaire en cette qualité, sera puni des travaux forces, de dix à quinze ans.
« La peine sera la réclusion, si les actes ou titres détruits ou supprimés lui avaient été communiqués à raison de ses fonctions. »
M. le président. - Le gouvernement se rallie-t-il à l'amendement de la commission ?
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Oui, M. le président.
M. Lelièvre. - Je préfère la rédaction primitive à celle proposée par la commission. Il me semble que la peine des travaux forcés de 10 à 15 ans est extrêmement sévère dans l'espèce, surtout lorsqu'on combine notre disposition avec l'article 255. Aux termes de ce dernier article, on punit seulement de la réclusion les détournements pouvant s'élever à des sommes considérables ; on aggrave du reste la législation actuelle. Pourquoi dans l'espèce prononcer la peine des travaux forcés à raison d'un fait qui n'est pas plus grave que celui énoncé à l'article 257 ? Je regrette donc que l'on n'ait pas maintenu le projet du gouvernement.
M. Pirmez. - L'augmentation de peine proposée par la commission me semble se justifier parfaitement, et je la considère comme une nécessité en présence des peines qui ont été comminées contre le faux.
En général, le faux commis par des fonctionnaires publics est puni de la peine de 10 à 15 années de travaux forcés, or le faux peut se commettre de différentes manières, soit par fausses signatures, soit par altération des actes, écritures et signatures.
Ainsi la simple suppression d'un mot dans un acte, commise par un notaire par exemple, peut entraîner la peine de 10 à 15 années de travaux forcés, aux termes des articles 206 et 207.
Or, quel est ici le cas ? C'est celui où le fonctionnaire supprime non pas une partie minime d'un acte, mais où il le détruit complétement.
N'est-il pas évident que si nous punissons de 10 à 15 ans de travaux forcés la simple suppression d'un mot, nous devons, à plus forte raison, infliger cette peine quand l'acte tout entier est détruit. Ce serait évidemment une monstrueuse inconséquence de punir d'une peine moins forte la suppression du tout que celle de la partie.
Il est important d'ailleurs qu'une disposition très sévère soit adoptée pour ce cas, parce qu'il n'en est aucun dont la preuve soit souvent plus difficile et où les officiers publics soient plus tentés de manquer à leurs devoirs.
Ainsi, quand des parties se rendent chez un notaire pour y faire des payements souvent très considérables, le notaire dresse l'acte de quittance et en demeure dépositaire, sans que les parties aient aucune reconnaissance des payements qu'elles ont faits.
Eh bien, vous savez comment les actes se font ; les témoins ne savent pas d'ordinaire ce qui a été fait. Je suppose qu'un notaire ait dressé une quittance constatant par exemple le payement d'une somme de 100,000 fr., et qu'il la détruise. La personne qui a effectué le payement est dépouillée, si le notaire s'entend avec le créancier, on peut la forcer à payer une seconde fois les 100,000 fr. Je demande si ce fait n'est pas plus coupable que la plupart des faux. Evidemment il est beaucoup plus grave et beaucoup plus facile à commettre. Lorsqu'une altération se fait dans un acte, lorsqu'un mot est effacé ou ajouté, on a encore l'acte et les experts peuvent reconnaître la fraude ; mais ici il ne reste rien que la possibilité d'une preuve testimoniale qui presque toujours fera défaut.
Je crois donc que l'harmonie à maintenir entre les peines et les nécessités pratiques se réunissent pour exiger que l’article soit rédigé comme le propose la commission.
- L’article est mis aux voix et adopté.
« Art. 258 (projet du gouvernement.) Les agents, préposés ou commis, soit du gouvernement, soit des fonctionnaires ou officiers publics, qui se seront rendus coupables des détournements, destructions ou suppressions prévus par les articles 255 et 257, seront punis conformément à ces articles et suivant les distinctions qui y sont établies. »
La commission propose la rédaction suivante :
« Art. 258. Les agents, préposés ou commis, soit du gouvernement, soit des fonctionnaires o» officiers publics, soit de toute personne chargée d'un service public, qui se seront rendus coupables des détournements, destructions ou suppressions prévus par les articles 255 et 257, seront punis conformément à ces articles et suivant les distinctions qui y sont établies.
M. le président. - M. le ministre se rallie-t-il à la rédaction de la commission ?
(page 461) M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Oui, M. le président.
M. Lelièvre. - Je considère la peine prononcée par notre article comme exorbitante. En effet on punit le commis d'un fonctionnaire public de aà même peine que celle qui est prononcée contre le fonctionnaire lui-même.
Or, je ne puis admettre cette assimilation. En effet le fonctionnaire se trouve dans une position spéciale, il est investi de la confiance de la loi, quand il détruit les actes dont il est dépositaire, il manque à tous ses devoirs. Le commis, au contraire, est un simple particulier qui ne viole pas des devoirs spéciaux qui l'obligent envers la société.
Remarquons du reste que la commission elle-même a fait semblable distinction à l'article 259. Nous lisons à la page 17 et à la page 18 du rapport ce qui suit :
« La différence qui sépare le fonctionnaire et son commis est sensible. Si celui-ci abuse de l'autorité qu'il exerce, cette autorité ne lui est point personnelle, il n'exerce que par délégation, c'est plutôt un abus de confiance que d'autorité. L'officier public, au contraire, trahit le dépôt qu'il tient de l'Etat. »
Or, ces considérations doivent nécessairement amener une différence dans la peine relativement à l'article 258. Il y à identité de motifs.
M. Moncheur. - Le système qui a été adopté pour le projet actuel est celui du Code pénal en vigueur. On a considéré que les agents préposés, ou commis des receveurs, des notaires, des comptables étaient investis aussi d'une confiance dont l'abus les plaçait dans une position exceptionnelle au point de vue de la répression. S'ils n'ont pas un caractère public, ils sont au moins investis d'une confiance absolue et nécessaire de la part des fonctionnaires eux-mêmes. Ainsi ordinairement un comptable est absorbé par son travail d'écritures, par des soins autres que ceux de garder sa caisse, autres que ceux d'avoir la manutention matérielle des fonds.
Il est obligé de donner sa confiance à un commis. Evidemment celui qui abuse de cette confiance commet, non pas un vol domestique, mais quelque chose qui y ressemble. Il abuse d'une manière très coupable de la confiance qui lui a été accordée.
Non seulement la loi punit ce fait à cause de la gravité des résultats qu'il peut avoir, mais aussi elle prend en considération la facilité qu'on a de le commettre. Or les agents préposés et les commis ont à peu près la même facilité de commettre la suppression, la destruction d'actes d'une valeur immense que les fonctionnaires eux-mêmes, parce qu'en général ils ont constamment toutes les valeurs et toutes les pièces sous les mains.
Voilà pourquoi le Code actuel, le projet du gouvernement et le projet de la commission ont mis sur la même ligne les agents préposés et les fonctionnaires eux-mêmes.
Quant à la concussion, la position des agents ou commis n'est plus la même. Comment commet-on une concussion à l'égard des contribuables ? C'est en abusant envers eux de l'autorité qu'on tient de la loi.
Or le commis, le simple employé n'a pas, aux yeux du contribuable, la même autorité que le fonctionnaire lui-même. Il n'a donc pas la même facilité que le fonctionnaire de commettre le fait.
D'un autre côté le fonctionnaire abuse à un point beaucoup plus grave de l'autorité dont il est investi que ne le fait le commis. Car le commis, le préposé n'a aucune espèce de mandat, aucune espèce de mission pour imposer telle ou telle charge au contribuable, ce n'est pas là la mission qu'il a reçue du fonctionnaire. Dans le cas dont nous nous sommes occupés d'abord, il a au contraire reçu une mission, celle de conserver les fonds et de veiller à la conservation des actes, S'il les détourne, il agit directement contrairement à la mission qu'il a reçue.
Voilà pourquoi le Code actuel a fait une distinction entre le fonctionnaire et l'agent, lorsqu'il s'agit de la concussion.
La commission a rétabli, pour ce fait, la distinction du Code actuel et que le projet du gouvernement n'avait pas reproduite.
Je crois que cette distinction se justifie d'elle-même et qu'elle doit être maintenue dans la loi.
M. Lelièvre. - Je demande le renvoi de l'article à la commission, parce qu'il me semble évident que la disposition doit être modifiée. En matière de pénalité, il est un principe qu'on ne doit jamais perdre de vue. La peine doit être mesurée à la perversité.
Or, n'est-il pas évident qu'un fonctionnaire public qui est investi par la loi d'un caractère important, qui est chargé par elle d'un dépôt sacré, est plus répréhensible qu'un simple commis que la loi n'a pas investi de semblable confiance ?
Le commis n'a pas la qualité personnelle qui aggrave le délit, par conséquent il n'est pas aussi coupable que celui qui trahit la confiance que la société a placée en lui.
Et remarquez-le bien, le fait d'un notaire supprimant l'un de ses actes produit une alarme bien plus profonde dans l'ordre social que le fait d'un commis.
Du reste, dans aucune partie de la législation on n'a mis sur la même ligne le fonctionnaire et son agent. Soit pour le faux, soit pour d'autres délits, il y a toujours une différence bien marquée, fondée sur la nature même des choses.
Je conçois parfaitement qu'à raison de la facilité qu'a le commis de consommer le crime et de la confiance qu'a en lui le fonctionnaire public, on doive le frapper plus sévèrement qu'un simple particulier ; mais l'assimiler entièrement au fonctionnaire public lui-même, alors qu'il n'a pas la qualité particulière à raison de laquelle l'homme public commet un crime spécial, c'est ce qui me semble peu conforme à la proportion qui doit exister entre la peine et le délit.
Le commis altérera un acte du notaire son patron, il ne sera pas frappé de la peine réservée au fonctionnaire public, auteur de faux.
Pourquoi n'adopterait-on pas le même principe relativement à l'article 258 ?
Le fonctionnaire public, qui a tous les avantages attachés à ses fonctions, est tenu d'obligations plus étroites.
Lors donc qu'on le punit en vertu de l'article 257, c'est à raison d'une qualité qui, n'existant plus dans le cas de l’article 258, doit nécessairement amener une modification dans la peine.
Du reste, je ferai remarquer que la commission aggrave la peine prononcée par le projet primitif, et véritablement je ne vois pas pourquoi cette aggravation est étendue aux commis, alors d'ailleurs que la distinction entre les actes dont le fonctionnaire public est dépositaire en cette qualité et ceux qui lui ont été simplement communiqués à raison de ses fonctions, n'a aucune raison d'être décrétée à l'égard des commis ;
II y a donc encore sur ce point une anomalie évidente.
Qu'on fasse une distinction entre les différents actes à l'égard du fonctionnaire, cela se conçoit jusqu'à certain point. Mais en ce qui concerne les commis, semblable distinction n'a aucun fondement.
Je pense donc que sans mettre sur la même ligne deux faits qui n'ont pas d'analogie entre eux au point de vue de la gravité, il est impossible de maintenir l'article 258. En résumé, le commis trahit la confiance de son patron, mais le fonctionnaire trahit la confiance de la loi et foule aux pieds les devoirs les plus sacrés. La différence est sensible.
M. Savart. - Je crois avec l'honorable M. Lelièvre qu'il doit y avoir une gradation dans la peine et qu'elle doit être plus forte pour un fonctionnaire public qui commet un délit que pour le simple commis de ce fonctionnaire.
Ils ne se trouvent pas dans la même position. Le fonctionnaire public a ordinairement prête un serment ; en commettant le délit, il manque à son serment. Le commis n'a pas prêté de serment, l'acte qu'il pose n'a dès lors pas le même degré d’immoralité.
En second lieu, le fonctionnaire public se trouve ordinairement dans une position plus aisée et n'a pas les mêmes motifs de tentation qu'un pauvre commis. Enfin on punit d'une peine plus forte ceux qui commettent un faux dans un acte authentique que ceux qui commettent un faux dans un acte privé. Eh bien, le fonctionnaire public est l'homme authentique taudis que le commis est l'agent privé.
Par ces raisons, je crois qu'il tombe sous le bon sens qu'il faut punir l'agent principal qui commet un délit, plus fortement que son commis.
M. Pirmez. - L'honorable M. Lelièvre a demandé le renvoi de l'article à la commission, mais la commission a examiné cette question et elle a statué après discussion. Je crois donc que le renvoi n'aurait aucune espèce d'utilité et que la Chambre peut se prononcer sans nouvel examen de la commission.
M. le président. - M. Lelièvre, proposez-vous un amendement.
M. Lelièvre. - Je propose, sauf rédaction, de réduire la peine contre l'agent préposé ou le commis d'un degré et de la fixer à la peine d'un degré inférieure à celle prononcée contre le fonctionnaire public.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Je ne m'oppose pas à ce que l'attention de la commission soit de nouveau appelée sur cet article. Mais je ne pense pas qu'il y ait lieu de faire une distinction entre les commis et les personnes dont s'occupe l'article 257, et celles dont s'occupe l'article 258.
Il est bien vrai que le fonctionnaire public qui jouit de la confiance en raison des fonctions dont il est investi commet une faute plus grave que le commis. Mais sous un autre rapport le commis jouit de la confiance de son patron, et cette confiance, il la trahit au plus haut degré, lorsqu'il commet un acte tel que la lacération, la destruction des pièces, acte qui peut avoir pour son patron des conséquences extrêmement graves ; car il est responsable de tous les faits posés par son commis.
En effet supposons l'exemple dont on parlait tantôt d'une quittance constatant le payement d'une somme de 100,000 francs ; si le commis fait disparaître une semblable pièce, ce sera le patron qui sera obligé de supporter les dommages-intérêts auxquels le fait donnera lieu.
Il y a donc aussi dans ce fait une très grande gravité qui ne doit pas échapper à l'attention de la Chambre.
M. Muller. - Messieurs, j'appuierai aussi le renvoi à la commission et je l'appuierai dans l'espoir qu'elle voudra bien faire droit aux observations de l'honorable M. Lelièvre.
Quoiqu'il y ait du vrai dans la réponse qui lui a été faite par M. le ministre de la justice, je dirai qu'il a été trop loin, en ce sens que si son argumentation est vraie, elle doit l'être pour l'article 259 comme pour l'article 258.
Lorsqu'un commis supprime, détruit une pièce, il abuse de la confiance du fonctionnaire qui l'emploie ; mais lorsqu'il commet une (page 462) concussion, lorsqu’l prélève des impositions qui sont illégales, qui sont arbitraires, il abuse également de la confiance de son patron et il peut l’exposer à des conséquences très graves.
I es observations présentées par la commission dans son rapport pour motiver la distinction qu'elle a établie à l'article 259 entre les commis et les fonctionnaires eux-mêmes sont de tous points applicables à l'article 258.
Je pense, quant à moi, qu'il est impossible d'assimiler, d'une part, le commis au fonctionnaire quant à la suppression des titres et de ne pas les assimiler en ce qui concerne les actes de concussion dont ils peuvent se rendre coupables.
Le passage de M. Chauveau qu'on a cité peut tout aussi bien s'appliquer au premier cas qu'au second.
Les raisons qui sont données ont la même valeur pour l'une comme pour l'autre hypothèse.
Je demande donc que la commission veuille bien examiner de nouveau ce point. Si elle dit qu'il n'y a rien à changer à cette disposition, quant à moi je voterai contre l'article.
M. le président. - On peut remettre le vote à demain et la commission, si elle le juge convenable, pourra nous faire une proposition. (Adhésion.)
M. Deliége. - Messieurs, lorsqu'il s'agit de l'application d'une peine, on prend toujours en considération la perversité du délit, et surtout la facilité de le commettre. Or, sous ce rapport, je crois qu'il y a une différence à établir entre l'article 258 et l'article 259.
Dans l'article 258 il s'agit de la suppression de pièces. Or, il est toujours plus facile à un commis de supprimer une pièce que de commettre un acte de concussion, et c'est de la concussion que s'occupe l'article 259.
Ainsi, dans l'étude d'un notaire, les actes doivent être abandonnés à deux ou trois clercs, le protocole entier au maître clerc.
Eh bien, rien de plus facile à l'un de ces clercs qui voudrait ruiner son patron et le ruiner complétement non seulement dans sa fortune, mais aussi dans sa réputation, de lacérer deux ou trois minutes. Il sera presque toujours impossible au notaire de savoir qui a commis cet acte. Je crois que cette circonstance est de nature à justifier l'application d'une peine très forte contre le commis qui se rend coupable d'un acte semblable.
- La séance est levée à cinq heures.