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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 22 avril 1857

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1856-1857)

(Présidence de M. Delehaye.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 1307) M. Crombez procède a rappel nominal à 1 heure et un quart.

M. Tack donne lecture du procès-verbal de la précédente séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Crombez présente l'analyse des pièces adressées à la Chambre.

« Le sieur Van Leemput, combattant de la révolution, demande une récompense nationale. »

- Renvoi à la commission des pétitions.

M. Rodenbach. - Messieurs, je demande qu'il soit fait un prompt rapport sur cette requête. Le pétitionnaire a reçu une blessure et a été fait prisonnier par les Hollandais, ce qui l'a mis dans l'impossibilité de faire valoir ses droits. »

- La proposition de M. Rodenbach est adoptée.


Il est fait hommage à la Chambre, par M. Auguste Scheler, bibliothécaire du Roi, de son ouvrage : Statistique des ministères et des corps législatifs constitués en Belgique depuis 1830. »

- Dépôt à la bibliothèque.


M. Mercier, retenu chez lui par indisposition, demande un congé.

- Accordé.

Proposition de loi autorisant le ministre de la guerre à liquider une créance par voie transactionnelle

Développements

M. Lelièvre. - Messieurs, feu le sieur Dollin du Fresnel, général-major honoraire en retraite, s'est adressé à plusieurs reprises à la Chambre pour obtenir la restitution des sommes importantes qu'il a avancées en 1830 et 1831, dans l'intérêt de l'Etat.

La commission des pétitions, après avoir examiné le mérite de la réclamation, a pensé qu'elle devait être accueillie favorablement par le gouvernement.

« Le général Dollin du Fresnel, a dit M. le rapporteur, a rendu de très grands services à la Belgique.

« Il ne s'est pas borné à mettre ses connaissances et ses talents militaires au service du pays, à l'émancipation duquel il a puissamment contribué, mais il a sacrifié au but qu'il poursuivait une partie de sa fortune personnelle, et de ce chef encore il a certainement des droits incontestables à la reconnaissance du pays.

« Au moment où nous allons, comme expression de la reconnaissance de la patrie, accorder des faveurs à plusieurs officiers de 1830, il me semble qu'on ne peut éconduire un honorable général qui a rendu d'éminents services au pays. »

Il est établi, par les documents produits, que Dollin du Fresnel a été chargé, en qualité de major, d'organiser en octobre 1830 un bataillon d'infanterie et une compagnie sédentaire d'artillerie à Charleroi ; que, de plus, il a, comme colonel, organisé, en novembre même année, le 2ème et 10ème régiments de ligne à Namur. Pour accélérer la mission qui lui avait été confiée, Dollin du Fresnel avança des sommes importantes dans l'intérêt de l’Etat.

En 1831, chargé du commandement de général de brigade de l'armée de la Meuse ainsi que du commandement supérieur de la foncière de Venloo, il fit de nouvelles dépenses dont jamais il ne lui a été tenu compte, nonobstant les réclamations qu'il a adressées à diverses reprises au département de la guerre.

Nous avons pensé qu'il était juste d'acquitter, envers une veuve et des enfants qui sont dans une position peu aisée, une dette justifiée, d'ailleurs, par des documents qui ne permettent pas de révoquer en doute sa légitimité.

Le montant de la créance peut être fixé équitablement à une somme de douze mille francs.

Il est vrai qu'on pourrait, à la rigueur, exiger la production de pièces plus régulières, mais comme le fondement de la réclamation est incontestable, la bonne foi et l'honneur national exigent qu'elle reçoive un accueil favorable.

Nous sommes convaincus que la Chambre adoptera une proposition qui ne fait que décréter une mesure de justice et d'équité à laquelle, nous l'espérons, le gouvernement n’hésitera pas à se rallier.

Les hommes qui ont puissamment contribué à fonder une nationalité dont nous sommes fiers, ont droit à la reconnaissance de la patrie. Il ne faut pas qu'ils puissent douter de sa justice.

- La proposition est successivement prise en considération et renvoyées l'examen des sections.

Projet de loi portant approbation d’un article additionnel au traité de commerce et de navigation avec l'Uruguay

Dépôt

M. le ministre des affairss étrangères (M. Vilain XIIII) présente un projet de loi portant approbation d'un article additionnel au traité de commerce et de navigation entre la Belgique et la république de l'Uruguay.

- La Chambre ordonne l'impression et la distribution de ce projet et le renvoie à l'examen d'une commission de sept membres, qui sera nommée par le bureau.

Projets de loi augmentant le personnel de certains cours et de certains tribunaux

Depot

Projet de loi modifiant le mode de présentation des conseillers à la cour de Bruxelles

Depot

M. le ministre de la justice (M. Nothomb) trois projets de lois ayant pour objet :

1° L'augmentation du personnel de la cour d'appel de Liège.

2° L'augmentation du personnel du tribunal de première instance.

3° Une modification à l'article 37 de la loi du 4 août 1832, relatif à la manière dont se font les présentations des conseillers pour la cour de Bruxelles.

- La chambre ordonne l'impression et la distribution de ces projets et les renvoie à l'examen des sections.

Projet de loi relatif aux établissements de bienfaisance

Discussion générale

M. Thiéfry. - Le projet de loi qui nous est soumis est divisé en deux parues distinctes ; la première concerne l'organisation et l'administration des établissements de bienfaisance ; la deuxième, les fondations.

Dans la première partie on pose en principe, d'une manière absolue, la réunion des hospices et des bureaux de bienfaisance ; la section centrale propose exceptionnellement, il est vrai, de permettre l'établissement de deux commissions distinctes, sur l'avis conforme du conseil communal et de la députation permanente : malgré ces garanties, je considère les propositions du gouvernement comme infiniment préférables ; l'exception ne peut qu'empêcher une commune de profiter des avantages de la réunion. Pour faire comprendre l'espèce d'opposition que l'on rencontre parfois, je pourrais citer une ville où les conseillers communaux désiraient la fusion des deux administrations, et ils la disaient impossible parce que les deux présidents auraient voulu réciproquement conserver leur position : l'amour-propre personnel a mis obstacle à une mesure dont on est obligé de reconnaître l'utilité.

J'ai appartenu pendant six ans a une administration dans une localité où les hospices et le bureau de bienfaisance étaient séparés, et je fais maintenant partie depuis 14 ans d'une administration où au contraire la réunion existe.

J'ai donc été à même d’apprécier les inconvénients de la séparation, et les avantages de la fusion des deux administrations : avec la réunion, il y aura économie par la réduction des employés et des frais d'administration ; les indigents seront plus convenablement aidés selon leurs besoins ; on ne verra plus des malheureux manquer de secours, pendant que deux administrations délibèrent pour savoir qui doit supporter la dépense.

Aussi je ne comprends pas le motif pour lequel la section centrale propose de donner au gouvernement le droit d'établir deux commissions dans la même commune.

Le ministère précèdent avait présenté sur la charité deux projets de loi séparés, tous deux reposaient sur le même principe, sur la centralisation. Aujourd'hui il n y a plus qu'un seul projet ; mais on propose pour la bienfaisance et les hospices la réunion, et pour les fondations et legs on demande la division la plus complète. Cette différence s'explique facilement, la séparation des hospices et des bureaux de bienfaisance ne peut être d’aucune utilité à nos adversaires politiques ; taudis qu'il n'en est pas de même des fondations. Il faut que les congrégations religieuses en aient l'administration, afin de s’emparer de la charité et de l’enseignement.

Si un honorable membre de la droite a pu dire, lorsqu'il ne s'agissait que de soixante bourses d'études, qu'on en faisait un petit instrument politique, comment qualifiera-t-il le projet qui nous est soumis ? Il l'appellera avec bien plus de raison, un instrument de parti : car au moyeu de charité et de de l'instruction on constituera eu personne civile toute espèce d'association religieuse.

Par l'article 78, on obtiendra des administrateurs spéciaux à titre successif de fondions ecclésiastiques, et par l'article 70 on aura le droit d'accorder la personnification civile à toute congrégation religieuse qui adjoindra une petite école de pauvres à son couvent. Il ne faut même pas que cette école soit une charge pour la communauté, puisqu’il sera aussi permis d'en ouvrir une pour les payants. Il suffira donc que les capucins ou les récollets établissent une petite école d'enfants pour qu’ils obtiennent la personnification civile, eux qui déjà enlèvent tant d’aumônes aux vrais pauvres.

Il est impossible de n'être pas convaincu que l'école sert de prétexte au rétablissement des couvents. Ce n'est pas la charité qu'on a en vue ; car la charité est aussi libre qu'elle doit l'être dans l'intérêt social ; tout le monde, en se conformant aux lois, peut fonder des hospices, des ateliers de charité, des écoles, etc., et ce qui prouve que les lois n'apportent point d'entraves motivant des changements à la législature actuelle, c'est que le nombre des affaires dans lesquelles le gouvernement a réputé non écrites des clauses apposées à des libéralités, comme contraires aux lois, n'ont pas empêché une infinité de personnes de faire des (page 1308) donations en faveur des pauvres ; on est même obligé de reconnaître que jamais elles n'ont été aussi nombreuses qu'aujourd'hui.

Les statistiques fournies par tous les ministres de la justice, notamment par l'honorable M. Nothomb, prouvent que le patrimoine des indigents augmente chaque année d'une manière sensible : que l'on ouvre le Moniteur, et on verra que la moyenne des donations dont l'acceptation a été autorisée au profit de la bienfaisance s'est élevée :

de 1831 à 1835, à 789,633 fr.

de 1836 à 1841, à 968,205 fr.

de 1842 à 1847, à 927,676 fr.

en 1848, à 705,540 fr. 67 c.

En 1849 première année de l'application des principes rappelés par M. de Haussy les donations ont été de 1,221,881 fr.

en 1850 de 985,228 fr.

en 1851 de 1,394,949 fr.

en 1852 de 2,631,415 fr.

en 1853 de 1,548,589 fr.

en 1854 de 2,622,603 fr.

Il est bien facile de se créer des arguments en prêtant à ses adversaires des opinions et des vues qu'ils n'ont pas. M. le ministre crie bien haut que nous excluons la charité privée et que nous voulons investir les administrations officielles d'une sorte de monopole ; et il ajoute qu'il place la question sur le terrain des faits ; eh bien, les faits démentent ses paroles. Nous excluons la charité privée, dit-il, nous mettons donc obstacle à son développement ! Mais les établissements fondés par la charité privée prennent un accroissement aussi considérable que ceux de la charité légale : celui qui en douterait n'aurait qu'à ouvrir le Spectateur belge, il y trouverait des tableaux de notre collègue, l'honorable M. de Haerne, qui constatent la multiplicité d'hospices et d'écoles de toute espèce. Le rapport de la section centrale évalue le montant de ces dépenses à plus de trois millions de francs par an.

On trouve du reste une bien grande preuve de la facilité de se créer des ressources pour la charité, surtout pour la charité qui vient en aide aux congrégations religieuses, dans un fait qui s'est réalisé en cette ville. Le 3 décembre 1855, la société civile du crédit de la charité a été établie dans le but de concourir à l'établissement et au maintien d'écoles confiées à des religieux, et en moins d'un mois elle possédait déjà un capital de plus d'un demi-million. D'après le rapport rendu par le conseil d'administration, la société pendant 1856 a admirablement fonctionné au profit des frères de la doctrine chrétienne.

D'un autre côté, une congrégation religieuse a-t-elle besoin de développer son industrie, doit-elle se pourvoir d'un hôtel, ou faire des constructions importantes ? Des loteries ou des quêtes organisées dans tout le pays, rapportent à la communauté un fort capital dépassant souvent la prévision des dépenses.

Il n'est donc pas vrai de dire que la législation paralyse les bonnes intentions des véritables bienfaiteurs des pauvres.

D'un autre côté la religion est-elle exclue des établissements diriges aujourd’hui par les administrateurs de la bienfaisance ? Il n'en est absolument rien. Tous les enfants confiés à leurs soins reçoivent des leçons de morale et de religion ; ils sont soumis à une surveillance continuelle de la part même d'un membre du clergé. Quant aux personnes d'âge, des dispositions sont toujours prises pour qu'elles puissent pratiquer leurs devoirs religieux.

Le projet de loi n'est donc pas nécessaire pour venir en aide à l'indigent ; il n'a d'autre but que de favoriser l'établissement des couverts, que d'autoriser le gouvernement à accorder la personnification civile à toutes les congrégations religieuses, et de donner à l'avenir la direction des fondations au clergé, tandis que, d'après les lois existantes, elle se trouverait constamment entre les mains des administrateurs laïques.

Et ces administrateurs ne doivent-ils donc pas inspirer toute confiance ? Par qui sont-ils choisis ? Par les hommes les plus capables de la cité, par ceux sur qui repose la tranquillité publique, et qui sont en outre chargés de tous les intérêts de la commune.

Et c'est la commune elle-même qui est responsable de l'entretien des pauvres ; si les administrations de bienfaisance ont des ressources insuffisantes, la commune doit y pourvoir de ses deniers, ce n'est que dans les cas extraordinaires que la province et l'Etat interviennent.

Les communes, à mon avis, doivent payer, dans la proportion de leurs ressources, pour l'entretien de leurs indigents ; leur intervention pécuniaire est nécessaire, c'est le meilleur moyen d'empêcher que le paupérisme ne prenne trop d'extension. M. le ministre a dit hier que les communes sont écrasées sous le poids des sacrifices que l'indigence leur impose ; toutes les communes du royaume payent ensemble 2 millions ; mais, ajoute-t-il, les Flandres seules ont une charge de 1,329,000 francs.

La cause de cette dette ne git pas dans la loi sur la bienfaisance. Le remède à cet état de choses ne sera pas dans la loi que nous discutons. Les dettes des Flandres sont dues en grande partie au changement de la fabrication des toiles, et à la crise de 1846 à 1848, je me rappelle que ces populations, quittant leurs foyers, arrivaient à Bruxelles en si grand nombre, qu'on fut obligé de leur interdire l'entrée de la ville. L'honorable M. Rogier, pour faire cesser ces calamités, a pris les mesures les plus utiles, les seules vraiment salutaires ; elles sont rappelées dans un ouvrage où l'on compare la situation de la bienfaisance dans la Flandre orientale, sous le règne de Marie-Thérèse et à l'époque actuelle. Les députés des Flandres peuvent méditer cette comparaison. Quand ont-ils eu le plus de pauvres ? Alors que les fondations étaient gérées par des administrateurs spéciaux. Quand les Flandres ont-elles pu distribuer le plus de secours aux indigents ? Lorsque tous les secours ont été centralisés. Quand les Flandres ont-elles compté le plus grand nombre d'établissement de bienfaisance ? Toujours sons ce régime que nous voulons maintenir. Je lirai maintenant le passage qui a rapport aux mesures prises par M. Rogier. « Nous le déclarons sans détour ; selon nous, le gouvernement est entré dans la véritable voie qui devait conduire à l'amélioration de la situation de nos province» ; et si d'immenses résultats ont déjà été obtenus, c'est qu'il a porté son action réparatrice sur les causes réelles qui ont engendré le mal.

« C'est ainsi que pour prévenir le retour des dangers résultant de l'exubérance et de l'agglomération excessives de la population sur une étendue restreinte de territoire, il a aidé par des subsides et par son influence, à décentraliser les populations, à ériger de nouveaux villages, comme à Aelters-Hoeksken, à Louise Marie, près de Renaix, au Klein Sinay, en projet, et ailleurs ; il a poussé à la transplantation de l'excédant de la population agricole dans la Campine et encouragé la colonisation à l'intérieur, entre autres sur le territoire de la commune de Lommel dans la Campine.

« Pour rétablir l'équilibre entre la production et les besoins de l'alimentation, il a porté des lois pour favoriser les défrichements des bruyères et terrains incultes ; il a recommandé l'usage d'instruments aratoires perfectionnés ; il a fondé des écoles d'agriculture, institué des comices, publié une bibliothèque agricole et provoqué la révision de la législation qui régissait le commerce des céréales.

« Enfin dans la sphère industrielle, pour neutraliser autant que possible les désastreux effets de la décadence de l'industrie linière, il a organisé des comités industriels, encouragé la création d'écoles-manufactures, d'ouvroirs et d'ateliers d'apprentissage, répandu l'emploi d'outils et de métiers perfectionnés, accordé des primes à l'exportation des tissus de lin et de coton, favorisé l'établissement de nouvelles industries, etc. »

Voilà, M. le ministre, l'exemple qu'il y avait à suivre pour extirper la mendicité dans les Flandres et pour soulager les communes des sacrifices qu'elles font pour leurs indigents. Ce ne sera pas en créant des administrateurs spéciaux, ni en multipliant les couvents, que l'on diminuera le nombre des pauvres et que l'on viendra en aide aux finances des communes.

Au surplus, dans mon opinion il faut que la commune soit, comme elle l'est réellement, personnellement intéressée à ce que l'ouvrier ait du travail, à ce que le bien des pauvres soit convenablement administré et les secours bien répartis entre les indigents.

Aussi la commune porte-t-elle toute son attention sur la composition des administrations de bienfaisance, elle choisit pour administrateurs des hommes qui lui offrent toute garantie.

Une administration établie dans ces conditions doit inspirer naturellement la confiance ; tandis, au contraire, que personne ne peut répondre que l'aîné d'une famille ou le curé d'une paroisse sera toujours un homme convenable pour gérer les biens d'une fondation et distribuer les secours aux plus nécessiteux. Je dirai plus, il est impossible qu'il en soit constamment ainsi, et remarquez, messieurs, que ni l'un ni l'autre n'aura à pourvoir de sa bourse à l'insuffisance des biens des pauvres.

On a la preuve de ce que j'avance dans ce qui s'est passé en Belgique avec les fondations dirigées par des administrateurs spéciaux. Il suffit de lire les documents parlementaires pour s'en convaincre.

Un très important ouvrage, publié récemment sur la mainmorte et sur la charité, comprend l’historique de la législation charitable des Etats de l’Eglise. J'en citerai le passage suivant qui concerne l'objet principal de notre discussion.

Après avoir décrit avec soin la plupart des institutions de charité de Rome et fait l'éloge le plus complet et le mieux mérité des bienfaiteurs à qui elles sont dues, M. de Tournon ajoute : « Lorsque je me plais à établir les preuves de la bienfaisance des Romains, je voudrais pouvoir y joindre l'éloge du mode d'administration des établissements si généreusement fondés ; mais, je dois l'avouer, et je crois utile de le dire, plusieurs de ces fondations pieuses étaient devenues le domaine de ceux qui en avaient le soin ou étaient exploitées par eux plus à leur profit qu'à l'avantage des pauvres, désordre déplorable que quelques années de bonne administration ne purent suffire à faire cesser complètement ; mais, du moins, de bons exemples ont été donnés et ou peut espérer qu'ils n'ont pas été perdus. »

Il mentionne ailleurs des fondations utiles qui avaient été détruites par l'incurie, la négligence ou les malversations de ceux qui furent appelés à les régir, et dit encore : « Je ne puis trop le répéter, on ne voit que trop souvent dans ce pays les établissements les plus importants périr par la négligence et la cupidité de ceux qui les administrent, trop portés à considérer le bien des pauvres comme leur patrimoine, et presque encouragés par la mollesse du gouvernement à poursuivre ce genre de délit. Le remède à un aussi grand mal serait surtout dans le concours des hommes honorables et indépendants par leur fortune, à l'administration de ces fondations. »

M. de Tournon, préfet de Rome de 1810 à 1814, était en position de bien voir et de bien juger. Il se montre plein de respect pour la cause (page 1390) et les institutions catholiques. La louange est plus souvent sous sa plume que la critique.

Il est éclairé et impartial ; il a publié, en 1831, l'un des meilleurs livres qui existent sur les Etats Romains. Sa véracité et sa bonne foi ne peuvent être mises en doute par personne. Le cardinal Morrichini connaît ce livre ; il le cite à plusieurs reprises ; il ne contredit aucune des assertions de M. de Tournon, et après avoir écrit ces paroles, bien remarquables dans la bouche d'un cardinal : « L'administration française établit en 1809 une commission des hôpitaux composée de sept membres, qui dirigea ces établissements avec beaucoup d'intelligence, » il renvoie au livre de M. de Tournon, dont nous avons invoqué le témoignage.

Pie VII, en 1814, rendit a un abbé commendataire l'administration de l'hôpital de San Spirito, position fort recherchée à cause des avantages qui y sont attachés. Il introduisit des prélats et quelques ecclésiastiques dans l'administration des autres hôpitaux Les abus anciens ne tardèrent pas à reparaître, et la nécessité de remèdes énergiques se fit bientôt sentir.

Léon XII, en 1826, décréta que tous les hôpitaux de Rome formeraient un seul corps et une seule administration, que la commission administrative serait renouvelée au bout de six ans, il forma des comités de charité sous le nom de régionnaires, il rétablit enfin le système qui nous régit. Il arriva alors à Rome ce qui s'était produit, en 1525, à Ypres, lors de l'établissement de la bourse commune, dont je parlerai tout à l'heure ; ceux qui vivaient aux dépens des pauvres réclamèrent, et comme à Rome les influences religieuses dominent toutes les autres, ils eurent plus de succès qu'à Ypres, ils forcèrent le souverain pontife à revenir sur certaines mesures ; après Léon XII, vint Pie VIII qui, à son tour, réintégra les administrateurs spéciaux ; puis reparurent avec plus de force tous les anciens abus, si bien dépeints dans l'ouvrage où j'ai puisé ces renseignements.

Ainsi donc, et j'appelle ici l'attention de M. le ministre de la justice, dans l'espace d'un demi-siècle, les établissements charitables de Rome furent administrés deux fois par une administration unique et trois fois par des administrateurs spéciaux. Et avec ces derniers, l'on a vu chaque fois augmenter le nombre des pauvres et renaître les plus scandaleux abus.

Ne dirait-on pas que Celui qui préside aux destinées du monde a voulu que Rome servît d'exemple, afin d'enseigner aux hommes ce qu'il y avait à faire pour améliorer le sort des pauvres ?

L'opposition à la loi qui nous est présentée est donc bien fondée, puisque cette loi tend à ne procurer à l'avenir que des fondations ayant des chefs ecclésiastiques pour administrateurs. La raison en est facile à saisir : l'homme, pour obtenir le pardon de ses mauvaises actions ou des récompenses dans l'autre monde, est toujours disposé, dans ses derniers moments, à abandonner une partie de sa fortune. Il le fait avec d'autant moins de répugnance, que cela ne lui impose nulle privation de son vivant. Il ne résistera pas aux obsessions dont il sera entouré. Il se trouvera souvent alors des personnes qui auront un intérêt à recommander des administrateurs du clergé.

Si, en règle générale, je suis opposé à l'établissement de fondations avec des administrateurs spéciaux, et je n'entends par là que des administrateurs pouvant gérer sans l'intermédiaire de l'administration légale, je ne les exclus cependant pas d'une manière absolue ; je les admettrais par exception et sous certaines conditions, pour un service d'utilité publique, pour des établissements hospitaliers ou autres dont l'utilité serait reconnue par le pouvoir législatif et par une loi spéciale pour chaque fondation de l'espèce, comme le stipulait l'article 5 du projet Faider.

Je ne comprends pas qu'on puisse permettre de créer, par arrêté royal, un être qui aura une existence indéfinie, alors que pour naturaliser un étranger, qui n'a qu'une existence passagère, il faut le concours de trois pouvoirs. Du reste, je ne me résoudrai jamais à autoriser la distribution des secours aux indigents par d'autres que par les administrations légales de la bienfaisance, et dans aucun cas, je ne donnerai mon vote approbatif à une loi accordant la personnification civile à des établissements qui font concurrence à l'industrie privée.

Nous nous trouvons en présence de deux systèmes ; la majorité de la section centrale veut donner au gouvernement le droit d'accorder la personnification civile à toutes les créations de la charité pour lesquelles le donateur désigne des administrateurs spéciaux, soit à titre héréditaire, soit à titre successif de fonctions civiles ou ecclésiastiques. Je dirai en passant que je ne vois pas pourquoi on a exclu les militaires. La minorité, au contraire, demande que toutes les libéralités ayant une destination charitable ne soient acceptées et administrées que par les administrateurs légalement préposés au service ou à l'établissement intéressé.

Il s'agit de voir lequel de ces deux systèmes assurera le mieux la conservation du patrimoine de l'indigent, la bonne distribution des secours, et offrira au donateur le plus de garanties sous le rapport de l'exécution de sa volonté.

C'est évidemment celui qui sera soumis au contrôle le plus efficace. Or, dans l'administration des fondations dirigées par des administrateurs spéciaux, soit à titre héréditaire, soit à titre successif de fonctions, il viendra toujours, comme je viens de le faire remarquer, une époque à laquelle ces fondations seront administrées par des hommes négligents ou même d'une probité équivoque. Les ressources du pauvre et la bonne distribution des secours en souffriront alors, par défaut de surveillance de l'autorité.

On me répondra que ces administrations seront placées sous le même contrôle que les administrations légales. L'exposé des motifs du projet de loi exprime bien cette pensée ; mais la loi elle-même établit une bien grande différence ; ce contrôle n'existera pas pour les fondations avec des administrateurs spéciaux.

La surveillance des commissions administratives des hospices et du bureau de bienfaisance est dévolue au collège des bourgmestre et échevins ; le bourgmestre peut présider leurs délibérations, ce magistrat et les échevins ont le droit de visiter leurs établissements aussi souvent qu'ils le jugent convenable, ils veillent à ce qu'on ne s'écarte pas de la volonté des donateurs.

Le collège connaît donc tout ce qui se passe dans ces administrations ; s'il y a réellement des abus, il aide à les faire disparaître. Rien de tout cela n'est écrit dans la loi, pour les fondations. Les établissements dirigés par des administrateurs spéciaux seront fermés aux autorités de la commune. Jamais le bourgmestre ne pourra y pénétrer, sinon en se mettant à la suite d'un employé du ministère de la justice. On veut donc créer des établissements publics qui seront soustraits à la surveillance du bourgmestre de la commune ; et pourtant en cas de disette ou de renchérissement des denrées alimentaires il faudra bien que la commune vienne, malgré elle, en aide à certains établissements dont les ressources seraient alors insuffisantes.

On a, en vérité, peine à comprendre qu'on ait pu imaginer d'interdire à un bourgmestre l'entrée d'hospices ou d'écoles existant dans sa commune, alors qu'il a le droit de visiter tous les établissements publics, même les églises.

Je rappellerai, du reste, à propos de contrôle, quelques lignes du remarquable rapport de la section centrale de 1854.

« Sur quoi portera-t-il, disait l'honorable M. Tesch. Sur la dépense, c'est-à-dire sur ce qu'il y a de plus facile et de moins important. Le bon emploi, qui en matière de charité est la chose essentielle, la seule sauvegarde de la société, restera sans surveillance et sans garanties. Le distributeur particulier d'une fondation de charité, au lieu d'aider le véritable pauvre, protégera par exemple le fainéant ; l'administrateur d'une fondation d'instruction, au lieu de choisir un maître capable, moral, mettra à la tête de l'école un maître sans instruction ou sans éducation, sans tempérance ou sans moralité ; la dépense sera faite, justifiée, la société n'aura plus rien à dire, elle sera condamnée à tolérer l'abus de l'emploi ; à voir se développer dans son sein tous ces dissolvants, sans pouvoir y apporter un remède efficace, cela n'est admissible à aucun degré. »

Ces inconvénients seront d'autant plus graves, qu'on se trouverait dans l'impossibilité de changer ces administrateurs, tandis que si des abus semblables ont lieu par des hommes dont le mandat doit nécessairement être renouvelé par l'autorité supérieure exerçant un contrôle permanent sur tous les actes des administrateurs de fondations, il sera facile de couper le mal à sa racine, en remplaçant ceux des administrateurs qui ne rempliraient pas convenablement leurs fonctions.

Il n'est pas douteux que la loi admettant des administrateurs ou des distributeurs de secours à titre successif de fonctions, il y aura beaucoup de fondations dirigées par des membres du clergé : or, en Belgique, où le clergé jouit d'une indépendance absolue, souvent il repoussera les droits et le contrôle du pouvoir civil, il deviendra alors impossible d'établir des rapports entre les deux autorités, les abus se perpétueront, et la société n'aura aucun moyen de les faire disparaître. Il suffit pour s'en convaincre de se rappeler les mille difficultés qui surgissent pour la mise à exécution de l'article 8 de la loi sur l'enseignement moyen. Des prélats ne poussent-ils pas la prétention jusqu'à exiger, pour prix de leur concours, que les administrations communales abandonnent un droit que la loi leur confère, et qu'il n'est point en leur pouvoir de déférer à d'autres ?

Dans mes fonctions d'administrateur des hospices, que j'exerce depuis tant d'années, j'ai souvent rencontré des membres du clergé qui méconnaissaient l'autorité civile.

En voici un exemple : il y a, dans chaque paroisse de Bruxelles, des comités de chanté institués en vertu d'un règlement approuvé par l'autorité supérieure. Le conseil général des hospices leur remet l'argent, le pain, le charbon et les effets d’habillement à distribuer aux pauvres, ils doivent rendre leurs comptes aux hospices, qui exercent ainsi la surveillance nécessaire à la marche d'une bonne administration.

L'ancien curé de Caudenberg, plutôt que de se soumettre à un règlement aussi sage, a écrit au conseil général des hospices la lettre suivante :

« J'ai reçu communication de la résolution que vous avez prise le 22 juillet pour charger M. l'inspecteur général de la bienfaisance de vous faire chaque mois un rapport sur la marche du comité de charité de la paroisse.

« Je crois devoir vous dire, messieurs, que cette mesure ne peu t avoir mon approbation, ni celle du comité, et que je repousserai toujours, par un blâme sévère, le contrôle qui pourrait m'être imposé. »

Il est inutile d'ajouter que le comité ne partageait pas l'opinion exprimée par M. le curé, et qu'il a protesté contre la lettre.

Pendant six à huit ans, il a été impossible de faire revenir cet ecclésiastique de ses prétentions. Il a heureusement été remplacé par un (page 1310) homme d'intelligence qui a su comprendre la nécessité d'une bonne administration.

Pour vous prouver encore combien l'esprit d'indépendance du clergé l’emporte quelquefois sur toute considération, même sur les mesures les plus avantageuses aux indigents, je citerai un autre fait.

La veuve Hecquet de Beranger a laissé par testament plusieurs legs aux pauvres, notamment 10,000 fr. à ceux de l'église des Minimes. Les hospices de Bruxelles ont été autorisés, par arrêté du 15 décembre 1838, à accepter ces legs, sous la condition de laisser la distribution des intérêts aux administrations des églises ; mais, dit l'arrêté, afin de s'assurer de la bonne distribution des secours, le conseil général des hospices recevra annuellement des administrations des églises une liste nominative des pauvres ayant droit à participer à cette distribution.

Le conseil de fabrique des Minimes, sous l'influence directe de son curé, n'a pas voulu, pendant une longue suite d'années, se soumettre aux conditions imposées par l'arrêté de 1838. Après avoir reçu la première année d'intérêts, il s'est refusé à remettre la liste des pauvres secourus ; c'est en vain que les hospices l'ont réclamée ; le conseil de fabrique a préféré priver les indigents des secours auxquels ils avaient droit plutôt que de se soumettre à une mesure d'ordre dont il est facile d'apprécier la sagesse ; ce conflit a duré jusqu'en 1848.

L'honorable ministre veut faire croire qu'il sera facile de contrôler une administration dont les administrateurs ne connaissent pas d'autre autorité que celle de leur chef ecclésiastique : on est à ce sujet dans la plus complète erreur. Malgré les prescriptions de la loi et les réclamations de l'autorité civile ; est-ce que les curés de Bruges rendent compte d'un legs de 126,000 fr. fait en 1842 et dont les revenus doivent être distribués aux pauvres ?

Mais nous avons, je pense, un exemple plus frappant de l'impuissance de l'autorité laïque vis-à-vis des associations religieuses. Les congrégations hospitalières doivent rendre compte de leur revenu chaque année au ministre de la justice. Eh bien, l'honorable M. Nothomb aura l'occasion de nous dire si dans ses réclamations à ce sujet il a été mieux obéi que l'honorable M. d'Anethan, que l'honorable M. de Haussy, si des comptes sérieux lui ont été annuellement envoyés par toutes les congrégations ; je me sers du mot sérieux, parce que je n'ignore pas que des congrégations ne voulant ni se soumettre à la loi, ni se rebeller ouvertement contre elle, se sont bornées à envoyer un chiffon de papier sur lequel on avait écrit trois lignes ; reçu tant, dépensé tant, reste zéro.

Ces renseignements concordent avec ce que l'honorable M. de Haussy a dit dans le Moniteur du 27 juillet 1850, page 1937. Pour répondre à certains journaux qui prenaient à tâche de dénaturer de la manière la plus malveillante les actes ainsi que les intentions du gouvernement en matière de bienfaisance et de culte, et pour expliquer le motif de diverses demandes concernant les congrégations hospitalières, M. de Haussy dit à propos des comptes : La plupart des congrégations en rendent d'incomplets ; quelques-uns ne renseignent que les biens immeubles ; d'autres ne renseignent que les recettes, sans indiquer les dépenses ; d'autres se bornent à faire connaître que les dépenses étant supérieures aux recettes, le déficit est couvert par les biens propres des sœurs ; d’autres encore se contentent de renseigner, pour toute indication, néant ; un assez grand nombre enfin se refusent à toute reddition en se retranchant derrière le principe de la liberté d'association.

Si M. le ministre me dit que tons les comptes faits d'une manière régulière existent aujourd'hui au ministère, je lui demanderai de les déposer sur le bureau.

Si, au contraire, il ne les produit pas, je lui dirai : Vous ne savez pas obtenir les comptes des congrégations, comment exercerez-vous donc un contrôle efficace sur leur gestion ? Si vous n'avez pas su faire exécuter la loi existante, comment obtiendrez-vous l'exécution de celle que nous discutons ?

L'honorable M. Frère qui a été en position de voir les choses par lui-même, de lire les pièces officielles, nous apprend qu'un ancien ministre qui avait sur les couvents et près des évêques une influence assez connue, M. d'Anethan, a été obligé d'avouer son impuissance à faire exécuter la loi ; puisque, en désespoir de cause, il s'est adressé à l'archevêque de Malines pour réclamer son intervention, afin d'avoir ces comptes ; et ce prélat lui répondit : « La répugnance qu'éprouvent la plupart des supérieures de ces maisons à se soumettre à cette mesure me fait un devoir de ne pas les y forcer, afin de ne pas me rendre odieux et de ne pas perdre leur confiance qui m'est indispensable pour exercer sur ces congrégations l'influence qu'exige leur bien-être spirituel. »

Ainsi voilà le chef du diocèse qui, pour lui-même, demande et obtient les comptes des congrégations ; et pour l'Etat, peur l'autorité civile, il n'ose les réclamer, il craint de se rendre odieux, de compromettre sa dignité ! mais l’honorable M. Nothomb a-t-il bravé cette position affreuse ? A-t-il demandé des comptes ? S'est-il rendu odieux ? et qu'a-t-il obtenu ? Je crois pouvoir le dire, c'est en vain que tous les ministres ont essayé de vaincre l'obstination des religieuses. Tous ont échoué, parce qu'elles se croient indépendantes de toute autorité civile, et que leur véritable supérieur est à Rome.

Comment exécutera-t-on la loi ? On s'adressera aux tribunaux, me répondra-t-on. Mais cette voie était ouverte, pourquoi n'en a-t-on pas fait usage ! Et puis avec toutes les lenteurs inséparables des actions judiciaires, combien de temps faudra-t-il pour terminer les conflits.

Voyez ce qui.est arrivé à Bruxelles. Les religieuses dont la maison-mère était à l'hôpital Saint-Jean depuis des siècles, résolurent d'aller s'établir rue des Cendres ; elles étaient soumises à un règlement qui défend de rien emporter sans l'autorisation du directeur, elles connaissaient si bien cette défense, qu'elles demandèrent la permission de pouvoir prendre avec elles certaine partie de mobilier.

Cette autorisation leur fut accordée, et en usant de cette faculté, la supérieure enleva clandestinement et frauduleusement de l'hôpital une énorme quantité d'objets. Le consul général des hospices employa inutilement tous les moyens conciliants pour rentrer en possession de ce qui avait disparu. Il pria le bourgmestre et le doyen de Sainte-Gudule d'user de leur influence pour terminer cette affaire, à l'amiable ; à ma propre demande, feu le comte de Mérode chercha aussi à rappeler la supérieure à la raison. Toutes ces démarches échouèrent. Il fallut donc avoir recours aux tribunaux : la maison-mère est établie rue des Cendres depuis plus de six ans, et les objets enlevés ne sont pas encore restitués à l'administration.

Le contrôle n'est pas la seule chose à faire prévaloir contre le projet en discussion. Les avantages de la centralisation des secours sont incontestables, cette centralisation est le seul et véritable moyen d'aider les vrais nécessiteux, d'empêcher que des familles peu nombreuses, à la suite d'hypocrisie ou d'exagération dans les pratiques religieuses, ne reçoivent des secours sur 2, 3 et 4 fondations, tandis que celles composées de beaucoup d'enfants ne seraient que médiocrement aidées. Dans les administrations de bienfaisance, telles qu'elles sont organisées, on a un registre sur lequel tous les pauvres sont inscrits, on y mentionna s'ils sont mariés, le nombre de leurs enfants, combien ils gagnent par semaine.

Chaque ménage est inspecté plusieurs fois dans l'année par le visiteur des pauvres du quartier.

Ici je, dois rendre justice à ces hommes qui se dévouent avec tant de désintéressement au soulagement de leurs semblables, sans distinction de la religion à laquelle appartient l'indigent.

Ils sont constamment pleins de zèle, ils accordent aux pauvres des secours proportionnés à leur position et aux ressources générales de la bienfaisance. Avec des administrations séparées les unes des autres, ces avantages sont irréalisables ; souvent le piètre chargé des distributions s'informera d'abord si l'indigent va la messe, quelquefois il sera plus exigeant, et si le malheureux ne partage pas toutes ses idées, l'aumône lui fera défaut.

Si enfin un visiteur des pauvres est un malhonnête homme, comme cela s'est quelquefois vu, très rarement il est vrai, on le remplace immédiatement. Avec des administrateurs spéciaux, les difficultés seront bien grandes, parfois insurmontables, et dans toute hypothèse, on perdra beaucoup de temps et d'argent ; chacun sait combien les procès sont longs, coûteux e toujours chanceux.

Ce n'est pas d'ailleurs d'aujourd'hui qu'on a apprécié la nécessité de la centralisation. Nos ancêtres cherchèrent, il y a déjà plus de trois siècles, à atteindre un but aussi utile à la société qu’aux indigents. Ou voit dans les documents historiques, distribués à la Chambre, que le magistrat d'Ypres, voulant diminuer les progrès du paupérisme, fit, en 1525, un règlement sur l’institution d’une bourse commune des pauvres, lequel ordonnait de mettre en pratique ce qui se fait par les administrations de bienfaisance. Il éprouva, ce qui s'explique bien naturellement, une très vive opposition de la part de ceux qui remarquèrent que la plus grande partie des aumônes était versée dans la bourse commune, taudis qu'autrefois, elles tournaient à leur profit, et leur permettaient de mener une vie de fainéant. Ceux-ci se plaignirent de ce que l’ordonnance du magistrat ne faisait mention ni des ordres mendiants, ni d'autres personnes religieuses, qui ont fait vœu de pauvreté. Le magistrat, sans égard à leur réclamation, répondit que ces ordres mendiants savaient si bien exploiter la mendicité, qu'il n'était nullement nécessaire d'y pourvoir par ordonnance. Il fut néanmoins oblige de faire sanctionner ce règlement par les autorités les plus influentes dans l'occurrence.

La Sorbonne déclara que la bourse commune était une chose utile, pieuse et salutaire.

Le cardinal de Lorraine accorda 5 fois par an 100 jours d'indulgence à ceux qui augmenteraient les ressources de la bourse commune.

Le légat du pape fut encore plus généreux, il accorda 7 années d'indulgence à ceux qui laissaient des libéralités à la bourse commune, l'un des jours des sept grandes fêtes de l'année.

L'évêque d'Anvers adressa en 1779 une lettre pastorale pour solliciter des habitants de cette ville, des aumônes en faveur de la bourse commune des pauvres que le magistrat voulait établir.

Charles V, appréciant également la bonté de ce système, fit paraître en 1531, l'ordonnance générale qui impose l'obligation de faire une bourse commune, des revenus de toutes les charités, tables de pauvres, hôpitaux, confréries, etc., et exige que les distributions aient lieu aux pauvres par les administrateurs de la bourse commune, sauf que les aumônes fondées pour personnes spirituelles comme mendiants et autres seront distribuées selon l'ordonnance des fondateurs.

Par une ordonnance de 1534, sur l’organisation de la suprême charité de Bruxelles, tous les legs faits ou à faire aux pauvres devaient être distribués par les maîtres de charité généraux et particuliers, excepté si les testateurs avaient désigné spécialement des personnes pour la distribution de leurs legs.

(page 1311) C'est toujours le même principe, l'administration et la distribution des secours dévolues aux autorités laïques, sauf que la distribution pouvait avoir lieu par les personnes spécialement désignées.

Et dans l'ouvrage auquel j'ai déjà emprunté une citation, on remarque que pour extirper la mendicité à Rome en 1580 le pape Grégoire XIII invitait les fidèles à verser leurs aumônes dans les mains d'une seule administration, c'est-à-dire de former une bourse commune.

Ainsi donc le clergé, comme les autorités civiles, reconnaissait les avantages de la centralisation des secours, et d'une administration unique composée d’hommes honorables, choisis par la commune, et dont le mandat devait être renouvelé à certaines époques.

Malgré ces ordonnances l'accaparement des richesses par les corporations religieuses, prit de telles proportions, que plusieurs souverains furent obliges de mettre obstacle à l'érection d'abbayes, d'hôpitaux, de fondations ; et nous avons vu en 1789 quelle a été la conséquence de cette accumulation de richesses entre les mains du clergé. Depuis cette mémorable époque, de larges réformes oui eu lieu ; chaque jour on apprécie l'avantage de la centralisation des secours, et de leur distribution par les administrations légales ; et on veut aujourd'hui nous faire reculer de plusieurs siècles, pour faciliter la création de ces maisons dont la multiplication a été une des causes de la révolution française, et qui a failli provoquer des événements graves en Espagne et en Piémont !

On me répondra que les anciens abus ne sauraient plus se reproduire, que chacun s'occupe bien plus qu'autrefois des affaires publiques, et que nos institutions empêcheront qu'ils ne se renouvellent.

Sans contester que la population est aujourd'hui plus éclairée et que l'inobservation des lois est beaucoup plus difficile, je crois néanmoins qu'il faut bien peu connaître les hommes, pour ajouter foi à de semblables arguments.

Je pourrais, à l'appui de mon opinion, citer ce qui se passe dans d'autres pays ; mais pour éviter qu'on ne vienne me dire ; Ce sont des Etats différents, des législations différentes, j’examinerai la marche suivie par nos adversaires, dans notre propre pays, à l'occasion de la charité et de l’enseignement, et je leur demanderai ensuite, si leurs antécédents nous offrent des garanties.

N'oublions pas d'abord qu’il a fallu une révolution pour faire disparaître les abus qui s'étaient accumulés pendant des siècles.

Lors de notre séparation du royaume des Pays-Bas, le Congrès fit la Constitution belge : l'article 20, qui consacre le droit de s'associer, comprenait quatre paragraphes dont le deuxième et le troisième avaient pour but d'accorder la personnification aux associations religieuses par des lois spéciales, et de leur permettre ensuite d'acquérir à titre gratuit ou onéreux, avec l’assentiment du pouvoir législatif. Cette faculté étant trop restreinte aux yeux des membres de la droite, des tentatives eurent lieu pour que la Constitution admît que les associations qui auraient fait conster leur existence, seraient considérées comme personnes civiles et auraient le droit d’acquérir et de posséder des immeubles ou des terres.

Ces principes furent vivement combattus par les membres de la gauche, notamment par l’honorable M. Seron, qui demandait s'il était bien nécessaire qu’il y eût en Belgique des jésuites, des moines riches, pauvres, encapuchonnés, blancs ou noirs, barbus ou non barbus, chaux ou déchaux. Le baron Buyls ajoutait : on veut des associations privilégiées, est-ce bien là se conformer aux idées du siècle ? En rétablissant les moines nous rétrogradons de 300 ans.

La majorité du Congrès, sur la proposition de M. Van Meenen, supprima trois paragraphes et n'adopta que le premier. C'est-à dire que, par l’article 20 de la Constitution, le Congrès consacra le droit d'association, et rejeta toutes les propositions faites pour accorder la personnification civile aux associations religieuses. Il leur donnait la liberté et leur refusait le privilège.

Dix mois après, les jésuites s'établissaient à Namur au moyen d'un acte rédigé avec beaucoup de finesse pour éluder la loi, et jouir frauduleusement de la personnification civile. Puis vinrent de nombreuses associations qui, imitant cet exemple, s’implantèrent dans tout le pays : des congrégations se servirent de l’intermédiaire des séminaires, qui prêtèrent leur office, pour frustrer l’État des droits de mutations. Aussi indépendamment des couvents que M. Seron redoutait, nous en avons maintenant bien d’autres.

Avant de m'en occuper, je ne puis m'empêcher de faire ressortir les difficultés que nous avons éprouvées pour en connaître le nombre existant. La deuxième section a formulé une demande à ce sujet, il y a un an. Nous devions penser que M. le ministre de la justice avait calculé toutes les conséquences du projet de loi avant de le présenter, qu'il avait compté le nombre des couvents établis dans le pays. Nous nous trompions. Il a négligé une des choses les plus essentielles ; son devoir lui imposait au moins l'obligation de prendre des renseignements pour satisfaire à la demande de la deuxième section, et pourtant il se borne à répondre à la section centrale « qu’il ne peut connaître le nombre et le personnel des corporations ; mais que le recensement nouveau indiquera bientôt quel est l’état actuel des choses ».

Ainsi la première pensée de M. le ministre est la crainte de révéler la progression toujours croissante du nombre des couvents. Il ne peut en connaître ni la quantité, ni le personnel, comme si ces associations s’établissaient d'une manière clandestine, dans de chétives habitations, et s'il était permis d'habiter une commune sans faire aucune déclaration.

Cependant après de mûres et bien longues réflexions, M. le ministre a fini par comprendre que la position qu'il avait prise ne pouvait être conservée ; que nous, qui ne voyons dans le projet de loi que l'intention d'établir partout des couvents, nous avions le droit d'exiger que le gouvernement nous dise combien il y en a, ; et alors M. le ministre de la justice nous donna un tableau intitulé :

« Supplément à l'état général des associations religieuses, faisant suite aux renseignements publiés dans le dernier exposé de la situation du royaume, et qui s'arrêtent au 15 octobre 1846. (Renseignement demandé par la deuxième section.) »

Ce tableau n'a été fait que pour nous induire en erreur ; avec peu de recherches j'eus bientôt constaté son inexactitude. Il n'y aurait eu, d'après ce travail, que 43 nouveaux couvents établis dans le pays depuis 1846, tandis que la statistique de 1856 en indique 180. Sans la demande de l'honorable M. Orts, nous ne saurions pas encore à quoi nous en tenir à cet égard. Et si, comme il en a été fortement question, la discussion avait eu lieu au mois de mars, nous n'eussions pas eu l'ombre d'un renseignement.

La Belgique qui, en 1829, comptait 251 couvents, non compris les béguinages, en avait 759 en 1846, et elle en compte aujourd’hui 945, voire même quelques-uns de plus, car j'ai remarqué que pour la province de Brabant on en a, par erreur, porte deux en moins dans la récapitulation. De 3,349 religieux et religieuses qu'il y avait en 1829, on en comptait 11,948 en 1846 et 14,853 aujourd'hui : c'est une augmentation, depuis dix ans, d'un tiers sur les couvents et d'un cinquième sur leur population religieuse. On peut dire qu'il n'y a plus ni ville, ni bourg qui n'ait ses couvents, et avec la loi dont nous nous occupons, dans un temps plus ou moins éloigné, chaque village aura le sien. Et c'est à la totalité de ces maisons qu'on veut donner la personnification civile ! Car si les congrégations peuvent l'obtenir au moyen d’un hospice ou d'une école, toutes en auront, il n'y en aura plus d'autres, et la mainmorte n'a point entièrement disparu, les couvents pourront conserver les bâtiments et les terres nécessaires à l’établissement fondé, mots élastiques dont un ministère catholique fera ce qu'il voudra. Aussi jamais depuis l'indépendance de la Belgique, on n'a présenté un projet de loi d'une aussi grande importance ; je considère comme un devoir impérieux l'obligation de dire que j'y vois le germe d’une agitation future et peut-être plus encore.

En comparant la statistique qui nous a été remise il y a deux jours, avec celle de 1846, on ne remarque qu'une augmentation insignifiante sur le nombre des congrégations uniquement hospitalières. Je dirai à leur occasion, qu’en ma qualité de membre d'une administration de bienfaisance, il est de mon devoir de rendre un hommage bien mérité à ces religieuses qui consacrent leur vie aux soins des malades dans les hôpitaux ; il est certainement utile de faire ressortir leur zèle et leur dévouement, tout le monde apprécie leurs services ; mais je suis loin de confondre ces bonnes sœurs avec les religieuses connues aussi sous le nom d’hospitalières, et qui, en ne soignant que les personnes de la classe riche, font, sans privation aucune, un excellent commerce au profit de leur communauté.

L'augmentation du nombre des associations religieuses s'est produite entièrement sur les associations enseignantes, et sur celles qui ont joint une école à leur communauté hospitalière, ou à un couvent qui devait servir à la vie contemplative. Il est facile de voir que les corporations religieuses veulent s'emparer de la direction de toutes les maisons consacrées à l'enseignement ; elles finiront par avoir le monopole de l’enseignement.

Le droit de recevoir des payants dans les écoles, sous prétexte que c’est un moyen de revenu qui tournera au profit des pauvres, aura pour conséquence de détruire le peu d’établissements laïques d’instruction qui subsistent. On empêchera toute concurrence, en donnant la personnification civile à ces congrégations. L’œil le moins clairvoyant s’aperçoit que le projet de loi dont il est maintenant question n’a point pour but la charité, mais bien l’accaparement de l’enseignement par les couvents. Cela peut être utile à l’influence d’un parti, mais c’est établir en même temps la domination cléricale dans le pays, c’est empêcher le progrès et préparer pour l’avenir une génération de cagots.

Pour s'emparer de toute l'instruction, les congrégations exercent leur industrie en employant toute espèce de moyens pour ruiner les familles qui s'adonnent à l’éducation de la jeunesse ; elles cherchent à faire disparaître tous les pensionnats séculiers, même les plus petites écoles. Pour parvenir à leurs fins, elles ne reculent devant aucune vexation. J’en citerai un exemple.

Dans l’un des principaux faubourgs de la capitale, il y a une crèche et une école gardienne, où trois cents enfants sont admis. De ce qu’on n'a pas voulu donner la direction de cette école à des religieuses, on suscite toute espèce d'embarras à ceux qui la soutiennent ; ou veut les empêcher de se créer des ressources pour assurer sa prospérité.

Il s'agissait d'un concert, on avait obtenu le concours d'artistes aussi distingués qui désintéressés ; et pour le faire avorter on a été jusqu'à intimer à ces hommes généreux qui donnent des leçons de musique dans plusieurs établissements religieux, qu’ils eussent à refuser de prendre part à cette œuvre de bienfaisance, ou qu'ils cesseraient d’être admis dans ces pensionnats. Eh bien, je le demande, est-ce là de la (page 1312) charité chrétienne ? Mon, messieurs, c'est un vil intérêt, ou plutôt de l'esprit de parti.

Non satisfaits de la multiplicité des couvents, nos adversaires politiques cherchèrent à obtenir la personnification civile pour l'université de Louvain ; l'échec suivit de près la demande. Ils songèrent alors à faire passer les établissements de charité en mains du clergé ; des ministres contresignèrent des arrêtés royaux pour dépouiller des administrations de bienfaisance et en remettre les biens à des administrateurs spéciaux qui étaient des évêques ou des curés : c'est ainsi que le béguinage de Hasselt a été donné à l'évêché de Liège, les fondations Stalins aux curés d'Audenarde, les fondations Raguez et veuve Hardy aux curés de Tournai.

Ce n'est que par la fermeté des administrateurs des hospices, qui ont refusé de respecter les arrêtés royaux contresignés par M. d'Anethan, que ces trois fondations ont été conservées aux administrations de bienfaisance ; mais que la loi que nous discutons soit adoptée, les prétentions du clergé surgiront de nouveau et nous verrons sans doute alors l'évêque de Tournai essayer encore d'enlever l'hospice des anciens prêtres, dont une partie des revenus servirait à l'entretien d'une école d'enfants de chœur. Si demande d'envoi en possession, faite en octobre 1846, n'a pu réussir à la veille de la chute d'un ministère catholique ; elle pourrait bien aboutir avec la loi sur la charité, et un ministère qui céderait aux prétentions de l'épiscopat.

Sous l'empire français et sous le gouvernement des Pays-Bas, quelques fondations furent reconnues, quoique leur but ou leur administration fussent contraires aux exigences de la loi. C'étaient là des exceptions. Depuis 1830 ces exceptions se multiplièrent au point qu'elles devinrent la règle générale. Des personnes bien conseillées, sans doute firent des legs en instituant des évêques, des curés, des fabriques d'église, des parents des donateurs, sou pour gérer un établissement ou y nommer des pourvus. Des arrêtés royaux autorisèrent l'acceptation de ces legs.

Ou voulut aussi par arrêté loyal donner la personnification civile à des congrégations enseignantes non hospitalières, on les autorisa à accepter des donations. Des réclamations eurent lieu ; les personnes intéressées eurent recours aux tribunaux, des arrêts longuement motivés déclarèrent les arrêtes royaux contraires à la loi. Les hommes d’Etat ouvrirent les yeux sur les conséquences que pourraient avoir ces abus. L'honorable M. de Haussy, place à la tête du ministère de la justice, publia la circulaire du 10 avril 1849, où il exprima sa ferme volonté de rester dans la légalité.

Toutes les stipulations que je viens de rappeler furent réputées non écrites.

On s’écria de toute part que l'interprétation donnée par le ministre de la justice était préjudiciable aux pauvres, qu'ils ne recevraient plus de donations ; et les états statistiques, comme je l'ai déjà dit, prouveront que le patrimoine des indigents s'accroissait chaque année d'une manière considérable.

L'accusation n'était donc nullement fondée. On prit néanmoins la charité pour prétexte afin de pouvoir doter les couvents : des propositions furent présentées dans plusieurs conseils provinciaux, toutes furent rejetées.

Une discussion récente a prouvé que l'université de Louvain jouissait, d'une grande quantité de bourses d'étude, appartenant aux universités de l’État, alors que les collateurs, au lieu de les conférer, thésaurisaient chaque année des sommes importantes. Malgré cette position, on a enlevé aux universités de l’Etat quelques bourses qui serviront à augmenter les sommes que l'on capitalise au profit du parti catholique.

M. Malou. - Pas du tout.

M. Thiéfry. - Ces bourses appartiennent bien à l'Etat et vous vous en êtes emparés ; vous thésaurisez ; chaque année vous mettez des capitaux énormes dans vos causes.

M. Malou. - Qu'on s'adresse à la députation.

M. Thiéfry. - Je ne m'inquiète pas de savoir à qui il faut s'adresser ; je constate un fait, est-il vrai ou non ?

M. Malou. - Non.

M. Thiéfry. - Il est parfaitement exact.

Ne remarque-t-on pas aussi dans toutes les principales localités du pays une société instituée d’abord dans un but apparentée charité, mais se mêlant très activement de toutes les questions politiques, éprouvant même les vexations du clergé dès qu’elle ne veut pas s'occuper d'élections. Cette société a certes le droit de jouir de la liberté que la Constitution garantie à tous les Belges ; je suis bien loin de le lui contester : j'en parle seulement pour faire ressortir son immense développement et indiquer les tendances de nos adversaires politiques.

Aujourd’hui on soumet à la Chambre un projet de loi pour autoriser des administrateurs spéciaux pour les fondations, et pour accorder la personnification civile à tout couvent qui s’adjoindra uns école. Pour arriver à ce résultat, on se sert d'un mot, qui doit nécessairement produire un certain effet sur les masses qui ne raisonnent pas. On réclame la liberté de la charité ! Mais cette liberté existe. Tout le pays n'est-il pas, comme je l'ai déjà dit, couvert d’établissements formés par la charité privée ? Met-on des entraves à la distribution des aumônes ? La presse est libre, mais les excès de la presse sont punis par les tribunaux. Le citoyen est libre de disposer de ses biens comme il l'entend ; mais le Code civil met des restrictions pour empêcher un père de dépouiller ses enfants. De même pour la charité, il y a aussi, dans l'intérêt de la société et des pauvres, des limites à établir pour les donations à faire au profit des indigents.

Ce que l'on veut, c'est la liberté de fonder ; c'est une liberté qui a été refusée en France sous la Restauration ; une liberté qui n'existe ni en Angleterre ni aux Etats-Unis, c'est-à-dire dans les pays où les institutions accordent aux citoyens les droits les plus étendus.

On veut une liberté au moyen de laquelle on s'emparera de l'instruction primaire, une liberté qui aura enfin pour conséquence de permettre à ceux qui exercent le plus d'influence sur la dernière volonté des mourants, de faire nommer des administrateurs à titre de fonctions ecclésiastiques, et pour me servir d'une pensée que j'ai trouvée dans la brochure de mon ami M. de Bonne, je dirai : Le bien des familles ira s'engloutir dans les couvents comme les fleuves s'engloutissent dans la mer.

L'observateur attentif voit, dans les faits que j'ai rappelés, une marche continue, la ferme volonté d'un parti d'absorber à son profit la charité et l'instruction.

Quand on récapitule tout ce qui est arrivé depuis 1830, lorsqu'on songe aux attaques de certains journaux, qui naguère, sans respect pour nos institutions, disaient que la liberté de conscience, la liberté de la presse, la liberté de discussion étaient des erreurs monstrueuses et funestes, on est certainement en droit de dire que le contrôle qui s'exercera sur les fondations ayant des membres du clergé pour administrateurs, sera tout à fait illusoire, et que la loi que nous discutons fera renaître les anciens abus dont les documents parlementaires de 1854 renferment un si grand nombre. Les intérêts des indigents seront sacrifiés à ceux des couvents ; nous verrons, comme le dit M. Tielemans dans son remarquable ouvrage sur la charité publique, les établissements tenus par les congrégations entretenir des religieux ou des religieuses, aux dépens des pauvres qui devaient y être reçus.

L'honorable M. Frère par ses infatigables recherches nous a fait connaître un grand nombre d'abus de toute espèce. C'est sans doute pour faciliter l'introduction de certains d'entre eux que les auteurs du projet de loi ont songé au rétablissement des bénéfices. On a eu effet inséré dans la loi que les fonctions des administrateurs des hospices et des bureaux de bienfaisance étaient gratuites ; mais on s’est bien gardé d'imposer une semblable condition pour les administrateurs spéciaux, un tel oubli a dû être calculé. Quelle a été l'intention de M. le ministre ? C'est évidemment de permettre à ces administrateurs de prélever un traitement sur la somme qui reviendra aux pauvres. C'est là une idée malheureuse dont il peut surgir les abus les plus graves.

Pour apprécier jusqu'où la ruse était employée autrefois, pour se créer de petites ressources à l'aide de l'administration des fondations, je rappellerai ce qui s'est passé, il y a peu de temps, au barreau de Bruxelles. On plaidait en appel l'affaire de la fondation de Rare de Louvain. Un des principaux avocats de cette ville, ancien membre de cette Chambre, disait avoir eu en mains le compte d'une fondation qui avait été gérée par des administrateurs spéciaux ; le fondateur ayant fixé une somme pour chaque héritier assistant à la reddition du compte, les parents avaient porté dans la salle de réunion, leurs plus petits enfants, Il y en avait qui comptaient à peine 2 ans et pour lesquels les parents touchaient l'indemnité. On détournait ainsi les fonds de leur véritable destination ; on diminuait la part du pauvre ; ce sont là des abus qu’on ne saurait rencontrer avec les administrations légales et gratuites des hospices.

A la demande de l'honorable M. Malou, on a imprimé l'arrêt de la cour de cassation dans l'affaire de Rare, et, sur celle de l'honorable M. Frère, on y a joint plusieurs jugements et arrêts rendus dans diverses causes concernant des legs.

J'ai vu dans ces pièces des jugements contradictoires ; comme je ne suis pas jurisconsulte, je ne me hasarderai pas à me prononcer sur la différence d'opinion. Seulement je crois avoir le droit de dire, sans blesser ni les convenances ni aucune susceptibilité, que, malgré tout le respect que je professe pour la magistrature, je ne la crois pas infaillible ; les hommes qui siègent à la cour supérieure sont sujets à errer, comme le reste des humains. Mon honorable ami M. de Bonne m'a d'ailleurs assuré que la cour de cassation de France avait plusieurs fois varié sa jurisprudence : si donc elle a failli, la nôtre peut également se tromper.

En présence du projet de loi qui nous est présenté, l'interprétation de l’article 84 de la loi communale perd de son importance. Je me bornerai à dire que si des doutes existaient sur la portée qu'on doit lui donner, ce serait un devoir pour le parti auquel j'ai l'honneur d'appartenir, de les faire cesser : car l’interprétation de la cour de cassation, que je ne saurais admettre, et la loi que nous discutons, sont l'une et l'autre contraires à l'esprit de la Constitution.

Personne, en effet, ne peut méconnaître que la Constitution impose l'obligation du renouvellement du mandat de toute personne s'occupant d'administration publique. Sénateurs et représentants ont des fonctions dont la durée est limitée. Les lois provinciale et communale ont été faites conformément aux articles 31 et 108 de la Constitution, et d'après les principes qui y sont établis, conseillers provinciaux et communaux, membres des administrations de bienfaisance et des conseils de fabrique, tous doivent être réélus, à des époques déterminées.

(page 1313) Les auteurs de la Constitution ont été unanimes pour admettre la réélection ; et aujourd'hui pour administrer les fondations on s'écarterait de cette voie, on voudrait créer un privilège, rendre inamovible ce que la Constitution soumet au contrôle d'une autorité élective ; c'est bien là s'éloigner des principes posés par la Constitution.

Aussi, messieurs, la loi que nous discutons n'aura jamais l'approbation du pays.

Je ne crains pas de dire que ce ne sera plus une loi de charité, elle portera un autre nom, on l'appellera la loi de la dotation des couvents ; elle n'aura d'existence que le temps pendant lequel le parti qui occupe les bancs ministériels aura le pouvoir : elle est trop contraire aux véritables intérêts des pauvres et à ceux de la société, pour que l'opinion libérale en ressaisissant la majorité, ne considère pas comme un devoir impérieux l'obligation de changer cette loi en une véritable loi au profit des indigents.

M. Lelièvre. - Le projet en discussion a une importance qu'on ne saurait méconnaître. Il touche à un ordre de choses qui intéresse l'avenir de la société. Ne l'oublions pas, il s'agit de restaurer les principes du régime existant en France avant 1789, de changer entièrement la législation française introduite en Belgique dès 1797 et de soustraire à l'activité humaine des valeurs considérables dont le chiffre s'accroîtra de jour en jour.

Est-il étonnant qu'une entreprise aussi téméraire ait ému profondément tous les hommes qui, instruits par les documents de l'histoire, connaissent depuis longtemps les abus de l'ordre de choses dont on a rêvé le retour ?

Il ne s'agit pas seulement de conférer la personnification civile à un établissement libre, prétention déjà exorbitante qui en 1840 et 1841 a soulevé chez nous de si légitimes réclamations. La proposition qui nous est soumise est tout autrement féconde en résultats fâcheux. On veut, en effet, établir dans chaque commune du royaume des fondations sur lesquelles les pouvoirs publics n'auront aucune action réelle et efficace ; des fondations habiles, comme personnes civiles, à recevoir des donations et des legs mobiliers d'une valeur illimitée, administrées du reste par des mandataires inamovibles et pris au hasard. Il s'agit non seulement de frapper d'inertie des capitaux considérables, qui livrés à la circulation contribueraient puissamment à la prospérité industrielle du pays, mais même de les abandonner à la merci des titulaires d'offices ecclésiastiques qui pourront les employer à la dotation de mainmortes de toute nature.

Un projet qui doit aboutir à pareilles conséquences est, sans contredit, l'un des plus funestes qui puissent se produire. Aussi ne craignons-nous pas de dire qu'il compromet l'avenir de la Belgique, parce que les abus auxquels il donnera naissance sont ceux qui d'ordinaire engendrent les commotions politiques.

Les leçons du passé demeureront-elles stériles pour nous ? Les tourmentes qui ont éclaté dans toutes les contrées où a été établi le régime qu'on prétend faire revivre, les événements déplorables dont sur la fin du siècle dernier la France fut le théâtre, tout cela ne nous apprendra-t-il rien ? Au XIXème siècle, aux portes de la France, au sein de la Belgique civilisée, est-ce sérieusement qu'on songe à réédifier les institutions de l'ancienne société contre lesquelles les conciles de l'Eglise se sont eux-mêmes élevés ?

Est-il concevable que sous le manteau de la charité, sous le prétexte de protéger les intérêts des indigents, on puisse viser à la restauration d'autres établissements dont l'existence légale n'est plus compatible avec l'esprit de nos institutions ?

Telle est cependant la portée évidente, si pas le but, du projet soumis à nos débats. Nous en rapporterons une preuve irréfragable dès le début de la discussion et nous la puisons dans un arrêté royal du 12 février 1839 qui approuve une fondation ayant pour administrateur spécial l'évêque même de Tournai, avec, stipulation que l'immeuble donné sera affecté au logement d'une congrégation religieuse déterminée, à charge par celle-ci d'ouvrir une école gratuite d’instruction pour les filles pauvres.

Or peut-on douter un instant qu'en vertu de la loi en discussion on ne décrète l'état de choses devant lequel on ne reculait pas, alors même qu'il n'était fondé sur aucune disposition législative ?

Je dois maintenant déduire les motifs qui ne me permettent pas de voter le projet. Je demande d'abord s'il est nécessaire de changer une législation qui fonctionne dans le pays à la satisfaction de toutes les populations. La charité n'est-elle pas libre sous tous les rapports ? Ne peut-on pas faire les libéralités les plus étendues aux pauvres, aux fabriques d'église, aux séminaires ? Les administrations établies par nos lois ne présentent-elles pas toutes les garanties désirables ? Et à aucune époque vit-on jamais plus de régularité dans la gestion des biens des indigents ?

Quels motifs sérieux peuvent donc réclamer des changements à un régime dont les bienfaits ne sauraient être méconnus et qui a en sa faveur une expérience de soixante années ?

Que l'on consulte le Moniteur et en présence des donations nombreuses qui chaque jour sont approuvées par le gouvernement, qu'on me dise s'il est possible de prétendre que l'essor de la charité soit comprimé dans l'état actuel de notre législation.

Il s'agit, dit-on, d'assurer l'existence d'établissements privés, fondés dans les Flandres ; mais si ces institutions prospèrent, pourquoi ne pas les maintenir sur le pied où elles se trouvent aujourd'hui ! Ces établissements ont été créés sous le régime de la liberté. Leur prospérité démontre à l'évidence que les lois en vigueur n'entravent pas l'expansion la plus large de la charité, et proteste contre la nécessité du régime exceptionnel et privilégié qu'on veut établir.

La charité doit être libre, mais pourquoi ne pas se conformer sous ce rapport aux règles qui gouvernent l'enseignement ? En vertu de la liberté d'instruction dont tous nous apprécions les bienfaits, on a fondé l'université de Louvain qui a atteint un haut degré de prospérité ; pourquoi ne pas suivre la même voie en ce qui concerne la charité ? et quelle raison peut justifier le droit qu'on réclame pour tout particulier, non pas de faire la charité dont l'exercice n'est point entravé, mais de fonder des établissements jouissant de la personnification civile et ayant dans l'Etat une position contraire au droit commun ? Un motif décisif s'élève donc contre le projet : aucune nécessité ne le justifie, la législation actuelle suffit à tous les besoins légitimes.

Or, est-il sage, est-il prudent d'agiter le pays à l'occasion d'une proposition de loi dont l'inutilité est évidente et qu'on produit imprudemment au moment où les partis politiques se divisent plus profondément que jamais ?

Mais le projet est inadmissible, de quelque côté qu'on l'envisage.

Comme on le sait, les idées de 1789 régénérèrent la France et amenèrent une révolution qui fit le tour de l'Europe. L'état de choses antérieur était un obstacle au développement de la richesse publique, la propriété était frappée d'une immobilité stérile, le commerce et l'industrie étaient sans vie.

Le législateur, comprenant sa haute mission et les avantages d'une activité laborieuse, proclama la liberté du capital, rendit la propriété à son mouvement et produisit cet accroissement de richesse auquel la France et la Belgique doivent leur prospérité actuelle.

Pour réaliser ces vues élevées, on décréta entre autres mesures la sécularisation de tous les établissements publics en ce qui concerne l'administration des biens.

C'est ainsi que le patrimoine des pauvres fut confié à une commission d'agents (erratum, page 1333) responsables, électifs, temporaires, fonctionnant sous le contrôle de l'autorité publique qui concourt à leur nomination.

Les biens mêmes des églises furent soumis à une administration civile organisée par le décret du 30 décembre 1809 dans l'intérêt combiné du culte, des communes et des paroissiens. Il en fut de même des propriétés des séminaires, en vertu du décret du 6 novembre 1813, et ce principe fut appliqué à tous les corps reconnus par la loi.

Aujourd'hui ou veut changer cet état de choses qui a produit les meilleurs fruits et on prétend nous faire rétrograder jusqu'aux temps où le crédit était nul, et les intérêts économiques sans vie ; on veut nous reporter à une époque signalée par les désordres et les irrégularités qui marquaient les administrations de bienfaisance.

D’après le projet, il s'agit d'autoriser tout citoyen à établir des fondations érigées en personnes civiles, par un simple arrêté royal, capables de recevoir les libéralités les plus considérables et administrées à perpétuité par des titulaires de fonctions civiles ou ecclésiastiques. C'est, à peu de chose près, le rétablissement des anciens bénéfices auxquels étaient attachés certains droits, certaines prérogatives.

Ce régime répugne à toute notre législation.

La loi des 25 octobre-14 novembre 1792 abolit les substitutions et les majorats. Celle de frimaire an V supprima les bénéfices ecclésiastiques.

Les dispositions législatives de cette époque non seulement sur ces points, mais aussi sur l'ordre des successions, furent maintenues par le Code Napoléon, d'immortelle mémoire. On chercha à organiser la propriété conformément à l'esprit démocratique de notre société ; et rien ne fut négligé pour la débarrasser d'entraves. Nous invoquerons une disposition qui s'applique directement au débat actuel.

L'article 1025 du Code civil autorise un testateur à nommer un ou plusieurs exécuteurs testamentaires ; mais le législateur prend des précautions minutieuses pour empêcher que les droits de propriété de l'héritier légal ou testamentaire ne rencontrent des entraves contraires à l'intérêt général. Pour atteindre ce but, la loi ne permet au testateur que de donner à l'exécuteur testamentaire la saisine du mobilier. Cette saisine ne peut durer au-delà d'une année à compter du décès, elle n'embrasse pas les immeubles, parce que sous ce rapport on a pensé que le droit de l'héritier ne devait pas être gêné.

En ce qui concerne le mobilier, la saisine est tellement fragile, que l'héritier peut la faire cesser immédiatement, en offrant de remettre aux exécuteurs testamentaires une somme suffisante pour le payement des legs mobiliers, enfin l’exécution testamentaire elle-même finit à l'expiration de l'année du décès.

Cet ordre de choses est bien différent de celui créé par le projet, qui permet aux testateurs de commettre à perpétuité l'exécution de leurs dernières dispositions aux titulaires de certaines fonctions. A ce point de vue, le régime qu'on veut établir est repoussé par les considérations d'ordre public et d’intérêt général qui ont dicté les prescriptions si sages des articles 1025 et suivants du Code civil.

Le projet perd de vue les premières notions du droit en cette matière.

En règle générale, la mort du mandant met fin au mandat qui expire avec celui qui l'a conféré.

(page 1314) C'est par une faveur exceptionnelle qu'on a admis des mandats irréguliers à l'égard de certaines affaires qui ne peuvent se traiter qu'après le décès. Mais toujours des actes de ce genre ont été renfermés dans des limites étroites ; ils sont restreints à certains faits passagers, à un état de choses temporaire, tandis que, dans l'espèce, on autorise des mandats irrévocables, touchant à un régime permanent, perpétuel qui intéresse l'avenir de la société.

Il y a plus, le droit d'administration n'est pas conféré à des personnes certaines et déterminées. Un testateur est autorisé à instituer un ordre successif d'administrateurs à titre de fonctions, civiles et ecclésiastiques. 0n rétablit ainsi virtuellement les bénéfices et les titres ecclésiastiques que les lois françaises ont supprimés, puisque aux fonctions de curé de telle paroisse sera attaché le droit d'administrer certaines fondations. Mais on oublie que le pouvoir d'attacher des prérogatives à des fonctions quelconques doit être l'œuvre de la puissance publique et qu'il ne saurait dépendre de la volonté d'un particulier.

D'un autre côté, la disposition qu'on autorise, appelle à des fonctions qui touchent à des intérêts sociaux de premier ordre, des individus inconnus qui ne sont pas même nés lors du décès du testateur, des personnes incertaines dont l'autorité publique n'aura pas à apprécier les capacités ni même la moralité.

Ainsi des personnes privées exerceront une branche importante du service public, sans délégation des pouvoirs de l'Etat. Ces titulaires, que le testateur ne connaît pas, pourront être entièrement dépourvus des qualités nécessaires pour remplir convenablement leur mission. Nonobstant cet état de choses si compromettant pour les fondations, ils seront investis de fonctions exigeant une aptitude spéciale et il faudra attendre qu'il ait été commis des fautes et des abus, ponant atteinte à des intérêts sacrés, avant de tenter une répression qui sera ordinairement tardive et presque toujours illusoire.

Messieurs, c'est un régime anomal, contraire à nos institutions que celui qui admet des individus à l'exercice d'un service public sans l'intervention d'une autorité légale, et cet ordre de choses devient une énormité dans le cas où, comme dans l'espèce, ces individus n'ont pour s’immiscer dans des fonctions publiques d'autre titre qu'une volonté privée qui ne les concerne pas même nominativement.

Le projet porte atteinte sous d’autres rapports à nos principes constitutionnels. Les titres ecclésiastiques n'ont plus aucune valeur vis-à-vis de la loi civile. Le clergé n'existe plus comme corps dans l'Etat.

La loi ne voit plus dans ses membres que des citoyens exerçant un ministère purement spirituel (arrêt de la cour de cassation du 4 mars 1847, Pasicrisie, 1847, page 468.) ; et cependant aux termes du projet certains titulaires de fonctions ecclésiastiques deviennent des fonctionnaires publics de par la volonté d'un simple particulier, ils interviennent à titre d'autorité légale dans une branche du service public, en vertu d'un mandat privé !

Les administrations qu'on organisera ne présentent pas du reste des garanties sérieuses au point de vue de la gestion. Quel contrôle réel et efficace pourra-t-on exercer sur l'administration de mandataires inamovibles, en règle générale, et dont on devra provoquer la révocation vis-à-vis de l’autorité judiciaire ? Ignore-t-on qu'avec l'art d’éterniser les procès en présence du ministère public à qui les renseignements feront défaut et qui d'ailleurs reculera devant des poursuites qu'on qualifiera souvent de vexatoires, ignore-t-on que ce recours sera toujours illusoire et d'ordinaire sans résultat ?

Mais les tribunaux n'auront pas même le temps de traiter ces procès de redditions de compte, si compliqués.

Aussi tous les magistrats, tous les hommes initiés aux affaires du barreau n'hésiteront-ils pas à affirmer qu'il est impossible à la justice ordinaire d'apprécier des causes de cette nature.

Aujourd’hui déjà les corps judiciaires ne peuvent expédier les affaires qui leur sont déférées relativement aux intérêts privés, que sera-ce donc lorsqu'on les aura chargés de causes hérissées de difficultés et de détails qui rendront impossible l'appréciation des comptes et leur apurement régulier ?

Si l'on veut établir un contrôle sérieux en cette matière, il faut qu'il soit exercé par l'autorité administrative dont l'action est prompte et expéditive. Non seulement les budgets et les comptes concernant les fondations doivent être soumis régulièrement à l’approbation de cette autorité, mais il faut l'investir des attributions nécessaires pour assurer l'exécution de ses décisions.

Les fondations sont des institutions publiques, pourquoi ne pas assimiler à tous égards les administrateurs privés aux receveurs des établissements publics, pourquoi ne pas déférer, sans réserve, l'appréciation de leur gestion, l’emploi des moyens coercitifs et même le droit de révocation à la députation permanente du conseil provincial, dont l’action est plus efficace que celle des tribunaux, et qui, sans contredit, exercera un contrôle plus sérieux ? En appelant le pouvoir judiciaire à connaître de la matière dont nous nous occupons, ou choisit réellement la juridiction qui, dans l'espèce, présente le moins de garantie.

Je ne suspecterai jamais la loyauté de M. le ministre de la justice. Aussi, ne puis-je pas croire qu'il soit l'auteur de la rédaction des articles 88, 92, 93 et 94 du projet.

Ces dispositions ne peuvent émaner que d'un homme de parti qui les a rédigées avec une habileté extraordinaire pour faire croire à l'existence de garanties sérieuses qui en réalité sont complètement illusoires.

En effet si les comptes et budgets sont soumis à l'approbation du conseil communal ou de la députation, ces autorités ne peuvent prendre aucune mesure coercitive pour assurer l'exécution de leurs décisions. Pas le moindre moyen de contrainte ne leur est donné pour forcer les administrateurs à se conformer aux résolutions arrêtées qui restent ainsi dénuées de toute sanction.

Vainement les députations rejetteront certaines dépenses, majoreront le chapitre des recettes, quels seront les moyens d'exécution ? Qu'on veuille me le dire.

Ce n'est pas tout ; les administrateurs refusent de rendre compte. Tout homme de sens croira qu'ils pourront être révoqués II n'en est point ainsi ; aux termes de l'article 92, l'administrateur peut seulement être condamné à des dommages-intérêts, condamnation qui devient illusoire si l'administrateur est insolvable. Il n'y a donc pas lieu à révocation, même pour le cas d'infraction la plus grave aux obligations d'un administrateur probe et intègre, le refus de rendre compte.,

Il y a plus, aux termes de l'article 93, la révocation ne peut être prononcée que dans l'hypothèse où les revenus de la fondation seraient détournés de leur destination.

Ainsi, il n'y a pas lieu à révocation, même en cas de faute ou de négligence grave.

L'administrateur qui par son incurie et son incapacité compromettrait les intérêts de la fondation, ne pourrait pas être révoqué ! Je le demande 'à tout homme impartial, pareil état de choses est-il tolérable ? les garanties énoncées au projet ne sont donc qu'un leurre.

Au point de vue de la bonne gestion des biens, le projet est encore singulièrement défectueux. On confère à des personnes privées le droit de distribuer les fonds, comme elles le jugent convenable ; tout reste soumis à leur volonté ; les administrateurs pourront considérer comme pauvres des individus qui ne doivent pas figurer dans cette catégorie. D'autre part, ils pourront exclure les vrais pauvres, selon leurs caprices, et l'autorité publique n'aura pas à contrôler semblables procèdes. A la différence des administrations publiques, tout se passera sans ordre, sans règle nettement tracée et rien ne sera plus facile que de violer les intentions des fondateurs, en substituant à l'esprit de charité qui les a dictées un arbitraire qui conduira souvent à l'injustice.

D’un autre côté, sous le rapport de l'administration des biens, il est certain que des citoyens choisis par les autorités locales, soumis périodiquement à réélection, initiés aux affaires, présentent plus de garantie que des ecclésiastiques, respectables sans doute, mais étrangers par la nature de leurs fonctions à la direction des intérêts matériels. C’est cette considération puissante qui a engagé les conciles mêmes de l'Eglise à confier aux laïques la gestion du patrimoine des indigents. Enfin tout récemment nous avons vu, relativement aux bourses d'études, à quels abus donnent lieu les administrations privées qui ne ressortissent pas aux pouvoirs publics.

Nous avons eu occasion de constater comment on disposait des revenus des fondations au profit exclusif de certains établissements ; bien certainement l'ordre de choses organisé par le projet ne sera pas moins déplorable.

Au point de vue économique, la proposition que nous discutons doit également être repoussée.

D'abord, est-il possible de méconnaître les inconvénients de la disposition qui autorise la fondation à devenir propriétaire des immeubles dont elle aura besoin pour constituer le siège de son établissement ?

L'étendue de ces besoins qui pourront s'accroître, comme le fait remarquer d’avance l'honorable M. Malou, est la chose du monde qui prête le plus à l'arbitraire.

On connaît des établissements appartenant à des congrégations qui seuls sont d'une valeur d’un demi-million de francs.

On peut, dès lors, apprécier quelles valeurs en propriétés immobilières seront retranchées de la circulation, lorsque les fondations couvriront le sol de la Belgique.

D’un autre côté, on soustrait au travail et à l'activité humaine des capitaux considérables qui en peu d'années atteindront un chiffre énorme.

Les fondations pourront posséder des valeurs mobilières d'une importance indéterminée, el tout cela est abandonné sans contrôle à des administrations dont l'organisation nous rappelle les substitutions fidéicommissaires et présente réellement les mêmes inconvénients.

Il est incontestable, d’ailleurs, que dans un avenir peu éloigné les revenus des fondations seront employés au profit des mainmortes, et rien ne sera plus facile que de les détourner de leur destination dans l’intérêt d'institutions étrangères à la pensée du donateur.

Pour apprécier le mérite d'une loi, il faut examiner quelles conséquences elle produira dans l'exécution. Or, qu'on ne se fasse pas illusion, il est certain que des administrateurs privés, mus par des considérations consciencieuses, quoique erronées, croiront faire chose louable en donnant, aux revenus des fondations charitables, une destination qu’ils jugeront utile aux intérêts religieux, quoique non conforme à l’acte constitutif. De jour en jour ces actes deviendront plus fréquents, et définitivement cet état de choses se généralisera. Or, un ministère appartenant à une opinion, qui considère les mainmortes comme utiles à ne viendra certainement pas mettre fin à ce régime abusif, et les libéraux eux-mêmes, arrivés au pouvoir, oseront a peine (page 1315) entreprendre ce travail herculéen, tant le mal sera profond. Disons-le franchement, les abus ne disparaîtront que par suite de commotions politiques.

J'ajoute que la gestion de revenus considérables livrée à des particuliers, aboutira nécessairement, comme l'expérience l'a déjà prouvé, à l'organisation de la mendicité qui remplacera le travail, et l'aumône sera substituée au salaire, prix d'un labeur honnête.

Je me borne, pour le moment, à énoncer les divers points sur lesquels je me réserve de revenir dans le cours de la discussion.

Le grand argument invoqué par nos adversaires est déduit de la volonté du testateur.

Mais qui ne sait que le droit de disposer après la mort est tout à fait exceptionnel et qu'un testateur ne peut jamais substituer sa volonté aux lois d'ordre public et d'intérêt général.

Les fondations sont des institutions publiques, soumises essentiellement à la tutelle des pouvoirs de l'Etat, leur organisation touche aux intérêts les plus élevés de la société. Par conséquent du moment qu'un testateur fonde l'une de ces institutions, il ne peut, relativement à leur administration, faire prévaloir sa volonté particulière.

Je conçois que la volonté du donateur ou du testateur ne puisse être méconnue lorsqu'il s'agit de régler un intérêt privé ; mais quand il est question d'une institution qui doit être élevée au rang des institutions publiques, il n'appartient pas à un particulier d'organiser cet état de choses qui touche à un ordre supérieur, et toute loi qui en pareille occurrence s'incline devant la volonté individuelle méconnaît les droits de la puissance publique, foule aux pieds les prérogatives du pouvoir organisateur de la société et consomme, j'ose le dire, le suicide de la souveraineté de l'Etat.

Ne le perdons pas, du reste, de vue ; dans l'espèce qui nous occupe, le testateur n'appelle pas à gérer la fondation un individu en nom personnel, mais il attache le droit perpétuel d'administrateur à des fonctions déterminées. Or, c'est empiéter sur les droits de l'autorité que d'étendre le cercle des attributions légales que les pouvoirs publics peuvent seuls régler d'après les besoins de l'ordre social.

On dit que les fondations charitables sont dues au sentiment religieux qu'on ne saurait assez favoriser.

Certes il n'est personne qui puisse douter que ce ne soit ce noble sentiment qui engendre les sacrifices de tout genre, mais ou ne peut conclure de là, qu'il faille organiser des institutions publiques au mépris des règles qui doivent régir la société civile et introduire un mode d'administration qui compromette les intérêts mêmes des fondations. La religion n'a rien de commun avec la gestion des biens, et certes le donateur inspiré d'une pensée chrétienne entend bien que l'œuvre de charité qu'il établit soit convenablement administrée. La loi civile accomplit donc la volonté qui a présidé à la fondation lorsqu'elle décrète les mesures plus propres à assurer efficacement la bonne gestion des revenus et des propriétés.

Du reste il existe sur ce point deux autorités irrécusables, celle du concile de Vienne qui au commencement du XIVème siècle enlève aux membres du clergé l'administration des fondations de charité pour en investir des laïques probes et capables, et en second lieu l'exemple du pape Léon XII qui dans les Etats Romains a voulu supprimer les administrations privées pour les remplacer par des commissions qui ont la plus grande analogie avec les bureaux de bienfaisance établis chez nous.

Voilà ce que j'appelle des faits irréfutables qui obligent tout homme impartial à reconnaître que l'on confond bien à tort le sentiment religieux et sa libre expansion avec l'ordre de choses abusif que le souverain pontife et l'Eglise n'ont pas hésité à proscrire.

Quand l'opinion libérale résiste aux dispositions du projet dont elle signale les dangers sérieux, elle ne fait que défendre le système qui a reçu la consécration des chefs de l'Eglise catholique et certes, ce n'est pas dans un intérêt religieux qu'on peut répudier semblable autorité.

Du reste, ne le perdons pas de vue, messieurs, nous n'écartons pas le prêtre, comme on veut bien le dire. Au contraire, nous l'admettons dans les bureaux de bienfaisance comme tout autre citoyen lorsqu'il y arrive en vertu du droit de l'élection. Il jouit donc de tous les avantages du droit commun. Ce que nous repoussons, c'est la création d'un privilège en sa faveur, c'est son admission à titre d'autorité dans une hypothèse où les simples particuliers sont frappés d'exclusion.

M. le ministre de la justice prétend qu'en ce qui concerne l'amortissement des biens on pourrait adresser aux administrations publiques les mêmes reproches qu'aux administrations créées par le projet ; mais il oublie que les bureaux de bienfaisance, les commissions des hospices, etc., se trouvent dans une situation particulière.

A leur égard, il y a certitude que les biens seront conservés à leur destination. Il y a des garanties irréfragables relativement à l'emploi des fonds qui se distribuent par les soins de l'autorité publique, tandis qu'en ce qui concerne les administrations privées, l'expérience de tous les temps a démontré l'impossibilité d'exercer un contrôle sérieux sur des particuliers qui ne relèvent pas immédiatement des pouvoirs publics.

Comment veut-on que la députation apprécie si les fonds ont réellement été donnés à des individus appartenant à la classe pauvre ou si, sous le nom de personnes interposées, ils n'ont pas reçu une autre destination. On pourra, au plus, s'assurer des dépenses ; mais de l'emploi utile des fonds, conformément aux prescriptions de la fondation, jamais ; par la raison bien simple que la distribution est faite personnellement par un particulier qui agit seul comme il l'entend sans qu'aucune surveillance soit même possible.

Que dirai-je de l'arrêt de la cour de cassation qui, au point de vue de la législation, existante a consacré le système que nous combattons ?

Certes personne plus que moi ne respecte l'autorité de la cour suprême.

Je me suis quelquefois trouvé seul pour défendre dans cette enceinte les arrêts rendus par elle, chambres réunies. En mars 1852 une décision solennelle qu'elle avait portée en matière de milice fut repoussée par la Chambre des représentants, à l’unanimité moins ma voix.

Mon opinion n'est donc pas suspecte lorsque aujourd'hui j'affirme que je ne rencontre pas dans l'arrêt du 14 mars dernier la haute raison qui caractérise ordinairement les résolutions de la cour de cassation, arrêt rendu d'ailleurs contre les conclusions du ministère public.

La cour ayant besoin d'invoquer un texte de loi formel autorisant la nomination d'administrateurs spéciaux croit le trouver dans l'article 84 paragraphe 2 de la loi communale.

Mais quelle que soit la portée qu'on donne à cette disposition, bien certainement il ne peut en résulter le droit pour un testateur de choisir à perpétuité des titulaires de fonctions civiles ou ecclésiastiques et d'attacher le titre de collateur ou d'administrateur à semblables fonctions.

Nommer des administrateurs spéciaux, c'est choisir des personnes certaines et déterminées (témoin le rapport de l'honorable M. Dumortier), c'est conférer un mandat à des individus qui peuvent acquérir des droits en nom personnel ; mais sans aucun doute la loi communale est muette sur la question de savoir si un testateur a le pouvoir exorbitant d'attacher à certaines fonctions le droit d'administrer la fondation qu'il juge convenable d'établir, et cependant c'était là ce qu'il s'agissait d'examiner et de décider dans la cause soumise à la cour de cassation.

Du reste quel était le but de l'article 84 qu'on nous oppose ? C'était uniquement de ne pas déroger à la législation existante. Or comme celle-ci, dans certains cas particuliers et notamment par des décrets ayant force de loi, reconnaissait l'existence de quelques administrations particulières, témoin la fondation de Mme de Harscamp à Namur, il était naturel d'annoncer dans l'acte législatif qu'on n'entendait pas changer cet ordre de choses. Mais la loi de 1836 ne voulait pas décréter un principe nouveau, ce qui eût été une véritable anomalie dans une loi concernant l'organisation communale ; il ne s'agissait donc que de maintenir intact un ordre de choses que le législateur de 1836 devait respecter.

La preuve qu'il en est ainsi, c'est que la loi s'est bornée à une disposition énonciative tout à fait vague. Si le législateur avait voulu introduire un principe nouveau, il l'aurait organisé immédiatement en décrétant les mesures propres à le mettre en pratique.

Du reste, l'arrêt de la cour suprême est atteint d'un vice capital qui ne peut échapper à aucun jurisconsulte. Il perd de vue le point principal du litige. La cour invoque les lois antérieures à la réunion de la Belgique à la France, mais elle se garde bien d'examiner si cet ordre de choses n'a pas été abrogé par la législation en vigueur en Belgique depuis la loi de vendémiaire an IV.

Or, on doit nier l'évidence pour ne pas reconnaître que la législation française, obligatoire chez nous, a confié exclusivement aux administrations des hospices et des bureaux de bienfaisance la gestion des biens des indigents.

L'assistance des pauvres, portait l'article 5 de la loi du 19 mars 1793, est une dette nationale, et par suite de ce principe on décrète que les biens des hôpitaux, fondations et dotations en faveur des indigents seraient vendus après l'organisation complète, définitive et en pleine activité des secours publics.

La loi du 23 messidor an II déclara que l'actif des hôpitaux, maisons de secours, hospices, bureaux de pauvres et autres établissements de bienfaisance, sous quelque dénomination qu'ils fussent, faisait partie des propriétés nationales et voulut qu'il fût administré et vendu conformément aux lois existantes sur les domaines nationaux.

Voilà donc une législation qui attribuait, au domaine national la propriété de toutes les fondations en faveur des pauvres.

Eh bien, cet état de choses ne fut changé, en vertu des lois des 7 frimaire an V, 16 vendémiaire même année et 4 ventôse an XI, que par l’établissement des hospices et des bureaux de bienfaisance.

Par conséquent, c'était bien sous, ces administrations qu'on avait centralisé toutes les commissions quelconques chargées de la gestion, des biens des pauvres.

Or, les lois que nous venons de citer ont évidemment pour la Belgique la portée et l'extension qu'elles ont pour la France ; et par suite, elles ont eu pour conséquence nécessaire de faire cesser toutes les administrations privées à l'égard des fondations charitables qui étaient désormais placées sous la tutelle des autorités établies par la loi.

Aussi un arrêté du gouvernement du 27 prairial an IX porte :

« Art. 1er. Les biens spécialement affectés à la nourriture, à l'entretien et au logement des hospitalières et des filles de charité attachées aux anciennes corporations vouées au service des pauvres et des malades, font essentiellement partie des biens destinés aux besoins généraux de ces établissements.

En conséquence, et conformément aux lois des 16 vendémiaire et 20 ventôse de l'n V, l'administration en sera rendue aux commissions administratives des établissements et des secours à domicile.

« Art. 2. Sont pareillement compris dans les dispositions qui (page 1316) précèdent les biens affectés à l'acquit des fondations relatives à des services de bienfaisance et de charité à quelque titre et sous quelque dénomination que ce soit. »

Voilà des dispositions qui ne permettent pas de douter un instant que l'administration de toutes les fondations charitables n'ait été déférée aux hospices et aux bureaux de bienfaisance.

Il y a plus, les dispositions qui appelaient à perpétuité les titulaires de fonctions ecclésiastiques à l'administration de certaines fondations étaient devenues incompatibles avec le régime constitutionnel de l'époque, et bien certainement elles n'ont pas survécu aux lois qui ne reconnaissaient plus dans l'ordre civil des titres ecclésiastiques et qui avaient frappé de suppression les chapitres séculiers, les bénéfices simples et même les séminaires.

La cour de cassation invoque les arrêtés des 28 fructidor an X, 16 fructidor an XI et le décret du 31 juillet 1806 ; mais ces dispositions, loin de présenter des traces du droit accordé aux fondateurs d'attacher un droit d'administration à des fonctions civiles ou ecclésiastiques (ce qui formait la question soumise à la cour de cassation) ces dispositions, dis-je, n'étaient applicables qu'aux fondateurs des lits dans les hospices et à leurs représentants, et seulement en ce qui concerne le droit de présenter les indigents pour occuper des lits dépendants de leurs fondations.

Or, autre chose est de maintenir un droit de famille réservé par les actes de fondation au donateur et à ses héritiers, droit de famille qui constitue un droit privé ; autre chose est d'autoriser un donateur à attacher à des fonctions déterminées le droit d'administration. On chercherait vainement dans toutes les lois de l'empire et même dans toutes celles portées sous le règne de Guillaume une disposition conférant à un testateur ou à un donateur un pouvoir aussi exorbitant. Aussi l'arrêt du 14 mars dernier n'a-t-il pu invoquer aucun acte législatif en ce sens.

La cour n'est pas plus heureuse lorsqu'elle prétend qu'il appartient aux tribunaux de ne pas appliquer un arrêté royal qui refuse d'autoriser l'acceptation de certaines conditions apposées à une donation entre-vifs ou testamentaire.

Il est évident, en effet, que les articles 910 et 937 du code civil ne permettant l'acceptation des dispositions au profit des pauvres qu'en vertu de l'autorisation du pouvoir royal, il n'est pas possible de scinder l'arrêté qui intervient à cet égard. Le pouvoir exécutif n'autorisant la fondation que sous telles restrictions, sous certaines modifications, l'arrêté royal doit être pris tel qu’il est, et il n'est pas possible d'en accepter une partie en rejetant l'autre.

Si donc on ne veut pas se tenir aux dispositions de l'arrêté, il résulte de tel état de choses que la fondation n'est pas autorisée et qu'en conséquence elle est privée de la condition substantielle qui seule lui donnait vie.

Du reste, est-ce bien sérieusement que la cour considère comme un droit civil la prérogative d'administrateur attachée à certaines fonctions ? Mais cette prétention ne soutient pas l'épreuve de la discussion. Ce n'est pas à un individu déterminé, mais à la fonction dont il est revêtu que le droit dont il s'agit est conféré. Dans l'affaire du testament du chanoine de Raere, les curés des sept paroisses de Louvain n'acquéraient personnellement aucun droit, l'administration était affectée à un titre ecclésiastique. Il ne s'agissait donc pas de droit civil.

On l'a dit dans une autre occurrence, le droit de collation est quelquefois attribué à un procureur du roi, à un président du tribunal. Or peut-on sérieusement maintenir qu'il s'agisse là d'un droit civil appartenant à un fonctionnaire qui n'use de la prérogative qu'en vertu de la fonction publique qu'il est appelé à exercer ?

L'arrêt de la cour de cassation ne saurait recevoir mon approbation, même au point de vue de la législation en vigueur ; à plus forte raison ne saurait-il devenir la base d’une législation nouvelle, contraire à toute l’économie de notre régime politique.

Il me reste à présenter une dernière considération qui me porte à refuser mon adhésion au projet.

On prétend faire autoriser par arrêté royal des fondations jouissant de la personnification civile et capables de recevoir des donations, des legs de toute nature.

Pareil principe n'est pas en harmonie avec nos institutions.

Quoi ! s'il s'agit de créer un citoyen belge, l'intervention du pouvoir législatif est indispensable, et quand on instituera un être moral capable de recevoir et d'exercer ainsi le droit de posséder dans l'ordre social, quand il s'agira de donner le jour à une mainmorte dont l'existence entraîne les conséquences les plus graves au point de vue de l'intérêt général, on voudrait qu'il suffît d'un acte émané seulement du pouvoir exécutif. Mais admettre dans l’Etat un être fictif capable de posséder, un être privilégié, c’est décréter un ordre de choses bien plus important qu'accorder la naturalisation à un étranger qui reste soumis aux règles du droit commun.

D'ailleurs la loi seule peut conférer la jouissance de droits civils et à plus forte raison doit-il en être ainsi dans l'espèce, où il s'agit de la création d'un régime exceptionnel et exorbitant ?

Du reste, par cela seul qu'il s'agit d'amortir des biens et de les enlever au commerce, cet étal de chose ne peut être que l'œuvre de la loi et non pas celle du pouvoir exécutif. Ace point de vue encore le projet ne saurait avoir l'assentiment des amis sincères de nos institutions.

C'est une mesure rétrograde qui aura le sort de la loi du fractionnement et de toutes les tristes conceptions qui se sont produites avant 1847.

Le projet que nous discutons sera fécond en résultats déplorables, aussi ne crains-je pas de me tromper en annonçant que sa durée ne sera pas longue.

La loi qui sera votée sera l'une de celles contre lesquelles l'opinion publique ne cessera de protester, et les conséquences graves qu'elle fera naître ne tarderont pas à apparaître.

Loin de cesser avec le temps, les abus ne feront que se multiplier de jour en jour, et l'issue de cette voie fatale est un abîme. Pour moi je repousse le projet comme contraire aux principes d'une saine législation, je le repousse comme compromettant l'avenir du pays ; je le réprouve comme une conception malheureuse, opposée à toutes les idées économiques et faisant reculer la Belgique d'un siècle. Je lui refuse mon vote parce que je crains bien qu'il n'ouvre une ère de malheurs et de désastres pour la patrie.

- M. Lelièvre dépose en conséquence un amendement ayant pour objet de supprimer à l'article 77 les expressions « à moins qu'il n'en soit autrement disposé par l'acte de fondation », ainsi que les articles 78 et suivants, jusques et y compris l'article 96.

M. de Renesse. - Messieurs, une bonne législation sur la bienfaisance doit avoir la plus heureuse influence sur le sort futur des populations nécessiteuses de notre pays ; il est donc de notre devoir d'examiner cette grave question de la charité, en dehors de toute préoccupation de l'esprit de parti, de rechercher par tous les moyens de conciliation, à élaborer une loi qui permette de venir efficacement au secours de la classe pauvre, et qui puisse, en même temps, améliorer sa position si pénible, aider à sa moralisation et porter de bons fruits dans un avenir rapproché.

C'est sous ces divers points de vue que l'on doit envisager cette question d'un si haut intérêt, d'une si grande actualité, et qui doit surtout préoccuper l'attention particulière de tous ceux qui ont à cœur, par un vif sentiment d'humanité, de venir au secours de leurs concitoyens malheureux, non seulement pour le présent, mais aussi de pouvoir leur assurer dans le futur, des fondations permanentes de bienfaisance.

La question de la charité publique et privée a été souvent traitée par les hommes les plus éminents de toutes les opinions, par les économistes et publicistes les plus distingués, et, cependant, jusqu'ici ce grand problème, si intimement lié à l'humanité souffrante, n'a pas encore pu obtenir partout une solution conforme aux véritables intérêts des populations indigentes.

C'est par le concours de toutes les opinions consciencieuses que l’on doit tâcher d'établir une libérale législation sur la charité, propre à faire converger le plus de dons, legs et fondations de bienfaisance vers le but commun, c'est-à-dire vers l’amélioration du sort de nos nombreux pauvres.

Pour parvenir à ce but philanthropique, il faut réellement laisser une grande latitude surtout à la charité privée ; l'histoire est là pour enseigner que chaque fois que l'on a voulu y mettre des obstacles, la séculariser outre mesure, on ne la faisait plus que par des personnes intéressées, ce qui a pu causer parfois un véritable préjudice aux indigents ; car, on forçait alors les personnes charitables à placer à l'étranger les capitaux destinés à la bienfaisance, sans aucune assurance réelle, tandis que, par le contrôle que le gouvernement veut prescrire d'après le projet en discussion, et que l'on pourra encore améliorer s'il ne suffisait pas, il me semble que l'on pourra obtenir la garantie que l'on maintiendra, les intentions des testateurs et donateurs et que la permanence des fondations sera dorénavant mieux respectée.

Je crois réellement avec l'honorable M. Charles de Brouckere, premier magistrat de la ville de Bruxelles, « que le premier devoir du gouvernement exige de laisser la plus grande liberté possible à la charité, de n'entraver en rien l'action des citoyens, soit individuelle, soit collective ; en deuxième lieu il doit protéger, et à défaut de la charité et de la spéculation honnête, aider à la constitution des institutions qui tendent à prévenir la misère ; enfin, l’Etat doit favoriser l'instruction et l'éducation du peuple, non seulement pour éclairer les esprits, mais encore et surtout pour former les cœurs à l'amour du bien, à l'aversion du mal.

« Quant à moi, disait l'honorable M. Charles de Brouckere, qui ai voué un amour extrême à la liberté, exclusive, bien entendu, de la licence, j'appelle de tous mes vœux la concurrence partout, et s'il existe une concurrence qui ne devrait rencontrer aucun antagoniste, c'est bien celle de la charité, qui ne peut faire tort à personne, qui ne peut blesser aucun intérêt. »

En adoptant toutefois une large liberté pour la charité privée, qui se fait presque toujours à moindre frais que la chaîné officielle, et avec plus d'intelligence des besoins moraux et matériels des pauvres, il faut admettre certaines règles que la société est en droit de réclamer, afin d'éviter les abus et pour que les actes de bienfaisance puissent se développer aussi librement que possible, offrir, en outre, toutes les garanties nécessaires pour leur bonne administration et conservation.

Je donnerai donc mon assentiment à toutes les propositions qui, sous ce rapport, amélioreraient le projet en discussion.

Dans le texte de notre belle el libérale Constitution, sont inscrits les. grands principes de presque toutes nos libertés ; c'est ainsi qu'elle stipule formellement la liberté des cultes et de leur exercice, la liberté de (page 1317) l'enseignement, de la presse, le droit pour les Belges de s'associer et de s'assembler paisiblement sans armes ; si, dans notre pacte fondamental, aucune mention n'a été faite de la liberté de la charité, c'est qu'il n'y avait nulle obligation de la stipuler, parce que toujours en Belgique la charité a été l'une des vertus de la nation ; cette grande et belle liberté humanitaire étant de droit naturel, il n'appartenait qu'à la loi civile de fixer certaines règles pour garantir les diverses applications de la charité légale et privée, mais toujours dans le sens d'une sage liberté. Aussi, lorsque la loi communale a été discutée, la Chambre des représentants et le Sénat qui avaient succédé à la mémorable assemblée du Congrès, renfermaient dans leur sein un assez grand nombre d'anciens membres constituants ; ces Chambres étaient encore sous l'impression de toutes les grandes libertés que notre jeune nationalité régénérée s'était données, et leur grande majorité, pendant les deux longues discussions sur cette loi organique, avait maintenu une large liberté pour les actes de fondations de bienfaisance ; on voulait conserver les principes posés, sous ce rapport, pendant le règne de Guillaume Ier ; principes qui, en général, admettaient les fondations avec des administrateurs spéciaux, si elles présentaient des garanties suffisantes.

Si l'on avait voulu mettre des entraves à cette liberté, la très grande majorité du corps législatif, je ne crains pas de l'assurer, les eût repoussées.

Fidèle aux différents votes émis lors de la discussion de la loi communale, je resterai conséquent avec moi-même, j'admettrai une large liberté pour les actes de fondations, établissant des administrateurs spéciaux, je respecterai toutes les libertés conquises par notre révolution, sans vouloir par là donner la main à l'extension ou à l'établissement de nouvelles corporations religieuses qui ne seraient pas destinées aux soins des malades, à l'instruction et à l'éducation morale et religieuse de la jeunesse.

J'admettrai donc les dispositions des articles 71 et 78 du projet en discussion qui donne au Roi la faculté d'autoriser les fondations et même celles avec des administrateurs spéciaux ; car je ne pourrais approuver une disposition qui établirait que tout établissement indépendant régi par une administration spéciale, doive être autorisé par une loi ; ce serait introduire d'éternelles discussions de parti dans nos Chambres législatives, où il n'y eu a déjà que trop, aux dépens des travaux utiles de la législature ; il me semble qu'il est préférable de laisser la faculté de cette autorisation au gouvernement, sous la responsabilité ministérielle. Je tiens toutefois à déclarer que je ne suis nullement partisan de toutes les autres corporations religieuses adonnées seulement à la vie contemplative ; je ne voudrais pas, par mon vote, leur donner le moyen d'obtenir indirectement la personnification civile, ou d'acquérir des propriétés immobilières, qui deviendraient des biens de mainmorte ; elles jouissent de la liberté, inscrite dans la Constitution, de pouvoir s'associer librement, sans être soumises à aucune entrave préventive, cela doit leur suffire, et si l'on pouvait me convaincre que le projet de loi en discussion tendait réellement à avantager indirectement des corporations au détriment de la classe pauvre, je ne donnerais certes pas mon assentiment au projet ; car, avant tout, je désire que la loi à faire soit une loi réelle de charité en faveur des pauvres et non en faveur des associations religieuses.

Je ne crois pas qu'il soit, d'ailleurs, de l'intérêt général du pays de donner à ces associations purement contemplatives, les moyens de pouvoir acquérir des propriétés immobilières, de pouvoir ensuite les transmettre, à titre successif ou autre, à leurs différentes corporations, soit dans le pays, soit à l'étranger.

Je tiens aussi à déclarer, qu'en donnant dans le temps, mon assentiment au paragraphe 2 de l'article 84 de la loi communale, j'ai formellement entendu que cette disposition puisse aussi bien s'appliquer aux fondations antérieures à cette loi, qu'à celles qui seraient établies peu après ; c'est d'ailleurs ainsi que cette disposition avait été comprise par tous les ministères qui se sont succédé depuis notre régénération politique jusqu'en 1847, où l'on a voulu faire prévaloir un système plus restrictif, moins libéral d'après moi, moins avantageux à la classe nécessiteuse, parce que l'on voulait trop séculariser la liberté de la charité : il fallait alors une plus large intervention civile, et la centralisation semblait devoir être poussée outre mesure ; centralisation qui aurait fini par augmenter considérablement les charges du trésor public, ce dont je ne suis nullement partisan.

Si le gouvernement a cru devoir introduire dans le projet de loi, par l'article 78, une disposition qui permette l'admission des ministres des différents cultes, comme administrateurs spéciaux, pour obtenir plus efficacement leur bienveillant concours en faveur de cette grande œuvre chrétienne : la charité, il faut bien entendre cette disposition en ce sens, que ce ne sont que les fonctionnaires ecclésiastiques reconnus par la loi qui sont seuls aptes à pouvoir obtenir cette délégation et nullement les chefs des autres corporations religieuses ; c'est ainsi que cette disposition est d'ailleurs interprétée par la majorité de la section centrale ; s'il en était autrement, je ne pourrais donner mon approbation à une pareille stipulation de la loi sur la charité.

Pour donner les garanties nécessaires à la bonne administration, à la surveillance et à la répression des abus, les différentes dispositions du chapitre II du titre II semblent introduire, dans cette partie si essentielle de la législation sur les actes et établissements de bienfaisance des mesures législatives qui doivent donner tout apaisement à ceux qui, dans un intérêt d'une sage liberté de la charité, en faveur de la classe nécessiteuse, veulent attirer vers ce but le plus d'actes charitables, non seulement pour le présent, mais aussi pour l'avenir, et, qui, avant tout, croient devoir donner plutôt la préférence à une législation basée sur toutes nos grandes libertés, inscrites dans notre belle Constitution, qu'à une législation plus restrictive, moins libérale, fondée surtout sur la sécularisation de tous les actes et fondations de bienfaisance d'où il résulterait à l'évidence une charité officielle, sèche comme tout acte administratif, surtout plus coûteux, sans consolation, et parfois sans moralisation aucune.

Si je donne mon assentiment aux différents principes posés dans le projet de loi sur la charité, je crois cependant devoir présenter une observation quant à la dernière disposition de l'article 88 qui dispense du dépôt à la maison communale, et de la publicité, les listes nominatives de distributions d'aumônes faites aux pauvres honteux ; cette disposition, pouvant donner lieu à des abus réels, me paraît beaucoup trop large ; pour les éviter, il serait préférable que ces listes nominatives fussent communiquées à l'inspection du collège des bourgmestre et échevins, qui, dans le cas où il croirait devoir présenter des observations sérieuses à leur égard, si l'on n'y faisait pas droit, en référerait au conseil communal.

La section centrale reconnaît elle-même qu'il faut prévenir les abus que cette disposition exceptionnelle pourrait occasionner ; elle propose que les listes nominatives des pauvres honteux soient confiées, par les administrateurs ou distributeurs spéciaux, à la discrétion du bureau de bienfaisance ; cet amendement de la section centrale, au dernier paragraphe de l'article 88, donne une certaine garantie à la non-publication de ces états nominatifs ; mais, pour donner une plus grande satisfaction à ceux qui désirent empêcher les abus, il faudrait, en outre, que ces listes fussent soumises à l'appréciation du collège des bourgmestre et échevins.

Par l'article 75, une disposition a été prescrite pour déterminer les immeubles d'une fondation non autorisée à être conservés, et qui, dans un délai de deux années, devront être vendus ; cette disposition, toute libérale, empêchera, pour le futur, l'immobilisation de certains biens immobiliers, par conséquent l'extension des propriétés de mainmorte, doit recevoir un accueil favorable, et, si le gouvernement a cru devoir, pour l'avenir, introduire une pareille disposition restrictive à l'égard des fondations de bienfaisance, je crois pareillement qu'il est de l'intérêt général du pays que successivement, et dans un délai assez long à déterminer, tous les biens immeubles de mainmorte non indispensables aux différentes institutions publiques et privées, puissent rentrer dans le domaine public et être rendus à la libre circulation.

Cette grave question mérite d'être sérieusement examinée non seulement par le gouvernement, mais aussi d'attirer l'attention de l'opinion publique ; il me paraît d'autant plus nécessaire de s'en occuper, que presque chaque année les prix des biens immobiliers tendent à s'accroître, et que maintenir un grand nombre de ces propriétés en dehors du commerce c'est surtout porter un grand préjudice au trésor de l'Etat, puisque les biens de mainmorte, une fois retirés de la circulation, ne rapportent plus aucun droit de succession ou de mutation ; c'est un véritable privilège dont jouissent les personnes civiles, contrairement à notre Constitution qui veut qu'il y ait égalité devant le fisc, comme devant la loi.

Aussi, sous le gouvernement du roi Guillaume, par un arrêté du 27 mars 1825, l'on avait soumis tous les biens de mainmorte à un droit de 4 p. c. du revenu annuel, cet arrêté fut rapporté après la révolution de 1830.

D'après un état de statistique fourni par l'honorable ministre de la justice, les loyers, fermages et autres produits immeubles donnent en moyenne aux hospices et bureaux de bienfaisance un revenu annuel de près de 7,000,000 de francs ; voilà donc une masse de propriétés dont on pourrait estimer la valeur vénale à plus de 300 millions, pour cette seule catégorie de biens hors du domaine public qui n'interviennent plus dans les ressources du trésor de l'Etat, après le premier droit de mutation payé que pour la seule contribution foncière ; si ces propriétés étaient rendues à la libre circulation, si l'intérêt particulier pouvait les exploiter librement, il n'y aurait nul doute que les finances du pays en retireraient un plus grand avantage, mais, encore, par la meilleure culture de ces terres, l'on augmenterait, en peu d'années, les produits agricoles de notre sol ; actuellement, en général, les propriétés de mainmorte sont soumises, pour leur location, à des adjudications publiques ; il en résulte que les fermiers, dans l’incertitude de pouvoir les conserver à l'expiration de leurs baux, ne peuvent guère améliorer la culture de ces terres ; ces biens, par conséquent, ne peuvent produire autant que ceux qui sont à la libre disposition de leurs propriétaires.

Il est prouvé, depuis un certain nombre d'années, particulièrement depuis la maladie des pommes de terre, que la production agricole de notre pays ne suffit plus à la consommation intérieure, qu'il faut chaque année introduire de l'étranger une moyenne de 800,000 à 9.00,000 hectolitres de grains (froment et seigle) pour combler le déficit ; il est donc d'un intérêt général que nous cherchions, par tous les moyens en notre pouvoir, à stimuler une plus grande production de nos terres, et, certes si la grande masse des propriétés immobilières actuelles, retirées du domaine public, et qui est évaluée, d'après un état statistique, pour le seuls établissements d'utilité publique, à une contenance de 102,229 (page 1318) hectares, 62 ares 32 centiares, pouvait être rendue à la libre circulation, l'on en retirerait des produits beaucoup plus considérables, de manière à pouvoir, peut-être, en peu d'années, nous passer de l'introduction des céréales étrangères.

Il est à prévoir qu'une forte opposition se formera contre la mobilisation des propriétés de mainmorte ; des objections seront surtout présentées par ceux qui, actuellement, administrent ces biens et en retirent un certain profit.

Mais, si l'on considère que la bonne et utile administration de ces biens laisse beaucoup à désirer, ce qui peut être affirmé par tous ceux qui habitent la campagne ; qu'en outre, les frais de régie sont beaucoup plus considérables que ceux des biens des particuliers, que, notamment pour les hospices les frais d'administration s'élèvent en moyenne à 10 p. c, que pour certains hospices ils sont même plus élevés ; les revenus destinés au soulagement des classes nécessiteuses étant par là amoindris, l'on est en droit de soutenir qu'il serait préférable que les prix provenant de la vente de ces propriétés fussent appliqués soit sous des garanties hypothécaires, sur un bon crédit foncier, ou même sur des inscriptions nominales au grand-livre de la dette publique.

D'après les états statistiques fournis par le gouvernement, nous remarquons que les dépenses obligatoires des hospices et des bureaux de bienfaisance sont évaluées à une somme moyenne de plus de 14 millions de fr., tandis que les recettes ordinaires ne dépassent pas le chiffre de 11 millions de fr. ; d'où il résulte que le déficit pour couvrir les dépenses ordinaires, s'élève à plus de 3 millions : cette insuffisance doit donc être comblée par les subsides des communes, des provinces et de l'Etat, et, dans les prévisions pour l'année 1853, ces subsides étaient portés à la somme de 2,779,226 fr. 92 c, en y comprenant 290,943 fr. 60 c. à provenir des dons et legs.

Si dose les capitaux provenant de la vente de ces biens de mainmorte étaient appliqués à un plus haut intérêt, le revenu des pauvres serait augmenté d'une manière très notable ; l'intervention pécuniaire de l'Etat, des provinces, et surtout des communes encore chargées des frais d'entretien des mendiants reclus dans les dépôts de mendicité pourrait être fortement diminuée, si pas cesser entièrement.

L'on objectera peut-être que, par suite de la dépréciation monétaire, les capitaux provenant de ces propriétés de mainmorte pourraient subir une certaine diminution de leur valeur, tandis que les biens en nature semblent plutôt augmenter de prix ; pour remédiera cette dépréciation de la valeur future des capitaux, il ne s'agirait que, d'après un calcul de probabilité, de capitaliser chaque année une minime partie des intérêts, de manière que le capital primitif ne puisse s'amoindrir.

En soulevant la question si importante de la mobilisation des biens de mainmorte, j'ai cru devoir appeler l'attention toute particulière du gouvernement et de l'opinion publique sur cette grande question d'économie sociale ; j'espère qu'elle sera sérieusement examinée ; elle est d'un intérêt assez majeur et d'actualité pour que les publicistes et la presse veuillent bien s'en occuper.

En examinant, messieurs, le projet de loi sur la charité, j'ai consciencieusement pesé la plupart des objections qui ont été formées contre les propositions du gouvernement, dès qu'elles ont été livrées à la publicité ; je n'ai pu me convaincre jusqu'ici qu'elles étaient toutes réellement fondées ; je n'aime pas l'exagération, surtout dans les questions, qui intéressent au plus haut point le bien-être futur de nos nombreux, pauvres ; d'après ma sincère conviction, libre de toute autre préoccupation, me plaçant en dehors des partis, je crois que pour attirer vers l'amélioration du sort de nos indigents, le plus de bienfaits, et d'actes charitables, il faut laisser une grande latitude à la liberté de la charité, y mettre le moins d'entraves possible ; mais, si j'admets cette grande, liberté, je veux, d'un autre côté, que dans une loi de bienfaisance on inscrive aussi des principes et règles fixes, qui donnent dorénavant l'assurance de la bonne et économique administration, de la conservation des dons et legs, et du maintien de la volonté des testateurs ou donateurs. Sous ces différents rapports, la nouvelle législation proposée par le gouvernement me semble introduire plus de garanties que celles existantes ; elle propose de notables améliorations en matière de charité ; j'y donnerai mon assentiment, ainsi qu'à tous les amendements qui tendraient encore à l'améliorer, sans toutefois porter atteinte à la large liberté de ce grand principe social et moral : la charité.


M. le président. - Au commencement de la séance, vous avez chargé le bureau de composer la commission qui doit examiner le projet de loi relatif au traité avec l'Uruguay. Cette commission est composée de MM. de Muelenaere, de Brouckere, T'Kint de Naeyer, Loos, Van Iseghem, de T’Serclaes et Delehaye.

- La séance est levée à 4 1/2 heures.