(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1852-1853)
(Présidence de M. Delfosse.)
(page 619) M. Dumon procède à l'appel nominal à une heure et un quart.
La séance est ouverte.
M. Ansiau donne lecture du procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est adoptée.
M. Dumon présente l'analyse des pièces qui ont été adressées à la chambre.
« Les huissiers près le tribunal de première instance d'Audenarde, résidant au canton de Renaix, demandent l'établissement d'une caisse de pensions en faveur des huissiers, la diminution du nombre des huissiers, la substitution d'une indemnité annuelle et fixe au salaire éventuel qu'ils reçoivent pour les exploits en matière de police et pour le service des audiences, et l'autorisation d'instrumenter dans les matières du ressort de la justice de paix. »
M. Magherman. - Messieurs, la chambre a déjà été saisie de plusieurs requêtes semblables à celle dont vous venez d'entendre l'analyse. La position des huissiers est considérablement changée depuis que les lois sur la compétence ont modifié les attributions des tribunaux. Plusieurs demandes faites par les huissiers me semblent très fondées ; il importe de s'occuper de la position de ces honorables fonctionnaires.
Je demande donc le renvoi de cette pétition à la commission des pétitions avec prière de faire un prompt rapport.
- Cette proposition est adoptée.
« Les régisseurs des wateringues au nord de Bruges présentent des observations contre le projet de faire aboutir le canal de Schipdonck à Heyst. »
M. Peers. - Je demande que cette pétition soit renvoyée, comme les précédentes du même genre, à la commission des pétitions.
M. le président. - La commission a proposé, pour des pétitions de même nature, le dépôt sur le bureau pendant la discussion du budget des travaux publics.
M. Manilius. - D'après les précédents, je ne m'oppose pas au renvoi de cette requête à la commission des pétitions ; mais comme l'honorable président vient de le dire, il faudra arriver au même résultat pour cette pétition que pour les autres du même genre. Nous ne pouvons enlèver à la commission ses droits qui sont si souvent invoqués dans d'autres occasions. On ne peut prendre une résolution sur cette pétition sans que la commission en ait pris connaissance.
M. le président. - Très souvent la chambre a décidé que des pétitions seraient déposées sur le bureau, sans que la commission en eût pris connaissance. Comme la commission des pétitions a proposé le dépôt sur le bureau de pétitions de même nature, ne pourrait-on prendre la même résolution pour la pétition qui vient d'être analysée ?
M. Manilius. - Si l'on veut s'écarter du règlement, on peut le faire.
M. le président. - On ne s'écarte pas du règlemeut. Les précédents ont consacré le dépôt immédiat sur le bureau, lorsqu'il s'agit de pétitions relatives à un projet de loi en discussion.
M. Peers insiste-t-il sur sa proposition ?
M. Peers. - Non, M. le président.
- La chambre décide que la pétition sera déposée sur le bureau pendant la discussion du budget des travaux publics.
« Plusieurs distillateurs et rectificateurs de la ville de Gand présentent des observations contre le projet de loi sur les distilleries, »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi.
« Les habitants de Winghe-Saint-Georges demandent la construction d'un chemin de fer direct de Diest à Louvain. »
- Renvoi à la commissioa des pétitions.
« Les huissiers de la justice de paix de l'arrondissement de Termonde présentent des observations contre la demande des huissiers des tribunaux de première instance et des cours d'appel tendant à pouvoir notifier les actes qui entrent dans les attributions des huissiers des juges de paix. »
- Même renvoi.
« Des électeurs à Schrick demandent que les districts électoraux pour les nominations aux chambres soient composés de 40 mille âmes et que l'élection puisse se faire au chef-lieu du canton. »
- Même renvoi.
« Des électeurs à Bael demandent que les élections aux chambres puissent se faire au chef-lieu du canton. »
« Même demande des électeurs à Tremeloo et Gesves. »
- Même renvoi.
« Des électeurs à Olsene demandent que les élections aux chambres puissent se faire au chef-lieu du canton, et que le cens électoral pour les villes soit augmenté. »
« Même demande des électeurs à Roosebeke, Sleydinge, Westrem-Saint-Denis, Gelrode, Michelbeke et Elst. »
- Même renvoi.
« La veuve Devos demande une indemnité équivalente à la somme qu'elle a dû payer pour donner un remplaçant à son fils qui avait été appelé par erreur au service de la milice. »
M. Rodenbach. - Je demande le renvoi de cette pétition à la commission des pétitions, avec prière de faire un prompt rapport. Il s'agit d'une veuve qui vous expose les malheurs qui l'ont atteinte. La question soulevée par sa requête présente d'ailleurs quelques doutes.
- La proposition de M. Rodenbach est adoptée.
« Des habilants de Knocke demandent qu'une partie des contributions que doivent payer les fermiers pour compte des propriétaires leur soit attribuée pour parfaire leur cens électoral et que les élections aux chambres puissent avoir lieu dans la commune. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Les sieurs Fischer et Cornet réclament l'intervention de la chambre pour obtenir le remboursement des dépenses de diverses instances qui sont à la charge de l'Etat. »
- Sur la demande de M. David, renvoi à la commission des pétitions.
M. Thibaut. - Messieurs, je me suis fait inscrire pour adresser une interpellation à l'honorable ministre des travaux publics.
Vous savez, messieurs, que le gouvernement a conclu le 30 juin 1851 une convention avec la compagnie dite du chemin de fer du Luxembourg. L'article 6 de cette convention stipule que les travaux entre Namur et Arlon commenceront au printemps prochain au plus tard.
C'était le printemps de 1852. Nous touchons au printemps de 1853 et je serais heureux d'apprendre pour quelle époque on peut se promettre l'ouverture de l'une des sections.
L'article 3 de cette même convention stipule que le cahier des charges annexé à l'arrêté royal de concession en date du 18 juin 1846 sera appliqué dans toutes ses parties.
Or, aux termes de cette convention de 1846, le tracé du chemin de fer, en partant de Namur vers Arlon doit être conduit par Ciney, Rochefort et Recogne.
Je demanderai à l'honorable ministre des travaux publics, s'il est fermement décidé à maintenir la convention dans toutes ses parties c'est-à dire à ne pas approuver de tracé qui ne serait pas conforme aux indications contenues dans la convention de 1846. Déjà, messieurs, au commencement de la discussion générale un honorable représentant de Namur avait demandé que M. le ministre voulût bien donner à la chambre quelques renseignements sur l'état des travaux du chemin de fer du Luxembourg ; jusqu'à présent l'honorable ministre n'a pas répondu à cette demande de renseignements ; j'insiste pour qu'il veuille bien mettre la chambre au courant de ce qui se fait entre le gouvernement et la société du Luxembourg.
Il est, messieurs, un autre projet de chemin de fer qui intéresse à un haut degré la partie de la province de Namur qui m'a envoyé dans cette enceinte ; c'est l'extension de celui de la vallée de la Meuse entre Liège et Namur. Ce chemin de fer franchirait Namur pour aboutira la frontière de France près Givet.
Je sais que la construction de cette ligne dépend, en grande partie au moins, de l'exécution d'un chemin de fer dans les Ardennes françaises ; mais si mes renseignements sont exicts, deux sociétés françaises ont demandé la concession de la ligne de Reims vers la frontière belge ; je prie M. le ministre des travaux publics de bien vouloir nous dire s'il s'est concerté avec son collègue des affaires étrangères pour chercher à s'entendre avec le gouvernement français quant au trace et à la construction de ce railway international.
Je ne m'étendrai pas sur les avantages qu'il procurerait aux deux pays. Les observations que j'aurai à produire sur ce point pourront faire l'objet d'une discussion qui trouvera mieux sa place plus tard.
M. le ministre des travaux publics (M. Van Hoorebeke). - Je vais répondre à la double question que vient de m'adresser l'honorable député de Dinant.
En ce qui concerne la compagnie du Luxembourg, je ferai remarquer qu'aux termes de la convention advenue entre le gouvernement et la compagnie, celle-ci était tenue d'exécuter, dans les détails déterminés, les sections de Namur vers Ciney, de Ciney vers Rochefort. Cette obligation, était formelle, expresse. Or, dans les plans soumis au gouvernement, la localité de Ciney était laissée tout à fait à l'écart et à une distance de près de 6 kilomètres, de manière que, après avoir pris l'avis du comité permanent des ponts et chaussées, j'ai pensé que ce serait s'écarter complètement de l'esprit et de la lettre de la loi que d'approuver un tracé qui ne touche pas même, je crois, le territoire de Ciney, et d'après lequel, par conséquent, on ne construirait pas une section de Namur vers Ciney et une section de Ciney vers Rochefort.
Des négociations ont été engagées entre le gouvernement et la compagnie. Tout en persistant dans l'opinion que j'avais émise, j'ai indiqué à la compagnie un moyen terme ; je me suis offert à approuver la (page 620) direction du tracé, sanf à laisser intacte la partie sur laquelle portait la contestation.
La compagnie, après un temps assez long, m'a informé qu'elle approuvait ce moyen terme, et elle a accepté la direction générale du tracé entre les points que l'administration avait fixés, La compagnie prétendait que pour rester dans les termes de la convention tels que je les interprète et à bon droit, je pense, elle aurait dû s'imposer des sacrifices considérables ; qu'il lui était impossible de respecter ce tracé vers Ciney, sans s'astreindre à une dépense qu'elle évaluait à plusieurs millions. Je lui ai demandé la justification de cette dépense ; je lui ai même laissé entrevoir, pour le cas où il ne lui serait pas possible d'exécuter le tracé prescrit par la loi, que le gouvernement s'adresserait à la chambre afin de demander une modification à la loi.
La compagnie s'est engagée, en second lieu, à faire dresser, sans délai, un projet qui doit permettre au gouvernement de juger ce point litigieux.
J'ai donc tout lieu de croire qu'avant la fin du mois la contestation qui a surgi à ce sujet sera complètement aplanie.
Dans tous les ces, s'il était démontré qu'il y eût lieu de modifier la loi, il est évident que la chambre resterait juge souverain de la question.
Je dois ajouter un mot qui doit rassurer la chamhre, quant aux dispositions de la compagnie ; j'ai acquis, d'après des renseignements qu'on m'a fournis, la conviction que la compagnie semble être en mesure d'exécuter ses engagements, puisqu'il paraît certain qu'elle a traité pour des fournitures très importantes de rails, coussinets et même de matériel d'exploitation.
En ce qui concerne la ligne de Bruxelles à Namur, des engagements positifs sont pris ; il paraît même que la compagnie a fait mettre la main à l'œuvre entre Namur et Arlon, sur la partie du trace approuvée par le gouvernement et qui n'a pas fourni matière à contestation.
Quant au chemin de fer de Namur vers Dinant et de Dinant vers Givet, aux termes de la convention qui a été approuvée par la compagnie du chemin de fer de Namur à Liége, celle-ci s'est obligée, dans un délai de trois ans, prenant date à partir du moment où la concession serait accordée en France, s'est obligée à exécuter la ligne de Namur à Dinant et de Dinant à Givet.
Il y a en France deux compagnies, celle du Nord et celle de Strasbourg, qui ont sollicité la concession du chemin de fer des Ardennes, de Reims à Mezières par Givet.
Le gouvenement français, paraît-il, leur a fait répondre qu'en suite de la décision-principe à laquelle il s'est arrêté, de ne plus octroyer, pour le moment, de nouvelles concessions, il ne peut prendre aucune résolution sur les deux demandes qui lui sont soumises.
Ainsi, aussi longtemps que la concession ne sera pas accordée en France, il serait sans objet de l'accorder en Belgique.
M. Rodenbach. - Messieurs, dans la séance de vendredi, onze de ce mois, l’honorable ministre des travaux publics a déclaré qu'il était entièrement décidé quant au tracé du canal de Schipdonck ; que ce tracé irait directement de Schipdonck à Heyst.
Comment a-t-on pu décider la question d'une manière définitive par une loi votée en 1851, quand le tracé n'a été arrêté qu'en 1852, car ce n'est qu'en 1852 que le conseil des ponts et chaussées et M. le ministre se sont prononcés sur ce tracé ? C'est donc par anticipation et avant d'avoir entendu l'opposition fondée des nombreux intéressés de la Flandre occidentale qu'on a résolu la grave question dont il s'agit. Il faut convenir qu'on ne devrait pas en agir ainsi dans un gouvernement constitutionnel.
Quand il s'agit de grands travaux qui intéressent plusieurs provinces, il me semble de toute justice de consulter les autorités chargées de défendre leurs intérêts ; eh bien, on n'a consulté ni les wateringues, ni les conseils provinciaux, ni la députation permanente, ni le gouverneur, personne enfin, on n'a rien fait ; je ne dirai pas qu'on a voulu enlever l'affaire d'assaut, mais la Flandre occidentale s'est trouvée en opposition avec la Flandre orientale, et il est incontestable que c'est la première province qui est victime. Si j'en dois croire les renseignements qui me sont parvenus ,il n'y aura pas moins de 14 grandrs fermes au nord de Bruges qui se trouveront morcelées et presque détruites, si l'on suit le tracé proposé par M. l'ingénieur Wolters ; il en résultera un immense dommage ; et pendant une partie de l'année plusieurs villages entre Bruges et Blankenberghe auront à souffrir des inondations.
Le ministre et plusieurs députés de la Flandre orientale ont répété hier ce qu’ils avaient dit déjà, que l’opposition de la Flandre occidentale était un prétexte dont le but était d’obtenir une baie pour les bateaux pêcheurs de Blankenberghe. Cette assertion n’est pas juste, elle est toute gratuite, et on la fait valoir ici pour appuyer les exigences de la Flande orientale.
Bien qu'on prétende, ce qui nerst pas prouvé, que la loi de 1851 est décisive, si on veut être juste, il faut qu'on fasse une nouvelle enquête, qu'avant tout on consulte le gouverneur, la députation permanente, le conseil provincial, l'administration des wateringues et même les intéressés, qu'on s'assure en un mot si réellement la Flandre occidentale n'est pas froissée dans ses intérêts par le tracé qu'on a adopte si légèrement. Je l'ai déjà dit, mais je ne puis assez le répéter, il est indispensable de consulter toutes les provinces intéressées quand il s'agit d'un travail qui doit coûter 10 millions.
L'opposition contre le tracé qu'a adopté le ministre est grande à Bruges, et dans la banlieue chacun dit : Il est sans exemple qu'on ait exécuté jamais des travaux aussi considérables sans entendre les autorités compétentes et les intéressés. Je crois qu'il est de mon devoir de représentant d'élever la voix en cette enceinte pour signaler ces griefs. D'ailleurs, la loi votée en 1851 portait que le canal devait se diriger à la mer vers Heyst, et M. Van Hoorebeke l'a mal interprétée dans la séance d'hier quand il a dit que le canal devait se diriger vers la mer à Heyst. Je pense que le gouvernement y songera à deux fois avant de s'engager dans cette dépense de 10 millions sans consulter préalablement les administrations compétentes de la Flandre occidentale.
M. Peers. - Je ne suivrai pas les honorables collègues sur le terrain de la discussion qui a eu lieu ces jours précédents, au sujet du tracé du canal de Schipdonck. Je crois que cette question a été suffisamment traitée pour que nous n'entrions pas dans le fond de cette affaire.
Vous savez tous que la Flandre occidentale a été fortement émue, impressionnée par suite de la décision qui a été prise par M. le ministre des travaux publics de se conformer au tracé qui a été étudié par M. l'ingénieur Wolters. Ce tracé, à ce qu'il paraît, n'est pas du tout dans l'intérêt de la Flandre occidentale. Il y a différents intérêts qui sont en présence et qui se combattent. Je crois que pour éviter tout conflit regrettable entre les deux Flandres, M. le ministre, si le mot enquête l'effraye, devrait faire faire sur le terrain de nouvelles études ; car je suis persuadé que celles qui ont été faites sur les lieux sont très peu d'accord avec la réalité.
Je ne parlerai pas du métré, c'est un point qu'il m'est impossible de vérifier. Mais je parlerai de l'appréciation de la valeur des terrains. Pour donner au tracé vers Blankenberghe une apparence de mince réalité, on a donné à ces terrains une valeur de 7,000 fr. par hectare, tandis que pour le tracé le long du canal de Zelzaete on ne donne qu'une valeur de 4,500 fr. Il n'est pas difficile de constater, du reste, si ces appréciations sont justes et fondées ; des précédents trop récents sont là pour vérifier l'inexactitude de ces appréciations.
Je ne me prononcerai pas sur les difficultés que présenterait l'exécution de tel ou tel projet. C'est à l'enquête à résoudre ces difficultés. La Flandre occidentale ne demande pas que l'on donne une préférence absolue au tracé vers Blankenberghe, au tracé projeté le long du canal de Zelzaete ; mais elle demande qu'il soit constaté que tel ou tel tracé serait plus on moins avantageux.
Mais elle ne croit pas vouloir une chose impossible en demandant que M. le ministre des travaux publics agisse à son égard, dans cette question, avec une complète impartialité. Dès lors, cette province, quel que soit le tracé adopté, sera satisfaite.
A cette occasion, je dirai à M. le minittre des travaux publics que j'ai pris acte des paroles qu'il a prononcées, dans une précédente séance, sur les facteurs ruraux. De très grandes plaintes nous parviennent constamment sur ce genre de fonctionnaires.
Les facteurs ruraux sont assimilés aux facteurs des villes ; ils reçoivent à peu près le même traitement qu'eux, mais ils remplissent des fonctions extrêmement pénibles. Je connais telle localité où ils sont obligés de faire 8 à 9 lieues par jour.
Ces parcours se font ordinairement dans de très mauvais chemins, dans des chemins impraticables. Nous avons dans la Flandre occidentale plusieurs localités où les facteurs ruraux, malgré les dénégations de l'honorable M. Osy, font huit et neuf lieues par jour, et sont astreints ainsi à un service trop pénible en présence des émoluments qu'ils reçoivent.
Je désire que M. le ministre des travaux publics veuille bien s'occuper de cette question ; c’est une véritable question d'humanité.
Puisque j'ai la parole, je rappellerai à M. le ministre des travaux publics que depuis nombre d'années on se plaint de la manière dont la station de Bruges est éclairée. Il n'y a guère de ville dont les stations ne soient aujourd'hui éclairées au gaz. A Bruges il n'en est pas ainsi. La station est extrêmement mal éclairée ; les convois arrivent et se trouvent souvent dans une obscurité complète.
Aujourd'hui que le système de l'éclairage au gaz est généralement établi dans les villes, il serait excessivement facile d'établir cet éclairage à la station de Bruges.
Bien que nous ayons fait un pas satisfaisant vers l'établissement des doubles voies, je prierai encore M. le ministre de s'occuper activement de cette question, surtout pour la Flandre occidentale. Il est encore beaucoup de routes sur lesquelles il n'est pas question d'établir des secondes voies. On ne peut se figurer quels retards il en résulte pour les convois. Si l'un d'eux n'arrive pas à l'heure voulue, pendant toute la journée les trains sont en défaut.
Je prie M. le ministre de prendre en même considération cette question.
Je ferai encore remarquer à M. le ministre des travaux publics que, dans un article de son budget, figure une somme assez importante pour plantation d'arbres le long des canaux et des routes. Cette somme est de 41,200 fr. d'une part, et de 25,000 fr. d'autre part. Je désire que cette somme soit employée convenablement, que des hommes spéciaux, des hommes qui ont les connaissances requises et qui s'y entendent, président à ces plantations, qu'une surveillance active soit exercée sur tous ces travaux.
Nous avons certaines routes, certains canaux où les arbres devraient être abattus et remplaces par d'autres. Aujourd'hui que nous sommes entrés dans ce vaste système de construction de routes, de canaux et de chemins de fer, il est très important que cette branche soit surveiilée et qu elle soit surveillée avec intelligence ; soyez convaincus qu'avec des (page 621) soins on finira par se eréer une source importante de revenus pour l'Etat.
M. de Man d'Attenrode. - Messieurs, la section centrale, à laquelle j'avais l'honneur d'appartenir, a conclu, à l'unanimité de ses membres présents, à la nomination d'une commission d'enquête. Elle s'est déterminée à ce parti, parée que les réponses faites par le gouvernement aux questions qu'elle lui avait posées ne lui semblaient pas suffisantes pour l'éclairer. Je regrette, messieurs, que le rapport n'ait pas fait à cet égard une proposition formelle. Aussi j'entends dire partout qu'on n'a qu'un reproche à faire à ce rapport : c'est qu'il manque de conclusions.
Dans la séance d'hier, M. le rapporteur, en terminant son discours, a réparé cet oubli, je l'en félicite. Il a conclu à la nomination d'une commission d'enquête, et je me propose de lui venir en aide.
J'entre en matière.
Messieurs, guidé uniquement par l'intérêt que je porte à la prospérité de mon pays, je me suis hasardé quelquefois à adresser des avis à l'administration qui exploite les chemins de fer de l'Etat, chemins construits aux frais des contribuables.
En procédant ainsi, je m'associais en quelque sorte au système de l'exploitation par le gouvernement.
Je me suis demandé un jour comment il se faisait que, malgré tant d'avertissements, tant de conseils, tant de plaintes renouvelées annuellement dans cette enceinte, nous en restions toujours au même point.
Je me suis appliqué dès lors à rechercher les causes de cette absence de progrès.
Et je n'ai pas tardé à reconnaître que le mal est incurable, que le mal subsistera tant que le gouvernement s'obstinera à diriger des services qu'il n'a pas la mission de rendre à la société.
Je suis donc devenu le partisan de l'exploitation des transports confiée à l'industrie privée.
J'ai fait cette déclaration à une époque où l'émission de cette opinion était envisagée en quelque sorte comme une excentricité.
Depuis j'ai gardé le silence, persuadé que cette opinion grandirait d'elle-même ; qu'elle n'avait besoin d'aucun plaidoyer nouveau pour se développer.
Je m'en suis remis à l'administration elle-même pour cela. J'ai tout attendu de l'expérience.
Je tiens à le constater aujourd'hui ; je ne me suis pas trompé dans mes prévisions.
Que le gouvernement compare ce qu'était cette opinion, il y a trois ans, et ce qu'elle est à présent.
J'étais seul en quelque sorte, et voilà déjà que nous formons une minorité, dont nos adversaires ont constaté l'existence, et avec laquelle il faudra prochainement compter.
En section centrale deux membres, sur les six qui représentent les sections, ont adhéré au système de l'exploitation par les compagnies.
Les progrès sont plus remarquables encore dans l'opinion publique.
Nos concitoyens se rendent souvent à Paris. Pour faire ce voyage, l'on emprunte le service d'un chemin tenu par un gouvernement et d'un chemin exploité par l'industrie privée.
L'on fait des comparaisons.
L'on rencontre sur la section exploitée par l'industrie privée :
Des gares achevées, commodes et couvertes ;
De la vitesse et de la promptitude dans la marche ;
De l'exactitude quant à l'arrivée ;
Un matériel complet, des locomotives puissautes, des doubles voies partout.
Mais une fois qu'on a passé sur les sections régies par un Etat, que constate le voyageur belge aux dépens de son amour-propre ?
Beaucoup de bâtiments provisoires ; dans bien des stations d'ignobles réduits en planches ; nulle part de gares couvertes, sauf à Bruxelles, à Gand et à Ostende.
Une marche lente, dépourvue de précision.
Un matériel incomplet, avarié, des locomotives sans puissance ; le manque de doubles vues, sur plusieurs points.
Le voyageur ne peut constater qu'une supériorité ; c'est quant au personnel, qui foisonne, grâce à la fécondité de la caisse destinée à pourvoir aux salaires ; la caisse de la régie, caisse qui a trouvé le secret de multiplier indéfiniment ses ressources par des moyens que je définirai plus loin.
Puis quand le voyageur belge, en rentrant chez lui, apprend que son gouvernement propose d'augmenter encore la dette publique pour faire marcher les chemins de fer ;
Quand il apprend que cette proposition est loin d'être la dernière, et qu'il faudra encore au moins 25 millions pour terminer, pour mettre tout en bon état, oh ! alors le voyageur devient immanquablement le partisan très forcé de l'exploitation avec l'intervention des compagnies. Le voyageur se fait ce raisonnement à lui-même :
Si la chambre obligeait le gouvernement à cesser cette mauvaise exploitation par l'Etat, nous aurions un service plus régulier et plus prompt.
Les bâtiments, le matériel, les doubles voies seraient complétés sans délai.
Et au lieu d'augmenter progressivement la dette nationale, l'exploitation faite par l'industrie privée avec économie trouverait bien le moyen de donner au gouvernement de son pays quelques millions, avec lesquels il pourrait débarrasser ses terres des inondations en continuant les canaux de Schipdonck et de Zelzaete.
L'opinion publique, soyez-en convaincus, messieurs, commence aussi à aller au fond des choses ; elle commence à comprendre pourquoi l'exploitation dirigée par l'industrie privée et par l'aiguillon de l'intérêt est supérieure à l'exploitation qui est dépourvue de tout esprit commercial.
M. le ministre des travaux publics en convient lui-même dans l'exposé des motifs qui accompagne sa demande d'un crédit de 4,880,000 fr.
Mais voici ce qu'il y a de curieux, c’est qu'il a l'air de croire que si nous lui allouons ce crédit, nous lui aurons donné les moyens d implanter l'esprit commercial dans l'administration qu'il dirige.
Or, je pense que vous auriez beau voter tout l'or de la Californie à l'administration des chemins de fer, tels qu'ils sont constitués, je pense que vous ne parviendriez pas à implanter l'esprit commirent dans la tête de ceux qui les dirigent ; je vais vous en dire les motifs.
L'esprit commercial c'est l'économie, c'est le talent de ne faire que des dépenses utiles, productives.
Or, l'économie n'est pas pas compatible avec le but que poursuivent les ingénieurs ; ce but. c'est de motiver l'utilité de leur existence par la dépense, ce but est d'acquérir de la renommée.
L'esprit commercial, en un mot, représente l'économie, qui prévient toute dépense stérile.
L'esprit ingénieur représente la prodigalité, et ne s'inquiète nullement des charges qui en sont la conséquence.
J'affirme donc que l'administration de nos chemins de fer, constitués comme ils le sont, a un vice capital, elle n'a aucune des conditions requises pour les faire prospérer.
Car enfin, en quoi consiste cette administration ? Je n'hésite pas à vous dire ce que j'en pense : c'est mon habitude, et je ne la crois pas mauvaise, jusqu'à preuve contraire.
C'est une association d'ingénieurs ayant ordinairement à leur tête un avocat qui se charge de plaider leur cause et leurs intérêt devant cette chambre.
L'honorable M. Dechamps lui-même, ancien ministre des travaux publics, dans un discours qu'il a prononcé dans cette enceinte, reconnaissait l'infériorité de l'Etat sous le rapport de la dépense. Il n'a pas fait difficulté de reconnaître qu'il fallait en attribuer la cause au caractère trop politique et trop peu commercial de l'administration. « Il faut de longues études, disait-il encore (et il aurait dû ajouter une énergie et une fermeté de volonté sans pareille), et les ministres, sujets à tant de fluctuations, ne peuvent acquérir l'expérience nécessaire, et ils veulent cependant chacun attacher leur nom à un nouveau système. L'incertitude et la perturbation, voilà le résultat. » Et il terminait en disant : qu'il y avait cependant compensation dans l'intérêt du commerce et de l'industrie, et que, par ce motif, l'exploitation par l'Etat devait être maintenue.
Je ne sais, quant à moi, dans quelle mesure le commerce et l'industrie peuvent s'accommoder de ces incertitudes et de ces perturbations ; mais en supposant, ce dont je doute, que le commerce et l'industrie trouvassent des compensations dans l'organisation actuelle, je me demande de quel droit on impose aux contribuables une perte de 600,000 fr. an moins, du chef du transport à domicile et par axe d'objets pondéreux et autres, appelé camionnage, et du chef de l'intervention de l'Etat dans les moindres détails du service des messageries.
Eh bien, je prétends que le gouvernement n'est pas en droit d'imposer des sacrifices aux contribuables pour cautionner les intérêts particuliers, pour soutenir un service qu'il ne doit pas à la société, parce que l'industrie privée est capable de le rendre.
Le but de l'intervention de l'Etat dans le service des transports, c'est, vous le voyez, de faire passer le bien des uns dans la poche des autres.
Le gouvernement fait du socialisme sans le savoir. Mais il n'en est pas moins vrai que je pourrais lui adresser les paroles que M. Léon Faucher, ancien ministre, adressait aux socialistes, à propos d'un projet de budget qu'ils avaient rédigé, parce qu'on les avait interpellés, en leur disant :
« Que feriez-vous du pouvoir ? »
Et dans un manifeste ils inscrivirent, à côté de l'organisation du travail et de l'instruction gratuite, l'exploitation par l'Etat des chemins de fer, des canaux, des usines à gaz, etc.
Je répète donc que je pourrais adresser au gouvernement belge les paroles qu'un ancien ministre, appartenant à l'opinion libérale modérée, adressait aux socialistes :
Voici comment il s'exprimait :
« C'est peu pour vous que de rendre la justice, de maintenir l’ordre, de présider à la gestion des intérêts communaux et provinciaux, d'entretenir les voies de communication, de lever les impôts, d'organiser la force publique ; vous faites pénétrer l'administration jusque dans la sphère des intérêts individuels. Vous voulez exploiter les chemins de fer (et je pourrais ajouter l'un des vôtres a voulu sans succès faire exploiter les mines de houille par l'Etat en 1848). Vous voulez commanditer les industries, donner l'instruction, le travail, vous charger du sort de chacun, aller enfin au-delà de la Providence, qui en semant les biens sur nos pas, avait du moins laissé quelque chose a faire à la liberté humaine. »
Pourquoi le gouvernement belge tient-il tant à exploiter les chemins de fer ? Est-ce parce que ses moyens d'exploitation sont supérieurs, meilleurs que ceux de l'industrie privée ? Point du tout. Son infériorité comme exploitant, les anciens ministres la reconnaissent sans difficulté. Pourquoi donc cette insistance à disposer de ce grand instrument de travail ? Le motif est évident ; le motif est d'augmenter sa puissance en (page 622) favorisant certains intérêts, en privilégiant les uns aux dépens des autres. Ce motif est d'augmenter son influence en disposant d'un grand nombre de places salariées. Eh bien, je dis que ces motifs ne suffisent pas pour imposer au pays des charges, et un service de transport médiocre, et je répète que c'est faire du socialisme en expropriant les uns au profit des autres par l'impôt.
Mais est-il bien positif que l'industrie doive trouver des avantages dans le système des transports qui est en vigueur ? Voyons.
La chambre semble vouloir faire cesser le régime des faveurs, en donnant aux tarifs des marchandises la fixité légale. Il est clair que les péages seront déterminés en prenant en considération le chiffre des dépenses. Les dépenses exerceront donc de l'influence sur la fixation des péages.
Or, comme les dépenses faites par le gouvernement sont toujours faites avec moins d'économie que par l'intérêt particulier, il paraît évident que si l'Etat continue à exploiter, les tarifs s'en ressentiront.
Après les tarifs modérés, que faut-il encore au commerce ? Il lui faut une circulation prompte pour les marchandises ; et pour lui assurer cette circulation un matériel suffisant est indispensable.
Eh bien, le gouvernement possède-t-il ce matériel ? Tout le monde sait que non.
Le gouvernement n'a pour mettre à la disposition du cemmerce, que 3,500 waggons détériorés, et il devrait en avoir 11,000, s'il était outillé comme la compagnie de Manage et de Liège à Namur, qui en a 2,000. L'étendue des chemins de cette compagnie est de 106 kilom., l'étendue de ceux de l'Etat est de 640 kilom.
Le commerce souffre donc de cette insuffisance de matériel. Mais pourquoi cette insuffisance de matériel ?
Rien ne me sera plus facile que d'établir que c'est à l'exploitalion gouvernementale qu'il faut l'attribuer.
Voici comment je le prouve.
La confiance qu'inspire à la chambre l'administration des chemins de fer n'est pas grande, il faut en convenir. Elle ne s'associe qu'en murmurant aux demandes de crédit qui lui sont faites. L'on profite même de ces circonstances pour mettre en question l'existence légale de l'exploitation dirigée par les agents du gouvernement.
Eh bien, l'administration craignant la discussion, et j'ajoute que si ces critiques n'étaient pas fondées, elle ne les craindrait pas, l'administration ajourne autant que possible les demandes de crédits extraordinaires, elle ajourne ainsi des dépenses indispensables soit pour l'extension du matériel, soit pour son renouvellement, et cet ajournement, tout en nuisant aux produits, nuit aussi au commerce.
C'est donc à l'intervention de l'Etat dans le service des transports, que le commerce doit ces lenteurs, qui lui sont plus préjudiciables qu'une légère élévation de péages.
D'ailleurs, vous savez que les houilles circulent sur le chemin de fer du Nord à des prix souvent plus réduits que sur le chemin du gouvernement belge.
Mais il existe une condition inhérente à l'intervention de l'Etat dans les transports, je veux dire la fixation des tarifs des marchandises par une loi, je doute que le commerce puisse s'accommoder de cette immobilité.
Il est cependant nécessaire de donner une base fixe aux tarifs, quand un gouvernement exploite, parce que l’Etat sollicité par tous les intérêts, et à la merci de tous, il ne peut pas résister aux demandes qu'on lui adresse pour l'abaissement des tarifs, et que d'abaissement en abaissement les tarifs ne sont plus rémunérateurs.
Ainsi une base légale est nécessaire pour supprimer ces tarifs algébriques, que les ingénieurs nous ont données en 1848, et qui font perdre au moins (erratum, page 648) 1,500,000 fr. par an au trésor public encore à l'heure qu'il est.
Mais l'exploitation du chemin de fer, par l'intervention de l'Etat, présente des inconvénients d'une gravité bien plus grande encore. Ce sont less embarras financiers que cette intervention nous occasionnerait, si le pays était envahi.
Cette situation périlleuse tarifait infailliblement la source des revenus dus pendant la paix au commerce et à l'industrie. L'impôt indirect n'offrirait plus aussi les mêmes ressources.
Je le demande à M. le ministre des travaux publics, qu'il s'explique ! Qui dans cette circonstance serait chargé de pourvoir à l'entretien du personnel et du matériel des chemins de fer, et au payement des intérêts des capitaux engagés dans cette entreprises si le pays était menacé d'invasion ? On répondra sans doute : L'impôt direct, l'impôt foncier. Il est impossible qu'on me réponde autrement.
Mais je me permettrai d'objecter que l'impôt foncier aurait bien d'autres devoirs à remplir, dans des circonstances semblables.
Il aurait à subvenir aux frais de la défense du pays presque à lui seul ; il aurait encore autre chose à faire.
Il aurait à cautionner la circulation forcée du papier de la banque à laquelle le gouvernement a confié les recettes de l'Etat pour favoriser encore l'industrie, car cette circulation forcée serait infaillible ; les caisses de l'Etat étant bourrées de papier de circulation au lieu de numéraire.
Encore un mot sur cette grave question.
L'intervention de l'Etat dans le service des transports aurait, en cas d'invasion, un autre inconvénient encore. Il est d'usage entre nations civilisées d'épargner les propriétés privées en cas de collision. Mais il n'en est plus de même des propriétés de l'Etat. L'ennemi les détruit, les confisque sans rémission.
Le matériel de l'exploitation dirigée par l'Etat courrait donc des dangers auxquels le matériel d'une compagnie ne serait pas exposé.
M. le ministre des travaux publics va sans aucun doute répondr,» comme il l'a fait déjà : Personne ne se présente !
Je vais vous dire pourquoi personne ne se présente !
Personne ne je présente ! Mais comment voulez-vous qu'on se présente, que l'on vous fasse des offres, quand vous repoussez énergiquement, dans cette enceinte même, les propositions que l'on vous soumet afin de vous engager à traiter pour la traction et pour l'entretien !
Vous répliquez : Mais personne ne se présente. Mais vous savez fort bien pourquoi on ne se présente pas. On ne se présente pas, parce que l'on craint d'être éconduit, comme l'a été, il y a quelque,temps, un constructeur habile qui offrait d'entreprendre l'entretien du matériel à 25 p. c. de rabais sur le coût de l'entretien actuel, qui se fait en régie, c'est-à-dire d'une manière onéreuse.
Eh bien, messieurs, pour faire cesser cette objection : Personne ne se présente, je suis autorise à vous dire qu'une compagnie est toute prête» toute disposée à se présenter et à soumettre au gouvernement des propositions avantageuses au pays.
Que la chambre en témoigne le désir, que le gouvernement montre quelque bonne volonté, et vous verrez !
Messieurs, au début de cette discussion j'ai entendu repousser le système de l'exploitation par l'industrie privée en la représentant sous l'image menaçante d'un colosse redoutable.
Savez-vous bien, messieurs, ce qu'il y a de plus redoutable pour le pays que le colosse de l'industrie privée ? C'est le colosse aux pieds d'argile, pour lequel nous réclamons en vain depuis dix ans une base solide, et qui pourrait fort bien compromettre le pays par les charges qu'il lui impose ; ce qui est redoutable pour le pays, c'est cette manie de centralisation administrative, utile à un peuple enfant, incapable de mener les affaires, mais pleine de dangers pour la liberté d'un pays dont elle neutralise les institutions.
Ce qui est dangereux pour le pays, c'est ce système qui tend à fausser la distinction qu'il importe de faire entre les attributions essentielles de l'Etat et celles qu'il a usurpées à nos frais sur l'activité privée.
Ce qui est à craindre, c'est ce système qui tend à mettre tout le pays sous la dépendance de l'administration par le mobile de l'intérêt, par l'appât des subsides. C'est ce système qui, en multipliant le nombre des fonctionnaires et agents salariés aux frais du budget, finira par faire vivre la moitié du pays au dépens de l'autre moitié.
On oublie que ce système anéantit tout esprit d'initiative, qu'il avilit les hommes en les habituant à tendre la main aux pouvoirs qui se succèdent, pour vivre aux dépens de leurs concitoyens.
Quand les caractères sont amoindris par cette surexcitation incessante de l'intérêt, par l'habitude que l'on contracte de se dépouiller de toute prévoyance, parce que l'Etat se charge de tout prévoir, que peut-on espérer d'un peuple à l'heure du danger ? Il sera incapable de tout esprit d'initiative, il ne sera pas susceptible de ce dévouement, de cet élan, qui seuls peuvent sauver la nationalité en danger.
Messieurs, je suis convaincu d'une chose ; c'est que nous y arriverons.
Vous me comprenez.
J'y crois, parce que j'ai confiance dans l'avenir de mon pays.
Les discussions auxquelles nous venons d'assister sont faites pour hâter le dénouement.
Mais, me direz-vous, si vous avez cette conviction, pourquoi parlez-vous ? |Pourquoi ne continuez-vous pas à garder le silence ?
Je me suis décidé à parler, parce que je crois que l'intérêt du pays demande une solution quelconque aux discussions qui se renouvellent annuellement.
L'intérêt du pays demande que nous évitions des discussions oiseuses, qui même compromettent la dignité du gouvernement représentatif.
Savez-vous bien à quoi la chambre s'expose, quand nous discourons sur des sujets insolubles ? Nous nous exposons à ce que le public dise que nous discourons comme des Grecs du Bas-Empire, et cela a déjà été dit.
Nous avons discouru pendant trois jours sur la question de savoir si une requête d'un maître d'école, sans solution possible pour le gouvernement, serait imprimée au Moniteur.
Nous discourons pendant plusieurs jours sur le prix de revient du chemin de fer, que le gouvernement ignore lui-même, sur le prix de revient d'une tonne-lieue ; d'un voyageur-kil., d'un kil.-locomotive.
Après avoir entendu ces discussions, nous n'en sommes pas plus avancés qu'auparavant.
Nous avons cependant quelque chose de mieux à faire de notre temps.
Nous avons à vider la grande question de notre établissement militaire, dont la solution est urgente. Nous avons à discuter la questions de la liberté des donations en faveur de l'infortune, etc.
Voulez-vous, messieurs, que je vousindique un moyen de hâter la solution de la question des chemins de fer ? Rien ne me sera plus facile. Vous êtes saisis légalement et en vertu d'engagements formels consignés dans nos documents parlementaires, de la solution de la question de savoir s'il est avantageux au pays que l'Etat continue oui ou non à régir le service des transports, à exercer ce monopole sur certaines routes.
(page 623) Peut-être l'ignorez-vous ?
Eh bien, s'il en est ainsi, c'est une preuve de plus pour moi, que l'ajournement que nous oppose souvent l'administration est le moyen le plus sûr pour elle d'arriver à ses fins, d'éviter de remplir ses engagements.
L'on m'objectera sans doute, que l'Etat est en possession définitive et légitime du service des transports sur les chemins construits aux frais des contribuables.
Voici ma réponse. Je répondrai par une question : Que M. le ministre des travaux publics exhibe le titre que possède son administration à l'exploitation définitive des chemins de fer, qu'il l'exhibe s'il existe ?
Eh bien, messieurs, l'intervention de l'Etat en cette matière n'est basée que sur un titre provisoire ; l'acte législatif qui l'a autorisé à diriger l'exploitation, il ne l'a obtenu qu'en s'engageant formellement à mettre l'exploitation en adjudication, après avoir mis à l'épreuve la valeur d'un chemin de fer par un essai.
C'est ce que constate l'exposé des motifs du projet de loi présenté le 23 mars 1835 par mon honorable ami M. de Theux. C'est ce que constate le rapport de la section centrale, qui s'exprime ainsi :
« Le gouvernement peut-il être autorisé à exploiter la route ? » se disait la section centrale.
« Oui, disait-elle à la chambre, provisoirement, afin de fournir au gouvernement, par la pratique de l'exploitation, tous les éléments qui doivent servir à une tarification définitive et à la rédaction des cahiers des charges et des règlements de voirie, afin de pouvoir adopter plus tard le mode d'exploitation par adjudication. Enfin, disait-elle en terminant, parce qu'il ne s'agit que d'une mesure provisoire. »
Quand ensuite ce projet de loi fut mis en discussion, il souleva une vive opposition ; personne ne voulait du monopole gouvernemental.
Ces discussions se renouvelèrent d'année en année ; la lassitude finit par amoindrir petit à petit l'opposition, et le gouvernement est resté maître du terrain, profitant de la distraction des véritables intérêts du pays, que produisent sur nous les luttes politiques.
Mais je tiens à le constater, un projet de loi d'exploitation a été promis de la manière la plus formelle.
L'honorable M. Rogier a dit, à propos de la discussion de la loi annuelle des péages, en voulant écarter la discussion :
« Lorsque le gouvernement viendra proposer un projet de loi définitif sur le mode d'exploitation, ce sera le moment de discuter les avantages ou les inconvénients de tel ou tel mode. »
En 1838, le ministre des travaux publics, M. Nothomb, dit à l'occasion de la discussion de la loi annuelle des péages : « Les chambres ont décidé explicitement que l'expédition continuerait à se faire par le gouvernement. Mais cette prorogation implicite ne peut suffire. Le gouvernement croit une disposition expresse nécessaire. »
Examinons maintenant comment l'administration a rempli ses engagements.
La chambre réclama vainement d'année en année une loi définitive, et le gouvernement a ajourné d'année en année la présentation de ce projet de loi en déclarant chaque fois que l'essai n'était pas encore suffisant.
Le gouvernement a si bien ajourné, que nous avons perdu même de vue le véritable sens, la portée véritable de la loi des péages, qui ne l'autorise à exploiter que provisoirement. Voilà comment les ministres parviennent à avoir raison de ces assemblées parlementaires, qu'on dit si puissantes.
Elles le sont, en effet, mais elles ne sont capables d'en user que pour renverser les ministres à propos de questions de partis. La législature n'use pas assez de sa force dans l'intérêt réel du pays.
Nous avons donc maintenant un devoir à remplir, c'est de régler par une loi le mode d'exploitation des chemins de fer de l'Etat.
Quel sera ce mode ? Quel sera le système présenté par ce projet de loi ?
Ce projet sera-t-il présenté dans le sens de l'intervention du gouvernement et du système de centralisation administrative ? Ou sera-t-il présenté d'après le système réellement libéral ; de l'abandon à l'intérêt privé de tous les services que l'Etat ne doit pas à la société ?
Pour discerner convenablement ce que l’intérêt du pays exige, notre devoir est de nous éclairer. Mes convictions sont faites, mais il n'en est pas de même de la majorité de cette chambre.
Il y a deux manières de procéder.
La première consiste à nous enquérir, chacun de notre côté, de l'état de cette question. C'est l'enquête individuelle à laquelle nous sommes obligés de nous livrer habituellement. La seconde consisterait à ordonner une enquête officielle faite par une commission désignée par la chambre.
Quant à la première manière, les résultats sont lents et pénibles.
Les renseignements que nous produisons ici, et qui ne conviennent pas à l'administration, sont niés avec un aplomb étonnant par elle.
Je prétends qu'il faut avoir une persistance surhumaine pour faire prévaloir une amélioration dans les rouages de l'administration. Il faut avoir dix fois raison pendant dix ans pour réussir.
D'ailleurs, un de nos collègues n'a-t-il pas eu le courage de déclarer que nous devions être considérés comme des étrangers par les fonctionnaires publics, qu'ils devaient nous refuser tout renseignement ?
Allez donc faire des enquêtes individuelles avec un système semblable ! Je dis qu'avec ce système les enquêtes officielles sont indispensables.
Au reste, si la chambre voulait user un peu plus souvent de sa prérogative constitutionnelle, je serais tout disposé à renoncer à demander des renseignements aux fonctionnaires publics.
Je suis donc de l'avis, que la seconde manière de nous éclairer est la meilleure, celle qui offre les résultats les plus certains.
Je dis plus, je dis qu'en cette circonstance vous ne pouvez renoncer à votre droit d'enquête, sans refuser que la lumière se fasse, sans abdiquer une faculté inhérente à l'existence des assemblées délibérantes.
Il existe encore une manière de s'éclairer, d'après quelques-uns de nos honorables collègues.
Quant à celle-là, M. le ministre y a adhéré sans difficulté. Elle consiste en ce que le gouvernement nommerait une commission consultative.
Cette mesure peut être avantageuse au gouvernement dans l'hypothèse que la régie des chemins de fer lui serait définitivement assurée. Elle peut lui être utile pour introduire l'esprit administratif dans le service qu'il dirige, et neutraliser l'esprit ingénieur, le mobile de la dépense.
Mais quant à nous, éclairés sur la question de savoir si le gouvernement a utilement exploité les chemins de fer, et s'il y a lieu de lui confier ce service d'une manière définitive, cette commission ne peut nous être d'aucune utilité.
Je pense que c'est vouloir s'aveugler, que de voir dans cet expédient un moyen de s'éclairer.
Comment ! vous avez à statuer sur les résultats utiles ou désavantageux pour le pays de l'intervention de l'administration en cette matière ! et c'est à elle que nous nous adresserions pour découvrir la vérité, pour lui demander si son action est destinée à vivre ou à s'arrêter ? Cela n'est pas possible.
Ce sont de ces questions qu'il n'est pas d'usage de poser à ceux dont l'existence est mise en délibération.
Il est de l'essence de tout être de vouloir vivre. On ne consent pas volontairement à cesser d'exister.
J'espère donc que le gouvernement aura le tact et le bon goût de ne pas mettre obstacle à l'exercice de notre prérogative. Y mettre obstacle, ce serait chercher à paralyser la liberté d'action de la représentation du pays, ce serait neutraliser son contrôle régulier.
Si son administration est sans reproche, comme M. le ministre des travaux publics le soutient, qu'il ne craigne pas le grand jour. Dans l'état de cette question, il ne peut qu'y gagner.
Ici je tiens à repousser l'objection suivante qu'on ne manquera pas de me faire.
On m'objectera : Oui, le droit d'enquête est écrit dans la Constitution, mais il n'a pas pénétré dans nos usages. On n'en a fait usage qu'une fois, à propos des accusations de malversations qui ont suivi la catastrophe du tunnel de Cumplich.
Je réponds sans hésiter que cela est inexact.
Mais qu'est-ce donc que la cour des comptes ? répliquerai-je à mes honorables contradicleurs ?
Cette cour, dont la chambre seule nomme les membres, cette cour qui est chargée de contrôler, de suivre tous les actes financiers de l'administration et de nous déférer ceux de ces actes qui sont contraires aux lois de crédit et au but que s'était proposé la législature. N'est-ce pas là une enquête en permanence ?
Si le congrès national a attaché tant de prix à cette enquête journalière qui s'attache à des actes d'administration ordinaires, n'est-il pas conforme à la Constitution de soumettre à une enquête des actes extra-administratifs, des actes posés en dehors de la mission du gouvernement ? Peut-on répondre que non ?
Je vous engage donc, messieurs, à adopter la proposition suivante :
« La chambre nomme une commission d'enquête. Elle a pour mission de réunir tous les renseignements nécessaires, afin de l'éclairer sur la question de savoir si l'exploitation des chemins de fer, qui a été confiée au gouvernement à titre d'essai, doit lui être maintenue définitivement, ou s'il y a lieu d'abandonner cette exploitation à l'industrie privée.
« Cette commission déposera son rapport et ses conclusions à l'ouverture de la session de 1853-1854.
« Elle est composée de cinq représentants et de deux personnes prises hors du sein de la législature. »
Messieurs, les derniers cahiers d'observations de la cour des comptes signalent à notre attention un acte du gouvernement, un acte d'une haute gravité.
Cet acte inouï me semble, à lui seul, exiger que vous accordiez votre adhésion à la proposition que je viens de faire. Je m'explique.
Il existe, à l'administration du chemin de fer, une caisse qu'on appelle la caisse de la régie. Cette caisse, j'en ai combattu l'existence très souvent et avec beaucoup de vivacité, parce que je la regardais comme devant être la source de nombreux abus, et je ne m'étais pas trompé. On m'a toujours objecté pour me combattre que cette caisse était indispensable, qu'elle était nécessaire pour payer les salaires des ouvriers, des ouvriers employés à l'entretien de nos voies ferrées ; entretien que l'administration prétend ne pouvoir mettre en adjudication. On appelle salaires les rétributions qu'on ne peut payer au moyen de mandats, parce que ces payements se renouvellent tous les huit jours. Voyons d'abord comment cette caisse s'alimente.
(page 624) Elle est alimentée en vertu d'un article de la loi sur la cour des comptes qui autorise cette cour à avancer au gouvernement des fonds à charge d'en rendre un compte ultérieur. Ces fonds constituent donc une caisse en numéraire au département des travaux publics. Il n'est rendu compte de ces avances que lorsque les dépenses sont faites.
Ici. je le déclare, je crois que la cour des comptes a été quelquefois trop facile dans les avances qu'elle a accordées au gouvernement. Ces avances ne sont justifiables que pour des services régis en économie, et ces services doivent se réduire le plus possible.
J'ai appris hier avec étonnement de M. le ministre des travaux publics, que les sommes dépensées sous prétexte de salaires s'élèvent à environ 5 millions ; et autrefois il semblait que cette caisse ne devait dépenser que quelques centaines de mille francs par an.
Savez-vous, messieurs, comment procède le gouvernement pour dépenser sous forme de salaires des sommes aussi considérables ?
Quand les crédits portés au budget sont insuffisants, soit pour augmenter les traitements sous les formes les plus variées d'indemnité, soit pour créer de nouveaux fonctionnaires, il prélève sans façon les sommes nécessaires pour acquitter leurs traitements sur la caisse destinée aux salaires des ouvriers, des gens de peine.
Le ministre des travaux publics a été obligé d'en convenir dans ses réponses à la section centrale.
Comme ces traitements prélevés sur la régie devenaient considérables, et grevaient irrégulièrement la caisse, il s'est adressé à la section centrale pour les faire passer au chapitre qui concerne les traitements des fonctionnaires. Le chiffre pour lequel on réclame ce transfert s'élève à 45,900 fr. C'est ainsi que la caisse de la régie sert à couvrir des augmentations illégales de personnel, qui ne sont constatées que lorsque les positions sont créées, et qu'il devient fort difficile de les faire disparaître.
M. le ministre des travaux publics (M. Van Hoorebeke). - Il faut dire que cela remonte à dix ans.
M. de Man d'Attenrode. - Je le veux bien ; soyez persuadé que mes ciitiqucs n'ont rien de personnel.
Si vous aviez lu les actes parlementaires, vous auriez vu que j'ai attaqué avec autant de vivacité plusieurs de vos prédécesseurs qui appartenaient même à des cabinets que je soutenais politiquement. On a rendu à cet égard justice à mon impartialité. On me disait : Comment ! vous tirez sur vos propres amis ! Toujours j'ai répondu que quand il s'agissait d'intérêt public, je m'inquiétais peu si j'avais devant moi des amis ou des adversaires politiques.
Mais, messieurs, voici ce qui est bien autrement grave, c'est que lorsqu'il arrive que cette caisse insatiable manque de fonds, le gouvernement pour la nourrir expédie tout simplement des mandats provisoires aux receveurs des chemins de fer ; ceux ci ne font pas difficulté d'y faire droit en délivrant des écus en échange de ces mandats irréguliers qui se régularisent ensuite souvent bien longtemps après quand vous votez des crédits supplémentaires.
Ainsi nous nous figurons à tort, quand on nous demande des crédits supplémentaires, que les dépenses ne sont pas acquittées. C'est une erreur ; elles le sont depuis longtemps par le moyen ingénieux que je viens de vous indiquer.
Et voulez-vous savoir jusqu'à quel chiffre vont les dépenses de ce genre ? Car je vous engage à lire le cahier de la cour des comptes.
M. le ministre des travaux publics (M. Van Hoorebeke). - Il faut payer les salaires et les marchandisss.
M. de Man d'Attenrode. - Et les traitements et bien d'autres dépenses encore.
M. Dumortier. - Et que devient la Constitution ?
M. de Man d'Attenrode. - Voici, messieurs, comment la cour des comptes s'exprime daus ses cahiers à propos de ces actes condamnables :
« La cour a fait remarquer à MM. les ministres des finances et des travaux publics, qu'autoriser les comptables à payer de semblables dépenses et à conserver ensuite indéfiniment en portefeuille les pièces qui les constatent, c'était non seulement agir contrairement à la loi et à toutes les règles de la comptabilité, mais, de plus, que c'était rendre sinon impossible, du moins très difficile l'appréciation exacte de la situation du trésor, puisque de fortes sommes étaient ainsi renseignées comme encaisse dans les comptes des comptables, tandis qu'en réalité, elles ne représentaient que des dépenses ou des non-valeurs.
« La cour a insisté pour qu'il fût mis un terme à cet état de chose. »
La cour ajoute ensuite :
« Ainsi que nous venons de le dire, les pièces de dépenses en caisse chez les divers préposés aux recettes au 31 décembre 1850 s'élevaient à 7,982,359 fr. 48 c. »
Mais, messieurs, pour être juste, il faut vous dire que cette somme si considérable comprend cependant les sommes concernant les remises des comptables ci des centimes communaux et provinciaux.
Le grand coupable n'est pas le département des finances, c'est le département des travaux publics.
Il est impossible d'ailleurs, messieurs, que la cour des comptes sache elle-même positivement quel est le montant de ces dépenses, car à mesure que nous votons des crédits supplémentaires ces mandais disparaissent.
Mais il est probable qu'au fur et à mesure que ces dépenses sont régularisées par l'adoption des crédits supplémentaires, le gouvernement prélève de nouvelles sommes, dont le chiffre est ignoré.
Messieurs, un abus aussi grave constaté psr la cour des comptes, exigerait à lui seul, je le répète, l'adoption d'une enquête parlementaire.
Si le gouvernement abusant, comme il le fait, de l'influence qu'il exerce sur les comptables, peut, au mépris de toutes nos lois de finances, de notre loi de comptabilité, enlever le numéraire des caisses publiques ; en y substituant du papier, je dis qu'il est inutile que nous examinions ici des lois de crédits, que nous discutions des budgets.
Et je termine en disant que si ce grave abus se perpétuait, ce serait préparer la ruine du gouvernement constitutionnel. Je compte sur votre concours pour arrêter le mal par des remèdes énergiques.
Je viens de vous en indiquer le moyen.
M. le président. - La parole est à M. Dumortier.
M. Dumortier. - Comme je veux parler dans le même sens que l'honorable M. de Man d'Attenrode, je renoncerai pour le moment à la parole. Il vaudrait mieux entendre maintenant un orateur qui parlât dans un sens opposé.
- M. de Brouwer de Hogendorp, Vander Donckt, Manilius et T'Kint de Naeyer renoncent à la parole.
M. de Muelenaere. - Je n'abuserai pas, messieurs, de votre indulgence ; je ne dirai que quelques mois. Je m'attacherai à être très bref.
Mais je crois avoir le droit de répondre brièvement aux observations faites par M. le ministre des travaux publics. Je laisserai tous les autres discours de côté pour abréger la discussion. Je comprends toute l'impatience de la chambre.
Dans une séance précédente j'avais fait une motion tellement simple que je croyais qu'elle n'était pas de nature à pouvoir donner lieu à la moindre objection. En effet, à quoi se réduit cette motion ? A demander simplement l'exécution de la part de M. le ministre des travaux publics de l'arrêté royal du 20 avril 1837. Or d'après cet arrêté royal, tout projet à exécuter aux frais de l'Etat, ayant pour objet la construction d'une route, d'un canal ou d'un chemin de fer, de perfectionner ou de créer la navigation d'un fleuve ou d'une rivière et en général, tout projet de travaux donnant lieu à des expropriations pour cause d'utilité publique,doit être soumis aux formalités déterminées par cet arrêté. L'une de ces formalités est l'enquête, et le dépôt du projet à l'inspection du public pendant un mois au moins et trois mois au plus. Un registre sera ouvert pendant ce temps, pour recevoir les observations auxquelles l'exécution des travaux pourra donner lieu.
Ces dispositions sont éminemment sages et protectrices. Si l'arrêté royal de 1837 n'existait pas, il faudrait le provoquer. L'intérêt public l'exige ainsi.
Mais M. le ministre prétend qu'il n'y a pas lieu à l'application de l'arrêté royal, par la raison que la direction du canal de Schipdonck a été déterminée par une loi spéciale, la loi des travaux publics du 20 décembre 1851. Or, il y a là, permettez-moi de le dire, autant d'erreurs que de mots. La loi du 20 décembre 1851 n'a pas déterminé, elle ne pouvait pas, comme vous allez le voir, déterminer la direction de ce canal.
En effet que trouvons-nous dans cette loi ? Un libellé ainsi conçu : « construction du canal de Deynze à la mer du Nord vers Heyst ». Or, comment cette disposition est-elle venue prendre place dans la loi du 20 avril 1837 ? Par un amendement présenté par l'honorable M. Rolin. Or, quel peut avoir été le but que se proposait M. Rolin ?
A mon avis, l'henorable M. Rolin se préoccupait de la discussion de 1846, et son amendement a tranché une question très importante, à savoir, que le canal de Schipdonck conduira directement à la mer du Nord les eaux surabondantes, le trop plein de la Lys. Les mots « vers Heyst » ne peuvent avoir d'autre signification, si ce n'est que pour l'écoulement de ces eaux on n'empruntera pas le canal d'Ostende.
Il eût été peu logique de proposer, le 30 août 1851, qu'on fixât la direction définitive du canal de Schipdonck, puisque à cette époque, il n'existait aucun plan ni aucun devis de la section de Damme à la mer.
Quand on détermine la direction d'un canal, c'est sur l'inspection des pièces, sur la production des devis et des plans ; eh bien, toutes ces pièces faisaient complètement défaut en 1851.
Ce qui prouve qu'elles n'existaient pas, ce sont les paroles de M. le ministre des travaux publics lui-même. En effet, M. le ministre, dans une séance précédente, nous a dit qu'au mois d'août 1852, c'est-à-dire plus de 8 mois après, M. l'ingénieur de la Flandre orientale lui avait soumis, d'après ses ordres, un double plan provisoire, un plan dans la direction de Blankenberghe et un plan dans la direction de Heyst.
M. le ministre des travaux publics se retranche néanmoins derrière la loi du 30 décembre 1851 ; il s'appuie sur une interprétation judaïque des termes de la loi.
Mais dans toutes les hypothèses, la chambre des représentants n'est qu'une branche du pouvoir législatif. Sa volonté seule ne fait pas la loi, il faut encore le concours des deux autres branches du pouvoir législatif ; il faut notamment le concours du sénat pour qu'une loi soit parfaite. Or, je l'ai déjà dit, il ne peut avoir été dans la pensée de personne de décider définitivement la direction générale du tracé par l'amendement de l'honorable M. Rolin. Voyons de quelle manière cet amendement a été compris au sénat.
Le 19 novembre 1851, c'est-à-dire, et vous en savez la raison, (page 625) trois mois après que le projet sur les travaux publics avait été voté dans cette chambre, la commission du sénat présente son rapport sur cette loi, et voici de quelle manière cette commission parle du n°4°, qui forme l'amendement de l'honorable M. Rolin.
Je lis textuellement le Moniteur (Documents du sénat, session de 1851-1852, page 49.)
« Le n°4 a pour but le canal de Deynze h la mer du Nord. Tous, vous savez que des sommes importantfs ont été dépensées depuis quelques années, afin de créer cette communication. Dans l'état actuel des choses et de l'avis même du conseil des ponts et chaussées, il est presque impossible de se prononcer, en ce moment, sur ce qu'il y aura à faire de plus convenable pour compléter l'écoulement des eaux des Flandres vers la mer et pour nous affranchir du tribut payé à la Hollande du chef du parcours que nous faisons sur ses eaux. Le crédit demandé a, pour ainsi dire, été voté afin d'assurer à cette partie du pays les fonds nécessaires pour l'achèvement d'un travail reconnu important par tout le monde. Votre commission, après avoir entendu M. le ministre des travaux publics, a adopté ce crédit en recommandant au gouvernement l'étude la plus complète possible des différents projets soumis à son appréciation, surtout celui concernant le canal de Gand à Bruges ayant pour but de faire de cette voie navigable un canal maritime dont les avantages ne sauraient être contestés. »
Ce rapport, je le répète, est postérieur de trois mois au vote de la chambre des représentants, et à cette époque la commission du sénat déclarait formellement, après avoir entendu M. le ministre des travaux publics, et sans aucune protestation de sa part, qu'alors encore il était impossible de se prononcer sur ce qu'il y aurait à faire pour la prolongation du canal de Schipdonck.
Ainsi la loi de 1851 n'arrête pas la direction définitive du canal ; elle ne décide qu'une question de finances, à savoir, qu'une somme de 2,500,000 francs sera affrétée à la prolongation du canal de Schipdonck vers la mer du Nord sans emprunter le canal d'Ostende.
Eh bien, ce que nous demandons, c'est que M. le ministre des travaux publics se conforme à l'arrêté royal du 20 avril 1837 qui fait loi pour le gouvernement.
Le département des travaux publics ne peut pas se soustraire aux obligations que dans un intérêt public cet arrêté lui impose, à moins d'une décision formelle de la législature, et cette décision dans l'espèce n'existe pas. Dès lors, M. le ministre des travaux publics doit s'y conformer.
Je prie mes honorables collègues de la Flandre orientale d'être convaincus que je désire sincèrement que le canal de Schipdonck se prolonge directement à la mer du Nord, sans emprunter le canal d'Ostende : ainsi, nous voilà donc parfaitement d'accord, je crois, avec l'esprit de l'amendement. Je désire aussi que ce travail soit achevé dans le plus court délai possible, sans aucune entrave.
Je suis persuadé, d'ailleurs, que si M. le ministre des travaux publics consulte préalablement les parties intéressées et met à profit les conseils que je me permets de lui donner, il s'évitera à lui-même bien des contrariétés et que les travaux marcheront avec plus d'ensemble et de célérité.
Messieurs, quant à moi, je l'avoue, je n'oserais exprimer aucune opinion sur la direction à donner à ce canal. Doit-il aller à Blankenberghe ou à la mer du Nord par Heyst ? Je ne tranche pas la question ; après l'enquête le gouvernement la décidera sous sa responsabilité et la réserve de tous nos droits.
Au surplus, je sais depuis longtemps qu'en matière de travaux hydrauliques, on est presque toujours trompé dans les espérances les plus légitimes, dans les prévisions qui paraissent les mieux fondées. Puisse l'espoir qu'on fonde sur le canal de Schipdonck se réaliser ! Mais un gouvernement doit toujours se montrer juste et impartial ; il abdique sa haute mission, il descend de la sphère élevée où nos institutions l'ont placé, lorsqu'il ne veille pas avec une égale sollicitude à sauvegarder tous les grands intérêts du pays, sans aucune prédilection géographique.
M. le ministre des travaux publics (M. Van Hoorebeke). - Messieurs, je demanderai à dire un mot en réponse aux observations de l'honorable M. de Muelenaere.
En supposant un instant que l'honorable membre ait parfaitement raison au point de vue du droit, que la loi de 1851 n'ait pas décidé la direction générale du canal de Schipdonck à la mer du Nord, qu'ainsi la question demeure intacte, je demanderai encore à l'honorable membre s'il n'admet pas avec moi que la solution de la question de savoir par où passera le canal de Schipdonck est une question entièrement du ressort du povoir exécutif et dans laquelle la chambre n'a pas à intervenir ?
M. de Muelenaere. - Je conviens de tout cela.
M. le ministre des travaux publics (M. Van Hoorebeke). - Vous convenez de tout cela, et vous m'opposez cependant l'arrêlé royal de 1837, et pour prouver que je dois soumettre à une enquête préalable la question de savoir par où passera le canal de Schipdonck à la mer du Nord, vous soutenez que l'arrêté royal de 1837 est applicable à la question que nous discutons. Vous soutenez donc que j'ai eu tort de ne pas soumettre à une enquête la question de la direction générale du projet. Voilà votre erreur ; l'arrêté de 1837 s'applique seulement aux travaux dont l'utilité publique n'a pas été législativement décrétée ; voulez-vous en avoir la preuve ? J'ai eu la précaution de prendre l'arrêté avec moi ; je m'attendais à l'objection.
L'arrêté porte : « Art. 11. L'instruction étant terminée, le conseil ou la commission des ponts et chaussées, après avoir examiné les pièces et entendu, au besoin, l'ingénieur auteur du projet, transmettra au ministre des travaux publics le programme et le cahier des charges nécessaire pour décréter la construction de la communication projetée et pour procéder à l'exécution des travaux. »
Ainsi l'article 11 de l'arrêté royal de 1837 suppose que le principe d'utilité publique n'a pas encore été décrété par la législature ; mais quand ce principe a été décrété par un acte solennel, après une enquête dans laquelle le parlement tout entier est entré par l'examen en section centrale et par le débat en séance publique, point n'est besoin d'enquêtes nouvelles, car ces enquêtes deviennent sans objet.
Je demande à la chambre si on songe à soumettre les tracés à une enquête quand je viens lui proposer de concéder des chemins de fer, pour voir si la communication projetée est utile ou ne l'est pas. L'utilité résulte de l'examen fait au sein de cette chambre. Vouloir une enquête, ici, c'est vouloir un ajournement indéfini de l'exécution du canal de Deynze à la mer du Nord.
Les honorables membres me font un reproche de ne pas vouloir instituer une nouvelle enquête. A Gand, on me fait le reproche de n'avoir pas encore exécuté le canal. Ainsi, tandis que je suis accusé à Gand de manquer d'activité, d'apporter de la lenteur dans l'exécution de travaux, décrétés, je suis accusé à Bruges d'avoir apporté trop de précipitation dans l'adoption des plans.
Voilà la contradiction des reproches auxquels je suis exposé. Pourquoi ? Parce que j'ai instruit toutes les réclamations qui me sont parvenues. Quant à celles qui se produisent en ce moment, je viens de prouver que je ne me refuse point à les examiner et à les discuter ; mais jusqu'à présent je n'ai pas vu, contre le tracé adopté, d'objection qui résiste à l'examen ; on n'en a produit aucune qui n'ait été refutée par moi. J'ai demandé quelle était l'objection fondée que la Flandre occidentale pouvait produire contre le tracé ; qu'on en formule une, on l'examinera ; je ne me refuse pas à examiner les objections sérieuses qu'on pourra faire ; mais quant à envoyer le projet à l'enquête, je me puis y consentir.
M. Rogier. - Je regrette de devoir venir ajouter encore à la longueur de ces débats qui enfin viennent d'aboutir. Un honorable membre a clos un discours très hostile à l'administration du chemin de fer par une proposition d'enquête parlementaire. La commission qu'il s'agirait de nommer, « serait destinée, d'après la proposition, à recueillir tous les renseignements nécessaires afin de s'éclairer sur la question de savoir si l'intérêt du pays exige que l'exploitation du chemin de fer construit aux frais des contribuables et confiée à titre d'essai au gouvernement lui sont maintenue définitivement ou s'il y a lieu de remettre cette régie à l'industrie privée. »
Je ne m'occuperai pas des termes de la proposition, je crois qu'elle aurait besoin d'être expliquée dans plusieurs de ses termes.
M. de Man d'Attenrode. - Je l'ai modifiée.
(page 648) « Je propose à la chambre de nommer une commission d'enquête composée de sept membres, qui serait chargée d'examiner, si l'intérêt du pays exige que l'exploitation des chemins de fer construits aux frais des contribuables, confiée à titre d'essai au gouvernement, soit maintenue définitivement, ou bien s'il y a lieu de confier cette exploitation à l'industrie privée. La commission déposera son rapport et ses conclusions à l'ouverture de la session de 1853-1854. »
(page 625) (M. le président en donne lecture.)
M. Rogier. - La proposition qui vous est faite rentre parfaitement dans les attributions de la chambre.
Je suis loin de dénier à la chambre l'exercice de cette prérogative essentielle, je crois qu'il est utile, convenable, que dans des circonstances données, la chambre fasse usage du droit d'enquête qui lui est attribué par la Constitution. Mais les développements qui ont été donnés à la proposition sont tels que, si j'avais l'honneur d'être ministre, je me croirais obligé de la combattre. Celle proposition est modifiée dans la forme ; mais elle repose sur l'incapacité absolue de l'administration à mener à bien l'exploitation des chemins de fer. Tout le discours de son auteur consiste à établir que l'exploitation dans les mains de l'Etat marche fort mal, que l'exploitation dans les mains d'une société particulière marcherait beaucoup mieux.
Quoiqu'on ait cru devoir me mettre en scène comme un partisan absolu de l'exploitation des chemins de fer par l'Etat, j'ai eu rarement une occasion de me prononcer sur cette question de principe ; jamais je n'ai dit qu'en tout temps, en tout pays, en toute circonstance, l'Etat était plus capable n'exploiter les chemins de fer que les sociétés particulières ; il y a des sociétés particulières qui exploitent bien, comme il y a des sociétés particulières qui exploitent mal ; de même qu'il y a des administrations publiques qui sont capables de bien exploiter les chemins de fer, comme il y en a d'autres qui sont incapables de les exploiter. Il n'y a pas de principe absolu à émettre à cet égard. M. le ministre des travaux publics a consenti et en cela il me semble avoir fait un grand pas, une grande concession en présence des attaquessîans cesse renaissantes dont le chemin de fer est l'objet, le ministre a consenti à la nomination d'une commission qui serait chargée de prendre tous les renseignements qu'une commission parlementaire pourrait recueillir pour éclairer la chambre, sur la marche de l'administration et sur les abus qui peuvent exister, abus que je n'entends pas défendre.
Il me semble que cette proposition du ministre est de nature à satisfaire toutes les exigences. J'ignore quelle est l'opinion du cabinet, sur la proposition fort grave qui vous est faite ; je ne veux pas aller plus (page 626) loin que lui. S'il pouvait lui convenir de l'accepter, il ne serait pas dans mon rôle de venir combattre nne proposition semblable, alors qu'elle serait acceptée par le gouvernement. Comme député, je déclare être satisfait, quant à présent, de la promesse faite par le ministre de nommer une commission composée d'hommes éclairés, fermes, disposés, non à accueillir tout ce qui se dit ou s'écrit contre le chemin de fer, mais à recueillir tous les renseignements, à signaler les abus et à demander au ministre de les réprimer. Je crois, messieurs, que ce premier pas doit suffire.
Je ne veux pas, messieurs, me constituer ici le défenseur quand même de l'administration du chemin de fer ; je crois qu'il y a là beaucoup d'améliorations à introduire ; mais je suis loin, aussi, de partager cette espèce de défiance générale dont le chemin de fer est l'objet de la part d'un certain nombre de mes collègues. On est très sévère envers le chemin de fer. On le critique de toutes les manières, on trouve que tout y va mal, que tout le monde en est mécontent, que le commerce et les voyageurs se livrent à des récriminations incessantes contre l'administration du chemin de fer. Il y a, je crois, dans ces attaques beaucoup d'exagération.
Je fais usage du chemin de fer comme chacun de vous et je vous avoue, messieurs, que je n'ai pas rencontré tous ces inconvénients que l'on signale. Je vois qu'en règle générale le chemin de fer remplit très convenablement son office, je vois que le nombre de voyageurs y augmente, que les quantités de marchandises s'y accroissent chaque année dans une proportion considérable ; je vois que chaque année les recettes y augmentent d'un million, à part l'année 1848. Il me semble que ce résultat est de nature au moins à désarmer toutes ces colères que le chemin de fer provoque.
S'il fallait en venir au fond de la question, j'aurais de graves objections à faire contre le système qui consisterait à abandonner le chemin fer à l'industrie privée.
Abandonner le chemin de fer à l'industrie privée, ce serait aliéner la plus belle propriété de l'Etat, et ce ne serait pas remettre seulement le chemin de l'Etat à une société privée, mais ce serait remettre tous les chemins de fer de la Belgique entre les mains d'une société privée. Avant de donner à une société privée un tel moyen d'influence sur les relations journalières du pays tout entier, je dis qu'en législateurs prudents nous devrions y regarder à deux fois. Telle serait cependant la mission de la commission d'enquête.
M. de Man d'Attenrode. - Rien ne serait préjugé.
M. Rogier. - Cependant à entendre les observations de l'honorable M. de Man, tout serait préjugé.
M. de Man d'Attenrode. - Pour moi seul.
M. Rogier. - Eh bien, si c'est votre opinion à vous seul, il ne faut pas, permettez-moi de vous le dire, mettre pour cela tout le parlement en mouvement.
Je crois, messieurs, que les faits observés ne sont pas assez nombreux, assez concluants pour en venir à cette mesure extrême. J'ai la conviction qu'une commission d'enquête, dans l'état actuel des lumières de la chambre, n'aboutirait pas, ne ferait que jeter encore plus la perturbation dans l'administration du chemin de fer, qu'il s'agit de simplifier, qu'il s'agit de fortifier. Ce qui manque au chemin de fer ce n'est pas une commission d'enquête : il n'est pas un service public qui soit autant examiné, contrôlé, étudié que celui-là.
Je dirais bien ce qui lui manque, mais je ne veux désobliger personne.
Avant donc d'aller plus loin, je demande à MM. les ministres s'il peut leur convenir d'accepter la proposition de l'honorable M. de Man, accompagnée des motifs qu'il a fait valoir, et rédigée dans les termes où elle est conçue. S'il leur convient de l'accepter, je n'ai rien à dire. Si au contraire ils la repoussent, je voterai contre, me contentant, quant à présent, de la déclaration de M. le ministre des travaux publics qu'il nommerait une commission sérieuse composée d'hommes spéciaux, capables de constater tous les faits de l'administration du chemin de fer et d'éclairer, par suite, son administration.
Si l'institution d'une commission ne suffisait pas, n'aboutissait pas, si dans un an ou deux la chambre reconnaissait qu'il n'y a pas eu de résultat obtenu quant aux abus qu'elle a voulu empêcher, aux améliorations qu'elle a voulu introduire, ce serait pour la chambre le moment d'arriver à cette résolution toujours un peu extrême de la nomination d'une commission d'enquête vis-à-vis d'une administration. Je ne veux pas me poser en défenseur des abus ; mais j'engage la chambre à ne pas adopter cette proposition qui, dans les circonstances actuelles, ne pourrait pas amener de bons résultats.
M. le ministre des travaux publics (M. Van Hoorebeke). - Je tiens à constater que dans l'exposé des motifs qui précède la loi sur la comptabilité des recettes du chemin de fer, j'ai fait part à la chambre de l'intention du gouvernement d'instituer une commission consultative pour les chemins de fer. J'avais ajouté que cette commission ne serait vraiment utile et ne répondrait complètement à son but qu'à la condition de ne pas revêtir un caractère politique.
Dans une des dernières séances, répondant à une interpellation de l'honorable M. Osy, j'ai déclaré de nouveau que, si cette commission était instituée (engagement que je prenais), elle n'aurait pas de caractère politique, et n'aurait que des fonctions purement consultatives.
C'est assez vous dire, messieurs, que je ne puis me rallier, sous aucun rapport, ni à aucun prix, à la commission d'enquête dont l'honorable M. de Man a fait la proposition.
Pour la combattre, je me bornerai à invoquer le témoignage de l'honorable M. de Man lui-même. Ainsi à une autre époque, dans la séance du 21 janvier 1843, il s'agissait d'une commission d'enquête :« Deux modes de nomination, disait l'honorable M. de Man, s'offrent à nous ; une commission d'enquête nommée par la chambre et une commission nommée par le gouvernement. Le premier mode de nomination, s'il était adopté, constituerait un acte de méfiance parlementaire contre le cabinet, puisqu'il s'agirait de contrôler les actes de son administration, »
Eh bien, si c'est là le caractère de la proposition de l'honorable M. de Man, il doit comprendre que je dois être le première la combattre. Pourquoi, disait l'honorable M. de Man, faut-il préférer une commission instituée par le gouvernement ? Parce qu'elle atteindra un résultat meilleur, plus efficace ; il avait soin de le dire dans cette enceinte.
En 1847, car la question a encore été soulevée à cette époque pendant la discussion du budget des travaux publics, il s'est agi encore d'une semblable commission à instituer par la chambre.
L'honorable M. de Man disait dans la séance de 27 avril :
« Une proposition de ce genre, si elle était admise, ne nous ferait pas atteindre les résultats que je désire obtenir, car quel en serait le résultat ? Ce serait tout simplement de confier à cette commission l'examen de toutes les questions qui, jusqu'à présent, ont été renvoyées aux sections centrales, composées des rapporteurs des sections.
« Ma proposition a un tout autre caractère, c'est un caractère administratif. Elle tend a éclairer le ministre. »
Ainsi, je suis d'accord avec l'honorable M. de Man, en 1843 et en 1847, comme je suis d'accord avec lui sur le fond de la question qu'il a agitée aujourd'hui, la question de l'exploitation du chemin de fer par l'Etat ; car quand on discutait l'établissement du chemin de fer de Tournai à Jurbise, l'honorable M. de Man, d'accord avec l'honorable M. Dumortier, proclamait la nécessité de l'exploitation par l'Etat.
M. Dumortier. - Pour ce chemin de fer.
M. le ministre des travaux publics (M. Van Hoorebeke). - Non ! je vais citer ses paroles.
« Je suis le partisan de la construction et de l'exploitation par l'Etat des lignes de grande communication, des lignes de premier rang ; je persiste à soutenir le système de la loi du 1er mai 1834, que j'ai eu l'honneur de voter.
« Mais quant aux lignes aboutissant au grand système de communication, qui sont pour moi de deuxième rang et d'un intérêt secondaire, mon opinion consiste à les laisser construire et exploiter par l'industrie privée. »
M. de Man d'Attenrode. - Il y a dix. ans.
M. le ministre des travaux publics (M. Van Hoorebeke). - Non, en 1845, l'honorable M. Dumortier disait :
« Comme l'honorable M. Rogier vous l'a dit, lorsque des sociétés exploitent les chemins de fer, il peut se passer et il se passe très fréquemment des abus qui gênent singulièrement ceux qui veulent user des chemins de fer. Mais cela devient impossible quand c'est le gouvernement qui exploite.
« Quand c'est le gouvernement qui exploite, les abus sont impossibles» parce que la législature est toujours là pour les réprimer. »
Messieurs, je comprendrais que si nous étions encore en 1843 ou en 1847, cette idée d'une commission d'enquête, à laquelle je ne me serais pas rallié non plus à cette époque, eût cependant trouvé un certain nombre d'adhérents au sein de cette chambre. Mais je le demande sérieusement, je le demande sincèrement aux honorables membres qui font cette proposition : sur quoi voulez-vous que porte aujourd'hui l'examen de la commission d'enquête ?
Il y a plusieurs choses dans le chemin de fer et on peut les définir : il y a la comptabilité des recettes et des dépenses ; il y a les dépenses d'administration, les dépenses d'exploitation proprement dites, et les questions de péages.
Pendant longtemps on a réclamé contre les tarifs provisoires. On disait : le gouvernement est dans l'arbitraire le plus complet. Il nous faut une loi sur le tarif des voyageurs. Il nous faut une loi sur le tarif des marchandises. Eh bien, messieurs, la chambre a voté le tarif des voyageurs ; elle est saisie d'un projet de loi sur le tarif des marchandises.
Le système d'exploitation que l'honorable M. de Man cherche à faire prévaloir, il pourra, lors de la discussion, le défendre dans cette enceinte. L'honorable M. de Man pourra alors soutenir que l'administration ne doit se charger des transports que dans telle ou telle limite.
Pour la comptabilité des recettes, c'était encore une source de griefs. On reprochait au gouvernement de ne pas obéir à une prescription formelle de la loi de comptabilité, de ne pas présenter la loi de comptabilité du chemin de fer.
Cette loi est présentée. Elle ne fait que consacrer l'application des dispositions de la loi de comptabilité déjà exécutée dans toutes ses parties au chemin de fer, sauf en ce qui concerne la nomination des comptables.
Eh bien, s'il pouvait y avoir des lacunes dans la comptabilité des recettes et des dépenses du chemin de fer, s'il y avait des dispositions nouvelles à introduire dans le projet dont vous êtes saisis, l'honorable M. de Man sera en mesure de produire les idées que la matière pourra lui suggérer.
(page 627) Quant aux dépenses, je demande à la chambre s'il est une administration qui subisse un contrôle plus sévère et plus minutieux. Et c'est lorsque le gouvernement est tombé d'accord avec la section centrale, avec l'honorable rapporteur lui-même, pour adopter une division qui définit parfaitement tous les chefs de dépenses, c'est alors qu'on viendra encore soutenir qu'il faut porter la lumière dans cette matière !
Sur quoi, je le demande, veut-on que portent les investigations de la commission d'enquête ? Quel en sera le résultat, si ce n'est de porter la perturbation dans l'administration, de provoquer à l'indiscipline, à la délation, et de poser un acte de défiance parlementaire, comme on le disait en 1843. Je demande encore si la constitution d'une commission consultative devant laquelle je porterai toutes les questions importantes, qui pourra les examiner dans tous leurs détails, ne doit pas suffire ? Je pense avoir à cet égard donné des explications qui convaincront la chambre qu'il n'y a rien autre à faire que ce que le gouvernement se propose de faire.
M. Rogier. - Nommez l'honorable M. de Man dans votre commission.
M. Dumortier. - Messieurs, dans cette longue discussion, deux points principaux ont été examinés : la question de l'écoulement des eaux des Flandres, celle relative aux chemins de fer.
Je ne m'occuperai pas en ce moment de la première de ces questions ; l'attention de la chambre est trop fixée sur la seconde. Je me réserve de parler de ce point, lorsque nous arriverons au chapitre du budget relatif aux canaux.
Je m'arrête donc, pour le moment, à la voie nouvelle dans laquelle la discussion vient d'entrer, par suite de la proposition qui vient de vous être faite par mon honorable ami M. de Man.
Y a-t-il lieu, oui ou non, de nommer une commission d'enquête ?
Voilà la question, messieurs, que nous avons à examiner ?
Eh bien ! je n'hésite pas à déclarer avec la conviction la plus profonde qu'il y a lieu, qu'il est urgent, qu'il est indispensable de nommer une commission d'enquête, et ici, messieurs, je n'examine pas du tout si cela convient ou ne convient pas au gouvernement.
Je ne fais pas de ceci ni directement ni indirectement une question politique ; j'en fais une question dans l'intérêt du trésor public, dans l'intérêt de l'institution des chemins de fer elle-même. Que cela convienne ou ne convienne pas au gouvernement, peu m'importe. Si le gouvernement venait nous dire qu'il n'entend pas que la chambre exerce une prérogative constitutionnelle, j'en serais fort au regret ; mais cela ne m'empêchera pas de voter pour l'exercice d'un droit que la Constitution nous confère. Je n'ai sous ce rapport jamais varié, et je ne varierai pas plus dans cette circonstance que dans aucune autre.
Messieurs, depuis plus de dix ans chaque année je me lève dans cette enceinte pour attaquer, non pas le chemin de fer, mais les vices de la tarification du chemin de fer. Je l'ai souvent dit, je l'ai souvent répété, et alors j'avais bien peu d'écho dans cette enceinte, les plus grands ennemis du chemin de fer, ce sont ceux qui veulent des tarifs à perte. Ces paroles n'ont malheureusement pas été écoutées quand il en était temps, et qu'est-il arrivé ? C'est qu'aujourd'hui les idées ont tellement grandi, qu'il ne s'agit de rien moins que d'enlever à l'Etat l'exploitation du chemin de fer. Il y a quatre ans, quand un député a émis l'idée de concéder l'exploitation des chemins de fer, toute la chambre s'est soulevée à cette pensée ; aujourd'hui elle est sur toutes les lèvres. Quelle est la cause de cette métamorphose ? Le déficit du trésor et la comparaison avec le chemin de fer de Paris.
Messieurs, je vous le dirai sans détour, pour le présent mes idées ne sont pas fixées sur ce point. Je me réserve à cet égard toute espèce de latitude ; mais c'est parce que je me réserve toute espèce de latitude que je vote pour l'examen ; parce que les abus sont tellement graves, tellement invétérés, la résistance du gouvernement contre les améliorations du trésor est telle, qu'il n'y a qu'un seul moyen d'en sortir, celui de l'enquête parlementaire.
Messieurs, la chambre a déjà ordonné une enquête sur le chemin de fer, enquête que nous n'avons pas faite par nous-mêmes, mais qui a amené un résultat immense : c'est lorsque, sur la motion de mon honorable ami M. Vilain XIIII, la cour des comptes a été chargée de nous faire un rapport sur la situation de l'exploitation du chemin de fer dans ses rapports avec la trésor public. Eh bien ! voilà une véritable enquête qui a été faite, non pas par la chambre, il est vrai, mais par une commission d'enquête, par la cour des comptes ; et la cour des comptes, c'est notre commission, notre délégation, c'est nous-mêmes.
Cette enquête a eu des résultats très grands et ici, vous tous, messieurs, qui n'étiez pas présents à cette époque, j'appelle votre plus sérieuse attention sur les résultats qu'elle a fait connaitre. Les résultats de l'enquête de la cour des comptes ont été qu'en dix ans d'exploitation l'Etat a perdu 45 millions de francs sur l'exploitation du chemin de fer.
Voilà le chiffre officiel, la vérité effrayante qui nous a été montrée par la cour des comptes ; voilà le résultat de l'exploitation du chemin de fer au moyen d'un tarif à perte. D'où il résulte que l'on a dû mettre 45 millions d'impôts sur ceux qui ne se servent pas du chemin de fer pour combler le déficit qui, sans cela, aurait eu lieu dans la caisse du trésor, c'est-à-dire quatre millions et demi par an.
Or, je ne veux pas d'impôts nouveaux ; je ne veux pas, lorsqu'il s'agira de pourvoir au plus important de nos besoins, lorsqu'il s'agira de pourvoir à la défense nationale, que l'on vienne nous demander de nouveaux impôts, et je répéterai ce que j'ai dit si souvent : Commencez par ne pas trafiquer à perte ; exploitez convenablement votre chemin de fer et vous trouverez tout l'argent qu'il vous faut pour pourvoir aux besoins de notre plus grande, de notre plus chère institution, pour pourvoir au service de l'armée.
Quarante-cinq millions ont donc été perdus en dix ans, c'est-à-dire 4 millions et demi par an : maintenant, comment les choses se sont-elles passées dans cette chambre ? Depuis dix ans nous avons en vain réclamé. A quoi ont abouti nos réclamations ? A une accumulation de déficits. Les ministres qui se sont succédé, possesseurs d'un droit en quelque sorte illimité de tarification, allaient en réduisant toujours les tarifs ; et j'ai entendu prétendre ici par plusieurs d'entre eux que plus les tarifs étaient bas, plus ils rapporteraient au trésor. On allait de perte en perte.
On a tellement abaissé le tarif du transport des marchandises que les canaux mêmes n'ont pas pu lutter contre ce tarif et qu'il a fallu subir une perte de 800,000 francs sur le péage des canaux, perte qu'il faut encore ajouter au déficit du chemin de fer. Puis lorsque mon honorable ami M. Osy est venu proposer pour le tarif des voyageurs des chiffres qui, ainsi que l'a fort bien dit mon honorable ami M. Desmaisières, n'étaient rien autre chose que ceux de la commission de 1842, qui a-t-il trouvé pour adversaire ? Le gouvernement ! toujours le gouvernement. Etrange interversion des rôles. Nous sommes, nous, dans cette circonstance, les défenseurs vrais des intérêts du trésor, des intérêts du pays ; nous voulons, nous, faire cesser des pertes immenses que le trésor public subit tous les ans ! Et qui vient défendre cet abus ? Toujours le ministère. Après cela, faut-il s'étonner si la pensée de concéder l'exploitation des chemins de fer gagne autant de terrain, faut-il s'étonner si le flot monte alors que toutes les digues sont impuissantes pour arrêter ses désastres ?
En présence d'une telle situation, je dis que la chambre a ici un devoir sacré à remplir : il ne faut pas qu'elle laisse nommer la commission par les ministres ; c'est elle qui doit examiner, c'est elle qui doit se rendre compte du véritable état des choses. Quand le ministre aura nommé une commission, quel est l'examen que nous aurons ? Celui que nous avons toujours eu, celui qui ne nous ferait rien voir. Rappelez, en effet, vos souvenirs. Lorsqu'il s'est agi de la tarification du transport des voyageurs, le ministre des travaux publics n'est-il pas venu dire qu'avec le système que nous proposions le chemin de fer rapporterait moins qu'avec le système qui existait ? Eh bien, le résultat est là : la chambre n'a pas tenu compte de ce que voulait le gouvernement, elle n'a pas fait de cette question une question politique, comme elle ne devait pas le faire ; elle a voté le tarif proposé, contrairement à la volonté du ministre, contrairement à ses efforts, comme j'espère qu'elle votera tout à l'heure la proposition de l'honorable M. de Man, et qu'en est-il résulté ? Une augmentation de 800,000 fr. de recettes au lieu de la réduction considérable pronostiquée par le ministre. C'est donc la chambre qui a amélioré la position, tandis que tous les ministères maintenaient toujours l'ancien état de choses en combattant de tous leurs moyens l'amélioration des recettes.
Eh, mon Dieu ! je ne leur en fais pas un crime, pas plus au ministère actuel qu'à ceux qui l'ont précédé : nous n'ignorons pas que les intérêts privés toujours sollicitant aux portes du ministère parviennent souvent à forcer la main aux ministres, tandis que l'intérêt général, abandonné par le pouvoir, n'est représenté par personne.
Les ministères, qui devraient être les premiers gardiens de l'intérêt général, n'ont-ils pas toujours cédé devant les intérêts privés, et un honorable membre n'est-il pas venu, il y a quelques jours, faire ici l'aveu naïf et sincère de la coalition qui eut lieu il y a deux ans pour obtenir les 120 millions de travaux si ruineux pour le trésor public ? Je dis, messieurs, que le budget des travaux publics serait beaucoup mieux nommé, les choses étant organisées comme elles le sont maintenant, si on l'appelait le budget de la ruine publique.
Il faut, messieurs, mettre un terme à cet état de choses. Il faut, si l'Etat rend des services, que ces services soient rémunérés. Je ne viens point demander, comme l'honorable membre qui a présenté la loi de 1834, que le chemin de fer rapportes 8 à 9 p. c., mais je suis en droit d'exiger que le chemin de fer couvre ses dépenses et ne constitue plus le trésor public en déficit. Ce déficit est quelque chose d'effrayant : et au jour de la crise, il peut compromettre notre nationalité même. Lorsque, en 1848, l'Europe entière était bouleversée, quand notre nationalité pouvait être menacée par une révolution qui a couvert la France de débris, pourquoi donc recourions-nous à l'emprunt forcé ? Etait-ce pour l'armée ? Non, une très notable partie de cet emprunt a été consacrée au chemin de fer !
Ainsi, au jour du danger, dans un moment où des pensées patriotiques bien plus élevées que tous les chemins de fer du monde, doivent animer tous les cœurs, dans un moment où l'amour de la patrie doit seul nous inspirer, ce n'est pas à la défense nationale que l'on songe, c'est au chemin de fer ! Ce n'est pas pour l'armée qu'on lève les emprunts forcés, c'est pour la locomotion à perte !
On se demande pourquoi j'aurais dit en 1846 que les sociétés sont susceptibles d'abus qui ne peuvent pas exister avec l'exploitation par l'Etat, puisque les chambres sont toujours là. Eh bien, messieurs, ce qui se passe aujourd'hui est la justification de cette pensée : quand nous demandons une commission d'enquête, c'est précisément pour amener la suppression d'abus dont nous ne pouvons pas sortir par une autre voie.
Mon honorable ami, M. de Man, s'est opposé, à la même époque, à (page 628) la nomination d'une commission d'enquête. Mais, messieurs, depuis lors les choses ont bien changé : en 1846 et en 1847, notre chemin de fer rapportait un million de plus chaque année, ce qui fait croire que sans les changements apportés aux tarifs, son produit dépasserait aujourd'hui 20 millions, tandis qu'aujourd'hui, voyez la comparaison : le chemin de fer du Nord, qui a la même étendue que le nôtre, rapporte 27 millions de francs, et les produits du chemin de fer belge, aussi étendu que celui du Nord, atteignent à peine 17 millions de francs. Cependant il n'existe pas, dans le monde entier, un chemin de fer placé dans des conditions plus avantageuses, plus lucratives que le chemin de fer de la Belgique.
Quand je vois un pareil résultat, ne suis-je pas en droit de dire que c'est un abus dont il faut absolument sortir ?
Eh bien ! cet abus, le gouvernement est impuissant à nous en faire sortir ; sa main faiblit et trahit son insuffisance, et le chemin de fer aujourd'hui me fait l'effet de ces écuries d'Augias que le bras d'Hercule pouvait seul nettoyer.
Je ne veux pas jeter le blâme sur l'administration du chemin de fer, mais je sais que les conseils des hommes pratiques ne sont pas écoutés et que le ministre met toute sa confiance dans des algébristes calculateurs à faux, parce que la pratique leur manque, et qu'il se laisse guider uniquement par la théorie de cabinet, qui ne tient aucun compte des faits.
Quant à moi, je ne me perdrai pas dans les détails ; je n'ai pas à examiner ce que coûte la tonne-lieue, ce que coûte le convoi-kilomètre ; je ne vois qu'une seule chose, le résultat final, c'est-à-dire, 4 millions et demi que nous perdons tous les ans à l'exploitation des chemins de fer, ou dn moins que nous perdions quand la cour de s comptes a fait son rapport. Ainsi le déficit est là béant devant vous pour engloutir les finances de l'Etat.
M. le ministre des travaux publics (M. Van Hoorebeke). - Vous avez le tarif.
M. Dumortier. - Eh bien, c'est vous que nous avons trouvé pour adversaire quand nous avons voulu élever le tarif, c'est vous que nous trouvons toujours pour adversaire quand nous voulons diminuer le déficit.
M. le ministre des travaux publics (M. Van Hoorebeke). - Est-ce que notre tarif des marchandises est plus haut ou plus bas ?
M. Dumortier. - Ne me forcez pas à dire ce qui s'est passé dans la section centrale, car si je le disais la chambre voterait immédiatement l'enquête...
On ne répond pas ; on a raison.
Messieurs, je voterai donc la proposition qui nous est faite de nommer une commi'sion d'enquête, mais je déclare qu'en votant pour la nomination de cette commission, je n'entends nullement préjuger la question de savoir si on enlèvera ou si on n'enlèvera pas à l'Etat l'exploitation du chemin de fer, et voici toute ma pensée à cet égard : Si le gouvernement veut arriver, non par des x + y mais par des moyens pratiques à un résultat qui rende le trésor pubîic indemne, je voterai le maintien de l'exploitation par l'Etat. Mais si le gouvernement persiste à vouloir toujours empêcher ce résultat si vivement désiré et si facile dans l'exécution ; alors je déclare que je n'hésiterai pas un instant à voter pour la vente du chemin de fer.
En effet, si le chemin de fer finissait par devenir être un chancre pour nos finances, quoiqu'il m'en coûtât, je dirais qu'il faut extirper le chancre, parce qu'il y a de très grands intérêts en jeu.
Nous aurons bientôt à examiner la question de l'organisation de l'armée ; alors chacun de nous aura à donner des preuves de son patriotisme, en votant toutes les dépenses qui seront nécessaires à la défense du pays.
Oui, tout ce qui sera nécessaire pour garantir cet intérêt sacre sera voté par chacun de vous avec empressement. Mais, pour cela, il faudra des fonds. Où prendra-t-on ces fonds ? Les demandera-t-on à de nouveaux impôts ? Non ; il n'est plus possible de frapper le pays de nouveaux impôts, et on ne vous en présentera pas. Faites donc de l'argent là où vous pouvez et devez en faire. Ce n'est que justice.
Est-il juste que celui qui use du chemin de fer soit encore payé par l'Etat ? Est-il juste que celui qui ne profite pas du chemin de fer paye encore pour celui qui en use ? Non, c'est une injustice. Faites donc rapporter au chemin de fer tout ce qu'il peut produire, et vous aurez de quoi faire face à toutes les exigences de la situation présente.
Je voterai donc pour la commission d'enquête dans ce sens. Je déclare que, dans mon opinion, c'est pour la chambre un devoir impérieux de nommer cette commission ; que si, au contraire, on se contente d'une commission nommée par le gouvernement, ce sera une commission peur la comédie, et rien de plus.
M. Osy. - Messieurs, je poursuis le même but que l'honorable M. de Man ; comme je l'ai déjà dit maintes fois, il y a beaucoup d'abus, de tiraillements dans l'administration du chemin de fer ; je crois qu'il y a beaucoup à réformer, pour réaliser des économies dans les dépenses.
Je ne parle pas de la recette, car cela dépend du tarif que nous avons adopté pour les voyageurs ; et nous attendons la discussion du tarif four les marchandises.
Messieurs, je ne voudrais pas retirer au gouvernement l'exploitation du chemin de fer, mais je crois qu'il est plus que temps que le gouvernement abandonne la traction, l'entretien des voitures et peut-être même l'entretien de la voie. Je suis persuadé que si l'on entre dans ce système, il y aura à la fois une grande économie dans les dépenses et allégement dans l'administration du chemin de fer.
J'ai insisté, au début de la discussion, auprès du gouvernement, pour qu'il nommât une commission chargée d'examiner les divers points que j'ai indiqués. Je crois devoir m'en tenir là. Je vous avoue, messieurs, que je ne pourrai pas me rallier à la proposition de l'honorable M. de Man qui demande la nomination d'une commission d'enquête parlementaire. C'est là un moyen extrême.
Comme le ministère actuel m'inspire de la confiance, que je suis persuadé que la commission qu'il nous a annoncé vouloir nommer sera composée de personnes tout à fait indépendantes, étrangères à la politique, et propres à éclairer le gouvernement, il serait bien plus sage, à mon avis, de nous contenter de cette promesse faite par le gouvernement.
Messieurs, qu'est-ce qu'une enquête parlementaire ? Si je comprends bien ces mots, la commission que la chambre nommerait pourrait faire venir devant elle tous les employés du chemin de fer qu'elle jugerait convenable de convoquer. Ce serait sous serment que les employés devraient déposer sur les questions qui leur seraient soumises. (Interruption.) C'est ainsi, du moins, que je pense qu'une commission d'enquête doit agir.
Ce serait jeter de la perturbation dans une administration excessivement nombreuse ; je crains que cela ne présentât un danger réel pour le pays ; nous avons là une masse d'employés, les uns dénonceraient peut-être les autres.
Je ne voterai donc pas pour la proposition de l'honorable M. de Man ; je me contente, cette année, de la promesse faite par M. le ministre des travaux publics, de nommer une commission. (Aux voix !)
M. Rogier. - Messieurs, d'après ce que vient de dire l'honorable M. Osy, il est probable que l'honorable M. de Man n'insistera pas sur sa proposition ; dans ce cas, je me dispenserais de prendre la parole pour présenter quelques nouvelles observations contre la prise en considération de sa proposition. Je demanderai à l'honorable M. de Man s'il maintient la proposition ou s'il ne se contente pas des déclarations de l'honorable M. Osy et des miennes...
M. de Man d'Attenrode. - Je maintiens ma proposition.
M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - Je demanderai alors la parole.
M. le président. - La parole est continuée à M. Rogier.
M. Rogier. - Je la cède à M. le ministre des affaires étrangères.
M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - Messieurs, je n'ai pas demandé la parole, pour répondre aux exagérations auxquelles s'est livré tout à l'heure l'honorable M. Dumortier.
M. Dumortier. - Mes exagérations sont des vérités.
M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - Je prie l'honorable M. Dumortier d'avoir autant de patience que j'en ai montré moi-même.
M. Dumortier. - J'en ai beaucoup.
M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - Veuillez alors ne pas m'interrompre, et permettez-moi de répeter ce qui est parfaitement exact, c'est que vous êtes tombé dans des exagérations qui doivent avoir frappé tous les membres de cette chambre...
M. Dumortier. - Je demande la parole.
M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - Puisque l'honorable M. Dumortier persiste à m'interrompre, je demanderai à la chambre si ce n'est pas se servir de termes exagérés que d'avancer que le chemin de fer ressemble aux écuries d'Augias, que le chemin de fer révèle chaque jour des abus graves, invétérés, ruineux, et que le gouvernement est impuissant à prévenir ; que le chemin de fer est un gouffre dans lequel vient s'engloutir la fortune publique ! Voilà les expressions dont s'est servi l'honorable M. Dumortier, et je demande à la chambre si je ne suis pas très modéré quand je ne les qualifie que d'exagérées.
Maintenant, si l'honorable M. Dumortier veut encore me le permettre, je lui dirai que les expressions par lesquelles il a terminé son discours sont fort peu convenables ; pour ma part, j'ai été fort étonné d'entendre un député aussi distingué que l'honorable M. Dumortier dire qu'une commission, nommée par le gouvernement, n'est pas autre chose qu'une farce, une comédie. Si l'honorable M. Dumortier ne m'avait pas interrompu, je me serais abstenu de rappeler toutes ces expressions que je m'étais contenté d'appeler exagérées.
Bref donc, messieurs, ce n'est qu'à l'aide d'exagérations que l'on peut étayer et que l'on élaye la proposition aui vous est soumise. Cette proposition, en voici la traduction bien nette : il y a dans l'administration du chemin de fer des abus invétérés, des abus qui tendent à ruiner le pays ; le gouvernement ne veut pas prévenir, réprimer ces abus ou il est impuissant à le faire. Eh bien, je n'hésite pas à dire qu'une proposition comme celle-là, c'est la condamnation formelle du ministre qui préside à l'administration qu'elle concerne et qu'il n'est pas un de nous, à quelque opinion qu'il appartienne, quelque facile qu'il soit de caractère, qui puisse l'accepter, s'il était à sa place.
Nous ne disons pas qu'il n'y a pas d'abus dans l'administration dur chemin de fer, qu'il n'y a rien à y changer, rien à y réformer. Nous reconnaissons qu'il y a des abus dans toutes les administrations. Le soin journalier du gouvernement est d'y porter remède autant qus cela (page 629) dépend de lui ; l'administration du chemin de fer est la plus compliquée dont le gouvernement ait à s'occuper ; le ministre y donne tous ses soins, et je ne pense pas qu'il y ait quelqu'un qui l'accuse de n'avoir pas bien étudié, de n'avoir pas bien compris toutes les questions qui se rapportent à son département.
Au surplus que vous dit-il ? Après le vote de mon budget je vais nommer, en dehors de l'administration, une commission ; je lui soumettrai toutes les questions importantes qui peuvent intéresser cette administration, et d'après le rapport que me fera cette commission, j'aviserai. Une pareille déclaration ne contente ni M. de Man, ni M. Dumortier.
Si je dois en croire la proposition, c'est qu'on veut arriver à un résultat auquel nous ne voulons pas adhérer aujourd'hui ; on veut faire passer l'administration du chemin de fer des mains du gouvernement dans celles d'une compagnie ; ce doit être le but de l'honorable M. de Man, à voir la rédaction de la proposition qu'il a présentée et que j'ai sous les yeux.
M. de Man d'Attenrode. - Je désire y voir clair.
M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - L'honorable membre désire y voir clair. Je convie l'honorable membre à vouloir attendre que le ministre ait institué la commission qu'il a annoncé vouloir établir immédiatement.
Si le travail de cette commission ne le satisfait pas, il sera libre de faire sa proposition. Aujourd'hui je la regarde comme inopportune, et son acceptation comme devant constituer un acte de méfiance envers le gouvernement, car le gouvernement tout entier s'associe au ministre des travaux publics, nous regardons cette proposition comme un acte de méfiance envers nous et, à coup sûr, nous ne nous y associons pas.
A différentes reprises nous nous sommes occupés du chemin de fer, nous le ferons encore avec toute la sollicitude que mérite une administration aussi compliquée. Le ministère nommera une commission et la chargera d'examiner toutes les questions relatives au chemin de fer, mais il n'ira pas plus loin.
Maintenant deux mots pour effacer l'effet fâcheux qu'ont pu produire les paroles de M. Dumortier.
Le chemin de fer, dit-il, a coûté 45 millions, c'est un gouffre où va se perdre la fortune publique ! Voici le résultat bien net de l'exploitation du chemin de fer. Elle coute 9 millions maximum et en produit 18. (Interruption )
On me dit 17, il est facile de démontrer qu'elle produit 18, mais j'admettrai le chiffre de M. Osy, 17 millions.
M. de Mérode. - Et les intérêts du capital ?
- Un membre. - Et l'amortissement ?
M. de Mérode. - Je n'en parle pas.
M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - On a demandé : Avec quoi payez-vous les intérêts du capital ? Je dis que quel que soit le capital qu'ait coûté le chemin de fer, le produit qu'on en retire aujourd'hui équivaut déjà à un intérêt raisonnable du capital.
Nous pensons qu'il n'a pas dit son dernier mot. On a proposé de nouveaux tarifs ; on espère qu'ils augmenteront les produits, d'autres améliorations seront introduites. Mais est-il exact de dire que c'est une cause de ruine peur le trésor public ? C'est tout le contraire.
Je déclare donc que le gouvernement repousse avec toute l'énergie dont il est susceptible la proposition de M. de Man.
M. de Mérode. - L'honorable ministre des affaires étrangères s'est récrié sur ce qu'il a nommé les exagérations de M. Dumortier. Celui-ci, messieurs, met un zèle infiniment louable à défendre les vrais intérêts de l'Etat, il se sert d'expressions vives, parce que la ruine de l'Etat par une administration mal entendue est dangereuse pour son existence même.
M. le ministre des affaires étrangères doit s'occuper des intérêts industriels et commerciaux ; mais il a encore une autre mission plus haute, c'est celle de préserver l'Etat des dangers extérieurs qui peuvent l'atteindre.
Je demanderai, dans le cas où des circonstances dangereuses se présenteraient, si la Belgique était envahie, ce que le chemin de fer rapporterait à l'Etat administrateur, de quelle manière le ministre s'y prendrait pour pourvoir à la défense du pays, avec la quantité de bons du trésor dont il nous charge et pour lesquels il faudrait établir un emprunt forcé pour satisfaire aux créanciers, sans avoir un centime à appliquer à l'augmentation de l'armée. Comment l'Etat s'en tirerait-il ?
Dans cette situation, les ministres devraient louer le zèle de M. Dumortier, fût-il exagéré, quand il cherche à préserver l'Etat des dangers qui peuvent arriver d'un moment à l'autre. Nous n'ignorons pas que dans le siècle où nous vivons les changements politiques sont instantanés, et on doit toujours se tenir en garde.
J'ai entendu dernièrement M. le ministre des finances recommander la prudence dans les dépenses publiques ; il a joué là le rôle de véritable ministre des finances.
Maintenant veut-on que le gouvernement nomme une commission, je ne m'y oppose pas ; mais je ne veux pas qu'elle soit nommée par le ministre des travaux publics tout seul ; ce n'est pas que j'aie de la défiance à son égard, mais il peut se trouver sous l'influence de certains préjugés que sa position lui donne.
Je demande au moins que la commission soit nommée par tout le conseil des ministres, et que M. le ministre des affaires étrangères veuille bien s'en occuper, ainsi que M. le ministre des finances, qui, par les paroles qu'il a prononcées dans une des dernières séances, m'a inspiré de la confiance.
M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - Quand M. le ministre des finances a parlé économie dans une des dernières séances, nous avons été solidaires avec lui, comme nous l'avons été avec M. le ministre des travaux publics, quand il a parlé de l'administration du chemin de fer.
J'ai demandé la parole uniquement pour répondre deux mots à l'honorable M. F. de Mérode. Il désire que la commission soit nommée par le conseil des ministres. Je lui déclare qu'aucun acte important, concernant l'un ou l'autre département, ne se fait qu'après que le conseil des ministres en a délibéré. Je suis persuaié qu'il est dans les intentions de M. le ministre des travaux publics de faire connaître au conseil des ministres les personnes dont il entend composer la commission, puisque déjà il nous en a entretenus à plusieurs reprises.
M. Dumortier. - Messieurs, j'ai été fortement surpris, et, je dois le dire, péniblement affecté d'entendre M. le ministre des affaires étrangères qualifier d'exagérations les paroles que j'ai prononcées tout à l'heure ; j'ai été péniblement affecté, parce que je pense que, lorsqu'un député se lève pour défendre un intérêt supérieur de l'Etat, le revenu du trésor public, qui, dans les circonstances actuelles, a une importance plus grande que jamais, il remplit un devoir, et bien loin de s'attendre à un langage tel que celui que vient de tenir M. le ministre des affaires étrangères, il devrait s'attendre à l'expression de sa reconnaissance.
Comme l'a dit l'honorable M. de Man d'Attenrode, il est de notre devoir de surveiller des dépenses qui occasionnent au trésor des charges aussi considérables.
M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - Nous les surveillons.
M. Dumortier. - Vous ne les surveillez pas ; nous le prouverons.
M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - C'est le sens de la proposition d'enquête parlementaire.
M. Dumortier. - C'est ce que nous allons voir.
Vous me taxez d'exagération parce que j'ai dit que le tarif de notre chemin de fer était le gouffre de nos finances. Mais avez-vous perdu de vue le rapport de la cour des comptes qui évalue à 45 millions le déficit de l'exploitation du chemin de fer ? Chef du cabinet, votre devoir est de le connaître. Je ne sais si vous avez lu ce rapport, mais quand je vous aurai rappelé les chiffres donnés par la cour des comptes, je doute que vous me taxiez encore d'exagération.
Quand j'ai dit que le revenu du chemin de fer du Nord était de 27 millions, tandis que le revenu de notre chemin de fer était de 17 millions, était-ce de l'exagération ?
Quand j'ai dit que pour le tarif des voyageurs, qui a augmenté les recettes de 800,000 fr, nous avons dû lutter de la manière la plus vive contre le gouvernement qui ne voulait pas faire cesser le déficit, était-ce de l'exagération ?
Et quand j'ai dit que le système de votre prédécesseur avait amené pour résultat une perte de 800,000 fr. par an sur les canaux par suite des réductions apportées sur le tarif des marchandises, était-ce de l'exagération ?
Si ce sont des exagérations, démentez-les. Si ce ne sont pas des exagérations, ne qualifiez pas ainsi mes paroles, car je pourrais qualifier les vôtres d'hallucination et de légèreté.
Oui, il y a ici de l'exagération, c'est l'exagération scandaleuse de la perte que supporte le trésor public ; c'est celle du ministère lorsqu'il met son portefeuille entre lui et nous, alors que nous n'avons en vue que de faire cesser le déficit.
Et lorsque je viens remplir ainsi une mission qui appartient au pouvoir, qui appartient aux personnes appelées par la confiance du Roi a soigner les intérêts de l'Etat, il m'est bien pénible d'entendre qualifier d'une manière aussi inconvenante les paroles que j'ai prononcées. Vous dites qu'il y a de l'exagération dans la perte de 45 millions subie par le trésor. Ecoutez le témoignage de la cour des comptes ; voici ce qu'elle nous disait dans son rapport de 1850 :
« De ce qui précède, il résulte (disait la cour des comptes) que le chemin de fer doit à l'Etat, pour avances que celui-ci lui a faites sur les budgets, déduction faite de 669,897 fr. 93 c, formant l'excédant des. recettes sur les dépenses des années 1837 et 1850, 44,845,771 fr. 3 c.»
Voilà ce que dit la cour des comptes. Que lui répondez-vous ? La cour des comptes, chargée par la chambre de constater ce que le chemin de fer a coûté à l'Etat, a constaté un déficit de 44,845,771 fr. 3 c. Mais lorsque je vois un déficit aussi effrayant, ne suis-je pas en droit de le qualifier de gouffre où nos finances vont s'engloutir ? Ne suis-je pas en droit de dire que cela ressemble aux écuries d'Augias, et que, pour les nettoyer il faudrait un bras de fer ?
Et lorsqu'on vient parler de commission nommée par le gouvernement, lorsque je sais que toutes les commissions nommées par le gouvernement pour examiner les questions de tarif du chemin de fer ont été d'avis qu'il ne fallait pas augmenter le tarif, je suis en droit de dire que ces questions ne peuvent être résolues qu'au moyen d'une enquête parlementaire.
Messieurs, chacun de vous comprend le sentiment qui m'anime, c'est un sentiment patriotique, c'est l'intérêt du trésor public. C'est parce que je vois chaque année le chemin de fer grever le trésor de 4 ou 5 millions que je suis convaincu qu'une enquête parlementaire peut (page 630) seule faire cesser cette charge énorme qui pèse sur le trésor public, et que je me suis opposé avec vigueur et vivacité à la nomination d'une commission consultative par le gouvernement dont le résultat sera le même et ne fera que retarder le jour qui doit mettre un terme à l'abus.
Mais, dit M. le ministre des affaires étrangères, l'exploitation du chemin de fer coûte 9 millions et elle en produit 18 ; d'abord elle n'en produit que 17.
M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - Va pour 17.
M. Dumortier. - Ainsi, dit-il, le chemin de fer, déduction faite des frais d'exploitation. produit 8 millions. Mais vous perdez de vue les millions affectés à la création du chemin de fer. Cette somme peut-elle suffire à payer les intérêts et l'amortissement des 220 millions qui ont clé empruntés pour la construction dn chemin de fer, et dont le trésor public paye chaque année l'intérêt et l'amortisecment ?
Comment ! le ministère ne connaît pas mieux l'état des dépenses du pays dans une question aussi importante pour les finances de l'Etat ! C'est à ne pas y croire.
Lorsqu'on a fait la loi sur le chemin de fer, il avait été stipulé que le chemin de fer couvrirait chaque année les intérêts et l'amortissement du capital. La chambre ne l'aurait pas votée, si elle avait pu prévoir un pareil résultat, si elle avait stipulé que le chemin de fer ne couvrirait ni ses intérêts ni son amortissement. Et pourtant la cour des comptes a constaté un déficit de quatre millions et demi par année.
Maintenant une commission du gouvernement voudra-t-elle amener le résultat que nous sommes en droit d'attendre ? J'ai peine à le croire. Nous avons vu ce qu'ont produit, dans ces derniers temps, les commissions qui ont été nommées. Voyez les rapports de toutes ces commissions ; toutes ont eu le même résultat : pas d'augmentation dans les recettes.
Pour moi, la condition sine qua non, c'est qu'il faut augmenter les recettes et faire cesser le déficit. Ce déficit est évalué, par le rapport fait par la cour des comptes, à quatre millions et demi par année. C'est ce déficit que je veux faire cesser.
Messieurs, je remplis le devoir d'un loyal député qui ne manque jamais à son mandat, et cette conduite devrait me donner quelques droits à votre reconnaissance.
Si la chambre se trouve éclairée, cela me suffit. Mais j'ai été fort peiné d'entendre dans la bouche de M. le ministre des affaires étrangères que le gouvernement regardait la nomination d’une commission d’enquête comme un acte de méfiance qu’il ne subirait pas. Ainsi l’article de la Constitution qui consacre le droit d’enquête parlementaire est un article de méfiance contre le pouvoir Autan vaudrait supprimer l’article de la Constitution, si la chambre n’exerçait pas son droit d’enquête dans une circonstance aussi importante.
M. de Brouwer de Hogendorp, rapporteur. - M. le ministre des affaires étrangères vous disait, il y a un instant, que le chemin de fer n'a pas dit son dernier mot. C'est justement parce que nous sommes convaincus qu'il n'a pas dit son dernier mot que nous avons proposé, au sein de la section centrale, une enquête sur l'administration du chemin de fer. Nous avons fait cette proposition, parce que des plaintes s'élèvent partout contre cette administration, parce que son organisation est mauvaise, nous en sommes convaincus, parce qu'elle est trop compliquée. C'est, à nos yeux, un de ses défauts.
A plusieurs reprises, nous avons dit, dans cette enceinte, que cette administration n'est pas ce qu'elle devrait être ; dans toutes les occasions elle est défendue par M. le ministre. En cela, M. le ministre exerce un droit, mais il n'ôte point à la chambre la conviction que cette administration exige, impérieusement, des réformes importantes. Dans la dernière session, il a fait à la chambre la promesse formelle de modifier l'organisation existante ; il a modifié cette organisation, cela est vrai ; mais y a-t-il introduit des améliorations réelles ? L'organisation qui régit le chemin de fer a-t-elle été établie en vue du bien du service, ou a-t-elle été faite surtout en vue des personnes ? La section centrale était convaincue qu'il y avait dans l'administration du chemin de fer de grands abus, que le chemin de fer pourrait produire beaucoup plus qu'il ne produit, que les dépenses pourraient éire considérablement diminuées. C'est pourquoi elle a fait la proposition d'enquête.
Dans la séance d'hier, j'ai fait, pour ma part, une proposition formelle en ce sens ; et pourquoi ? J'avais attaqué un seul service du chemin de fer ; M. le ministre l'avait défendu ; je soutenais qu'il coûtait un million de trop. M. le ministre soutient le contraire, prétendant qu'il est parfaitement organisé, qu'il n'y a rien à y redire.
C'est en ce moment que j'ai proposé la nomination d'une commission d'enquête. Il me semble que la chose en valait la peine. Le sénat a été dissous à une autre époque, parce qu'il refusait de voter un impôt qui devait procurer à l'Etat 1,500,000 fr. et aujourd'hui qu'il s'agit, non pas de faire payer les contribuables, mais d'alléger d'un million au moins les dépenses d'une administration, vous reculeriez devant une enquête qui rentre tout à fait dans vos droits !
On dit maintenant : Nous ne voulons pas de la commission d'enquête ; mais le ministre des travaux publics s'adjoindra une commission consultative. Quelles seront les fonctions de cette commission ? Il faudra bien qu'on le dise. Si cette commission n'est pas purement temporaire, si elle reste continuellement adjointe à M. le ministre pour être consultée en toutes circonstances, je dis que ce sera pour le gouvernement un obstacle à faire le bien. Si au contraire il s'agit d'une commission nommée pour la circonstance, d'une commission qui donnera simplement son avis à M. le ministre sur les modifications à introduire dans l'organisation du chemin de fer, je dis que cette commission sera impuissante» Mais quelle qu'elle soit, permanente ou temporaire, je crains fort qu'elle ne produise ce résultat : c'est que sous le manteau de cette commission ne viennent s'abriter tous les abus, tous les vices, qui rongent en ce moment le chemin de fer. Je voterai donc pour la proposition de l'honorable M. de Man.
M. Malou. - Je crois, messieurs, que le gouvernement peut conserver l'exploitation du chemin de fer. Mais je crois aussi qu'il ne le conservera qn à une condition : c'est de faire produire à cette grande entreprise nationale de meilleurs résultats.
En effet, messieurs, je constate ce fait : si, il y a quelques années, une voix avait parlé d'examiner s'il n'y a pas lieu de confier l'administration du chemin de fer à une compagnie, cette voix se serait trouvée isolée ; aujourd'hui au contraire, cette idée a grandi. Elle se généralise de jour en jour. Elle se généralise, messieurs, parce que l'on fait, entre l'administration du chemin de fer par l’Etat, et la plupart des autres administrations de chemin de fer, des comparaisons qui presque toutes ne sont pas à l'avantage de l'administration du chemin de fer belge. Ainsi par cette comparaison on arrive à vous dire, que si le chemin de fer belge était exploité comme la plupart des autres chemins de fer. nous aurions un revenu net de 2 à 3 millions de plus.
Eh bien, messieurs, s'il en est ainsi, si ces comparaisons sont concluantes, à quel prix, dans quelles conditions le gouvernement peut-il conserver l'administration du chemin de fer ? Il n'y a qu'un seul moyen : c'est d'administrer mieux, d'avoir un revenu analogue à ceux qu'ont les autres compagnies.
J'ai dit : revenu net ; et en effet, si l'on entrait dans les détails de l'administration, on trouverait d'étranges anomalies. Il est connu que plusieurs chemins de fer, que la plupart des chemins de fer exploitent à raison de 40 p. c. de la recette brute. Nous, au contraire, nous exploitons à raison de 57 p. c.
Vous voyez, messieurs, et je ne veux pas étendre davantage la discussion, vous voyez que l'on a quelque raison de vouloir faire examiner attentivement s'il n'y a pas lieu d'introduire dans la situation générale de nos finances une amélioration qui serait très considérable.
Il ne faut pas se le dissimuler, messieurs, l'exploitation dn chemin de fer par l'Etat présente certains avantages. Mais à côté de ces avantages il y a aussi des inconvénients très graves. Ainsi, les compagnies, mues uniquement par leur intérêt, sont plus inaccessibles aux sollicitations de l'intérêt particulier. Elles sont moins portées à faire, dans certains cas, des remises pour des intérêts qui sont étrangers au bien-être, à la prospérité même de l'entreprise.
L'administration des chemins de fer par l'Etat présente aussi, messieurs, à côté d'avantages politiques, des inconvénients politiques. Dans votre budget des voies et moyens, qui est de 117 millions, vous avez une ressource de 17 à 18 millions qui vient à vous manquer précisément lorsque vos dépenses exigent que vous ne perdiez aucune partie de vos revenus.
Je dis que la question, telle que mon honorable ami M. de Man l'a posée, a non seulement fait des progrès dans l'opinion, mais je dis que cette question est digne de toute l'attention de la chambre et du pays.
Mon honorable ami, il vous l'a dit, n'a nullement eu l'intention de poser une question politique, de demander à la chambre un vote de défiance à l'égard du cabinet. Mais maintenant que le ministère, malgré un précédent que je vais rappeler, a cru devoir poser la question sur ce terrain, j'engage mon honorable ami à ne pas insister sur sa proposition.
Je dis, messieurs, qu'il y a un précédent. Et en effet, lors de l'éboulement du tunnel de Cumptich, la chambre a nommé une commission d'enquête parlementaire, et les résultats, si j'ai bon souvenir, ont été très satisfaisants. La chambre a pu s'applaudir d'avoir provoqué cette mesure.
M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - Pour un fait particulier.
M. Malou. - C'est un fait particulier, c'est une question de principe particulière que celle que soulève mon honorable ami. Je dis que la proposition était dictée par la nature même des choses. En effet, que demande l'honorable M. de Man ? Il demande que l'on examine s'il y a lieu de dessaisir le gouvernement de l'administration du chemin de fer, sans toutefois préjuger la question en aucun sens.
Eh bien, messieurs, je dis que le gouvernement lui-même, si l'on remet à son examen une pareille question, sera un très mauvais juge, parce qu'il est en même temps partie en cause. Il était donc parfaitement naturel que, posant la question en ces termes, mon honorable ami proposât de nommer une commission d'enquête parlementaire.
Je crois, messieurs, qu'il n'y a pas d'inconvénient à retirer en ce moment, comme je prie mon honorable ami de le faire, la proposition ; parce qu'enfin de deux choses l'une, ou la commission qui sera nommée par le gouvernement parviendra à améliorer les conditions d'exploitation du chemin de fer, et alors le résultat que mon honorable ami a en vue sera atteint ; ou il n'y aura rien de changé ; il n'y aura qu'une commission de plus, et alors ce n'est qu'un ajournement d'une année. La question se reproduira plus vive, plus impérieuse et elle finira par passer.
(page 631) M. de Man d'Attenrode. - Messieurs, je ne suis pas l'adversaire du cabinet ; c'est vous dire que mon intention, en vous proposant une enquête, n'a pas été déposer un acte d'hostilité contre lui.
Le cabinet fait de ma proposition une question de défiance, il lui donne une portée qu'elle n'a pas, je le regrette, car il entrave ainsi la liberté de nos prérogatives.
Comme mon intention n'est pas de renverser le cabinet, que mon unique but a été de faire nne chose utile au pays, je retire ma proposition.
Mais en la retirant je tiens à déclarer que je rends le gouvernement complètement responsable et de l'entrave qu'il porte à l'exercice de notre prérogative et des embarras financiers dont le pays pourrait être la victime, s'il était menccé de certaines complications.
Ma proposition aura cependant des résultats, elle forcera l'administration à agir avec plus de prévoyance et de circonspection.
Si la marche de l'administration ne s'améliore pas, ma proposition ne peut manquer de prévaloir prochainement.
Ainsi, en 1847, je fis la proposition d'un comité consultalif, à adjoindre au département des travaux publics.
Le gouvernement combattit ma proposition par tous les moyens possibles, il réussit à obtenir un ajournement indéfini.
Et voilà qu'aujourd'hui, il se rallie de lui-même à cette proposition pour éviter notre contrôle sérieux sur la direction des chemins de fer.
Il en sera de même de la proposition que je viens de faire ; on est parvenu à la faire échouer.
Mais ses effets ne s'en feront pas moins sentir, et je le répète avec conviction, comme je l'ai dit dans le discours, que je viens de prononcer, nous y arriverons, parce que nous sommes dans le vrai.
M. le président. - La parole est à M. Loos.
M. Loos. - Je renonce à la parole. Je ne l'avais demandée que pour combattre la proposition de l'honorable M. de Man.
M. le président. - La parole est à M. Vermeire.
M. Vermeire. - J'y renonce également.
M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - Messieurs, je désire beaucoup qu'on ne nous représente pas comme ayant fait preuve, dans cette circonstance, d'une susceptibilité mal placée. L'honorable M. de Man vient de s'expliquer d'une manière qui rend nécessaires les deux mots que je vais dire à la chambre.
J'ai dit tout à l'heure qu'aucun ministre, quel qu'il soit, aussi facile et aussi tolérant qu'on le suppose, ne pouvait accepter la proposition de l'honorable M. de Man, telle qu'elle était formulée, et surtout telle qu'elle avait été expliquée et justifiée.
M. de Man d'Attenrode. - C'est ce que je n'admets pas.
M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - C'est mon opinion.
J'ai dit qu'aucun ministre ne pouvait l'accepter, et je maintiens cette déclaration, que personne ne pourra condamner, à moins qu'on ne prétende que nous devons renoncer à toute dignité.
Maintenant c'est une erreur de croire que le gouvernement, en se livrant à l'examen de la question de savoir s'il vaudrait mieux abandonner l'exploitation du chemin de fer à l'industrie privée que de le laisser entre les mains du gouvernement, soit en même temps juge et partie. Messieurs, le gouvernement, comme tel, n'a aucun intérêt à administrer le chemin de fer ; c'est pour lui au contraire une cause de très grands embarras ; et s'il accepte ces embarras, s'il ne les redoute pas, s'il va jusqu'à un certain point au-devant de ces embarras, c'est qu'il croit que jusqu'ici, l'intérêt bien entendu du pays exige que l'exploitation du chemin de fer ne soit pas aliénée. Voilà ce qui a dicté nos paroles, et en aucune manière l'intérêt particulier des ministres qui n'est ici pour rien.
- Personne ne demandant plus la parole, la discussion générale est close.
La séance est levée à quatre heures et demie.