(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1850-1851)
(Présidence de M. Verhaegen.)
(page 1307) M. Ansiau procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
- La séance est ouverte.
M. de Perceval lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est approuvée.
M. Ansiau présente l'analyse des pièces suivantes adressées à la chambre.
« Les sieurs Sancy et Mersch, brasseurs à Arlon, prient la chambre d'examiner la question de savoir si, dans l'intérêt du trésor et pour établir entre les fabricants l'égalité proportionnelle de l'impôt, il n'y aurait pas avantage à substituer au droit actuel sur la contenance des cuves-matières, un droit sur les impôts des matières premières employées. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Quelques habitants d'Anvers demandent une loi qui déclare non imposables les engrais nécessaires à la culture des terres. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Plusieurs habitants de Westvleteren demandent l'exécution du chemin de fer de Courtray à Ypres et Poperinghe, par Menin et Wervicq. »
« Même demande de plusieurs habitats de Warneton et Wulveringhem et les conseils communaux de Wulveringhem et Watou. »
- Même renvoi.
« Les membres du conseil communal de Blankenberghe demandent que le gonvernement puisse assurer un minimum d'intérêt de 4 p. c. aux concessionnaires d'un port de pêche et de cabotage à Blankenberghe et d'un chemin de fer de cette ville à Bruges. »
- Même renvoi.
« Plusieurs habitants du canton de Houffalize réclament l'intervention de la chambre pour que le gouvernement oblige la compagnie concessionnaire du canal de Meuse-et-Moselle à continuer les travaux de cette voie de communication. »
- Même renvoi.
« Plusieurs habitants de Mormont demandent qu'un prêtre d'une commune voisine soit autorisé à biner dans ce hameau, et que le gouvernement accorde un subside suffisant pour couvrir les frais de cette mesure. »
- Même renvoi.
« M. Thielens, inspecteur du service des émigrants, fait hommage à la chambre de 110 exemplaires d'une brochure qu'il a publié sous le titre « Guide et conseiller de l'émigration. »
- Distribution aux membres.
M. Jobard adresse à la chambre 115 exemplaires des principes fondamentaux d'une bonne loi sur la propriété industrielle.
- Distribution aux membres.
M. Dumon, au nom de la section centrale qui a examiné un projet de loi de crédit supplémentaire au département des affaires étrangères, dépose le rapport sur ce projet de loi.
- La chambre ordonne l'impression et la distribution de ce rapport, et met ce projet de loi à la suite de l'ordre du jour.
M. Lelièvre. - De tous les impôts dont notre situation financière peut réclamer la création, le plus juste, le moins onéreux est sans contredit le droit de succession. Il frappe le citoyen qui peut payer, il atteint le contribuable au moment où celui-ci acquiert un surcroît de jouissance et de bien-être sans travail, il a pour fondement une transmission, œuvre des lois organisatrices de la société. S'il était donc démontré qu'il est indispensable de recourir à de nouvelles ressources, question sur laquelle je réserve mon vote, je pense que le projet en discussion, à part certaines modifications, mériterait de recevoir notre assentiment.
Depuis longtemps, la révision de la loi du 27 décembre 1817 est réclamée par les intérêts du trésor ; cette disposition législative renferme aussi des anomalies que repoussent les règles d'une bonne législation, et il est essentiel d'y introduire les améliorations dont l'expérience a constaté la nécessité.
Le ministère abandonne le principe du droit de succession en ligne directe, je n'ai donc pas à m'en occuper. Mais, messieurs, une disposition qui certainement mérite vos suffrages, c'est celle qui tend à frapper d'un impôt proportionnel la transmission de ce qu'un héritier, même en ligne directe, recueille au-delà de la portion ab intestat. Il est évident qu'aucun motif plausible ne justifie l'exemption prononcée en cette occurrence par la loi de 1817. Il s'agit, en réalité, d'un legs ordinaire, fondé sur une loi positive. La disposition est même contraire à l'égalité qui est la base de la famille
Consacrant un privilège, elle a souvent un caractère odieux repoussé par l'équité naturelle. Je ne conçois donc pas comment on puisse le soustraire à l'impôt. Dans cette hypothèse, l'enfant n'est qu'un véritable légataire ordinaire ; il ne s'agit nullement de la succession naturelle, mais bien de la succession légale, œuvre de conventions sociales, et par conséquent il est juste que la société représentée par le fisc perçoive un impôt à raison d'une transmission fondée sur des lois qu'elle a introduites.
Il n'est même plus question de la ligne directe proprement dite, le succcssible ne recueille pas l'avantage à ce titre, il est assimilé à un étranger et nos lois proclament formellement cette vérité en ne lui conférant pas même la saisine de plein droit.
Ce sont ces considérations qui m'ont engagé à déposer un amendement qui me paraît appuyé sur des motifs puissants d'équité.
Ne le perdons pas de vue, messieurs, l'avantage qui est recueilli dans cette hypothèse est fondé sur une disposition de l'homme ; or les testaments ne sont pas de droit naturel, ils n'ont de force qu'en vertu de la loi civile. A quel titre, par conséquent, une mutation ordinaire, non seulement protégée par la société, mais n'ayant d'autre fondement qu'un bienfait de celle-ci, jouirait-elle d'une exemption qu'on refuse à celui qui acquiert entre-vifs le plus mince héritage ?
Les mêmes considérations me portent à penser que l'époux qui est gratifié d'un legs par son conjoint est passible de l'impôt, alors même qu'il existe des enfants issus du mariage. Je ne vois aucun motif pour dispenser du droit de mutation par décès l'époux qui acquiert une propriété irrévocable au détriment même de la ligne directe, qui peut en disposer comme il l'entend et quelquefois même la transmet à une nouvelle famille. Comment une transmission, qui n'est pas même vinculée au profit des enfants, jouirait-elle d'un privilège que rien ne justifie et contraire, du reste, aux motifs qui ont fait introduire l'impôt proportionnel frappant les mutations des propriétés. La transmission dont il s'agit n'est-elle pas protégée par la société, pourrait-elle même avoir lieu sans les lois positives qui l'autorisent ? N'est-il donc pas juste qu'en compensation de cette protection et même du bénéfice de la transmission, l'époux survivant qui s'enrichit paye une redevance destinée à subvenir aux besoins de l'Etat ?
Il y a plus, l'article 24 n°3 de la loi de 1817 exempte même du droit de succession le second époux qui recueille un usufruit ou une pension dont les conséquences pèsent sur les enfants d'un premier mariage. Il est inconcevable que des avantages de cette nature, contraires à toute équité et faits au détriment des enfants du premier lit, puissent jouir de la moindre faveur.
Mais, messieurs, ce qu'il m'est impossible d'admettre dans le projet de loi, c'est l'affirmation sermentelle que l'on exige du déclarant. J'ai déduit longuement les motifs de mon opinion sur ce point dans la séance du 19 mars 1849, et rien depuis cette époque n'a ébranlé ma conviction.
Je pense qu'en matière fiscale surtout, il serait imprudent de placer le contribuable entre sa conscience et son intérêt, et que les considérations les plus graves repoussent une proposition dont les conséquences fàcheuses pour la moralité publique sont incalculables. Les annales judiciaires font foi que les faux témoignages se multiplient chaque jour d'une manière effrayant ; l'expérience démontre que, même en matière civile, les serments décisoires ne sont presque jamais refusés, et ce serait en semblables circonstances qu'on autoriserait le fisc à recourir à des mesures de nature à multiplier les parjures et à porter atteinte aux principes de moralité déjà si profondément ébranlés !
Le célèbre Pothier nous fait connaître que, pendant tout le cours de sa longue carrière, il n'a vu qu'une seule fois un serment décisoire refusé. A plus forte raison, le même fait sera-t-il malheureusement observé lorsqu'il s'agira de mesures fiscales dont le mérite est d'ordinaire apprécié diversement par les contribuables et sur lesquelles, par conséquent, il est très facile de se faire illusion. Le serment me semble devoir donner lieu à des conséquences que je redoute dans l'intérêt de l'ordre social lui-même.
Pour moi, messieurs, je ne puis souscrire au rétablissement d'une prescription qui a été abrogée en 1830 aux acclamations unanimes du pays.
Il est plusieurs autres dispositions auxquelles il me paraît essentiel d'apporter des modifications ; je me réserve de les indiquer lors de la discussion des articles. Je crois devoir, pour le moment, me borner à ces courtes observations qui expriment mon opinion sur les principales dispositions du projet.
M. de La Coste. - Messieurs, je me propose de vous soumettre quelques observations sur la situation financière en général et ensuite sur l'impôt en discussion. Si la chambre préférait entendre ceux de nos collègues qui veulent s'occuper exclusivement de la situation financière, je céderais volontiers la parole à ces orateurs. (Parlez ! parlez !)
Il faut toute la généralité de l'intérêt qui s'attache à cette discussion dans le pavs, pour que l'y prenne part au milieu des discours prononcés par des spécialités financières, qui ont naturellement plus de droits à votre attention, relativement a cette question. Mais s'il est vrai, en général, comme on le dit, que du choc des opinions jaillit la lumière, dans cette question, je dois avouer que le choc des opinions produit chez moi un effet contraire ; à force d'entendre les ministres des finances (page 1308) présents, passés et peut-être futurs, je commence à moins comprendre notre situation qu'avant le commencement de cette discussion.
On se jette, permettez-moi cette expression, les millions à la tête. On dit ; voila de fort beaux tableaux ; mais dans telle colonne, il y a une erreur de 5 ou 6 millions, dans une autre de 9 ou 10 millions. Nous différons de 46 millions sur tel point.
Est-il possible, dans un tel état des choses, que les hommes qui ne sont pas habitués à grouper des chiffres, que la nation tout entière qui est intéressée au résultat de nos débats se fasse une opinion nette de la situation financière.
Il me semble qu'on s'attache un peu trop à séparer différentes époques, à se renvoyer l'un à l'autre certaines conséquences peut-être inévitables des circonstances que nous avons traversées : il me semble qu'à la position, à l'accident d'avoir été ministre et de ne l'être plus, il faudrait, comme à tout autre méfait, une certaine prescription. On pourrait par exemple, selon moi, rejeter tout embarras, toute responsabilité sur ses prédécesseurs pendant un an.
En voulez-vous deux ? J'y consens ; mais, après cela, il faudrait que ce fût fini, que les ministres en exercice eussent la bonté de blanchir leur linge à leurs propres frais.
La vraie question selon moi (mettant de côté toutes ces récriminations ayant égard aux difficultés et de la disette de 1846 et des événements de 1848, remerciant les ministres passés et présents de nous avoir fait traverser ces difficultés avec aussi peu de dommage pour le pays), la vraie question, selon moi, est celle-ci : c'est de savoir bon an mal an, année moyenne, s'il manque quelque chose et combien il manque pour faire marcher nos affaires.
Messieurs, c'est à ce point de vue que l'honorable baron Osy a traité la question. Je regrette de n'avoir pu étudier son discours dans le Moniteur qui ne le confient encore qu'incomplètement. Pour moi je ne sais si ce discours, lorsque je l'aurai lu, car à une première audition il est impossible de se former une opinion bien arrêtée, j'ignore si ce discours résoudra la difficulté ; mais l'idée qui m'était venue était que la chambre aurait pu saisir une commission de l'examen de cette question telle que je l'ai posée, alors nous saurions à quoi nous en tenir.
Messieurs, ce qui serait ainsi prouvé manquer, si tant est qu'il manque, à notre situation financière régulière, naturellement il faudrait bien que les représentants de la nation y pourvussent.
Mais, je n'irai pas jusqu'à dire qu'il faut créer une réserve. Permettez-moi de rappeler à cet égard un souvenir personnel.
Lorsque l'honorable M. Mercier, dans les mêmes vues que M. le ministre des finances actuel, présenta un projet qui tendait à taxer les tabacs, les membres qui assistaient à cette discussion se rappellent encore quel orage l'honorable M. Mercier eut à affronter. Dans ce temps-là, messieurs, le banc des ministres s'appelait le banc de douleur, et l'honorable M. Mercier en sut quelque chose dans cette occasion. Mais enfin on vota de certains droits. On vota une partie de ce qui avait été proposé. Après la séance, je rencontrai dans l'hémicycle le ministre qui passait pour avoir la direction politique de nos affaires et je lui dis : « Nous ne vous avons pas accordé tout ce que vous aviez demandé ; mais au moins les affaires pourront marcher. - Oui, me répondit-il, mais il nous fallait une réserve. - Quant à la réserve, dis-je à mon tour, ne la regrettez pas, nous l'aurions dévorée. » Eh bien, peut-être pourrait-on faire aujourd'hui une petite variante et dire au ministère : Vous la dévoreriez ! Mais enfin, je ne veux rien changer à l'opinion que j'exprimai alors ; elle est encore mon opinion d'aujourd'hui.
Je crois qu'avec la pression continuelle qui s'exerce sur le ministère et par les localités, et par la presse, et par tous les intérêts combinés, une réserve est impossible. 1Ily a d'ailleurs, à cet égard, une opinion fort sage et fort ancienne. Le roi Louis XII, qui était inspiré par un grand minisire, écrivait qu'il pensait que les fonds qu'il pourrait demander aux contribuables, fructifieraient beaucoup mieux entre leurs mains.
Messieurs, une autre considération que je ne puis pas non plus faire entrer en ligne de compte, ce sont les éventualités de 1852, ou, pour généraliser, les éventualités quelconques auxquelles nous aurions à faire face dans un avenir plus ou moins rapproché.
Certes, il est bon de les aborder avec une situation financière régulière. Mais, du reste, messieurs, qui peut prévoir de quelle nature seront ces éventualités ? Exigeront-elles un grand déploiement de forces militaires ? Mais alors, ce serait mal s'y préparer que de réduire notre armée et d'engager d'avance nos ressources dans de gigantesques entreprises. Amèneront-elles une perturbation dans le travail national, de telle sorte qu'il faudrait ouvrir pour ainsi dire des ateliers pour servir de refuge à la population ouvrière ?
Mais alors encore, messieurs, il faudrait que les travaux que vous offririez à ces ouvriers fussent choisis, fussent repartis sous l'empire des circonstances et d'après la nature des circonstances. Et quant à créer pour de telles éventualités une réserve, je pense que la véritable réserve, la réserve dans laquelle vous avez deja trouvé toutes les ressources nécessaires, c'est le patriotisme de la nation.
J'en viens aux travaux que l'on nous fait voir en perspective.
Messieurs, je ne suis pas ennemi des grands travaux publics ; il y en a que j'affectionne beaucoup, il y en a que je désirerais voir se réaliser ; mais, messieurs, on nous place dans une position assez embarrassante ; on nous dit : Voyez un rapport du 25 février 1848, vos travaux sont là, cherchez bien. Le ministère semble nous dire : « Devine si tu peux et choisis si tu l’oses. » Mais en regard des travaux, il faut placer les moyens financiers qu'on se propose d'affecter à leur exécution. Pour fare face à ce besoin continuel et très légitime d'améliorations que la nation éprouve, il faudrait suivre une autre marche que celle que le ministère paraît préférer : de même que la guerre doit, dit-on, nourrir la guerre, les travaux publics devraient nourrir les travaux publics ; et, au lieu de céder à toutes les insistances pour abaisser les tarifs, pour réduire les péages, au lieu de céder à des considérations accessoires, à des intérêts passagers, il faudrait, ayant un grand objet en vue, faire produire les travaux exécutés afin d'avoir un excédant qui vous permît d'étendre ces sortes de travaux. Ce serait le moyen, et de les populariser dans l'esprit national, et de les faire rayonner dans toutes les directions, de les faire aboutir à toutes les localités ; ce serait pour le commerce et l'industrie un intérêt plus vaste, plus durable que d'obtenir quelques facilites momentanées.
Quant aux impôts qu'on nous annonce, je ne sais par quelle fatalité ce sont preeisénient les matières imposables déjà le plus atteintes, déjà le plus frappées que M. le ministre choisit pour les imposer de nouveau.
Ce sont les bières et les eaux-de-vie, qui rapportent au-delà de dix millions ; ce sont les successions, qui rapportent six millions, et auxquelles il faudrait ajouter tous les droits de mutation dont le produit est compris dans les droits d'enregistrement portés, je pense, au budget pour dix millions.
Voilà, messieurs, des objets qui sont déjà fortement imposés, et il me semble qu'au lieu de les frapper de nouveau, il faudrait plutôt s'adresser ailleurs. Il faudrait élargir le cadre de la fiscalité et non pas l'appesantir sur des objets déjà si fortement atteints.
Messieurs, relativement aux bières, j'ai déjà exprimé mon opinion, à laquelle, j'espère, M. le ministre des finances, dans l'intérêt de son administration même et dans l'intérêt du pays, voudra bien faire attention : il importe surtout pour cette branche, qu'on ne porte pas atteinte à la liberté des procédés de fabrication ; il importe surtout qu'on ne revienne pas à ces systèmes flétris dans le pays, à ces systèmes que la jeune génération ne connaît pcut-être pas, mais qui ont fait des drois réunis un nom odieux, une mémoire odieuse.
A l'égard des droits de succession, j'avoue que je ne puis pas partager, à un point de vue philosophique, à un point de vue d'homme d'Etat, si je puis m'exprimer ainsi, l'opinion qui a été émise tout à l'heure par l'honorable M. Lelièvre. Les droits de mutation de propriétés ont un avantage qu'on ne peut méconnaître : c'est qu'ils rapportent beaucoup d'argent ; je crois que tous les économistes s'accorderont à dire que c'est là leur seul mérite. Lorsqu'ils sont établis, qu on y est habitué et qu'on n'y touche pas, ils ont encore le mérite de l'habitude, ce qui est un grand point en matière financière.
En eux-mêmes, j'avoue que je m'étonne un peu de l'espèce de popularité que ces droits ont conquise depuis quelque temps toutes les fois qu'ils atteignent la propriété, l'héritage, le patrimoine. Autrefois, on regardait cela comme un mal, mal auquel il fallait quelquefois se soumettre pour en éviter de plus grands. Mais personne ne s'était avisé de trouver cela un bien. A ce compte, Trajan qui abolit le droit de succession en ligne directe et qui l'adoucit en ligne collatérale aurait donc fait un véritable pas de clerc ; Pline, qui l'en a éloquemment loué, serait un mal-avisé, et les hommes populaires, ce seraient les Tibère, les Néron, les Claude, les Vitellius.
Ce caractère populaire, démocratique, qu'on veut donner aux impôts qui atteignent le patrimoine, l'héritage, je ne le trouve ni dans l'histoire, ni dans les tendances de ces droits qui sont d'affaiblir les stimulants du travail. En m'expliquanl tout à l'heure sur ces tendances, je dois faire observer que je ne prétends pas que ces tendances se fassent sentir dans toute leur étendue, dès qu'un droit quelconque sur les successions existe ; mais je maintiens que c'est la tendance naturelle de ces droits.
Quant à leur origine historique, elle n'appartient pas aux Etats libres, je ne les trouve ni dans les républiques anciennes, ni dans nos républiques du moyen âge, je veux dire dans nos libres communes.
La plus ancienne quittance des droits de succession appartient à l'ancienne Egypte ; elle se trouve sur l'enveloppe d'une momie, et je n'ai jamais entendu soutenir que de leur vivant les momies appartinssent à un libéralisme bien avancé. Après cela, ce furent les Césars, ce furent les monstres de Rome dégénères, qui, pour subvenir à leurs débordements, à leurs extravagances, taxèrent toutes choses au monde : ils avaient le génie de l'impôt au plus haut degré ; et comme le dit M. Ganilh, dans un ouvrage sur les revenus des peuples anciens, ils taxèrent jusqu'à la mort, c'est-à-dire qu'ils établirent le droit de succession.
Dans les temps plus modernes, à quoi fut due la résurrection du droit de succession ? Elle fut due à la servitude féodale ; c'est la confiscation connue sous le nom de « main morte », c'est le relief, ce sont les droits de quint et de requint ; ce sont les lods et ventes où le droit de successiona retrempé sa vie ; il a pris place dans le code financier de presque toutes les nations, à cause de la généralité du système féodal, et de la commodité de trouver cet impôt sous la main pour subvenir aux dépenses très folles, par exemple, de la cour de François Ier et d'autres souverains.
Messieurs, au point de vue de l'intérêt populaire, je trouve que la tendance de ces impôts est contraire au développement du travail. C'est un impôt sur l'épargne du père de famille, le dissipateur en est exempt ; le voluptueux s'en rit. Pourquoi travaille-t-on ? On travaille d'abord pour vivre ; on travaille ensuite pour vivre agréablement, on travaille (page 1309) enfin pour se reposer, pour pouvoir vivre agréablement sans travailler. Voilà ce que disait en termes plus élégants, beaucoup plus fleuris, M. le ministre des finances quand il parlait du désir inné dans l'homme d'acquérir le coin de terre qui vit son premier sourire.
Ce repos dont on espère jouir un jour au bout de sa carrière, qu'on voit souvent fuir devant soi quand on l'a obtenu, quand on a atteint cet objet de ses rêves, ne présente le plus souvent qu'ennui et satiété ; mais enfin c'est le stimulant du travail ; c'est pour cela qu'on travaille dans les pays libres. Hors de ce stimulant, ce qui fait travailler c'est la contrainte.
La contrainte est le stimulant du travail des esclaves. Je sais qu'on parle d'une autre espèce de travail, c'est le travail attractif. Eh bien, j'admettrai, si l'on veut, le travail attractif. Ne travaille-t-on pas pour assurer l'existence de la femme qu'on a choisie, pour ses enfants, pour sa postérité. Voilà une attraction honorable et sainte qui est la base de la société.
En un mot, on travaille pour ceux qu'on aime, comme on travaille pour soi-même ; on veut leur assurer le bien-être et même le repos dans l'avenir. Voilà l'héritage qui est le stimulant du travail, parce qu'il en est la récompense.
Au fond de cette pensée que je combats il y a souvent, j'en conviens, un sentiment très respectable ; c'est une erreur des cœurs honnêtes de croire que par les droits de succession on soulage le pauvre en atteignant les riches. Mais sont-ce des riches que ces 700 ou 800 mille propriétaires dont M. le ministre des finances vous a donné le tableau ? Avec leurs familles ce sont les trois quarts de la population.
Joignez-y les propriétés immobilières, et ce sera presque tout le monde. Je conçois la popularité d'abolir un impôt ; vous serez très populaires dans nos campagnes, si le paysan peut saler son porc sans payer de droits à l'Etat. Mais vous le seriez très peu quand, sur 3 ou 4 vaches qui lui arriveront par succession, vous en prendrez une ; car après tout c'est là ce que fait le droit de succession. Je concevrais qu'on voulût taxer les successions, si ce n'était pas déjà un objet imposable fortement atteint.
En voici un exemple que je prends, je l'avoue, à dessein, qui n'a rien d'anormal et peut se présenter dans un très petit nombre d'années. Un père de famille achète une maison, combien payera-t-il ? 4 p.c. de droit de vente.
Il laisse quatre fils ; la maison passe à l'un d'eux qui meurt sans enfants ; un frère en hérite, voilà 4 p. c., 8 p. c ; ce frère meurt également sans enfants, le bien passe à un neveu, 6 p. c. ; voilà 14 p. c ; ce neveu meurt sans postérité, le bien passe au fils d'un autre frère, voilà
10 p. c, 28 p. c. Ajoutez les additionnels... (Interruption.) Ce n'est pas encore tout, je vous faisais grâce d'une chose ; pour payer tant de droits, il faut aliéner, encore 4 p. c. Vous arrivez avec les additionnels et les droits de transcription des ventes presque à la moitié du bien dont l'Etat se trouve propriétaire.
C'est avec très grande raison qu'un homme d'Etat d'un pays voisin,qui n'est pas inconnu dans ce pays-ci, écrivait, peu de temps après la révolution de 1848, qu'il y avait une autre manière d'atteindre la propriété que par la confiscation directe, et que la fiscalité pouvait dégénérer en confiscation.
Les successions sont déjà suffisamment atteintes, et il n'y a aucun motif d'augmenter encore le droit de succession entre frères. L'abandon du droit de succession en ligne directe entraîne même la suppression de l'augmentation proposée, bien loin de motiver celle-ci. Qu'a fait M. le ministre des finances ? Il a introduit un droit de 1 p. c. en ligne directe. Auparavant la ligne directe ne payait rien, et, entre frères, on payait 4 p. c. ; et M. le ministre des finances a ajouté 1 p. c. aux 4 p. c. pour maintenir la différence qui existait jusqu'ici. Mais maintenant, rejetez le droit de succession en ligne directe, il n'y a pas de raison pour ajouter 1 p. c. au droit sur la succession des frères.
Je ne sais pas si je dois encore sérieusement combattre ce droit de succession en ligne directe ; la chambre et le pays se sont prononcés tellement à cet égard, que je regrette une seule chose, c'est que M. le ministre des finances n'abandonne pas nettement et franchement sa proposition.
Je demande quelle sera l'époque qu'il jugera favorable pour la reproduire ; sera-ce à la veille de l'élection ? Je ne le pense pas. Sera-ce le lendemain de l'élection ? Mais si l'on craignait de se présenter aux électeurs avec le souvenir d'un tel vote, de quel front irait-on l'émettre après avoir dû la continuation de leur confiance à la supposition qu'ils ont dû faire de sentiments tout opposés ?
Je fais entre le droit de succession en ligne directe et en ligne collatérale une énorme différence. Le droit de succession en ligne collatérale a quelque chose d'adventice : On perd un parent éloigné, c'est dur ; mais on en hérite, il y a là quelque chose de plus ou moins consolant, et le fisc prend part à votre satisfaction.
Mais, messieurs, supposer qu'un tel sentiment puisse exister lorsqu'il s'agit d'un père, d'une mère, je dis que ce serait, de la part d'un gouvernement, d'une législature, chose immorale. Si une semblable turpitude existait dans quelque recoin infect du cœur humain, il faudrait le couvrir d'un voile, comme on couvre d'un voile le parricide que l'on conduit au supplice.
Quant au serment, sous un rapport, il serait à désirer que ce remède fût efficace, parce qu'enfin, quand on établit une loi, il convient qu'elle s'exécute également. Or, il est certain malheureusement que tout ce qui n'est pas valeur au soleil, tout ce que le fisc ne peut voir et saisir, lui échappe en grande partie. Maïs au lieu de remédier à l'inégalité on en créerait une plus choquante. Cela est fort triste à dire ; mais l'expérience le prouve surabondamment.
Le moyen n'est pas neuf, il remonte au temps du roi dont je parlais tout à l'heure, au temps de François Ier. C'est lui qui a établi le serment en matière de douane que l'on a généralement abandonné. En Hollande, le serment en matière de douane existait encore peu de temps avant la réunion à l'Empire.
Eh bienl chez ce peuple probe, qui sait d'ailleurs combien la bonne foi est nécessaire dans les relations commerciales, le serment de douane était devenu proverbial.
Il y a heureusement de grands exemples en faveur du serment ; mais il y a aussi de nombreux témoignages de son inefficacité.
Ce serait le moyen d'asseoir l'impôt sur les consciences timorées ; ce serait le moyen d'amener par degrés des capitulations avec la conscience, et d'abaisser ainsi le type moral de la nation.
Je n'admets pas davantage le serment comme décisoire. Nos codes n'admettent le serment décisoire qu'avec de grandes limitations ; la loi s'en défie, elle ne l'autorise que pour des sommes restreinte, .et vous l'admettriez pour des sommes considérables, et dans un cas tout autre ; ce serait une grande anomalie et une grave erreur.
Quant à la proposition de l'honorable M. Lelièvre, elle me semble sans doute moins susceptible d'objections que la proposition primitive de l'honorable ministre des finances.
Cependant je dirai ceci : un tel impôt serait-il bien productif ? Est-il bien conforme au sentiment qui doit nous guider ? Dans le plus grand nombre des familles, on ne fait point d'avantage de cette sorte ; on l'acceptait, quand il existait de par la loi ; mais les pères de famille le font rarement ; cela se réduit à un très petit nombre de familles qui pourront facilement éluder la loi par des placements soit à l'étranger, soit en fonds publics.
L'impôt manquera donc de la première condition d'un impôt qui est d'être productif. D'autre part, je ne crois pas qu'il faille entraver la libre disposition de la quotité disponible par le père de famille. Remarquez combien notre législation a lié le père de famille quant à la disposition de ses biens. Cependant l'autorité du père de famille est nécessaire à la société. Cette disposition d'une certaine quotité disponible est tout ce qui reste au père de famille comme garantie de son autorité ; je crois qu'il ne faut pas le lui ôter ; l'étranger dispose de tous ses biens ; le père de famille ne peut disposer que d'une faible partie de ses biens, et vous voulez encore l'entraver !
Vous voyez, messieurs, que, d'après mon opinion, presque toutes les dispositions qui composent la loi tombent l'une après l'autre, que la loi tombe pièce à pièce. Je ne sais, en vérité, ce qui restera encore à la loi, après qu'on l'aura dégagée de tout ce qui ne devrait pas y figurer.
Voilà pourquoi, sans aucune intention de refuser au gouvernement le moyen de pourvoir au déficit, s'il existe, et lorsqu'on l'aura bien constaté, je ne suis pas disposé à voter en faveur de la loi.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Messieurs, j'aurais désiré, pour maintenir dans le débat un ordre plus régulier et plus satisfaisant, que les questions relatives à la situation financière fussent seules traitées dans cette première partie de la discussion, sauf à examiner, lorsque les dispositions du projet de loi seront mises en discussion, tout ce qui se rapporte à l'impôt sur les successions. Je crois qu'il est essentiel que je réserve pour ce moment les objections que j'aurai à présenter contre les opinions qui viennent d'être émises par l'honorable préopinant. J'espère pouvoir lui démontrer que le principe sur lequel la loi repose est parfaitement juste, parfaitement moral, parfaitement équitable ; j'espère aussi le convaincre que le serment, appliqué en cette matière, ne serait pas inefficace, inopérant, comme il le suppose ; seul motif qui paraît lui faire rejeter ce moyen de preuve.
L'honorable M. Malou, en s'occupant hier de la situation financière, a cru devoir y mêler diverses considérations politiques ; il a cru devoir aussi s'occuper anticipativement des projets de loi annoncés par le gouvernement, et critiquer d'avance les mesures relatives aux travaux publics.
Il me semble qu'il convenait au moins que l'honorable membre attendît que les projets fussent présentés pour qu'il pût les apprécier et les discuter. Plusieurs assertions émises par lui à l'égard des travaux publics sont complètement erronées. Nous le démontrerons lorsque les projets seront présentés ; il a établi la discussion sur des suppositions que les propositions que le gouvernement vous soumettra viendront démentir.
Mais à quoi bon nous occuper aujourd'hui de cette question ? Elle n'est pas soumise à la chambre ; elle ne peut pas l'être.
Nous devons rechercher si la situation des finances de l'Etat exige certaines améliorations. Or, de tous les orateurs entendus et qui se sont occupés de cet objet, il n'en est pas un seul, je pense, qui n'ait été obligé de reconnaître qu'il y avait lieu de créer de nouvelles ressources. L'honorable M. Osy le déclare. L'honorable M. Mercier ne le conteste pas. L'honorable M. Malou lui-même le reconnaît. Seulement, l'honorable M. Mercier se réserve d'apprécier l'importance des ressources qu'il convient de créer. L'honorable M. Malou, par une réserve facile à comprendre et qui lui permettra de combattre tous les projets qui seront proposés, déclare qu'avant de demander de nouveaux impôts, il faut s'assurer si les impôts que nous percevons actuellement ne peuvent pas produire d’avantage.
(page 1310) En principe, voilà toute la distance qui nous sépare. Voilà, entre l'opposition et nous, toute la différence.
Messieurs je tombe d'accord avec les honorables membres, qu'il faut déterminer l'importance des ressources nouvelles à créer. Mais c'est ce que j'ai fait hier ; non pas, comme vient de le supposer tout à l’heure l'honorable M. de La Coste, qu'il entre dans la pensée du gouvernement de créer une réserve, c'est-à-dire un excédant de ressources prélevé sur l'impôt pour parer à des éventualités tout à fait extraordinaires, tout à fait imprévues, peut-être même improbables. Jamais nous n'avons songé à un pareil système ; mais nous réclamons uniquement des ressources suffisantes pour permettre d'acquitter toutes les dépenses de l'Etat. Nous ne demandons pas davantage.
A quel chiffre faut-il s'arrêter pour connaître l'importance des ressources nécessaires en pareil cas ? Là est toute la question. Or, je crois avoir démontré, et dans la suite de la discussion à laquelle je vais me livrer, je démontrerai de nouveau par un procédé différent, qui nous conduira identiquement au même résultat que celui que j'indiquais hier, qu'il importe que les ressources normales de l'Etat soient accrues de 2,400,000 francs à 3,000,000. Mais avant d'arriver à cette démonstration, il est indispensable, messieurs, après le discours de l'honorable M. Malou, que j'entre dans quelques détails de chiffres, quelque fastidieuses que soit une telle discussion.
Le discours de l'honorable membre n'a pas paru au Moniteur ; mais...
M. Malou. - Ce n'est pas ma faute.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je le sais. Je comprends parfaitement des retards dans la publication de discours de ce genre. Ils contiennent des chiffres, des citations dont la révision demande du temps. Aussi me garderai-je bien de la moindre observation critique. Mais je voulais dire qu'il m'était néanmoins facile de rencontrer ce discours et de le réfuter, non seulement parce que je l'ai entendu dans la dernière séance, mais parce que je l'avais entendu dans la session de 1847, et qu'au besoin j'aurais pu le relire avant qu'il fût de nouveau imprimé. L'honorable M. Malou nous en a donc donné une seconde édition peu corrigée, considérablement augmentée, mais qui contient absolument les mêmes vices, les mêmes erreurs qui déjà avaient été réfutés à une autre époque. L'honorable M. Malou depuis lors n'a rien oublié, rien appris ; rien oublié, pas même son arithmétique que nous avons eu l'occasion de critiquer.
Selon l'honorable membre, dans la discussion de 1847 à laquelle il a fait allusion et dans les publications qui ont précédé ou suivi cette discussion, il aurait été démontré que les recettes et les dépenses ordinaires jusqu'en 1847 offraient un excédant de quelques centaines de mille francs. C'est bien là ce qu'a dit l'honorable membre.
Il est incontestable que l'honorable membre fait ici allusion à deux travaux qui ont été publiés sur la situation financière, l'un par l'honorable membre lui-même, l'autre par un ancien conseiller de la cour des comptes, homme très compétent, M. Hubert. C'est précisément dans ces deux documents que je vais trouver la condamnation de l'assertion de l'honorable membre.
D'après le travail de M. Hubert, le produit des impôts ordinaires, de 1830 à 1847, était de 1,676,483,392 fr. 75 c.
Les dépenses couvertes par le budget des voies et moyens ont été de 1,676,188,031 fr. 44 c, de sorte que l'on aurait eu en effet un excédant de 295,361 fr. 31 c.
C'est ici que l'honorable M. Malou s'est arrêté ; il a suspendu ici ses opérations ; mais cette arithmétique ne vaut rien. Il devait continuer et il aurait trouvé que M. Hubert ajoute, dans une colonne qui suit, que les dépenses supplémentaires ou crédits spéciaux se sont élevés dans la même période à 36,395,466 fr. 61 c, ce qui donne, non pas un excédant de quelques centaines de mille francs, mais un déficit de 36,100,105 fr. 30 c.
L'honorable M. Malou, dans l'exposé qu'il a publié, en quittant le déparlement des finances en 1847, et qui a été le testament financier de l'honorable membre, a eu l'art de présenter, quant aux recettes et aux dépenses ordinaires, un solde actif de 3,197,000 francs.
Mais, messieurs, pour déterminer cet excédant qui lui souriait, l'honorable membre a supposé que le solde actif des exercices 1843 et 1844 serait de 24,375,247 fr. 35 c, tandis qu'il ne s'est réellement élevé, pour 1843, ainsi que les comptes l'ont établi, qu'à 3,433,897 fr. 15 c. et pour 1844, qu'à 3,624,851 fr. 44 c ; ensemble, 7,058,748 fr. 59 c, ce qui fait une légère différence au préjudice de l'arithmétique de l'honorable membre et de ses raisonnements, de 17,316,498 fr. 76 c.
Pour 1845, l'honorable membre avait calculé que l'excédant de dépenses serait de 2,424,918 fr. 30 c, tandis que, d'après le compte définitif, il s'est élevé à 4,533,397 fr. 92 c, nouvelle différence de 2,108,479 fr.62.
Pour 1846 il a évalué le solde actif à 413,217 fr. 99 c ; d'après le compte final, au lieu d'un actif il y a un passif de 8,608,955 fr. 92 c.
L'ensemble de ces différences est de 28,527,152 fr. 39 c, ce qui change un peu les conclusions et l'engagera peut-être à ne plus invoquer son petit écrit.
Dans cette même publication, l'honorable M. Malou prétend qu'il n'a pris pour base que les recettes et les dépenses ordinaires et il nous a répété hier que, par une innovation que nous nous serions permise, nous aurions établi une confusion entre les recettes et dépenses ordinaires et les recettes et dépenses extraordinaires.
Mais l'honorable membre nous accuse injustement, et il prétend, en vain, n'avoir opéré que sur les recettes et dépenses ordinaires. Il le déclare bien dans sa publication ; mais l'écrit lui-même prouve le contraire.
L'hmirable membre a opéré sur les recettes et les dépenses extraordinaires aussi bien que sur les recettes et les dépenses ordinaires. C'est ce que l’on voit en combinant les pages 9 et 6 de la brochure dont il s'agit. Je lis, page 9 : « La gestion des années antérieures à 1847 présente donc quant aux recettes et aux dépenses ordinaires d'après les faits actuels, un solde actif de 3,197,187 fr. 66 c. »
Ainsi, vous vovez que l'honorable membre semblait ne parler que des recettes et des dépenses ordinaires, mais par les énonciations qui se trouvent à la page 6, il est évident qu'il s'est occupé de l'ensemble des dépenses et recettes de l'Etat, c'est-à-dire des dépenses ordinaires, des dépenses extraordinaires, des recettes ordinaires et des recettes extraordinaires.
C'est ce qui est prouvé par le point de départ qu'il accepte et qu'il mentionne en ces termes :
« Les comptes des années 1830 à 1840 inclusivement sont arrêtés par la loi. Ils présentent un solde passif, etc... »
Ces comptes comprennent évidemment les dépenses ordinaires ainsi que les dépenses extraordinaires, et les recettes ordinaires ainsi que les recettes extraordinaires. L'erreur est donc manifeste.
Mais d'où vient, entre autres, l'étrange inadvertance par suite de laquelle l'honorable M. Malou, dans une publication faite en juillet 1847, s'est cru autorisé à soutenir que la gestion des années antérieures à 1847 présentait, quant aux recettes et aux dépenses ordinaires, un solde actif de 3,197,187 fr. 66 c. d'après les faits alors connus ? C'est que l'honorable M. Malou a compté comme recette effective les 15,730,111 fr. provenant des ressources spéciales du traité de 1842, qui n'ont été réalisées que plus tard ; c'est qu'il porte en outre comme recette en 1844 1,110,000 fr. montant d'une émission de bons du trésor, de ce qu'en 1845 il porte également en recette 14,750,000 fr. montant encore d'une émission de bons du trésor ; c'est qu'en 1846, il porte en recette une somme de 5,220,960 fr. qui n'était également qn'une émission de bons du trésor !
En définitive l'honorable M. Malou prévoyait sur les exercices antérieurs à 1847 un boni de 3,197,187 ; nous avons au contraire un déficit de 28,893,528 fr. 12 c, légère différence de 32 millions !
Après, cela, s'il faut en croire l'honorable M. Malou, j'ai dénaturé la situation par une opération qui consiste à rattacher à certains exercices tout le déficit du passé et à les priver du boni que le passé leur a légué.
Eh ! si quelqu'un a dénaturé la situation, messieurs, ce n'est pas moi, c'est l'honorable M. Malou.
Il a dénaturé la situation en y comprenant, ainsi que dans les exposés de la situation du trésor qu'il a publiés jusqu'en 1846, comme recettes faites des ressources éventuelles qui restaient à réaliser. Ainsi, comme nous venons de le voir, il a porté en recettes les valeurs que le traité de 1842 a mises à la disposition de la Belgique, l'encaisse de la Société Générale, le fonds à 2 1/2 p. c. affecté à la caisse de retraite, les restitutions à faire par certaines provinces ; le fonds de l'agriculture en 2 1/2 p. c. et, ce qui est plus incroyable, des émissions de bons du trésor.
C'est ainsi que l'honorable membre a dénaturé la situation du trésor. Mais le grief qu'il fait au ministère actuel n'est en aucune manière fondé : nous n'avons nullement fait ce que l'honorable membre nous attribue ; nous avons exposé les faits réels, tels qu'ils résultent des comptes arrêtés. Nous n'avons pas rattaché à un exercice tout le déficit du passé en privant cet exercice du boni que le passé lui aurait légué. L'honorable M. Malou ne saura pas fournir une seule preuve, une seule, à l'appui de son assertion.
Il a essayé cependant de la justifier en disant que pour les exercices antérieurs à 1848 on avait affecté à l'extraordinaire tous les crédits ouverts pour travaux publics, y compris les sommes qui restaient à dépenser, tandis que pour 1848 on n'avait affecté à l'extraordinaire que les parties des crédits réellement dépensées.
Messieurs, on a procédé en 1848, comme on avait procédé antérieurement C'est en suivant exactement les mêmes errements, la même comptabilité que les chiffres ont été posés. Il est vrai qu'en 1848, on a transféré à l'exercice subséquent la partie libre des crédits extraordinaires, mais pourquoi l'a-t-on fait ?
Parce que la loi de comptabilité l'exige, l'exercice pour les fonds spéciaux n'étant plus que de 12 mois, à partir de 1850. Mais cela est entièrement indifférent ; ce transfert n'affecte en rien la situation ; il la laisse ce qu'elle était ; il n'y a qu'un simple changement d'éciitures, qui ne modifie en aucune façon la situation financière.
L'honorable M. Malou nous dit que le découvert depuis l'avénement du cabinet actuel s'est augmenté de 11 millions ; que la situation s'est aggravée de 32 millions depuis 1847.
L'honorable M. Malou a parfaitement raison ; ce découvert s'est accru...
M. Malou. - J'ai dit que la situation générale s'était aggravée...
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Vous parlez de l'aggravation de la situation générale ; nous sommes d'accord ; la dette s'est accrue ; cela est très vrai.
Mais, pour l'explication de cette aggravation, nous avons un petit événement qui s'appelle la révolution de 1848, et qui nous a laissé pour 1848 et 1849 quelque chose comme 12,000,000 en moins sur nos recettes.
On a accordé, en outre, par suite de ce même événement, un crédit de (page 1311) 9 millions au département de la guerre. Il y a eu également divers crédits extraordinaires motivés par les circonstances. Enfin, à part ces mécomptes ou ces obligations nouvelles, il y a eu des crédits indispensables pour continuer d'acquitter les engagements contractés par les administrations précédentes. C'est ainsi que se compose cette aggravation.
Pour acquitter ces engagements contractés, il a fallu voter des crédits pour environ 14 millions (13,915,000 fr.), somme qui peut figurer très légitimement au passif de l'ancienne administration, car il n'y avait pas de recettes correspondantes pour y faire face.
Mais selon l'honorable M. Malou, daus les tableaux annexés à la situation du trésor, nous avons commis une grave omission. Au nombre des acquisitions qui ont été faites, on ne porte pas celle de la forêt de Soignes ; et par ces diverses omissions qu'on s'est abstenu, sauf pour la forêt de Soignes, de signaler ; par ces diverses omissions, on fait tort au passé, prétend l'honorable M. Malou, d'une somme de 46 millions.
Messieurs, j'attendrai que l'honorable membre ait indiqué le détail de cette somme de 46 millions, pour pouvoir m'y reconnaître ; quant à présent, je déclare que cette énoncialion vague est parfaitement inintelligible pour moi. Je crois que je ne m'expose pas beaucoup en plaçant provisoirement ces 46 millions à côté du fameux excédant de 3 millions qui s'est transformé en un déficit de plus de 28 millions de francs.
Je ne puis m'expliquer que sur la forêt de Soignes. Il n'y a eu de ce chef aucun mouvement de fonds ; il n'est pas entré un écu dans les caisses de l'Etat. La Société Générale devait au gouvernement des Pays-Bas 32 millions de florins ; le gouvernement belge devait à la Société Générale 16,500,000 fl., de sorte que laSociété Générale avait à payer au gouvernement belge, substitué au gouvernement des Pays Bas, 15,500,000 fl. ; la Société Générale s'est libérée ; elle s'est libérée par la cession de la forêt de Soignes, évaluée à 8,100,000 fl., et par des obligations à termes qui ont été payées à leur échéance pour 7,400,000 fl. Une partie de ces obligations ont été passées à l'ordre du comte de Nassau ; le surplus, soit 5 millions figure parmi les recettes de l'exercice 1843 ; (erratum, p. 1317) je ne devais pas parler de la forêt de Soignes, et mes prédécesseurs ne l'auraient pas fait non plus, car l'honorable M. Mercier n'avait pas pu faire entrer la forêt dans les caisses de l'Etat et je ne pouvais donner que l'indication des sommes qui sont entrées dans ces caisses de l'Etat et qui en sont sorties.
Mais on peut se demander vraiment, à quoi bon tous ces détails, toutes ces explications, toutes ces controverses, ces objections et ces critiques que soulève l'honorable M. Malou et qui m'obligent à relever tant d'erreurs ?
Je sais que l'honorable M. Malou aime, dans cette matière, à déplacer la question. Quelle est la question ? C'est uniquement de savoir si nos ressources nous ont permis dans le passé et nous permettent dans le présent de payer nos dépenses.
Au lieu de chercher à résoudre cette simple question, au lieu de constater que les dépenses ont été faites au-delà des ressources de 1830 à 1850, l'honorable M. Malou s'écrie qu'on a fait pendant ce temps-là des choses magnifiques ; qu'on a construit de beaux travaux, acheté la forêt de Soignes et le palais de Tervueren, et qu'enfin on a notablement accru la richesse publique.
Qui le conteste ? Des critiques de détail peuvent avoir été dirigées contre tels ou tels travaux ; mais dans l'ensemble, des critiques ont-elles été dirigées contre le principe même qui faisait décréter les travaux qui ont été exécutés en Belgique ? Pas le moins du monde ; mais à toutes les époques, l'opposition disait à l'honorable M. Malou, lorsqu'il était au ministère. « Vous faites des dépenses sans avoir le moyen de les payer ; réduisez vos dépenses ou bien créez des ressources. » Et contraint par la nécessité, par l'évidence, l'honorable M. Malou finissait par avouer qu'il faudrait en effet augmenter les ressources permanentes de l'Etat, il le disait dans la séance du 8 mars 1847.
Que craignez-vous ? Pourquoi nous occuper de tant d'objets divers, ayant à examiner la smiple question de savoir si les recettes ont été suffisantes pour payer les dépenses, et si vous pouvons continuer sans une aggravation d'impôts ? Or, j'ai sur ce point votre aveu, je n'ai pas seulement votre aveu de 1847, mais j'ai votre aveu dans cette discussion même ; vous reconnaissez qu'il est indispensable de créer de nouvelles ressources. N'est-ce pas assez pour cette discussion ?
Et pourtant, je ne puis maintenant laisser sans réponse l'apologie que l'honorable membre fait de son administration et les critiques qu'il dirige contre la nôtre ?
On a toujours fait à l'honorable M. Malou un grave reproche ; on lui disait : « Vous avez eu tort d'excéder les forces de la dette flottante ; les émissions des bons du trésor pendant votre administrations ont été trop considérables ; vous deviez les restreindre ; vous deviez consolider cette dette, puisque enfin vous l'aviez contractée. Vous deviez faire un emprunt.
« Oui, dit l'honorable M. Malou, j'aurais dû faire cet emprunt, je l'aurais fait si j'avais prévu les événements de 1848 ; je ne les ai pas prévus, »
Mais non, il ne fallait pas prévoir ces événements ; ce n'était pas à cause de ces événements, bien improbables (erratum, p. 1317) que la prudence nous commandait d'agir autrement que vous ne l'avez fait ; c'était à cause de l'excès même de la dette flottante ; le moindre événement pouvait compromettre une pareille situation. Mon honorable ami, M. Delfosse, n'a cessé, pendant qu'il était dans l'opposition, d'avertir à cet égard l'honorable M. Malou ; l'honorable M. Osy lui tenait le même langage ; des amis de l'honorable M. Malou lui adressaient le même avertissement.
Mais, nous objecte aujourd'hui l'honorable M. Malou : Si je n'ai pas contracté d'emprunt pour consolider la dette flottante, vous-même vous ne l'avez pas fait depuis, quoique vous fussiez dans des circonstances plus favorables.
Dans des circonstances plus favorables !... Mais quelles circonstances plus favorables ont jamais existé que celles qui se sont présentées pendant les deux années de votre ministère ? Pouvez vous comparer cette situation à celle qui s'est présentée depuis lors ? Consultez donc le cours des fonds publics : c'est là, je pense, le régulateur qui devait attirer vos regards.
Depuis le 12 août 1845 jusqu'au 12 août 1847, pendant tout ce temps, ou plutôt jusqu'au mois de juillet 1847, le 5 p. c. a été presque constamment au-dessus du pair ; pendant le même espace de temps le 4 1/2 pour cent était à 101, 100, 99 et enfin au cours le plus bas, avant le mois de juillet 1847, 96. Voilà les circonstances que vous n'avez pas trouvées favorables pour contracter un emprunt et éviter les embarras que vous nous aviez légués !
A partir du 12 août 1847 jusqu'à la révolution de février 1848, sans interruption, le 5 p. c. n'a jamais atteint le pair et le 4 1/2 tombé à 89 en octobre 1847 était à 91 3/8 en janvier 1848.
N'est-ce pas là une preuve irrécusable de la légèreté avec laquelle vous nous accusez de n'avoir pas contracté un emprunt avant les événements de 1848 ? Oh ! sans doute, il vous conviendrait fort de pouvoir nous imputer de n'avoir pas consolidé la dette que vous aviez laissée, car vous réussiriez ainsi peut-être à faire oublier que l'on a dû porter les emprunts forcés au chiffre élevé qu'ils ont atteint, parce qu'il fallait avant tout faire honneur à la signature du gouvernement et éteindre par la moitié du produit des emprunts forcés les bons du trésor que vous aviez créés.
Mais, quant à nous, dès que les circonstances l'ont permis, nous avons réalisé les titres de la dette mis à notre disposition, et nous avons ainsi, par une opération unanimement approuvée dans cette chambre, consolidé une partie de notre dette flottante.
Mais, poursuit l'honorable membre, si vous êtes obligé aujourd'hui de demander de nouveaux impôts, malgré les réductions notables de dépenses que vous avez faites, c'est que vous avez en même temps diminué vos ressources.
Nous avons diminué nos ressources par les modifications que nous avons introduites dans le tarif du chemin de fer ; nous avons diminué nos ressources par la réduction des péages du canal de Charleroy ; nous avons diminué nos ressources par l'abaissement du droit de poste ; nous avons diminué nos ressources par la suppression du timbre des journaux. C'est là ce qu'énonce l'honorable M. Malou.
Quant aux recettes du chemin de fer, elles étaient, en 1847, de 14,650,000 fr. ; elles se sont élevées en 1850 à 14,847,000 fr. Non seulement, il n'y a pas eu affaiblissement des recettes, mais une recette supérieure à celle de 1847. L'honorable M. Malou nous dira : Mais si vous n'aviez pas modifié les tarifs, vous auriez obtenu une recette supérieure, car en 1850, vous avez eu un tonnage supérieur à celui de 1847. C'est la seule objection que déjà nous avons rencontrée et qui vraiment n'est pas sérieuse.
M. Dumortier. - C'est clair comme deux et deux font quatre.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Pour M. Dumortier, c'est tellement clair que pendant je ne sais combien d'années vous avez prétendu que par une simple modification de tarif on obtiendrait une augmentation de plusieurs millions de recettes, et quand vous avez été mis en demeure de formuler votre système, vous avez abouti à une œuvre qui ne supportait pas l'examen (Interruption.)
Cela a été reconnu dans la discussion et par l'adoption d'un projet de loi dont on a conjecturé qu'on pouvait avoir 500 mille francs de recettes de plus.
M. Dumortier ; - Vous avez combattu notre projet.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Nous avons démontré qu'il n'était pas soutenable. Je regrette de voir M. Malou d'accord sur ce point avec M. Dumo tier ; il aurait dû laisser M. Dumortier dans son isolement ; M. Dumortier, aidé peut-être par M..Malou, va recommencer la même thèse en ce qui concerne le tarif des marchandises.
Condamné sur le tarif des voyageurs, il se rejette sur le tarif des marchandises. (Interruption.) Vous faisiez espérer plusieurs millions pour quelques changements au tarif des voyageurs.
M. Dumortier. - Faites-les !
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - La chambre a prononcé ; (erratum, p. 1317) elle a écarté vos intentions. Vous avez été mis en demeure de formuler ces changements ; vous avez présenté votre projet, personne ne s'est levé en sa faveur, pas même vous, si je ne me trompe...
Nous ne pouvons pas nous arrêter à un système condamné quand la chambre l'a écarté et adopte un projet de loi définitif dont on espère une augmentation de recette de 300,000 fr.
M. Dumortier. - Ce projet adopté par la chambre a été combattu par le ministère.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Oui, ce projet a été combattu par nous. Nous le combattions comme étant de nature à prèjudicier aux recettes. L'expérience prononcera. L'honorable M. Dumortier d'accord avec M. Malou dit aujourd'hui : Ce n'est plus le tarif des voyageurs, c'est le tarif des marchandises.
(page 1312) M. Dumortier et M. Malou. - Non ! non !
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - C'est donc maintenant le tarif des marchandises.
M. Dumortier. - L'un et l'autre ; ce sont vos tarifs qui ont fait perdre des millions au pays.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Nous pourrions discuter éternellement sans nous mettre d'accord avec l'honorable M. Dumortier. Il faut bien pourtant qu'il accepte la condamnation prononcée par la chambre contre son système ; à ce prix j'accepte la condamnation qu'il prononce contre le nôtre. C'est un sacrifice gratuit que je fais à l'honorable M. Dumortier.
Par le tarif des marchandises, c'est encore quelques millions de plus qu'on peut obtenir ! Comme le service des marchandises produit à peu près la même somme que le service des voyageurs, vous aboutirez au même résultat. Ce serait pour vous une nouvelle déception. Je me trompe, vous auriez, surtout pour les marchandises, par une augmentation de tarif, une recette moindre.
Mais, nous dit-on, vous avez eu depuis l'abaissement du tarif des gros ses marchandises un tonnage plus considérable, et vous n'avez qu'une recette un peu supérieure à celle de 1847 ? Mais qui ne comprend que le calcul qui consiste à appliquer a ce tonnage l'ancien tarif pour en conclure que s'il n'y avait pas eu abaissement (erratum, p. 1317) on aurait perçu une somme plus élevée, est radicalement faux ?
C'est comme si les adversaires de la réforme postale en Angleterre disaient : Avant la réforme, on payait en moyenne 1 fr. par lettre ; depuis que la taxe a été abaissée à un penny, nous avons bien des millions de lettres de plus ; si nous avions maintenu le droit à un franc, nous aurions une recette supérieure de plusieurs millions à celle que l'on fait aujourd'hui. Le vice d'un pareil raisonnement est manifeste.
Nous avons un million de lettres de plus, depuis la réforme postale, peut-on en conclure que si nous n'avions pas abaissé la taxe nous aurions fait une recette égale à la somme qu'aurait produite un million de lettres transportées au prix ancien ? Et pourtant, c'est ce magnifique raisonnement qu'on applique au chemin de fer.
Ma réponse à M. Malou est peremptoire. Nous n'avons pas eu de diminution de recette. En 1847 la recette avait été de 14,650,000 fr. et en 1850 elle a été de 14,847,000 fr.
A moins que l'honorable membre ne démontre que l'abaissement du tarif était de nature à produire une diminution de recette, ce qu'il n'a pas démontré et ne démontrera pas, l'induction qu'il tire de la réduction des tarifs ne peut être admise.
L'abaissement des péages du canal de Charleroy a eu deux causes : l'ouverture du chemin de fer de Mons à Manage qui, plaçant les charbonnages du centre en communication avec les chemins de fer (erratum, p. 1317) de l'Etat, établissaient une voie concurrente au canal de Charleroy, devait inévitablement provoquer une réduction de péage.
M. Dumortier. - Le chemin de fer de Manage n'a rien fait ; mais par la réduction des péages sur le canal de Charleroy, vous avez occasionné au trésor une perte de 600,000 fr.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Comme les recettes ne constatent qu'une diminution de 500,000 fr., il faudra bien que vous me concédiez 100,000 fr. J'explique les causes qui ont rendu nécessaire la réduction des péages sur le canal de Charleroy et je suis dans la vérité. J'ajoute que s'il y a eu diminution dans les recettes de ce chef, elle ne résulte pas uniquement de l'abaissement du péage, mais aussi d'une réduction dans les transports.
Mais n'avons-nous eu aucune compensation ? N'avons-nous pas eu de recettes nouvelles en compensation et pour une somme égale sinon supérieure ? Nous avons tu le timbre des effets de commerce, qui a eu pour effet de réduire à 180,000 francs la perte résultant de l'abolition du timbre sur les journaux ; il n'y a qu'une différence de 180,000 francs.
Le timbre des effets de commerce a couvert le reste ; puis nous avons eu 500,000 francs de plus sur les sucres et nous avons eu par la patente des sociétés anonymes, 300,000 francs, et plus ; si l'on veut ajouter à cela le produit des droits d'entrée sur les denrées alimentaires, une somme de 1,200,000 francs, on trouvera, j'espère, de larges compensations.
Il y a beaucoup plus de recettes nouvelles qu'il n'y a eu de suppressions de recettes, et au surplus, cette suppression de recettes, nous maintenons qu'elle était juste, qu'elle était nécessaire. Il était utile, dans l'intérêt général de réduire la taxe postale, comme il a été parfaitement légitime et non pas à cause des événements de 1848 qui ont fait voter la loi à l'unanimité, mais pour le principe en lui-même, de supprimer le timbre des journaux.
Je devrais me livrer encore à une discussion fort longue toute de chiffres, pour établir la distinction complète entre les faits de la gestion de 1830 à 1847 et les faits de la gestion de 1849 jusqu'à ce jour.
Mais il semble inutile d'insister, puisque, au fond, il n'y a pas de doute que notre situation ((eratum, p. 1317) si nous voulons ne nous préoccuper ni des uns ni des autres de ceux qui ont administré aux diverses époques) ne présente les résultats que j'ai indiqués ; personne, j'espère, ne le contestera.
M. Jacques. - Je le contesterai.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Dans lous les cas je suis d'accord sur ces chiffres avec les registres de la comptabilité et avec la cour des comptes.
J'ai indiqué les résultats de ces diverses gestions, j'en ai induit que le déficit ayant été de 43 millions en dix-huit années, (erratum, p. 1317) ce qui présentait une moyenne de déficit de 2,400,000 fr., et - ce déficit portant sur la recette ordinaire puisque les dépenses extraordinaires ont été couvertes par des ressources de même nature- j'en ai induit qu'une somme de 2,500,000 à 3,000,000 de fr. était nécessaire pour faire face aux besoins du pays. Veut-on, comme je l’annonçais en commençant, recourir à un autre procédé, pour reconnaître qu’en effet cette somme est nécessaure ? Je vais indiquer d’autres chiffres que chacun de vous, messieurs, pourra également vérifier.
De 1830 à 1850 (21 ans), sur des budgets qui se sont réalisés avec une recette de 2,004.812,000 et avec une dépense de 2,044,440,000, nous avons eu dix budgets qui se sont fermés avec un excédant global de recette de 19,033,000 fr. , et les onze autres budgets avec un déficit de 59,261,000 fr. De sorte que nous nous trouvions à la fin de 1850, en présence d'un découvert de 39,628,000 fr.
Pour faire face à ce découvert, quelles ressources avons-nous employées ? D'abord le faible excédant de 2,514,600 fr. que nous laissent les produits extraordinaires des emprunts, des ventes de domaines et de ressources mises à notre disposition par le traité de 1842, et ensuite des bons du trésor remboursables à échéances fixes.
Les budgets, depuis 1840, peuvent être considérés comme des budgets normaux. Parcourons-les. Que voyons-nous ?
C'est que l'exercice 1840 qui, d'après les prévisions, devait laisser un excédant de recette de 3,003,000 fr., se ferme avec un excédant de dépense de 913,000 fr.
C'est que les budgets de 1841, votés avec un déficit de 2,239,000 fr., se ferment avec un déficit de 11,118,000 fr.
C'est que le budget de 1842, sur lequel il devait rester un excédant de recette de 333,000 fr., arrive au terme de sa clôture avec un déficit de 863,000 fr.
Sur 1843, on prévoit 1,038,000 fr. d'excédant en recette ; on arrive à la fin de l'exercice avec un découvert de 4,626,000 fr.
Les exercices 1846, 1847 et 1848 dont les budgets avaient été respectivement votés avec un déficit de 389,000 fr., de 1.778,000 fr. et de 581,000 fr., se ferment avec un déficit de 2,026,000 fr., de 9,472,000 et de 11,541,000 fr.
Les exercices 1844, 1845, 1849 et 1850 sont les seuls qui se ferment ou paraissent se fermer avec un excédant de recette.
1844 laisse un excédant de 1,750,000 ; 1845, de 1,989,000.
L'exercice 1849, malgré les économies introduites dans les budgets, malgré une diminution de 3,760,000 fr. dans les crédits ouverts pour le service de la dette, était présumé devoir présenter un simple excédant de 1,105,000 fr. et l'exercice 1850, un excédant de 1,273,000 fr. qui, aujourd'hui, par suite de crédits supplémentaires et extraordinaires dont les projets sont votés, déposés ou proposés, se transforment en un déficit de 253,000 fr.
Si maintenant, sans s'attacher aux exercices antérieurs, on récapitule les résultats de tous les exercices depuis 1840, on constate que l'on a un excédant total de recette de fr. 6,118,000, tandis que les excédants de dépenses provenant soit des crédits supplémentaires, soit de mécomptes dans les recettes, sont de fr. 40,282,000. La différence ou déficit sur les budgets ordinaires de 1840 à 1850 inclus, est donc de 34,1064,000 fr.
Déficit qui correspond à une moyenne annuelle de trois millions cent mille francs.
Prétcndra-t-on que l'on ne peut pas prendre pour base de comparaison une période d'années pendant laquelle se sont produites et la crise alimentaire et la révolution de février 1848 ?
Examinons quelle a été l'influence de ces événements sur les recettes ordinaires.
L'année 1845, sous ce rapport, peut être considérée comme une année normale. Les recettes se sont élevées à fr. 112,276,000
Les années 1846 et 1847 ont subi l'influence de la disette ; les produits auraient donc dû être inférieurs à ceux de 1845. Le contraire s'est présenté. Les recettes, au lieu de fléchir, se sont élevées pour 1846, à 112,742,000 fr. et pour 1847, à 112,889,000 fr.
On peut donc dire que la seule influence que ces événements aient exercée sur les recettes, c'est d'arrêter la progression qui s'était fait sentir d'année en année. Pour 1848, les produits ont été de 108,316,00 fr. et pour 1849, de 113,450,000 fr. Enfin pour 1850, de 118,205,000 fr.
Ainsi, pour ces six années, les produits se sont élevés à 677,878,000 fr., tandis que les prévisions étaient de 686,944,000 fr.
Si l'on considère cette différence de 9,000,000 fr. comme due à la seule influence des événements, le chiffre du déficit que (page 1314) nous venons d'évaluer a 34,164,000 fr., se réduirait à 25,164,000 fr., soit encore une moyenne de 2,300,000 fr. ; d'où je conclus que j'estime modérément de 2,500,000 à 3 millions de francs les ressources nouvelles qui sont indispensables au trésor.
Messieurs, l'honorable M. Malou, et je termine par cette dernière observation, vous a dit que dans les dépenses ordinaires du budget, il y avait des dépenses extraordinaires, et il a cité en preuve les routes. Il y a, messieurs, à cette objection une double réponse.
D'abord on a reconnu la nécessité d'affecter à ces routes une certaine somme annuelle d'une manière normale et permanente. Il faut donc ou supprimer la dépense ou la couvrir par des ressources également normales et permanentes.
Les dépenses de l'Etat qui figurent au budget ont deux qualifications : les unes sont nommées ordinaires ; les autres extraordinaires ; mais dans la réalité, elles doivent être faites les unes et les autres chaque année. Il y a entre elles cette seule différence que les dépenses ordinaires s'appliquent aux mêmes objets, aux mêmes services chaque année, tandis que les autres s'appliquent tantôt à un service, tantôt à un autre. Mais ces dépenses soit qu'on les qualifie d'ordinaires, soit qu'on les qualifie d'extraordinaires dans le budget, sont, en règle générale, des dépenses normales et permanentes qui se représentent chaque année. Il est dès lors indispensable d'assurer ce service de la même manière que tous les autres.
Ensuite, et c'est la seconde réponse à l'objection de l'honorable M. Malou, si les budgets comprennent certaines dépenses extraordinaires, quoique normales et permanentes, comme celle des routes, le budget des voies et moyens contient, d'un autre côté, et en grand nombre, des recettes extraordinaires qui sont destinées (erratum, p. 1317) à disparaître successivement.
Ainsi, on y trouve les recettes provenant de rachat et transfert de rentes et de l'aliénation de rentes constituées, des intérêts du fonds de l'industrie, des avances à des communes, etc., pour capitaux inscrits au grand-livre d'amortissement ; des intérêts sur des émissions de billets de banque, des intérêts de l'encaisse du caissier de l'Etat, des intérêts du prêt fait à la Banque de Belgique, et surtout, messieurs, du prix de vente de domaines qui a constamment figuré dans le budget. Ce sont là des produits réellement extraordinaires, qui tendent à disparaître chaque année.
Et voulez-vous savoir ce qu'ils représentent dans les budgets l En 1840 ces produits se sont élevés à 5,268,000 francs, en 1841 à 2,523,000 fr., en 1842 à 1,530,000 fr., en 1843 à 2,841,000 fr., en 1844 à 1,905,000 fr., en 1845 à 1,310,000 fr., en 1846 à 1,619,000 fr., en 1847 à 1,475,000 fr., en 1848 à 835,000 fr., en 1849 à environ 1,600,000 et en 1850 à 1,000,000 fr.
Il y a certainement, dans les recettes de cette nature, recettes purement accidentelles, de quoi compenser certaines dépenses extraordinaires qui peuvent également se rencontrer dans les budgets.
Que résulte-t-il donc, messieurs, de l'examen auquel nous venons de nous livrer ? N'est-ce pas la conviction que, sans ressources nouvelles, il serait impossible d'entrer dans une voie régulière, il serait impossible d'arriver à d'autre résultat que celui-ci : Augmenter la dette, toujours augmenter la dette ! Et encore il faudrait des ressources pour faire face aux intérêts et à l'amortissement.
Augmenter la dette ! Je puis sans doute le faire ; rien ne serait plus commode. Je proposerais de consolider ce qui me reste de la dette flottante, 14 ou 15 millions. Vous me donneriez de grand cœur l'autorisation de faire cette consolidation. Et cela fait, ce serait à recommencer !
Nous émettrions des bons du trésor, et après un certain nombre d'années, nous retrouverions la situation que nous avons trouvée en 1847, c'est-à-dire une circulation de 25 à 27 millions de bons du trésor.
Nous pourrions avec ces 25 ou 27 millions faire aussi de bien belles choses et bien utiles et bien vivement réclamées par le pays. Nous pourrions accroître la richesse nationale sans trop nous soucier de créer des embarras au trésor, et nous pourrions ensuite nous défendre, comme le fait l'honorable M. Malou. Mais nous croyons que ce serait mal administrer ; voilà notre conviction. Nous croyons qu'il faut dire à la chambre et au pays, parce que c'est à la chambre et au pays à juger, qu'il importe que les ressources ordinaires soient plus élevées, afin de ne pas accroître constamment la dette. C'est là l'objet de la discussion à laquelle nous nous livrons ; c'est là ce qui a motivé les propositions que nous avons l'honneur de soumettre à la chambre.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - J'ai l'honneur de déposer sur le bureau un projet de loi ayant pour but d'étendre aux travaux de drainage les effets de la loi du 28 avril 1838, en ce qui concerne le passage des eaux.
- Il est donné acte à M. le ministre de la présentation de ce projet de loi. La chambre en ordonne l'impression et la distribution et le renvoie à l'examen des sections.
M. Jacques. - (Nous donnerons son discours, que l’honorable membre continuera dans la séance de demain).
- La séance est levée à 4 3/4.