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Chambres des représentants de Belgique
Séance du lundi 7 avril 1851

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1850-1851)

(Présidence de M. Verhaegen.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 1130) M. A. Vandenpeereboom procède à l'appel nominal à deux heures et un quart.

La séance est ouverte.

M. de Perceval donne lecture du procès-verbal de la séance de samedi ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. A. Vandenpeereboom fait connaître l'analyse des pièces adressées à la chambre.

« Le sieur Gillard demande une loi pénale qui assure l'exécution des articles 69, 70 et 71 de la loi communale. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Les sieurs Kesteloot et Vandenbussche, à Nieuport, réclament l'intervention de la chambre pour faire réformer des décisions du conseil de milice de Fumes et du conseil de révision de Bruges, »

- Même renvoi.


« Le sieur Lefebvre, se plaignant des difficultés qu'il rencontre dans l'application de son procédé destiné à combattre la pleuro-pneumonie épizootique, demande un subside qui lui permette de publier un mémoire pour faire connaître son procédé. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Plusieurs habitants de Wielsbeke demandent qu’il soit pris des mesures pour relever l’industrie linière. »

« Même demande de plusieurs habitants d'Emelghem et de Moen. »

M. de Muelenaere. - Ce sont des habitants de plusieurs communes de la Flandre occidentale qui se plaignent de la situation vraiment fâcheuse où se trouve l'industrie linière. Il est indispensable d'aviser aux moyens nécessaires pour remédier au mal. Je demande, vu l'urgence, le renvoi de ces pétitions à la commission, avec prière d'un prompt rapport.

M. Rodenbach. - Appuyé. Mais comme la chambre se séparera probablement à la fin de la semaine, je demanderai que le rapport soit fait avant les vacances de Pâques.

M. le Bailly de Tilleghem. - J’avais les mêmes observations à présenter que les honorables préopinants. J’appuie le renvoi dans les termes qu’ils ont proposés.

- Cette proposition est adoptée ; en conséquence, les pétitions sont renvoyées à la commission des pétitions, avec demande d'un rapport avant les vacances de Pâques.


M. Osy, obligé de se rendre à Gand, demande un congé d'un jour.

- Accordé.


M. de Steenhault demande un congé de quelques jours.

- Accordé.

Rapport sur des pétitions

M. de Bocarmé, au nom de la commission d'industrie, dépose le rapport sur deux demandes d'augmentation de droits sur les foins et sur les allumettes phosphoriques.

Rapport sur une demande en naturalisation

M. Destriveaux, au nom de la commission des naturalisations, dépose le rapport sur une demande de naturalisation.

- La chambre ordonne l'impression cl la distribution de ces rapports, qu'elle met à la suite de l'ordre du jour.

Projet de loi sur le crédit foncier

Discussion générale

M. Cools renonce à la parole.

M. Rodenbach cède son tour de parole à M. de Liedekerke.

M. de Liedekerke. - Messieurs, au point où en est venu le débat, je n'insisterai pas beaucoup pour user du tour de parole qu'a bien voulu me céder l'honorable M. Rodenbach, si la chambre est disposée à clore la discussion générale.

J'avais demandé la parole à la fin de la séance de samedi avec l'espoir de pouvoir répondre immédiatement à quelques assertions qu'avait émises M. le ministre des finances ; mais, je le répèle, si la chambre veut clore la discussion générale, je ne m'y opposerai pas ; si, au contraire, on continue la discussion générale, je présenterai quelques courtes observations. (Parlez ! parlez !)

M. le ministre des finances disait dans la dernière séance, en opposition avec ce qu'avait dit l'honorable M. Roussel, qu'il n'y a aucun privilège dans le projet de loi du crédit foncier, et que dès qu'une proposition était faite dans l'intérêt public pour l'avantage général, il n'y avait plus de privilège.

Je me permettrai d’observer qu’il y aura évidemment toujours un privilège dans la loi du crédit foncier. Car les droits que vous avez consignés dans le projet de loi, et qui sont uniquement établis pour la caisse du crédit foncier, ne s’étendent pas aux particuliers. Ainsi en fait, ce qui se présentera, ce sera que l’emprunteur qui viendra demander des fonds à un capitaliste, recevra la réponse suivante.

Je veux bien vous prêter, mais je veux que ce soit par l'intermédiaire de la caisse du crédit foncier. Car cette institution a des droits, des privilèges, des avantages d'expropriation et d'autres avantages légaux que ne poscèdent pas les particuliers.

Sous ce rapport donc, il faut bien reconnaître que la concurrence sera impossible ou au moins extrêmement difficile et qu'il y aura avantage pour la caisse. Or, tout avantage qui ne s'étend pas à tout le monde est évidemment un privilège et constitue une exception.

L'honorable M. Lebeau, dans la séance de vendredi, et M. le ministre des finances, dans la séance de samedi, vous disaient qu’ils défiaient qui que soit, de trouver un pays où le gouvernement n'intervenait pas plus ou moins. La différence, ajoutaient ces honorables membres, se trouve seulement dans la dose de l'intervention. Mais c'est justement sur la dose de l'intervention, sur la quotité de l'intervention que nous discutons et que s'établit le débat.

D'honorables membres voudraient une intervention à une dose portée à sa plus haute puissance. Nous, nous voudrions une intervention à la dose la moins forte possible, et pour mieux rendre ma pensée, à une dose presque homéopathique.

La question de l'intervention de l'Etat est certainement ce qui se trouve au fond de cette loi ; c'est là la source de la dissidence profonde et de la divergence qui se montre entre les différentes opinions. Il y a dans la société des besoins tellement généraux, qu'on ne peut évidemment y pourvoir que par l'établissement de services publics. Mais si vous enlevez constamment aux transactions particulières ce qui pourrait lui être plus utilement abandonné, parce qu'on arriverait à les établir en conséquence d'un prix débattu, vous forcez l'Etat à aboutir, à quoi ? A vous demander en échange des services d'impôt. Eh bien ! c'est là un des plus grands dangers pour les gouvernements constitutionnels ; c'est là ce qui fausse le plus son but.

Qu'espérait-on, messieurs, du gouvernement constitutionnel ? C'est qu'il arriverait à un contrôle constant, sévère, rigoureux des dépenses. C'est donc fausser son but que de l'entraîner à un établissement croissant et toujours plus oppressif d'impôts publics. Messieurs, on établira ainsi une hiérarchie de services et de faiblesses réciproques. Qu'arrivera-t-il ? Le gouvernement cédera constamment aux services qui seront réclamés par les élus. Les élus tâcheront de céder toujours aux services qui leur seront demandés par les électeurs. On établira une hiérarchie générale de servilités, de faiblesses, de concessions réciproques.

Quelles sont les deux grandes causes de décadence, messieurs, pour tous les gouvernements ? D'une part, c'est d'exagérer leur principe, car c'est ainsi qu'on arrive à l'impuissance même, comme cela se voit dans un pays voisin, où maintenant l'on ne parvient plus ni à établir ni un pouvoir ni même un ministère. C'est, d'autre part, de méconnaître le but même de ces gouvernements ; et c'est méconnaître la situation actuelle et les exigences de la société moderne que d'entraver ou de restreindre sans cesse la liberté et l'initiative individuelles.

Messieurs, je demande pardon à la chambre, s'il y a quelque désordre dans mes idées ; j'ai été très souffrant et je ne suis pas encore remis.

Messieurs, dernièrement M. le ministre des finances vous parlait de l'Angleterre et de l'Amérique ; il vous disait qu'en Angleterre l'Etat intervenait de différentes manières, et il citait, ou du moins M. Lebeau, la Banque d'Angleterre. Eh bien, messieurs, c'est là une véritable erreur : la Banque d'Angleterre n'est pas une institution gouvernementale, la Banque d'Angleterre rend des services à l'Etat : comme caissier, elle fait les recettes de l'Etat ; elle lui procure des avances ; elle opère les remboursements et poursuit l'amortissement ; mais évidemment la Banque d'Angleterre n'est pas une institution gouvernementale, ce serait peut-être trop de dire qu'elle soit un rouage gouvernemental. En Angleterre, tout ce qui concerne l'établissement de routes, tout ce qui concerne l’établissement de canaux, celui de voies ferrées, tout cela, messieurs, appartient à l'initiative particulière, c'est le résultat des efforts individuels...

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Sauf les exceptions.

M. de Liedekerke. - Mais les exceptions sont extrêmement rares et extrêmement difficiles à citer. L'honorable M. Lebeau a cité la banque d'Angleterre, mais évidemment la banque d'Angleterre est une grande institution qui se dirige, qui se gouverne, qui se conduit par elle-même et qui rend des services à l'Etat comme grand établissement financier, mais qui ne relève pas de l'Etat. Toutes les autres grandes entreprises, routes, canaux, voies ferrées, sont également abandonnées aux particuliers.

Maintenant voulez-vous parler des 75 millions qui ont été avancés à l'agriculture en 1846 ? Eh bien, c'est là une des plus grandes exceptions qui aient été faites en Angleterre, à la règle que je viens d'invoquer, mais dans quel moment l'a-t-on faite ? Dans un moment où l'Angleterre avait bouleversé ses lois les plus anciennes et dépouillé l'agriculture de toute protection. Et qu'est-ce après tout ? Ce sont des avances remboursables en vingt années moyennant des intérêts et un amortissement qui s'élèvent ensemble à 6 p. c.

M. le ministre des finances citait l'autre jour l'Amérique, et il énumérait avec l'accent triomphant en opposition avec les membres qui (page 1131) soutenaient qu'en Amérique les gouvernements n'intervenaient pas dans les affaires privées, il tournerait les différents établissements de banque dans lesquels le gouvernement intervenait d'une manière tout à fait prépondérante.

Messieurs, en Amérique les banques, jusqu'en 1834, étaient complètement indépendantes. En 1834 que s'estil produit ? il s'est produit en 1834 en Amérique une grande hostilité politique, hostilité politique entre la démocratie et la bourgeoisie, qui jus qu'alors avait eu la plus grande part et la plus directe influence dans les banques, et en avait retiré de grands profits.

Eh bien, comment est-on venu à résoudre la question de l'intervention gouvernementale dans les différentes banques ? On l'a résolue en ce sens que la plupart des gouvernements ont pris une part d'intérêt dans les banques et ont eu ainsi l'influence et l'intervention que peut avoir tout actionnaire dans une banque.

Voilà, messieurs, la modification qui a été introduite en 1831, car il n'est aucun pajs où la décentralisation administrative et politique soit plus grande qu'en Amérique ; il n'est aucun pays où l'initiative personnelle ait pris des développements plus puissants, plus considérables, qu'en Amérique, et lorsque j'interrompais, samedi dernier, M. le ministre des finances pour lui dire que ce n'était pas de l'Etat qu'il fallait parler, mais que c'était des Etats, je crois que j'avais parfaitement raison, car ce sont justement les Etats qui décident eux-mêmes et de leurs impôts, et de leur justice, et de leur milice, et qui prouvent que la centralisation est faible, impuissante, inconnue aux Etats-Unis.

Il y a deux grands intérêts aux Etats-Unis ; d'une part, l'intérêt financier, ; d'une part, l'intérêt des travaux publics. Eh bien, les différents Etats sont intervenus, faiblement, il est vrai, mais ils sont intervenus ; pourquoi ? Parce que la plupart des Etats et notamment de celui qui a été cité par M. le ministre des finances, sont des Etats complètement nouveaux où tout est à faire et qu'ii fallait, pour les élever au niveau des grands progrès commerciaux, industriels, agricoles, des autres Etats plus avancés. (Interruption de M. le ministre des finances).

Pardon, M. le ministre : aux Etats-Unis, on intervient dans les travaux publics ; on y intervient en faisant des prêts aux compagnies, moyennant des intérêts qui ne s'élèvent pas à moins de 6 p. c, et cela ne se fait que dans les Etats les plus nouveaux, et non pas dans les Etats anciens, qui possèdent de plus grands capitaux à cause de leur ancienneté même et peuvent laisser toute liberté à l'initiative personnelle.

L'honorable M. Lebeau soutenait également que l'éventualité des crises que l'on invoquait contre le projet de loi était le plus fort argument qu'il y eût en sa faveur ; mais l'honorable membre, qui citait constamment l'Allemagne à l'appui de ce qu'il avançait, oubliait qu'en 1807, 1806 et 1812, il a fallu interrompre le payement des intérêts des lettres de gage pendant plus de trois année ; l'honorable membre oubliait encore que l'on a dû, en 1834 ou en 1835, réduire en Prusse à 3 p. c. l'intérêt de 4 p. c, ce qui fait une grande différence à l'égard du taux de vos lettres de gage, qui est fixé à 4 p. c.

M. Deliége. - C'est une erreur 1

M. de Liedekerke. - Sur quoi porte l'erreur ?

M. Deliége. - Ce n'est pas à 3 p. c. qu'on a réduit le taux de l'intérêt des lettres de gage.

M. de Liedekerke. - En Prusse, on a réduit à 3 p. c. l'intérêt des lettres de gage par une ordonnance royale qui date de l'année 1834 ou 1835.

De plus, les prêts en Prusse ne descendent pas aussi bas que vous voulez le faire ici. Quel est le moindre prêt qui se fasse dans toute l'Allemagne ? Le moindre prêt est de 500 florins (fr. l,075), tandis qu'ici vous voulez prêter jusqu'à 500 et même jusqu'à 250 fr. C'est là une très notable différence entre le projet d'institution du crédit foncier qui nous est proposé, et toutes les institutions du même genre en Allemagne.

L'honorable M. Lebeau nous reprochait de vouloir rendre le crédit peu accessible à certaine partie de la population : l'honorable membre avait l'air de prétendre que nous étions opposés à ce qu'un crédit utile, bienfaisant, fécond, pût être mis à la portée des classes inférieures.

C'est une véritable erreur que je repousse ; c'est méconnaître notre pensée et le sentiment qui nous guide. Nous ne voulons pas faciliter aux classes inférieures un crédit qui pourrait accélérer leur ruine ; voila quel a été notre sentiment. Jamais, en faisant cette objection ; jamais, en insistant sur cettle pensée, nous n'avons voulu ravir aux classes inférieures des facilités de crédit utiles, bonnes, saines, bienfaisantes.

Jamais, je proteste contre toute autre pensée, nous n'avons voulu empêcher les classes inférieures, dans certaines limites utiles et bonnes, de faire des acquisitions de biens-fonds qui puissent leur rester, leur tourner à profit, qui ne viennent pas compliquer leur situation financière et leur ravir jusqu'à leur avoir présent.

Permettez-moi, pour donner plus de poids à mon opinion, de vous citer un passage d'un rapport de M. Thiers sur le crédit foncier.

« Est-il facile, est-il désirable d'encourager la passion de nos paysans qui déjà achètent plus de terres qu'ils n'en peuvent payer, qui les achètent plusieurs années avant d'en pouvoir acquitter le prix, qui s'épuisent pour en créer la valeur et qui, au lieu d'employer en améliorations les économies qu'ils parviennent à faire, les emploient en nouvelles acquisitions, dont ils élèvent sans cesse le taux par leur concurrence ?

« Est-il désirable de fournir aux constructeurs de nouveaux encouragements à construire, quand déjà il y a beaucoup plus de maisons dans nos villes qu'on ne peut en habiter ?

« Nous nous garderons de prononcer. Mais des esprits très sages sont partages à ce sujet, et s'ils sont prêts à consentir à toute injure qui rendrait plus facile au paysan l'achat du bétail dont il a besoin pour améliorer sa terre, ils ne verraient pas avec autant de confiance essayer des systèmes de crédit plus ou moins solides, qui lui fourniraient de nouveaux moyens d'acheter des champs avant d'être en mesure de les payer. Les propriétaires de la terre ne pourraient qu'y gagner par l'élévation de prix qu'elle acquerrait immédiatement, mais ceux qui la cultivent pourraient bien ne pas bénéficier autant. »

Vous voyez donc, messieurs, que M. Thiers lui-même reconnaît à quel point il peut être dangereux de donner de nouvelles facilités de crédit aux paysans. Je ne prolongerai pas davantage cette discussion. Je ne voulais que répondre à quelques assertions de M. le ministre des finances et protester contre cette insinuation, que je repousse de toutes mes forces, que nous voudrions empêcher les classes inférieures d'user du crédit dans une mesure bonne, sage, utile ; que nous voudrions empêcher les classes inférieures de faire des acquisitions de biens-fonds dans des conditions avantageuses pour leur bonheur et leur prospérité.

M. Jacques. - Les institutions de crédit me paraissent utiles ; le crédit est un moyen puissant de travail, d'activité, d'existence : l'on doit donc chercher à le développer et non à le restreindre. On ne doit pas se laisser arrêter par cette considération que le crédit, dans certaines mains, peut servir à de fausses spéculations, à de folles dépenses. On n'empêche pas d'avoir des couteaux dans les ménages, parce que les enfants peuvent se blesser ; on ne se passe pas de feu, quoique la brûlure cause de vives douleurs. J'approuve donc le but du projet de loi ; mais je trouve que les moyens par lesquels on veut l'atteindre présentent quelques dangers, quelques inconvénients que je désire faire disparaître. C'est ce qui m'a amené à venir proposer quelques amendements.

L'intervention de l'Etat poussée trop loin, l'établissement d'une nouvelle centralisation bureaucratique, les pertes que la caisse pourrait avoir à subir, l’inéfficacité du système pour les localités et les classes qui ont le plus besoin de crédit : tels sont les inconvénients, les dangers auxquels je désire porter remède.

En thèse générale, l'intervention de l'Etat n'a rien qui m'effraye. Je reconnais avec l'honorable M. Lebeau que cette intervention existe jusqu'à certain point partout, en tout temps, en toutes matières.

Il en est ainsi pour la police, pour l'administration de la justice, pour la force armée, pour la plupart des branches d'instruction. L'intervention de l'Etat peut même aller jusqu'au monopole. La poste aux lettres, les passages d'eau en sont des exemples : nous sommes aussi pour les chemins de fer, bien près du monopole.

J'admets volontiers toutes ces interventions de l'Etat ; je consentirais même, si le gouvernement le proposait, à y joindre le monopole des assurances contre l'incendie ; j'irais même jusqu'à permettre au gouvernement d'établir, là où il le croirait utile et nécessaire, des services de messageries entre les stations des chemins de fer et les chefs-lieux de cantons. V'oici la règle que je me suis faite pour l'intervention de l'Etat ; c'est qu'elle s'arrête à la limite que lui tracent la nécessite et l'utilité publique ; c'est qu'elle ne s'étende jamais jusqu'à devenir plus nuisible qu'utile, pius onéreuse qu'avantageuse. Cette limite est souvent difficile à bien saisir , c'est ce qui fait que quoique nous ayons tous les meilleures intentions, nous ne sommes pas toujours d'accord. Ainsi, quoique je reconnaisse avec M. le ministre des nuances que l'intervention de l'Etat existe déjà pour les emprunts hypothécaires, tant par l'institution des notaires qui font les contrats que par l'institution des conservateurs des hypothèques qui constatent les inscriptions ; quoique je reconnaisse encore que le projet de loi qui est en discussion ne fait qu'ajouter quelques degrés de plus à cette intervention de l'Etat, je soutiens qu'il y a, dans ces quelques degrés de plus, quelque chose de trop, quelque chose qui fait aller l'intervention de l'Etat au-delà de la limite qu'elle ne doit pas franchir. J'admets cependant que l'intervention de l'Etat peut aller un peu plus loin qu'elle ne va maintenant ; je pense avec M. le ministre des finances que l'on peut, pour favoriser les institutions de crédit foncier, charger les conservateurs des hypothèques des nouvelles attributions indiquées par le projet, et même confier aux agents des finances le recouvrement des annuités. Je ne trouve là aucun danger sérieux, aucun inconvénient grave.

Mais je ne vois ni nécessité ni utilité à ce que l'administration de la caisse soit confiée à des fonctionnaires nommes par le ministre des finances, à un conseil qui reste constamment sous sa main : c'est en cela que je trouve que l'on veut pousser trop loin l'intervention de l'Etat, c'est là que je trouve le danger ; je pense qu'il est préférable de laisser les institutions de crédit foncier a des sociétés libres d'actionnaires, qui accepteront les conditions déterminées par la loi. Si vous placez la direction de la caisse sous la main du ministre des finances, la responsabilité de l'Etat se trouvera plus ou moins engagée pour les décisions à prendre sur les demandes d'emprunts, pour les rejets a prononcer, pour les expropriations à poursuivre, pour les pertes à subir.

Si vous adoptiez un pareil système, ce serait augmenter de beaucoup les diverses circonstances où les représentants doivent se transformer en agents solliciteurs pour aller en quelque sorte mendier des décisions favorables ; ce serait porter une nouvelle atteinte à l'indépendance, à la dignité de la représentation nationale. Craignons, messieurs, qu'après avoir cherché à relever cette indépendance par l'exclusion des (page 1132) fonctionnaires publics, l’on ne finisse par la faire disparaître, sous la pression des faveurs dont la distribution est confiée aux membres du cabinet.

L'on n'a d'ailleurs pas à craindre qu il ne se forme pas des sociétés d'actionnaires aux conditions déterminées par le projet de loi. J'appartiens à l'un des arrondissements les plus importants du royaume, et cependant je suis en mesure de donner l’assurance formelle que si le système que je viens proposer est adopté il se fermera immédiatement à Marche une société d'actionnaires sérieux qui présentera toutes les garanties désirables, qui satisfera d'une manière beaucoup plus complète que la caisse qui nous est propre à tous les besoins de l'arrondissement, qui y distribuera tout à la fois le crédit foncier, le crédit commercial et industriel, et même le crédit agricole, qui pourra s'y charger en même temps de la caisse d'épargne, et qui procurera tous ces avantages au public sans la moindre responsabilité pour l'Etat, sans la moindre intervention du trésor national.

Supposons maintenant que de pareilles associations ne se forment pas de suite dans les autres arrondissements, tout le mal qui en résulterait, c'est que le crédit foncier continuerait peut-être à s'y payer un peu plus cher que si la caisse, qui nous est proposée, y étendait son action. Il ne peut pas y avoir d'autre inconvénient ; personne ne soutiendra que la caisse projetée procurera du crédit à ceux qui n'en ont pas ; tout ce qu'elle puisse faire dans l'hypothèse la plus favorable, c'est de procurer le crédit foncier à des conditions un peu moins onéreuses. Ce motif ne peut pas suffire pour placer la caisse du crédit foncier sous la main du ministre des finances. Il est bon sans doute que le crédit foncier ne se vende pas trop cher ; mais il est tout aussi utile que le café et le sel ne se vendent pas trop cher ; les classes moyennes et les classes inférieures font même dans ces articles une consommation beaucoup plus considérable que dans le crédit foncier, et cependant il ne viendra à aucun homme sérieux l'idée que l'Etat doive instituer, sous la main d'un ministre quelconque, une administration qui ait pour but de procurer le sel et le café à des conditions meilleures, une administration qui centralise les approvisionnements de sel et de café pour toute la Belgique, qui jouisse de certaines facilités, de certains avantages pour les droits de douanes et d'accises, qui, pour économiser les bénéfices des intermédiaires, puisse confier le débit du sel et du café à ceux des agents de l'Etat pour lesquels ce surcroît de besogne serait le plus tolérable, et qui fournisse ainsi le sel et le café aux consommateurs à des prix moins élevés que ceux qu'ils doivent payer maintenant. Personne n'appuierait un pareil système, et cependant il serait tout aussi logique de faire intervenir l'Etat pour fournir le sel et le café à bas prix, que pour fournir le crédit foncier à prix un peu réduit.

Gardons-nous, messieurs, de pousser l'intervention de l'Etat trop loin ; faisons de bonnes lois sur la transmission des propriétés, sur les hypothèques, sur les expropriations, sur la procédure d'ordre, et laissons ensuite le crédit foncier à des sociétés d'actionnaires, en concurrence avec les particuliers. Suivons pour le crédit foncier le même système que nous avons adopté pour le crédit commercial et industriel lors de l'établissement de la Banque Nationale, le système d'associations qui fonctionne dans la plupart des pays que l'on nous a cités pour le crédit foncier.

Le second inconvénient que je trouve dans le système qui nous est proposé, c'est d'exiger l'établissement d'une nouvelle centralisation bureaucratique sous la main du ministre des finances. N'est-il pas absurde de vouloir faire arriver à Bruxelles les écritures, les détails, les titres des emprunts hypothécaires de toute la Belgique ? Nous nous récrions souvent, et avec raison, sur la trop grande extension que l'on a donnée à la bureaucratie : gardons-nous bien, messieurs, d'admettre un système qui viendrait encore élargir cette plaie de notre organisation gouvernementale. L'examen des affaires qui se rattachent au crédit foncier se fera mieux, plus vite et avec des appréciations plus exactes, par des sociétés établies dans les arrondissements où se trouvent les biens ; c'est là qu'il faut les laisser : l'on aura bien moins de mécomptes à craindre que si l'on fait statuer sur ces affaires par des fonctionnaires qui résideraient à Bruxelles et qui ne connaîtraient pas suffisamment les immeubles à hypothéquer dans les divers arrondissements.

J'arrive ainsi à parler des pertes que la caisse pourrait avoir à subir ; je ne partage pas l'opinion de ceux qui pensent que les trois annuités supplémentaires suffiront toujours pour couvrir toutes les éventualités. Si les lettres de gage ne se délivraient que sur des terres labourables et sur des prairies, je mettrais tout doute de côté, et je concevrais parfaitement l'assurance que paraissent avoir M. le ministre des finances et la section centrale. Mais d'après le projet, les lettres de gage peuvent aussi se délivrer sur des bâtiments, sur des bois, sur des chemins de fer, sur des canaux : ce n'est même que par un amendement de la section centrale que l'on en a exclu les mines, les minières, les carrières et les hauts fourneaux. Il y a sur toutes ces propriétés d'assez grands risques à courir. L'on vous a déjà signalé les pertes qui pourraient être la suite d'un vaste incendie, dont les sinistres viendraient à dépasser les ressources des compagnies d'assurances ; l'exemple de Hambourg est là. Ne perdons pas de vue que la destruction des bâtiments peut être amenée par d'autres causes que les incendies. Des éboulements produits par les travaux des mines, des inondations, des ouragans, des tremblements de terre, des émeutes, des guerres peuvent assurer la destruction des bâtiments les plus solides. Ce peu de mots doivent faire comprendre que pour les bâtiments, pour les bois, pour les chemins de fer, pour les canaux, l'on est exposé à ne pas toujours retrouver par l'expropriation le quart de la valeur constatée par l’expertise. D'ailleurs ceux qui ont la pratique des affaires savent comment les expertises se font souvent en pareil cas : comme les experts n’ignorent pas que l'emprunt n'est admis que pour une faible quotité de la valeur de l'immeuble, ils se laissent aller assez facilement à compenser un peu la différence, en donnant à l'immeuble toute sa haute valeur. Vous devez comprendre jusqu'où va la haute valeur pour des inmeubles de cette nature. Demandez à la banque foncière si elle n'a pas eu plusieurs expropriations qui ne lui ont pas rapporte le quart de l’expertise qui avait précédé le prêt. Supposons pour un instant que la ville de Bruxelles veuille faire un emprunt en prenant des lettres de gage sur le canal de Bruxelles à Willebroeek ; c'est la une propriété de grande valeur, et quand même l'expertise en serait faite avec sévérité, ne conçoit-on pas que s'il fallait plus tard recourir à l'expropriation, l'on ne serait pas sûr de recouvrer le montant de l'emprunt ?

Quelques personnes ont paru croire que la responsabilité des receveurs d’enregistrement, des conservateurs des hypothèques, des administrateurs de la caisse mettrait à l'abri de tout mécompte : c'est là une erreur que je dois relever. Vovons quelle sera, dans le système du projet, la responsabilité réelle de ces divers agents.

D'abord, le receveur d'enregisytement n'est responsable que d'une chose, c'est de verser à la Banque Nationale pour le compte de la caisse du crédit foncier le montant des annuités qu'il aura recouvrées : de ce chef, je le reconnais, il n'y a que de bien faibles chances de perte, parce qu'il y a très peu de receveurs qui se laissent aller à détourner les fonds de leurs caisses.

J'admets aussi que les conservateurs des hypothèques rempliront complétemenl les obligations que le projet de loi leur impose, qu'ainsi les inscriptions nécessaires seront prises au profit de la caisse et que les lettres de gage ne seront délivrées qu'après s'être assurés que les biens hypothéqués ne sont pas grevés d'inscriptions qui primeraient celles de la caisse. La responsabilité des conservateurs ne va pas plus loin.

Quant aux administrateurs de la caisse, n'est-il pas évident que leur responsabilité sera parfaitement à couvert, du moment qu'ils n'auront admis les emprunts que pour la quotité autorisée par la loi, d'après la valeur constatée par l'expertise ?

Je ne m'arrêterai pas plus longtemps sur ce point : ceux qui ne cherchent pas à se faire illusion doivent comprendre que l'admission des propriétés bâties, des bois, des chemins de fer et des canaux, pour garantie des lettres de gage, peut exposer, sous plusieurs rapports, la caisse du crédit foncier à des pertes considérables. Mais il y a un autre danger bien plus grand que je crois devoir signaler.

Je parlais tout à l'heure des receveurs d'enregistrement qui se laisseraient aller à détourner les fonds de leurs caisses ; l'on en a eu des exemples, l'on en aura encore. Mais que serait-ce dont si l'infidélité venait à se glisser dans les administrateurs de la caisse ? si ceux qui créent des lettres de gage pour les emprunts qu'ils admettent, en créaient d'autres qu'ils lanceraient dans la circulation pour se procurer les fonds nécessaires à des entreprises commerciales ou à des spéculations de bourse ? Ne voit-on pas que cette infidélité pourrait se continuer longtemps sans être découverte ? Il suffirait que les administrateurs infidèles eussent soin de payer exactement aux échéances les intérêts des lettres de gage frauduleuses sans porter ces intérêts en compte dans la complabililé de la caisse. De plus, si les spéculations de ces administrateurs réussissaient, ils n'auraient ensuite qu'à rembourser les lettres de gage dont ils se seraient servis frauduleusement, pour que la fraude restât à jamais ensevelie dans le mystère ; à la vérité dans ce cas, la caisse n'aurait aucune perte à supporter. Mais les spéculations le mieux conduites ne réussissent pas toujours ; les administrateurs infidèles pourraient se ruiner au lieu de s'enrichir, et alors l'on serait tout étonné de découvrir un jour qu'il y a dans la circulation beaucoup plus de lettres de gage que d'emprunts hypothécaires à rembourser à la caisse. J'espère bien que nous n'aurons jamais à déplorer un pareil résultat ; mais n'est-il pas plus prudent de le rendre tout à fait impossible en n'admettant pas le système qui peut y conduire, alors surtout qu'il existe un moyen plus sur d'atteindre le but.

Je passe au quatrième inconvénient que j'ai signalé, l'inefficacité du système du projet de loi pour les localités et pour les classes qui manquent le plus de crédit. Je pense que si l'on adopte le projet tel qu'il est présenté, il arrivera indubitablement que l'administration de la caisse, siégeant à Bruxelles, ne mettra pas grand empressement à délivrer des lettres de gage pour les arrondissements éloignés, pour les arrondissements de moindre importance, tels que celui qui m'a envoyé dans cette enceinte ; elle aura des doutes sur la valeur réelle des petites propriétés qui y existent, sur la solvabilité des emprunteurs qui se présenteront, et dans le doute, elle refusera les lettres de gage. D'ailleurs, la plupart des agriculteurs de mon arrondissement qui ont besoin d'emprunter ne possèdent pas une propriété dont le revenu cadastral soit assez élevé pour leur donner accès à la caisse, ou s'ils possèdent une propriété suffisante, ils ne peuvent que rarement se contenter d'une somme égale à vingt fois le revenu cadastral, maximum fixé par les articles 7 et 8 du projet. Avec le système que le gouvernement propose, avec une administration siégeant à Bruxelles, composée de personnes qui n'ont dans la gestion de la caisse que l’intérêt d'une simple responsabilité morale, on ne peut pas, je le reconnais, élargir ce maximum sans exposer la caisse à de trop grandes chances de perte. Mais si les opérations de la caisse étaient confiées à des administrateurs intéressés et responsables, comme je le propose, si ces administrateurs vivaient au milieu des (page 1133) propriétaires et des propriétés que les emprunts concernent, rien ne s’opposerait plus alors à ce que les prêts puissent s’élever jusqu’à trois quarts de la valeur, ni à ce que l’on admette à l’emprunt des propriétaires qui ne possèdent qu’un immeuble de moins de 1,000 fr.

Il y a d'ailleurs un autre avantige beaucoup plus important attaché au système que j'ai cru devoir soumettre à la chambre : c'est de rattacher à la caisse du crédit foncier dans les arrondissements éloignés, un comptoir de la Banque Nationale pour y établir le crédit industriel et commercial ; pour répandre ainsi le travail, l'activité et la vie dans des contrées qui végètent aujourd'hui à défaut des stimulants nécessaires. Les bénéfices du comptoir attireraient des actionnaires à la caisse du crédit foncier, et les fonds des actionaires serviraient de garantie tant à la Banque Nationale pour les réescomptes, qu'aux porteurs des lettres de gage pour les prêts hypothécaires. L'on aurait ainsi une organisation complète du crédit foncier, du crédit industriel et commercial, et même du crédit agricole ; l'on pourrait y joindre avec sécurité les caisses d'épargnes, l'on ne s'exposerait pas aux inconvénients réels d'une trop large intervention de l'Etat, et l'on éviterait la nécessité de centraliser à Bruxelles les opérations relatives à des emprunts hypothécaires sur des propriétés qui n'y sont pas connues.

M. le président. - Voici les amendements déposés par M. Jacques :

(Lecture des amendements.)

- La chambre ordonne l'impression et la distribution de ces amendements.

La clôture est demandée.

M. Dumortier (contre la clôture). - Je demande la parole contre la clôture, comme ayant été personnellement mis en jeu dans la discussion.

La chambre n'a pas voulu me donner la parole pour un fait personnel et on m'a dit alors que je pourrais parler quand mon tour serait venu ; il serait donc fort peu convenable de prononcer maintenant la clôlure.

M. de Mérode. - Je suis inscrit et je voudrais aussi dire quelques mois sur l'ensemble du projet.

M. le président. - M. T’Kint de Naeyer vient de déposer un amendement à l’article 5.

M. T’Kint de Naeyer. - Je le développerai dans la discussion des articles.

- La clôture est mise aux voix et n'est pas adoptée.

M. Dumortier. - Messieurs, dans une séance précédente j'ai eu l'honneur d'exposer à la chambre les motifs pour lesquels je crois ne pas pouvoir donner mon adhésion au projet de loi. Le discours que j'ai prononcé a donné lieu à plusieurs attaques. M. le ministre des finances a combattu plusieurs des observations que j'avais présentées. Un honorable députe de Bruxelles s'est levé à son tour, et sans s'occuper de la loi, il a prononcé un long discours pour m'attaquer personnellement ; cela est peu fréquent dans la chambre. Je ne pense point qu'il y ait d'exemple de rien de semblable, mais enfin puisque les choses se sont passées de la sorte, je crois bien devoir répondre à l'honorable membre qui m'a consacré tout son discours et qui peu de jours auparavant partageait entièrement ma manière de voir sur la loi.

D'abord je répondrai deux mois à l'honorable M. Frère, qui prétend que l'établissement qu'il veut créer est un établissement d'utilité publique, assertion sur laquelle il fait reposer surtout la nécessité du projet de loi qui nous est soumis. Je ne puis croire, messieurs, qu'il y ait ici utilité publique dans le sens légal. Quand la Constitution dit : « Nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n'est pour cause d'utilité publique, » elle entend parier d'une utilité bien constatee ; or, dans un pays où il est démontre qu'il y a maintenant pour 800 millions d'emprunts sur hypothèques, je ne crois pas que l'institution dont il s'agit soit une institution publique, dans le sens qu'on donne ordinairement à ces mots.

L'utilité publique n'existe donc réellement pas.

Mais, dit l'honorable M. Orts, la mesure a été vivement réclamée dans cette enceinte ; l'honorable membre a cité plusieurs représentants ; M. Dechamps, dont M. le ministre des finances avait déjà rappelé les paroles ; M. de Luesemans, M. Peers, M. Sinave, M. T'Kint de Naeyer ; tous ces membres, au dire de l'honorable M. Orts, auraient réclamé « impérieusement, remarquez bien le mot ; auraient réclamé impérieusement le crédit foncier.

J'ai parcouru le Moniteur, et j'avoue que je n'y ai vu nulle part ces réclamations impérieuses dont on a parle ; j'ai bien vu que plusieurs députés avaient parlé de la nécessité qu'il y avait de s'occuper du crédit foncier ; mais je n'ai trouvé aucun discours où l'on réclamât « impérieusement » du gouvernement la création d'une caisse constituée, organisée et dirigée par l'Etat ; au contraire, j'ai vu la plupart des membres se borner à demander l'intervention du gouvernement pour favoriser l'existence d'associations particulières.

Il est vrai qu'en 1848, lors de la discussion du projet d'adresse, après la dissolution, un membre de cette assemblée a fait une motion toute spéciale, pour que la chambre exprimât le désir de voir organiser par l'Etat le crédit foncier ; eh bien, la motion, loin d'être réclamée si impérieusement, comme le disait l'hunorable M. Orts ; la motion a été écartée par la chambre.

Dans la séance du 5 juillet 1848, l'honorable M. Sinave avait demandé que le gouvernement fondât un établissement national, renfermant dans son ensemble un nouveau système de crédit commercial et agricole ; voila la proposition de l'honorable M. Sinave, c'est à celle-là qu'on a fait allusion ; c’est de celle-là qu'on a parlé.

Eb bien, ce système, ce n'était pas une proposition particulière que faisait l'honorable M. Sinave ; c'était un amendement qu'il présentait au projet d’adresse ; la motion fut vivement combattue par l'honorable M. Tesch ; je prendrai la confiance de rappeler à la chambre ce que disait dans la séance du 5 juillet 1848, cet honorable membre, aujourd'hui ministre de la justice.

(L'orateur donne lecture de ce passage.)

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Lisez le tout.

M. Dumortier. - Laissez-moi au moins le temps ; je ne puis pas tout lire à la fois.

(L'orateur reprend la citation).

Ou me fait observer qu'il s'agit là du crédit agricole ; mais le crédit agricole et le crédit foncier, c'est pour beaucoup de personnes la même chose ; le crédit foncier appliqué aux champs cultivés est essentiellement agricole ; les uns l'appellent crédit agricole, les autres crédit foncier ; mais au fond, les acceptions sont tout à fait les mêmes ; elles le sont surtout dans la discussion qui eut lieu à la chambre en 1848, et dont je parle en ce moment. Si l'on se servait du nom de crédit agricole, c'est du crédit foncier que l'on voulait parler.

La proposition de l'honorable M. Sinave, bien que décorée du mot de crédit agricole, consacrait réellement le système du crédit foncier, et le discours de l'honorable membre le prouve ; c'est donc de ce crédit, de la loi en discussion que l'honorable M. Teseh disait que c'était la question la plus grave dont un homme d'Etat pût s'occuper.

(L'orateur donne ici lecture d'un nouveau passage du discours ele M.Tcsch.)

Qu'est-ce fonder le crédit agricole ? vous allez voir s'il ne s'agit pas de ce que vous appelez le crédit foncier ; il ne s'agit pas de lettres de gage sur les bestiaux ; c'est, disait M. Tesch, donner à la terre sa plus haute valeur représentative, c'est-à-dire, d'établir le crédit, la mobilisation de la terre ou le crédit foncier.

Vous l'entendez, messieurs, c'est donner une valeur coursable à la terre ; voilà quelle était la question la plus grave dont, de l'avis de l'honorable M. Tesch, put s'occuper un homme d'Etat.

(L'orateur reprend la lecture de la citation.)

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - C'est ce que nous faisons aujourd'hui.

M. Dumortier. - C'est-à-dire que vous votiez alors contre la proposition de l'honorable M. Sinave ; que vous ne vouliez pas que la chambre entrât dans la voie du crédit foncier et que vous disiez que c'était la question la plus difficile dont un d'Etat put s'occuper, repoussant ainsi avec avec autant d'énergie que de sagesse, un système dont vous signaliez tous les dangers.

Il est donc constant que les réclamations si pressantes dont parlait l'honorable M. Orts ne se sont jamais fait jour dans cette chambre ; mais ces réclamations sont-elles sorties davantage des réunions qui ont eu lieu dans le but de seconder l'agriculture ? Il n'en est rien ; lisez le rapport du congrès agricole, et vous verrez que le congrès agricole a rejeté par acclamation le système que lui proposait un honorable sénateur, de créer par l'Etat le crédit foncier ; cela a été, je le repète, rejeté par acclamation, sur les observations d'un honorable membre que je regrette ne pas voir en ce moment dans cette enceinte, car, en pareille matière, l'honorable M. Charles de Brouckere, c'est de lui qu'il s'agit, est une des lumières de la chambre.

Voici ce que disait l'honorable M. Ch. de Brouckere...

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Il faudrait dire que ce que proposait l'honorable M. Cassiers, c'était le cours forcé.

M. Dumortier. - L'honorable M. de Denterghem a déjà lu les paroles de M. Charles de Brouckere, président du Congrès agricole, M. Cassiers ne proposait point le cours forcé, là n'était point d'ailleurs la question, mais dans la gestion de la caisse par l'Etat.

Voici quelle était la proposition de M. Cassiers :

« Art. 3. Les titres de ces créances hypothécaires, créés avec l'intervention d'un notaire et contenant la désignation spéciale des immeubles qui en forment la garantie, seront divises en coupons de 5,000, 1,000, 500, 100 francs.

« M. le président. - Vous ne discutez pas la question à l'ordre du jour. Vous venez soumettre au congrès une question toute nouvelle dont la discussion peut nous entraîner trop loin. Le congrès est-il d'avis que le gouvernement se substitue aux particuliers, que le crédit soit monopolisé en Belgique, ou qu'on donne à chacun la liberté d'action la plus entière ? Voilà la question que soulève l'orateur. Vous convient-il de suivre l'orateur dans cette voie ? (Non ! non !) »

Le congrès demandait la reforme des lois sur les hypothèques ; il n'entendait en aucune manière substituer l'Etat aux particuliers dans la question du prêt. C'était là l'opinion de M. de Brouckere, cela résulte clairement de ses paroles.

Ici nous nous trouvons en présence d'une loi non demandée par la chambre, quoi qu'en dise M. Orts, mais implicitement rejetée avec la proposition de M. Sinave, d'une loi qui n'est pas réclamée par les besoins du pays, par l'opinion publique, qui n'est réclamée par aucune autorité, aucune commission d'agriculture ; car au moment où l'on invoque les réclamations de l'agriculture, il est digne de remarque qu'aucune des (page 1134) commissions provinciales fondées par la loi n'a demandé de fonder une caisse dans laquelle le gouvernement serait le garant des intérêts des emprunteurs et des prêteurs.

Messieurs, c’est en ce point que consiste la grande différence entre le systeme que nous soutenons, que nous préconisons et celui du gouvernement. Que demande le gouvernement ? Il ne s'agit pas d’équivoque, il veut gérer les intérêts des particuliers, car c'est le gouvernement, c’est l'institution gouvernementale qui aura la gestion unique et complète de la caisse. Mais, dit-on, les banques sont des institutions fondées par le gouvernement et dans lesquelles il intervient. Oui, il y a intervention du gouvernement dans les banques, mais c'est pour empêcher les banques de se compromettre, non pour faire, mais pour empêcher de mal faire ; c'est un contrôle pour empêcher de porter atteinte au crédit public. C'est dans ce mot qu'est la différence : l'intervention du gouvernement.

Elle peut être bonne ou mauvaise, suivant qu elle ne fait que contrôler, ou qu'elle gère. Ici c'est la gestion par l'Etat que nous combattons.

Je l'ai dit et répète dans mon premier discours, c est là ce que nous combattons.

Que le gouvernement protège, intervienne comme protecteur en certains cas, en faveur de l'industrie, soit ; quand la loi protège, elle protège tous ; chacun peut user du bénéfice que la loi donne ; mais quand le gouvernement gère, c'est lui qui se substitue aux particuliers. C'est précisément en quoi consiste le système du socialisme.

On a beaucoup parlé dans cette discussion du socialisme ; c'est M. Frère qui, le premier, a soulevé cette question contre moi.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je me suis défendu.

M. Dumortier. - Vous avez dit que vous pouviez me renvoyer la qualification de socialiste et de socialiste de la pire espèce. On a beaucoup parlé de socialisme sans comprendre ce que c'est. Il y a dans le socialisme deux choses qu'il ne faut pas confondre : le but et les moyens. Le but avoué du socialisme, c'est de porter secours aux classes laborieuses ; un tel but est généreux et louable, je me hâte de le dire, ce but-là je l'accepte, car j'ai toujours cherché à venir en aide à la classe ouvrière. Ce but, personne ne peut le désavouer.

- Un membre. - C'est un prétexte.

M. Dumortier. - J'ai dit le but avoué.

Mais le moyen, quel est-il ? Le moyen est détestable ; il consiste à rendre service au moyen de la gestion des intérêts privés par l'Etat. C'est là qu'est le mal ; c'est-à-dire que le moyen indiqué est la négation de la liberté, de l'intelligence, du courage, du travail ; c'est le privilège accordé à celui qui n'a pas le courage de faire ses affaires contre celui qui a le courage de travailler, de faire ses affaires. C'est là outrager l'humanité, la morale, la liberté.

M. le ministre des finances et M. Orts, pour repousser les reproches si justement adressés au projet de loi, sont venus dire que nous protectionnistes, nous étions des socialistes de la pire espèce. Si ceux qui professent la doctrine de la protection que j'ai toujours défendue sont des socialistes de la pire espèce, nous avons beaucoup de complices et nous sommes en bonne compagnie.

J'ai vu hier dans les journaux anglais qu'un grand banquet avait été offert à lord Stanley comme défenseur du système de la protection, par 5 ducs, 8 marquis, 56 comtes, 9 vicomtes, 33 barons, 100 pairs et 200 membres du parlement qui se trouveront très surpris d'être tranformés en socialistes par M. Frère, et même en socialistes de la pire espèce.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Ils seront en compagnie de l'empereur d'Autriche et de l'empereur de Russie qui en veulent aussi.

M. Dumortier. - Ni l'empereur d'Autriche ni l'empereur de Russie ne veulent de votre système ; ils ont créé des associations de crédit foncier, mais par la liberté, non par la gestion de l'Etat.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Vous arrangez tout cela à votre façon !

M. Dumortier. - Si quelqu'un arrange les choses à sa façon, c'est M. Frère. Il prétend que son système est appliqué par tous ; c'est une flagrante contre-vérité. En Allemagne, en Russie, en Gallicie, nulle part c'est le gouvernement qui gère les caisses, ce sont des particuliers ; les caisses sont des associations et non des parties du gouvernement. C'est là qu'est la question, c'est la gestion des intérêts privés par l'Etat qui constitue le détestable système du socialisme.

Je disais que c'est une étrange confusion de la part de M. le ministre des finances de vouloir faire de ceux qui veulent la protection pour le travail national autant de socialistes. Comme beaucoup de membres de la chambre ne partagent pas les doctrines libre-échangistes de M. le ministre des finances et de l'honorable M. Orts, il en résulte que la plupart des membres de la chambre sont autant de socialistes, uniquement parce qu'ils veulent la protection du travail national ; qu'ils me permettent donc de prendre leur défense.

Quelle différence y a-t-il entre les partisans de la protection et les socialistes ? La différence est immense. Ceux qui veulent la protection veulent uniquement assurer au travail la faveur de la loi, qui est égale pour tous et laisse le champ libre à la liberté.

Tandis que ceux qui veulent faire gérer les affaires des particuliers par l'Etat, veulent faire travailler le gouvernement à la place des individus. Nous voulons, nous, la protection de l'Etat en faveur de celui qui travaille : nous ne voulons pas que celui qui ne sait pas faire ses affaires ait la protection de l'Etat, tandis que, dans son système, le gouvernement se fait le protecteur de ceux qui ne travaillent pas et des banqueroutiers tout en refusant sa protection à ceux qui travaillent.

Quand vous avez voté 3 millions pour favoriser l'induslrie, ces millions ont été accordés à qui ? presque toujours à des gens qui ne savent pas faire leurs affaires, à des gens en état de faillite. Voilà comment vous entendez la protection du gouvernement.

C'est là un système dont je ne veux à aucun prix. Je ne veux pas que ceux qui ne savent pas faire leurs affaires, que les banqueroutiers aient la protection du gouvernement, et que, dans le même moment, le gouvernement déclare qu'il refuse son appui à ceux qui travaillent, qui font vivre les ouvriers.

Lorsqu'on vous dit qu'on veut entrer dans cette voie, pour supprimer la ligne de douanes, on agit contre ceux qui travaillent, qui sont ceux que nous voulons favoriser et qui sont bien dignes de la protection de la loi. D'un autre côté, votre projet de loi de crédit foncier favorise ceux qui ne savent pas faire leurs affaires ; et comme ils ne savent pas les faire, vous voulez les gérer pour eux, lorsque vous menacez ceux qui travaillent.

Voilà la différence. Nous voulons, nous, la protection pour ceux qui ont du courage, pour ceux qui travaillent. Vous la voulez, vous, pour ceux qui manquent de courage, pour ceux qui ne travaillent pas. Le pays peut dire quel est ici le système le plus moral et le plus en harmonie avec ses intérêts.

D'après l'honorable M. Orts, il suffirait que nous eussions demandé à diverses reprises des mesures pour protéger le travail national, pour que nous fussions socialistes.

Nous demandons des mesures de protection ; donc nous sommes socialistes. Nous avons demandé des marques pour distinguer la toile fabriquée à la main de la toile à la mécanique. Socialistes ! Nous avons demandé que le gouvernement qui donne des millions à des gens qui font banqueroute, veuille bien donner, par l'intermédiaire des communes, des avances aux petits fabricants exposés à mourir de faim. Socialisme ! Nous avons demandé que cette partie des consommateurs qui préfère la toile à la main à la toile à la mécanique, et qui est disposée pour en avoir à donner un prix plus élevé, pût obtenir la garantie que la toile est faite à la main. Socialistes !

Mais je dirai à l'honorable M. Orts : Si c'est du socialisme que de donner au consommateur cet élément de certitude, comment, depuis tant d'années, le gouvernement applique-t-il sa marque sur les matières d'or et d'argent ? C'est identiquement la même chose. Dans tous les pays, constitutionnels ou non, il y a des matières soumises à une marque obligatoire. Cependant, on ne dit pas que ce soit du socialisme ; et je crois que l'honorable membre lui-même ne proposera pas de supprimer le contrôle de la garantie des matières d'or et d'argent.

Eh bien, l'un vaut l'autre, puisque vous avez admis un titre légal et une marque pour empêcher que l'acheteur ne soit trompé et n'achète du plaqué pour de l'argent, du cuivre doré pour de l'or, pourquoi n'institueriez-vous pas une marque qui fût la garantie de la fabrication à la main ? En raison de la préférence qu'à tort ou à raison l'on a pour ce mode de fabrication, cela donnerait une grande impulsion à la vente ; ce serait un bienfait réel pour nos fileuses. Pourquoi le leur refuser ? Ce serait évidemment un très grand service rendu au travailleur et au consommateur. J’avoue que ce système, quoique repoussé par l’honorable M. Orts, conserve toutes mes sympathies.

Mais, me dit cet honorable membre, vous n'avez pas lu l'ouvrage de Bastiat ; lisez-le. Je l'ai lu, et j'ai constaté qu'il est dans des idées toutes différentes de celles que prône l'honorable M. Orts. Bastiat, le plus éloquent défenseur des doctrines économiques ne veut pas, comme M. Orts, la suppression de la douane. Quels droits de douane propose-t-il ? 5 p. c. sur toutes les matières premières ; 10 p. c. sur les matières de consommation ; de 15 à 20 p. c. sur les objets de luxe. Je dis que notre tarif n'est pas aussi élevé que celui que veut Bastiat, Nousn'avons pas de droit sur les matières premières, Bastiat veut 5 p. c.

M. Cans. - Comme transition !

M. Dumortier. - Pardon, il les demande comme droit de douane permanent. Il est certain qu'il demande des droits de douane plus élevés que la moyenne des droits de douane que nous avons en Belgique. Vous n'avez donc pas lu vous-mêmes les auteurs que vous citez et dont vous vous prévalez contre la protection !

On nous cite l'Angleterre ; mais le système de l'Angleterre est bien connu : il consiste à décréter le libre-échange pour tous les objets fabriqués au sujet desquels elle est arrivée à un tel degré de perfection qu'elle défie toute concurence. Mais ce système, elle se gardera bien de l'admetlre pour les produits manufacturés qui ne sont pas arrivés chez elle à un degré de perfection assez grand pour qu'elle puisse lutter avec l'étranger.

Le libre échange appliqué à la Belgique serait la plus affreuse mystification si ce n'était une catastrophe plus affreuse encore ; car il aurait pour résultat de supprimer le produit de la douane par l'Etat et le travail de l'ouvrier. On viendrait alors avec des lois d'impôt pour donner du travail à l'ouvrier ; mais je ne sais comment on ferait pour donner du travail, lorsqu'il n'y aurait plus de travail que pour les fabricats des pavs étrangers.

Puisque l'honorable M. Orts me reproche une versatilité inconcevable, je voudrais bien connaître les opinions de cet honorable membre. (page 1135) C'est une recherche dans laquelle j'ai bien de la peine à me retrouver : En effet, s'agit-il des céréales, son système est celui du laisses-faire dans toute son étendue ; il est alors libre-échangiste dans la plus stricte acception du mot,

S'agit-il du crédit foncier, alors il ne faut plus laisser faire ; il n'est plus libre-échangiste ; c'est le gouvernement qui doit gérer la caisse, diriger toute cette affaire comme il l'entend ; ce système, le plus opposé aux doctrines économiques est alors celui de l'honorable membre.

S'agit-il du chemin de fer, c'est bien autre chose : l'honorable membre devient alors un ardent protectionniste ; il veut le tarif le plus bas, de la protection à la troisième puissance au moyen du tarif, au détriment du trésor public. Le chemin de fer ne couvre pas ses frais : il y a, chaque année, quatre à cinq millions de perte, c'est très bien. C'est l'opposé du libre échange ; peu importe ! Il faut perdre le plus posible.

Du moins, quand nous demandons la protection de la douane, le trésor public y trouve son compte, il reçoit au moins quelque chose, tandis que le système de la protection appliqué par M. Orts et M. Frère au chemin constitue le trésor en perte : l'honorable M. Orts est alors pour ; le système protecteur le plus exagéré, dût le trésor y perdre 4 millions et plus.

Mais, il y a plus ; s'agit-il de l'exercice des professions ? je crois me rappeler que dans une autre occasion l'honorable M. Orts libre-échangiste en matière de douanes, protectioniste exagéré en matière de chemin de fer, défendait le système anti-économique, le système prohibitionniste au suprême degré, puisqu'il voulait défendre aux avocats non domiciliés dans la capitale de plaider dans une autre ville que celle où il se trouvaient inscrits. Ainsi l'avocat qui n'aurait pas été inscrit à Bruxelles n'aurait pu y venir plaider.

M. Orts. - Jamais.

M. Dumortier. - Vous savez ce que je veux dire.

Je crois que c'est bien là le système prohibitionniste porté à ces dernières limites, et quant à moi, je ne veux pas d'un semblable système, d'un système aussi opposé à la liberté.

Ainsi, messieurs, on se montre successivement prohibitionniste, libre-échangiste, protecteur avec perte pour le trésor, socialiste dans la gestion des intérêts privés par l'Etat, et l'on vient torturer nos opinions.

Pourquoi ? Parce que nous avons demandé que le travail national fût protégé, que les particuliers qui préfèrent la toile fabriquée avec du fil filé à la main, puissent avoir une certitude à cet égard. C'est pour cela qu'on nous appelle des conservateurs bornes, des cerveaux malades, des inintelligents. Il me déplairait fort d'adresser de pareils reproches à l’honorable M. Orts ; mais, je dois lui dire qu'il eut été plus convenable que de pareilles expressions ne se trouvassent pas dans son discours ; elles le déparent singulièrement.

M. Orts. - Elles ne s'adressent pas à vous.

M. Dumortier. - Messieurs, si nous sommes des conservateurs-bornes, nous avons cela de commun avec tous les pairs, et tous les ducs d'Angleterre ; nous ne sommes donc pas en très mauvaise compagnie. Mais, s'il y a lieu, et c'est possible, des conservateurs bornes, il y a aussi des innovateurs aveugles, des innovateurs myopes, qui ne voient pas où ils vont, semblables à ces enfants qui, à force de vouloir jouer au feu, incendient la maison.

Eh bien ! c'est là le système qu'embrasse l'honorable M. Orts. Je crois qu'il manie des armes dont il ne connaît pas la portée, dont il ne peut saisir les dangers et qui un jour pourront singulièrement compromettre notre pays.

L'honorable M. Frère m'a reproché d'avoir tronqué un passage du « Journal des économistes ». Je n'ai rien tronqué ; j'ai exprimé la pensée de M. Wolowski dans tous ses motifs. Il est vrai que je n'ai pas lu à la chambre les six pages qui renferment l'analyse de la séance. Cela était fort inutile, mais j'ai fait connaître tout ce qu'a dit M. Wolowski, c'est-à-dire que M. Wolowski a combattu pendant quatre séances par tous les membres de la réunion à laquelle il assistait, a été forcé de déclarer qu'il ne représenterait plus à l'assemblée nationale, le système qu'il avait présenté à l'Assemblée constituante.

On m'a fait un crime de ne pas avoir fait connaître le motif donné par M. Wolowski ; mais je l'ai clairement indiqué dans mon discours. Le motif, c'est uniquement pour ne pas faire diversion sur un point, selon lui, secondaire, la question de savoir si c'est l'Etat qui doit gérer (et c'est pour nous la question principale) ; qu'il travaillait avant tout à l'introduction de ces utiles institutions de crédit foncier qui ont rendu tant de service en Allemagne et en Pologne.

Quel est donc le motif bien clair de M. Wolowski ? C'est que, sachant que si son système était présenté en France, il serait rejeté par tout le monde, il ne voulait pas, par ce précédent, faire échouer l'expérience que la Belgique allait faire, comme je l'ai dit, in corpore vili. M. Wolowski ne voulait pas présenter son projet, de crainte que le rejet de ce projet par l'assemblée nationale de France ne vînt faire échouer ce même projet en Belgiqne. Voilà le motif de M. Wolowski ; et si je ne l'ai pas lu, je l'ai indiqué, quoi qu'en dise M. Frère, dans les termes les plus clairs. Mais la réunion des économistes a, avec beaucoup de sagesses, combattu ce système, comme l'assemblée constituante de France l'avait également combattu en France et rejeté à une autre époque.

Quant au système que l'on vous propose, permettez-moi, messieurs, de vous dire ce qu'il est.

Je vous ai déjà dit qu'il est tout à fait conforme aux idées des socialistes. Je vais avoir l’honneur de vous le démontrer de la manière la plus péremptoire.

Je tiens en mains un ouvrage de M. Victor Considérant, dans lequel il est question de la fondation du crédit foncier. Comment se fondera ce crédit foncier ? Il sera fondé par un syndicat général. Ici c'est une caisse ; je trouver l'expression de M. V. Considérant plus logique que celle de M. le ministre des finances ; car comme le disait l’honorable M. Pirmez, votre caisse, ce sont quatre planches qui ne contiennent rien. C'est un mot vide de sens et de choses.

M. V. Considérant dit : « Si, au lieu de courir isolément chacun après le prêteur, vous empruntez dorénavant par l'entremise de ce syndicat qui représente toute la propriété immobilière capable d'emprunter, ne vous voilà-t-il pas unis, solidarisés, associés ? »

C'est précisément le système que l'on nous propose. « L’Assemblée (car M. Considérant a aussi emprunté la forme du dialogue) reste à savoir comment les choses se passeront. Supposez que vous ayez un emprunt à faire, et expliquez-nous comment vous nous y prendrez ?

« Le socialiste (comme qui dirait M. Frère.)

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - C'est connu.

M. Dumortier. - Je crois effectivement que c'est connu pouf vous... Du reste, je ne fais que vous rendre la pareille. Voici ce que répond le socialiste :

« Soit ! je possède une propriété au soleil ; elle paye l'impôt ; sa valeur est connue.

« Expertisée par les agents du syndicat (de la caisse) elle est reconnue valoir 100,000 fr.

« Je prouve d'ailleurs qu'elle est à moi, bien à moi, nette de tous privilèges et hypothèques.

« Le syndicat m'autorise à créer, jusqu'à concurrence de la moitié de' la valeur expertisée, soit 50 mille francs, des billets à rente (lettres de gage) garantis, intérêt et principal, en première hypothèque par une propriété.

« Mes billets de rente (lettres de gage) porteront intérêt à 3 fr. 65 c. par 100 fr. par an.

« Je m'oblige à lui payer en sus un amortissement de 1 fr. 35 c. par 100 francs.

« En total, c'est 5 p. c. que je dois servir annuellement au syndicat (caisse du crédil foncier).

« A ce prix j'aurai 50,000 francs en billets à rente, revêtus de la garantie du syndicat, c'est-à-dire de toute la propriété empruntante solidarisée par son syndicat.

« Et au bout de 36 ans, n'ayant payé que 5 p.c. par an, je suis libéré. Mon emprunt sera remboursé. Je ne devrai plus rien, ni capital, ni intérêts, ni amortissement. Voilà l'affaire, le crédit foncier est fondé.

« Une voix. - Ainsi tout propriétaire peut, sans frais, moyennant 5 p. c. payables pendant 36 ans se procurer des valeurs courantes jusqu'à concurrence de la moite de la valeur de ses propriétés foncières, si elles ne sont déjà hypothéquées ? Comment seront conçus les billets ?

« Le socialiste. - Voici le spécimen d'un billet de mille francs. On ne peut faire de toute coupure décimale. On y lit : « Le porteur du présent billet est tenu d'en accepter le remboursement en argent et au pair dès que le tirage au sort l'aura déterminé. »

Vous voyez, messieurs, que c'est absolument le système de l'honorable M. Frère ; toutefois celui de M. Considérant est un peu plus libéral en ce qui concerne le taux de l'intérêt.

Suit le spécimen que M. Frère reconnaîtra sans doute et qui servira probablement de modèle aux billets à émettre par l'inslilution.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - M. Considérant avait copié cela sur celui de l'empereur de Russie !

M. Dumortier. - Plus loin le socialiste dit encore : « Nous n'en resterons pas là. Bien loin de considérer la question du crédit comme vidée par le système que je viens de vous faire connaître, retenez bien ceci : c'est que je ne prends les billets à rente (lettres de gage) que comme le moyen de fonder partout des banques chargées d'ouvrir des crédits à des conditions bien meilleures encore, »

Eh bien, c'est à peu près ce qu'a dit l'honorable M. Frère. Il a dit aussi : Nous n'en resterons pas là ; les billets de la caisse de crédit foncier serviront à fonder des caisses d'épargnes. C'est donc tout à fait, ne vous faites pas illusion, messieurs, c'est tout à fait le système des socialistes, c'est le socialisme dans sa plus grande pureté, que l'on vous engage à voter. C'est le système de Louis Blanc et de Victor Considérant, et je suis vraiment surpris qu'on représente comme des homme rétrogrades, comme des cerveaux malades, comme des esprits creux, les hommes qui s'opposent à l'introduction d'un pareil système, et qui ont le courage de se signaler. Mais on l'a dit depuis longtemps, rien ne fait plus crier un malade que de mettre le doigt sur la plaie.

Je dis, pour mon compte, qu'il y a toujours un immense danger à entrer dans la voie de ces systèmes nouveaux, qui ne sont point éprouvés par l'expérience. Lorsque le gouvernement sera entre dans cette voie, il n'y a pas de motif pour qu'il s'arrête et qu'il n'aille pas excessivement loin.

(page 1136) La force des choses l'y poussera. Il vous a déjà annoncé un deuxième projet, non doutez pas ; il y en aura bientôt un troisième et l’on en viendra ainsi successivement a détruire toute initiative individuelle, toute liberté d'action.

On faussera le caractère national, chacun prendra l'habitude de compter pour la gestion de ses affaires propres, sur les soins du gouvernement. C’est la centralisation poussée à un degré tel, que nul homme de sens ne peut l'admettre et je rappellerai, à cet égard, quelques paroles qui viennent d'être prononcées à la chambre des communes d'Angleterre :

« Je ne crains point de révolution pour mm pays, disait l'orateur auquel je fais allusion, aussi longtemps qu'on n'y introduit point la centralisation ; mais le jour où l'on y aura introduit la centralisation, ce jour là je tremblerai pour mon pays. »

En effet, c'est la centralisation qui a perdu la France et amené toutes ses révolutions. Ici, messieurs, ce n'est pas seulement la centralisation que l'on propose ; mais c'est l'abus le plus grand possible de la centralisation. Ayons plus de foi dans la liberté. Laissons les particuliers gérer leurs propres affaires et que l'Etat n'y intervienne jamais, si nous ne voulons pas éprouver la déception la plus amère le jour où il y aurait une crise en Europe. Car le jour où vous aurez accumulé embarras sur embarras, gêne sur gêne, centralisation sur centralisation, vous aurez préparé la chute du pays, qui alors sans ressort, sans énergie, et ne pouvant se soutenir lui-même, tombera de lui-même à l'approche du moindre danger.

M. Bruneau. - Je n'entretiendrai pas la chambre de considérations historiques, politiques ou socialistes, surtout après le discours que nous venons d'entendre. La chambre jugera sans doute qu'elle en a assez de ces considérations et que c'est un véritable travail de Danaïdes, qui n'aboutit absolument à rien. Je me bornerai à présenter quelques observations au point de vue politique et financier.

Quelques orateurs ont révoqué en doute les avantages qui doivent résulter pour le public de l'institution de la caisse nouvelle ; ils ont soutenu que les caisses libres qui existent aujourd'hui peuvent suffire amplement à tous les besoins et qu'elles fournissent des fonds à ceux qui veulent emprunter, à des conditions aussi avantageuses que celles de l'institution qu'il s'agit de créer.

J'ai voulu, messieurs, me rendre un compte exact des résultats de ce qui est aujourd'hui et de ce que l'on propose d'instituer. En compulsant les statuts des différentes sociétés qui existent, j'ai établi une comparaison entre ce qui se fait actuellement et ce que fera la caisse de crédit foncier.

En prenant pour point de départ le remboursement qui se fait en 42 ans, je vois que, d'après les tableaux des annuités des caisses particulières, l'annuité est de 5 fr. 96 c. pour cent francs. Cette annuité comprend 4 fr. d'intérêt et 1 fr. 96 c. pour amortissement, commission, etc. Eh bien, messieurs, à ces conditions, l'emprunteur de 1,000 fr., par exemple, aura payé, au bout de 42 années, 2,105 fr., c est-à-dire plus du double de la somme empruntée, il est vrai qu'il n'aura pas réellement payé cette somme de 2,105 fr., parce que je tiens compte de l'accumulation des intérêts que la caisse a dû faire pour lui.

Si je veux me rendre compte de la somme payée en réalité et si je laisse de côté l'intérêt qui est le même dans les institutions existantes et dans celle qu'il s'agit de créer, voici le résultat auquel j'arrive. Je trouve 42 annuités de fr. 19,60, ce qui fuit une somme de fr. 823 20, mais par l'accumulation des intérêts j'arrive à la somme de fr. 2,105-33.

En outre, messieurs, plusieurs des caisses qui existent aujourd'hui exigent que le remboursement se fasse avec des obligations de la caisse elle-même, qui se vendent souvent avec prime, ou si le remboursement se fait en écus, la société prélève de plus un agio qui peut monter à 1 p. c, et un intérêt considérable en cas de retard.

M. Malou. - D'après le projet, c'est la même chose.

M. Bruneau. - D'après le projet, l'intérêt du chef de retard, est compté à 2 1/2 p. c, tandis que les sociétés comptent 1/4 p. c. par quinze jours, c'est-à-dire 6 p. c. par an. Sous ce rapport donc, encore une fois l'institution qu'il s'agit de créer présente un grand avantage.

Voilà donc, messieurs, le résultat de ce qui se fait communément aujourd'hui, voyons maintenant quel sera le résultat des opérations de l'institution proposée.

L'emprunteur payera 4 p. c. d'intérêt : 1 p. c. d'amortissement, 1/8 p.c. pour dioits d'enregistrement et 1/8 p. c. pour frais d'administration et frais d'acte. Remarquez que les sociétés font supporter les frais d'acte et les droits d'enregistrement à l'emprunteur en sus des annuités de fr. 5.90 p. c. Ici, au contraire, ces frais sont compris dans l'annuités de 5 1/4. Eh bien, messieurs, dans le système du projet l'emprunteur de 1,000 francs aura payé au bout des 42 années, au moyen des intérêts composés, une somme totale de 1,069 fr. 15 c, qui se décompose de la manière suivante :

42 annuités, c'est-à-dire 84 payements semestriels, fr. 5., ce qui fait 420 fr. ; 1/8 p. c. soit fr. 0,06,25 pour droits d'enregistrement et d'inscription fr. 52 50 ; 1/8 p. c. soit fr. 0,06,25 pour frais de gestion fr. 52 50. Ensemble fr. 595 00 Ces sommes payées réellement par l'emprunteur auront produit, réellement à la caisse par la force de l'accumulation des intérêts le résultat suivant :

1° Par l'amortissement de l p. c. en principal fr. 1,069 15

2° Par l'accumulation de 1/8 p. c. pour droits fr. 133 63

3° Par l’accumulation de 1/8 p. c. pour frais d'administration fr. 133 63

Ensemble : fr. 1,336 41.

Il est donc éltabli par la comparaison de ces chiffres que la caisse nouvelle dont on nous propose l'institution, présentera un avantage considérable à ceux qui y auront recours.

Je n'entends point par là blâmer les institutions particulières qui aujourd'hui font des prêts, et qui réalisent un bénéfice que je considère comme très légitime, puisqu'il n'est que la représentation des risques qu'elles ont à courir. Quelques établissements particuliers n'ont pas prospéré ; il est vrai que cette absence de succès pouvait être attribuée à d’autres causes que les emprunts directs avec amortissement ; mais, encore une fois, je ne blâme pas ces sociétés de faire des bénéfices légitimes, je suis même persuadé qu’elles continueront leurs opérations tout comme elles s’y livrent aujourd’hui.

Mais le cercle de ces opérations est circonscrit à un rayon assez étroit, parce qu'en général, dans les provinces, on n'est pas en contact immédiat avec ces associations ; on n'y comprend pas la portée des avantages qu'elles peuvent présenter ; l'institution du crédit foncier telle qu'elle nous est proposée, fera, au contraire, participer à ce bienfait toutes les provinces du pays.

Puisque je suis dans les chiffres, je répondrai un mot à une allégation qui a été émise par l'honorable M. de Liedekerke. Il a dit qu'en Prusse, on avait abaissé à 3 p. c. le taux de l'intérêt des lettres de gage.

D'abord, je crois que ce n'est pas par voie d'abaissement, mais par voie de conversion que cela a eu lieu. Je vois dans ce fait une preuve de plus du succès que ces institutions ont obtenu en Allemagne, Plus on peut abaisser l'intérêt des lettres de gage, plus elles sont recherchées, plus ce fait prouve combien elles inspirent de confiance. Serait-ce un si grand malheur dans notre pays de voir réduire à 3 p. c. et même à 2 1/2 p. c. l'intérêt des bons du trésor ? Ce serait, au contraire, une preuve que les bons du trésor inspirent de la confiance aux populations.

Maintenant, j'examinerai en peu de mots l'institution nouvelle de la caisse du crédit foncier au point de vue de la création d'une caisse d'épargne. L'honorable M. Dumortier a critiqué tout à l'heure l'annonce de l'établissement d'une caisse d'épargne. Cependant on ne peut pas se dissimuler que l'institution d'une caisse d'épargne est pour ainsi dire une promesse parlementaire ; cette promesse est inscrite dans une loi positive, dans la loi portant institution de la Banque Nationale.

Et quand bien même ce ne serait pas une promesse parlementaire, cette institution serait encore une nécessité politique. Personne ne peut se dissimuler la nécessité d'une caisse d'épargne nouvelle, organisée, patronnée et contrôlée par l'Etat ; l'expérience a prouvée que c'étaient que les caisses d'épargne organisées par des associations particulières. La caisse d'épargne, fondée par la Société Générale, a dû être secourue par l'Etat ; la caisse d'épargne, instituée auprès de la Banque de Belgique, a donné lieu à des réclamations qui ont été traduites ici d'une manière très vive par l'honorable M. Coomans.

Eh bien, je ne crains pas de dire qu'on ne peut organiser une caisse d'épargne autrement que ne l'a fait la Banque de Belgique avec quelque sécurité pour l'institution ; car il n'est pas possible de donner un intérêt de 3 1/2 p. c. pour l'argent déposé, sans gagner au moins un intérêt semblable ; or, on ne peut trouver à faire fructifier l'argent déposé qu'en l'employant soit à l'achat de fonds publics, soit à l'escompte d'effets de commerce. Ces deux moyens, en temps de crise, sont aussi dangereux l'un que l'autre. L'cxpérience a prouvé quel fond on peut faire sur une caisse d'épargne établie sur de pareilles bases.

Il faudra donc en venir à l'organisation d'une caisse d'épargne sous le patronage de l'Etat ; et je dis que cette caisse d'épargne ne pourra être utilement établie qu'au moyen de la caisse du crédit foncier. D'abord cette caisse d'épargne sera la caisse naturelle où les lettres de gage pourront trouver des écus ; et servira aussi à les populariser dans les habitudes du pays. Si on devait débuter par négocier ces lettres de gage avec une perte considérable, cela aurait pour certaine conséquence de les dépopulariser, tandis que la caisse d'épargne pourra donner les moyens de les placer au pair.

D'un autre côté, il serait désirable peut-être de donner une autre voie d'écoulement à une partie de l'argent qui va se placer à la caisse d'épargne ; il y a une catégorie assez nombreuse de déposants qui, plus tard, seront amenés à prendre des lettres de gage. Nous savons tous que les déposants aux caisses d'épargne ne sont pas seulement les gens de la classe ouvrière pour lesquels elles ont été spécialement instituées ; mais que ce sont encore et surtout de petits fonctionnaires, des artisans, des boutiquiers et des institutions de bienfaisance et même des personnes riches. Je suis convaincu que ces dernières classes de déposants qui trouveront dans la caisse d'épargne un moyen de faire fructifier des fonds qu'elles ne peuvent pas momentanément employer, préféreront des lettres de gage qui leur assureront un intérêt plus élevé. A mes yeux, la caisse du crédit foncier aura donc cet avantage de détourner de la caisse d'épargne des fonds qui ne doivent pas y être déposés.

Pas plus que d'honorables uraleuis, je ne me fais illusion sur la réalisation immédiate de nos désirs. Il faudra beaucoup de temps avant que les lettres de gage ne se popularisent. Mais il faut un commencement à (page 1137) tout, et je suis convaincu que lorsque, dans le principe, à l'aide de la caisse d'épargne, on parviendra à placer des lettres de gage, ce sera le moyen le plus puissant de les populariser. Je voterai pour le projet de loi.

M. le président. - M. Cools a présenté un amendement qui sera imprimé et distribué.

- On demande de nouveau la clôture.

La clôture est mise aux voix ; il y a doute ; la discussion continue.

M. de Mérode. - Messieurs, pour prouver qu'une innovation est utile et juste, il ne suffit pas de signaler les contradictions que l'on peut rencontrer dans quelques objections qu'on y oppose ; il faut démontrer que parmi ces objections il n'en est point de valables et que la mesure proposée se fonde sur des motifs certains et non sur des bienfaits plus apparents que réels. Lorsque différentes personnes plaident pour la meilleure des causes ou contre la plus mauvaise, ces personnes parlent en sens divers et jamais il n'est difficile de trouver certaines contradictions dans leurs arguments ; parce que même pour une bonne cause on peut produire de faibles raisons et mettre en avant, contre une combinaison fausse des motifs peu concluants ou susceptibles d'une controverse indéfinie.

Il y a certains mots d'une définition peu précise qui ouvrent un champ de discussion illimitée, aussi devient-il parfois agréable à l'avocat d'une conception légère qu'on lui dise, par exemple : Votre invention est socialiste. Pourquoi ? Parce qu'il lui sera facile alors de disserter à perte de vue sur ce sujet, et de rattacher au socialisme, vrai ou prétendu, toute espèce d'institution, même la douane, comme on l'a fait à propos de la caisse de crédit foncier. Tandis qu'on cherche à prouver que les lois de douane sont ou ne sont point des lois socialistes, on perd de vue les nœuds de la question à résoudre ; et pendant qu'on remue une foule d'idées confuses et confondues à volonté, la pêche en eau trouble dans le fleuve d'un inextricable débat, remplit ses filets de sophismes et les jette sur la rive à profusion.

Je ne voterai donc pas, messieurs, pour la loi du crédit foncier placé sous la direction du gouvernement ; non parce qu'elle est socialiste, thèse très vraie peut-être, comme le prouverait le dialogue cité par M. Dumortier, mais espèce de labyrinthe où je craindrais de m'égarer à la suite de M. Louis Blanc et compagnie. Je voterai contre cette loi, parce que le gouvernement a déjà trop de choses à faire qu'il ne fait pas, et qu'avant de donner des attributions à quelqu'un, il faut savoir s'il accomplit déjà celles dont il est chargé.

Or quand je vois la manière dont les gouvernants ont traité et traitent les affaires financières du pays, je ne suis pas tenté de mettre leur activité en jeu pour les affaires privées.

Déjà le gouvernement belge est voiturier de marchandises et postillon pour les voyageurs, et il perd à ces métiers plusieurs millions par an. Il est précepteur d'écoliers, et il n'accomplit cette besogne qu'en prélevant sur le trésor public des sommes considérables avec un succès mora plus que douteux, comme l'expérience l'a prouvé ailleurs.

Et si j'examine d'autre part la situation politique de l'Etat, situation qui doit être par sa nature l'objet de la sollicitude principale du gouvernement, je vois qu'il s'en inquiète si peu qu'à une époque très critique et très chanceuse assurément, l'Etat n'a pas même de ministre de l'armée ; et si quelque voisin attaque la Belgique, on lui jettera probablement sur la tête cette caisse sans argent que dépeignait M. Pirmez et on l'accablera de cette façon.

En manifestant ainsi mon opinion, messieurs, je serai probablement accusé d'antiprogressisme, accusé de répulsion systématique pour tous les projets de la politique nouvelle ; mais comme je suis de l'avis de M. le ministre des finances, quand il repousse les assurances contre l'incendie par l'Etat, que cherchait à faire prévaloir son prédécesseur par des motifs financiers très serieux, je me crois en droit très logique de ne pas admettre le crédit foncier placé sous la tutelle du gouvernement ; parce que je voudrais qu'il s'occupât de son œuvre propre et qu'il est trop loin de remplir sa tâche nécessaire, qu'il est trop imprévoyant, en un mot, pour que je le charge des affaires privées, et je le dis franchement : si le gouvernement, tel qu'il esl constitué en Belgique, avec ses minisites improvisés et changeants, m'offrait quelques garanties de prévoyance comme celles qu'on rencontre dans plusieurs des pays où l'on est allé chercher l'exemple d'institutions de crédit foncier, j'aurais plus de confiance dans son intervention ; mais, dans l'état des choses, je ne dois pas en avoir et je n'en ai point.

- La discussion générale est close.

La séance est levée à 4 heures trois quarts.