Séance du 15 février 1851
(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1850-1851)
(Présidence de M. Verhaegen.)
(page 689) M. A. Vandenpeereboom procède à l'appel nominal à deux heures et demie.
- La séance est ouverte.
M. de Perceval donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.
M. Dedecker. - Messieurs, un incident, que je suis le premier à regarder comme très fàcheux, a terminé la séance d'hier.
L'honorable M. Lebeau, examinant une partie des doctrines que je venais d'émettre, les avait assimilées à d'autres doctrines que je repousse tout autant que lui. Au moment même où cette assimilation a été faite, j'ai éprouvé une émotion que la chambre trouvera bien naturelle. Sous l'empire de cette émotion, j'ai proféré une expression que, revenu aujourd'hui au calme, je suis le premier à trouver peu parlementaire et exagérée ; et je ne fais aucune difficulté de la retirer. (Approbation générale. )
Seulement à cette occasion, je tiens une dernière fois, à protester, de toute l'énergie de mes convictions, contre l'assimilation qu'on voudrait se permettre (même en respectant mes intentions) entre mes doctrines et celles professées par un homme tristement célèbre en France.
M. Lebeau. - En présence de la loyale rétractation faite par l'honorable préopinant, je déclare bien volontiers de nouveau, quoique ce soit très surabondamment pour ceux qui ont écouté avec attention mon discours, pour ceux qui le reliront avec attention, pour l'honorable M. Dedecker lui-même, que cet honorable membre s'est complètement trompé sur la portée de cette partie de mon discours à laquelle il a fait allusion.
Il suffira de lire ce discours pour se convaincre que j'avais déclaré que lui et moi nous nous trouvions, sur la question principale, presque sur la même ligne.
Je ne me suis attaché qu'à un incident sur lequel il me semblait qu'il avait trop insisté.
Mais, quant à la portée de ce hors-d'œuvre, l'honorable membre s'est complètement mépris sur mes intentions.
Je me fais un devoir de renouveler cette déclaration.
M. le président. - D’après ces explications, le rappel à l'ordre est retiré. Il n'en avait pas été fait mention au procès-verbal.
- Le procès-verbal est adopté.
M. A. Vandenpeereboom présente l'analyse des pièces adressées à la chambre.
« Dépêche de M. le ministre de la justice, accompagnant l'envoi de demandes de naturalisation et des renseignements y relatifs. »
- Renvoi à la commission des naturalisations.
Distribution aux membres.
Première section
Président : M. Osy
Vice-président : M. Mercier
Secrétaire : M. de Man d’Attenrode
Rapporteur de pétitions : M. Mascart
Deuxième section
Président : M. David
Vice-président : M. Bruneau
Secrétaire : M. A. Dumon
Rapporteur de pétitions : M. Vermeire
Troisième section
Président : M. Lange
Vice-président : M. Lesoinne
Secrétaire : M. Van Grootven
Rapporteur de pétitions : M. de Royer
Quatrième section
Président : M. Ch. Rousselle
Vice-président : M. Veydt
Secrétaire : M. Moncheur
Rapporteur de pétitions : M. H. de Baillet
Cinquième section
Président : M. Malou
Vice-président : M. de Brouckere
Secrétaire : M. Ansiau
Rapporteur de pétitions : M. Landeloos
Sixième section
Président : M. Dautrebande
Vice-président : M. Lebeau
Secrétaire : M. Van Iseghem
Rapporteur de pétitions : M. de Pitteurs
- Sur la proposition de M. le président, la chambre décide que le budget de la justice sera renvoyé aux sections de février, qui viennent de se constituer.
M. Mercier. - Messieurs, j'ai l'honneur de déposer un rapport supplémentaire sur le projet de loi relatif au tarif des voyageurs du chemin de fer. Ce rapport porte sur les amendements dont la section centrale a été saisie de la part de M. le ministre des travaux publics.
- Ce rapport sera imprimé et distribué.
M. T’Kint de Naeyer, rapporteur. - Messieurs, la section centrale vient d'examiner les amendements qui ont été déposés dans la séance d'hier par M. le ministre de la justice.
Elle adopte la modification à l'article 5 en supprimant les mots : « dans les actions judiciaires. »
Elle a également adopté, avec un léger changement de rédaction, l'article 6.
Quant à l'article 6bis nouveau, elle n'a pas cru pouvoir l'admettre. D'accord avec M. le ministre de la justice, elle en propose la suppression.
L'article 6ter nouveau a été modifié dans les termes suivants : « Les membres de ces sociétés qui contreviendraient aux arrêtés royaux pris en exécution des n°3, 4 et 5 de l'article précédent, seront passibles des peines comminées à l'article premierde la loi du 6 mars 1818. »
La majorité de la section centrale a admis cette disposition.
M. Prévinaire. - Messieurs, j'ai demandé la parole hier au moment où un honorable membre vous entretenait du patronage des chefs d'industrie. Les paroles qu'il a prononcées à cette occasion sont assez vagues, et je lui serais reconnaissant de vouloir entrer dans quelques explications ultérieures.
Si, par le patronage des chefs d'industrie, l'honorable M. Dedecker a entendu ce patronage qui exerce son action par des conseils, par la persuasion, et qui ne peut que contribuer au développement des instincts de prévoyance et de moralité, je suis parfaitement de son avis. Je crois que le patronage des chefs d'industrie, ainsi entendu, peut avoir les plus heureux résultats.
Si, au contraire, ce patronage devait revêtir un caractère inquisitorial, tendre à rechercher la conduite intérieure, la conduite privée des ouvriers ; s'il devait s'exercer par la contrainte, par la menace d'un refus d'emploi, alors que l'ouvrier ne remplirait pas certains devoirs extérieurs, je déclare que je ne pourrais suivre l'honorable M. Dedecker sur ce. terrain.
Je crois que l'ouvrier doit rester libre vis-à-vis du patron, comme celui-ci libre vis-à-vis du premier, et que le patron doit se renfermer dans les limites des conseils et d'une intervention affectueuse.
On a aussi parlé des salaires. Je crois qu'à cet égard on est tombe dans une erreur.
Les salaires n'ont pas subi la réduction que l'on a indiquée. Il y a deux modes de rémunération de l'ouvrier : la rémunération qui s'applique au travail à la tâche, et la rémunération qui s'applique au travail à la journée.
Si l'on a eu en vue la rémunération à la tâche, il est vrai que celle-ci a subi une réduction, mais cette réduction n'a pas été désavantageuse à l'ouvrier, en ce sens qu'il a trouvé une compensation dans la production plus grande que lui permettaient de réaliser des outils perfectionnés. C'est là un des résultats avantageux pour l'ouvrier qui sont dus aux progrès de la mécanique. J'engagerai l'honorable membre à méditer les faits et je suis convaincu qu'il reviendra de l'opinion qu'il a émise.
Messieurs, je suis depuis longtemps en position de pouvoir étudier les classes ouvrières ; je les vois constamment à domicile connue dans l'atelier et, sans vouloir contredire plusieurs excellents conseils qui ont été donnés hier, et tout en reconnaissant qu'il y a beaucoup à faire, je crois qu'il faut bien se garder d'entrer dans un ordre d'idées qui ferait remonter jusqu'au gouvernement et à la société tout entière la responsabilité de l'état fâcheux où se trouve une partie de la classe ouvrière. Ce qu'il faut faire, c'est chercher des remèdes sérieux, au lieu de poursuivre de folles théories. Je suis d'avis que la position de l'enfance et de l'adolescence mérite tout spécialement de fixer notre attention.
Aujourd'hui cette position est des plus déplorables, du moins dans les grands centres de population. L'enfance, dans les classes ouvrières, se trouve ou abandonnée à elle-même, ou en contact continuel avec des personnes plus âgées, qui n'observent aucune retenue, ni dans leurs paroles, ni dans leurs actes. Aussi les enfants contractent-ils de bonne heure le germe de vices qui se développent plus tard. L'expérience a démontré que ce germe prend naissance même à l'âge le plus tendre.
L'adolescence est également dans la position la plus désavantageuse. Je crois que l'autorité devrait s'occuper avec la plus vive sollicitude de tout ce qui peut améliorer la position où se trouve aujourd'hui l'enfance dans les classes ouvrières. Il faut notamment développer les écoles gardiennes et travailler à détruire la concentration trop forte de la classe ouvrière.
Cette concentration est une cause permanente d'immoralité et de désordres, que ne réparent qu'à moitié des alliances beaucoup trop précoces et qui deviennent pour la classe ouvrière la cause d'un développement de la famille tout à fait hors de proportion avec les moyens d'existence.
(page 690) Ce développement de la famille, que je ne déplore que par le motif qu'il arrive avant le moment où le plus grand nombre d'ouvriers sont en état de pourvoir a l'existence de leur famille, est l'une des causes principales du malaise qui affecte presque constamment les classes ouvrières.
Je signalerai également à l'attention du gouvernement les conséquences de notre système pénal, qui expose la classe ouvrière au péril permanent du contact avec les hommes vicieux que la loi a pu frapper, mais non corriger. Il y a là quelque chose à faire pour prévenir les conséquences de ce contact.
Messieurs, je crois qu'il est inutile que je m'étende en ce moment sur les considérations que je viens à peine d'effleurer, et que je n'ai voulu que signaler à l'attention de l'assemblée. Elles me paraissent sérieuses ; je suis convaincu que, pour obtenir des résultats sérieux, il faut s'attacher à modifier les circonstances au milieu desquelles se développent l'enfance et l'adolescence des classes ouvrières ; de bonnes mesures de police et le concours de la charité publique.
M. de Brouwer de Hogendorp. - Messieurs, je ne dirai que très peu de chose sur le projet de loi actuellement en discussion. Pour en parler convenablement, il faudrait rechercher quelles sont les causes de la misère, il faudrait examiner comment cette misère se trouve en rapport avec nos institutions politiques et avec les habitudes privées de la classe ouvrière. Ce terrain est si étendu qu'il m'est impossible de le parcourir.
En demandant la parole, j'ai simplement eu pour objet de donner mon assentiment au projet de loi et de répondre en quelques mots à certaines erreurs avancées par mon honorable collègue, le représentant de Malines. Je n'accuse pas ses intentions, je sais que ces intentions sont bonnes, mais je crois que la doctrine qu'il a professée dans la séance d'hier est une doctrine dangereuse.
Mon honorable collègue a attaqué la liberté industrielle, la liberté du travail et des transactions ; il voit avec quelques écrivains, dans cette liberté, la source des maux qui pèsent sur la classe inférieure ; il voudrait en revenir à je ne sais quelle espèce d'organisation industrielle ; sans doute, ce n'est pas aux corporations, ni aux jurandes, ni aux maîtrises ; mon honorable collègue est trop homme de progrès pour vouloir en revenir aux vieilleries ; d'ailleurs, si l'on en revenait aux corporations, aux maîtrises et aux jurandes, il faudrait en revenir également à la charité des châteaux, des monastères et de l'église.
Je dois donc croire que l'organisation qu'il a en vue est une chose très mal définie encore dans son esprit, une opinion vague, une opinion qui a sa source dans sa philanthropie ardente, philanthropie à laquelle, je le répète, je rends toute justice.
Non, messieurs, la liberté industrielle n'a pas produit la misère ; elle n'a pas abaissé les salaires ; elle n'est pas la cause des crises funestes. La liberté industrielle est un principe fécond en conséquences utiles, un principe qui a produit les plus grands avantages pour l'ouvrier et qui a élevé sa dignité.
Le salaire n'a pas baissé ; cette accusation est injuste ; le salaire est aujourd'hui plus élevé qu'alors que les corporations existaient.
La liberté industrielle est un principe utile. C'est à ce principe qu'il faut attribuer l'accroissement de la production. Qu'eussions-nous fait de la machine à vapeur, des autres inventions du génie moderne ? Mais j'oublie que l'honorable membre n'aime point les machines. Je prends donc un autre argument. Qu'eussions-nous fait de notre population toujours croissante ? La liberté, en produisant la concurrence, a produit le bon marché ; le bon marché a occasionné une plus grande consommation, celle-ci a produit une plus grande demande de travail, qui a eu à son tour pour effet une amélioration dans le taux des salaires.
Laissez-moi ajouter, messieurs, que, par suite de cette concurrence que l'on maudit, l'ouvrier est aujourd'hui mieux nourri, mieux vêtu que sous le régime de la réglementation du travail.
J'ai dit que la liberté du travail a élevé le travailleur en dignité. En effet, le travailleur se trouve actuellement avec l'entrepreneur d'industrie sur un pied d'égalité ; l'indépendance est mutuelle ; si l'ouvrier a besoin du maître, le maître a besoin de l'ouvrier et l'ouvrier fixe librement le prix de ses services avec le maître.
La liberté industrielle a, comme toutes les libertés, ses dangers, ses inconvénients, ses abus. Mais de grâce, n'allons pas chercher la perfection ailleurs ; gardons-nous surtout de nous remettre sous l'empire d'institutions vieillies, et qui sont toujours les mêmes quel que soit le manteau dont on les drape ; gardons-nous surtout de faire croire à la classe ouvrière qu'il y a pour elle une condition plus heureuse en dehors de l'ordre social actuel.
Mais en prenant pour point de départ de nos améliorations la société telle qu'elle est constituée, faisons tout ce qui est possible pour améliorer le sort des ouvriers.
C'est à cette fin que j'ai donné mon vote affirmatif au projet de loi sur les caisses de retraite, que j'accueille avec plaisir le projet en discussion, que je verrai avec joie le gouvernement proposer des réglementer le travail des enfants, que je donnerai mon assentiment à d'autres mesures de la même nature, c'est-à-dire à des mesures qui auront pour objet l'éducation du peuple, sa moralisation, le réveil des sentiments de prévoyance, en un mot l'élévation de la classe ouvrière.
C'est dans ce cercle seulement et en affranchissant le travail de certaines entraves que notre législation fait encore peser sur lui, que l'action de l'Etat peut être utile. Mais que nos classes ouvrières comprennent bien qu'elles n'ont rien de bon à attendre d'une réorganisation industrielle. L'Etat ne peut que peu de chose pour elles ; la législation ne peut contribuer que dans une petite mesure, une fois les entraves qui pèsent sur le travail mises de côté, à leur bien-être et à leur bonheur. Je désespérerais des classes ouvrières, je désespérerais de voir leur condition s'améliorer, de les voir s'élever sur les degrés de l'échelle sociale, si je ne voyais des indices de la volonté qu'elles ont d'améliorer leur sort et de ne compter à cet effet que sur elles-mêmes. Cette volonté, nous devons la fortifier. Disons sans cesse à l'ouvrier que le principe qui peut le relever, le principe de son amélioration matérielle, morale et intellectuelle est en lui-même et non ailleurs, que son avenir est dans ses propres mains.
C'est à ce point de vue que le projet de loi que nous discutons est utile.
Contrairement à ce qu'en a dit mon honorable collègue de Malines, je le considère comme un des moyens les plus efficaces d'arrêter le paupérisme.
Je ne veux considérer les sociétés de secours mutuels que sous un seul rapport : je prends les sociétés de secours pour cas de maladie.
Voyons quel est le principe sur lequel ces sociétés sont établies.
Ce qui est incertain quant à l'individu est certain quant à la masse. Prenez un certain nombre d'ouvriers du même âge. Il est impossible de dire lequel d'entre eux deviendra malade dans le courant de l'année, mais on peut dire avec une grande probabilité de ne pas se tromper qu'il y aura parmi eux un tel nombre de malades. S'il n'existe pas une assurance mutuelle parmi ces ouvriers, celui qui aura le malheur de devenir malade perdra avec la santé le pain et, s'il est père de famille, sa femme, ses enfants seront plongés dans la misère avec lui. En s'associant, en contribuant hebdomadairement pour une faible somme à la caisse commune, il se garantit contre cette éventualité, il reçoit une partie de son salaire pendant sa maladie ; la misère ne vient pas se joindre à ses autres maux ; il n'a pas la douleur de voir sa femme, ses enfants manquer de pain. Cette situation, il se la crée au moyen d'un léger sacrifice ; et si la maladie l'épargne, il a la consolation d'avoir, au moyen de ce léger sacrifice, sauvé de la misère son frère ouvrier que la maladie a frappé.
Mais, dit l'honorable membre, le salaire est si bas qu'il est impossible que l'ouvrier en distraie quelque chose.
L'honorable membre se trompe : quel que soit le taux du salaire, l'ouvrier laborieux, sobre, prévoyant, trouvera toujours de quoi en distraire quelques centimes par semaine. Que faut-il qu'épargne par semaine l'ouvrier de 25 ans qui veut s'assurer 10 fr. de secours par semaine en cas de maladie ? 25 centimes !
Je dis que l'ouvrier laborieux et sobre peut épargner cette somme, quel que soit le taux de son salaire. Je crois que la démonstration en est inutile. Quelques heures de travail de plus le lundi, quelques verres de bière de moins sont plus que suffisants à cet effet.
Oui, nous avons des devoirs à remplir envers l'ouvrier ; et le principal, c'est de lui démontrer les avantages de la tempérance.
Démontrons au travailleur ce qu'il peut gagner en étant sobre, en travaillant le lundi au lieu de chômer. Montrons-lui les pertes qu'il fait volontairement. Démontrons-lui que, s'il épargnait ce qu'il consomme inutilement, s'il employait au travail le temps qu'il perd, sa situation serait bien différente de ce qu'elle est aujourd'hui, qu'il ne tient qu'à lui de sortir du prolétariat.
Au lieu de le bercer de fausses illusions, au lieu de le mécontenter, de lui faire croire à une amélioration résultant d'une transformation sociale ou industrielle, disons quel est l'état de prospérité auquel un grand nombre d'ouvriers industriels anglais sont parvenus, par l'épargne, par la sobriété, par l'association.
L'honorable membre a fait un tableau fort sombre de cette situation. Qu'il me permette de le dire, il ne la connaît pas ; qu'il me permette de dire encore que les caisses de secours mutuels ont été des instrument très actifs pour la création de cet ordre de choses.
Il y a sans doute des malheureux parmi les ouvriers anglais ; mais leur malheur doit-il être attribué à l'organisation sociale et industrielle ? Non, c'est à leur imprévoyance, à l'ivresse.
Mais le nombre de ces malheureux diminue. Tout le monde, tous les partis se prêtent la main pour les éclairer sur la cause réelle de leur misère, pour réveiller dans leur cœur des sentiments de dignité personnelle.
Les paroles que j'entendis adresser un jour à Manchester, du haut d'une borne, au coin d'Oldham-street, à un attroupement d'ouvriers par un chartiste, resteront toujours gravées dans ma mémoire :
« Si vous êtes dans l'abaissement, s'écriait-il, la faute en est à vous-mêmes. Soyez sobres, soyez prévoyants et vous serez bientôt les égaux de ceux qui sont vos maîtres. Vos enfants, si vous êtes sobres, si vous leur donnez, au moyen de ce que vous dépensez intilement, une éducation convenable, gouverneront le pays avec ceux des aristocrates du capital et de la naissance. »
Je crois ce conseil, les expressions à part, meilleur que celui que les classes ouvrières pourraient déduire du discours de mon honorable collègue.
M. de Steenhault. - Approuvant complètement le projet de loi qui nous occupe, je ne comptais pas prendre la parole dans cette discussion ; mais je ne puis aujourd'hui, ni ne veux, le voler sous l'impression (page 691) qu'a pu faire le discours prononce hier par l'honorable M. de Perceval, et sans protester contre les doctrines qu'il renferme, doctrines qui, quoique peu réfléchies, ont dû avoir de l'écho par cela seul qu'elles étaient le résultat d'aspirations généreuses.
L'honorable M. de Perceval nous a dit qu'il n'avait pas une foi robuste dans l'efficacité de la loi sur les secours mutuels, qu'il l'aurait cependant votée, tout en étant convaincu de son impuissance vis-à-vis des misères sociales dont il nous a tracé un si lugubre tableau.
Pour lui, nous attachons la charrue devant les bœufs, et avant de songer à des sociétés de secours mutuels, nous ferions bien de voir si les classes ouvrières ont la possibilité d'y participer, en présence de la libre concurrence et du bas prix des salaires qui en est la conséquence.
Selon lui, ce que vous avez déjà fait, ce que nous faisons aujourd'hui, est au moins une besogne inutile au point de vue de la grande masse des travailleurs, qui, nécessairement, forcément, doivent se prendre aujourd'hui, après de semblables discours, à douter de la sollicitude d'un gouvernement dont ils n'auraient, en définitive, à attendre qu'un stérile appui, qu'un intérêt problématique.
C'est surtout contre de pareilles idées que je crois devoir protester et comme homme, et comme représentant.
L'honorable préopinant nous a amoncelé des montagnes de chiffres, il nous a groupé une foule de données statistiques, il a poussé ses laborieuses recherches jusqu'au point de trouver dans la Constitution l'obligation de secourir son semblable, d'améliorer le sort de la classe ouvrière.
Personne de nous, messieurs, y compris le gouvernement qui nous présente le projet de loi, n'a été aussi loin, j'en suis convaincu et j'aime à le penser, car personne n'a eu besoin de chercher dans un serment l'obligation de remplir ce devoir ; ce devoir a toujours été inscrit dans la conscience de tous les membres de cette assemblée, à quelque opinion qu'ils appartiennent, comme le premier de ceux qu'ils avaient à remplir pour justifier le mandat qui leur était confié et l'inégalité dont ils profitaient.
Du reste, messieurs, comme l'a très bien fait remarquer hier M. Lebeau, l'honorable M. de Perceval n'a oublié qu'une seule chose, c'est de conclure et de nous dire quels étaient les moyens qu'il avait pour arriver au résultat qu'il veut.
En fait de devoir, cependant, et surtout en pareille matière, je mets en première ligne celui de faire profiter ses semblables des conquêtes intellectuelles qu'on pourrait avoir faites.
J'aurais voulu avoir à constater quelque proposition. L'honorable membre se les est réservées ; mais j'ai vu avec plaisir qu'il s'était engagé à nous communiquer ses projets : j'en prends acte et je les attends.
S'ils sont exécutables, je serai le premier à me joindre à lui pour arriver à leur application, et je serai heureux de pouvoir le féliciter d'avoir trouvé la solution d'un problème que tant d'illustres penseurs ne sont pas encore parvenus à résoudre jusqu'à présent.
Jusque-là et en attendant je croirai toujours qu'il vaut mieux, dans l'intérêt même de la classe ouvrière, marcher prudemment à des améliorations pratiques, en l'éclairant et en la rendant confiante dans la sollicitude du gouvernement, que cela vaut mieux, dis-je, que de lui faire entrevoir des horizons fantasmagoriques, en la berçant de la menteuse phraséologie du socialisme, qui, jusqu'à présent, n'a servi qu'à décupler les maux de ceux qu'il prétendait soulager.
Je ne vous ferai pas perdre un temps précieux à discuter les conséquences des idées émises hier par l'honorable M. de Perceval.
Je ne relèverai qu'une seule erreur dans laquelle est tombé l'honorable membre, et qui m'élonne de la part d'un homme qui a dù s'occuper d'économie politique.
Il veut supprimer la concurrence ; il veut des salaires plus élevés ; mais a-t-il songé qu'augmenter les salaires, c'est augmenter les frais de production ? A-t-il perdu de vue que l'ouvrier, s'il est producteur, est également consommateur, et qu'en définitive lui faire payer plus cher d'une part ce qu'on lui paye mieux d'une autre est tourner dans un cercle vicieux, et le mettre dans une position identique à celle dont vous voulez le tirer.
Je me borne à cette objection, parce qu'elle renverse tout le système, parce que le simple bon sens l'indique, et que tous les raisonnements du monde ne peuvent l'abattre. Elle est si élémentaire que je suis étonné que l'honorable M. de Perceval, qui nous a déjà donné tant de preuves de jugement et de capacité, n'y ait pas songé.
Pour en revenir au projet de loi sur les secours mutuels et dont je vous demande pardon, messieurs, de m'êlre peut-être un peu trop éloigné, je l'approuve complètement. Je le voterai avec pleine confiance, convaincu que, sans compter encore le bienfait des secours qu'il permettra de donner, il modifiera favorablement les mœurs de la classe ouvrière, il facilitera leur moralisalion en leur apportant des idées de prévoyance et d'ordre dont l'absence est aujourd'hui le véritable foyer du mal qui les décore.
M. Coomans. - Messieurs, on a parlé hier des caisses d'épargne dont on a dit qu'elles pourraient rendre de grands services aux travailleurs économes, si elles étaient bien organisées sous la direction et la responsabilité de l'Etat. Je m'expliquerai à ce sujet en temps opportun. Aujourd'hui je crois devoir signaler derechef à la chambre un abus grave, dont souffrent les 1,700 familles qui ont eu confiance dans la caisse d'épargne établie auprès de la Banque de Belgique.
Cette caisse a suspendu ses remboursements après la révolution du 24 février ; elle ne les a pas repris depuis cette époque, de manière que les déposants se trouvent privés de l'usage de leurs épargnes. Je dis qu'ils en sont privés, car la plupart ne veulent naturellement pas consentir à la perte de 20 p. c. que la caisse leur impose en cas de restitution. C'est là une condition onéreuse et odieuse à laquelle n'ont souscrit que les malheureux qui avaient absolument besoin de leurs fonds.
Pour justifier la mesure injuste, illégale et impopulaire que j'ai déjà blâmée à cette tribune avec d'honorables collègues, la caisse d'épargne de la Banque de Belgique invoque l'article 28 de ses statuts. Il suffira de donner lecture de cet article pour montrer qu'il condamne manifestement l'interprétation qu'on y donne.
En voici le texte.
« Art. 28. Lorsque, dans des cas extraordinaires, par suite de l'intensité ou de la durée de la baisse, la Banque et le comité supérieur de surveillance, de commun accord, jugeront qu'un remboursement intégral en écus porterait atteinte aux intérêts généraux des déposants, la caisse pourra se libérer par la remise de titres de rentes belges, à raison de 4 francs de rente annuelle pour chaque centaine de francs redemandée.
« Le déposant pourra, à son choix, obtenir en numéraire la valeur de ses titres au cours du jour. »
Vous l'entendez, messieurs, pour que la caisse puisse se libérer par la remise de titres de rentes belges, il faut qu'elle se trouve dans des cas extraordinaires et qu'il y ait intensité et durée de la baisse. Or, rien de cela n'existe. Nous vivons dans des circonstances normales, et (erratum, page 705) loin que nous ayons à constater une baisse intense et durable, les fonds belges sont aujourd'hui plus élevés qu'ils ne l'étaient longtemps avant la révolution de février.
M. Anspach. - Je demande la parole.
M. Coomans. - Je suis charmé de voir l'honorable M. Anspach s'apprêter à me répondre.
Notre 5 p. c. est coté aujourd'hui à 99 1/8 ; et notre 2 1/2 p. c. à 50 1/4.
En janvier et février 1848, le taux le plus élevé qu'ils atteignirent fut de 98 et de 50 3/8. Ils descendaient parfois à cette époque à 97 et 50. Encore cette cote était-elle souvent nominale.
L'argent des déposants a été appliqué en rentes belges achetées par la caisse fort au-dessous du cours où elle prétend les leur revendre. La caisse exige 100 fr. pour du papier qui n'en vaut que 82, soit une perte sèche de 18 p. c.
- Un membre. - C'est vraiment trop fort.
M. Coomans. - Et c'est pourtant vrai, messieurs. Le 2 1/2 p. c, que la caisse pouvait se procurer à 50 fr., elle en demande aujourd'hui 60 francs aux familles qui lui ont confié leurs épargnes. Non contente de le céder au pair et de profiter de la plus-value, ce qui serait juste, elle veut le débiter à un taux fabuleux, que nos fonds n'ont jamais atteint et qu'ils n'atteindront probablement jamais.
C'est là, de fait, une spoliation exercée sur 1,700 citoyens laborieux et économes, victimes d'une misérable équivoque, d'une interprétation chicanière qu'aucun d'eux n'aurait pu prévoir.
Je le dis avec un sentiment de vif regret, la conduite tenue par l'établissement de la rue Neuve est de nature à discréditer profondément l'institution des caisses d'épargne. J'ai eu à me repentir, pour ma part, de l'avoir recommandée à des familles prévoyantes ; car ces familles, voyant leurs économies emprisonnées depuis trois ans dans les bureaux déserts de cette caisse d'épargne, sont venues me reprocher de les avoir induites en erreur. J'ai indemnisé les plus pauvres d'entre elles, mais il en est plusieurs qui regrettent d'avoir suivi mes conseils en versant leur argent dans la caisse de la rue Neuve.
J'atteste ici que plusieurs déposants ont proposé à cette caisse de subir une perte de 12 et même de 13 p. c. pour être entièrement remboursés, et que la caisse a refusé l'offre. Tout ce qu'elle concède, dans un but de philanthropie, dit-elle, c'est de prêter sur les livrets le quart des sommes qui y sont inscrites. La faveur est bien mince, car elle laisse dans l'embarras les personnes qui avaient déposé chez elle leurs économies soit pour racheter un fils de la conscription, soit pour des frais de funérailles, soit pour acquérir un fonds de commerce, une rente, etc.
Messieurs, le texte de l'article 28 est clair et précis ; il ne souffre pas l'interprétation arbitraire et fausse qu'on y donne. La banque de Belgique et le comité supérieur de surveillance sont donc dans leur tort. Mais si l'une et l'autre parvenaient à prouver le contraire, ce dont je les défie, les plaintes des déposants resteraient parfaitement légitimes, car ils conserveraient le droit de réclamer l'intervention de l'Etat, laquelle n'a pas fait défaut aux déposants de la Société Générale. Ceux-ci ont été immédialeaicnt et intégralement remboursés pour une somme d'environ 40 millions. Il n'est dû que 3 millions aux créanciers de la caisse d'épargne établie auprès de la Banque de Belgique. La modicité du sacrifice était un motif suffisant de leur venir en aide, alors que la confiance qu'ils avaient eue dans le crédit, la loyauté et l'honneur de la nation belge ne leur eût pas assuré la préférence. Les déposants de la Montagne du Parc avaient la garantie de la Société Générale : ceux de la rue Neuve avaient la garantie de l'Etat. Quand l'Etat secourait les premiers (je ne le blâme pas de l'avoir fait), il devait à plus forte raison indemniser les autres.
(page 692) La situation que je signale à la chambre est devenue véritablement scandaleuse et déplorable. Une foule d'honnêtes familles en souffrent injustement, et je crois remplir un devoir en suppliant la législature der s'en occuper sans retard.
M. Anspach. - Messieurs, ce n'est pas la première fois que l'honorable M. Coomans attaque la caisse d'épargne établie sous le patronage de la Banque de Belgique. Vous avez vu les accusations qu'il a lancées contre cet établissement ; on dirait, en vérité, que l'honorable membre n'a pas lu le règlement et qu'il ignore sous quelles conditions les prêts ont été faits à cette caisse d'épargne.
M. Coomans. - Je l'ai en poche.
M. Anspach. - Alors, vous l'interprétez d'une singulière manière.
J'ai déjà répondu une première fois aux attaques de M. Coomans ; puisqu'il y revient, je me vois forcé de répéter ce que j'ai déjà eu l'honneur de dire à la chambre.
La Banque de Belgique avait une caisse d'épargne. Après un temps fixé par ses statuts, on était obligé de restituer l'argent quand on le demandait. Tout le monde a été d'accord pour reconnaître qu'une pareille institution devait avoir de très graves inconvénients dans certaines circonstances ; nous en avons vu l'exemple en 1848. La caisse de Paris qu avait reçu pour 800 millions de dépôts a pris également une mesure : elle a décidé que les dépôts seraient convertis en fonds de l'Etat.
La Banque de Belgique, dans cette prévision, avait décidé que les caisse existante serait liquidée ; elle l'a été, et une nouvelle caisse a été créée sous son patronage avec la condition que les personnes qui placeraient leurs économies à cette caisse auraient leurs fonds employés à l'achat de rentes de l'Etat, de sorte que c'est au su et au vu de tout le monde que les dépôts étaient convertis en rentes ; donc les fonds n'étaient pas disponibles quand la rente était à un cours inférieur à celui auquel on avait acheté ; malgré la belle position des fonds belges, ils sont encore au-dessous du cours auquel les achats ont été faits pour le compte de la caisse d'épargne.
M. Coomans. - C'est une erreur !
M. Anspach. - S'il y a erreur, c'est de votre part. C'est du 4 1/2 qu'on avait acheté, ils étaient à 101 ; par suite de l'opération faite, et avec la réserve, cela reviendrait à 99, et ils sont aujourd'hui à 89. Si on remboursait au pair, ce serait au détriment de ceux qui resteraient associés à la caisse.
Quant à la position désastreuse des déposants, la Banque a fait tout ce qu'elle a pu pour la diminuer. A tous ceux dont les livrets étaient inférieurs à 500 francs, on a donné des à-compte, et à tous ceux dont les livrets étaient supérieurs à 500 francs, on a avancé 80 p. c. des dépôts de leur livret lorsqu'ils l'ont demandé, de sorte que les plaintes sont tout à fait mal fondées.
Les accusations d'injustice, de déloyauté, je ne sais de quelles expressions il s'est servi, tout cela est fantastique. Tout ce que la Banque a pu faire, elle l'a fait ; elle a employé plus de 500 mille francs à rembourser des petits livrets aux domestiques et aux journaliers. Pour ceux qui avaient des livrets portant des sommes plus fortes, on leur a offert une somme de 80 p. c. sur dépôt de leur livret. Jamais les détenteurs de livrets n'ont été dans la position dont l'honorable M. Coomans a accusé la Banque de Belgique d'être l'auteur.
M. Coomans. - Je m'étonne de voir l'honorable M. Anspach si mal renseigné sur ce qui se passe dans un établissement qu'il hante beaucoup plus que moi, ce dont je ne lui fais pas un reproche.
Je relève immédiatement plusieurs erreurs qu'il a commises et qui paraissent d'autant plus surprenantes que l'honorable député a pu préparer, depuis bientôt trois ans, la défense de l'institution dont je blâme la conduite.
M. Anspach prétend que tous les livrets au-dessous de 500 fr. ont été remboursés.
M. Anspach. - Je n'ai pas dit cela. J'ai parlé des livrets de cent francs.
M. Coomans. - J'avais entendu le chiffre de 500 francs.
M. Dedecker et d'autres membres. - Il a dit 500 francs.
M. Coomans. - J'avais donc bien compris.
M. Pierre. - Oui, M. Anspach a dit 500.
M. Coomans. - Eh bien, c'est une erreur. On a remboursé les livrets de cent francs à cette condition, assez humiliante pour les déposants, qu'ils devaient démontrer qu'ils avaient absolument besoin de ces fonds, qu'ils étaient des ouvriers vivant de leur travail manuel. Première erreur de l'honorable M. Anspach, mais sur laquelle je n'insisterai pas, puisqu'elle est reconnue.
On n'a donc pas remboursé les livrets de 500 fr. Je voudrais que l'honorable M. Anspach ne fût pas dans l'erreur ; je souhaiterais que ces livrets fussent remboursables, car je m'empresserais d'adresser à l'établissement de la rue Neuve une foule de pratiques ayant des livrets de 500 francs. Elles seraient bien heureuses de les échanger contre des écus.
Ensuite, l'honorable M. Anspach (deuxième erreur, qui m'étonne énormément de la part de l'honorable membre) prétend que sur les livrets de 500 fr. et au-dessus on a fait des prêts jusqu'à concurrence de 80 p. c.
M. Anspach.- Oui, sur le dépôt du livret, on a remboursé 80 p. c.
M. Coomans. - C'est une erreur surprenante dans votre bouche.
J'ai vu venir chez moi plusieurs déposants qui ont des livrets, où se trouvent inscrites des sommes supérieures à 500 francs, et au lieu d'avoir reçu à la caisse l’offre d'un remboursment ou d'un prêt de 80 p. c, tout ce qu'ils ont pu obtenir, c'a été la promesse d'un prêt à intérêt jusqu'à concurrence d'un quart seulement, et en démontrant qu'ils avaient absolument besoin de cette somme. Ceux qui ne pouvaient faire preuve de pauvreté, n'étaient pas même admis à emprunter le quart de leur capital mis en gage pour la totalité.
Voilà la vérité pure. Bien peu de déposants ont consenti à engager 100 francs pour en emprunter vingt, surtout à la suite de formalités désagréables.
Je dirai plus : c'est que ces renseignements complémentaires de ceux qui m'avaient été communiqués dans la vie privée et par la clameur publique, je les ai obtenus d'honorables fonctionnaires attachés à la Banque de Belgique et à la caisse qu'elle patronne.
L'honorable M. Anspach me reproche de ne pas avoir lu le règlement. Je regrette d'avoir à répéter que j'ai eu souvent l'occasion de le lire et de le relire. De nombreuses réclamations me l'ont fait apprendre par cœur, et j'ai prouvé tantôt, du reste, que je le connais mieux que mon honorable contradicteur.
M. Anspach n'a pas répondu à ceci, c'est que le contrat synallagmatique qui lie la caisse aux déposants fait seul règle et foi. L'article 28, en vertu duquel les remboursements sont suspendus, est la seule chose à examiner ici. Nous n'avons pas à discuter la question de savoir si les remboursements sont dangereux, si l'Etat peut se substituer, sans péril, aux sociétés privées. Il y a un contrat synallagmatique, il faut l'appliquer : c'est l'article 28 que la caisse invoque ; or cet article la condamne.
M. de Brouckere. - Je ne l'ai pas lu.
M. Vermeire. - M. Coomans en a donné lecture.
- Plusieurs membres. - Relisez-le.
M. Coomans. - Je vais le relire d'autant plus volontiers, qu'il condamne péremptoirement la conduite de la caisse d'épargne. Cet article 28 porte :
« Art. 28. Lorsque, dans des cas extraordinaires, par suite de l'intensité ou de la durée de la baisse, la Banque et le comité supérieur de surveillance, de commun accord, jugeront qu'un remboursement intégral en écus porterait atteinte aux intérêts généraux des déposants, la caisse pourra se libérer par la remise de titres de rentes belges, à raison de 4 francs de rente annuelle pour chaque centaine de francs redemandée.
« Le déposant pourra, à son choix, obtenir en numéraire la valeur de ses titres au cours du jour. »
Il y a trois conditions pour que le remboursement en rentes belges soit légal et équitable. Or, aucune des trois conditions prescrites n'est réalisée : la Belgique ne se trouve pas dans des circonstances extraordinaires ; il n'y a ni intensité, ni durée de la baisse, puisque nos fonds sont aujourd'hui plus élevés qu'avant la révolution de 1848. Aucune des conditions énoncées dans cet article 28 n'étant réalisée, on ne peut invoquer cet article pour suspendre plus longtemps les payements en espèces. Donc la caisse et les administrateurs qui en dirigent les opérations ont commis la faute grave de prolonger outre mesure les effets d'une clause qui avait cessé d'exister. Après le 24 février, la suspension des remboursements était légitime ; tout le monde, et les déposants des premiers, en a jugé ainsi. Mais dès que la rente belge était remontée au taux où elle se trouvait avant cette fameuse et funeste époqne, il fallait rouvrir la caisse à qui de droit.
L'honorable M. Anspach dit que je me trompe encore, quand je prétends que les fonds n'ont pas atteint de nouveau le taux où ils se trouvaient quand la caisse a dû acheter pour l'application des épargnes. Il nous cite un chiffre tout exceptionnel : il nous dit que le 4 1/2 p. c. s'est trouvé à (erratum, page 705) 101, et que la caisse s'en est fournie à ce prix. C'est possible ; tant pis pour elle si elle en a acheté beaucoup. Mais je sais parfaitement qu'il n'était plus à ce taux un an et davantage avant la révolution de février. Dans des circonstances normales, alors que la caisse était forcée d'appliquer hebdomadairement les épargnes à l'achat de fonds nationaux, elle s'est procuré du 4 1/2 à 96 et 97. Il a dû en être ainsi ; c'est ce dont on pourrait s'assurer en examinant ses livres.
Le chiffre cité par l'honorable membre est évidemment exceptionnel, et s'il était vrai que la caisse a acheté du 4 1/2 à 101, alors qu'elle aurait pu acheter du 2 1/2, du 4 et du 5 à un taux bien moins onéreux, il serait démontré qu'elle aurait déployé une très médiocre capacité financière, et les personnes qui ont été assez mal inspirées pour placer leur confiance et leurs fonds dans cette caisse, auraient un motif de plus pour lui retirer cette confiance, en attendant le retrait de leurs fonds.
Je crois avoir rencontré les divers points traités par l'honorable membre. S'il pense que j'en ai omis quelqu'un, je suis prêt à lui répondre.
Vous comprenez, messieurs, que je ne parle pas ici par intérêt personnel. Je n'en ai pas le moindre dans cette affaire. Je sais combien d'honnêtes ménages souffrent de l'abus que je critique. Je remarque d'ailleurs que lorsqu'il s'agit de voter des millions pour secourir de grandes sociétés financières, on trouve des orateurs fort éloquents pour soutenir l'opportunité et la convenance de pareils sacrifices. Le pour et le contre, surtout le pour, sont soigneusement soutenus dans de semblables affaires.
Je m'attache modestement ici à la défense des intérêts moins importants, mais non moins sacrés, de 1,700 familles qui sont très gravement compromis, puisque, depuis trois ans, on leur retient 3 millions qui appartiennent (page 693) à des classes, sinon pauvres, du moins très peu favorisées de la fortune.
Au point de vue industriel mêm, je trouve que ce serait une très bonne opération que de lancer ces 3 millions dans la circulation générale. Ils dorment aujourd'hui dans des portefeuilles, dont je crains fort qu'ils ne sortiront pas sans l'aide du gouvernement.
M. De Pouhon. - Je viens appuyer les observations de l'honorable M. Coomans, et engager le gouvernement à intervenir, officieusement, tout au moins, entre les déposants à la caisse d'épargne de la Banque de Belgique et l'institution même.
Il y a une anomalie criante dans la manière d'agir à l'égard des deux caisses d'épargne qui étaient établies au moment de la révolution de 1848.
Les déposants qui avaient confié leurs capitaux à la Société Générale qui les appliquait à des opérations industrielles, ont, par le concours de l'Etat, été remboursés intégralement.
L'autre caisse d'épargne, basée sur le crédit national et qui avait attiré beaucoup de petites économies parce qu'elle avait été indiquée comme très solide, a dù liquider de petits dépôts à plus de 50 p. c. de perte. Et pourtant une centaine de mille francs aurait suffi pour rendre indemnes ces petits déposants.
Un honorable membre de cette chambre m'avait chargé ces jours derniers de m'informer de la perte qu'il y aurait à supporter par le remboursement d'un livret d'environ 1,800 fr. J'avais fait demander des renseignements à ce sujet dans les bureaux de la Banque de Belgique, et là on avait répondu que, d'après le mode usité, la perte serait d'environ 360 fr.
Evidemment, celle perte serait plus forte que celle qui devrait résulter des cours actuels des fonds nationaux qui ne présentent plus que 10 p. c. de perte sur les prix auxquels la caisse d'épargne a fait ses placements.
Je pense, messieurs, que la caisse d'épargne, renonçant au droit strict résultant de ses statuts, aurait dû se borner à ne faire subir à ses petits déposants que la perte effective résultant de la réalisation de ses fonds de placement.
Le gouvernement avait, selon moi, ici un grand intérêt à intervenir au moins officieusement. Je sais qu'il ne peut le faire à titre d'autorité, et que la caisse d'épargne est dans son droit ; mais il n'en est pas moins vrai que les personnes qui ont fait ces placements et qui se trouvent beaucoup plus maltraitées que celles qui auraient porté leurs économies dans un autre établissement, éprouvent un préjudice intolérable, et de nature à nuire au crédit même de l'Etat.
Voilà, messieurs, les observations que je voulais faire, je crois qu'il y a là un abus réel et que le gouvernement, dans l'intérêt des déposants, comme de celui du crédit public, aurait dù intervenir.
M. Mercier. - Je regrette, comme l'honorable M. Coomans, la situation dans laquelle se trouvent les déposants à la caisse d'épargne près de la Banque de Belgique. Mais ce regret ne me dispense pas d'être juste envers cet établissement ; j'ai eu, comme minisire des finances, l'occasion de voir dans le temps les statuts de cette caisse ; il faut tenir compte de leur principe dans la question qui est discutée. La Banque de Belgique n'a pas eu pour but de faire un centime de bénéfice par l'institution de la caisse d'épargne ; mais, d'un autre côté, elle n'a pas voulu qu'elle lui fût onéreuse. C'est une caisse toute spéciale en dehors des opérations de la Banque. Les déposants ont été prévenus qu'en cas de baisse des fonds publics, ils pouvaient éprouver des pertes.
Je ne m'occuperai pas des termes de l'article 28 des statuts, sur lesquels on peut élever des discussions plus ou moins oiseuses, Mais il est évident que s'il y a une baisse dans les fonds publics, il est inévitable, dans le système de cette caisse, que les déposants, qui forment entre eux une association indépendante, subissent une perte.
Je ne dirai rien non plus de la proportion dans laquelle la caisse d'épargne opère en ce moment les remboursements. L'honorable M. De Pouhon vient à cet égard de vous donner des renseignements et de présenter quelques observations. Je ne me rappelle pas assez les dispositions spéciales des statuts pour pouvoir résoudre cette question. Mais, je le répète, les conditions que faisait la caisse aux déposants étaient parfaitement connues ; elles ont été publiées ; il est impossible qu'on s'en écarte sans blesser les droits des tiers.
La Banque de Belgique a pensé que, dans l'état actuel de l'institution, des caisses d'épargne, il leur était impossible, dans certains moments de crise, de faire face aux obligations contractées, c'est-à-dire au remboursement immédiat ; et elle a eu raison. Car dans une crise intense et prolongée, pas un seul établissement de ce genre ne tiendra ponctuellement ses engagements vis-à-vis des déposants, à moins d'une intervention du gouvernement ; c'est ce que l'expérience a prouvé, tant en Belgique qu'en France, dans les derniers événements. Tel est le motif qui a déterminé l'administration de la Banque de Belgique à fonder une caisse d'épargne sur une base nouvelle.
Sans doute, cela est fâcheux que les caisses d'épargne ordinaires ne puissent, dans certaines circonstances, remplir leurs engagements ; mais le fait est constant ; on ne doit pas se faire illusion à cet égard ; peut-être pourra-t-on éviter en partie ce danger par de nouvelles dispositions, par des limites ou restrictions sagement combinées, à apporter dans l'organisation des caisses d'épargne. Le gouvernement nous a déclaré que cette question faisait l'objet de ses études. Mais dans les conditions actuelles, je le répète, je ne crois pas qu'un seul établissement puisse, en présence d'événements graves, satisfaire à la condition principale, qui est le remboursement immédiat ou à très court terme.
Messieurs, je ferais aussi des vœux pour que, par une mesure quelconque, on pût venir au secours des déposants dont on vous a parle, surtout des petits déposants. Mais ce n'est pas à un établissement qui, en se chargeant de l'administration de la caisse, n'a pas eu la moindre chance de bénéfice, à s'imposer une telle charge.
M. de Brouckere. - Messieurs, je ne viens pas défendre les opérations de la Banque de Belgique, et particulièrement celle que vient de nous citer un de nos collègues, l'honorable M. De Pouhon. J'avoue que je ne comprends rien à ces calculs de liquidation du 4 p. c. Mais l'on se trompe étrangement sur la position de la Banque de Belgique et de la caisse d'épargne patronnée par cette banque.
La Banque de Belgique est complétement étrangère à la caisse d'épargne, elle reçoit une commission d'un quart pour cent pour faire les opérations, pour recevoir et pour payer. Son action se borne là.
C'était une opération aléatoire que faisaient les déposants.
L'honorable M. Coomans, qui a les statuts dans sa poche et qui nous a prouvé qu'il les avait lus puisqu'il en avait transcrit un article, doit bien savoir qu'il y avait chance de perte comme chance de gain pour les déposants.
Tous les quatre ans, si je ne me trompe,car je n'ai pas ici les statuts, on faisait un compte, et tous ceux dont les fonds avaient été dans l'association pendant quatre ans, se partageaient les bénéfices qui pouvaient être faits par la réalisation des fonds de tous ceux qui, dans l'intervalle des quatre ans, auraient demandé leur remboursement.
Eh bien, lorsqu'on s'associe pour faire des bénéfices, on doit aussi supporter les chances de pertes.
Messieurs, on vous a parlé de 3 millions. Je répète que je n'ai jamais rien vu de cette caisse, si ce n'est ses statuts ; mais je sais que, dans les 3 millions, se trouvent des sommes appartenant à des spéculateurs, à des personnes riches qui ont été déposer leurs fonds parce qu'elles ont calculé sur les bénéfices éventuels que l'on pouvait faire au bout de quatre ans.
Et l'Etat devrait maintenant intervenir et garantir l'intégrité du capital à des spéculateurs qui ne se sont associés à la caisse d'épargne que parce qu'ils y avaient des bénéfices à faire ! Il faudrait au moins distinguer.
J'admets que l'ouvrier, que le domestique, ait pu confier ses fonds à la caisse d'épargne, croyant de bonne foi qu'il s'agissait d'une caisse d'épargne comme celles qui existaient autrefois, croyant qu'il ne déposait ses fonds que momentanément et qu'il pourrait les retirer lorsqu'il le voudrait.
Mais je suis sûr que dans cette catégorie il n'y a pas des dépôts pour un million. Qu'on examine la position des déposants, et s'il y a quelque chose à faire, qu'on le fasse pour ceux qui se sont trompés de bonne foi, qui ont cru qu'ils mettaient leur argent à une caisse d'épargne ordinaire.
Mais quant à ceux qui ont pu lire les statuts, qui ont pu savoir ce qu'ils faisaient, il faut qu'ils subissent la perte arrivée aujourd'hui, comme ils auraient partagé les bénéfices, si les événements de 1848 n'avaient pas fait baisser nos fonds.
L'honorable M. Coomans est venu nous dire que l'article 28 des statuts n'était pas applicable, parce qu'il n'y avait pas une de ces baisses intenses et d'une longue durée, si je ne me trompe.
Mais, messieurs, tous ceux qui ont quelques capitaux savent fort bien que nos fonds sont encore de plus de 10 p. c. au-dessous de ce qu'ils étaient avant les événements de 1848. Le 4 1/2 p. c. a été émis au-dessus du pair, et il est resté très longtemps au-dessus du pair ; le 2 1/2 p. c. a dépassé 62 ; le 3 p. c. était dans la même proportion. Le seul fonds qui n'ait pas subi de pareilles variations, c'est le 5 p. c ; mais la caisse d'épargne ne pouvait pas acheter du 5 p. c, par une raison fort simple : c'est qu'il était au-dessus du pair et qu'il y avait chance d'être remboursé au pair, au bout d'un petit nombre d'années. Une caisse d'épargne ne pouvait pas se mettre dans cette position. (Interruption.) Combien de temps n'a-t-on pas parlé de la conversion ! Il est très probable que l'honorable membre qui m'interrompt a reçu, pendant qu'il était ministre, la visite de spéculateurs qui venaient lui proposer la conversion. Tous les ancien -ministres ont reçu de ces visites. (Interruption.) Mais nous avons été longtemps sous la menace d'une conversion. Il faut admettre les faits tels qu'ils sont : il y a aujourd'hui une baisse de 10 p. c. J'avoue que je ne comprends pas le bordereau qu'on vient de nous soumettre et qui accuse une différence de 20 p. c.
M. Coomans. - Je trouve, messieurs, qu'il est aisé d'esquiver une difficulté en disant qu'on n'y entend rien, qu'on ne peut s'en rendre compte. Voici un fait précis que je ne saurais assez signaler à la chambre : ceux qui veulent êlre remboursés par la caisse d'épargne doivent subir une perte de 20 p. c. C'est reconnu par les directeurs de la caisse ; ils me l'ont avoué ; je l'ai appris, d'ailleurs, de bien d'autres bouches. Du reste, on n'en fait pas le moindre mystère dans les bureaux de la rue Neuve, et les 1,700 déposants ne le savent malheureusement que trop.
Eh bien, comment se fait-il que sur ce même fonds de 4 1/2 p. c., dont on invoque le taux le plus élevé, 101 p. c, comment se fait-il qus sur ce même fonds, qui ne laisse aujourd'hui qu'une perte de 10 p. c, on impose à des gens laborieux, pour qui la moindre part est cruelle, (page 694) une perte de 20 p. c ? Il y a là un mystère, un scandale que nous devons dévoiler.
L'honorable M. de Brouckere dit que les déposants à l’établissement de la rue Neuve pouvaient s'attendre à certaines éventualités dans lesquelles ils ne seraient point remboursés. C'est possible. Je crois aussi qu'il serait parfois dangereux, financièrement parlant, bien entendu, de donner trop d'extension à l'institution des caisses d'épargne. Mais je dis, messieurs, que le même inconvénient, les mêmes risques devaient exister pour les déposants à la Société Générale. Eh bien, pourquoi les a-t-on remboursés intégralement et de préférence aux autres ? On l'a fait pour un motif que j'aurais peine à concevoir et qui me paraîtrait incroyable si je ne l'avais entendu énoncer par le gouvernement lui-même.
Le gouvernement a dit que les déposants de la Montagne du Parc n'avaient qu'une seule garantie, celle de la Société Générale ; tandis que les déposants de la rue Neuve avaient pour garantie les fonds publics de l'Etat.
En conséquence, a-t-il conclu.il faut aider d'abord les familles dont la garantie est la plus faible, et envers lesquelles l'Etat n'a pas contracté le moindre engagement ; et il faut abandonner à leur sort les familles qui ont accepté la rente nationale pour hypothèque. Ce raisonnement laisse beaucoup à désirer. J'eusse préféré un raisonnement tout contraire ; j'eusse voulu que le gouvernement remboursât d'abord les déposants qui avaient eu foi dans l'avenir de la Belgique.
Quand le gouvernement faisait un sacrifice, quand il consentait à couvrir certains risques pour les déposants à la Société Générale, ne devait-il pas en faire autant pour dégager ses fonds à lui, son honneur, sa loyauté, son crédit, à lui ? Il devait dire aux déposants à la caisse d'épargne de la Banque de Belgique : Vous avez eu confiance dans le crédit belge ; c'est à votre secours que je viendrai d'abord. Je viendrai ensuite au secours des autres ; je leur prêterai aussi des millions, s'il m'en reste.
Mais il a fait le contraire ; il a commencé par rembourser les 40 millions de la Société Générale. (Interruption.)
(erratum, page 705) Le capital inscrit était de 40 millions.Vous dites qu'on n'a remboursé que 26 millions. Eh bien, soit ; toujours est-il que les déposants de la Montagne du Parc ont été intégralement remboursés, et que les 3 millions dus aux déposants de la rue Neuve sont dus encore ; voilà l'iniquité, le scandale que je signale à votre justice, à votre conscience.
Ensuite, messieurs, il est bien certain que tous les déposants de la rue Neuve espéraient être remboursés lorsqu'ils le demanderaient. Ils savaient très bien que l'article 28 autorisait la caisse à ne pas rembourser dans les cas extraordinaires, et à la suite d'une baisse intense et durable.
Mais, ce qui fait honneur à nos compatriotes, ils ont cru que la Belgique ne resterait point dans des circonstances extraordinaires, qu'elle saurait en sortir bientôt avec gloire, et que les fonds belges ne baisseraient pas continuellement, avec intensité et sans retour.
Ils ont eu confiance dans la nationalité belge, dans la force de nos institutions et de notre crédit, dans la vieille moralité belge. Mais la caisse, que je ne confonds point, du reste, avec la Banque de Belgique, quoiqu'il y ait une certaine parenté incontestable entre les deux établissements, la caisse n'a pas agi dans le même esprit ; la caisse n'a pas la même foi dans notre avenir, elle a déployé moins de patriotisme ; elle prétend, elle, que ces circonstances extraordinaires dont parle l'article 28 de ses statuts, ces circonstances révolutionnaires existent encore, et en cela, elle donne un démenti au bon sens national, aux chiffres, à l'évidence des faits, à nos espérances à tous.
Elle ne veut rembourser, dit-elle, que lorsque le 4 p. c. sera coté 101 francs. C'est assigner ses créanciers aux calendes grecques, c'est les décourager entièrement, c'est leur dire qu'on ne les payera jamais, car il est fort à craindre (et la caisse partage évidemment cette crainte) que le 4 1/2 p. c. n'aura pas atteint le taux de 101 francs d'ici à dix ans peut-être.
D'ailleurs, pourquoi la caisse achetait-elle du 4 1/2 p. c. à 101 francs, alors que les autres fonds se vendaient à meilleur marché ?
En cela elle n'a pas fait preuve d'une bonne gestion financière ; elle ne peut se justifier sur ce point qu'en (erratum, page 705)s'avouant coupable de légèreté et d'imprévoyance.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Messieurs, j'ai déjà eu l'occasion de m'expliquer plusieurs fois sur cette affaire ; je l'ai fait notamment sur une interpellation adressée encore par l'honorable préopinant. Je m'étonne de le voir persister dans ses attaques contre le gouvernement. Elles sont fort injustes ; elles sont en outre dangereuses. On supposerait, si l'on ajoutait foi au discours de l'honorable membre, que le gouvernement avait un devoir à remplir et qu'il ne l'a pas rempli, que le gouvemement était débiteur et qu'il ne paye pas. L'honorable membre tombe ici dans une étrange erreur.
M. Coomans. - Vous aviez au moins les mêmes devoirs envers la caisse dont il s'agit qu'envers la Société Générale.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Eh bien, vous n'avez pas compris ce qui a été fait à l'égard de la Société Générale et ce qui était possible envers la caisse d'épargne. Voilà ce que vous auriez dû examiner avant de prononcer les paroles si imprudentes que vous venez de faire entendre.
Une caisse d'épargne existait à la Société Générale ; les dépôts y étaient fort importants. Au moment de la révolution de 1848, la Société Générale n'a pas pu faire face aux demandes de remboursemeut. Le gouvernement est venu au secours de la Société Générale en donnant cours forcé aux billets de cet établissement, et il a reçu des garanties à concurrence du montant des billets auxquels il donnait cours forcé. Il a stipulé, sur la deuxième émission, un intérêt de 4 p. c.
Le gouvernement a couru, sans doute, en cela une chance, c'est que la Société Générale aurait pu ultérieurement se trouver dans l'impossibilité d'acquitter ces billets.
La Société Générale en a remboursé déjà de ses propres deniers 20 millions. Les billets à cours forcé ont servi à opérer les remboursements de la caisse d'épargne ; de ce chef, le gouvernement a été entièrement libéré jusqu'à concurrence de ces 20 millions. Il reste une autre partie de billets à cours forcé dont je n'ai pas à m'occuper en ce moment.
Pour la caisse d'épargne annexée à la Banque de Belgique, la même opération ne pouvait pas être faite.
M. Coomans. - Il y avait des fonds...
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Permettez ; la caisse d'épargne n'émettait pas de billets ; il n'y avait donc pas lieu de leur donner cours forcé ; il aurait fallu prendre des billets d'un autre établissement, soit de la Société Générale, soit de la Banque de Belgique, pour acquitter cette dette d'un établissement particulier. Il fallait alors quelqu'un de responsable, et ce quelqu'un de responsable aurait été introuvable.
Il était donc impossible d'agir ici de la même manière que pour la Société Générale.
Il faut d'ailleurs constater un fait : C'est qu'au moment où les événements ont eu lieu, aucune intervention ne paraît avoir été réclamée de la part de l'Etat. L'honorable M. Veydt, qui était alors ministre des finances, pourra s'expliquer à cet égard.
M. Veydt. - C'est très exact.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Dans cette situation, l'honorable M. Coomans vient aujourd'hui accuser le gouvernement parce qu'il n'intervient pas. Eh bien, à quoi se réduirait l'intervention du gouvernement ? A payer une différence...
M. Coomans. - Moyennant garanties.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Nullement ; elle se réduirait, si vous le voulez, à faire le rachat des fonds qui se trouvent à la caisse d'épargne, au cours auquel l'établissement les a achetés ; il faudrait que le gouvernement supportât la différence entre le prix d'acquisition et le cours du jour.
L'honorable membre croit-il que le gouvernement doive faire cette opération ? Le gouvernement y est-il tenu ?
C'est parce que les fonds belges ont baissé, que cette perte est subie par les déposants à la caisse d'épargne ! Mais à ce titre il faut indemniser tous les détenteurs de fonds belges. (Interruption.)
Les déposants, dites-vous, ne sont pas des spéculateurs ; mais tous les détenteurs de fonds belges ne sont pas des spéculateurs ; et d'ailleurs, l'honorable M. de Brouckere ne vient-il pas de vous dire que, parmi les déposants de la caisse d'épargne, il y a aussi des spéculateurs qui se sont associés dans l'espoir de faire des bénéfices.
- Un membre. - C'est l'exception.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Pardon, c'est une conséquence nécessaire de la pensée qui a présidé a la création de l'établissement, et qui était dictée par une très bonne intention. Ce n'était pas directement pour faire une spéculation que la combinaison a été imaginée, c'était pour maintenir plus longtemps les dépôts dans la caisse d’éparne ; on voulait prévenir l’inconvénient de payer à bureau ouvert, ou à courtes échéances, les sommes qui seraient déposées. C’est donc l’appât d’un bénéfice à faire sur les fonds déposés qu'on a voulu engager les déposants à les laisser dans la caisse. Maintenant, le gouvernement ira-t-il prendre les chances mauvaises de cette opération particulière quand il n'a pas été admis à (erratum, page 705) couvrir les chances favorables ?
Si encore l'honorable membre disait : « Les caisses d'épargnes sont une institution extrêmement utile ; il est fâcheux de voir le principe amoindri par suite de cette situation ; faites quelque chose pour cette caisse, à titre de libéralité, à titre de charité » ; messieurs, je comprendrais ce langage ; mais venir prétendre que le gouvernement a manqué à ses devoirs dans cette circonstance, c'est une accusation contre laquelle je dois protester de toute mon énergie.
M. Rodenbach. - L'honorable M. Anspach, qui est fort au courant des opérations dont il s'agit en ce moment, a demandé la parole pour répondre à l'honorable M. Coomans. Je le prierai d'avoir l'obligeance de donner en même temps une explication sur le fait que voici :
Un particulier, qui réside dans le district que j'ai l'honneur de représenter, avait besoin d'argent ; il avait un livret de la caisse d'épargne de 1,800 fr. D'après ce qu'a dit tout à l'heure l'honorable M. Anspach, la banque de Belgique ferait, sur dépôt de livrets, une avance de 80 fr. sur 100 francs. Eh bien, le particulier auquel je fais allusion s'est adressé à Banque de Belgique ; après un échange de trois ou quatre lettres, on a persisté à vouloir lui faire subir une perte réelle de 360 fr. sur 1,800 francs ; soit 20 p. c. Cette perte était exorbitante ; je suis intervenu dans l'affaire ; j'ai remis le livret à l'honorable M. De Pouhon avec prière d'en référer à la Banque de Belgique, et la réponse qu'il a reçue est la même que celle qui a été faite à l'intéressé.
M. Anspach. - (page 695) Messieurs, je ne puis pas laisser les honorables personnes qui composent le comité de la caisse d’épargne sous le coup des imputations calomnieuses de l’honorable M. Coomans. (Interruption). Il a parlé de mystère et de scandale ; je dois protester contre ces accusations injustes ; il n'y a ni mystère ni scandale. Lorsque les fonds publics seront au taux auquel la caisse d'épargne les a achetés, tout le monde sera remboursé ; maintenant ils ne sont pas à ce taux ; eh bien, la différence qui existerait entre le taux actuel et celui auquel on les a achetés, serait au détriment des déposants qui continueraient d'avoir confiance dans la caisse d'épargne et qui y laisseraient leurs fonds.
L'honorable M. de Brouckere ne comprend pas qu'on perde 20 p. c. Les statuts disent (article 28) qu'on remboursera par la remise de titres belges à raison de 4 francs de rente annuelle pour chaque centaine de francs redemandée.
Eh bien, lorsque des déposants sont venus demander à être remboursés, on leur a dit : Si vous voulez être remboursés, vous pouvez l'être au taux qui est indiqué dans les statuts ; et on n'a pas eu le droit de leur dire autre chose.
Maintenant, il y a une autre considération, c'est que tout ce qui se fait à la caisse d'épargne se fait pour le compte commun. Voici ce que porte l'article 2 des statuts :
« Art. 2. Ces placements se feront pour le compte commun des déposants ; la Banque ne remplit que l'office d'administrateur de ces dépôts. »
Si donc il y a une différence, comme je me tue à le répéter, entre le prix auquel on peut vendre les fonds belges existant actuellement dans la caisse d'épargne, et le prix auquel on les a achetés, ce sera au détriment de déposants qui laisseront leurs fonds dans la caisse ; les membres du comité de la caisse d'épargne n'ont pas le droit de faire cela.
L'honorable M. Mercier vous dira que lors de la conversion en 4 1/2, les fonds de la caisse d'épargne ont été convertis en ce fonds ; eh bien, ces fonds-là, avec la réserve, sont maintenant ramenés au-dessous du pair ; il s'ensuit que si on ne veut pas perdre 20 p. c, taux fixé par les statuts, si on veut recevoir du 4 1/2 au pair, tout le monde sera remboursé.
J'avais fini. M. Coomans a parlé ensuite et j'ai demandé la parole. M. le président voulait clore l'incident, c'est alors qu'il a parlé de dignilé. J'ai insisté pour répondre à M. Rodenbach.
M. Rodenbach m'a interpellé pour savoir comment il se faisait que, pour une somme de 1,800 fr., on avait fait un décompte de 360 fr. Ce sont les 20 p. c. dont parlent les statuts ; mais la Banque offre d'avancer sur le dépôt du livret 80 p. c. de la valeur, livret qui reste la propriété du porteur et dont il est responsable. Les intérêts sont les mêmes, en sorte que cette avance, faite uniquement dans l'intérêt des porteurs, est la preuve que la Banque fait tout ce qu'elle peut pour diminuer les inconvénients qui résultent de la position des fonds de la caisse d'épargne, qui elle-même est étrangère à cette avance.
Les reproches qui sont faits à la banque tombent donc complètement à faux. Ce sont des éloges qu'on lui doit.
M. Coomans (pour un fait personnel). - Messieurs, s'il ne s'agissait que de moi ou de mon opinion, je ne me permettrais pas de demander une troisième fois la parole. Mais je ne puis souffrir que M. Anspach place dans ma bouche ou dans ma pensée une attaque contre le caractère des administrateurs de la Banque de Belgique et de sa caisse d'épargne. L'honneur de ces messieurs est ici en en jeu, et je dois déclarer, non seulement par politesse, mais par conviction, que je les respecte infiniment. J'en connais plusieurs, et je m'en félicite. S'ils avaient besoin d'un certificat, ce qui n'est point, et si je pouvais avoir la prétention de leur en fournir un, ce qui serait peu modeste de ma part, je le signerais volontiers.
Tout ce que je puis dire, dans la question délicate où m'entraîne M. Anspach, c'est que j'ai beaucoup de confiance dans la moralité d'un financier isolé, mais que j'ai moins de confiance dans dix, quinze ou vingt financiers travaillant ensemble. A mesure que leur nombre augmente et qu'ils ont à opérer sur de plus fortes sommes, la responsabilité diminue, et l'oubli de la justice s'accroît. M. Anspach enverrait sans scrupule un escroc en prison ; mais il se garderait bien de qualifier d'escroquerie ou dé brigandage le fait d'un gouvernement qui ne paye pas ses dettes les plus légitimes.
Les hautes opérations financières se règlent trop souvent en dehors des intérêts moraux. Le gouvernement espagnol est certes composé d'honnêtes gens, quoique, en empruntant toujours sur l'honneur et sans jamais rendre, il pose des actes condamnés par les lois ordinaires.
J'ai donc pu dire, sans blesser l'honneur de personne, que l'interprétation judaïque de l'article 28 est un scandale, et je ne retire pas ce mot. Il est réellement scandaleux d'imposer à des familles laborieusement économes une retenue de 20 p. c. sur des valeurs en papier qui n'ont perdu que 8 à 10 p. c.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Je crois qu'il serait convenable que M. Coomans retirât son expression si elle s'adressait à un gouvernement étranger.
M. le président. - Je ne crois pas avoir compris cette expression, comme étant relative à un gouvernement étranger ; sans cela je ne l'aurais pas tolérée.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Je demande que M. Coomans s'explique.
M. le président. - Il y a du doute, M. Coomans est donc prié de faire comprendre sa pensée.
M. Coomans. - Je suis si peu diplomate, si peu initié aux arcanes et aux formules de la diplomatie, que j'aurais pu, à mon insu, enfreindre les règles de cotte partie du droit des gens.
Cependant, il me semble que j'ai dit une chose toute simple et toute naturelle.
J'ai dit qu'en matière de finances, il se passe des choses qui ne se jugent pas d'après les règles de la morale ordinaire, laquelle répudie tout ce qui ressemble au dol et à la violation des engagements pris.
De ce que je traite de scandaleuse la suspension illégale des remboursements de la caisse d'épargne, l'honorable M. Anspach concluait tout à l'heure que j'attaquais le caractère des administrateurs de cet établissement. L'induction n'est ni logique, ni bienveillante, et pour le faire sentir à M. Anspach, je lui ai dit qu'il n'oserait pas qualifier de spoliateurs et de trompeurs les ministres et les députés d'une nation qui ruinerait ses créanciers en violant ses engagements. J'ai beaucoup de sympathie pour la belle et noble nation espagnole ; je ne la rends pas responsable de tous les malheurs qu'elle a essuyés, et je la tiens pour très loyale et très chevaleresque, bien que les financiers qui l'ont gouvernée ne lui aient pas permis de payer ses dettes.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - J'ai l'honneur de déposer un projet de loi contenant des dispositions transitoires en faveur des élèves en sciences et des élèves en pharmacie.
A cause de la spécialité de ce projet de loi, je crois qu'on pourrait le renvoyer à une commission.
- La chambre ordonne l'impression et la distribution de ce projet, et le renvoie à l'examen d'une commission spéciale.
M. de Liedekerke. - Le projet de loi en discussion ayant l'heureux privilège de réunir les sympathies de presque tous les membres de la chambre, et les arguments que je me proposais d'invoquer en sa faveur ayant déjà été produits par plusieurs de mes honorables collègues, je crois bien faire en renonçant à la parole pour permettre à la chambre d'aborder plus tôt la discussion des articles.
M. Lesoinne. - Dans la séance d'hier, l'honorable M. de Perceval a prononcé un discours auquel déjà plusieurs honorables membres ont répondu. Je crois devoir, à mon tour, présenter quelques observations sur ce qu'il a dit relativement au salaire des ouvriers.
Mon honorable ami est venu présenter des chiffres statistiques pour constater le bas prix des salaires en général. J'engagerai l'honorable membre à compléter lui-même sa statistique en recherchant quelles sont les industries qui donnent aux ouvriers les salaires les plus bas. Je pense que le résultat de ses investigations lui prouvera que ce sont les industries protégées qui vivent sous le système que soutient l'honorable membre dans cette enceinte, qui donnent les salaires les plus bas.
En poursuivant ses investigations, il s'assurera que ce système qui a pour but de faire vivre et fleurir les industries, ne fait, en définitive, que les entraver.
Je citerai l'exemple de plusieurs fabricants des Flandres qui ne peuvent aujourd'hui exécuter les commandes qu'ils ont reçues parce que les fils leur manquent, les fils de lin aussi bien que les fils de laine et de coton.
Plusieurs honorables membres ont réclamé du gouvernement la libre entrée des fils à charge de réexportation. Cela vous prouve une chose : c'est qu'il faut arriver à changer de système, à généraliser la mesure qu'on a prise pour le produit principal de l'industrie agricole.
L'honorable M. de Perceval s'est plaint de la concurrence. La libre concurrence est fille de la liberté, c'est le libre exercice de ses facultés pour se procurer les moyens de vivre sans nuire à son semblable. Mais cette concurrence peut devenir mauvaise pour l'ouvrier quand elle s'exerce sur un marché restreint et dans de mauvaises conditions de fabrication. Un fabricant ne craint pas la concurrence d'un homme placé à cinquante ou cent lieues de lui ; mais la concurrence de son voisin, celle-là peut l'inquiéter davantage.
J'ignore quelles sont les mesures que l'honorable membre entend proposer relativement aux salaires ; mais, pour ma part, je repousserai toujours l'intervention du gouvernement dans cette question.
On peut intervenir, on est intervenu en faveur des classes laborieuses depuis quelques années ; malheureusement le bien est souvent difficile à faire. C'est à une calamité publique que nous devons d'avoir adopté une mesure fondamentale pour le bien-être de la classe laborieuse, celle qui assure son alimentation à des conditions normales. C'est à la disette de 1845 que nous devons d'avoir adopté la loi concernant l'entrée des céréales. Je voudrais, dans l'intérêt de mon pays, voir généraliser ce système. Il est de toute justice que les agriculteurs puissent également se procurer tous les objets donl ils ont besoin dans des conditions normales.
Le gouvernement, je pense, peut marcher aujourd'hui dans cette voie. Un vote récent de la chambre a dû lui prouver qu'on ne voulait plus de privilèges ni de monopole pour personne.
D'autres mesures peuvent être aussi proposées. Mon honorable collègue, M. Dedecker, en a signalé une entre autres, la création de (page 696) conseils de prud'hommes, m les ouvriers rencontreraient des garanties certaines de justice et d'impartialité.
On cherche à jeter la division entre les ouvriers et ceux qui les emploient, souvent en disant qu'il n'y a pas de justice pour eux, que les industriels commandent en maîtres et disposent arbitrairement du sort de l'ouvrier. J'ai la conviction que cela n'est pas ; mais il faut donner à l'ouvrier toute garantie que ses intérêts seront respectés. et qu'en toute circonstance justice lui sera rendue. C'est un prétexte que l'on ôtera aux mécontents.
On est intervenu aussi en faveur des classes laborieuses par un système d'instruction publique largement répandu.
C'est encore une mesure favorable, comme toutes les mesures qui tendent à laisser aux ouvriers (que je regarde comme mes égaux) l'indépendance et la liberté. Toute mesure qui tendrait à ravir aux ouvriers la moindre parcelle de cette indépendance, de cette liberté, je la combattrais de toutes mes forces.
Le gouvernement a encore d'autres mesures à nous proposer : on nous a annoncé dernièrement un projet de loi sur les brevets d'invention. cette loi doit avoir pour but et pour résultat d'assurer à l'ouvrier inventeur les moyens de jouir des fruits de son invention, pendant un temps assez long pour qu'il puisse en retirer un bénéfice convenable. Je pense que cette loi produira de bons résultats. En effet, il ne s'agit pas seulement de donner l'instruction aux classes laboreuses : il faut encore que cette instruction puisse se tourner vers un but qui lui soit utile ; la carrière de l'invention lui offre un champ sans limites.
Les inventions peuvent avoir pour résultat de spécialiser pendant un certain temps les industries, et de remédier à cette concurrence dont nous parlait hier l'honorable M. de Perceval, sans nuire toutefois à aucun intérêt.
Je terminerai en engageant mon honorable ami M. de Perceval à visiter par lui-même les différents établissements industriels de notre pays. Je suis trop convaincu de ses bonnes intentions pour douter qu'il ne cherche tous les moyens de s'éclairer sur cette question.
Je l'engagerai aussi à examiner avec le plus grand soin notre organisation commerciale et industrielle actuelle, à voir si elle n'a pas contribué pour une large part au malaise dont souffrent les classes laborieuses, non seulement chez nous, mais partout où le même système a été suivi, et si le meilleur moyen de les soulager ne serait pas de revenir vers un système plus libéral.
Je pense que ces questions, étudiées avec soin par notre honorable collègue, lui feront voir que l'intervention du gouvernement dans les affaires industrielles d'un pays doit se borner à garantir les droits de tous. Mais vouloir le faire intervenir dans les transactions entre l'ouvrier et celui qui l'emploie, cela conduirait fatalement à la ruine de l'industrie, et par conséquent à la ruine totale des ouvriers eux-mèmés.
M. David. - Toutes les mesures qui, de près ou de loin, tendront à améliorer la position de la classe intéressante des travailleurs, seront toujours chaudement appuyées par moi, qui ai constamment vécu et vis encore au milieu des honnêtes et courageux ouvriers de mon pays. Je voterai donc aujourd'hui encore la loi sur les sociétés de secours mutuels, quoique plusieurs de ses articles me paraissent de nature à gêner la propagation de ces utiles institutions.
L'autorisation de réglementer, de restreindre par arrêtes royaux la liberté de ces institutions, donnée au gouvernement par l'article 6, et la surveillance d'un délégué de l'administration centrale, consacrée par l'article 7, empêcheront, j'en suis certain, la formation d'associations qui, cependant, présentent certains avantages aux classes laborieuses.
Ce serait méconnaître l'esprit de nos populations que de croire qu'elles n'envisageront point cette immixtion de l'autorité dans des affaires qui partent de leur initiative, leur sont propres, et peuvent s'appeler des traités de famille, comme un acte de défiance et de suspicion policière.
Mon vote favorable à la loi, messieurs, sera donc plutôt une approbation des bonnes intentions du ministère et un encouragement pour lui à rechercher de nouveaux moyens de venir en aide à la classe la plus nombreuse de nos concitoyens, qu'une preuve de la perfection de la loi.
Plusieurs des honorables orateurs qui m'ont devancé vous ont indiqué les améliorations successives qu'ils voudraient voir provoquer par la législature en faveur des travailleurs de toute condition ; j'en admets plusieurs comme réalisables, et je ne combattrai pas celles impossibles à réaliser. Le cadre de mon discours et mon insuffisance me le commandent. Je vous demanderai seulement à ajouter aux considérations émises quelques idées qui ont échappé à ces honorables membres.
L'expérience m'a démontré, messieurs, que très souvent les causes de malaise et de misère parmi les ouvriers provenaient du manque complet d'instruction chez les femmes, malheureuses mères de famille, qui n'ont pu jouir des bienfaits d'une bonne école dans leur jeunesse.
Quand un père appartenant à la classe aisée de la société doit penser à l'éducation de sa fille, il commence par s'enquérir de l'établissement le plus convenable et choisit de préférence celui dans lequel, à côté des garanties morales, religieuses et de bonne instruction scientifique, il sera certain de rencontrer un système qui initiera son enfant à la pratique de l'ordre, de l'économie et de la propreté. Malgré tous ces soins du père, il n'arrive que trop souvent que l'éducation de sa fille sera manquée ; comment donc serait-il possible aux filles de la classe ouvrière qui ne fréquentent que pendant deux à trois années nos écoles primaires, confondues avec les garçons et recevant la même instruction qu'eux, comment leur serait-il possible de former plus tard de bonnes ménagères ?
Elles posent toute leur jeunesse dans l'atmosphère dissolvante des ateliers ou dans les travaux des champs ; personne ne leur aura enseigné la propreté, l'ordre, l'économie indispensables dans un ménage, et elles vont cependant se trouver à la tête de l'administration d'une famille ! Qu'y feront-elles ? Elles absorberont inutilement, par ignorance, leur salaire et celui du mari ; bientôt la naissance d'un enfant viendra aggraver la position, le mari se rebutera devant des maux sans remède, deviendra libertin ; le désaccord éclatera alors, et la ruine de la famille sera consommée.
Au contraire, messieurs, si nos écoles normales pouvaient fournir en grand nombre des institutrices capables d'enseigner, après la religion, la lecture, l'écriture et le calcul, les sciences pratiques de la vie, aux jeunes filles de la classe, dont nous nous occupons en ce moment, nous verrions bientôt une amélioration sensible dans la condition des familles d'ouvriers.
Les écoles gardiennes préludent à cette amélioration, et j'engage le gouvernement à propager ces sortes d'écoles et à persévérer dans le perfectionnement de l'éducation des enfants du sexe féminin, trop longtemps négligée.
Le chômage aussi entraîne après lui la misère et la ruine de l'ouvrier ; il n'y a pas de remède à celui qui a pour cause la stagnation des affaires, mais le chômage pour maladie peut être d'ici à peu d'années considérablement atténué. Chacun le sait, messieurs, les maisons où se trouvent entassés huit à dix ménages propagent les contagions morales et physiques ; les logements malsains engendrent les maladies ; les maladies amènent la cessation du travail, et la cessation du travail la misère.
Que, chacun dans sa sphère, particuliers, gouvernement, provinces et communes s'attachent à fournir à l'ouvrier des demeures saines, bien aérées, de l'eau de bonne qualité en abondance. A cet effet, que le gouvernement, les provinces et les communes restreignent pendant quelques années leurs dépenses de luxe, et que ce qu'ils économiseront de cette manière soit alloué aux bureaux de bienfaisance à charge, par ceux-ci, de faire construire des maisons d'ouvriers, où chaque ménage soit séparé et trouve à un bas loyer le plus de confort possible.
Les causes de chômage pour maladies disparaîtront ainsi en partie, et avec elles la propagation du vice et de l'immoralité inhérente à la cohabitation d'une population trop nombreuse dans des logis trop exigus, en même temps les lourdes charges des bureaux de bienfaisance et des communes diminueront. J'arrive à un autre ordre d'idées, messieurs, mais qui, jusqu'à un certain point, se lie à l'objet en discussion.
Sans contredit, le moyen le plus efficace de faire pénétrer partout la plus grande somme de bien-être possible, consiste dans l'amélioration de la voirie vicinale ; mais, me dira-t-on, avec quoi produire immédiatement cet heureux résultat ? Toutes les caisses, celles du gouvernement, des provinces, des communes, sont veuves. Je répondrai : Il faut pour cela adopter un régime nouveau, et je demanderai au gouvernement s'il ne serait pas possible 1° de frapper pour une somme de 50 millions de francs de papier-monnaie exclusivement destiné à la voirie vicinale ; 2° de distribuer gratuitement aux communes cette somme par portion et au fur et à mesure de leur demande pendant 6 à 10 ans ; 3° de faire rentrer à partir de l'année qui suivra la dernière allocation la somme donnée à chaque commune, au moyen du produit du rôle des chemins vicinaux de chacune d'elles et d'anéantir chaque année la portion de papier-monnaie remboursée de cette manière.
Ainsi vous donnerez du travail à chacun chez soi, à presque tous les bras inoccupés pendant 6 à 10 ans, vous améliorerez la position des villes et des campagnes, celle des transports des chemins de fer et en résumé vous augmenterez les revenus du trésor public.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Le projet de loi n'ayant été attaqué par aucun des orateurs qui ont pris la parole, je n'ai pas à le défendre. L'honorable préopinant seulement a trouvé que le projet renferme certaines dispositions restrictives de la liberté d'association. Nous ne touchons en aucune manière à cette liberté. Avant comme après la loi, il sera libre aux ouvriers de s'associer, comme ils le voudront, pour le but qu'ils voudront atteindre. Il s'agit ici d'associations privilégiées auxquelles l'autorité publique assure certains avantages. Il est juste qu'en compensation de ces avantages, ces associations se soumettent à certaines règles.
Ces règles sont très simples : elles n'ont rien qui soit de nature à gêner la liberté d'association.
On a cité la disposition relative à la présence d'un représentant de l'autorité communale au sein de ces associations. Or la présence de ce fonctionnaire, qui a un mandat électif, n'a d'autre but que de sauvegarder les intérêts des associés.
Je le répète, il ne faut pas qu'on se trompe sur la portée du projet de loi. Les associations restent libres en Belgique. Mais celles qui demandent un privilège doivent se soumettre à certaines règles ,à une certaine direction et à rendre compte, par exemple, de leurs opérations financières. A ces conditions-là, la loi peut accorder certains privilèges. Ceux qui veulent s'associer, sans réclamer aucun avantage, sont libres de le faire. La charité est entièrement libre en Belgique.
L'honorable M. David peut être convaincu que le projet de loi ne peut avoir en aucune manière pour résultat de gêner la liberté des associations.
- La discussion est continuée à lundi.
La séance est levée à quatre heures trois quarts.