(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1850-1851)
(Présidence de M. Verhaegen.)
(page 499) M. de Perceval procède à l'appel nominal à 1 heure et demie.
- La séance est ouverte.
M. T'Kint de Naeyer donne lecture du procès-verbal de la dernière séance ; la rédaction en est approuvée.
M. de Perceval fait connaître l'analyse des pièces adressées à la chambre.
« Le sieur Pasque réclame l'intervention de la chambre pour obtenir la liquidation d'une créance à charge du gouvernement. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Courtens prie la chambre de statuer sur la demande tendante à ce que les tabacs étrangers, nommément ceux de provenance française des départements du Nord et du Pas-de-Calais, ne puissent entrer en Belgique que par mer. »
- Renvoi à la commission d'industrie.
M. Loos dépose le rapport de la section centrale qui a examiné le projet de loi approuvant le traité de commerce avec le Mexique.
- La chambre ordonne l'impression et la distribution de ce rapport, et fixe la discussion à la suite des objets qui se trouvent déjà à l'ordre du jour.
M. Delfosse. - Messieurs, on a beaucoup parlé dans cette discussion de nationalité et de patriotisme; chacun, messieurs, entend le patriotisme à sa manière.
Il y a, pour moi, du patriotisme à doter le pays de bonnes voies de communication, de bonnes écoles, à créer des institutions destinées à soulager, à moraliser les classes ouvrières.
ïl y a du patriotisme à réduire les dépenses excessives, à supprimer les dépenses inutiles.
Il n'y en a pas à soutenir les abus, de quelque nom qu'on les décore, qu'ils s'abritent derrière l'autel ou qu'ils se cachent sous l'épautelle.
L'honorable M. Dumortier manquait-il de patriotisme lorsqu'il indiquait, en 1843, un moyen de réduire fortement le budget de la guerre?
M. Dumortier. - En pleine paix.
M. Delfosse. - Nous sommes en pleine paix, et puis en 1843, comme aujourd'hui, vous vouliez être prêt à toutes les éventualités. Vous disiez alors :
« Ou on doit maintenir une armée pour se battre en rase campagne, et alors pourquoi dépenser des millions pour la conservation des forteresses; ou bien on veut tenir les forteresses, et alors quelle nécessite d'avoir une artillerie considérable et une cavalerie nombreuse pour l'enfermer dans vos forteresses?
« II me semble (c'est toujours M. Dumortier qui parle) que le nombre de généraux qui suffisait à la Belgique quand elle avait une armée de 110,000 hommes, devait également suffire sur le pied de paix. C'est encore là une réflexion de bon sens.
« J'appelle de tous mes vœux le jour où nous arriverons à exécuter le traite de Londres pour la démolition de nos forteresses. »
Quand j'ai entendu l'honorable M. Dumortier tenir ce langage, je n'ai pas douté le moins du monde de son patriotisme.
L'honorable comte de Mérode ne manquait pas non plus de patriotisme, lorsqu'il appuyait, à la même époque, une proposition par suite de laquelle 558 officiers auraient été mis en disponibilité avec deux tiers de solde, lorsqu'il disait :
« On dit toujours qu'un officier mis en disponibilité est un officier sacrifié. Eh bien, messieurs, j'ai parlé encore hier à un général qui m'a dit que les officiers qui n'ont pas des soldats à commander, comme cela arrive souvent avec l'organisation actuelle, ne demandent pas mieux que d'être mis en disponibilité, et qu'on en trouverait plus qu'on ne voudrait qui accepteraient cette position.»
Lorsque j'ai entendu, en 1843, l'honorable M. de Mérode tenir ce langage, je ne l'ai pas non plus accusé de manquer de patriotisme.
Je ltens, messieurs, autant que qui que ce soit à préserver mon pays des périls qui peuvent le menacer. J'attache, comme vous tous, le plus grand prix à la nationalité; mais si les dangers que vous redoutez pour elle me semblent imaginaires, si là où des ennemis formidables vous apparaissent, je ne vois que des fantômes, pourquoi me joindrais-je à vous pour le combattre?
Mon opinion sur le budget de la guerre n’a jamais varié. Je vais l'ex-poser en peu de nuls, non d'après une phrase que l'honorable M. Malou a citée hier isolément, piur se donner le facile plaisir de lancer une épigramme (l'honorable membre était hier en verve d'espiègleries), mais d'après l’ensemble de mes discours.
Pour que notre indépendance garantie par un traité solennel fût remise en question, il faudrait une guerre générale. J'ai l'intime conviction qu'il n'y aura pas de guerre générale.
Les liens qui se sont formés entre les grandes puissances sont trop étroits, les raisons qui leur commandent de rester unies sont trop fortes pour qu'elles ne continuent pas à terminer leurs différends par la voie diplomatique.
N'avons-nous pas vu depuis 1815, et surtout depuis 1830, les conflits les plus graves se dénouer pacifiquement, des confits qui à une autre époque auraient certainement amené une conflagration européenne et fait couler des flots de sang ?
Je suis, messieurs, peu préoccupé des craintes manifestées par l'honorable prince de Chimay, par l'honorable comte de Mérode, par l'honorable comte de Liedekerke, par l'honorable M. Dechamps et par l'honorable M. Malou. Ces honorables collègues voient tout en noir. Je les plains fort d'être dans cette disposition d'esprit. Mais je ne puis, en conscience, m'associer à leur frayeur.
Je n'admets pas que les idées de désordre et d'anarchie soient en progrès. Elles ont, au contraire, perdu de cette fatale influence qui leur a permis un instant de soulever l'Italie, la France et l'Allemagne.
Les populations éclairées par une expérience récente, sachant combien étaient vaines les espérances dont on les avait bercées, comprennent aujourd'hui que l'ordre est la première condition du travail, et qu'en dehors du travail il n'y a pour elles que misère et déception.
L'honorable M. Dechamps redoutait, il y a quelques jours, les conséquences de la lutte qui allait s'engager en France entre le pouvoir exécutif et l'Assemblée nationale. Eh bien, je m'empare, contre l'honorable membre, de ce qui s'est passé. Y a-t-il eu à Paris, alors que l'Assemblée nationale se livrait aux débats les plus irritants, y a-t-il eu le moindre symptôme d'agitation ?
Quel que soit, messieurs, le gouvernement qu'un avenir prochain réserve à la France, j'ai la conviction, la conviction intime qu'il sera le continuateur de cette politique pacifique qui a prévalu depuis trente-cinq ans, qui a résisté à tous les changements, à toutes les révolutions, qui est liée à tant d'intérêts et tellement enracinée dans les mœurs, qu'aucun homme d'Etat sérieux n'oserait en proposer l'abandon.
Tant que la France respectera les traités, il n'y aura pas de guerre générale. Si elle les violait, elle serait seule contre tous. La France est une nation courageuse, mais seule contre tous, la lutte serait trop inégale ; elle ne s'y exposera pas.
Le danger n'est donc pas pour nous à la frontière; il est, comme je l'ai dit dans les sessions précédentes, et comme on ne saurait trop le répéter, il est dans les caisses vides de M. le ministre des finances.
Vous sentez, messieurs, qu'ayant l'opinion que je viens d'exprimer franchement, sans détour, je ne puis faire consister le patriotisme à laisser intact le budget de la guerre! Si la chose dépendait de moi seul, je le réduirais fortement; je ne conserverais de l'armée que ce qui me paraîtrait nécessaire pour maintenir l'ordre intérieur, et pour nous protéger au besoin contre les bandes indisciplinées qui pourraient, comme à Risquons-Tout, se montrer sur quelques points de notre territoire. Seulement je ménagerais la transition, pour ne pas trop froisser les positions acquises.
Mais je dois bien tenir compte, pour aboutir à un résultat pratique, de l'opinion de ceux de mes collègues qui, voulant comme moi des réductions, les veulent moins fortes; j'accepte donc, sans toutefois abdiquer pour l'avenir mon droit de libre examen, le moyen de conciliation indiqué par le gouvernement.
Ce moyen de conciliation que je crois sérieux, sincèrement offert, et dont l'inexécution, je prie mon honorable ami, M. Lelièvre, de bien noter ce point, ferait à l'instant même renaître mon opposition au budget de la guerre ; ce moyen de conciliation, je l'accepte par patriotisme, je l'accepte pour faire cesser une division qui affaiblissait le parti auquel j'appartiens, ce grand parti dont l'union, comme l'a dit avec raison M. le ministre des finances, importe à la tranquillité du pays.
On conçoit la mauvaise humeur que ce fait important, que cet accord rétabli inspire à l'ancienne droite et surtout à l'honorable M. Dechamps.
Il était si agréable de voir la division dans les rangs opposés, de devenir par là un appoint nécessaire !
Il était si doux de s'entendre adresser des paroles de reconnaissance!
Qui sait même si l'on n'espérait pas mieux, si on ne se préparait pas déjà à faire ses conditions?
Qui sait si on ne rêvait pas le retour de ces ministères mixtes qu'on avait tant prônés, dont on s'était si bien froiné?
Là, messieurs, est le secret, je ne dirai pas de la comédie qui se joue, je veux rester dans les bornes parlementaires : mais du dépit qui perce, mais de la vivacité de l’opposition qui se produit.
Voilà pourquoi on est venu tresser ici des couronnes de lauriers au général Brialmont, que je plaindrais sincèrement s'il n'en avait jamais cueilli de plus glorieux.
(page 500) L'armée était perdue, nous allions l’immoler, il ne fallait pour la sauver rien moins que l'apparition du général Brialmont :
Nec Deus intersit, nisi dignus vindice nodus.
A quel homme sérieux fera-t-on croire que si nous touchions le moins du monde à la loi d'organisation, l'armée serait perdue, que nous serions tous sur un abîme?
Quoi! l'armée serait perdue parce que, au lieu d'avoir quatre régiments d'artillerie de dix à onze batteries, nous en aurions trois de quatorze ou quinze, comme cela existait il y a quelques années, alors que nous avions cent mille hommes sous les armes, alors que notre indépendance n'était pas reconnue, alors que la guerre pouvait paraître imminente?
Quoi ! l'armée serait perdue parce que nous supprimerions un major par régiment, parce que nous utiliserions le lieutenant-colonel au commandement d'un bataillon?
Quoil l'armée serait perdue parce que, d accord avec l’honorable M. Dumortier, nous réduirions quelque peu le nombre des généraux?
Quoi ! l'armée serait perdue parce que, d'accord avec M. Félix de Mérode, nous mettrions, pendant la paix, un certain nombre d'officiers en disponibilité avec deux tiers de solde?
Non, messieurs, l'armée ne serait pas perdue ; elle ne serait pas plus perdue qu'elle ne l'a été par les réductions successives que nous avons obtenues de M. le général Chazal et de ses prédécesseurs. Le langage qu'on nous tient n'est pas nouveau; chaque fois que nous avons demandé des réductions, on nous l'a tenu ; chaque fois on nous disait : Il n'y a plus de réduction possible. Réduire encore, c'est désorganiser l'armée.
Le budget présenté pour 1848 par le général Chazal, s'élevait, si je ne me trompe, à 28,600,000 fr. Le général disait, en le défendant : « Une réduction nouvelle de l'armée équivaudrait à sa destruction; une diminution dans le budget de la guerre entraînerait les plus funestes résultats, et, pour ma part, je n'accepterai pas la responsabilité d'une semblable mesure. »
L'année suivante, ce même général qui nous avait assuré qu'une nouvelle réduction du budget de la guerre équivaudrait à la destruction de l'armée, nous présentait un budget réduit à 27,280,000 fr. Mais cette réduction devait être la dernière. « Je pense (disait le général Chazal) qu'on ne peut pas aller plus loin ; je pense qu'exiger davantage ce serait mettre la perturbation dans l'administration, ce serait jeter la désorganisation dans l'armée, et je crois que la désorganisation de l'armée serait le rapide avant-coureur de la désorganisation du pays. »
Malgré cette déclaration formelle, le budget présenté pour l'année 1850, toujours par le même général, était réduit à 26,790,000 fr. Mais cette fois encore le général Chazal disait : « Je déclare à la chambre que je ne pourrais aller plus loin; que je ne pourrais descendre au-dessous du chiffre indiqué, et que nous sommes arrivés à la limite extrême des réductions. »
Ce qui n'a pas empêché son successeur, le général Brialmont, de venir nous proposer des réductions s'élevant à 302,000 fr. On ne dira pas sans doute qu'il agissait dans un sens hostile à l'armée, puisqu'on proclame qu'il était venu au milieu de nous pour en être le sauveur.
Comment veut on, après cela, que nous ajoutions foi aux paroles de ceux qui viennent encore nous dire que si un seul pas de plus est fait dans la voie des réductions, l'armée sera perdue. Arrière ces exagérations! Arrière ces déclamations!... Quand on lui demande de l'argent, le pays veut de bonnes raisons et non de grandes phrases.
La loi d'organisation de l'armée a été votée en 1845 par une chambre composée, en grande partie, de fonctionnaires publics. La chambre actuelle, produit d'une double réforme, de la réforme parlementaire et de la réforme électorale, a non seulement le droit, elle a le devoir, le devoir impérieux de provoquer un nouvel examen de cette loi, ainsi que de toutes les questions qui se rapportent à notre établissement militaire.
La loi d'organisation a fait ses preuves, nous a dit l'honorable prince de Chimay. Quelles preuves? Où sont les grandes batailles que l'armée a livrées, les grandes victoires qu'elle a remportées? Tous les soldats, appelés en 1848, se sont rendus à leur poste; ils ont montré du patriotisme, du courage ; ils ont fait leur devoir; je suis le premier à le reconnaître. Mais je ne puis admettre, avec l'honorable prince de Chimay, que ce soit là un argument en faveur de la loi d'organisation.
J'ai meilleure opinion de nos soldats. Je suis convaincu qu'ils n'eussent pas montré moins d'empressement, de patriotisme et de courage, si l'armée eût été organisée d'après le système de l'honorable M. Brabant ou de l'honorable M. Thiéfry, au lieu de l'être conformément aux idées du prince de Chimay.
On invoque encore en faveur de la loi d'organisition la grande majorité qui appuyait le gouvernement sur le budget de la guerre. Prenez-y garde : cette majorité allait chaque année, chaque jour, en s'amoindrissant, et elle était plus apparente que réelle.
Il ne faut pas oublier que le gouvernement avait fait de l'adoption du budget de la guerre une question de cabinet ; il exerçait ainsi une pression sur un certain nombre de membres de la chambre, dont le vote libre eût été favorable aux réductions.
Il ne l'emportait qu'en combattant une partie de sa majorité habituelle et en violentant une autre partie. Et encore lui fallait-il, pour l'emporter, l'appui de ses adversaires politiques, plus disposs, on le sait, on a beau le nier, à voter des dépenses qu'à créer des ressources. Vingt voix de l'opinion libérale tout au plus suivaient spontanément, résolument le gouvernement sur cette question.
C'était pour le ministère une position fausse, dangereuse, insoutenable. Je le félicite d'avoir compris qu'il était temps d’en sortir. Il aurait dû se retirer, dit-on; mais quels sont les membres de l'opposition qui auraient pu recueillir utilement son héritage?
L'attitude que le ministère vient de prendre lui donne une grande force; il en usera, j'aime à le croire, pour achever, avec celle fermeté qui n'exclut pas la modération, l'œuvre qu'il a commencée, pour réaliser toutes les améliorations qu'il a promises!
Qu'il ne redoute pas les clameurs de l'opposition.
L'année dernière, dans un débat solennel, l'opposition ne nous disait-elle pas que tout était perdu, que la Constitution était violée, la morale ébranlée, la religion sacrifiée? Que reste-t-il aujourd'hui de ce vain bruit? Il n'en reste rien, comme il ne restera rien dans quelques jours de tout le bruit qui se fait en ce moment.
L'opposition ne peut ressaisir l'influence qu'elle a perdue qu'à une condition, c'est qu'elle se sépare hautement d'une partie de son passé, c'est qu'elle se transforme.
Tant que l'opposition s'associera à des prétentions qui ne sont plus de notre temps, que la nation repousse, tant qu'elle ne mettra pas au rebut son vieux bagage, elle restera impuissante.
Il y a, messieurs, en ce moment entre le peuple et le Roi le plus heureux accord. Jamais le pays ne fut plus tranquille ; jamais la loi ne fut plus respectée Nul, quelque haut placé qu'il soit, ne lui résiste impunément. Que l'opposition jouisse, sans trop murmurer, de ces bienfaits qui sont dus à l'opinion libérale.
N'est-ce pas en effet (vous en êtes convenus vous-mêmes sous l'influence de sentiments qui étouffaient alors vos passions politiques), n'est-ce pas l'opinion libérale, n'est-ce pas son avènement au pouvoir qui nous a tous en 1848 sauvé d'une catastrophe ?
L'armée a fait son devoir, sans doute! Mais dans d'autres pays moins protégés par leurs institutions, par la popularité de leur gouvernement, des armées plus nombreuses, plus fortement organisées, n'ont-elles pas dû se courber pour laisser passer le torrent révolutionnaire?
Si plus tard les gouvernements se sont relevés, croyez-le bien, messieurs, ils le doivent moins à leurs armées qu'à l'impéritie, qu'aux fautes des assemblées issues du suffrage universel! Qui pourrait nous dire ce qui serait arrivé, si le parlement de Francfort eût été à la hauteur de la grande assemblée de 1789 ?
M. de Brouckere. - Messieurs, le souvenir de mon passage aux affaires en 1831 a été évoqué plusieurs fois dans cette enceinte. Depuis quelques jours on vous a rappelé, de nouveau, un projet de budget que j'avais eu l'honneur de présenter pour les éventualités du pied de paix, pour l'année 1832.
Je dois, messieurs, une réponse à toutes ces interpellations indirectes.
Cependant je vous avoue que je me trouve dans un très grand embarras. Permettez-moi de vous expliquer en peu de mots ma position et mon insuffisance actuelle.
Messieurs, lorsque le gouvernement provisoire fit appel à mon patriotisme, en 1830, il y avait dix ans que j'avais quille les rangs de l'armée. Mais j'avais continué à faire de tout ce qui se rattachait aux sciences militaires l'objet spécial de mes études, et il y avait d'ailleurs peu de temps à cette époque, peu de mois, que j'avais remis au fourreau une épée de commandant de bataillon de garde communale.
J'acceptai donc par pur dévouement de rentrer momentanément dans les cadres de l'armée et jusqu'à ce que mes camarades eussent rejoint les drapeaux.
En 1831, on me demanda un acte d'abnégation, un acte de dévouement absolu, et je puis en appeler ici à ceux de mes honorables collègues qui faisaient alors partie de l'administration, à ceux qui jouaient un certain rôle politique. Je n'ai pas besoin de vous dire, messieurs, que, quoique jeune, ni l'ambition, ni l'orgueil ne m'avaient mené au ministère de la guerre. J'échangeai alors pour un autre, un portefeuille qui convenait beaucoup mieux à mes goûts et à mes aptitudes. J'étais à cette époque ministre de l'intérieur.
Mais, mesieurs, depuis 1833, je ne me suis plus occupé en aucune manière, en aucune façon, de ce qui concerne l'armée, de ce qui concerne les études et les sciences militaires. Je me suis voué à un autre ordre d'études.
J'ai consacré tout mon temps à l'étude des sciences morales. Par conséquent, en ce moment, il n'est pas un sous-lieutenant qui ne puisse répondre aux questions relatives à l'armée avec beaucoup plus de science que je ne pourrais le faire moi-même.
Vous comprenez, messieurs, dans cette position, qu'il m'est très difficile de venir expliquer si un budget qu'alors je présentai très consciencieusement, après l'avoir laborieusement étudié, si un tel budget pourrait encore suffire aujourd'hui, si, à dix-huit ans de distance, il ne faut aucun changement.
Un de mes honorables successeurs vous a expliqué, messieurs, toute la différence qu'il y a entre la position de 1852 et la position de l'époque où il était à la tête du déparlement de la guerre, c'est-à-dire de 1836 ou de 1837, je pense.
Lorsque je présentai le budget dont il s'agit, il est une foule d'établissements qui n'existaient pas alors et qui, dans ma manière de voir, n'auraient pas dû exister. Je n'aurais jamais imaginé la création de l'école de Lierre, de l'école des enfants de troupe, qui coûte près de 200,000 fr. par an. De deux choses l'une : ou à 8 ou 9 ans, vous disposez de la vocation des enfants, ce qui est contraire à la nature ; ou bien les élèves sont libres de ne pas être militaires, et alors c'est du socialisme que vous faites.
(page 501) Eh bien, messieurs, voilà des éventualités que je ne pouvais pas prévoir en 1832.
Maintenant parlerai-je de l'organisation de l'armée? Eh mon Dieu! je suis, comme beaucoup d'entre vous, fort inhabile à parler de l'organisation de l'armée. Aussi vous n'avez jamais eu la prétention d'organiser l'armée. Vous n'avez jamais fait une loi organique.
L'organisation d'une armée messieurs, mais c'est une chose qui dépend du moment. Est-ce que les armées, avant Frederic le Grand, étaient organisées comme elles l'ont été depuis ce roi guerrier? Est-ce que, quand en un seul jour, par l'effet d'un hasard, par un marais qui empêchait une aile de l'armée prussienne de se développer, l'ordre profond a succédé à l'ordre mince, est-ce qu'il n'a pas fallu, alors, réorganiser immédiatement toutes les armées et leur donner l'organisation qui les rendît propres à se présenter en colonnes sur le champ de bataille ?
Depuis que l'Empereur, le général Bonaparte à cette époque, a fait voir tout le parti qu'on pouvait tirer de la mobilité des armées, croyez-vous qu'on a pu maintenir les armées lourdes qui existaient jusqu'alors, tandis que le succès dépend souvent de l'agilité des mouvements ?
Eh bien, messieurs, il me serait impossible de vous dire si aujourd'hui le régiment ou plutôt le bataillon, car, c'est là l'unité de force, si aujourd'hui le bataillon doit encore être organisé comme je le concevais en 1832. Pour pouvoir le dire, il faudrait que j'eusse suivi depuis dix-huit ans tous les progrès qu'a faits l'art de la guerre; il faudrait avoir étudié ce que chaque nation a fait pour rendre ses cohortes plus légères, plus propres à remplir leur destination.
Je suis donc parfaitement incompétent pour discuter devant vous une pareille question.
Messieurs, j'ai dit que jamais vous n'aviez pu avoir la prétention de faire une loi d'organisation. Qu'est-ce que vous avez fait? Vous avez trouvé dans la Constitution qu'il fallait une loi sur l'organisation de l'armée, et pour satisfaire aux exigences des membres de la chambre qui ont voté la Constitution, on est venu vous présenter une loi à laquelle on a donné le nom de loi d'organisation. Mais direz-vous que c'est une loi d'organisation celle qui porte : Il y aura 1,098 officiers subalternes, et qui ne dit pas un mot de la force des bataillons ni des compagnies, rien sur le nombre d'officiers par compagnie ou bataillon ?
Rien de tout cela ne se trouve dans notre loi. Je sais bien qu'on a vu l'honorable M. Brabant batailler longtemps contre d'autres membres pour savoir si le nombre d'officiers serait de 826 ou de 1,098, mais ce n'est pas là une organisation. M. Brabant pouvait bien avoir un plan à lui; il pouvait bien calculer qu'il y aurait tant de compagnies formant tant de bataillons, mais la loi n'en dit rien.
Qu'est-ce donc que vous avez fait ? Vous avez fait une loi de limitation, et non pas une loi d'organisation. Vous avez limité le nombre d'officiers de chaque grade, et pourquoi l'avez-vous limité? Parce que vous trouviez qu'on avait abusé de l'espèce d'omnipotence que l'on avait pour nommer trop d'officiers dans les grades supérieurs.
Prenez, messieurs, tout ce qui a précédé la discussion, prenez la discussion elle-même, et vous verrez là l'esprit de la loi.
Cette loi a-t-elle besoin d'être révisée? Mais pas le moins du monde, une loi de limitation est une loi de maximum; si vous croyez que le maximum est trop fort, si vous craignez des abus, mon Dieu! révisez, mais la révision ne servira à rien ; car, dans les limites de cette loi, que doit faire le ministre de la guerre ? Il doit présenter un budget tel que le comportent les besoins du moment; il doit organiser l'armée de telle manière (je ne parle pas de la force numérique), il doit organiser l'armée de telle manière qu'elle réponde aux progrès de l'époque où ce budget doit servir. Voilà ce que doit faire le ministre de la guerre.
On vient dire : Il faut donner une position stable à l'armée. Je ne comprends pas cette position stable. Il faut, ajoute-t-on, qu'une fois pour toutes le budget de la guerre soit placé en dehors de la discussion; je ne comprends pas davantage. Le budget de la guerre, comme tout autre budget, doit être discuté tous les ans; mais le ministre de la guerre doit exposer chaque année quels sont les besoins, les éventualités et les besoins du progrès. Il faut bien que l'organisation suive les progrès des autres peuples pour que notre armée soit bonne à quelque chose.
On a prétendu, messieurs, tirer des conclusions que je ne comprends guère d'une statistique qu'on nous a présentée. J'ai vu une statistique comparative des armées de 14 Etats; mais cela ne prouve rien : la stylistique ne serait pas une science si on pouvait l'employer de cette manière-là; c'est tout bonnement du chiffrage et pas autre chose. Permettez-moi de le dire : Les soldats, pas plus que les officiers, ne mangent de l'argent ni du cuivre; que fallait-il faire ? Il fallait estimer pour chaque pays ce que l'on peut se procurer avec un traitement de....., car un franc en Belgique n'est pas un franc dans tel autre pays. Il n'y a pas de mesure de la valeur. Avant de poser des chiffres il faut expliquer quelle est la position respective des différents pays et ce que l'on peut faire dans chaque pays avec l'unité monétaire.
Alors vous ferez des comparaisons qui auront une signification, qui prouveront quelque chose relativement au point de savoir si, relativement au nombre d'hommes, l'armée belge coûte trop cher.
Je vais, messieurs, m'expliquer sans aucune arrière-pensée. L'armée se compose de deux éléments : les officiers et les soldats.
En premier lieu, d'après moi, il n'y a aucune réduction possible à faire sur le traitement des officiers; et je le dis parce que j'ai entendu, dans la discussion, avancer que, de même qu'on avait fait subir des diminutions aux traitements des employés civils, on examinerait si on ne pouvait pas en faire subir aux employés militaires. La réduction a été faite longtemps d'avance sur les officiers de l'armée. Dès 1832, vous avez senti la nécessité, les chambres qui nous ont précédés ont senti la nécessité d'améliorer la position du lieutenant et du sous-lieutenant, car avec le traitement d'alors il était impossible à un sous-lieutenant de se vêtir convenablement. Mais vous avez senti, en même temps, la nécessité qu'il y avait à faire des réductions sur le traitement des capitaines et des officiers supérieurs. Il reste un autre élément, il reste le soldat. Je sais bien qu'on pourra dire que je ne suis pas démocrate, mais avec cette espèce de philanthropie démocratique, on va extrêmement loin. Je trouve que le soldat est trop rétribué.
Sous le gouvernement des Pays-Bas, qui nous a précédés, je n'ai jamais entendu une seule voix s'élever pour dire que le soldat n'était pas assez rétribué.
J'ai servi à cette époque, pendant plusieurs années, et jamais, ni parmi les officier , ni dans les rangs de nos soldats , je n'ai entendu une plainte contre la manière dont le soldat était rétribué ; au contraire, quand j'ai eu l'honneur de siéger dans la législature, j'ai entendu beaucoup de mes collègues se récrier contre la solde trop forte du soldat comparativement au soldat des autres armées.
Qu'avons-nous fait, messieurs ? Permettez-moi de le dire, le mal date de loin, car c'est un des ministres qui m'ont précédé qui l'a fait. Qu'avons-nous fait? Au lieu du demi-kilog. de pain ajouté à la solde du soldat, dans les Pays-Bas, solde qui était plus forte que celle du soldat français, on a donné au soldat 3/4 kilog. de pain.
Et je le dis en conscience, un homme en Belgique, faisant des fatigues, et en temps de paix le soldat n'en fait pas de considérables, quand un homme a 1 /4 de kilogramme de viande, de la soupe et une terrine de pommes de terre, il ne mange pas 3/4 de kilog. de pain. Nous ne nous sommes pas contentés de ce que dans les Pays-Bas les régiments étaient mieux rétribués qu'ailleurs; nous avons imaginé la haute paye pour les chevrons, pour les compagnies d'élite, pour plus d'un tiers de l'armée.
Que l'on fasse le calcul de tous ces changement accumulés en six semaines, et l'on verra qu'il y a là une grande économie à faire sur l'armée sans toucher à son organisation, sans toucher à sa force.
Je ne dis pas que le moment soit opportun, j'indique seulement pour l'avenir, je ne veux pas en faire une demande à la chambre; mais, je le répète, j'indique pour l'avenir, et je crois devoir le faire parce qu'il y a trois ans déjà que j'ai été provoqué d'une manière trop directe à prendre part à cette discussion.
Je ne me crois pas très compétent pour discuter les questions militaires, mais je vous dirai cependant que je ne puis partager en rien l'opinion de l'honorable M. Thiéfry, ancien militaire, en ce qui concerne l'infanterie. Bien que l'infanterie soit son arme et que l'artillerie fût la mienne, je crois, quant à moi, qu'il faut en temps de paix conserver une bonne artillerie et une bonne cavalerie; et quant à l'infanterie, il ne faut que des cadres.
Je m'inquiète fort peu qu'on puisse ou non, avec l'effectif de chaque bataillon, faire l'école de bataillon. Qu'on réunisse les hommes de deux ou même des trois bataillons qui forment le régiment quand on voudra faire l'école de bataillon. Ce qu'il faut soigner, en temps de paix, c'est l'artillerie et la cavalerie; pour l'infanterie, il suffit d'avoir de bons cadres, particulièrement des cadres de sous-officiers et de caporaux. Quant au nombre d'hommes composant les compagnies, cela importe fort peu.
Je diffère encore avec l'honorable membre sur la manière d'entendre la discipline militaire. J'avoue que j'ai été extrêmement étonné d'entendre de quelle manière notre honorable collègue comprend la discipline militaire. Je crois qu'à ce prix il n'y a pas d'armée possible.
Quant à moi, je me suis procuré le nouveau règlement d'ordre intérieur de service, et j'avoue que je n'y ai rien trouvé à redire; cela tient peut-être encore à ce qu'il y a trop longtemps que je ne me suis occupé des questions militaires. Voici le premier article de ce règlement :
« La discipline faisant la force principale des armées, il importe que tout supérieur obtienne de ses subordonnés une obéissance entière et une soumission de tous les instants ; que les ordres soient exécutés littéralement, sans hésitation ni murmure; l'autorité qui les donne en est responsable et la réclamation n'est permise à l'inférieur que lorsqu'il a obéi.
« Si l'intérêt du service demande que la discipline soit ferme, il veut en même temps qu'elle soit paternelle ; toute rigueur qui n'est pas de nécessité, toute punition qui n'est pas déterminée par le règlement, ou que ferait prononcer un sentiment autre que celui du devoir ; tout acte, tout geste, tout propos outrageant d'un supérieur envers son subordonné, sont sévèrement interdits. Les membres de la hiérarchie militaire, à quelque degré qu'ils y soient placés, doivent traiter leurs inférieurs avec bonté ; être pour eux des guides bienveillants, leur porter tout l'intérêt et avoir envers eux tous les égards dus à des hommes dont la valeur et le dévouement procurent leurs succès et préparent leur gloire.
« La subordination doit avoir lieu rigoureusement de grade à grade; l'exacte observation des règles qui la garantissent, en écartant l'arbitraire, doit maintenir chacun dans ses droits comme dans ses devoirs. »
Maintenant on dit qu'on a oublié de parler du respect de la loi. Mais quand on parle des devoirs de l'officier, on précise assez, car son premier devoir c'est d'obéir à la loi. Je vais d'ailleurs vous lire le complément de (page 502) cet article, Voici comment les officiers sont présentés aux inférieurs quand ils ont été nommés :
« De par le Roi, sous-officiers, caporaux et soldats vous reconnaîtrez pour (le grade) M. (le nom), ici présent, et vous lui obéirez en tout ce qu'il vous commandera pour le bien du service et pour l'exécution des règlements militaires. »
Je demande si dans cette phrase on ne trouve pas toute satisfaction ? Si quand un officier a fait serment de fidélité au Roi et d'obéissance à la Constitution et aux lois du peuple belge, si on dit encore aux soldais d'obéir à leurs chefs en tout ce qu'ils commanderont pour le bien du service et pour l'exécution des règlements militaires, si on ne trouve pas qu'on a satisfait à tout ce qu'on peut exiger, quelque méticuleux qu'on soit. Si après cela on ne peut pas exiger une obéissance passive; il n'y a pas de discipline possible; il faut renoncer à avoir des armées.
M. Lebeau. - Quoique je sois un vétéran dans nos luttes parlementaires, la chambre comprendra sous le poids de quelle émotion je suis placé en venant prendre part à cette discussion.
Je suis sous ce poids d'une émotion bien profonde et bien légitime. Ce n'esl pas sans de longues hésitations que j'ai cru ne pas pouvoir conserver, dans le débat, une position complètement silencieuse.
Dans les circonstances si graves et si imprévues où les sociétés européennes ont été, pour ainsi dire, précipitées depuis quelques années, on l'a dit avec une profonde raison, il est quelquefois échu aux hommes politiques une tâche plus difficile encore que de faire son devoir ; c'est de le connaître.
Je me suis demandé, messieurs, si, par mon silence, je concilierais mes devoirs envers mis amis politiques, envers mon parti, envers l'armée, envers mon pays? Après mûre et consciencieuse délibération, j'ai cru que je manquerais à mon parti, à l'armée, à mon pays, à ma dignité personnelle, si je gardais le silence dans cette discussion.
Les intérêts de parti, qui sont en général loin de m'être indifférents, sont dominés de très haut pour moi par l'importance de la question qui s'agite devant vous ; et si je pouvais un seul instant la voir descendre de cette hauteur, je me serais demandé s'il est bon, s'il est sage de donner à l'armée non pas un motif, mais le prétexte seulement de croire que sa cause n'est défendue aujourd'hui que par un seul côté de cette chambre. (Interruption.)
Messieurs, vous me rendrez cette justice que je n'ai jamais, dans les discussions les plus vives, suspecté les intentions de personne ; je ne l'ai jamais fait même pour mas adversaires politiques.
Je le ferais bien moins, vous le comprendrez, pour les hommes qui sont au banc des ministres; mais je demande qu'on ne prenne pvs pour une attaque contre ses intentions une qualification quelquefois énergique, énergique au-delà peut-être de ma volonté, des tendances, des propositions, des actes.
J'aime à croire que MM. les ministres comprendront ce langage ; j'en appelle surtout à M. le ministre des finances, à qui l'ardeur de ses convictions inspire parfois une parole si véhémente.
Messieurs, je comprends et je déclarc en soi bien légitime le désir exprimé au banc des ministres, de voir diminuer l'opposition, fort consciencieuse sans doute, faite au budget de la guerre par un assez grand nombre des amis du cabinet.
Je comprends cette pensée; elle n'est pas seulement avouable, elle est honorable.
Ainsi, l'année dernière, entrant moi-même dans des idées de conciliation, j'ai approuvé la promesse faite par mon honorable ami, le général Chazal, de chercher, par tous les moyens en son pouvoir, à éclairer la minorité, à lui faire partager ses convictions sur les besoins de l'armée.
J'ai fait plus : après la discussion du budget, j'ai vu plusieurs fois l'honorable général et je lui ai donné le conseil de faire entrer dans la commission (car je supposais la nomination d'une commission par le ministre) des notabilités parlementaires, d'établir devant elles un débat approfondi et contradictoire.
Je suis dans les mêmes idées.
Je crois que l'armée, que son organisation actuelle n'aurait qu'à gagner à ce qu'on renonçât à ces vagues reproches qui sont adressés, à ces banalités, débitées non dans cette enceinte, mais qui font effort pour y pénétrer, sur les grosses épaulettes, les sinécures, les états-majors, phrases creuses et sonores, ballons qu'une piqûre d'épingle dégonfle et réduit à rien.
En substituant au vague des déclamations la précision d'un examen, ces exagérations ne tiendraient probablement pas; elles s'évanouiraient devant une discussion sérieuse et complète.
Mais aujourd'hui cette position, prise l'an dernier par le gouvernement, me paraît complètement abandonnée. La loi, non pas d'organisation (je reconnais avec l'honorable M. de Brouckere que ce titre est un peu trop ambitieux pour elle), mais la loi des cadres est remise en question; elle ne l'était pas l'an dernier.
Il y a bien plus : il y a la résurrection malheureuse de ce programme de 25 millions, de ce programme que nul homme du métier, ni l'honorable M. Ch. de Brouckere, ni l'honorable M. Evain, ne consentirait à exécuter, à l'exécution duquel personne peut-être ne voudrait attacher sa responsabilité, si ce n'est des personnes étrangères à l'année.
On sait déjà que le général Evain, dans une note insérée au Moniteur, il y a plusieurs aimées, a hautement protesté contre l'opinion qu'on lui attribuait, que la Belgique pût aujourd'hui sauvegarder une bonne organisation militaire avvc un budget de 25 millions.
Vous venez d'entendre l'honorable M. de Brouckere. Savez-vous ce qu'a fait l'honorable M. Evain ? Par ordre, et non autrement, il a fait précisément ce qu'on veut faire faire aujourd'hui au ministre de la guerre. On lui a dit : Nous voulons un budget de 25 millions; faites-le! exactement, comme on dit à un architecte : Il me faut une maison de 25 mille francs ; pas un sou de plus.
Mais quant à savoir si l'organisation sera bonne, si la maison sera solide, pas un mot. On a travaillé sur un thème donné, imposé ; rien de plus.
J'ai dit que la situation de l'an dernier est grandement modifiée. Que voit-on aujourd'hui de la part du gouvernement? Les vues du gouvernement, auxquelles pas un seul homme du métier ne s'associe, sont de réduire, en trois ans, le budget à 25 millions.
Maintenant qu’est-ce que signifie le mot « vues »? Il me semble que déjà l'honorable M. Lelièvre en avait parfaitement défini le sens, en disant qu'a ses yeux, c'était synonyme d'engagement. C'est ainsi que je l'entends ; c'est ainsi qu'on doit l'entendre.
Si l'on en doute, nous serons obligés de recourir au Dictionnaire de l'Académie ou à tout autre chose assez étrange dans une assemblée politique. Prévoyant qu'on aurait le désir de le faire, j'ai cherché au mot « vue » dans un de nos meilleurs dictionnaires, et voici ce que j'ai trouvé : « vues, dessein qu'on a, but, fin qu'on se propose dans une affaire ».
M. d’Elhoungne. - C'est cela.
M. Lebeau. - Je suis donc d'accord avec vous et avec le dictionnaire de l'Académie, ce qui est plus important.
A la vérité, il manque quelque chose à la recommandation, à l'importance d'une telle profession de foi, c'est la sanction de l'homme le plus compétent pour avoir une opinion sur ce point; c'est la sanction d'un ministre de la guerre, d'un ministre responsable: il n'y manque plus que cela. Non seulement cette sanction vous manque, mais quand on a voulu la faire ressortir de la pensée de l'honorable général Brialtnont, vous savez ce que, par sa retraite, il a répondu à cette prétention.
Voilà, pour le dire après un autre membre, la première fois que je vois non seulement discuter un budget, ce qui est peu important (car je crois que le budget est ici tout à fait l'accessoire), mais les plus graves questions concernant l'organisation militaire, sans un minisire de la guerre. C'est à peu près comme si, dans le cas de la démission du ministre de la justice, le ministre de la guerre venait prendre sa place comme intérimaire pour discuter les besoins de la magistrature.
J'ai dit qu'il y a une différence profonde dans la situation de l'année dernière et dans la situation d'aujourd'hui. L'année dernière, ce n'étaient pas des vues (des espérances, si l'on veut) qui étaient exprimées par les défenseurs de l'armée, c'étaient des opinions très arrêtées, arrêtées au point que M. le ministre des finances les comparait à celle qu'il s'était formée sur le projet relatif aux assurances par l'Etat.
De quoi s'agissait-il?
Dans les questions de l'armée, comme dans les questions relatives aux assurances, il s'agissait uniquement, disait-on, d'éclairer la minorité.
Le vote a été conforme aux déclarations des ministres, qui en faisaient, comme nous le verrons tout à l'heure, une question de confiance.
Eh bien, messieurs, en présence de cette différence radicale entre la situation de l'année dernière et la situation actuelle, quelque loyales que puissent être les intentions du cabinet, il m'est difficile de conserver la même confiance dans la manière dont le gouvernement entend sauvegarder les intérêts de l'armée.
Pourquoi, messieurs, l'an dernier, plusieurs d'entre vous, je le répète, accueillaient-ils, avec une adhésion marquée, le travail promis par la commission? D'abord, parce que la loi organique était maintenue et ne pouvait pas même être l'objet d'un examen devant cette commission. Je l'agréais encore cette année, l'idée d'une commission ; mais avant toute déclaration sur les vues du gouvernement, mais sous le bénéfice des garanties acquises à l'armée et à la loi de l'orginisalion de 1845, tant par les protestations du gouvernement que par le vote de la chambre.
J'avais encore d'autres raisons, et je les aurais encore aujourd'hui, d'accueillir la promesse d'un examen en commission, sans cette profonde altération de la position prise l'année dernière par le cabinet. Ces raisons, je n'hésite pas à les soumettre à la chambre.
Il y a assez longtemps déjà que j'ai des soupçons sur l'exécution incomplète de la loi de 1845. Les paroles qu'à différentes reprises a fait entendre l'honorable M. Thiéfry sur la manière dont cette loi était exécutée, ces paroles étaient bien faites pour attirer l'attention de tous ceux qui vouent leurs plus vives sollicitudes à l'organisation de notre armée. Un membre du cabinet lui-même, messieurs, était venu en quelque sorte confirmer ces paroles; voici ce qu'il disait dans la discussion de l'année dernière :
« Si nous avions des scrupules, ce serait peut-être d'avoir été trop loin dans notre désir de donner satisfaction à une partie de cette chambre.
« Nous avons recherché quelles étaient les économies qu'on pouvait introduire dans les services sans désorganiser. Nous les avons introduites d'une manière peut-être exagérée; il y a un moment où nous avons dû nous arrêter... »
Il s'est produit, à propos de cette exécution de la loi organique, il s'est produit, de la part d'un membre du cabinet, une accusation qu'il m'est impossible d'accepter pour la part qui peut en revenir a l'opinion à (page 503) laquelle j'ai l’honneur d’appartenir, pour les bancs sur lesquels j’ai l’honneur de siéger. Pourquoi, dit-on, vient-on aujourd'hui parler de la loi organique lorsque jamais vous ne l'avez exécutée? La faute, dit-on, n'en est pas au gouvernement; la faute en est à nous, à la chambre. C'est un ministre qui a porté cette accusation.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Qui est-ce qui a dit cela?
M. Lebeau. - Vous vous êtes adressé, je dois le dire puisque vous m'interrompez, vous vous êtes adressé à une partie de cette chambre en lui disant qu'elle avait mauvaise grâce à venir invoquer le maintien de la loi de 1845, quand, par les votes qu'on avait émis, on n'en avait tenu aucun compte. Voilà le reproche que vous avez adressé à une partie de cette chambre, et qui, peut-être, contre vos intentions, retombe sur une partie de vos amis.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - J'ai parlé des hommes qui étaient au pouvoir.
M. Lebeau. - Vous m'obligeriez beaucoup en ne m'interrompant pas.
La loi organique, a dit M. le ministre, n est pas exécutée; pour l'excécuter, il faut 30 millions. Eh bien, voyons quel est, dans cet acte d'accusation dirigé contre la chambre, la part, je ne dirai pas de complicité, l'expression ne suffirait pas, la part qu'y ont prise M. le ministre des finances et ses collègues.Quand vous êtes arrivés aux affaires en 1847, qu'avez-vous trouvé? Vous avez trouvé, en cours d'exécution, un budget de 29,400,000 francs, sans préjudice aux crédits supplémentaires qui sont, en quelque sorte, comme l'a souvent dit M. le ministre des finances, l'état normal de notre régime financier.
29,400,000 fr. pour l'armée en 1847, voilà certes un chiffre qui devait répondre à tous les besoins de l'organisation nouvelle. Qu'avez-vous fait? En 1848, vous avez présenté et discuté un budget de 28,700,000 fr. Car je ferai remarquer ceci, que tous les budgets apportés par les ministres de la guerre sont sortis à peu près intacts de tous les débats parlementaires. En 1849, vous descendez encore plus bas ; d'un million et demi ; vous arrivez à un budget de 27,085,000 fr. Qui vous a poussés à cette réduction ? Est-ce la majorité qui vote le budget? Evidemment non : que pouvait faire la chambre, alors que des ministres, hommes de talent, au milieu desquels brillait, par les qualités de l'orateur et par la science de l'homme de guerre, le général Chazal ; que pouvait faire la chambre, quand vous assuriez que, par ces réductions, la loi organique n'était pas un seul instant mise en question ; que pouvait faire la chambre, sinon de voter ce que vous lui demandiez, sans en réduire un centime !
Et vous prétendez que ces réductions successives acceptées par nous étaient l'abrogation implicite, la mise à néant de la loi organique de 1845, et vous ne nous l'avez pas dit, et vous avez prétendu qu'il fallait maintenir cette loi organique de 1845, vous avez fait même de ce maintien, l'an dernier encore, une question de cabinet!
Messieurs, si je mets quelque chaleur dans cette partie de la discussion, ce n'est pas du tout pour attaquer le cabinet; c'est pour nous défendre, car c'est évidemment nous qu'on a traduits en quelque sorte à la barre de l'armée, alors que la chambre n'a jamais rien refuse de ce qui lui était demandé par le ministre de la guerre, rien, rien !
Qui donc, messieurs, se serait établi dans cette chambre le contradicteur de l'honorable général Chazal? Assurément personne, si ce n'est peut-être l'honorable M. Thiéfry : mais certainement moi moins que tout autre, car sous ce rapport j'aurais à recevoir des leçons de l'honorable M. Pierre et de l'honorable M. Manilius.
Je ne voudrais pas exagérer dans cette circonstance les droits de la défense que je crois exercer simplement en ce moment. Je veux bien admettre que la conduite du gouvernement s'explique assez naturellement, celle de l'honorable général Chazal s'explique de même.
Les événements de 1848 ont produit partout une sorte de réaction contre la plupart des services publics.
L'impôt lui-même dans une exagération d'idées démocratiques, l'impôt lui-même, qui sert en partie à des dépenses essentiellement populaires, l'impôt lui-même dans la plupart des pays qui nous environnent a été menacé. Que dès lors, sous la pression de ces événements, MM. les ministres aient fait ce qu'on appelle la part du feu, la part de l'ouragan, que l'honorable général Chazal à son tour ait cédé plus au moins à la pression de ses collègues, je puis le concevoir. Il n'y a rien là, messieurs, que d'avouable pour tout le monde.
Mais dans cette situation, il faudrait bien s'abstenir de présenter la chambre comme seule coupable de l'inexécution de la loi organique de 1845.
Mais la question financière, la nécessité de rétablir l'équilibre, voilà, dira-t-on, et qui nous a forcés de porter la main sur le budget de la guerre.
Il le faut bien, ajoute-t-on, car cet équilibre ne peut se rétablir que de deux manières : ou par le dégrèvement du budget ou par l'impôt. Or l'impôt, ceux-là mêmes qui sont le plus portés à voter des dépenses le refuseront.
Messieurs, je crois que cela est un peu vrai pour tout le monde, aussi bien pour la gauche que pour la droite.
Je n'ai pas besoin de vous dire ce que je pense de l'honorable M. Frère, quelques mots me suffiront pour cela. C'est que je suis de ceux qui l'ont le plus vivement pressé, à la retraite de l'honorable M. Veydt, de prendre le portefeuille des finances, et j'ai eu longtemps à lutter contre la défiance exagérée qu'il avait de lui-même pour lui faire accepter le portefeuille des finances. Je suis du nombre de ses amis politiques qui l'ont convié à affronter de nouvelles fatigues pour rendre au pays, dans ce poste difficile, les services que son remarquable talent, que son loyal caractère donnaient droit d'attendre de lui.
Vous savez, messieurs, à quel point l’honorable ministre a prouvé que sa défiance de lui-même était mal fondée.
Mais il faut le dire, car il faut être juste avec ses amis comme avec ses adversaires, au milieu des qualités qu'a fait briller ici M. le ministre des finances, il en est une qui jusqu'ici ne s'est pas révélée à l'égal des autres, c'est le génie de l'impôt; et c'est quelque chose pour un ministre des finances. Il faut convenir que, sous ce rapport, M. le ministre des finances, jusqu'ici du moins, ne nous a pas encore donné l'embarras du choix.
Nous avons eu seulement quelques modifications dans la législation actuelle; nous avons eu en plus la loi des successions, et encore la loi des successions n'est pas l'enfant de l'honorable M. Frère ; il n'est que son enfant adoptif; c'est l'honorable M. Veydt qui lui a donné le jour.
Mais, dit l'honorable M. Frère, vous refuserez les impôts. Je pourrais, à mon tour, comme un de mes honorables collègues, lui dire : Qu'en savez-vous? Où est la preuve? Il y a des discours; mais les votes, où sont-ils?
Les discours ne décèlent pas la majorité dans la chambre. Vous nous avez demandé quelques augmentations d'impôts ; nous les avons toutes votées. Vous avez augmenté le produit de l'impôt sur les distilleries, en modifiant ce qui était un véritable abus, le chiffre de la prime d'exportation. Nous nous sommes hâtés de voter avec vous.
Vous avez voulu que la législation sur les sucres vînt apporter un tribut plus large au trésor public. Nous vous avons soutenu, et si je ne me trompe, c'est au patriotisme de l'honorable M. Delfosse, qui jusqu'à présent n'a pas paru grand partisan des impôts, que nous devons, dans cette circonstance, d'avoir vu grossir les revenus du trésor public, de 4 à 500,000 fr., ce dont je lui suis très reconnaissant.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - (erratum, page 506) Pas de 300,000 fr.
M. Lebeau. - J'avais compris qu'il s'agissait d'une augmentation de près de 500,000 fr.
Si la sollicitude du ministère s'était portée sur le café, sur le tabac, comme matières imposables, je crois qu'il eût encore été possible d'obtenir des votes favorables à un accroissement de taxe.
Maintenant, quelque partisan que je sois de la modicité des tarifs du chemin de fer, j'avoue qu'en présence des dangers que court une institution bien autrement importante, je serais enchanté, et vous avez vu que cette disposition est générale dans cette chambre, je serais enchanté qu'on pût trouver là un demi-million, un million si l'on était assez heureux pour mettre la main dessus.
El quant à cette loi des successions sur laquelle on n'a fait que des discours, je dirai à l'honorable M. Frère que bon nombre de mes amis et moi-même n'avons laissé aucune occasion de déclarer que nous étions prêts à la voter. Mais enfin cet impôt, ce projet de loi s'est en quelque sorte dérobé sous nos mains, et j'attends qu'il se représente pour émettre un vote qui, je le déclare, sauf quelques restrictions, lui sera favorable,.
Mais l'honorable M. Frère a eu tort encore dans cette circonstance ; selon moi, sa mémoire l'a mal servi, quand il s'est tourne d'un seul côté de cette chambre pour signaler la résistance qu'a rencontrée ce projet de loi. L'honorable M. Frère aurait dû tirer aussi un peu sur la gauche, car, si je ne me trompe, beaucoup de ses amis étaient disposés à faire à la loi des successions une très vive opposition. Je me souviens que c'est l'honorable M. Lelièvre qui a commencé le feu, et l'honorable M. Frère a attaqué avec la chaleur, la véhémente éloquence que vous lui connaissez, le rapport peu bienveillant qu'avait fait sur cette loi l'honorable M. Deliége, organe de la section centrale. Il faudrait donc montrer dans les reproches que vous adressez à la chambre un peu plus de justice distributive.
Avant de convertir la droite à la loi des successions, l'honorable M. Frère-Orban a une tâche plus ardue et qui doit singulièrement exciter son courage, c'est de convertir ses amis de la gauche. Peut-être a-t-il à convertir ailleurs encore: il est possible qu'il doive faire, jusque sur le banc ministériel même, de la propagande en faveur de la loi des successions.
Maintenant, messieurs, j'en reviens directement à la discussion.
On veut arriver dans trois ans, pour le budget de la guerre, à une espèce d'organisation qu'on suppose devoir être une charte, une espèce de liste civile de 25 millions.
J'ai dit tout à l'heure qu'il y avait un fatal précédent, à l'influence duquel nous n'avons pu, jusqu'à présent, (erratum, p. 519) nous dérober, c'est le budget du général Evain. Ce fatal précédent vient d'être renouvelé. Mais, messieurs, 25 millions, de l'avis de l'immense majorité de cette chambre, de l'avis de l'honorable M. Osy lui-même, 25 millions avec la loi organique, c'est trop peu.
Pour ceux qui ne croient pas à la guerre ou à une résistance possible, c'est trop; car enfin ce serait donner une singulière idée de la moralité du peuple belge, que de croire que nous ayons besoin d'un budget de 25 millions pour faire la police à l'intérieur. C'est trop peu, si l'on croit à la guerre; c'est trop peu, si l'on croit qu'une résistance est possible, une résistance de quelque temps, car il ne faut pas qu'on dénature notre pensée.
(page 504) Eh bien, je dis qu'un grand nombre de membres de cette chambre croient à la possibilité d'une telle résistance, et quant à moi, si je ne croyais pas que nous puissions résister à une puissance quelconque alors que nous aurions bientôt avec nous toutes les autres, je demanderais la réunion de mon pays à un autre, car je ne croirais pas la Belgique digne d'exister comme nation.
Pourquoi, messieurs, un chiffre fixe ? Pourquoi ce lit de Procuste dans lequel vous voulez coucher l'armée au risque de la disloquer, de lui briser les membres.
Pour l'armée comme pour les autres services, dit le bon sens, ainsi qu'il le disait l'année dernière, je pense, par la bouche de M. le ministre des finances, il faut faire tout ce qui doit être fait, et rien que ce qui doit être fait. J'ajoute que là plus qu'ailleurs, il faut faire ce qui doit être fait.
Si dans la réforme du corps diplomatique, dans la réforme de notre administration financière, si même dans les réformes qui atteindraient la magistrature, vous commettiez des erreurs, ces erreurs, on pourrait les répare r; mais les conséquences d'une erreur qui peut affecter la force organique de notre armée, ces conséquences pourraient être terribles ; elles pourraient changer en malédictions la faveur populaire et passagère qui accueillerait des réductions inconsidérées dans nos moyens militaires.
Vous voulez traiter l'armée moins bien que le clergé, moins bien que la justice, moins bien que les travaux publics. Avez-vous fixé pour ces services un budget invariable. Avez-vous dit aux budgets de ces services ; «Vous n'irez pas plus loin. » Par quelle fatalité faut-il que le service le plus important du pays, celui auquel se lie notre existence, soit frappé d'un « ne procedas amplius » ! Sans doute, messieurs, cela n'est pas dans les intentions, mais je crains que cela ne soit dans les tendances et dans les actes. (Interruption.) Eh! mon Dieu, voulez-vous que je vous rappelle le proverbe trivial : L'enfer est pavé de bonnes intentions?
Messieurs, si j'en excepte quelques rares membres du congrès de la Paix auxquels il faut adjoindre l'honorable M. Delfosse, l'opinion générale est que la guerre est sans doute moins probable qu'elle ne l'était autrefois, mais que cependant la guerre est encore possible. (Interruption.) Il y a dans l'honorable M. Delfosse une fixité d'idées, sous ce rapport, qui m'a souvent affligé; j'ai vu l'honorable M. Delfosse nier la possibilité d'une guerre.
M. Delfosse. - D'une guerre générale.
M. Lebeau. - Il y a cependant quelque chose qui m'édifie un peu dans le dernier discours qu'a prononcé l'honorable M. Delfosse, c'est la glorification qu'il vient de faire de la diplomatie.
M. Delfosse. - De la diplomatie des cinq grandes puissances.
M. Lebeau. - Il me semble que la nôtre a quelque intérêt à savoir ce que font les cinq grandes puissances.
Dans la discussion du budget de 1848, j'ai déjà rappelé l'opinion de l'honorable M. Delfosse, et je me permets de la mettre de nouveau sous les yeux de la chambre :
« Il n'est donné à personne, disait-il, de prévoir l'avenir; mais si j'en juge par quelques symptômes très significatifs, le rêve de l'abbé de Saint-Pierre, dont l'honorable M. Lebeau nous parlait hier comme d'une utopie, ne serait pas loin de se réaliser. »
M. Delfosse. - Ne faites donc pas comme M. Malou, ne citez pas une phrase isolée. Lisez la suite de mon discours, vous verrez que je parlais de l'impossibilité d'une guerre générale, d'une guerre entre les grandes puissances. Il ne faut pas dénaturer ma pensée. Y a-t-il eu depuis 1847 une guerre générale, une guerre menaçante pour notre indépendance? Non. Les événements m'ont donné raison.
M. Lebeau. - Veuillez prendre des notes et me répondre, si vous le désirez ; je vous aurai probablement prêté le flanc ; ce ne sera pas la première fois que cela me sera arrivé dans la discussion.
C'était à la fin de décembre 1847 que l'honorable M. Delfosse prononçait ces paroles. On le sait, deux mois ne s'étaient pas écoulés que l'Europe était pour ainsi dire en feu, et que l'honorable M. Delfosse lui-même, avec un patriotisme que personne moins que moi ne songe à dénier, a voté les emprunts forcés. Son puritanisme libéral ne s'effarouchait pas alors de voter ces emprunts avec ses collègues de la droite. Son ami, M. le ministre des finances, lui rappela ses paroles en 1850 ; vous voyez que je n'ai pas pris l'initiative ; l'honorable M. Delfosse répond qu'en cette occurrence on avait à redouter des dangers sérieux.
M. Delfosse. - En 1848, certainement; mais avons-nous eu la guerre?
M. Lebeau. - Sans doute, mais en 1847 vous pensiez que nous étions près de voir se réaliser le rêve de l'abbé de Saint-Pierre. Ces dangers ne peuvent-ils donc plus revenir? Faudra-t-il donc que la Providence permette que tous les deux ou trois ans l'Europe soit en quelque sorte à feu et à sang pour entretenir la prévoyance politique dans certains esprits? En vérité, ce serait un peu cher. Vous nous dites, pour raison principale de cette quiétude sur les réductions du budget de la guerre, que vous avez la conviction intime qu'une guerre générale n'aura pas lieu. Je fais cas de votre conviction intime, mais j'avoue que si vous y accoliez une bonne armée, je serais encore plus rassuré.
Mais, dit l'honorable M. Delfosse, vous le voyez, j'avais bien raison alors de vous dire que le rêve de l'abbé de Saint-Pierre était près de se réaliser, pour nous du moins : il ne nous est rien arrivé; les dangers que nous prévoyions, au sujet desquels nous avons voté des emprunts forcés, ces dangers sont passés au-dessus de notre tète.
J'ai connu un propriétaire à qui j'avais eu beaucoup de peine à faire accepter une plaque d'assurance pour sa maison. Quand il s'agit de la renouveler, il vint me consulter et me dit ; A quoi bon ces frais? Il y a eu, à la vérité, dans la rue voisine, quatre ou cinq maisons incendiées; dms une autre, il y en a eu cinq ou six; mais il ne m'est rien arrivé, je ne vois donc pas pourquoi je renouvellerai mon assurance, c'est bon pour mon voisin; mais moi je suis en sûreté.
Un honnête cultivateur avait placé sur sa ferme un paratonnerre; obligé, au bout de quelques années, d'y faire quelques réparations, il a dit : Je ne sais trop pourquoi je ferais cette dépense; la foudre, il est vrai, est tombée sur plusieurs fermes voisines et les a incendiées, mais jusqu'ici j'ai été préservé; il est évident que je suis privilégié; j'abats mon paratonnerre.
Il y a toujours, je le sais, un peu d'exagération dans ces métaphores? mais il y a bien un peu de cela dans la quiétude de l'honorable membre.
Messieurs, savez-vous pourquoi je m'arrête tant à l'honorable M. Delfosse : Soyez-en sûrs, mon insistance n'est pas autre chose qu'un hommage rendu à la valeur de cet adversaire. Si j'étais moins convaincu du patriotisme du désintéressement, des honorables convictions de M. Delfosse, je passerais légèrement à côté de ses opinions.
Si, messieurs, les efforts que je fais avaient pour résultat de jeter seulement sur la question actuelle le doute dans l'esprit de ce collègue, à qui, il le sait bien, j'ai voué une estime particulière peur son honorable caractère et son désintéressement, je m'estimerais heureux. Voilà dans quel sens il faut comprendre l'insistance que je mets à combattre un adversaire de cette taille.
L'honorable M. Delfosse, avec une entière bonne foi, loin de moi d'en douter jamais! l'honorable M. Delfosse fait un appel à la conciliation ; il voudrait qu'une transaction s'établît entre ses amis du ministère et, j'en suis sûr, entre ses amis de l'opinion libérale qui ne sont pas précisément de sa nuance; l'honorable M. Delfosse désirerait que l'accord s'établît ; il offre une transaction; mais, qu'il me soit permis de lui faire remarquer l'énorme différence des situations.
L'honorable M. Delfosse est convié par nous à transiger sur une question d'argent; et lui vous convie à transiger sur une question de sécurité, d'honneur national; les positions ne sont pas égales; les enjeux sont très différents. Il ne nous est pas permis de transiger ; l'honorable M. Delfosse. peut le faire sans manquer à son mandat; il peut céder, nous ne le pouvons pas.
Messieurs, j'en reviens maintenant à l'attitude nouvelle qu'a prise le cabinet dans cette question. Je puis me tromper; mais, en vérité, le cabinet me paraît faire, cette année, exactement le contraire de ce qu'il a fait l'an passé. (Interruption.)
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Je demande la parole.
M. Lebeau. - Je vais expliquer ma pensée. J'ai certainement poussé, dans maintes circonstances, le ministérialisme très loin ; mon habitude n'est pas d'appuyer un cabinet mollement. Aussi longtemps que le cabinet pratique les principes inscrits sur le drapeau commun, je lui fais, au besoin, le sacrifice d'une foule de dissidences secondaires.
Mais, messieurs, il y a de ces questions sur lesquelles il n'est pas possible de transiger, même avec ses meilleurs amis, parce que ce sont des questions de conscience et de dignité personnelle. Or, messieurs, que s'est-il passé dans la séance du 19 janvier 1850? Le voici :
M. Lelièvre avait terminé un discours sur le budget de la guerre par une proposition.
Voici la proposition de M. Lelièvre, lue dans la séance du 19 janvier 1850. « Je propose à la chambre de nommer dans cette enceinte une commission qui sera chargée, etc. » Et ici, je dois signaler l'erreur échappée à un membre du cabinet. Il pense que, l'année dernière, nous avions été amenés à voter sur la proposition d'une enquête parlementaire. Il n'en est absolument rien.
A-t on voté sur la proposition de l'honorable M. Lelièvre ? Non, aucun vote n'a été émis d'une manière expresse.
« Je pense, dit M. Lelièvre, qu'il faut d'abord voter sur l'amendement de la section centrale. En effet, celle-ci propose de déclarer qu'il y a lieu à réviser la loi concernant l'organisation de l'armée.
« Telle est la question qui doit être résolue présentement. L'amendement que j'ai proposé et tendant à faire décréter une enquête, ne vient qu'en second lieu, et pour le cas seulement où la question principale soulevée par la section centrale serait résolue négativement; ma proposition n'est réellement que subsidiaire. La chambre a décidé qu'elle voterait d'abord sur cette question: Y a-t-il lieu à réviser la loi d'organisation de l'armée, pour arriver à une économie sur le budget de la guerre? »
Cent membres sont présents, 61 répondent non, 31 répondent oui, 8 membres s'abstiennent; voici, sous le point de vue des partis, la statistique du vote. Dans les 61 qui repoussent la proposition de réviser la loi d'organisation, se trouvent 41 libéraux, y compris les ministres qui en avaient fait une question de cabinet. Dans les 31 qui adoptent, 27 libéraux. Dans les 8 qui s'abstiennent, 5 libéraux, 3 catholiques. Et remarquez, messieurs, qu'on n'a pas ici la ressource à laquelle on a parfois recours, pour atténuer la portée d'un vote important, et à laquelle, personne, je l'espère, ne voudra plus recourir; on ne peut pas dire qu'il s'agit d'une chambre où la majorité était naturellement composée en grande partie de fonctionnaires publics, plus ou moins entraînés à voter avec le ministère dans des questions de cabinet.
Eh bien, que voudrions-nous? Nous voudrions, moi au moins, pour (page 505) être d'accord avec le ministère, que celui-ci déclarât que ce vote reste acquis à la loi. Nous ne voulons pas autre chose. Je ne suis pas bien difficile, puisque cette année, je suis, si je ne me trompe, de l'avis dont ont été mes honorables amis l'an passé.
La proposition de M. Lelièvre était si peu celle sur laquelle la chambre a statué, que la proposition de cet honorable membre a été ensuite l'objet d'un vote spécial par assis et levé.
Adhérer aujourd'hui purement et simplement à des paroles, à des promesses qui emporteraient la possibilité de la révision de la loi organique, ne serait-ce pas se donner un démenti?
On a dit dans une séance précédente, certainement par erreur, car je n'ai nullement en vue d'attaquer les intentions, on a dit que la position du ministère actuel était exactement la même que celle qu'on avait prise l'an dernier. Eh bien, messieurs, c'est une erreur, et il suffit, pour s'en convaincre, de lire quelques paroles de mon honorable ami, le général Chazal.
Séance du 19 janvier 1850. Le général Chazal : « Je me suis expliqué d'une manière si nette, si précise, qu'il ne peut pas y avoir la moindre équivoque sur mes paroles. L'honorable M. Devaux vient d'expliquer parfaitement ma pensée. Personne ne peut avoir de doute sur mon opinion; je suis convaincu que l'organisation de l'armée est bonne, et j'entends la maintenir; seulement, je ne négligerai rien pour faire passer ma conviction dans l'esprit de la minorité, comme elle existe dans l'esprit de la majorité, qui a toujours soutenu cette organisation et qui l'a votée, etc. »
La position de l'honorable général Chazal, d'accord avec ses collègues, était si différente de celle que prend aujourd'hui le cabinet, qu'immédiatement après cette déclaration, l'honorable M. d'Elhoungne s'exprime en ces termes :
« Rien ainsi n'est plus clair que la situation. Après la déclaration de M. le ministre, il ne peut y avoir la moindre équivoque; il n'est pas un seul des opposants au budget de la guerre qui cherche le moindre prétexte pour ne pas voter contre. En conséquence, je voterai contre le budget de la guerre. »
M. d'Elhoungne a voté contre le budget de la guerre l'année dernière, par suite de la position prise par le général Chazal avec ses collègues; trente membres de la même nuance d'opinion que l'honorable M. d'Elhoungne ont voté avec lui, bien que le ministère eût fait du vote du budget de la guerre une question de cabinet.
Je demande aujourd'hui à ces 31 membres, si la situation n'est pas changée, comment ils voteront cette année ? Voteront-ils avec le cabinet?
- Un membre. - La situation est changée.
M. Lebeau. - C'est ce qu'on me contestait tout à l'heure.
M. Delfosse. - Il y a quelque chose de neuf ; on propose un moyen de conciliation.
M. Lebeau. - Nous verrons la conciliation tout à l'heure. Pour le moment, je ferai seulement remarquer que vous avez une étrange idée de la conciliation.
J'ai beaucoup de raisons pour m'opposer... je ne sais à quoi, à l'idée d'une commission omnipotente, car je voterai certainement pour le budget de la guerre. Je n'ai pas le droit de m'opposer à la nomination d'une commission, c'est un acte administratif.
Si le vote de la chambre dans la session dernière reste acquis à l'armée, si elle conserve le bénéfice d'un vote sollicité par le cabinet et pour lequel il a mis ses portefeuilles sur le bureau, si l'examen dont il s'agit a lieu sous le bénéfice de la déclaration solennelle faite l'année dernière ; je n'ai pas peur que, dans le cercle de l'exécution de la loi d'organisation, on recherche s'il y a des abus de prodigalité , il peut s'être glissé des abus dans l'administration de l'armée, comme il s'en glisse dans toutes les administrations, à l'insu des hommes qui sont à leur tête; mais (erratum, p. 519) sans le bénéfice, dis-je, de la position acquise à l'armée par le vote de l'année dernière, j'avoue que ce serait avec une vive inquiétude que je verrais nommer une commission.
J'ai beaucoup de raisons, messieurs, pour m'opposer à ce qu'on puisse considérer comme sérieux le programme de 25 millions rejeté en tout temps par tous les ministres comme une utopie.
D'abord c'est qu'il est impossible d'arriver là sans changer l'organisation actuelle de l'armée, sans en saper la base, je veux dire l'effectif de guerre, le chiffre de 80 mille hommes.
Que voulait l'honorable M. Osy dans une session précédente? Il voulait réduire graduellement, comme tout homme prudent doit faire, le budget de la guerre sur le pied de paix, à 25 millions, parce qu'il ne voulait, en cas de guerre, qu'une armée de 50 à 60 mille hommes; il ajoutait alors ne vouloir d'armée que pour la défense de l'ordre intérieur.
Ainsi donc l'honorable M. Osy veut un budget de 25 millions, sur le pied de paix, parce qu'il ne veut en cas de guerre qu'un effectif de 50 à 60 mille hommes pour défendre l'ordre intérieur. J'avertis le ministère que son programme est déjà dépassé.
L'honorable M. Osy ne voulut en réalité qu'un budget de 23 millions, car dans le chiffre de 25 millions, il comprenait 2 millions pour les pensions militaires.
L'honorable M. Thiéfry n'a pas dit, lui qui veut aussi réduire le budget à 25 millions, que l'armée ne devait servir qu'au maintien de l'ordre intérieur; il ne partage pas l'opinion de M. Osy sur la destination de l'armée; il veut qu'elle ait une organisation forte, efficace ; il lui porte une sollicitude non moins vive que nous, mais il veut arriver au chiffre de 25 millions en reduisant l’effectif de guerre à 60 ou 64 mille hommes, 34 mille destinés à tenir la campagne et 30 mille employés à la défense des places fortes.
L'honorable M. Brabant, que je regrette de ne plus voir ici pour éclairer la discussion du budget de la guerre, voulait aussi, je le reconnais, en 1843, que le budget de la guerre fût graduellement réduit à 25 millions. (Je mets, vous le voyez, la question du budget de la guerre bien au-dessus des questions de parti.)
Quand il s'agira de sauver ce que je crois la force organique de l'armée, nous accepterons toutes les mains qu'on nous tendra. (Interruption.)
Vous qui m'interrompez, sachez que mon opinion d'aujourd'hui n'est pas récente, que j'ai défendu le budget de la guerre alors que l'opinion catholique siégeait au banc ministériel, que je l'ai défendu contre une fraction de la majorité ; ce n'est donc pas ici une opinion nouvelle ou de circonstance; si je suis un pécheur, je suis un pécheur bien endurci.
L'honorable M. Brabant voulait qu'avec une grande prudence on apportât des réductions dans les dépenses de l'armée, car personne ne portait plus d'intérêt à l'armée que l'honorable M. Brabant; il pouvait y avoir dans ses appréciations des erreurs condamnées par les hommes du métier, par de hautes spécialités militaires; mais, quant à l'intérêt qu'on peut lui porter, il était très vif chez lui.
En mars 1843, M. Brabant, en demandant qu'on ramenât le budget de la guerre à 25 millions au moyen de réductions opérées en plusieurs années, disait qu'il voulait un effectif de guerre de 50 à 60,000 hommes.
L'honorable M. Delehaye, si j'ai bien compris sa pensée, était un peu prodigue, car lui, qui paraît avoir grande tendance à trouver la sécurité la plus complète sur l'oreiller d'une neutralité écrite, proposait le chiffre de 25 millions pour une armée de 25 à 30,000 hommes capable de nous défendre, à la vérité, seulement contre la Hollande. Je ferai remarquer en passant que si la neutralité signifie quelque chose, la Hollande l'a signée comme les cinq grandes puissances.
La réduction du chiffre de l'armée au-dessous de 80,000 hommes a contre elle tous les hommes du métier sans exception ; mais chose singulière! rien n'est moins connu que les précédents à la suite desquels ce chiffre a élé établi. Il est bon nombre de personnes qui s'occupent des affaires publiques et qu icroient pourtant que le chiffre de 80,000 hommes a été fixe au hasard. Il n'y a pas trois jours qu'un de mes amis, un homme politique qui suit nos affaires avec beaucoup de sollicitude, me disait : Mais comment pouvez-vous vous prononcer à ce point pour le projet de M. le prince de Chimay ? Je lui dis: Mais vous ne savez donc rien de notre organisation? Le prince de Chimay est homme d'esprit incontestablement, cependant s'il était seul à appuyer le chiffre de 80,000 hommes, je vous avoue que je m'en défierais un peu; mais c'est le chiffre de tous les hommes de guerre qui se sont occupés d'organiser notre armée, de tous sans exception.
Il s'agit ici de la question de savoir si nous serons une puissance de 2ème ordre ou de 3ème ordre et je vais citer les autorités les plus imposantes sur cette grave question.
C'est d'abord le général Desprez qui réclame le chiffre de 80,000 hommes. Quel intérêt cet honorable général, qui n'avait qu'une mission temporaire dans notre pays, quel intérêt avait-il à grossir outre mesure le chiffre de notre organisation militaire, le chiffre du pied de guerre? El lui, messieurs, lui qui était honoré de la confiance du Roi des Belges qui a su noblement oublier, dans cette circonstance, qu'il était étranger, lui savait bien à quels dangers nous étions spécialement exposés; il savait mieux que personne, lui chef d'état-major général de l'armée qui avait fait la conquête d'Alger, lui qui était initié à tous les projets des partis en France, il savait à quels dangers nous étions exposés. Eh bien, c'est lui qui a posé la première base de l'édifice que nous avons si laborieusement constitué, en y ajoutant pierre par pierre, depuis dix ans.
Messieurs, qu'on ne s'y trompe pas, le chiffre du pied de guerre n'est pas une question d'appréciation arbitraire ; il est puisé dans la nature des choses, dans notre position géographique, dans l'étendue de nos frontières, dans le nombre de nos places fortes et surtout dans l'éventualité de l'agression la plus probable à laquelle nous ayons à résister. Voilà, messieurs, les éléments qui ont été étudiés soigneusement par toutes les sommités et de l'étranger qui est venu à notre secours et des plus vieux soldats de la Belgique.
Le général de Liem, dont je ne parlerai jamais dans cette chambre sans rendre hommage à l'honorable fermeté de ses convictions, le général de Liem nous a fait connaître, quand la première fois il a demandé qu'on fixât l'effectif de guerre, que la fixation de cet effectif était le résultat du travail d'une commission. Y figurait comme président le général Evain, et vous savez, messieurs, à l'école de quel capitaine le général Evain s'est formé. La commission se composait, en outre, des généraux Goethals, Goblet, de Brias, d'Hane, l'Olivier, Dupont et Duroy. Cette commission eut à examiner, dit alors l'honorable général de Liem :
1° Le chiffre et la composition qu'il conviendrait d'adopter pour l'armée, en tenant compte du concours de la garde civique ; (…)
2° Le cadre à fixer au grand état-major;
3° Le rapport à donner aux différentes armes entre elles, leur composition, la formation organique des corps et le smoyens de parer à quelques vices d'organisation, en restant le plus possible en dessous des allocations de l’année 1842 (29 1/2 millions).
(page 506) La commission a discuté, avec tout le soin que comporte un sujet aussi grave, les différents systèmes de guerre les plus propres à garantir la neutralité de la Belgique.
Elle a pensé que, dès le jour où le nouveau royaume ne sera plus en mesure de résister à une première attaque et de garder ses forteresses jusqu'au moment de l'intervention de ses alliés ; que dès qu'il ne menacera plus les nations qui voudraient attenter à son indépendance, de donner l'appui de ses places et de ses forces à celles qui la respecteraient, il aura perdu toute sa valeur politique et que personne en Europe ne sera intéressé à son existence.
Guidée par cette considération, la commission a été unanime pour conclure : 1° que le complet de l'armée sur pied de guerre à 80,000 hommes, tel qu'il a été fixé par la loi du contingent, devait être maintenu, même en supposant le concours de la garde civique convenablement organisée ;
2° Que cette armée, loin de paraître supérieure à ce que réclame la défense du pays, ne peut pas même satisfaire, autant qu'on doit le désirer, aux éventualités de l'avenir; que si donc on doit s'en contenter, ce n’est que parce que les ressources financières qu’on peut y consacrer ne paraissent pas pouvoir être augmentées.
Après avoir reproduit ces paroles de la commission : « Tel est donc, ajoutait le général de Liem, le chiffre reconnu absolument nécessaire pour la garantie des institutions que nous nous sommes données par ceux-là mêmes auxquels incombera un jour la responsabilité de leur défense. Ce chiffre nécessite un appel d'environ 2 p. c. de nos habitants; mais loin d’excéder les proportions que notre population permet d’admettre, ces forces n’atteignent pas même le contingent que les pays voisins, tels que la Hollande, la Prusse, la France, la Confédération germanique, se sont imposé.
Voilà, mesieurs, des autorités imposantes, unanimes, entre lesquelles il n'y a nulle dissidence; et quand l'honorable M. Thiéfry, quand l'honorable M. Delfossc, quand l'honorable M. Manilius auraient raison contre cette imposante phalange de vétérans, est-ce que la confiance des soldats, des soldats appelés sur le champ de bataille, peut hésiter une seule minute entre leurs chefs naturels, entre les hommes qui doivent combattre à leur tête, est-ce qu'elle peut hésiter un seul instant entre l'opinion de ces hommes et les opinions qui se produisent au milieu de nous?
Songez donc, messieurs, que le soldat qui arrive sur le champ de bataille sans avoir la conviction qu'il est en état de faire son devoir, de remplir sa noble mission, que c'est un soldat vaincu même avant d'avoir songé à tirer un coup de fusil.
Ainsi donc, sans vouloir jeter la moindre défaveur sur l'opinion de ces honorables membres, en reconnaissant au contraire que ces honorables collègues sont animés des meilleurs sentiments pour l'armée, qu'ils veulent améliorer l'armée, qu'ils me permettent de le dire, entre leurs chefs naturels, entre ceux au commandement desquels ils sont habitués, entre de telles autorités et l'opinion des honorables membres de la chambre, l'hésitation n'est pas possible de la part des soldats.
On a objecté, messieurs, que la commission des généraux n'avait pas été libre. L'honorable général de Liem a produit, dans la séance du 31 mars 1843, la note qui a été remise à la commission et qui pose les questions, lui laissant une entière liberté de les débattre.
D'ailleurs l'honorable ministre a offert en même temps de communiquer le travail des généraux sur lequel il s'appuyait à tous les membres de la chambre qui voudraient aller le consulter chez lui, trouvant des inconvénients, dans l’intérêt du pays, à le rendre public.
On sait, messieurs, que l'honorable général Dupont en présentant la loi d'organisation, loi si vivement désirée pour assurer la stabilité de l'armée, a déclaré qu'il partageait entièrement et l'opinion de son honorable prédécesseur et l'opinion de tous les généraux, de toutes les sommités militaires qui avaient composé la commission : si l'on considère la position géographique de la Belgique, l'étendue et la nature de ses frontières, l'exemple des nations qui l'entourent et les leçons de l'expérience, on verra parfaitement que notre armée doit avoir au moins un effectif de guerre de 80 à 100,000 hommes. (Moniteur du 11 décembre 1843).
Il fait voir après l'honorable général de Liem que cette proportion est (erratum, p. 519) de 2 p c. de la population, que celle de la France, que celle de la Prusse est égale; que nous sommes sous ce rapport inférieurs à la Sardaigne, à la Suède, au Danemark, et que le minimum de notre effectif de paix devrait être de 30 à 32,000 hommes.
Le rapport de l'honorable prince de Chimay, fait quinze mois après la présentation de la loi d'organisation, quinze mois pendant lesquels toutes les opinions avaient pu se faire jour, le rapport de l'honorable prince de Chimay, fait au nom d'une section centrale composée, remarquez-le bien, de MM. Brabant, Castiau, de Chimay. Liedts, Malou et Manilius, conclut à l'unanimité pour le chiffre de guerre de 80,000 hommes.
L'honorable M. Brabant lui-même, dont l'opinion de 1843, comme vous voyez s'était modifiée, adoptait ce chiffre.
Plus loin le rapport ajoute : « La section centrale adopte également à l'unanimité, comme bases de son travail, les proportions suivantes :
Infanterie, 61,000 hommes.
Cavalerie, 7,200 hommes.
Artillerie, 8,200 hommes.
Génie, 1,600 hommes.
Gendarmerie, 2,000 hommes.
Total, 80,000 hommes.
Et voici comment celle section centrale, où se trouvaient l'honorable M. Brabant et l'honorable M. Castiau, s'exprime :
« Les développements produits dans la discussion et les renseignements donnés par M. le ministre de la guerre ont démontré que cette répartitionétait conforme aux règles admises chez toutes les puissances ; qu’elle s’appliquait à la configuration de notre pays, et répondait ainsi à toutes les exigences du présent comme à toutes les éventualités de l’avenir.
« La section centrale l'a adoptée à l'unanimité comme hase de son travail. »
Messieurs, je me sens extrêmement fatigué. Je demanderai à la chambre la permission, non pas de continuer demain ce discours; demain je crois que ce serait abuser de sa patience, mais de continuer ces développements dans la suite de la discussion. Mes forces sont complètement épuisées en ce moment.
(page 507)M. d'Elhoungne. - Messieurs, en me levant dans cette discussion, la chambre comprendra que je ne viens pas traiter avec étendue les questions qui se rattachent à notre système militaire. Je crois que, dans l'état de la question, un pareil débat vient trop tôt ou trop tard ; il vient trop tôt, parce que la majorité de cette chambre est sans doute d'accord avec le ministère pour soumettre l'examen spécial de toutes les questions qui se rattachent à l'organisation de l'armée, aux lumières d'une commission spéciale composée d'hommes à la fois capables et impartiaux. Il vient trop tard, parce que je ne l'aurais guère compris que dans les débats qui se sont élevés dans les précédentes sessions, et lorsqu'il s'agissait avant toute chose de discuter s'il y avait lieu d'examiner.
Ce que je viens faire, c'est répondre à l'appel que le gouvernement nous a adressé, c'est dire à la chambre que l'idée de transaction que j'ai émise dans une précédente session, je m'y rattache plus fortement que jamais, et pour le moment j'accepte le premier pas que le gouvernement a fait dans la voie de la conciliation.
- Plusieurs membres. - Le premier pas !
M. d’Elhoungne. - Je dis le premier pas, parce que la transaction dans ce moment, puisque vous dites qu'il y a transaction, ne se fait pas encore sur le chiffre; elle se fait sur l'enquête préalable à la suite de laquelle le chiffre sera établi.
Messieurs, il ne faut pas d'équivoque, pas plus de la part de la majorité que de la part du gouvernement. Certainement le gouvernement a déclaré, comme nous, qu'il désirait arriver à un chiffre de 25 millions. Je pense que le gouvernement le désire, je suis convaincu que c'est là son vœu. Mais le gouvernement a pris un autre engag ment qu'il tiendra avec la même fermeté, c'est de ne pas toucher à la force organique de l'armée. Or, ne pas toucher à la force organique de l'armée, ce n'est pas faire une équivoque, c'est mettre une réserve que, pour notre, part, nous avons toujours mise nous-mêmes. Car enfin, en acceptant une enquête, que faisons-nous?
Nous faisons preuve, d'une part, sans doute de la confiance que nous avons dans les idées que nous avons toujours défendues devant vous, mais nous faisons d'autre part acte de modération et d'hommes pratiques.
Croyez-vous donc que si l'enquête à laquelle on viendra soumettre toutes les questions de notre organisation militaire ; croyez-vous que si la discussion qui s'établira entre des hommes capables et impartiaux, que si ce grand débat devait avoir pour résultat de nous démontrer que la moindre réduction de notre état militaire ne pourrait avoir lieu sans danger pour le pays, croyez-vous que nous viendrions perfas et nefas soutenir la réduction du budget de la guerre? Non, quant à moi, je ne le ferais pas.
Quand nous soutenons qu'il y a lieu de réduire le budget de la guerre, nous le faisons parce que nous sommes profondément convaincus que l'intérêt du pays exige qu'il y ait réduction. Mais s'il nous était démontré, s'il y avait doute seulement que cette réduction fût praticable, dans le doute nous nous abstiendrions; nous ne voudrions pas prendre une mesure qui pourrait troubler en rien la sécurité du pays, qui pourrait mettre en péril sa nationalité.
Nous avons la prétention d'aimer notre pays autant que personne. Nous avons toujours protesté contre cette calomnie qui nous représentait comme les ennemis de l'armée.
Nous avons dit à nos honorables contradicteurs, que pour nous il ne s'agissait pas d'une simple question d'argent. Si, d'une part, nous avons soutenu que le budget de l'armée était trop élevé, d'autre part nous avons soutenu que son organisation était vicieuse, qu'elle pouvait être rendue meilleure et en même temps plus économique.
Voilà ce que nous avons toujours soutenu, invariablement soutenu dans cette discussion, dans tous les débats qui se sont élevés dans cette enceinte et hors de cette enceinte.Toute autre imputation d'intentions, tout autre sentiment qu'on nous imputerait, ce serait, comme l'a dit l'honorable M. Frère avec tant d'énergie, ce serait une odieuse calomnie.
Oui, je n'ai pas hésité, devant ce que j'ai considéré comme l'intérêt de mon pays, je n'ai pas hésité à prendre le premier l'initiative, en prononçant, dans la discussion du budget de la guerre le mot « transaction ». Pour ma part, je remercie le gouvernement d'y avoir répondu par le mot de « conciliation ». En cela, je crois que, si j'ai rempli un devoir, le gouvernement a obéi à la haute mission dont il est investi.
On ne gouverne pas avec des idées absolues, maintenues d'une manière roide et toujours invariable. Lorsqu'on gouverne, on se ploie aux hommes et aux faits. Il faut que les actes du gouvernement se modifient d'après les hommes et les faits.
Les plus grands hommes politiques des temps modernes n'ont-ils pas été accusés lorsqu'ils ont transigé, lorsque, poussés par la force des hommes et des choses, ils ont mis en pratique la conciliation, comme nous y sommes en ce moment conviés !
Est-ce que sir Robert Peel, après avoir lutté pour le maintien des lois infâmes et barbares qui frappaient d'incapacité les catholiques d'Irlande, est-ce que sir Robert Peel, ministre, n'est pas venu défendre l'émancipation des catholiques d'Irlande? On a crié à la trahison ; il y a eu beaucoup de récriminations contre lui; mais la postérité ne considérera pas moins ce grand acte de la vie de Robert Peel comme l'un des plus glorieux de sa noble carrière.
Une ligue menaçante, la grande ligue de céréales éclate en Angleterre; et Robert Peel, qui n'ignorait pas qu'une crise alimentaire est toujours, quoi qu'on dise, le précurseur des crises politiques, n'hésite pas à faire droit aux réclamations des populations industrielles, soutenant ainsi le système que plusieurs fois il avait été appelé à combattre et comme membre du parlement, et comme ministre même.
Sous ce rapport, je pense que la situation qui nous est faite est honorable pour le parti libéral, honorable pour cette fraction du parti libéral qui croit qu'il y a des réductions à faire sur le budget de la guerre, et également honorable pour le gouvernement, qui a prononcé le mot de conciliation, et qui, pour amener cette conciliation, demande l'examen le plus approfondi par les hommes les plus capables et présentant le plus de garanties.
Le gouvernement n'a pas fait la situation, ce n'est pas lui qui a créé à plaisir la position difficile dans laquelle il se trouve. Permettez-moi de le dire, cette situation doit être imputée à beaucoup de ceux qui se posent comme les accusateurs du gouvernement. Ce sont ceux qui ont créé la situation précaire de nos finances qu'il faut accuser en premier lieu. Il faut bien accuser aussi les ministres qui étaient au pouvoir, lorsque la loi sur l'organisation de l'armée a été présentée par le gouvernement. Aujourd'hui tout le monde semble d'accord pour reconnaître que cette loi est ou un mensonge ou une fanfaronnade législative; c'est une loi organique qui n'organise rien. L'honorable M. de Brouckere l'a démontré à la dernière évidence; tous ceux qui voudront prendre la peine de lire la loi sur l'organisation de l'armée en seront convaincus, et tous ceux qui ont pris part à la discussion, les honorables MM. de Chimay, Rogier, Devaux, ont considéré cette loi comme incomplète, comme ne constituant pas une loi organique.
Pouvait-il y avoir une loi organique, lorsque la loi ne s'occupait pas du recrutement, base essentielle de l'armée, laissait indécise la question des forteresses, lorsqu'avec cette loi tout ce qui avait trait à la garde civique, non seulement au deuxième ban, mais au premier ban, qui est l'auxiliaire de l'armée, restait à organiser? Non, il faut bien le dire, la loi sur l'organisation de l'armée n'est rien moins qu'une grande charte de l'armée, un palladium devant lequel nous avons à nous prosterner avec le plus grand respect.
Le gouvernement, selon moi, a eu grandement raison de se rallier à des idées de conciliation, à des idées modérées sur le budget de la guerre. Transiger, concilier, ce n'est pas déserter.
Et d'ailleurs, indépendamment des questions difficiles qui se rattachent à notre établissement militaire, et qui vont être soumises à un examen sévère et qui sera très prompt, d'après ce qu'a dit M. le ministre de l'intérieur, il y a une question financière. Et qui ne sait parfaitement que lorsqu'on examine un budget, une organisation administrative, au point de vue des économies, on trouve à glaner où d'autres ont récolté ? Prenons un exemple, le budget des finances. Lorsque l'honorable M. Malou défendait son budget, il le faisait avec un grand talent, une grande conviction et il n'y avait pas, d'après lui, il le disait en termes formels,, de réduction possible sur son budget. Est venu ensuite M. Frère. Cependant l'honorable M. Frère est parvenu à réaliser, sur les services du département des finances, une économie annuelle d'un million.
M. De Pouhon. - Si l'on tient compte, comme on doit le faire, des pensions et des traitements de disponibilité qu'on a dû accorder, on reconnaîtra que l'économie n'est pas d'un million.
M. d'Elhoungne. - Mais il y a là la différence qui existe entre une charge temporaire et une charge permanente, entre une rente perpétuelle et une rente viagère. A ce point de vue, les économies faites par M. le ministre des finanças n'en sont pas moins réelles.
L'honorable M. Malou, qui a dit que toute réorganisation était précédée d'une désorganisation (il a été en cela victime d'une métaphore), ne prétend pas, sans doute, que le département des finances fonctionne moins bien depuis qu'il n'est plus à sa tête.
M. Malou. - Si! Je demande la parole.
M. d’Elhoungne. - L’honorable M. Malou avait sans doute d’excellentes raisons pour s’opposer à des économies, sur le département des finances qu’il avait l’honneur de diriger, c’est qu’il tenait dans son portefeuille un vaste système finacier, qui devait être une panacée pour toutes les souffrances du trésor public. Il avait inventé ou patroné un système universel d’assurances qui devait embrasser tous les actes de la vie civile. S’il attendait de grands résultats de ses assurances, c’est qu’elles comprenaient en première ligne les assurances contre le feu du ciel. C’est sans doute parce qu’il se passionait pour cette matière, qu’il exagère les nuages qu’il voit poindre à l’horizon et qu’il exploite en participation avec l’honorable préopinant.
M. Moncheur. - C'est une espièglerie.
M. d'Elhoungne. - Je dirai en passant, et ceci répondra à l'argument que l'honorable M. Lebeau a tiré de son paratonnerre, que jusqu'à présent les parafoudre n'ont pas eu de succès. M. de Lamartine a voulu en prendre le rôle en France et il n'est pas parvenu à conjurer les journées de juin.
Je ne pense pas non plus qu'il faille attacher une grande importante aux dangers d'une réorganisation militaire sur laquelle l'honorable M. Malou a si vivement insiste. Si vouloir faire subir des réductions au budget de la guerre est un acte imprudent, je renverrai l'honorable M. Malou à l’opposition qui, en 1843, a surgi contre le général de Liem et dans laquelle se trouvait l'honorable M. de Theux lui-même.
M. Malou. - Et moi aussi.
(page 508)M. d'Elhoungne. - De sorte que vous cous combattez vous-mêmes. Si c’est un Confiteor, je l'accepte ; mais si c'est un argument contre nous, je le repousse.
Il est vrai que l'honorable M. Malou a trouvé contre le cabinet un argument tout à fait nouveau et inattendu : il accuse le gouvernement de vouloir rendre plus profonde la ligne de démarcation qui séparait les deux partis de cette chambre.
L'objection de l'honorable M. Malou fait merveilleusement bien, en effet, dans sa bouche : il n'a jamais cherché, lui, à diviser! Son attitud, celle de son parti sur le budget de la guerre, a toujours été parfaitement désintéressée. Mais l'honorable M. Delfosse a déjà fait voir que ce désintéressement n'excluait pas les espérances; et je dirai, à mon tour, que cela n'excluait pas les déceptions à l'égard du projet de loi sur l'enseignement myjen qui était soumis à cette assemblée. Il est arrivé alors que plus d'un membre appartenant à la même opinion que l'honorable M. Malou a trouvé qu'on récompensait bien mal la conduite qu'on avait tenue dans la question du budget de la guerre.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - C'est cela; on se réservait la question ; on se réservait de voter contre le budget de la guerre.
M. d’Elhoungne. - Que le cabinet, dit M. Malou, arrive à un chiffre transactionnel sur le budget de la guerre, et il rendra un grand service à l'armée. Savez-vous ce que cela veut dire? C'est qu'il dégage l'armée du poids de votre impopularité.
M. Malou. - Et les dernières élections!
M. de Mérode. - Je ne crois pas être plus impopulaire que vous.
M. d’Elhoungne. - Le chiffre de l'opinion que MM. Malou et de Mérode représentent est la meilleure preuve de leur impopularité.
M. de Mérode. - La popularité est bien peu de chose.
M. d’Elhoungne. - Elle est peu de chose pour un homme, mais elle est une question d'existence pour un parti. L'honorable M. de Mérode, qui se fait un plaisir de m'interrompre (je ne m'en plains cependant pas), a demandé ce que son opinion a gagné à voir M. Tesch prendre la place de M. de Haussy, et M. Frère prendre le portefeuille des finances. Je reprends la première de ces questions.
M. de Mérode. - Je n'ai pas fait de questions.
M. d’Elhoungne. - J'allais accuser l'honorable M. de Mérode de nous poser des questions insolubles ; car, si je ne puis pas dire ce que l'opinion de l'honorable M. de Mérode a gagné à voir les honorables MM. Tesch et Frère au banc des ministres, je puis bien expliquer ce que le pays tout entier y a gagné. Il y a gagne la franche application des principes de liberté et d'économie que veut le parti libéral ; il y gagnera encore, je l'espère, l'ordre dans les finances, une situation financière qui ne soit pas un danger pour la sécurité du pays. Voilà, M. de Mérode, ce que le pays y gagnera ; mais vous, je le reconnais, vous n'y gagnerez probablement rien. (Interruption.)
Je ne répondrai pas au discours qui a été prononcé au début de cette séance par l'honorable M. de Brouckere. Je me permettrai seulement de remarquer qu'en admettant plusieurs des prémisses de l'honorable membre, la chambre, sans doute, ne pourra pas accueillir ses conclusions. C'est ainsi qu'il s'est défendu d'être compétent dans la question qui s'agite aujourd'hui, et qu'il l'a cependant discutée avec une clarté à laquelle la chambre doit attacher un intérêt très grand. Ainsi encore, il semblait résulter de son discours que nous devons être condamnés à l'immobilité quant à notre organisation militaire, et cependant l'honorable membre a signalé plusieurs côtés de cette organisation susceptibles de réformes. Nous sommes dès lors trop d'accord avec l'honorable M. de Brouckere pour le considérer comme un adversaire ; son discours sera un argument de plus pour prouver à cette chambre et au pays que le gouvernement a pris la position qu'il devait prendre sur la question qui s'agite aujourd'hui.
L'orateur qui a succédé, l'honorable M.Lebeau, a eu particulièrement en vue d'amener la conversion de l'honorable M. Delfosse à ses convictions.
Je crois sans présomption que le discours de l'honorable M. Lebeau n'a pas opéré plus de conversions dans le sein de cette chambre qu'il n'a eu d'effet sur l'honorable M. Delfosse. A coup sûr, on peut considérer M. Lebeau comme ayant fait une propagande bien inoffensive. Mais qu'il me permette de lui faire remarquer que lui-même n'a pas toujours été conséquent dans les différentes considérations qu'il a soumises à la chambre. Ainsi, il voulait que dès l'année dernière le gouvernement nommât une grande commission dans le sein de laquelle eussent été appelés même des membres de la représentation nationale, pour examiner toutes les questions relatives à notre organisation militaire; or, tout le discours de l'honorable membre a été dirigé contre la conduite du cabinel dont le premier acte de conciliation est précisément la nomination de cette commission que l'honorable M. Lebeau, dans sa haute sagesse, recommandait l'année dernière, et que tous les hommes conciliants de cette chambre doivent accueillir, non seulement comme un moyen de s'éclairer, mais encore comme un moyen d'arriver à une solution qui mette le budget de la guerre à l'abri de ces discussions irritantes et passionnées dont il est l'objet depuis plusieurs années.
On dira sans doute, avec les honorables MM. Lebeau et de Brouckere, que tous les budgets doivent être examinés chaque année, que les budgets ne sont pas immuables, qu'ils ne lient pas la législature. Nous savons tous cela, mais nous savons aussi que les budgets des divers départements, précisément parce qu'ils sont arrivés à une sorte de chiffre transactionnel, sont acceptés sinon par tout le monde, au moins par une immense majorité et ne donnent pas lieu à des débats de cette nature qui mettent les institutions elles-mêmes en question.
Or, ce qu'en veut pour l'armée, c'est précisément d'arriver à un chiffre que tout le monde puisse accepter et défendre, à un chiffre qui, après les discussions à travers lesquelles il aura passé, répande par lui-même à toute les objections qui peuvent se faire aujourd'hui sur l'organisation de l'armée. Ce que nous voulons au sujet de cette question dont personne ne nie l'importance, c'est d'arriver à une solution qui doit être dans les espérances de tous, aussi bien dans celles de l'opinion libérale que dans celles du parti opposé.
L'honorable M. Lebeau n'a-t-il pas dû convenir lui-même que l'armée n'a qu'à gagner à une commission spéciale? L'honorable M. Lebeau n'a-t-il pas dit que l'examen prompt et rapide des questions qui se rattachent à notre organisation militaire ne peut être que favorable à la constitution et à la stabilité de notre armée? Mais, dit l'honorable M. Lebeau, l'année passée, il y avait un vote; et c'est là le grand privilège que vous attachez à l'armée, c'est là cette garantie que vous donnez à l'armée! Non, ce n'est point ainsi qu'il faut entendre la question, permettez-moi de vous le dire.
L'honorable M. Lebeau a considéré comme une chose malheureuse que le gouvernement eût, dit-il, opéré la résurrection malheureuse d'un budget de la guerre à vingt-cinq millions. Je dois répéter ici ce que j'ai eu l'honneur de dire à ce sujet dans une précédente discussion, c'est que ce chiffre de vingt cinq millions est une promesse faite au pays, c'est une promesse qui a été faite depuis de longues années et qui s'est renouvelée à sept ou huit budgets de la guerre, et que le pays s'est accoutumé à considérer comme une promesse sérieuse. Eh bien,, dans de telles circonstances, dire que l'on tâchera d'atteindre le chiffre de vingt-cinq millions, ce n'est évidemment porter atteinte ni à l'existence de l'armée, ni à son organisation; c'est soumettre cette grande promesse qui a été faite par le gouvernement à la chambre et au pays, cest soumettre cette promesse à l'examen de la discussion.
M. de Chimay. - Au nom de qui les vingt-cinq millions avaient-ils été promis?
M. d’Elhoungne. - Au nom de tous les ministres de la guerre qui se sont succédé depuis MM. de Brouckere et Evain jusqu'à M. de Liem. Mais l'honorable prince de Chimay a été le parrain de la loi de 1845, il doit connaître bien mieux que moi les détails qu'il me demande.
En définitive, messieurs, lorsqu'on discute un grand budget comme celui de la guerre, est-il possible de faire abstraction de la question financière, et du point de vue financier, croit-on que l'opposition au budget de la guerre, celle qui comptait dans ses rangs M. Malou, croyez-vous que cette opposition ait été si funeste au pays? Calculez le nombre de millions économisés, et vous verrez que ces économies sont considérables et que le pays a dû largement en profiter.
L'on vient, à ce sujet, accuser M. Frère de n'avoir pas le génie de l'impôt. Pour ma part, je le félicite de n'avoir pas ce génie. Mais si l'honorable M. Frère n'a pas le génie de l'impôt, cela tient à une raison extrêmement simple, c'est qu'en matière d'impôt il y a très peu à faire. Ce que j'ai à dire, parce que le reproche adressé à M. Frère par l'honorable membre, une certaine opinion l'adresse au parti libéral tout entier, il semble que dans le camp catholique il y a des magiciens capables de faire sortir de terre des millions tandis que nous nous ne sommes capables que d'attaque à la propriété, à la famille et à tous les bons sentiments qu'on expose devant nous.
Si, dis-je, M. Frère n'a pas le génie de l'impôt, c'est que la science de faire payer beaucoup sans faire crier, comme on dit vulgairement, de plumer la poule sans la faire crier, pardonnez-moi cette expression consacrée, cette science est pratiquée de longue main, à tel point que tout ce qui était imaginable pour faire payer des impôts a été imaginé, pratiqué bien avant la création du gouvernement constitutionnel.
En vérité, je ne sais si je dois pousser plus loin les quelques observations que je voulais présenter à la chambre. Ce que j'avais en vue, c'était de constater la position des opposants au budget de la guerre, de prouver que quand j'ai prononcé le mot transaction, je l'ai fait en vue de l'intérêt du pays et en même temps de l'intérêt de l'armée ; parce que je comprenais que des débats prolongés, irritants sur le budget de la guerre pouvaient avoir pour résultat de compromettre des existences.
L'armée est intéressée à ce que le sentiment du pays se rallie à l'opinion qui doit être au pouvoir et a le droit d'y être et ne peut tomber sans que ce sentiment soit profondément blessé; il était important que cette opinion pût se mettre d'accord sur le chiffre du budget de la guerre et marcher ensuite à la solution des grandes questions qu'il lui est encore imposé de résoudre dans les rangs de la majorité. Je l'ai fait également parce que je désirerais prouver que quand nous discutons le budget de la guerre, nous nous attaquons à ce qui est abusif, excessif; mais que jamais il n'est entré dans notre pensée de mettre en question l'armée, la force organique que doit avoir une armée sérieuse.
Je crois par là répondre à ce qu'a dit M. Lebeau qu'il voulait une armée qui pût résister à un premier choc, qui ne fût pas balayée par la première éventualité qui se présenterait à nos frontières. C'est encore là la proclamation d'un sentiment qui est au fond de nos cœurs à tous. Nous sommes parfaitement d'accord avec l'honorable M. Lebeau qu'un pavs qui ne sait pas se défendre est indigne de vivre.
La question n'est pas là ; la question est de savoir comment on peut organiser le mieux et le plus économiquement une armée qui satisfasse à la defense du territoire et de l'ordre intérieur. Cette question, le gouvernement s'est engagé à la faire examiner par une commission composée d'hammes éclairés et impartiaux. L'opposition ne demande (page 509) pas mieux que de soumettre la question à cette épreuve décîsive. Pourra-t-on se plaindre, si avec le budget de 1852 le gouvernement, fort des lumières qu'il aura recueillies, vient vous apporter une organisation militaire à la place de ce simulacre que vous avez aujourd'hui et dont les économies ne diminuent en rien la force organique de l'établissement militaire du pays,
(page 506) M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - L'honorable préopinant a parfaitement compris la position du ministère dans la discussion qui nous occupe; il l'a mieux comprise, je dois le dire, que ne l'a fait un de mes honorables amis qui a pris la parole avant lui. A entendre l'honorable représentant de Huy, nous nous trouverions en présence d'une proposition du gouvernement, d’un projet de loi qui aurait pour but de réviser, de réformer notre organisation militaire.
L'honorable député de Huy s'est livré à cette occasion à des considérations générales très éloquentes; il a rappelé beaucoup de discours; il est revenu sur diverses opinions que nous avons émises et que je professe encore entièrement. Mais qu’il me permette de le dire, il m’a paru avoir prononcé son discours un an trop tôt.
La position du ministère est celle-ci : posiiton d’examen, promesse d’examiner toutes les questions qui concernent nos institutions militaires, promesse de faire examiner ces questions par une commission.
Il y a un pas de fait ; oui. L'année dernière le gouvernement, dans la position où il se trouvait, n'avait pas pris cet engagement. Aujourd'hui, le ministère, tel qu'il est constitué, fait la promesse de faire examiner par une commission composée d'hommes spéciaux et impartiaux toutes les questions qui se rattachent à notre établissement militaire.
Je ne comprends pas qu'un homme de sens, un esprit modéré et pratique puisse voir là le moindre danger, le moindre motif à récrimination. (Interruption.)
Quant au chiffre de 25 millions, je l'ai expliqué; j'ai dit: Nous avons le désir d'arriver à des économies, mais nous déclarons que nous ne voulons descendre au-dessous de ce chiffre, et que s'il résulte de l'examen consciencieux de la commission spéciale, qu'on ne peut pas avoir une bonne, une solide organisation de l'armée avec 25 millions, nous ne viendrons pas proposer ce chiffre.
Si après ces déclarations nous entendons les mêmes plaintes, les mêmes craintes, c'est à croire que des discours étaient préparés de longue main et que, malgré les explications les plus loyales du ministère, on a voulu les prononcer.
On a commencé par vous féliciter de deux choses : on approuve le désir manifesté par nous de faire des économies, on approuve, on a même conseillé la nomination d'une commission. On approuve probablement aussi le budget que nous présentons.
On est donc d'accord avec nous sur trois points : désir de faire des économies, nomination d’une commission, le vote du budget. A quoi bon dès lors, suivre l'opposition dans les reproches, les récriminations, que dans son intérêt de parti (elle est dans son droit), elle ne cesse de nous adresser depuis l'ouverture de cette discussion?
Il nous suffit pour le moment qu'on accepte la déclaration du ministère.
M. de Liedekerke. - Laquelle ?
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Si l'on nous avait fait l'honneur de nous écouter, l'on saurait qu'il s'agit de la déclaration telle qu'elle a été présentée par l'honorable général Brialmont. Je reviens sur la déclaration que j'ai faite dans la séance d'hier. Si, ainsi qu'on vient de l'annoncer tout à l'heure, on ne veut pas la nomination d'une commission, si l'on veut excepter des objets de son examen ce qui touche la loi de 1845, qu'on le dise, qu'on formule un vote, qu'on réunisse une majorité sur une pareille proposition, alors nous saurons à quoi nous en tenir ; nous saurons s'il existe dans cette chambre une opinion qui ne veut pas que le gouvernement examine, qui veut que ces questions qui, depuis des années, nous divisent, nous, opinion libérale, restent toujours dans le même état, que cette division que nous avons pour but de faire cesser, continue.
Je remercie les honorables MM. d'Elhoungne et Delfosse d'avoir répondu à l'appel que nous leur avons fait. L'an prochain, si tant est que nous soyons appelés à apporter ici les résultats de l'examen auquel nous allons nous livrer, j'espère que nous parviendrons à amener un accord définitif sur cette grande question.
Je crois que nous aurons rendu un grand service au pays si nous parvenons à dégager cette question des difficultés qui l'entourent, à asseoir l'armée sur des bases parlementaires solides, à amener sur cette question une majorité durable et qui ne varie point. La conviction que nous avons d’avoir rendu par là un grand service nous consolera facilement des reproches qui nous sont adresses.
M. le président. - M. Lebeau est inscrit à la suite des orateurs déjà inscrits.
- La discussion est continuée à demain.
La séance est levée à 4 heures trois quarts.