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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 29 janvier 1850

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1849-1850)

(Présidence de M. Verhaegen.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 587) M. Dubus procède à l'appel nominal à une heure et quart.

La séance est ouverte.

M. de Luesemans donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Dubus présente l'analyse des pièces adressées à la chambre.

« Les administrations communales d'Appelterre-Eychem , Lierde-Saint-Martin et Santbergen, prient la chambre de modifier les dispositions qui règlent les frais d'entretien des indigents. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Plusieurs habitants de Peruwelz demandent la libre entrée des denrées alimentaires. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur les denrées alimentaires.


« Plusieurs armateurs et négociants à Anvers présentent des observations contre la proposition tendante à réduire le drawback à l'exportation des eaux-de-vie indigènes. »

A la demande de M. Osy, renvoi au rapporteur de la section centrale chargée d'examiner la proposition, et dépôt sur le bureau pendant la discussion de la proposition de loi.


M. Lelièvre, retenu à Namur par des affaires importantes, demande un congé d'un jour.

- Accordé.

Projet de loi sur les denrées alimentaires

Discussion générale

M. le président. - La discussion continue sur l'ensemble du projet de loi. La parole est à M. de Luesemans, inscrit contre.

M. de Luesemans. - Messieurs, la loi dite des denrées alimentaires, et que l'on ferait mieux, d'après moi, d'appeler une loi d'équilibre industriel, a toujours eu et aura toujours le privilège de soulever, dans cette enceinte, les plus graves discussions. C'est là sa nature; c'est là son essence. Voici pourquoi : c'est que, comme le disait quelque part un homme qui s'est trouvé mêlé à toutes les questions politiques dans ces derniers temps, M. de Lamartine :

« La question des blés est une des plus délicates, nous disons même des plus insolubles qui puissent se présenter aux économistes. Après avoir été discutée par les plus lumineux et les plus fermes, elle est aussi neuve que le premier jour ; elle échappe par sa masse et par sa pesanteur aux mains de la science. »

S'il ne s'agissait, messieurs, que de l'amendement de la section centrale, peut-être même s'il ne s'agissait que de quelques amendements présentés par d'honorables orateurs qui ont enchéri un peu sur la proposition de la section centrale, on serait assez vite d'accord.

La plupart des orateurs qui ont été entendus reconnaissent que la protection, soit qu'elle soit d'un franc, soit qu'elle s'élève à 1 fr. 50 c. n'aurait sur le prix du blé et plus encore sur le prix du pain qu'une influence extrêmement restreinte. Mais les discours que nous avons entendus nous prouvent que ce n'est pas tant une question actuelle qu'on entend examiner qu'une question d'avenir. Ils prouvent que les partisans de la loi présentée par le gouvernement font plutôt à ses adversaires un procès de tendance qu'un procès d'actualité. C'est donc sur le principe même que la discussion s'établit.

Dans la séance d'hier, l'honorable M. Tesch a divisé les adversaires de la loi en deux catégories : l'une dans laquelle il n'a pas hésité à se ranger, et dans laquelle je me place également, est composée des partisans du libre-échange, c'est-à-dire de l'abolition graduelle des protections de toute espèce, mais sur toute la ligne.

Les autres, il faut bien le dire, messieurs, sont des protectionnistes, qui veulent, par une conséquence logique d'un système préconçu, la protection en toutes choses, en toutes matières, pour toutes les industries.

A mon tour, je ferai une division que je crois être également dans la nature des choses. Je diviserai les partisans de la loi, les partisans du système préconisé par le gouvernement en deux catégories : les uns sont des libre-échangistes sans réserve, sans conditions, sans arrière-pensée.

Les autres, messieurs, s'appellent également libre-échangistes, mais je dois le dire, dans ma pensée ce sont de vrais protectionnistes, protectionnistes d'autant plus injustes d'après moi qu'ils ne le sont tout au plus que pour les trois quarts et qu'ils sont libre-échangistes seulement pour le quart restant.

Les premiers au moins ont le mérite de la logique. Ils n'hésitent pas à vous dire que le système qui doit enfin dominer, système dans lequel ils sont disposer à entrer franchement et résolument, c'est le système de la liberté commerciale et industrielle absolue. Mais ceux-là aussi, vaincus par la logique, ne méconnaissent pas les griefs sérieux que l'agriculture fait entendre contre le projet en discussion. Ils les reconnaissent au contraire formellement. Ils vont plus loin, ils déclarent qu'ils sont prêts à les faire disparaître. Je rangerai dans cette catégorie l'honorable M. Lesoinne et l'honorable M. de Brouckere qui, à peu d'exceptions près, ont fait entendre exactement le même langage.

Messieurs, je le déclare, je comprends parfaitement la position prise par ces honorables membres; il s'y sentent à l'aise; et je me sens à l'aise à mon tour devant leurs doctrines. Qu'il me soit permis de vous dire comment je les entends.

Avec le libre-échange, la division du travail s'opérerait instantanément par le libre développement des forces productives. Chaque nation irait se pourvoir ailleurs, aux meilleures conditions possibles, des denrées ou des marchandises qu'elle ne pourrait se procurer chez elle qu'à des prix excessifs. Par contre, chaque nation trouverait chez celle qui ne serait pas aussi bien dotée, soit par la disposition particulière du sol, soit par le climat, soit par une civilisation moins avancée, le placement facile des objets qu'elle aurait elle-même produits. De cette manière, pas de fonds, pas de capitaux perdus. La consommation, stimulée par l'abondance des produits, appellerait de nouvelles productions, et par cet échange continuel s'établiraient inévitablement des relations multipliées, fondées sur des besoins permanents, et par suite, facilement appréciables.

La confiance, cet agent si essentiel de la production, ne serait jamais ébranlée et ne devrait jamais l'être. Car les gouvernements ne prendraient pas contre les industries qui ne sont pas celles de leur pays des mesures ruineuses et vexatoires. Les gouvernements eux-mêmes seraient dès lors intéressés à leur prospérité mutuelle. Le monde ne formerait plus qu'une vaste famille, ou plutôt ne serait plus qu'un vaste atelier, dans lequel chacun aurait sa place marquée. Dès lors plus de rivalités, plus de jalousies entre les travailleurs, plus de chômage, plus de paupérisme. Les commotions politiques ne seraient plus à craindre, n'ayant plus aucune raison d'être.

Les populations ouvrières ne trouveraient plus dans ces fatales crises industrielles ou commerciales, dont nous sommes si souvent les témoins, des motifs pour se jeter dans la rue. La guerre même, messieurs, la guerre serait inutile; les capitaux pourraient être employés à des travaux productifs, et je pense que l'introduction de ce système, si elle était possible, ferait bien plus pour la réduction du budget de la guerre dans tous les pays que tous les beaux et éloquents discours que l'on prononce périodiquement chaque fois qu'il est question de discuter ce budget.

La production étant encouragée par la consommation, les producteurs se trouveraient avantagés ; les consommateurs eux-mêmes profiteraient de tous les progrès qui engendrent l'abondance et par suite le bon marché.

Je crois, messieurs, que ce système, s'il était praticable, serait la réalisation d'un beau rêve. Mais si nous interrogeons les dispositions et les tendances du gouvernement, si nous interrogeons les opinions émises dans cette discussion, nous sommes obligés de reconnaître que nous sommes bien loin encore de voir se réaliser ce système et, par conséquent, force nous est de compter avec les faits.

Le gouvernement ne nous a-t-il pas déclaré, quand il s'est agi d'appliquer le principe du libre-échange aux industries actuelles, le gouvernement ne nous a-t-il pas dit : « En ce moment la chose est impossible; beaucoup trop d'existences se trouvent engagées dans la question, beaucoup trop de capitaux recevraient de cruelles atteintes si du jour au lendemain on allait porter la cognée dans ce vieil arbre qui a crû dans les anfractuosités d'un mur et qu'il est impossible de redresser en un jour. Eh bien, messieurs, si nous devons attendre que les intérêts engagés se dégagent, que les existences qui se trouveraient compromises ne puissent plus l'être, il faut bien reconnaître qu'avant l'établissement absolu du libre-échange nous aurons encore longtemps à attendre.

Examinons donc les faits avec lesquels nous sommes obligés de compter.

Et d'abord, messieurs, je proteste, pour ma part, contre ces idées politiques que l'on introduit dans cette question. Je crois que nous sommes devant une question d'affaires, devant une question d'équilibre industriel, et je crois qu'elle ne participe en rien aux luttes politiques que nous avons eues et qu'il semble que nous devons encore avoir à l'avenir. Je le crois d'autant plus, messieurs, que sir Robert Peel, dont on a parlé si souvent dans cette enceinte, n'était pas, je pense, un libéral bien fanatique, et cependant le système qu'il a introduit en Angleterre est appelé aujourd'hui le système libéral par excellence. J'ajoute que beaucoup de mes honorables amis et moi, nous ne croyons point poser un acte illibéral, en réclamant pour la terre, considérée comme instrument de travail et de prospérité, le principe de la protection qu'on accorde à d'autres sources de la richesse publique.

Cela posé, messieurs , je pense qu'une vérité que l'on peut considérer comme étant passée à l'état d'axiome, c'est que toutes les industries sont sœurs ; qu'il est impossible que l'une souffre sans que l'autre périclite, que partant il est d'une sage administration de maintenir l'équilibre entre toutes les industries, qui contribuent dans des proportions différentes à la prospérité générale.

Eh bien, messieurs, cet équilibre existe-t-il? Je n'hésite pas à répondre : Non, l'équilibre n'existe point ; il est rompu au détriment de l'industrie agricole.

L'agriculture, comme toutes les autres industries, a besoin de marcher dans la voie du progresse le reconnais, je le proclame. Pour (page 588) marcher dans la voie du progrès, il est indispensable qu'elle s'efforce incessamment de produire mieux et à meilleur marché.

Mais, messieurs, pour atteindre ce but, l'industrie agricole se trouve exactement dans les mêmes conditions que toutes les autres industries, quelles qu'elles soient. Elle a peut-être besoin, plus que toutes les autres industries, de deux éléments essentiels de prospérité, à savoir l'instruction ou l'éducation professionnelle, et par-dessus tout, les capitaux.

Sous le rapport de l'instruction, le gouvernement a beaucoup fait. Je l'ai reconnu dans une autre circonstance : lors de la discussion du budget de l'intérieur, j'ai félicité et remercié M. le ministre de l'intérieur de ce qu'il avait fait pour l'éducation professionnelle en matière agricole. L'avenir démontrera, je l'espère, que sous ce rapport le gouvernement a fait preuve d'une sollicitude intelligente pour l'agriculture. Mais il n'en est pas de même, jusqu'ici, pour l'accumulation du capital, qui est évidemment trop exigu pour les immenses besoins de la terre. Si je constate l'exiguïté du capital dont l'industrie agricole dispose aujourd'hui, je suis naturellement amené à remonter à la cause de cette pénurie, et je n'y trouve pas d'autre motif que l'énormité des charges qui accablent la propriété foncière dans notre pays. (Interruption.)

Je répète que l'impôt, sous toutes les formes où il se produit, est accablant pour l'industrie agricole; j'espère le prouver.

Messieurs, les conditions de l'impôt en général sont doubles. D'abord, il ne doit s'attaquer qu'au revenu dans des proportions modérées ; ensuite, il doit être proportionnel.

Examinons, messieurs, s'il remplit cette double condition de modération et de proportionnalité.

Pour arriver à cette appréciation, il est indispensable que nous connaissions quelle est la production générale du pays. Je ne sais si jusqu'ici des calculs ont été faits pour la Belgique, mais les économistes sont généralement d'accord pour évaluer le revenu tant mobilier qu'immobilier en France à dix milliards. Telle est l'opinion de M. Michel Chevalier qui dit :

« Communément on évalue la production matérielle en France à dix milliards; tout au plus le travail de la nation crée donc des produits de toute sorte, aliments, vêtements, ameublements, objets de chauffage, articles d'ornement et de goût qui, évalués en argent, représenteraient dix milliards. »

Je répète qu'en Belgique des calculs semblables n'ont pas été faits, du moins à ma connaissance ; nous sommes dès lors obligés de procéder par approximation.

Je ne pense pas que j'exagère en affirmant que la France n'est pas dix fois plus productive que la Belgique. J'estime donc que si le revenu public peut être évalué en France à dix milliards, on peut évaluer à un milliard ce revenu pour la Belgique. Je fais remarquer que je reste probablement au-dessous de la réalité, mais je veux faire les concessions les plus larges, et ne pas exagérer mes évaluations. Il ne faut pas perdre de vue que moins j'élève le chiffre, plus je me place dans des conditions défavorables.

Si nous connaissons cette première donnée, nous aurons à examiner quelle est la quote-part de la valeur immobilière dans ce produit d'un milliard. Le budget des voies et moyens nous accuse un revenu immobilier imposable de 157 millions; si l'on ajoute à ces 157 millions, deux millions pour la valeur des propriétés foncières bâties, nous arrivons à 159 millions. Je porte cette somme à 170 millions ; j'irai plus loin si on l'exige, parce que je crois que les évaluations cadastrales restent en général en dessous de la réalité. Il y a donc 170 millions de revenu foncier sur lesquels l'impôt foncier se prélève. Si cela est vrai, et que la Belgique produise un milliard, il reste 830 millions de productions toute espèce pour les valeurs mobilières.

En d'autres termes la production immobilière se trouve être à la production mobilière comme un est à cinq. J'examine les charges de toute espèce qui pèsent sur la propriété foncière, et j'arrive à un chiffre de 34,474,750 fr. Je ne comprends ni les centimes additionnels provinciaux et communaux, les produits de l'octroi des villes, les frais d'expédition des actes notariés, ni les profits et exactions des acheteurs à réméré, ni les salaires des hommes de loi dans les expropriations, ni les créances hypothécaires, et je m'en abstiens, parce que, si je commettais quelques erreurs, ces charges serviraient amplement à combler la différence.

Par contre, je trouve que les valeurs mobilières ne sont chargées par l'impôt que de 16,900,000 fr. J'arrive à cette conséquence que la propriété immobilière, qui est à la valeur mobilière comme 1 est à 5, paye le double d'impôt. Je dis que si ces calculs sont exacts, si cet état de choses est vrai, l'article 112 de la Constitution, qui veut qu'il n'y ait pas de privilège en matière d'impôt, c'est-à-dire que chacun contribue aux charges publiques en raison de ses facultés et chaque industrie en raison de sa valeur, cet article 112 n'est pas observé.

Savez-vous quelles sont les conséquences de cet état de choses? C'est que la propriété foncière est constamment envahie par les capitaux mobiliers, que les rentes sur l'Etat sont toutes entre les mains des capitalistes, que les entreprises commerciales et industrielles sont inabordables pour les cultivateurs, leur capital leur étant successivement enlevé, leur excédant étant constamment absorbé par l'impôt.

Dans une séance précédente, M. le ministre de l'intérieur nous a dit, que depuis 1830 aucun impôt nouveau n'avait été établi sur la propriété foncière, qu'au contraire plusieurs avaient été abolis; et dans la séance d'hier, l'honorable M. Lebeau a ajouté que l'impôt foncier était peu de chose en comparaison de ceux qu'il avait remplacés.

Mais, messieurs, les impôts anciens dont on parle étaient, tout le monde le sait, de véritables exactions. La taille, la dîme, la capitation que l'impôt foncier a dû remplacer étaient, je le répète, intolérables. Et ces impôts n'ont pas peu contribué à la révolution de 1789.

Ainsi, qu'on ne fasse aucune comparaison entre ce qui était intolérable et ce qui a été créé depuis, car pour être moins intolérable que la dîme, l'élévation de l'impôt foncier n'en est pas moins très fâcheuse. Mais la création de l'impôt foncier était une nécessité à l'époque où il fut institué. Ace moment, l'Etat trouvait sa seule ressource dans les valeurs immobilières. Les valeurs industrielles et commerciales étaient très peu de chose. Mais aussi, à mesure que ces valeurs ont contribué à la richesse publique, sont venues augmenter le revenu du trésor, non seulement l'impôt foncier n'est pas resté stationnaire, mais il a été successivement diminué; la terre a été successivement exonérée en France.

C'est ainsi qu'en 1791 l'impôt foncier était de 240,000,000 fr. En 1797, il n'était plus que de 218,058,900. Diminution, 21,941,100

Et insensiblement, de dégrèvement en dégrèvement, on est arrivé jusqu'à un budget où il ne figurait plus que pour 154,681,501 fr.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - L'impôt foncier s'élève aujourd'hui, en France, à 281 millions.

M. de Luesemans. - Je parle de 1822, où le dégrèvement s'est arrêté après avoir atteint le chiffre de 85,318,439 fr. On doit donc reconnaître que l'impôt foncier est élevé. Mais on dit : C'est un impôt sur le revenu du propriétaire. Le locataire le prend en considération pour la fixation du prix de son bail. Mais a-t-on donc oublié que le revenu du propriétaire est un revenu immobilier, qu'il est impossible d'enlever à ce revenu quelque chose qui ne soit enlevé à l'industrie agricole, à la propriété, à la terre ; car il est indispensable que la terre produise ce que l'impôt réclame d'elle, outre la rente et la rémunération du travail, cela n'est ni contesté ni contestable.

Le locataire, ajoute-t-on, prend cet impôt en considération pour la fixation du prix de son bail. Mais le locataire est donc libre. On ne retrouve donc pas le propriétaire qu'on a présenté comme un vampire. (Interruption.)

Le propriétaire qui élèverait le prix de son bail, toujours, successivement jusqu'à sa dernière limite sans tenir un compte très large des efforts et des peines de son locataire, je l'appellerais de ce nom, et de pis encore. Du reste, je crois que c'est ainsi qu'on l'a entendu dans cette enceinte, et si j'avais cette pensée, j'applaudirais à la désignation.

Je reviens à mon argument : Si c'est le locataire qui fixe lui-même le bail, je demanderai si une surcharge légère (car nous ne vous demandons pas davantage) peut avoir une influence sur la position du locataire à l'égard du propriétaire; le locataire, qui a été libre de prendre en considération l'impôt, ne prendra pas en considération le montant de la protection.

Mais, a-t-on dit, c'est une erreur de croire que la terre paye l'impôt : elle se borne à en faire l'avance; et c'est le consommateur qui le paye en fin de compte.

D'abord, je commencerai par faire remarquer qu'il ne me semble pas que ces deux opinions soient parfaitement d'accord. Il est impossible, d'après moi, d'admettre que ce soit à la fois le propriétaire qui paye l'impôt sur son revenu, que le locataire en tienne compte dans la fixation du prix du bail, et d'autre part, que l'impôt soit payé par le consommateur ; cela me parait en contradiction. Si ce n'est pas en contradiction comme avance, c'est évidemment en contradiction comme (page 589) payement définitif. Mais de ces deux opinions, je préfère adopter celle de M. le ministre des finances. Je reconnais avec lui que l'impôt qui a eu le temps de se niveler est, en définitive, recouvré sur le consommateur. Mais alors ne doit-on pas reconnaître que le consommateur sur lequel l'impôt se prélève est, en définitive, le consommateur du pain ?

M. le ministre des finances me fait un signe négatif. J'attendrai de lui des explications ultérieures. Mais il me semble impossible d'admettre son raisonnement, à moins de reconnaître en même temps que l'impôt sera payé par le consommateur des denrées alimentaires. Cela me paraît incontestable.

Mais j'ajouterai que si le prix du pain se trouve surexcité, ce ne sera pas par une imperceptible protection, mais bien plus par un impôt que je déclare écrasant pour la terre. Je crois que c'est un raisonnement sans réplique. S'il en est ainsi, vous devez vous ingénier, de deux choses l'une, ou à dégrever la propriété foncière de l'impôt qui pèse sur elle ou à favoriser la création du capital par une légère protection.

Je conçois que devant des autorités aussi considérables que celles qui ont été citées, et je dirai même devant l'autorité des orateurs qui ont parlé dans cette enceinte et qui ont depuis longtemps étudié cette question, l'autorité de ma seule parole serait d'un faible poids. Mais pour vous prouver que tout le monde reconnaît que l'impôt foncier et toutes les charges qui pèsent sur la terre sont écrasants pour elle, j'aurai l'honneur de vous citer des autorités que vous récuserez d'autant moins qu'à chaque instant dans cette discussion vous les invoquez. C'est ainsi que depuis M. Passy, qui a présenté la loi sur le revenu, jusqu'à M. Fould qui vient de faire passer la loi sur les boissons ; depuis Pierre Leroux dans un discours qui, au dire de tous les journaux, sans distinction de partis, a eu un succès considérable, jusqu'à MM. Thiers et Montalembert, depuis Cofiinières, qui s'est occupé spécialement d'impôt foncier, jusqu'à Michel Chevalier, que vous considérez comme notre maître à tous; jusqu'à Eugène de Duret qui s'est occupé spécialement de la position des classes malheureuses, et qui est, je crois, un des auteurs les plus démocratiques de France, tous ont reconnu que la terre est surchargée par l'impôt.

Voici d'abord comment s'exprime Coffinières ;

« C'est un principe professé par tous les financiers et les économistes, que les impôts ne doivent atteindre que les revenus, parce qu'en frappant la propriété elle-même, ils détruiraient la matière imposable.

« A-t-on respecté ce principe relativement aux propriétaires fonciers ? Nul n'oserait soutenir l'affirmative. »

Voici ensuite ce que dit des charges foncières Michel Chevalier à propos de la loi de succession. C'est dans l'une de ses lettres sur l'organisation du travail, dont l'honorable M. de Brouckere a dit qu'après elles il ne restait que peu de chose, qu'il ne restait même rien à dire.

« La fiscalité, qui chez nous est acharnée après la propriété foncière, aggrave encore cet état de choses; toute opération relative aux hypothèques est taxé, on paye pour la faire inscrire, on paye pour la faire renouveler, on paye pour transmettre à un particulier une créance hypothécaire, tous ces frais retombent sur la propriété foncière, l'obèrent et condamnent l'agriculture française à une déplorable infériorité. »

Plus loin il ajoute :

« Nos droits de mutation par achat sur la propriété immobilière, qui s'élèvent à deux fois le revenu annuel du capital, sont abusifs. Ce sont les taxes de ce genre qui condamnent notre agriculture à un grand dénuement de moyens, et par conséquent à une grande infériorité.

« Les droits sur la succession en ligne collatérale étaient déjà trop élevés depuis 1831. La proposition récemment faite de les aggraver émane d'une théorie fausse. On ne veut voir que l'héritier qui est trop heureux, dit-on, de recevoir une fortune qu'il n'a pas gagnée; on n'aperçoit pas la société et surtout le pauvre auquel il importe que le capital, au lieu de reculer, avance simultanément sur toute la ligne. »

Voilà, messieurs, comment s'exprimait Michel Chevalier. Je le répète, nous aimons à le citer, comme notre maître à tous en fait d'économie politique.

Messieurs, voici maintenant un auteur qui s'est exclusivement occupé du sort des classes pauvres, du sort des classes nécessiteuses. Eugène de Buret, que j'ai déjà eu l'occasion de citer dans une autre circonstance dans un mémoire qui a été couronné par l'Académie des sciences morales et politiques de France, écrivait ce qui suit :

« Pour soumettre les fortunes publiques à un impôt équitable, il faut l'atteindre sous toutes les formes qu'elle revêt; frapper une forme de propriété de préférence à une autre, la propriété foncière de préférence à la propriété mobilière et à celle des capitaux, c'est consacrer l'injustice, et jeter une perturbation dangereuse dans l'économie de la société, les valeurs foncières dans le système actuel sont injustement surchargées, et l'impôt du sol dîme trop largement le travail agricole, la source nourricière de la nation. Les revenus des capitaux, au contraire, de toutes les valeurs les plus dignes d'être frappées par l'impôt, en sont presque entièrement affranchies; les rentes sur l'Etat sont respectées de l'impôt, qui ne craint pas de s'attribuer une large part sur les valeurs destinées à la consommation des plus pauvres travailleurs. La rente est, dit-on, franche d'impôt de sa nature, parce qu'il serait injuste au gouvernement de retenir, sous un prétexte quelconque, une part de l'intérêt qu'il a promis; mais que devient alors le fameux principe ; Tous les citoyens contribuent indistinctement aux charges de l'Etal: La charte aurait dû ajouter : excepté les rentiers, et cette exception aurait produit un fort bon effet à la tête d’une loi fondamentale dont le premier article consacre l'égalité de tous les citoyens devant la loi : déclarer l'inviolabilité de la rente devant l'impôt, nier à la société le droit de frapper ce genre de revenu comme tous les autres, c'est absolument comme si l'on prétendait que l'acquéreur de propriétés nationales, de bois de l'Etat par exemple, ne devra jamais payer d'impôts pour les propriétés à lui concédées, sous prétexte que le vendeur perd tout droit à la chose, et qu'il n'est pas juste de prélever une rente sur des fonds qu'on a cédés. »

J'espère, messieurs, qu'après les citations de ces autorités irrécusables, on ne contestera pas que l'impôt foncier et les charges diverses qui se prélèvent sur la terre, pèsent cruellement sur elle et rejaillissent fatalement jusque sur le prix des céréales.

Messieurs, un honorable orateur, après avoir fait la comparaison entre les diverses industries, a dit que dans l'industrie agricole le capital s'isole des chances de l'entreprise; il a ajouté qu'il stipule avant tout une rémunération qui lui reste propre, et il a terminé par dire que la position du capital était magnifique dans l'industrie agricole.

Je ne veux, messieurs, accuser aucune intention; mais il est évident que ces comparaisons auront pour résultat de faire tendre tous les jours davantage à établir un déplorable antagonisme entre l'industrie agricole et les industries manufacturière et commerciale. L'honorable membre auquel ces paroles appartiennent me fait un signe négatif. Je citerai alors des paroles beaucoup moins bienveillantes qui ont échappé à l'orateur qui siège à sa droite.

Dans la discussion de la loi sur les successions, l'honorable M. Anspach disait :

« Lorsque je vois la propriété immobilière supporter les mêmes charges depuis assez longtemps, alors que sa valeur a doublé et triplé, je vous avoue que je ne conçois pas les tendres ménagements pour cette pauvre propriété immobilière, qui depuis 15 ou 20 ans a vu son capital doublé et triplé, sans qu'elle se soit donné d'autre peine pour arriver à ce résultat que celle d'augmenter ses baux lorsqu'elle a dû les renouveler. Je pense, messieurs, qu'on doit réserver ces ménagements pour des intérêts qui sont dans une position moins brillante. »

Eh bien! messieurs, je le dis, ces expressions, contrairement aux intentions de leurs auteurs, ne peuvent avoir pour résultat qu'une chose : c'est de perpétuer l'antagonisme entre l'industrie agricole et les industries manufacturière et commerciale.

Mais ces allégations sont-elles au moins vraies? D'abord il serait important que ces deux orateurs se missent d'accord. Ainsi l'honorable M. Anspach évaluait l'augmentation de la valeur foncière au double et au triple, tandis que l'honorable M. Prévinaire, beaucoup plus modeste, l'a évaluée à une moyenne qui varierait entre 15 et 27 1/2 p.c.

Et cependant plus tard, l'honorable M. Prévinaire ne s'est pas trouvé d'accord avec l'honorable M. Delehaye relativement aux Flandres. Je veux bien admettre la réalité des chiffres de l'honorable M. Prévinaire ; mais si cet honorable membre a raison, il est évident que l'honorable M. Anspach a tort, qu'il a exagéré la valeur tant vénale que locative des terres en Belgique, puisqu'il l'a portée à 200 ou 300 p.c. d'augmentation, tandis que l'honorable M. Prévinaire, restant dans des proportions beaucoup plus étroites et beaucoup plus vraies, ne la porte au maximum qu'à 27 1/2 p. c. et au minimum à 13 p. c.

M. Anspach. - Cela dépend des époques que l'on prend.

M. de Luesemans. - L'honorable M. Prévinaire a parlé des mêmes époques, il est remonté à 1830, et l'honorable M. Anspach a parlé de quinze ou vingt ans, ainsi les époques sont les mêmes.

Messieurs, est-il bien vrai que le capital, dans l'industrie agricole, s'isole, et s'isole complètement du travail et par conséquent aussi de l'intelligence? D'abord, dans la séance d'hier, l'honorable M. Tesch vous a déjà dit que l'affirmation était beaucoup trop absolue. Il vous a déjà dit que le locataire, s'il n'a pas le capital foncier, a au moins le capital circulant, le capital roulant, celui au moyen duquel il est obligé de faire des avances qu'il retire ensuite sur les produits agricoles. Dans ce cas, le capital et le travail ne se trouvent pas isolés; ils se trouvent, au contraire, dans cet ordre d'idées, parfaitement, complètement réunis.

Voilà une première exception.

En voici une seconde qui n'a pas échappé à l'honorable M. Prévinaire, mais qu'il a réduite à des termes microscopiques. Cette seconde exception se rencontre, lorsque le propriétaire se trouve être en même temps cultivateur de ses terres. Cet exemple, s'il ne se retrouve pas dans de très grandes proportions en ce qui concerne la contenance, se reproduit très souvent et beaucoup plus souvent que ne le pense l'honorable M. Prévinaire, quand il s'agit de cultures plus restreintes.

Si les cultivateurs propriétaires réunis , ne possèdent pas une aussi grande quantité d'hectares, ils sont au moins en très grand nombre, et précisément à cause de cette quantité, et de l'exigüité de leurs ressources, ils sont d'autant plus dignes de notre sollicitude.

Mais est-il bien vrai de dire que, alors même que le propriétaire ne cultive pas sa terre, mais qu'il la loue à un tiers, il y a isolement complet du capital? Je ne veux, pour répondre à l'honorable M. Prévinaire, invoquer que son propre discours ; je ne veux m'appuyer que sur ses propres raisonnements et surtout sur le but auquel il tend. Quel est ce but? C'est de faire en sorte que la rente de la terre reste stationnaire, sinon qu'elle recule. Je crois que si elle reculait même, l'honorable M. Prévinaire ne réclamerait pas.

M. Prévinaire. - Je demande la parole pour un fait personnel. Interruption.) Je proteste contre les derniers mots de l'honorable M. de Luesemans.

(page 590) M. T’Kint de Naeyer. - Il n'y a rien de personnel.

M. le président. - M. de Luesemans expliquera sa pensée.

M. de Luesemans. - Messieurs, je puis certifier qu'il n'y a rien de personnel dans ce que je viens de dire. Je dis que M. Prévinaire ne reculerait pas, c'est-à-dire que je ne pense pas que si, par suite du système de la libre entrée des céréales, les prix venaient à baisser tellement qu'ils eussent une influence même considérable sur la rente et que la rente vint à baisser, je ne pense pas, dis-je, que M. Prévinaire réclamerait dans ce cas des droits protecteurs pour le relever.

M. Prévinaire. - J'accepte l'explication.

M. de Luesemans. - Vous le voyez, messieurs, je n'ai rien à rétracter, et je le déclare d'une manière générale. Jamais il ne m'arrivera de rien dire de désobligeant pour aucun de mes collègues.

Eh bien, messieurs, si tel est le but que se proposent l'honorable M. Prévinaire et les membres de cette chambre qui veulent que les céréales puissent entrer librement, alors que les autres industries continuent à être protégées, si leur but est d'agir sur la rente de la terre, je dis que M. Prévinaire et ces honorables membres reconnaissent eux-mêmes qu'il n'y a pas isolement entre le capital et le travail, puisque dans ce cas le capital lui-même court et courra forcément toutes les chances, bonnes et mauvaises, de l'entreprise.

Dans l'industrie agricole, la position du capital est magnifique, dit-on, le capital stipule la rémunération qui lui est propre. Messieurs, je crois que le beau côté du capital, ce n'est pas la rémunération si excessive qu'il reçoit; ce capital (qui est respectable, comme le dit M. Prévinaire, puisqu'il peut représenter et qu'il représentera tous les jours davantage l'agglomération des capitaux résultant du travail et de l'économie), ce capital, quand on l'envisage au point de vue financier, n'a rien de comparable au capital industriel.

Il est bien évident que la rente de la terre, eu égard à sa valeur vénale, n'est pas trop élevée. Si un industriel ou n'importe quel travailleur parvient à réaliser, à la suite d'un long laps de temps une fortune qu'il consacre à l'acquisition de biens-fonds, il est évident qu'il ne retirera de son capital qu'une rente de 1 1/2, de 2 ou de 2 1/2 p. c.

Or, en tenant compte de toute l'élévation que le prix des terres a subi depuis une très longue suite d'années il n'arrivera encore qu'à 4 p. c. C'est ce que tout le monde reconnaît. Eh bien, messieurs, je le demande, quel est l'industriel qui se contentera d'un pareil bénéfice? D'ailleurs si la position des propriétaires fonciers est si belle, je m'étonne que les industriels ne se hâtent pas d'appliquer leurs capitaux à l'achat de terres.

L'honorable ministre de l'intérieur, dans un des discours qu'il a prononcés, il y a quelques jours, a dit que l'un des motifs pour lesquels il fallait traiter le blé d'une manière tout à fait différente de celle dont on traite les produits industriels, c'est que le grain est une matière première.

Messieurs, cela dépend tout à fait du point de vue auquel on se place. J'avoue que, pour ma part, je me suis très souvent demandé ce qu'on devait entendre par matière première, et que je ne suis point parvenu à m'en rendre compte. Ainsi le grain est une matière première pour celui qui doit le consommer ou le convertir en une autre substance: mais c'est une matière fabriquée pour celui qui le produit. Ainsi, les étoffes mêmes dont nous sommes couverts sont une matière fabriquée pour le marchand qui les vend, et elles deviennent une matière première pour le chiffonnier et pour le fabricant de papier.

Je pense, moi, qu'il est parfaitement inutile de nous arrêter longtemps à cette question, puisque tous les objets sont alternativement matières fabriquées et matières premières, d'après le point de vue duquel on les envisage.

L'honorable M. Prévinaire a fait encore quelques évaluations, et il est arrivé à cette conséquence que, depuis 1785 jusqu'en 1848, il y a eu constamment hausse progressive du prix des céréales; mais voici comment l'honorable membre a opéré : il a pris une première période depuis 1785 jusqu'en 1792, et il a trouvé pour ces quelques années une moyenne de 13 fr. 80; il a pris ensuite une période de 1795 à 1848, et il a établi une moyenne de 21 fr. 91 c.

Messieurs, si vous jetez les yeux sur les mercuriales, non pas depuis une époque aussi reculée, mais depuis 1815, vous arrivez à cette conséquence qu'il y a eu constamment des fluctuations de hausse et de baisse.

Il est possible que le taux moyen soit de 21 fr. 91, et j'admets volontiers ce chiffre tel qu'il nous a été donné par l'honorable membre ; car cela me suffit pour démontrer précisément que l'industrie agricole se trouve en ce moment dans un état de grande souffrance.

La moyenne de 1785 à 1792 était de 13 fr. 80, et aujourd'hui le prix varie entre 15 et 16 francs. Il n'y a donc aujourd'hui qu'une hausse d'environ 1 à 2 fr. sur les prix de cette époque. Or, la valeur de l'argent est aujourd'hui infiniment intérieure à ce qu'elle était alors; on pouvait alors pourvoir à tous les besoins de la vie avec des sommes beaucoup moins considérables.

Mais, messieurs, les prix actuels sont inférieurs de six francs à la moyenne que l'honorable M. Prévinaire a établie pour la période de 1795 à 1848. Or, six francs de moins par hectolitre constituent une position extrêmement fâcheuse pour le producteur.

Mais, a-t-on dit, il y a eu des fluctuations, et c'est vrai; ainsi en 1825 la moyenne à Bruxelles était de 11 francs 27 centimes, et en 1825 elle était de 11 francs 87 centimes.

Je ne sais si c'est à cet état de choses qu'on veut nous ramener; je ne sais si, dans les vœux des partisans de la libre entrée, nous devons retourner à cette époque de 1823 ; mais alors il est important qu'on sache où l'on va. Et qu'il me soit permis, messieurs, de vous citer l'extrait d'une lettre qui m'a été adressée par un homme qui se trouve dans les meilleures conditions d'appréciation : il est à la fois homme d'affaires, notaire, industriel, commerçant; il est intéressé dans toutes les branches qui se rattachent directement ou indirectement à l'agriculture, à l'industrie et au commerce. Après m'avoir exposé l'état calamiteux des années 1816 et suivantes, qui peuvent se comparer aux années 1845,1846 et 1847, il ajoute :

« L'ensemble de ces opérations a occasionné un trop-plein de céréales dans le pays, ensuite sont venues quelques bonnes années, qui ont fait fléchir les prix, et force a été aux spéculateurs de vendre à tout prix leurs grains qui se gâtaient dans les greniers. L'agriculture fut aux abois, cet état de choses commença principalement en 1822 et dura jusqu'en 1826, lorsque le gouvernement hollandais, malgré son désir et son intérêt de maintenir la liberté du commerce de grains, fut obligé d'établir un droit protecteur.

« Avant cette protection, l'agriculture était dans le plus déplorable état; partout on voyait la misère, malgré la plus grande abondance; plus d'ouvrage pour les ouvriers, et ceux que l'on employait dans les termes étaient payés à raison de trente-deux centimes par jour. Que l'on juge de la réaction qui se faisait ressentir dans les villes. Les cultivateurs ou n'y venaient plus, ou s'en retournaient après avoir réalisé à vil prix les, denrées qu'ils étaient forcés de vendre; mais les maîtres et les ouvriers, loin de faire quelques dépenses utiles, se dispensaient même d'acheter les choses les plus indispensables à la vie. »

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Nous aurons le tableau de la disette plus tard.

M. de Luesemans. - Je prie M. le ministre de l'intérieur de croire que je considère la disette comme l'état le plus calamiteux où la société puisse se trouver ; je suis persuadé qu'il n'est personne dans cette enceinte qui ne pense de même; mais d'autre part je dois dire que la vileté des prix en matière d'agriculture est la vileté des prix en toutes choses. Dans nos contrées agricoles, il n'est pas une seule ville qui ne reçoive le contre-coup de l'état fâcheux dans lequel se trouve l'agriculture. Je ne viens pas me lamenter.

Je pense que dans les moments de disette, comme dans les autres, chacun doit sa part de sacrifices à l'Etat; mais je crois que lorsque les contrées agricoles sont dans un état de souffrance, elles ont bien droit à quelques mesures sympathiques du gouvernement et des chambres; c'est une satisfaction qu'on leur doit; d'après moi, la vileté du prix des céréales, c'est une manière de produire la disette des négociants établis au centre des populations agricoles.

Je reprends la lecture de ma lettre :

« Les boutiques étaient sans débit, les fabriques chômaient, les propriétés immobilières étaient sans valeur.

« Un hectare de terre se vendait alors mille francs, et il est permis de dire que le territoire de la Belgique ne valait pas la moitié de ce qu'il vaut encore aujourd'hui.

« Les conséquences de cet état de choses étaient fatalement tracées.

« Le trésor public s'en ressentit le premier, les droits de mutation, de succession, ne rendaient point.

« Les fermiers abandonnaient leurs fermes ou cultivaient très mal les terres et prairies.

« Les ouvriers n'étaient plus employés qu'aux prix réduits, que nous venons de voir, et encore ne l'étaient-ils qu'aux travaux indispensables, mais de travaux d'amélioration point, et cependant les fermages étaient alors descendus à 50 francs dans les meilleurs terrains.

« Les enfants des cultivateurs, loin de recevoir une instruction qui les mît à même de s'élever au-dessus des préjugés et des erreurs de la routine, étaient employés aux travaux les plus abjects et leur jeunesse se passait dans l'ignorance des choses les plus indispensables même à leur profession.

« Le malaise dans les villes n'était pas moindre qu'à la campagne; il fallait employer plus d'huissiers en un jour qu'aujourd'hui en un mois.

« Les propriétaires étaient mal ou pas payés, et loin d'habiter les villes, loin d'y apporter l'aisance, loin d'y faire jouir les industriels et les commerçants des dépenses plus ou moins utiles, plus ou moins voluptuaires, ils restaient à la campagne, ne venant en ville que pour les nécessités les plus absolues, et restreignaient leurs dépenses au plus strict nécessaire. »

Voilà, messieurs, le tableau vrai de cet état de choses auquel on voudrait nous ramener. Que la chambre juge si le portrait est séduisant.

(page 652) Messieurs, qu'il me soit permis de faire une dernière citation; je l'emprunte à un homme qui, à l'endroit de ses sentiments philanthropiques, ne peut être suspecté par personne; c'est encore un emprunt que je fais à M. de Lamartine. Voici comme il s'exprime à propos de la libre entrée des céréales en tout temps et toujours :

Le blé étant le produit agricole le plus immense du sol actuel de la France (et à plus forte raison de la Belgique), et ne comptant pas deux milliards de revenus dans les produits du pays, si l'importation libre des blés étrangers pouvait venir faire, en tout temps, aux blés français, une concurrence non limitée, qui serait, quant au prix, comme dix est à trente, la France cesserait à l'instant de produire des blés que nul ne voudrait acheter à leur prix, et que trois milliards de revenu national et dix millions de cultivateurs de blé français seraient anéantis du même coup, que deviendrait le revenu? que deviendrait l'impôt ? que deviendrait le propriétaire du sol? que deviendrait le laboureur? On frémit d'y penser ; ce serait le suicide de la terre française et de sa population. Le remède qu'on nous présente n’est donc pas un remède, c'est un meurtre.

(page 590) Que l'on cesse donc de nous faire des théories sur la séparation des intérêts, sur l'isolement du capital et de la main-d'œuvre; que l'on cesse de nous vanter la vileté du prix des céréales comme un remède au paupérisme. Les faits parlent plus haut que toutes les théories, que toutes les statistiques.

Messieurs, l'honorable ministre de l'intérieur vous a cité toutes les mesures qu'il avait prises pour favoriser l'agriculture. Je sais que beaucoup de mesures utiles ont été pratiquées par lui. Je suis persuadé qu'un (page 591) temps viendra où l'agriculture sera arrivée à ce point où elle pourra produire mieux et à meilleur compte; je suis persuadé qu'alors l'agriculture remerciera le ministre, comme je l'ai déjà fait dans d'autres circonstances, de la sollicitude qu'il lui a témoignée.

Mais parmi les mesures que M. le ministre de l'intérieur voudrait prendre, il en est une sur laquelle il ne s'est pas fort longuement expliqué. Aurait-il reconnu les difficultés qui s'opposent à son application?

M. le ministre de l'intérieur a parlé des entraves apportées à la production des denrées alimentaires par les octrois des villes.

Eh bien, messieurs, si je voulais un exemple de la difficulté, je dirai presque de l'impossibilité d'appliquer, même d'une manière restreinte, le libre échange aux relations des industriels entre eux, sans acception d'industrie, je citerai précisément l'embarras dans lequel M. le ministre de l'intérieur se trouve, il le reconnaît, à l'endroit des octrois des villes.

Comment, messieurs, vous avez dans votre pays des lignes douanières que vous pouvez faire disparaître, à l'égard desquelles vous pouvez faire l'application de tous vos principes économiques, sans rencontrer aucune difficulté venant du dehors; mais quand il s'agit d'arriver à la réalisation, vous reculez; cependant tout le monde le reconnaît, l'existence des octrois des villes est une chose fâcheuse non seulement au point de vue de l'agriculture, mais encore au point de vue des consommateurs urbains; tout le monde s'en plaint et jusqu'à présent personne n'a trouvé le moyen de les remplacer. C'est que, s'il est facile de démontrer les vices des octrois, il ne faut cependant jamais séparer la question de leur suppression de celle de leur remplacement. N'est-il pas vrai de dire que si vous êtes obligés aujourd'hui et pour longtemps encore de maintenir les octrois des villes comme un mal inévitable, vous êtes encore extrêmement loin de faire tomber les lignes de douanes qu'il ne dépend pas de vous seuls de faire disparaître, puisque vous avez à compter avec les traités et avec les puissances étrangères.

S'il fallait vous prouver combien ces octrois qui sont une chose si fâcheuse, si, dis-je, je voulais prouver à ces ennemis des lignes de douane intérieures, combien il est difficile de leur faire l'application des principes du libre-échange, je supposerais une proposition qui, pour n'être pas de l'essence de nos débats, n'en trouve pas moins ici sa place, au moins comme hypothèse.

Si, par exemple, un conseil communal venait dire à un autre conseil communal : Je vous propose d'échanger librement un seul de nos produits. Je vais spécifier et dire : Si un conseil communal d'une ville, que je pourrais appeler X et que j'appellerai Louvain, venait dire au conseil communal de Bruxelles : Si vous le voulez, nous échangerons nos bières soit avec des droits égaux, soit même sans aucun droit; nous n'en payerons pas à l'entrée chez vous ; vous n'en payerez pas chez nous ; je crois fermement que le conseil communal de Bruxelles, à la tête duquel se trouve cependant le libre échangiste le plus vigoureux de cette chambre et peut-être de tout le pays, répondrait au conseil communal de Louvain : Nous n'échangerons rien du tout.

Messieurs, tout à l'heure je disais, en faisant une citation empruntée à de Lamartine, que, dans des circonstances données, la terre cesserait de produire.

Un orateur qui a parlé dans la discussion, hier, a été frappé de cette possibilité, et voici comment il a raisonné; il vous a dit : Je ne me dissimule pas que si l'avilissement des céréales continuait, que si les cultivateurs ne trouvaient plus dans la vente de leurs produits une rémunération suffisante de leur travail, en d'autres termes, si les blés ne se vendaient plus convenablement, il faudrait qu'ils songeassent à utiliser leurs terres, qui les empêcherait de cultiver la betterave, le lin ou d'autres denrées plus productives, car la terre a des aptitudes complexes?

Messieurs, l'honorable membre, auquel je rends volontiers cette justice, qu'il est beaucoup plus habile orateur qu'agronome distingué, a tout simplement conseillé une chose impossible; il dit aux cultivateurs de cultiver la betterave, alors qu'il ne leur est plus possible de cultiver le grain. Savez-vous à quoi cela peut se comparer ? Au conseil qu'on donnerait à un homme qui se plaindrait de n'avoir plus d'argent à mettre dans sa bourse et à qui on répondrait : Mettez-y de l'or.

La terre a des aptitudes complexes ; mais pour changer les assolements il faut des épreuves longues et multipliées, il faut surtout la chose qui manque aux cultivateurs, il faut de nombreux capitaux. Or, le conseil de l'honorable M. Lebeau ne viendrait qu'alors que les agriculteurs seraient épuisés par des essais malheureux et multipliés; et alors, on le conçoit, il serait impossible d'y avoir recours.

La terre n'a d'ailleurs pas, comme le pense l'honorable membre, des aptitudes indéfiniment complexes. Elle a aussi des impossibilités, et il ne dépend pas des cultivateurs, même de ceux qui possèdent des capitaux considérables, de changer arbitrairement les conditions de leur assolement.

Certaines terres sont fatalement destinées à subir certains genres de culture qu'on ne peut pas changer brusquement, mais perfectionner lentement et souvent insensiblement.

Un honorable orateur vous a dit aussi qu'il fallait tenir très grand compte du commerce; après lui, il a encore été dit que le projet du gouvernement contenait aussi une pensée industrielle; c'est donc au nom du commerce et de l'industrie qu'on parle pour engager les opposants à la loi présentée, pour les engager à ne pas pousser les exigences trop loin; j'avoue que cette double considération m'a frappé.

Si, d'une part, je désire que les campagnes soient prospères, je ne voudrais pas, en ma qualité de représentant du pays, faire quoi que ce fût pour que cette prospérité leur fût acquise aux dépens du commerce et de l'industrie. Mais j'ai la certitude, messieurs, qu'un droit protecteur modéré n'entravera en aucune façon les opérations commerciales, et ne placera l'industrie dans des conditions d'infériorité. Le chef-lieu de l'arrondissement que je représente plus spécialement dans cette enceinte fait un très grand commerce de céréales, c'est un des marchés les plus considérables de la Belgique, où des négociants très entendus et disposant de grands capitaux ont fait dans les dernières années de disette des opérations qui n'ont pas peu contribué à sauver le pays de la crise où il se trouvait, et cela malgré la loi de 1834 qui était encore en vigueur ; la chambre de commerce de Louvain elle-même demande que la proposition de la section centrale soit adoptée.

Cependant cette chambre de commerce est composée pour une certaine partie de commerçants en grains et de brasseurs, précisément de ceux qui doivent le plus craindre une surélévation de prix, et devraient, dans tous les cas, redouter l'influence de ce droit sur les opérations commerciales.

Messieurs, l'honorable M. Lebeau a terminé hier par une considération politique; il a dit qu'il n'était pas éloigné d'adopter le chiffre d'un franc, pourvu qu'il fût définitif, parce qu'au moins avec ce chiffre, qu’il considérait comme n'étant pas excessivement élevé , on ne murmurerait pas et la loi pourrait être facilement acceptée par le pays. Je crois que c'est là la pensée de l'honorable M. Lebeau.

M. Lebeau. - C'est le contraire.

M. de Luesemans. - J'ai entendu le mot « murmurer », il s'est retrouvé sur mes notes, et je m'expliquerais difficilement à quoi il pourrait s'appliquer, si ce n'est à un droit plus élevé qu'à celui qui est proposé par le gouvernement; si je me suis trompé, je suis prêt à rectifier mon erreur.

Quoi qu'il en soit, je crois que la protection élevée au chiffre d'un franc ou d'un franc 50 c. par 100 kilog. serait acceptée par toutes les campagnes qui forment l'immense majorité du pays, comme un gage de la sollicitude du gouvernement et des chambres pour une industrie qui doit être considérée au moins comme l'égale de celles qui, à tort, veulent se poser comme ses rivales. Je crois qu'au moyen de cette protection, l'agriculture pourrait attendre que les perfectionnements qu'elle apporte tous les jours dans ses procédés, et les progrès qu'elle réalise par l'application de nouveaux capitaux, lui permissent de lutter avec l'industrie similaire d'autres pays de provenance, lui permissent de se placer bientôt dans les meilleures conditions de production, en faisant davantage, mieux, et à meilleur marché.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - J'ai demandé la parole hier, lorsque j'ai entendu l'honorable M. Tesch, se plaçant à la suite des plus véhéments prohibitionnistes de cette assemblée, renouveler d'une part des accusations déjà produites sur les prétendues contradictions économiques du cabinet, et d'autre part répéter des plaintes trop souvent et trop injustement élevées contre les charges qui grèvent le sol en Belgique.

Et d'abord, s'il était vrai (ce qui n'est pas, je le démontrerai tout à l'heure) que notre politique commerciale fût pleine de contradictions et d'inconséquences, l'honorable membre aurait-il bien le droit de nous en faire un grief? Il n'hésite pas à confesser ses opinions : c'est ainsi qu'il s'exprime; il est partisan de la liberté commerciale ; il le déclare ; mais il se voue au martyre; il se condamne à voter en faveur de la protection ! Il repousse la protection en principe; il ne peut dès lors (ce sont ses propres expressions) entrer dans ses intentions de réfuter les arguments contre la liberté commerciale ; et tout son discours n'est qu'une réfutation des arguments présentés en faveur de la liberté du commerce des céréales. Tous les prohibitionnistes de cette assemblée applaudissent à sa discussion.

- Plusieurs membres. - Nous sommes protectionnistes, mais nous ne sommes pas prohibitionnistes.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Dans le langage des économistes, prohibition et protection c'est une seule et même chose. (Interruption.)

Lorsqu'on eut quelque scrupule à s'intituler prohibitionniste, on se nomma protectionniste. La protection, c'est le masque de la prohibition... (Nouvelle interruption.)

Voilà, du reste, ma définition. Vous en ferez ce que vous voudrez. Je suis certain qu'elle n'offense pas la langue française et, pour le moment, cela me suffit. Je vous permettrai de réfuter de la manière la plus large, la plus étendue, toutes les objections que je vous présenterai. Je vous permettrai de reprendre très librement chacun des mots que je vais prononcer. Mais veuillez me laisser la même liberté.

L'honorable membre auquel je réponds particulièrement est partisan de la liberté commerciale, pourvu qu'on l'applique à tous, pourvu que l'on applique à tous les intérêts le même traitement.

Il n'examine pas ce qui est praticable et ce qui ne l'est pas, ce qui présente des inconvénients et ce qui n'en présente pas, ce qui peut se faire aujourd'hui, et ce qui ne peut se faire que demain! Non! Il ne veut de la liberté commerciale qu'à la condition qu'elle soit proclamée immédiatement pour tout le monde. Il veut faire peser en même temps sur toutes choses l’inflexible niveau d'une impossible égalité! Il se peut que (page 592) cette attitude soit fort habile, fort prudente. Je ne veux pas le contester. Mais pour emprunter à l'honorable M. Tesch la fleur de rhétorique agricole, qu'il a trouvée si gracieuse dans la bouche de l'honorable M. Coomans, il me semble qu'il veut ménager le navet théorique du libre-échange, tout en faisant sa cour au chou-fleur de la protection. (Interruption.) Je n'ai pas compris l'interruption de l'honorable M. Tesch...

M. Tesch. - Nous sommes exactement dans la même position, l'un et l'autre.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Nullement ! Il y a une différence immense qui nous sépare. Je ne crois pas à l'efficacité de la prétendue protection que vous réclamez en faveur de l'agriculture. C'est ce que je démontrerai dans le cours de cette discussion. Je ne crois pas qu'il faille refuser une part de liberté parce que l'on ne peut l'obtenir tout entière; je ne crois pas que l'on doive attendre, pour suivre ses convictions libérales, que l'on puisse appliquer en même temps à tous les intérêts les principes que l'on trouve bon de confesser.

Est-ce bien sérieusement qu'on vient poser ces règles absolues, qu'on vient déclarer qu'on a l'intention d'appliquer le libre-échange à toutes choses, sans distinguer là où il y aura des inconvénients, là où il y aura avantage, comme pour le libre commerce des céréales? Est-ce bien sérieusement que des hommes politiques, ne tenant aucun compte des faits, des législations préexistantes, des intérêts créés, viennent déclarer qu'ils ne feront un pas dans la liberté commerciale qu'à la condition de procéder en même temps sur tous les points à la fois?

Quelle était la position, sous le rapport commercial, lorsque le cabinet actuel s'est formé ? Pendant longtemps nos adversaires, les partisans des doctrines prohibitionnistes, avaient occupé le pouvoir. En 1834, se manifesta surtout la réaction contre les idées libérales en matière douanière : deux lois du même jour vinrent, l'une porter une atteinte grave au commerce des céréales, l'autre, par application du système de l'honorable M. Tesch, augmenter les droits sur les produits manufacturés. En 1843, on persévère dans cette voie. En 1844, on s'y engage davantage; en 1846 une loi sanctionne les divers droits protecteurs, prohibitionnistes, successivement établis. On fait la loi des droits différentiels.

Sur ces entrefaites, la Belgique conclut des traités. Elle se lie vis-à-vis du Zollverein ; elle se lie vis-à-vis delà France. Elle prend certains engagements également, mais je n'ai pas besoin d'en tenir compte dans la discussion, vis-à-vis des Etats-Unis, vis-à-vis des Deux-Siciles ; elle traite également avec la Hollande.

Et l'on vient nous dire : Attaquez sur toutes les voies; faites disparaître tons les tarifs douaniers; sinon, rien quant aux céréales. (Interruption.)

L'honorable M. Tesch désire que je lui remette sous les yeux ses propres paroles. Je le ferai volontiers; il a formellement exprimé ce que je répète: « Je ne puis pas être partisan de la liberté commerciale si on ne l'applique à tous, si à tous les intérêts on n'applique le même traitement. » Ce sont ses propres paroles.

M. Tesch. - J'ai dit tout à fait le contraire, j'ai même dit dans la limite des traités.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Eh! sans doute, dans les limites des traités; c'est-à-dire dans des limites telles qu'il n'est guère possible de modifier les tarifs en ce qui touche nos principales industries.

Veuillez donc faire une proposition relativement aux houilles, relativement aux fontes dans la limite des traités. Le résultat sera certes bien insignifiant.

M. Tesch. - Je n'ai pas parlé de ces deux industries.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Vous ne demandez rien quant à ces deux industries. Je prends acte de votre déclaration ; vous en verrez ultérieurement les conséquences.

Est-ce qu'en présence du traité avec la France, en présence des faveurs qui vous ont été concédées à vous, alors que la France repoussait les produits anglais, vous pourriez indirectement violer ce traité, en permettant aux produits liniers, par exemple, d'entrer en Belgique pour pénétrer en France?

On demande donc, comme vous le voyez, des choses impossibles.

C'est dans ces circonstances que nous arrivons au pouvoir. Venons-nous, comme des hommes dénués de la prudence la plus vulgaire, déclarer à la face de la Belgique, que nous allons révolutionner l'industrie et le commerce, que nous allons porter la perturbation dans toutes les affaires? Nous venons déclarer au pays que nous faisons une halte, que nous marquons un temps d'arrêt dans le système suivi jusque-là. Nous déclarons qu'il n'y aura plus d'aggravation de tarifs ; nous déclarons qu'il y aura un régime libéral quant aux denrées alimentaires.

Certes, ce n'était pas là tomber en contradiction; ce n'était pas là renier nos doctrines ; ce n'était pas là montrer que nous n'avions pas de foi dans l'efficacité des principes que nous professons. Nous avons pleine foi dans ces principes. Nous sommes parfaitement convaincus que de la part d'un gouvernement c'est un acte déraisonnable que de vouloir chercher à régler le prix des choses, taxer le prix des produits ou, ce qui revient au même, d'en fixer le prix rémunérateur. Tout gouvernement qui le tente vient se heurter contre une absurdité. Le prix rémunérateur des choses, quel est-il? De quoi se compose-t-il ? Est-il le même pour tous les producteurs des mêmes choses? Est-ce que nous avons tous une égale force, une égale intelligence, une égale aptitude, une égale somme de capitaux? vous êtes à la recherche de la pierre philosophale. Un prix rémunérateur des choses ne peut pas être déterminé , il n'est pas le même pour tous ; il ne saurait l'être qu'à la condition que les hommes fussent égaux, d'une absolue égalité.

Que me parlez-vous donc, du prix rémunérateur nécessaire à l'agriculture, point de départ des droits que vous voulez, établir à la frontière ? Ce prix rémunérateur qui sert de base à votre droit, quel est-il ? Arthur Young l'a cherché; et savez-vous quel était, selon lui, pour l'agriculture anglaise, le prix rémunérateur? 90 à 100 schellings le quarter, Lord Wellington a également essayé de découvrir le vrai prix rémunérateur ; il a proposé le sien à la chambre des communes.

Lord John Russell a eu également le sien. Sir Robert Peel en a eu un autre et ils étaient tous différents. Et le vôtre, quel est-il? Quel est, je vous prie, le prix rémunérateur à la recherche duquel vous êtes?

M. de Mérode. - Il est relatif.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Il est relatif, me dit l'honorable M. de Mérode, et l'honorable M. Tesch nous l'a bien appris hier. Quel est le prix rémunérateur que vous pourrez fixer pour le froment d'Arlon pour lui permettre d'entrer en concurrence avec le froment sur le marché de Namur? Quelle est la prime qu'il faudrait accorder, pour atteindre ce but? La prime d'un chemin de fer, nous répond l'honorable M. Tesch. L'honorable M. de Mérode doit être en plein dissentiment sur ce point avec l'honorable M. Tesch. Mais enfin, ce prix rémunérateur que vous voulez fixer d'une manière générale, quel est-il? Un jour vous avez pensé que c'était 18 fr. Puis, plus tard, ce prix rémunérateur est devenu insuffisant; il a été démontré aux gens facilement convaincus qu'il fallait au moins 20 fr. pour avoir un prix rémunérateur, et enfin, plus tard, vous avez démontré que ce prix rémunérateur devait s'élever à 22 francs, que sais-je, à 24 francs?

Nous avons écarté, quant à nous, des investigations de ce genre qui sont nécessairement inutiles. Nous avons annoncé qu'il n'y aurait point de droits élevés sur les denrées alimentaires; que l'échelle mobile ne serait point rétablie, et qu'il n'y aurait plus d'aggravations du tarif douanier.

Avons-nous, messieurs, manqué aux engagements que nous avions pris? Sommes-nous tombés dans quelque contradiction? Je ne le pense pas.

Nous n'avons pas introduit d'aggravation dans les tarifs; aucune, n'en déplaise à un honorable membre qui a cité les étoupes; le droit existait. Mais, s'écrie-t-on, vous avez alloué des primes, contradiction flagrante entre les principes que vous émettez et les actes que vous posez. Quelles primes? Nous avons, à la vérité, sous le coup de la révolution de 1848, alloué deux primes : l'une pour les fils et tissus de lin, l'autre pour les tissus de coton. Oui, je le reconnais, messieurs, cela est parfaitement en opposition avec les vrais principes. Mais permettez : régulièrement, dans tous les cas ordinaires, quand on est à l'étage, on descend à la rue par l'escalier. Mais, en cas d'incendie, on descend quelquefois par la fenêtre. Cela est tout à fait contraire aux principes, mais on est généralement approuvé pour avoir usé de ce moyen peu régulier.

N'invoquez donc pas le cas exceptionnel de primes accordées à deux industries en souffrance, en détresse, au milieu des circonstances graves qui résultaient des événements de 1848 ; ne venez pas l'invoquer comme un acte d'inconséquence que vous auriez le droit de blâmer. Aussi l'un des honorables membres de la droite, qui a pris l'un des premiers la parole dans cette discussion, déclarait-il qu'il faisait concession de ces deux primes; mais, au moins, disait-il, elles auraient dû être temporaires; c'était un accident.

Eh bien, messieurs, nous sommes d'accord avec l'honorable membre ; elles auraient dû être temporaires et elles le sont. (Interruption. Dénégation de la part de M. de Liedekerke.) Ce sont des faits positifs puisque l'une expire en juillet et l'autre en décembre prochain ; et de plus, on applique à ces primes, dès maintenant, un commencement de réduction.

On nous fait donc grâce de ces deux primes. Mais les primes sont prodiguées à l'industrie sous toutes les formes ! Quelles sont donc, je vous prie, messieurs, les primes que l'on accorde à l'industrie?

Si l'un des honorables membres qui ont si souvent répété cette affirmation, voulait bien faire connaître à l'assemblée quelle est la prime qui existe en faveur de l'industrie manufacturière, je lui en serais, pour ma part, extrêmement reconnaissant. (Interruption.) Permettez, vous serez peut-être étonnés d'apprendre qu'il n'existe de primes qu'en faveur des produits agricoles, (interruption.) Il n'existe de primes dans notre législation qu'en faveur de produits agricoles.

Il existe une prime sur les eaux-de-vie; c'est, je pense, une industrie agricole. Il existe une prime sur les sucres. J'ai déterminé dans une autre discussion ce qu'il fallait à penser de cette prime, ce qu'on obtiendrait d'un droit de consommation ; je ne veux pas traiter incidemment la question des sucres, mais vous voudrez bien constater, avec moi, que la prime des sucres profite à la betterave, c'est-à-dire encore à un produit agricole (Interruption.)

M. de Bocarmé. - Pour peu de chose.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Un décillionième si vous voulez, mais vous parlez de primes industrielles et je vous cite les primes qui existent et qui sont toutes accordées à l'agriculture.

Mais les subsides! disait tout à l'heure l'honorable M. Coomans, en m'interrompant. Je connais un subside en faveur de l'industrie linière et de la classe des tisserands. Ce n'est pas cela que vous voulez critiquer. Je connaissais, il y a peu de temps, un subside pour la culture de la garance. Je connais des subsides pour les chemins vicinaux. Je connais (page 593) beaucoup de subsides de ce genre, mais je n'ai pas encore découvert des subsides analogues pour les manufactures, et moins encore les primes prétendument prodiguées à l'industrie.

M. Coomans. - Pour les ateliers d'apprentissage.

M. Dumortier. - Le bas prix des chemins de fer.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je vois, messieurs, qu'on est fort embarrassé de trouver les primes en faveur de l'industrie, dont on a tant parlé. Peut-être me suis-je trompé ; j'avais fini par y croire un peu sur la foi de tant d'affirmations. Mais je n'ai rien découvert. J'aurai confessé tout ce que je sais, si j'ajoute aux primes énumérées les primes pour constructions navales et pour la pêche maritime. Je pense que, quant à ces deux primes, vous n'avez pas entendu les imputer à crime à l'industrie manufacturière.

Mais voici bien un autre grief, messieurs; l'honorable M. Coomans a cru nous surprendre en flagrante contravention à notre programme. Il s'agit du droit établi à l'entrée sur le sel de soude, et voici, à ce sujet, ce que l'honorable membre avait réservé pour sa péroraison :

« Vous vous placez à côté des Robert Peel et des Cobden; vous êtes de leur parti, dites-vous, et vous nous refusez, à nous protectionnistes, la libre entrée du sel de soude! Quelle dérision! Si Robert Peel et Cobden le savaient... »

Je passe, messieurs, sur ces paroles, qui ont la prétention d'être une épigramme, et j'arrive droit au fait, pour que vous puissiez apprécier tout le mérite de cette imputation et jusqu'à quel point on a religieusement respecté la vérité.

Vous avez retenu l'imputation : Les protectionnistes ont demandé la libre entrée du sel de soude; c'est dans un intérêt industriel que les libre-échangistes ont refusé de l'accorder : Voilà la honte! Mais l'honorable membre oubliait donc en ce moment-là ses principes protectionnistes? Il oubliait donc ce principe qu'il professe, d'accord avec l'honorable M. Tesch, qu'il faut soumettre tout le monde aux mêmes règles? Lui protectionniste, il venait demander une exception à ce régime pour le sel de soude. O contradiction !

J'ai examiné attentivement le fait, et voici, messieurs, ce que j'ai découvert : Par pétition du 9 juillet 1849, des fabricants de Turnhout (vous comprenez, messieurs, pourquoi, en cette circonstance, l'honorable membre a déserté tout à coup ses principes protectionnistes)...

M. Coomans. - Et d'Anvers.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Oui, et d'Anvers, et d'autres villes encore.

Des fabricants de Turnhout, d'Anvers, etc., réclament l'abolition du droit d'entrée de 6 fr. par 100 kil. sur le sel de soude.

Que répondit, messieurs, le ministre des finances? L'honorable membre n'aura pas lu cette réponse peut-être ? En ce cas, il a eu tort, puisqu'il avait appuyé la pétition. Vous pourriez croire, messieurs, que le gouvernement a refusé d'accéder à cette demande, dans l'intérêt des fabriques de sel de soude; c'est ce qu'a fait clairement entendre l'honorable préopinant. Eh bien, le gouvernement a précisément fait connaître le contraire à la chambre par une dépêche qui se trouve dans vos archives. Lorsque le sel de soude était libre à l'entrée, on éludait le droit d'accise sur le sel commun, en fabriquant ce sel avec la soude. Il a fallu faire cesser cette fraude, le droit n'a pas d'autre but.

Voici ce que porte la dépêche adressée à la chambre :

« L'adoption du droit actuel n'est pas due à une pensée de protection industrielle, comme les auteurs de la pétition semblent le croire; son véritable but a été bien moins de protéger les fabriques indigènes de produits chimiques, que de sauvegarder les intérêts du trésor menacés dans les revenus de l'accise. »

Eh bien, messieurs, l'honorable membre reconnaîtra sans doute parfaitement son erreur et comme, dans la discussion de la loi des céréales il a témoigné d'un dévouement extraordinaire pour les intérêts du trésor, il avouera que le gouvernement agit sagement en ne permettant pas que l'on élude le droit d'accise qui existe sur le sel.

Nos contradictions économiques ne sont donc pas encore bien avérées et on pourra renoncer pour le moment à ce grief contre le cabinet.

Mais en fait de contradictions, ce sont nos honorables adversaires qu'il faut signaler. Voici, messieurs, leur principe : Toutes les industries sont protégées, il faut donc protéger l'industrie agricole; et que proposent-ils? Au maximum 1 fr. 50 c. par hectolitre, c'est-à-dire un peu sournoisement 2 fr. par 100 kilog. Ce n'est pas un droit protecteur! s'écrie l'honorable M. Coomans; c'est un droit fiscal. Je l'accepte, dit l'honorable M. de Liedekerke, non comme un droit protecteur, mais comme un droit fiscal.

« Dans mon opinion, reprend l'honorable M. Tesch, aucun des droits proposés, pas même celui qui est réclamé par l'honorable M. Coomans, n'est un droit protecteur. » Ces protestations faites, les honorables membres font entendre des lamentations. L'agriculture est en souffrance! Il faut secourir l'agriculture! (Interruption.) Il y a d'autres orateurs que l'honorable M. Tesch qui ont exprimé cette opinion; je m'attacherai à reproduire les expressions. On ajoute « qu'il s'agit de populations qu'il ne faut pas réduire à la détresse, au désespoir !... »

Eh! messieurs, soyez conséquents. S'il y a détresse, comme vous l'affirmez, si ces droits protecteurs sont efficaces, comme vous l'affirmez aussi, ayez le courage de votre opinion, proposez les mesures que vous croyez salutaires. Avant donc d'accuser les autres de reculer devant leurs principes, avant de vous attaquer à leurs doctrines, osez appliquer les vôtres!

N'est-ce pas vraiment le spectacle le plus étrange qui se puisse voir! L'honorable M. Tesch, qui est libre-échangiste en théorie, ne veut faire l'application de ses principes qu'à condition que tout le monde subisse le même régime : lorsqu'on proposera un traitement uniforme, il l'accueillera de grand cœur; ce sont ses propres expressions. Et l'honorable M. Coomans l'interrompe sur-le-champ pour s'écrier : « Et moi aussi. » Tu quoque !

Et tous les deux ensemble après avoir soutenu qu'il faut à l'agriculture le même régime qu'à l'industrie manufacturière ; après avoir réclamé pour l'une et l'autre une égale protection, ils déclarent humblement qu'ils ne proposent rien pour protéger l'agriculture, et sous prétexte qu'ils sont les défenseurs-nés de l'agriculture et baptisés en cette qualité, ils concluent.....en faveur de l'intérêt du trésor! Ce n'est pas un droit protecteur, ils le proclament bien haut ! Ils sont les défenseurs de l'agriculture, niais s'ils reculent devant le moyen de la sauver, s'ils parlent, s'ils ont défendu leurs principes, c'est uniquement dans l'intérêt du trésor.

Eh bien, la question ainsi posée, je fais un appel à votre raison et à votre cœur, et je vous demande s'il n'y a pas de meilleur impôt que celui qui sera assis sur un objet de première nécessité? Si vous ne vous occupez plus du salut de l'agriculture, si c'est l’intérêt du trésor qui vous préoccupe seul, choisissez d'autres objets pour l'impôt. (Interruption.)

Ah ! je sais bien que vous me répondrez que c'est le producteur étranger qui supportera le droit; mais c'est là un vain paradoxe que vous produisez pour essayer de mettre d'accord votre conscience avec les doctrines que vous êtes obligés de soutenir.

Oui, quand il y aura abondance, quand les prix seront tellement avilis sur vos propres marchés que l'agriculture étrangère ne pourra venir vous rien livrer, le droit ne sera pas efficace; le droit n'ajoutera rien au prix. Mais quand la disette commencera, je ne parle pas de famine, quand il y aura un déficit quelconque de céréales, quand il se présentera plus d'acheteurs que de vendeurs, quand les prix commenceront à monter, alors le droit, qui vous paraît seulement fiscal, viendra nécessairement s'ajouter au prix de toutes les quantités à vendre; alors votre impôt deviendra odieux. (Interruption.)

Oui, quand le prix s'élèvera, quand vous ajouterez nécessairement, par la force des choses, toute la valeur de l'impôt pour déterminer le prix de la denrée, vous prélèverez alors sur la consommation du peuple une taxe énormissime. (Nouvelle interruption.)

M. Coomans. - On peut empêcher cela...

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je serais heureux que vous pussiez trouver un remède à un pareil résultat ; mais vous serez impuissants à le faire. (Interruption.) Oh! je crois à vos bons sentiments, à votre bonne foi ; mais c'est cette bonne foi qui m'effraye, car la bonne foi est aveugle et impitoyable. Votre bonne foi est votre excuse ; mais elle ne saurait pas vous absoudre.

Quoi que vous fassiez, il vous est impossible de déterminer l'époque où le déficit commencera à exister; vous la déterminez arbitrairement, et comment ? En fixant ce que vous appelez le prix rémunérateur; en déclarant que le blé étranger ne pourra entrer librement dans le pays que lorsque cette denrée de première nécessité aura atteint sur vos marchés un taux que vous vous attribuerez le droit de déterminer.

Au point de vue du trésor, je repousse les droits élevés que l'on propose. Ils produiraient peut-être moins qu'un faible droit, tel que celui qui est proposé par le gouvernement. C'est le droit le plus minime auquel il convient de s'arrêter; c'est celui-là qui présente le moins d'inconvénients, et encore, quelque minime qu'il soit, les circonstances peuvent être telles que vous fléchirez devant l'impossibilité de le maintenir.

Oui, le droit de succession, si heureusement rappelé dans la discussion par l'honorable comte de Liedekerke, le droit de succession est cent fois préférable à celui que vous voulez lui opposer. (Interruption.)

- Un membre. - Il ne sera pas admis.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Le droit de succession passera dans votre législation tôt ou tard; s'il est repoussé maintenant, il y entrera le jour où l'état de vos finances vous permettra de toucher à l'impôt sur le sel ; car alors il se trouvera quelqu'un dans cette enceinte qui pourra formuler un projet en deux lignes : L'impôt du sel est réduit de 25 p. c; le produit de cet impôt est remplacé par un droit d'un p. c. sur les successions en ligne directe; et ce jour-là on verra de quel côté seront les défenseurs des intérêts agricoles et populaires!

Mais, nous dit-on, la terre est trop grevée en Belgique, vous voulez la grever encore. Messieurs, j'aborde cette question franchement et très nettement.

Et d'abord, messieurs, veuillez-vous souvenir d'une chose : deux impôts, pour ne parler que de ceux-là qui pesaient lourdement sur les campagnes, la moulure et l'abatage ont été abolis, l'un avant la révolution de 1830, et l'autre après. C'est un dégrèvement de 11 millions pour ces deux articles seulement.

Les autres impôts n'ont guère subi de changements ; l'impôt foncier n'a pas été non plus sensiblement modifié. Et pourtant on parle de ces impôts comme si la charge en avait été successivement augmentée.

Un des honorables préopinants avait aussi, à l'exemple de l'honorable M. de Luesemans, réservé pour sa péroraison la narration de toutes les calamités résultant de l'impôt foncier. « Sur 36 millions d'emprunt, disait l'un, (page 594) 30 millions ont été fournis par la terre ; ouvrez votre budget des voies et moyens et vous verrez que votre sol paye annuellement 40 millions d'impôts. »

Je ne sais pas où ces honorables membres ont trouvé les chiffres qu'ils veulent bien vous présenter. L'emprunt d'abord, il ne faudrait guère en faire état; l'emprunt c'est une créance qui reste aux mains de ceux qui l'ont gardée, c'est un titre qui a eu sa valeur pour ceux qui ont voulu le vendre. Mais enfin pour combien la terre dont on parle a-t-elle contribué dans cet emprunt? Pour 30 millions? On ne se trompe guère que de 10 millions ; la terre a contribué à l'emprunt pour 20 millions au lieu de 30 et l'emprunt a produit plus de 37,000,000 et non 36,000,000.

La contribution foncière et les autres charges assises sur le sol importent, dit-on, 40 millions? - On ne fait erreur que de 20 millions, pas davantage ! La contribution foncière s'élève avec les centimes additionnels à 18 millions de francs. Mais dans cette somme de 18 millions de francs figurent les propriétés bâties et les propriétés non bâties. Dans ce chiffre la part afférente, non pas à la terre seulement, mais à toutes les propriétés non-bâties, et dans celles-ci je comprends les cours et jardins de toutes les habitations des villes, cette part s'élève à 12 millions 788 mille francs.

Où donc a-t-on trouvé 40,000,000? Avez-vous voulu faire allusion aux droits de timbre, de greffe, d'enregistrement qui pèsent aussi sur la propriété?

M. de Liedekerke. - Les hypothèques et les successions.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je comprendrai tout sans aucune espèce de restriction. Je vais supposer ce qui est probablement exagéré, je vais supposer que dans tous ces droits, timbre, greffe, enregistrement, hypothèques, successions, la propriété foncière contribue pour 7/10.

Nous aurons alors pour la charge totale de la propriété foncière 21 millions 877 mille 900 francs. Voilà des chiffres exacts en réponse à ceux de l'honorable M. de Liedekerke.

M. de Liedekerke. - Vous n'acceptez pas les miens, je n'accepte pas les vôtres.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - C'est votre droit. Mais les miens ont un caractère officiel ; je vous les livrerai dans tous leurs détails. Vous pourrez vous convaincre de votre erreur ; je ne demande pas mieux que de vous voir revenir de l'illusion sous l'empire de laquelle vous avez raisonné.

Beaucoup d'honorables membres, et à leur tête je place l'honorable M. de Luesemans, parlent des charges qui pèsent sur la propriété foncière d'après ce qui existe dans d'autres pays; ils répètent les doléances qui ont été écrites, imprimées dans ces pays; ils n'examinent point notre propre situation; ils se bornent à faire des rapprochements d'où ils tirent des conclusions radicalement fausses. Je vais en donner une preuve.

L'honorable M. de Luesemans vous a longtemps entretenu du fardeau de l'impôt foncier en France. Il a montré de combien il s'est accru depuis 1791. Or, quel peut être le mérite de toutes ces démonstrations et des plaintes des écrivains français sous ce rapport, et quelle conclusion peut-on en tirer pour la Belgique? Vous allez en juger.

La propriété foncière, vous le concéderez, a, sur certains points, doublé triplé, quadruplé de valeur depuis 1797. (Interruption.) Fera-t-on quelque difficulté de reconnaître un pareil fait? Viendra-t-on soutenir qu'elle n'a pas changé de valeur?

Je m'en rapporte entièrement à votre jugement sur ce point, et je répète que la valeur de la propriété foncière en certains lieux a doublé, triplé, quadruplé depuis 1797. Quel était l'impôt foncier en 1797? Voilà la question. Il était de 20 millions de francs avec 15 centimes additionnels ; il est aujourd'hui de 15 millions 500 mille francs avec 18 centimes additionnels; il serait de 16 millions 104 mille fr. en comprenant les parties cédées du Limbourg et du Luxembourg.

Ainsi l'impôt foncier est de quatre millions moins élevé aujourd'hui qu'en 1797! Et l'on prétend que cette charge est trop lourde aujourd'hui! La propriété foncière a doublé de valeur et l'impôt a été réduit !

En 1805 nous avions 16 millions 500 mille fr. d'impôt foncier avec 28 centimes additionnels, en 1806 avec 33 centimes additionnels, en 1813 avec 56 centimes additionnels, en 1814 avec 43 centimes additionnels.

M. de Renesse. - C'était en temps de guerre !

M. de Mérode. - On a aussi été pillé !

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Eh! que signifient les plaintes que vous nous faites entendre aujourd'hui? A aucune époque l'impôt foncier n'a été moins élevé qu'il n'est en Belgique depuis ces dernières années. Et si vous voulez vous convaincre de plus en plus de la vérité de ce que je viens d'énoncer, je vais vous donner les chiffres de la province du Brabant, car sur ceux qui comprennent l'ensemble de la Belgique, on pourrait équivoquer à raison de certaines portions de territoire qui à diverses époques ont été ajoutées au royaume ou qui en ont été distraites.

Voici pour la province du Brabant: en 1797 l'impôt foncier était de 2 millions 712 mille francs , il est aujourd'hui de 2 millions 421 mille francs.

Il me semble, messieurs, que ces renseignements dispenseront de parler désormais des charges accablantes de la propriété foncière en Belgique. Il faut autre chose à l'agriculture que ce qu'on réclame pour elle en articulant des plaintes aussi peu fondées, il lui faut notamment des institutions de crédit, le crédit foncier, par exemple, qu'un honorable membre a qualifié de chose détestable. Mais, comme c'est le même honorable membre qui a présenté sur les charges de la propriété foncière; les calculs que je viens de réfuter, je suis certain qu'il commet les mêmes erreurs sur le crédit foncier que sur l'impôt foncier et je ne m'arrête pas davantage sur ce point.

Je viens de démontrer qu'on a tort de se plaindre des charges dont la propriété foncière est grevée; je viens de démontrer que s'il y a contradiction quelque part entre les doctrines et les actes, c'est du côté de nos adversaires et non du nôtre.

Dans l'opinion de l'honorable M. Tesch, le système de la liberté commerciale comme celui de la protection est fait tout d'une pièce; il faut l'accepter ou le répudier en entier ; selon l'honorable membre les économistes et les hommes d'Etat sont tous d'accord à cet égard. C'est ainsi, nous dit-on, que sir Robert Peel a procédé. Sir Robert Peel n'est pas venu tenir aux agriculteurs ce langage :Vous allez être soumis à la libre concurrence, les manufacturiers continueront à jouir de leurs privilèges; li est venu leur dire : Vous allez être soumis à la libre concurrence, vos produits seront dépréciés, mais vous trouverez une compensation à cette dépréciation dans les avantages plus grands qui résulteront pour vous de la diminution du prix des objets manufacturés, et dans les dégrèvements de charges qui vous seront accordés. Telle est l'opinion de l'honorable M. Tesch.

Messieurs, je n'examinerai pas si sir Robert Peel a tenu ou non ce langage. Mais de bonne foi, s'il était venu parler ainsi aux agriculteurs anglais, que lui auraient-ils répondu? Mais la seule industrie qui ait quelque chose à redouter de la concurrence étrangère en Angleterre, auraient-ils répondu, c'est l'industrie agricole. L'industrie manufacturière est maîtresse de tous les marchés; elle domine dans le monde entier. Que venez-vous donc nous parler de réductions que vous consentez de ce chef par compensation à la libre concurrence à laquelle vous nous livrez?

Il me paraît, messieurs, que l'on se fait une idée peu exacte des modifications qui ont été introduites dans le tarif anglais par sir Robert Peel. Il a fait d'immenses innovations, il a introduit d'immenses réformes dans le tarif. Mais à quoi s'appliquaient-elles ?

Il a divisé les tarifs en trois grandes parties : les articles de consommation, les matières premières de l'industrie et les produits manufacturés.

Pour les objets de consommation, pour ceux de première nécessité (car ils sont bien loin d'être tous exempts de droits en Angleterre), pour tous ceux de première nécessité, les blés, par exemple, liberté complète, sauf le droit d'un schelling par quarter.

Les matières premières de l'industrie sont en général libres, et parmi ces matières, on comprend la fonte, les houilles; mais je n'ai pas besoin de vous faire remarquer aussi que l'Angleterre, sous ce rapport, n'a pas grand-chose à redouter.

Viennent les articles manufacturés. Le tarif anglais réformé, pour ces articles, est en général au moins aussi élevé, souvent plus élevé, que le tarif belge.

M. de Haerne. - Cela prouve que les Anglais ne veulent pas du libre-échange.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Pardon; nous y arriverons; nous vous démontrerons par là qu'il faut faire une grande distinction entre les denrées alimentaires et les objets manufacturés.

Ainsi, sir Robert Peel n'a pas passé un inflexible niveau sur toutes choses ; et l'honorable M. Tesch ne fait pas l'histoire, mais le roman de la réforme anglaise, lorsqu'il la résume ainsi :

« Le système de sir Robert Peel, dit-il, peut se résumer ainsi : Libre entrée des denrées alimentaires, mais réduction des impôts, mais suppression de toute protection des autres industries, soit que cette protection se nomme prime, soit qu'elle ait la forme d'un impôt établi à la frontière sur les produits similaires venant de l'étranger. »

Il serait plus juste de la résumer, au contraire, en ces termes : Libre entrée des denrées alimentaires ; augmentation des impôts ; maintien d'un droit protecteur en faveur des produits manufacturés.

Si nous considérons la situation industrielle de l'Angleterre d'après les faits qui nous sont connus et non avec les préjugés anglais, car il y a eu autant d'obstacles en Angleterre pour opérer cette réforme que si l'industrie anglaise n'était pas la première du monde, nous devons dire qu'il n'a pas fallu un effort surhumain pour reconnaître que l'industrie anglaise n'avait pas plus à souffrir d'une réduction du tarif des objets manufacturés, que de l'introduction des matières premières en franchise de droits.

Du reste, deux chiffres vont vous donner l'explication de la réforme anglaise et du jeu du tarif. Prenons les denrées alimentaires et les objets manufacturés qui ont été importés en Angleterre.

Il y a été importé en 1848 des produits alimentaires pour la valeur énorme de 32,500,000 liv. slert. Dans la même année, l'Angleterre a exporté des produits manufacturés pour 153 millions de liv. st.

M. de Brouwer de Hogendorp. - Valeurs déclarées.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je ne puis prendre que les chiffres qui résultent des documents. On peut les augmenter ou les diminuer à raison, soit de la valeur réelle, soit de la valeur déclarée; il est inutile de s'arrêter ici à ces différences.

Mais en produits manufacturés qu'a-t-on importé en Angleterre dans (page 595) ce même espace de temps? 4,722,000 liv. st. ; et je dirai a l'honorable M. de Brouwer de Hogendorp qui m'interrompt, que dans un de ses derniers discours, sir Robert Peel a eu soin de faire ressortir ces chiffres et de les opposer à ses antagonistes.

Voici sur le principe même de la réforme ce que déclare si Robert Peel dans la séance du parlement du 6 juillet 1849.

« Le point capital de toutes les modifications de tarif auxquelles j'ai pris part, consiste principalement dans la diminution des droits établis sur les matières premières de l'industrie. La foi la plus robuste dans les vertus de la protection ne saurait inspirer à qui que ce soit l'idée que diminuer les droits sur les bois, l'indigo, le coton, le chanvre et tant d'autres produits naturels, puisse avoir d'autre effet que d'abaisser les frais de production et de mettre, par conséquent, nos manufacturiers en mesure de lutter avec avantage sur les marchés étrangers. »

Lorsqu'on vient affirmer que tous les économistes, que tous les hommes d'Etat ont voulu l'abaissement simultané de tous les droits, on oublie, messieurs, la création de l' « anti-corn-law-league ». N'était-elle pas dirigée exclusivement contre la loi des céréales? N'a-t-elle pas lutté, pendant de longues années, exclusivement contre cette loi?

Et pourquoi, messieurs, en est-il ainsi? C'est qu'il n'est pas vrai que les denrées alimentaires doivent être nécessairement soumises au même régime que les produits manufacturés. Il n'y a pas l'ombre d'analogie... (Interruption). Le sentiment public proteste contre l'assimilation que l'on veut faire.

Messieurs, je ne veux pas revenir sur tout ce qui a été dit pour marquer les différences si nombreuses, si évidentes, si palpables, qui existent entre l'industrie agricole et l'industrie manufacturière. Permettez-moi cependant quelques observations.

L'industrie agricole ne produit pas régulièrement tout le blé nécessaire à la consommation. L'industrie manufacturière produit au-delà des besoins. L'une est soumise à l'influence des saisons, sur lesquelles, hélas, messieurs, le législateur n'a pas grande action ; et l'autre y échappe celle-ci a des produits réguliers, constants, illimités pour ainsi dire; l'autre attend tout de la clémence du ciel.

Un droit protecteur appliqué aux manufactures, est profitable, je le reconnais, aussi longtemps que l'industrie protégée ne s'est pas suffisamment développée; mais il devient inutile, le jour où la concurrence intérieure produit précisément le même effet que la concurrence étrangère, l'avilissement des prix. Un droit protecteur appliqué à l'industrie agricole ne peut rien contre une récolte abondante, et ce même droit devient odieux, quand la récolte est insuffisante pour les besoins de la consommation.

Le prix des produits manufacturés peut s'élever outre mesure, est-ce que les populations s'en inquiètent ? Que le mètre de coton se vende 50 c. ou 1 fr.. est-ce là une cause d'émotion ? On remplace le colon par un objet équivalent. Mais quand le blé manque, par quoi peut-on y suppléer? Si le prix du pain s'élève, immédiatement la population s'émeut ; elle comprend qu'il y a là pour elle une question de misère et de mort.

Avez-vous vu des séditions, des émeutes, parce que le prix des objets manufacturés avait été augmenté?

Et vous voulez établir une analogie entre des choses si dissemblables, y appliquer les mêmes lois, les mêmes principes! La nature des choses ne le permet pas.

Est-il vrai, d'un autre côté, que R. Peel soit venu offrir à l'agriculture des compensations en retour de l'obligation qu'il lui avait imposée d'accepter le régime de la libre entrée des denrées alimentaires? L'honorable M. Tesch a parlé d'une diminution de 13 millions sur les charges locales consentie par R. Peel. Je ne veux pas le contester. Je tiens même que l'honorable membre se trompe, que le dégrèvement proposé par R. Peel a été plus considérable. Mais l'honorable membre a oublié que R. Peel, outre qu'il s'est borné à reporter au budget des charges générales certaines sommes qui figuraient au budget des charges locales, a proposé et fait adopter l’income-tax, la taxe sur le revenu, dans laquelle la propriété foncière figure pour plus de 80 millions sur 135, que produit cet impôt.

L'honorable M. Tesch veut-il être édifié sur l'importance des charges qui grèvent la propriété foncière en Angleterre el reconnaître combien il s'est trompé? Ecoulez ce que disait M. Disraeli - il ne sera pas suspect à nos antagonistes, - écoutez ce qu'il disait dans la séance de la chambre des communes du 17 mars dernier : Je propose de dégrever la propriété foncière et de reporter la moitié, soit cent cinquante millions de francs, des taxes locales qu'elle paye, sur la masse des contribuables. »

Voici ce que répondait le chancelier de l'échiquier, beaucoup plus instruit que l'honorable M. Tesch sur le véritable état des choses, et qui contredit sur tous les points les affirmations de l'honorable membre. L'honorable membre se demande si cette agriculture anglaise, que Robert Peel dégrevait, - on a vu ce qu'il faut en croire, - « succombait sous le faix des charges qui lui étaient imposées? » C'est le chancelier de l'échiquier qui répondra à la question :

« Il nous est vraiment impossible de faire ce que vous désirez. L'agriculture est surchargée, je le reconnais; mais si nous reportons sur les autres grands intérêts du pays une partie du fardeau qui l'écrase, ceux-ci seront écrasés à leur tour, et nous aurons détruit pour nos manufactures, l'effet des dernières réformes économiques. Prenez patience, et attendez que l'état du revenu puisse nous permettre de vous soulager autrement, par exemple, en supprimant la la taxe sur la drèche. »

La motion de M. Disraeli est repoussée par 280 voix contre 180.

Voilà pour convaincre ceux qui, sur la foi des objections qui ont été présentées, pourraient se persuader que l'agriculture anglaise serait dans une position prospère , grâce au dégrèvement consenti à son profit.

Et ce n'est pas tout. L'honorable M. Tesch a commis l'inexcusable erreur d'affirmer que les charges de la terre ne sont en Angleterre « que de 4 p. c. du revenu net, tandis que, en Belgique, la propriété ne payerait pas moins de 16 ou 17 p. c., centimes additionnels, provinciaux et communaux compris. »

Ne sait-on pas qu'il n'y a point de pays où les charges soient plus élevées qu'en Angleterre ?

D'abord on ne devrait pas, dans ces sortes de calculs, s'occuper exclusivement des impôts qui pèsent sur la terre, de l'impôt foncier; il faut prendre la totalité de l'impôt pour connaître la situation d'un peuple sous ce rapport; car on n'acquitte pas seulement les taxes dont on fait l'avance, mais une quotité de celles qui ont été payées par autrui. L'ensemble des charges se répartit, sur l'ensemble des produits du pays.

En thèse générale, c'est le consommateur qui acquitte l'impôt ; cependant, lorsque les impôts sont nombreux, très diversifiés, la concurrence produit cet heureux résultat, que l'impôt n'agit pas entièrement de manière à accroître le prix des choses, mais à réduire en partie les bénéfices. C'est l'exception ; car la tendance générale de toute industrie qui fait l'avance de l'impôt, c'est de le recouvrer ; personne ne consent à ne pas ajouter le montant de l'impôt à la valeur des produits qu'il vend.

Les charges, en Angleterre, en France, en Hollande, ne sont-elles pas beaucoup plus élevées qu'en Belgique ? En Angleterre, les charges générales (je ne compte pas la taxe énorme des pauvres, les taxes locales qui, d'après M. Disraeli, comme vous l'avez vu, devaient s'élever à 300 millions de francs), les impôts généraux donnent une moyenne : en Angleterre de 67 à 68 fr. par tête, en Hollande de 49 fr. par tête, en France de 31 fr. et en Belgique de 19 fr. 57 c. et de 26 à 27 fr. par tête si j'y comprends toutes les charges locales et provinciales!

Voilà l'état du contribuable, en Belgique, qu'on dépeint toujours comme étant écrasé par l'impôt.

S'agit-il de l'impôt foncier? Prenons, en Angleterre, la land-tax, l’income-tax ou plutôt la propetly-tax, en un mot les impôts qui pèsent sur la propriété foncière; vous aurez une somme de 144,800,000 fr. Ici encore, pas de charges locales, pas de taxe des pauvres. La moyenne est par tête : en Angleterre de fr. 5 20, dans les Pays-Bas de 6 73 ; en France de 8 fr. et en Belgique de fr. 4 23

Voilà la situation.

L'honorable M. de Luesemans s'est livré à des calculs relatifs à la France, pour déterminer quel est, en ce pays, le rapport de l'impôt à la fortune publique.

De ce que la fortune publique en France est estimée par des publicistes à je ne sais combien de milliards, l'honorable membre a conclu qu'on peut prendre un dixième de ces sommes pour déterminer quelle est la fortune publique en Belgique. Cela posé, il a prétendu que l'impôt, relativement à la fortune publique, était aussi élevé, sinon plus élevé, en Belgique qu'en France. Ces calculs sont complètement erronés. La fortune publique, en Belgique, est bien supérieure à la fortune publique en France. Aussi les publicistes estiment-ils que la proportion entre tous les impôts réunis et la fortune publique, est en Hollande et en France de 10 p. c, tandis qu'elle n'est que d'environ 5 p. c. en Belgique. Ces résultats sont en harmonie avec ceux que l'on trouve en comparant nos impôts généraux, locaux et provinciaux, avec les impôts de même nature dans les divers pays.

Messieurs, ce n'est point, selon moi, par des raisons tirées du libre-échange ou de la protection, qu'il faut surtout juger la loi des céréales. Selon moi, une loi des céréales est complètement inopérante, complètement inefficace pour les agriculteurs. Je ne parle pas des propriétaires, je ne parle pas de la rente de la terre; je ne parle que des fermiers, des cultivateurs. Pour le prouver, messieurs, je n'ai qu'à appeler un instant votre attention sur l'histoire des lois des céréales en Angleterre.

L'histoire des lois des céréales en Angleterre se divise en trois parties bien distinctes. Dans la première, qui finit en 1791, l'Angleterre produisit longtemps plus de blé qu'elle n'en consommait; elle exportait. La protection ne consistait pas seulement en ce temps-là, à prohiber l'importation des denrées alimentaires, mais à donner une prime à l'exportation.

Après 1756, qui fut une année de disette, il y eut plusieurs années mauvaises. Alors la question des céréales fut vivement agitée en Angleterre.

Les adversaires des protectionnistes parvinrent en 1773, à faire passer une loi qui autorisait l'importation à un droit nominal lorsque le prix du blé était à 48 schellings par quarter. Plus tard, les prohibitionnistes reprirent le dessus. La population s'était accrue; la consommation était devenue plus considérable; on commençait à sentir le besoin de céréales étrangères.

En 1791, les prohibitionnistes obtinrent cependant que les cours eussent atteint 54 schellings pour que les ports s'ouvrissent à l'importation.

(page 596) La deuxième période est celle de 1792 à 1813. Dans cette période, la guerre existe partout; les marchés du nord sont termes à l'Angleterre; il y a un obstacle à l'importation, bien supérieur à l'obstacle résultant de la loi. Il y a véritablement impossibilité absolue que l'on vienne suppléer à l'insuffisance des récoltes. Aussi, messieurs, durant cette époque les grains montèrent à des prix fabuleux: en 1703 le prix du quarter s'éleva à 125 schellings ; en 1801 il atteignit 180 schellings. Les fermiers réalisèrent des bénéfices considérables ; la terre et l'exploitation de la terre furent recherchées. On se porta en foule vers l'agriculture. Mais l'illusion ne tarda pas à s'évanouir , car, c'est artificiellement et non naturellement que de pareils résultats avaient été obtenus. Ils ne pouvaient subsister dès que l'Europe rentrait dans son état normal. D'ailleurs bien d'autres causes concoururent en Angleterre même à réduire les prix. Mais la rente de la terre avait monté. Le revenu de l'Ecosse, pour fermages seulement, qui était de deux millions sterlings en 1795, s'élevait en 1815 à cinq millions deux cent soixante et treize mille livres sterlings.

Aussi à partir de 1815, qui ouvre la troisième période, commence une ère.de véritable détresse pour l'agriculture anglaise. C'est alors qu'on se préoccupe surtout des lois des céréales, c'est alors qu'on invente l'échelle mobile, avec la pensée, avec l'intention de sauver l'agriculture anglaise. L'importation est interdite aussi longtemps que le blé n'a pas atteint la limite de 80 schellings le quarter.

Eh bien, messieurs, quelle histoire plus triste, quelle histoire plus désolante que celle de l'agriculture anglaise depuis 1815 jusqu'au moment de l'abolition des lois des céréales? Vous croyez que pendant cette période l'agriculture prospère ! Je ne parle point de la rente de la terre. Je viens tout à l'heure de marquer sa progression ; mais jamais les agriculteurs ne poussèrent des cris plus lamentables; jamais détresse ne fut plus grande parmi les fermiers que pendant cet espace de temps. C’est l'époque des grandes enquêtes sur la situation de l'agriculture anglaise. C'est précisément pendant cette période, c'est dès 1821 que les grandes enquêtes s'ouvrirent. (Interruption.) Je ne comprends pas bien l'interruption.

M. de Liedekerke. - La crise provenait de la reprise en argent des payements qui, jusqu'en 1819, s'étaient faits en papier.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - L'observation que fait l'honorable membre a un côté qui ne manque pas de vérité. Il est incontestable que la circulation du papier-monnaie et les dépréciations qu’il subit maintes fois portèrent une grande perturbation dans les affaires. Mais il en fut ainsi avant 1815. C'est une cause si l'on veut, qui vint s'ajouter à toutes les autres.

Mais remarquez, messieurs, que je ne signale pas seulement le temps des fluctuations du papier-monnaie ou celui de la reprise des payements en espèces; je signale toute l'époque de 1815 à 1842, pendant laquelle il ne s'est point passé une seule année sans que l'agriculture ne fît entendre les plaintes les plus vives et les plus douloureuses.

L'enquête de 1821 était présidée par Huskisson et quelle en fut, messieurs, là conclusion ? C'est que l'abolition de toute restriction au commerce des céréales était le seul moyen d'établir l'industrie agricole sur dés basés stables et solides. Voilà la conclusion ! Mais, messieurs, les préjugés prévalurent et les plaintes et les cris de détresse continuèrent à se faire entendre!

En 1836, nous sommes bien loin de la reprise des payements en espèces, - nouvelle enquête, présidée par M. Lefevre qui fut plus tard président du parlement. Il est impossible de trouver plus de faits sur l'état de l'agriculture anglaise, qu'il n'y en a dans cette enquête. C'est à cette occasion que la dernière lutte eut lieu entre les prohibitionnistes et leurs adversaires, sur la question de la liberté du commerce des céréales. Cette enquête ne laissa aucun doute que dans l'intérêt du fermier, dans l'intérêt du cultivateur, la liberté commerciale était essentielle. La question fut dès lors jugée et si les partis ne s'en étaient pas emparés en Angleterre, si elle n'était pas restée depuis lors à l'état de question de parti, elle eût été définitivement jugée avant la réforme de sir Robert Peel.

M. Lefèvre qui présidait l'enquête de 1836 représentait un district agricole au parlement. Dans un écrit rendu public, il fit connaître à ses commettants le résultat de ses investigations et il leur déclara qu'il fallait renoncer à soutenir désormais les intérêts agricoles à l'aide de lois protectrices.

Messieurs, c'est après avoir scrupuleusement, attentivement étudié des faits aussi graves que je me suis convaincu que, dans l'intérêt des fermiers, dans l'intérêt des agriculteurs, la liberté du commerce des céréales doit avant tout être maintenue.

Quel résultat produit en effet un droit prétendu protecteur pour l'agriculture? Dans une mauvaise année, il accroît le prix du blé; en ce sens, un honorable membre a eu raison de dire que c'est une monstruosité, et le mot a été injustement relevé par l'honorable M. Coomans; dans les bonnes années, il est illusoire, comme l'a très bien dit l’honorable M. Bruneau; et certes, il n'y a pas de contradiction dans cette double appréciation, quoique puisse en penser l'honorable M. Coomans.

- Un membre. - Et dans les années moyennes?

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Permettez; en élevant les prix dans les années que je signale, il en résulte une moyenne du prix du blé qui est artificielle, qui est obtenue à l'aide d'une disette factice, et c'est sur cette moyenne générale du prix du blé que se règle en définitive, par la force des choses, le prix des baux. Voilà ce qui cause la détresse de l'agriculteur; ce résultat est obtenu d'une manière qui n'est pas légitime; c'est à l'aide d'une mauvaise loi que la rente s'accroît en ce cas dans des proportions qu'on ne peut pas admettre.

Je ne suis pas de ceux qui blâment le propriétaire de chercher à tirer le prix le plus élevé de sa terre; mais c'est à la condition que ce ne soit pas à l’aide d’instruments législatifs, par la puissance de lois injustes; alors il y a une véritable atteinte à la propriété, alors vous spoliez les uns au profit des autres.

Messieurs, vous avez parfaitement compris que si nos adversaires ont donné de si vastes proportions à ce débat, ce n'est point à raison de la différence qui existe entre le chiffre de la section centrale et celui du gouvernement et qui n'a pas certes une extrême importance. S'il ne s'était agi que de choisir entre le droit de cinquante centimes ou celui d'un franc par cent kilogrammes, on se serait naturellement dispensé de se livrer à d'aussi longues discussions. Mais c'est un principe, c'est un système tout entier qui nous divise. On le proclame sans détours; c'est une protection que l'on veut; même un droit de 2 fr. par 100 kil. ne serait considéré que comme fiscal et signalant seulement un retour vers une législation qui a été étouffée par la grande voix de la famine. A ce titre, vous m'excuserez, messieurs, d'avoir si longtemps réclamé votre attention. Un mot encore et je termine.

Messieurs, d'honorables orateurs ont soutenu que la cherté relative du prix des grains était une chose utile au pays; que lorsque le prix du blé était élevé, les salaires augmentaient, que l'on achetait ainsi plus de produits manufacturés; que, par conséquent, lorsque le prix du blé était élevé, ce qui était heureux pour les habitants des campagnes, il en résultait aussi un bienfait pour les habitants des villes et pour l'industrie manufacturière.

Messieurs, c'est là une grave erreur. L'expérience a constaté que la diminution des salaires concorde toujours avec le prix élevé des céréales, que plus les céréales sont à bas prix, plus les salaires sont abondants.

Et comment voulez-vous qu'il en soit autrement? Si un particulier est obligé de consacrer tout son revenu à sa nourriture, si tout son revenu ne lui suffit pas même pour cela, il est évident qu'il ne peut pas employer un excédant, qu'il n'a pas, à acheter les produits manufacturés. Aussi c'est le fait le plus constamment observé, que les salaires diminuent, c'est-à-dire que les manufactures ont moins de travail, parce qu'il y a moins de demande d'objets manufacturés à l'époque où le prix des céréales augmente.

Cependant, selon l'honorable M. Coomans, il n'y a pas d'autre remède efficace au paupérisme que la préférence accordée aux produits nationaux, chaque fois que la différence des prix et de la qualité n'est pas trop désavantageuse, et après avoir énoncé cette proposition, il continue en ces termes :

« Il est vrai que les Anglais se sont élevés à un haut degré de puissance en excluant de chez eux, autant que possible, pendant trois siècles, la charrue étrangère, le rouet étranger, le marteau étranger, le navire étranger, et en assurant, en dehors des lois, par des ligues privées, de l'occupation aux industries en souffrance... »

Ce simple rapprochement n'aurait-il pas dû confondre l'honorable membre. Quoi ! le remède au paupérisme, c'est le système protecteur ! Mais l'Angleterre a usé et abusé de ce système; comme vous le dites, elle a exclu de chez elle le navire étranger, le rouet étranger, la charrue étrangère. Eh bien, dans quel pays du monde y a-t-il plus de pauvres qu'en Angleterre? Dans quel pays du monde la condition des classes laborieuses est-elle plus mauvaise? Et c'est là l'exemple que vous invoquez! c'est là ce que vous voulez que nous imitions ! Cette extrême richesse d'une part, et de l'autre cette extrême misère, offrent-elles un état social qui soit si digne d'être envié ? Ne faut-il pas, précisément à cause de cet exemple de l'Angleterre, nous préserver des erreurs économiques qu'elle commit trop longtemps? Et la justice ne nous fait-elle pas un devoir de persévérer dans un système libéral qui a été, qui sera favorable au bien-être des populations !

M. le président. - Je crois devoir communiquer à la chambre trois nouveaux amendements. L'un est de M. de Bocarmé; il est ainsi conçu :

Ajouter ce qui suit à l'article établissant un droit sur les céréales étrangères :

« Quand, par deux épreuves successives, les mercuriales auront constaté que la moyenne des prix du froment, sur les marchés régulateurs, sera montée à 22 fr. l'hectolitre, le gouvernement pourra, par arrêté royal, abaisser ou suspendre les droits à l'entrée sur toutes les céréales, ou sur quelques-unes d'entre elles ; lesquels droits seront néanmoins nécessairement rétablis quand, avec le même mode de vérification, le prix moyen sera retombé à 19 fr. »

L'autre est de M. Dumortier ; il est ainsi conçu :

« Le droit sur l'orge sera le double de celui sur le froment et le seigle. »

Le troisième est un sous-amendement proposé par M. Coomans à son amendement primitif; il est ainsi conçu :

« Les droits de douane fixés par l'article premier, pour le froment et le seigle, pourront être supprimés ou réduits par arrêté royal, quand la moyenne du prix du froment, d'après la mercuriale officielle, aura atteint 20 fr. par hectolitre. »

- La chambre ordonne l'impression et la distribution de ces amendements.

La séance est levée à 4 heures et demie.