(Annales parlementaires de Belgique, session 1846-1847)
(Présidence de M. Liedts.)
(page 753) M. A. Dubus procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.
M. Van Cutsem donne lecture du procès-verbal de la dernière séance ; la rédaction en est adoptée.
M. A. Dubus communique l'analyse des pièces adressées à la chambre.
« Les membres de l'administration communale de Hollange présentent des observations contre le projet de loi sur le défrichement des bruyères.
« Mêmes observations des membres de l'administration communale d'Offagne. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.
« Le sieur Rodigas, docteur en médecine, à Saint-Trond, présente des observations en faveur du projet de loi sur le défrichement des bruyères. »
- Même dépôt.
« La dame Lambert, veuve Pirson, demande que son fils Joseph, milicien de la classe de 1848, qui va être appelé sous les drapeaux, obtienne une prolongation de congé. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le conseil communal d'Opprebais demande la mise en adjudication des travaux de la route de Wavre à Huy. »
- Même renvoi.
« Plusieurs habitants de Waereghem demandent l'exemption de l'impôt sur le sel en faveur des classes nécessiteuses. »
- Même renvoi.
« L'administration communale de Farciennes demande la réduction des péages sur les canaux de la province de Hainaut pour les récoltes et les engrais destinés à la culture, »
- Renvoi à la section centrale qui sera chargée d'examiner le projet de loi relatif à la réduction des péages sur la Sambre canalisée.
« Les fabricants et négociants en toile de Gand demandent que la société d'exportation ne puisse opérer sur les marchés d'Europe ni se livrer à la fabrication. »
M. de Saegher. - Je demande le renvoi à la section centrale qui déjà a examiné des pétitions de la même nature qui lut ont été renvoyées par la chambre.
M. de Haerne. - Je me joins à l'honorable M. de Saegher pour demander le renvoi de la pétition, dont on vient de faire l'analyse, à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi auquel elle se rapporte. Je demanderai de plus, comme j'ai déjà eu l'honneur de le faire précédemment, que la section centrale soit invitée à faire un rapport spécial sur les diverses pétitions se rapportant à la société d'exportation. Je demanderai aussi que la pétition des fabricants de toile de Gand soit insérée au Moniteur. Je n'avais pas fait cette demande précédemment, mais je crois devoir la faire pour la pétition de Gand parce que la chambre a autorisé l'insertion d'une pétition de Verviers ou des environs relative au même objet. Je pense qu'il convient que celle dont il s'agit soit insérée au Moniteur.
M. de Villegas. - Quel est l'objet de la pétition ?
M. le président. - Les pétitionnaires demandent que la société d'exportation ne puisse exploiter les marchés d'Europe ni se livrer à la fabrication.
M. Delfosse. - N'y aurait-il pas, messieurs, de l'inconvénient à ordonner l'insertion au Moniteur des pièces dont la chambre n'a pas encore pris connaissance, et dont elle ignore, par conséquent, le contenu ?
M. Rodenbach. - Si l'on admet l'insertion de cette pétition au Moniteur, il faut aussi admettre l'insertion de celles qui demandent le contraire. Il ne s'agit pas seulement, dans les pétitions qui vous sont adressées d'interdire à la société d'exportation d'exploiter les marchés d'Europe ; car il y a une requête du district de Roulers qui demande le contraire. Pour être juste, il faut que les deux opinions soient insérées au Moniteur et puissent être lues par les membres de cette chambre. Si donc l'insertion est ordonnée pour une pétition, il faut qu'il en soit de même pour toutes. J'en fais la demande formelle.
M. de Haerne. - Je n'aurais pas demandé l'insertion au Moniteur de la pétition des fabricants et négociants en toile de Gand, si la même mesure n'avait été prise à l'égard d'une autre pétition dont nous ne connaissions pas non plus le contenu ; mais c'est sur les explications de l'honorable M. Lys que l'insertion a été ordonnée. Je connais la pétition dont il s'agit, et je puis assurer, comme l'a fait l'honorable M. Lys pour la pétition de Verviers, que cette pétition mérite l'insertion que je demande et que cette insertion ne présente aucun inconvénient.
Quant à ordonner l'insertion de toutes les pétitions relatives au même projet de loi, je crois que ce serait inutile, car elles ont toutes le même but et se ressemblent quant à la forme, à l'exception de celle de Roulers. Comme elle est seule dans son espèce, je pense qu'il conviendrait que la chambre en permît l'insertion au Moniteur, afin que toutes les pétitions ayant un objet spécial ou présentant un système particulier se trouvent en présence dans le Moniteur. Mais cela se réduira à l'insertion de trois pétitions au plus.
M. de Villegas. - Je ne m'oppose pas à la proposition qui vous est faite. Mais je prierai M. le président d'avoir l'obligeance de nous dire si cette pétition émane de la chambre de commerce de Gand ou de particuliers.
M. le président. - La pétition émane de négociants et fabricants de toile de Gand.
M. de Villegas. - Je désirerais savoir où en sont les travaux de la section centrale quant au projet de loi relatif à la société d'exportation. Cet objet est assez important pour mériter toute la sollicitude de la chambre.
Je fais cette demande dans l'intention de voir accélérer autant que possible l'examen de ce projet.
M. Delfosse. - Je sais que l'honorable M. de Haerne peut invoquer plus d'un précédent à l'appui de sa demande d'insertion au Moniteur ; mais vous vous rappelez tous, messieurs, que dernièrement un Anglais est venu se plaindre d'avoir été indignement calomnié dans une pièce dont la chambre avait ordonné l'insertion au Moniteur avant d'en avoir pris connaissance ; ce fait doit nous rendre prudents. Si la section centrale chargée de l'examen du projet de loi trouve qu'il peut être utile de publier la pétition dont on vient de donner l'analyse, elle pourra l'insérer à la suite de son rapport.
M. Delehaye. - On a demandé l'insertion au Moniteur de la pétition dont il s'agit afin que chacun de nous pût s'éclairer sur la portée de son objet.
Ceux qui ont demandé l'insertion, ont pensé avec raison qu'elle se rattachait à l'objet important du projet de loi, ils ont dès lors voulu que chacun de nous pût la consulter. Ceux qui combattent cette insertion, se fondent sur la possibilité de donner de la publicité à une pétition qui nous est encore inconnue et qui pourrait blesser quelque susceptibilité. Il y a moyen de concilier toutes les opinions, ce serait de faire imprimer la pétition comme pièce de la chambre.
De cette manière, chacun serait satisfait, nous ne grossirions pas inutilement les colonnes du Moniteur et chacun de nous pourrait étudier la question que soulèvent les pétitionnaires de Gand.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Dechamps). - Je crois que l'on pourrait se borner à demander le renvoi de la pétition à la section centrale qui est chargée de présenter un rapport sur les pétitions et s'en remettre à elle du soin de savoir à quelles pétitions il convient de donner une complète publicité. Elle pourra faire imprimer à la suite de son rapport celles qui offriront le plus d'intérêt, jeter le plus de lumières et analyser les autres.
Ainsi l'on atteindrait le but qu'on se propose, qui est de donner aux pétitions qui offrent quelque intérêt toute la publicité désirable sans s'exposer aux inconvénients signalés à si juste titre par l'honorable M. Delfosse.
M. de Haerne. - Mais la chambre a décidé qu'un rapport spécial serait fait par la section centrale sur toutes les pétitions.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Dechamps). – Il n'est nullement question de revenir sur cette décision.
M. de Haerne. - Puisque c'est entendu ainsi, je ne m'oppose pas à l'adoption de la proposition de M. le ministre des affaires étrangères.
- La proposition de M. le ministre des affaires étrangères est adoptée ; en conséquence, la pétition est renvoyée à la section centrale qui est chargée de décider quelles seront les pétitions qui devront être imprimées et annexées au rapport.
M. le président. - On a désiré savoir où en sont les travaux de la section centrale. Plusieurs membres de cette section ayant été absents, il a été jusqu'ici impossible de la réunir. Elle se réunira vendredi. Eu égard à l'importance de l'objet soumis à son examen, il est désirable que tous ses membres soient présents.
M. Delfosse. - Comme je fais partie de la section centrale, je tiens à déclarer que je ne suis pas l'un de ceux dont M. le président vient de signaler l'absence ; j'ai assisté à la seule séance que cette section ait eue, et j'aurais assisté aux séances suivantes, si j'avais été convoqué.
Par dépêche en date du 3 février, M. le ministre de la guerre transmet à la chambre des explications sur la requête du major Boine.
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi qui accorde une pension au major honoraire Boine.
M. le président. - La discussion générale continue.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Messieurs, je disais dans la séance d'hier que le projet de loi avait pour but de briser certaines résistances des conseils communaux au défrichement ou à l'aliénation des bruyères. Le Moniteur a porté que c'était pour briser la résistance de certains conseils provinciaux. C'est là une erreur, attendu, au contraire, que d'après le projet de loi aucune vente forcée n'aurait lien sans l'avis conforme de la députation.
(page 754) Je reprends, messieurs, la suite de mon discours.
Dans la séance d'hier, je lisais en dernier lieu un extrait du rapport de la députation permanente de la province de Luxembourg, qui contenait les griefs articulés par les petits manants contre les grands propriétaires ou locataires qui dominent dans certains conseils communaux.
Voici, messieurs, ce qu'ajoutait la députation :
« Sans examiner ce qu'il peut y avoir de fondé dans ces griefs, nous croyons qu'il y a toujours de l'intérêt à augmenter le nombre des propriétaires tenanciers, et c'est sous ce point de vue que le défrichement est surtout utile. Il existe, dans les villages d'Ardenne, un certain nombre d'habitants qui ne sont pas propriétaires ; il y en a d'autres qui ne possèdent qu'un champ peu étendu. On pourrait leur délivrer, en toute propriété, et successivement, des parties de bruyère communale. La même délivrance devrait avoir lieu au profit des propriétaires actuels qui voudraient arrondir leurs champs contigus à la bruyère.
« Toute délivrance qui irait au-delà, par exemple à ceux qui possèdent déjà plus de terres qu'ils n'en cultivent et qui en laissent une partie en friche, serait sans utilité ; car, sous le rapport agricole, la situation resterait probablement la même, la bruyère passant seulement du domaine communal dans le domaine particulier, pour rester bruyère purement et simplement.
« S'il y a chance d'aliéner une partie des terres vagues pour les livrer à la culture, ce sont celles qui touchent à la ceinture cultivée, autour des villages, des hameaux. Les bruyères communales qui sont situées aux environs des endroits habités dans un rayon de 1,250 mètres comprennent 25,983 hectares. »
Ainsi, messieurs, soit au moyen des ventes forcées, soit au moyen des encouragements à donner à la culture, on pourrait atteindre ce grand résultat de livrer à la culture près de 26,000 hectares dans la province de Luxembourg seulement, et on pourrait plus tard, de l'aveu même de la députation, doubler cette quantité en doublant le rayon.
Vous me permettrez, messieurs, d'insister un peu sur l'avis de la députation permanente du Luxembourg, parce que je conviens qu'elle a traité cette question avec beaucoup de soin et beaucoup de talent. J'ajouterai que je partage la plupart des vues de la députation permanente quant à l'application de la loi ; et je suis convaincu que si la députation avait eu une entière confiance que la loi serait exécutée suivant les indications qu'elle a pu donner, cette loi eût été accueillie par elle et probablement par le conseil provincial, avec la même faveur qu'elle l'a été dans les autres provinces.
Voici, messieurs, de quelle manière la députation résume son long travail. Après avoir parlé des encouragements à donner au défrichement des bruyères qui sont dans le domaine privé, elle ajoute :
« Les mêmes encouragements seraient en général distribués pour le défrichement des bruyères communales ; mais il y aurait d'abord une question de principe à décider, et ensuite il conviendrait de faire la part de tous les intérêts divers qui sont eu jeu.
« S'il était vrai qu'au point de vue constitutionnel, l'on pût voter une loi pour ordonner l'expropriation forcée des bruyères communales, il semblerait désirable qu'on ne le fît pas par mesure générale, mais plutôt qu'on accordât au gouvernement le pouvoir de l'ordonner, par exception, et quand les circonstances l'exigeraient impérieusement.
« Puis l'on pourrait recourir aux mesures suivantes :
« 1° Partout où les besoins réels de la culture le demanderaient, accueillir avec faveur, et s'il était nécessaire, prescrire la cession des terrains communaux, soit par baux à longs termes, soit par aliénation à titre onéreux ;
« 2° Ailleurs et en Ardenne surtout, prendre pour point de départ les endroits habités, augmenter autour des villages la ceinture cultivée, en rendant, moyennant une rente minime, propriétaires ceux qui ne le sont pas, en cédant du terrain pour arrondir les champs contigus à la bruyère ; - et si l'on voulait absolument recourir à un mode quelconque de colonisation, répartir parmi ces villages le trop-plein des populations que l'on retirerait d'autres provinces, en exigeant de ces nouveaux habitants des garanties d'ordre, de moralité et de travail ; - leur livrer également, pour être cultivées, des terres dans la zone la plus rapprochée ; - envahir ainsi le plus que l'on pourra sur la bruyère, mais selon les besoins et en visant plutôt à améliorer la culture qu'à l'étendre ; - continuer l'essartage suivant les usages actuels, plutôt afin d'obtenir beaucoup de genêts destinés à être distribués entre les cultivateurs, à fournir de la litière au bétail et par suite à produire de l'engrais ;
« 3° Faire avec les essences de bois les plus utiles dans l'avenir et en vue de l'intérêt général, et en même temps les plus appropriées à la nature du sol, des semis et des plantations sur les parties de bruyères communales les plus éloignées ou les moins susceptibles de culture, sur les côtes et en plaine, et multiplier ainsi les abris boisés afin de protéger la culture elle-même ;
« 4° Enfin, entre la zone cultivée et ce que l'on pourrait appeler la zone boisée, laisser une grande partie de bruyère qui, en attendant les besoins d'une culture plus étendue, plus développée, continuerait d'être, comme d'ordinaire, livrée au parcours tics troupeaux communs.
« Ces idées, croyons-nous, ont un côté pratique qui, tout en respectant les usages du pays, paraît seul concilier un double intérêt : en satisfaisant aux besoins du moment, elles réservent l'avenir. Sous ce rapport, M. le ministre, nous pensons devoir les recommander à la sollicitude du gouvernement. »
Eh bien, messieurs, c'est précisément ce que nous proposons, et de plus nous ne proposons de l'ordonner que quand la députation elle-même aura émis un avis conforme :
« Puis l'on pourrait recourir aux mesures suivantes... »
Messieurs, si dans la province de Luxembourg, où l'on paraît, en général, appréhender une application exagérée de la loi sur les défrichements, on en attend de bons résultats, à combien plus forte raison doit-on en attendre du concours des autorités provinciales dans les provinces de Namur, de Liège, qui sont plus avancées dans la culture que le Luxembourg, et dans les provinces d'Anvers et de Limbourg, qui ont réclamé avec instances l'intervention de la législature ?
Vous voyez donc, messieurs, que le projet de loi n'a point, comme on a bien voulu le dire, un but détourné, c'est-à-dire l'encouragement du défrichement des bruyères de la Campine moyennant certains subsides de l'Etat. Non, messieurs, l'application des subsides de l'Etat peut se faire dans d'autres localités que dans la Campine. L'utilité de la loi n'est point locale ; elle est générale, mais, j'en conviens, à des degrés différents. Ainsi je pense que dans la Campine, où les anciens préjugés ont disparu, l'application de la loi sera plus immédiate que dans d'autres localités ou ces préjugés disparaîtront successivement lorsque la loi aura été appliquée avec prudence et en tenant compte des intérêts des communes et des habitants, et lorsque, d'autre part, le gouvernement aura accordé aussi des encouragements proportionnés aux efforts des communes et aux besoins des localités.
Messieurs, on a exprimé le regret qu'à côté d'une loi sur les expropriations, le gouvernement ne proposât aucun encouragement. Je répondrai d'abord à cette objection par le projet de loi lui-même, qui consacre un fonds d'encouragement pour le défrichement. Mais, messieurs, il est d'autres mesures que le gouvernement n'a pas négligées et, j'ose le dire, il n'a négligé aucune de celles qui ont été indiquées dans cette discussion. Ainsi, d'abord, on a conseillé le boisement principalement des parties les plus élevées du territoire. Eh bien, messieurs, on sait que les particuliers ont déjà fait des essais qui ont bien réussi dans les Ardennes, en ce qui concerne les semis de sapin. C'est une culture nouvelle introduite dans les Ardennes depuis un certain nombre d'années, et dans laquelle, je le répète, les particuliers ont bien réussi.
Le gouvernement, messieurs, voulant satisfaire aux vœux qui lui avaient été exprimés, a envoyé, dans la province de Luxembourg, une grande quantité de graines de sapin des meilleures essences, et en quantité suffisante pour l'ensemencement de 424 hectares. J'ai demandé au gouverneur de la province des renseignements sur l'emploi fait de ces graines et les résultats obtenus. Ces renseignements ne me sont pas encore parvenus.
Mais, messieurs, notre attention a été portée sur le reboisement en général ; et j'ai écrit à M. le ministre des finances pour qu'il fasse prendre des renseignements par les agents forestiers sur toutes les parties du territoire qui seraient susceptibles, soit de reboisement, là où les bois ont dépéri, soit d'un boisement nouveau, et les meilleurs moyens pour arriver au but, c'est que les communes se procurent des ressources par la vente de certains terrains improductifs aujourd'hui et dont le produit pourrait être employé à des semis en bois. (Interruption.)
M. Orban me dit : « Conservez d'abord les bois existants. » Eh bien, je dirai qu'à cet égard le gouvernement a déjà fait un sacrifice considérable en faveur du Luxembourg, en n'aliénant pas dans cette province les forêts, comme il les a aliénées dans les autres provinces.
Il est vrai que l'honorable membre s'est plaint qu'on ait décrété l'aliénation de certaines portions de forêts, qui dans son opinion auraient dû être conservées.
Cet objet, je pense, a été recommandé par lui à l'attention de M. le ministre des finances, et mon collègue aura à examiner jusqu'à quel point cette recommandation est fondée.
Messieurs, 105 hectares seulement ont été vendus dans le Luxembourg depuis 1830 ; alors que cette province possède une si grande quantité de bois domaniaux, n'est-ce pas la meilleure preuve des ménagements multipliés qu'on a eus pour la province de Luxembourg ?
Messieurs, un second objet d'encouragement, c'est, a-t-on dit avec beaucoup de vérité, l'élevage du bétail. Je dirai qu'en cette partie encore, la province du Luxembourg n'a pas à se plaindre. Déjà deux subsides lui ont été accordés, pour être répartis en primes entre les éleveurs qui auront montré le plus d'intelligence et apporté le plus de soin à l'élevage de leur bétail. Un nouveau subside sera prochainement accordé à la province, pour l'exécution du règlement provincial sur l'amélioration de la race bovine.
J'ai, en outre, adressé une circulaire à MM. Les gouverneurs des provinces, pour qu'ils fassent leurs efforts auprès des administrations communales, dans le but de leur faire adopter pour base de l'octroi le poids du bétail. Je me réserve, lorsque j'aurai reçu les réponses de MM. les gouverneurs, d'examiner si, en cas de résistance de la part d'un certain nombre d'administrations communales, il n'y aurait pas lieu de présenter un projet de loi qui autorise le gouvernement à prescrire la taxe de l'octroi au poids. Je crois que ce serait là un immense encouragement à l'élevage du bétail dans les parties du pays dont le territoire est moins fertile.
Mais, messieurs. je dirai à mes honorable contradicteurs, que peut-être la mesure la plus utile pour l'élevage du bétail et pour l'amélioration des terres aujourd'hui cultivées dans le Luxembourg, c'est précisément la mesure que nous discutons dans ce moment. Je suis convaincu que quand une partie des terrains communaux susceptibles de bonne culture sera mise dans le commerce, sera devenue domaine privé, quand elle pourra recevoir toutes les améliorations de travail et d'engrais que fait un (page 755) propriétaire, il y aura augmentation de pâturages, amélioration de qualité dans les pâturages et dans les plantes fourragères ; et dès lors on pourra tenir à l'étable les troupeaux qu'on envoie aujourd'hui presque constamment dans les bruyères et dont l'engrais est sans aucun avantage pour l’agriculture, tandis que l'engrais, étant réuni dans les étables et transporte sur les terres arables, on acquerrait ainsi de la paille, de la litière, de l'engrais, en même temps qu'on aurait aussi une plus grande quantité de céréales dont on pourrait alors nourrir le bétail à l'étable, comme on le fait dans d'autres parties du pays où l'on s'entend à la culture. C'est alors que la province de Luxembourg n'aura plus à offrir au reste de la Belgique le bétail maigre qui est aujourd'hui répudié en quelque sorte sur les marchés ; elle pourra alors entrer en concurrence avec les autres provinces, et il y aura là un nouvel encouragement à l'élevage.
L'on demande au gouvernement d'établir des dépôts de chaux à proximité des cultivateurs. Je dirai ici ce que j'ai dit à propos de la discussion de la loi sur le sel applicable à l'usage du bétail ; je dis que c'est là l'affaire des particuliers. Les administrations communales et les propriétaires pourraient s'entendre pour encourager la formation de dépôts de chaux là où la nécessité s'en fait sentir, pour que tous les habitants puissent s'y approvisionner.
On demande la création de fermes-modèles ; nous avons pris les devants, nous vous avons soumis un projet de loi sur l'enseignement agricole. Rien ne pourra être fait pour les fermes-modèles aussi longtemps que ce projet de loi n'aura pas été discuté et voté.
On aura remarqué que parmi les obstacles que rencontre le développement de la culture dans les Ardennes, la députation du conseil provincial signale le bas prix des céréales et la difficulté de les vendre. Sous ce rapport encore le gouvernement a pris l'initiative, en faisant construire aux frais de l'Etat, et au moyen de subsides, une grande quantité de routes et de chemins vicinaux dans le Luxembourg. Dès lors cette province sera comme les autres, ou au moins à un certain degré, à même de vendre les produits de son sol. Il en sera surtout ainsi, si, comme nous l'espérons, le chemin de fer dont la concession a été accordée vient à être exécuté, ainsi que le canal de l'Ourthe.
Mais à côté des bas prix des céréales, dans le Luxembourg, on trouve des plaintes contre la cherté excessive des céréales dans cette province ; c'est ce qui a eu lieu en 1846 et cette année encore. Le meilleur moyen d'obvier à ces dernières plaintes, qui sont des plus fondées, c'est d'étendre la culture dans cette province. Mais, dit-on, votre loi sera inutile au point de vue de la culture des terres, la culture coûte trop cher dans le Luxembourg ; la vente des céréales, des produits de la terre ne pourrait jamais compenser les frais.
J'ai une objection péremptoire, c'est la demande des habitants pour obtenir à titre de partage une quantité de terrains communaux, en s'engageant à les cultiver. Or s'il était vrai que la culture coûtât trop comparativement aux produits, les habitants du Luxembourg se garderaient bien de demander l'extension de cette culture. Si cette objection était vraie, nous n'aurions pas vu les grands progrès qu'a faits l'agriculture dans le Luxembourg de 1770 à 1830 ; la députation ne dirait pas que 25 mille hectares peuvent et doivent être mis en culture, à cause de leur proximité des villages ; qu'il est même nécessaire de livrer ces 25 mille hectares à la culture.
Je disais donc qu'il y avait des demandes de partage. Hier, je me suis engagé à en donner connaissance à la chambre. Ces détails sont peut-être minutieux ; mais comme la question est grave, je pense que ces renseignements ne seront pas déplacés.
Dans la province de Namur, 120 habitants de la commune d'Oudremont sollicitent le partage de 120 hectares de terrain communal qui existent encore dans la commune. Les habitants de Lierneux demandent le partage de 500 hectares, il en existe 2,140. A Anthisnes les habitants demandent le partage de 96 hectares ; à Ampsin, les habitants demandent le partage de 28 hectares appartenant encore à la commune.
Maintenant voici les communes du Luxembourg : A Moircy on demande le partage des terrains communaux, on ne dit pas quelle étendue, il en existe 608 hectares ; à Beho, on demande également le partage du terrain communal ; à Chatillon on demande le partage de 184 hectares ; à Tavigny on demande le partage de 450 hectares ; à Leglise, on demande le partage de 105 hectares ; à Morhet on demande le partage de 200 hectares sur 450 ; à Louglier, on demande le partage de 91 hectares sur 842 ; à Bouvigny, on demande le partage de 1,300 hectares sur 1,508.
Maintenant il ne sera pas sans intérêt de connaître les motifs de ces communes.
La commune d'Houdrémont demande le partage de terrains communaux ; cette affaire est instruite, elle sera prochainement décidée.
A Leignon on a proposé de louer 358 hectares, pour un terme de 30 ans, à charge d'une redevance, ce qui équivaut à un bail à long terme, avec location directe, pour que chacun ait une égale portion à titre de bail. Cette proposition a été trouvée très raisonnable par le gouvernement ; elle a été sanctionnée par un arrêté royal du 7 janvier.
M. de Mérode. - Il n'est pas besoin d'expropriation pour cela.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - C'est parfaitement vrai ; mais ceci prouve une des assertions que j'ai émises, c'est que les habitants sentent qu'ils ont les moyens et la possibilité de cultiver les terrains communaux. C'est là un point capital.
D'autres demandes n'ont pas été accueillies par les conseils communaux ; on en verra les motifs.
Sur une requête des habitants des sections de Sainte-Walburge et ..., avis défavorable du conseil communal qui juge que les terrains ne sont pas propres à la culture. Cependant les habitants s'engagent à cultiver dans le terme de cinq ans. Je ne veux pas discuter le fondement de cet avis, je me borne à exposer les faits, je ne veux pas donner tort au conseil ou aux pétitionnaires avant de connaître.
Dans une autre commune le conseil communal réclame le partage de biens communaux pour mettre la bruyère en culture. Cette requête est renvoyée à l'avis du gouvernement.
Depuis que la chambre s'occupe de la discussion, j'ai reçu encore trois nouvelles pétitions où l'on demande également l'intervention du gouvernement.
St-Pierre. Treize habitants de la section de Presseux exposent qu'ils manquent de terres à cultiver, qu'une grande partie des bruyères de leur section est très propre à la culture, tandis qu'aujourd'hui elle ne fournit une récolte de seigle que tous les 24 ans. Ils demandent, en conséquence, le partage des bruyères en 3 rayons, à charge par eux de cultiver les deux premiers dans un délai de 16 années. Ils demandent aussi que la commune boise les parties les moins susceptibles de culture.
Bruyères communales, 647 hectares.
St-Pierre. - Huit habitants de la section de Flobimont font la même requête. Ils s'excusent, ainsi que les premiers, de n'avoir pas fait plus tôt leur demande, parce qu'ils n'ont pas connu plus tôt les intentions du gouvernement relativement au défrichement.
Il est donc probable que successivement des demandes de ce genre vont parvenir au gouvernement. On sait que jusqu'aujourd'hui il était dépourvu de moyens pour ordonner la mise en culture.
Recogne. - Soixante-dix-neuf habitants de Recogne font la même requête. Ils ajoutent que l'administration communale projette un projet de partage très onéreux pour les pauvres habitants, qui seraient tenus au payement d'une rétribution trop élevée.
Ils assurent que l'administration communale, et entre autres le bourgmestre et ses parents, ne désirent pas le partage, parce qu'ils tiennent de nombreux troupeaux de bêtes à laine.
La pétition fait aussi connaître qu'il se trouve dans cette commune des sources qui pourraient être employées par l'irrigation à former d'excellentes prairies.
Bruyères communales, 613 hectares
Vous voyez qu'il existe un grand nombre de demandes en partage, et qu'il est probable que des demandes plus nombreuses seront faites encore.
Le projet de loi ne donne pas au gouvernement le droit d'ordonner le partage, et je dirai qu'il serait souvent dangereux que le partage fût fait entre les habitants, parmi lesquels il s'en trouverait un certain nombre qui seraient dans l'impossibilité de cultiver. D'autant plus que si le partage était fait à titre gratuit, ce serait en quelque sorte dépouiller l'avenir au profit du présent.
Mais ce que le gouvernement encouragera toutes les fois qu'il aura les garanties nécessaires d'une bonne culture, ce seront d'abord les baux à long terme, faits à la convenance du cultivateur ; ensuite le partage entre les habitants, moyennant une certaine redevance annuelle, que les habitants pourront rédimer successivement et partiellement.
Ceci est grandement préférable aux baux emphytéotiques, parce que le tenancier à titre emphytéotique court toujours le risque d'être un jour dépossédé ; conséquemment il ne fait pas à son sol les mêmes avances que le propriétaire incommutable.
Ce qui nuit essentiellement, ce sont les cultures à titre précaire, à moins que ce ne soit pour des terrains d'une nature riche, susceptibles de donner un produit au bout de peu d'années. Dans ce cas, le premier qui aura un bail à long terme sera indemnisé de toutes ses avances.
Mais quand le terrain n'est pas d'une nature riche, la propriété seule peut indemniser celui qui fait la première culture.
Vous voyez, messieurs, que c'est une question qui doit être résolue suivant les communes et même les sections de communes, d'après les catégories de leur sol.
Il est donc impossible de poser des principes dans la loi.
Mais si la loi ne consacre pas pour le gouvernement la faculté d'ordonner le partage, mesure qu'on ne peut ordonner en présence de l'article 11 de la Constitution, qui prescrit que celui qui est privé de sa propriété pour cause d'utilité publique reçoive une juste et préalable indemnité, tout au moins le gouvernement aura-t-il un moyen d'influence sur les conseils communaux.
Lorsqu'il aura terminé une instruction pour procéder à l'aliénation par voie d'enchères publiques, le conseil sera appelé à déférer au vœu des habitants, s'il est légitime, tendant à délivrer certaines portions de terrains aux cultivateurs, soit à titre de bail à long terme, soit à titre de partage, moyennant une indemnité juste, mais assez modérée pour encourager la culture.
Dans d'autres circonstances, des demandes d'acquisition seront formées par des habitants de la commune, quelquefois aussi par des étrangers. Ceci n'est pas un mal. Si c'est un homme riche qui veut consacrer un capital à l'amélioration des terrains incultes, les demandes seront adressées aux conseils communaux et transmises à la députation. Si son avis est qu'il y a lieu d'accéder à cette demande, d'ordonner la vente aux enchères, le gouvernement pourra y déférer.
Dans tous les cas, la députation permanente ne donnera un avis conforme qu'après avoir entendu le conseil de la commune. La députation est un corps électif, qui, par sa position, ne sera que trop enclin à tenir (page 756) compte de l'opposition locale. Sous ce rapport, s'il est un abus à craindre, ce serait que la députation n'exerçât pas son mandat avec une indépendance suffisante, en présence de réclamations mal fondées. Mais la crainte d'abus, de vente ordonnée arbitrairement, est chimérique.
Si le gouvernement doit veiller à l'intérêt général, il a aussi un devoir à remplir envers les communes : il suivra leur avis, à moins que l'intérêt général n'exige un certain sacrifice, fait non par les intérêts, mais par les préjugés locaux. Il s'agit de froisser, non l'intérêt local, mais des préjugés locaux ou certains intérêts individuels, qui s'opposeraient au vœu des habitants de la commune.
Parmi les moyens conseillés au gouvernement, je trouve en première ligne les irrigations. Ce système est surtout applicable à la Campine, j'en conviens. Là, il a déjà produit de très grands résultats ; c'est-à-dire, que 1,300 hectares sont déjà à même de profiter du bénéfice de l'irrigation. Les propriétaires de plus de trois cents hectares ont obtenus la concession de prises d'eau dans le canal. Plus de 1,000 hectares sont déjà ou seront disposés pour l'irrigation, soit par le gouvernement, soit par les communes.
M. de Mérode. - Sans la loi !
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Oui ; mais de ce que sans la loi on a pu, par suite de la construction du canal, obtenir le consentement de certaines communes à l'aliénation de leurs biens, s'ensuit-il que la loi serait inutile ? Loin de là. Je dirai même que pour continuer le système d'irrigation, pour en tirer le plus d'avantage possible, il est quelquefois nécessaire de vaincre la résistance d'une commune qui entraverait des travaux qui doivent s'étendre sur un grand espace de terrain.
Il faut que le gouvernement soit mis à même, dans ce cas, d'acquérir ces terrains par voie d'expropriation publique et de les disposer à ses frais à l'irrigation, sauf ensuite à les revendre à ses risques et périls, mais bien certainement à son avantage.
En ce qui concerne la Campine, M. le ministre des travaux publics a accédé, sur la demande que je lui ai faite, à faire faire le nivellement de tout le territoire, afin que l'on puisse de prime abord connaître tous les endroits où l'eau pourra parvenir. Cette mesure, messieurs, est d'une haute importance. Elle prouve que le gouvernement est d'intention d'embrasser les travaux dans leur ensemble aussi bien que dans leurs détails.
La députation permanente du Luxembourg s'est aussi adressée au gouvernement pour lui demander de faire faire des études dans le Luxembourg. J'ai transmis cette demande à M. le ministre des travaux publics. Je ne veux pas, messieurs, donner la garantie que cette demande puisse être suivie d'effets utiles. Les honorables députés du Luxembourg prétendent qu'il n'y a rien à faire dans cette province au point de vue des irrigations, que partout les eaux sont mises à profit.
Cependant quelle que soit leur connaissance des localités, je me permettrai encore de douter d'une affirmation aussi générale, aussi positive ; et ce qui m'en fait douter, c'est la pétition d'habitants d'une commune qui dit qu'il existe chez eux des sources qui pourraient être employées à l'irrigation moyennant certains travaux.
Une autre demande, messieurs, vous a été faite ; c'est celle relative aux contributions. Vous n'ignorez pas que, d'après les lois existantes, les contributions des terrains en friche et boisés ne peuvent être augmentées pendant un terme de 30 ans ; qu'en ce qui concerne les terrains en friche qui seraient cultivés d'une autre manière, terres, prairies ou autre mode de culture, il y a les mêmes avantages, les mêmes privilèges pour le terme de dix années, et qu'en ce qui concerne les constructions et habitations, il y a exemption pour huit années.
J'ajouterai, messieurs, qu'en ce qui concerne les habitations, comme la plupart sont d'une faible valeur locative et que la loi sur la contribution personnelle n'atteint que celles d'une valeur locative de 20 florins et au-dessus, le plus grand nombre des habitations à construire sur ces terrains demeureraient en réalité exemptes à jamais des impositions personnelles.
Messieurs, s'il nous était possible de faire dans une loi la distinction entre les terrains d'une très médiocre valeur, dont la culture doit être fortement encouragée, et les autres terrains qui sont susceptibles de produits immédiats, ou après un terme très rapproché, nous n'hésiterions pas à vous proposer pour les terrains de moindre valeur une exemption, dût-elle s'étendre jusqu'à 50 ou 60 années. Mais dans l'impossibilité de faire cette distinction, force nous est de prendre un terme moyen, de maintenir, en ce qui concerne les bois, l'exemption de 30 années, et en ce qui concerne les autres terrains, d'étendre l'exemption à 15 années au lieu de 10, et d'accorder la même exemption pour les propriétés bâties.
J'ai dit, messieurs, que si nous pouvions faire dans une loi une distinction entre les divers terrains, nous irions beaucoup plus loin pour les terrains de très mauvaise qualité. Mais il est impossible de poser une base dans la loi, et cependant, en matière de contributions, il ne peut y avoir d'arbitraire, il faut bien une règle commune.
Dès lors, messieurs, nous croyons que la loi, amendée par les propositions que je déposerai dans le cours de la discussion, sera encore un nouveau bienfait pour tout le pays, au moins pour toutes les parties de pays qui possèdent des terrains communaux.
Messieurs, j'arrive à l'objection tirée de la Constitution. On s'est étayé des articles 31 et 108 qui disent que les intérêts purement communaux seront régis par les conseils communaux, et à cet égard on a cité l'autorité du Répertoire de jurisprudence administrative de MM. Tielemans et de Brouckere. Mais, messieurs, le projet de loi ne combat en aucune manière cette théorie, ne porte en aucune manière atteinte aux articles 31 et 108 de la Constitution. Sans doute, si, à l'exemple du gouvernement impérial, le gouvernement vous proposait de déclarer que tous les biens communaux appartiennent à la caisse d'amortissement et seront vendus au profit du gouvernement, oh ! assurément qu'il y aurait une atteinte manifeste portée à la Constitution. Mais loin de là ; ces articles, nous leur laissons leur pleine et entière valeur. Mais ce que nous proposons, c'est de faire usage de l'article 11 de la Constitution qui permet d'ordonner l'expropriation pour cause d'utilité publique, moyennant juste et préalable indemnité, de toute espèce de terrains, soit qu'ils appartiennent aux communes, soit qu'ils appartiennent à des particuliers.
M. de Mérode. - Cela tend au communisme.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Messieurs, je réponds directement à l'objection de l'honorable comte de Mérode.
J'ai déjà entendu dire : Mais si un jour le principe du communisme venait à triompher, on dirait : Les grandes propriétés sont contraires à l'intérêt public, et on obligerait les grands propriétaires à vendre leur propriétés pour arriver au morcellement.
Messieurs, je dirai que cette objection n'a rien de sérieux. Je dirai d'abord que par le système de partage dans les familles, introduit par notre Code civil, il y a une tendance très grande à partager les domaines considérables, qui pour la plupart sont au-dessus de la fortune d'un seul copartageant et qui de plus en plus seront par la suite des temps au-dessus de la fortune d'un copartageant.
De manière, messieurs, que si de temps à autre un homme opulent parvient à former un très grand domaine, il est très probable que, par la succession des temps, ces grands domaines finiront par être plus ou moins morcelés.
Mais je vais plus loin. Je dis qu'un certain nombre de grands domaines est d'une utilité publique évidente, loin d'être contraire à l'intérêt général. C'est ainsi, messieurs, que ce sont les grands fermiers de la Hesbaye, du Brabant, de la province de Namur qui fournissent surtout l'approvisionnement des céréales ; que si nous avions la culture divisée partout comme elle l'est dans les Flandres, nos marchés ne seraient pas suffisamment approvisionnés.
Je dis donc, messieurs, que la grande culture, dans une certaine proportion, a des avantages réels, incontestables ; que d'autre part nos lois civiles suffisent pour empêcher qu'il y ait une trop grande concentration, une trop grande agglomération des propriétés ; que d'ailleurs il n'y aurait aucune comparaison à faire entre une proposition qui obligerait un propriétaire à morceler son héritage, alors que cet héritage a reçu surtout une destination utile pour la culture, et une proposition qui tend à forcer les communes à mettre elles-mêmes en culture ou à consentir à la vente de leurs terrains incultes.
Eh bien, messieurs, nous aurions beau rejeter la loi que nous discutons en ce moment, si un jour le communisme venait à triompher à tel point que la législature fût composée en majorité de membres appartenant à cette opinion d'égalité, on ne regarderait pas à tous nos précédents, nos précédents seraient tenus pour nuls et on agirait d'autorité.
Ainsi, messieurs, ne la rejetons pas, par la crainte d'un mal imaginaire, je dirai même d'un mal qui ne pourra jamais se réaliser, car je ne crains pas de l'affirmer, jamais en Belgique le communisme ne triomphera à ce point ; mille considérations s'y opposent.
Du reste, messieurs, l'application de l'article 11 de la Constitution qui a consacré la faculté d'expropriation pour cause d'utilité publique, n'est pas une nouveauté : ce principe a été appliqué par les gouvernements précédents, et notamment celui de Marie-Thérèse, qui certes étaient de justes protecteurs de la propriété ; à une époque où la propriété était toute puissante en Belgique, de nombreuses applications ont été faites par des lois successives ; c'est ainsi encore qu'un décret impérial a permis l'expropriation pour le dessèchement des polders, pour le dessèchement des marais.
C'est ainsi encore qu'une loi récente a autorisé l'expropriation non seulement pour livrer passage aux propriétaires de mines, mais pour leur procurer un passage plus commode. Il y a quelques années, le gouvernement a fait l'application de ce principe pour le dessèchement du lac de Léau ; par un arrêté royal on a ordonné aux propriétaires de permettre le passage des eaux et de laisser construire, à cet effet, des rigoles sur leur propriété. On a amené par là la mise en culture d'un lac de 100 hectares, et je ne sache pas que cet arrêté ait été l'objet d'aucune critique.
Messieurs, on vous demande pour la province de Luxembourg de nouvelles routes, de nouveaux chemins vicinaux, comme moyen de pousser à la culture, moyen plus efficace, nous dit-on, qu'une loi d'expropriation. Eh bien, messieurs, beaucoup a été fait pour le Luxembourg en cette matière. Il reste sans doute à faire encore, mais je dirai que les résultats obtenus relativement au défrichement des terrains communaux ne sont pas en rapport avec les sacrifices qu'ils ont imposés au trésor, et moi, messieurs, je dirai à la province de Luxembourg qu'en demandant des subsides au gouvernement et en les demandant surtout pour l'amélioration de la situation de la province, elle a contracté aussi, envers le pays, l'obligation de concourir à la prospérité générale du pays en livrant à la culture des milliers d'hectares qui en sont susceptibles et qui demeurent aujourd'hui improductifs. Et j'ajouterai que le meilleur titre a à obtenir de nouveaux subsides sur le budget de l'Etat pour cette partie de son bien-être, c'est, messieurs, d'accepter, comme il devrait être accepte, le projet de loi que nous discutons.
(page 757) Voyez, messieurs, de quelles garanties nous avons entouré le projet : D'abord, lorsqu'il s'agira d'arriver à la mise en culture de certains terrains communaux, il faudra constater si la culture est possible, si elle est désirable dans l'intérêt de la commune. Le conseil communal sera consulté. Il sera libre d'indiquer toutes les conditions qui lui paraîtront le plus utiles. La députation permanente décidera en dernier ressort ; si elle décide qu'il n'y a pas lieu de donner suite au projet, l'instruction n'ira pas au-delà. Si, au contraire, la députation permanente est d'avis qu'il y a lieu de donner suite au projet, elle indiquera en même temps les conditions de son consentement, non seulement quant à l'étendue des terrains, mais quant à l'étendue des parcelles, quant au mode de culture, quant au terme endéans lequel la culture devra avoir lieu, quant aux conditions de la vente. Le gouvernement ensuite examinera encore les réclamations qui pourraient lui arriver contrairement à l'avis de la députation, et ce ne sera qu'après avoir pris connaissance des faits que le Roi sera appelé à statuer.
Ensuite la vente doit avoir lieu avec publicité et concurrence. C'est le meilleur moyen d'amener le juste prix. Cependant j'ai adhéré à la proposition de la section centrale, aux termes de laquelle les tribunaux seront encore appelés à apprécier si le prix obtenu est réellement le juste prix.
Dès lors, messieurs, quelles garanties veut-on de plus ? Ou il faut dire que l'on renonce pour jamais à prescrire la mise en culture des terrains communaux, ou il faut accepter le projet de loi, car faire moins c'est impossible. Ou bien, messieurs, si vous voulez atteindre un résultat, il faut disposer que vous porterez tous les ans une somme très considérable au budget, et encore le résultat de nos avances sera-t-il subordonné au bon vouloir des conseils communaux, qui parfois, par des considérations locales ou individuelles, n'entreront pas encore dans les vues de la législature.
Ici, messieurs, je répondrai à une critique d'une autre nature qui a été adressée au projet. On nous a dit que le projet est trop restreint, qu'il ne donne pas assez d'autorité au gouvernement, et telle est aussi l'opinion du conseil d'agriculture qui aurait voulu que l'arrêté royal ne dût pas être précédé d'un avis conforme de la députation. Messieurs, j'avoue que j'ai tenu particulièrement à l'avis conforme de la députation, parce que je compte sur l'intelligence, sur le patriotisme, je dirai même sur un certain courage civique de la part des membres des députations, haut placés dans la hiérarchie administrative, et j'aime à croire que généralement ils sauront remplir leur devoir et la mission que la loi leur accorde.
Mais, messieurs, j'ai aussi pensé que si le gouvernement avait la faculté d'ordonner, à lui seul, sans l'avis conforme de la députation, la vente des terrains communaux, les préjugés locaux se fortifieraient par cette circonstance, la loi serait reçue avec plus de défaveur et qu'il pourrait arriver, un jour, qu'un ministre trop zélé pour l'intérêt de l'agriculture voulût précipiter, en quelque sorte, le défrichement, et par là n'allât au-delà du but que l'on peut atteindre en procédant successivement et conformément aux avis des autorités provinciales. C'est donc bien à tort qu'on vient encore reproduire ici ces grands mots : « Vente en masse des terrains communaux, privation de pâturages pour les habitants, appauvrissement de toutes les Ardennes ! ». Messieurs, rien de tout cela n'est justifié par le projet ; je dirai plus : rien de tout cela n'est possible, aux termes du projet.
Une objection qui a encore été faite, quant aux résultats de la loi, c'est qu'un grand nombre de terrains incultes sont encore en domaine privé.
Eh bien, messieurs, il est d'abord facile de concevoir que la plupart de ces terrains qui sont dépendants de grands domaines particuliers, sont ceux qui sont les moins bien situés pour la culture et qui sont les plus éloignés du centre des villages Voilà une première raison. D'autre part, je dirai qu'il est inexact d'affirmer que le grand propriétaire ne fasse pas de défrichement ; il en est plusieurs qui, à ma connaissance, ont opéré des défrichements et des défrichements en grand. C'est un fait qui ne peut pas être contesté. (Interruption.)
La plantation, me dit-on... Eh bien, la plantation est un défrichement véritable. Ce que nous demandons, c'est l'utilisation des terrains communaux ; que ce soit en bois, en terres, en pâturages, peu importe ; mais ce qu'il faut, c'est la culture la mieux appropriée à la nature du sol et aux besoins des localités.
Messieurs, ce qui a nui encore au défrichement de cette partie du domaine privé, c'a été l'absence de routes, car ce n'est que depuis peu d'années qu'on a fait des routes dans cette province. D'un autre côté, ce n'est non plus que depuis un certain nombre d'années que la propriété a acquis cette grande valeur que nous lui voyous aujourd'hui et qui est une cause bien déterminante pour le propriétaire. Et puis, durant de longues années, les bois ont été à un très vil prix, autre circonstance qui a dû nécessairement influer sur le boisement. Maintenant que, par la facilité des communications, plusieurs grands propriétaires s'établissent dans le Luxembourg et que cette tendance deviendra de plus en plus grande, il est hors de doute que ces propriétaires ne voudront pas voir longtemps leurs terrains en friche et qu'ils feront tous leurs efforts pour les mettre en valeur.
Une autre cause qui s'est opposée pendant longtemps au défrichement, ce sont les usufruits qui résultaient de nos anciennes coutumes et qui aujourd'hui sont abolis par le Code civil, à moins qu'ils n'aient été établis conventionnellement.
Je pense donc qu'en ce qui concerne le domaine privé, il n'y a pas de nécessité de lui rendre applicable la loi que nous proposons. Je suis persuadé que l'action du temps suffira pour amener ce résultat.
Messieurs, on a aussi réclamé une loi spéciale aux irrigations, une loi ayant pour objet d'accorder au propriétaire qui veut se servir des eaux, le droit de passage sur la propriété d'autrui. Une loi de ce genre a été votée en France. D'après les renseignements que je me suis procurés auprès de l'administration française, cette loi a produit jusqu'à présent très peu de résultats. (Interruption.)
Du reste, ce projet de loi, sur lequel j'ai pris l'avis de M. les gouverneurs des provinces, ainsi que des députations permanentes, est à présent arrivé à la fin de l'instruction administrative, et prochainement il sera présenté à la chambre. Cette disposition ne fera que reproduire le principe qui a été décrété dans la loi des mines pour le transport des minerais. Mais, messieurs, cette loi seule, non plus que des subsides seuls, n'est pas de nature à amener le défrichement ; il faut quelque chose de plus ; et ce quelque chose de plus est consigné dans le projet en discussion.
Messieurs, il me reste encore à répondre à quelques objections.
Une objection qui a paru faire une certaine impression, et j'avoue que les circonstances où le pays se trouve lui donnaient une certaine force : c'est qu'il n'est pas avantageux que le pays soit trop peuplé ; dans le moment actuel, si l'on fait la comparaison du Luxembourg avec les Flandres, l'on dira que la situation du Luxembourg est préférable à celle des Flandres.
Mais, messieurs, ce n'est là qu'une objection de circonstance ; et je suis persuadé qu'aucun député des Flandres ne consentirait à laisser réduire ces deux provinces à une telle situation, par l'émigration volontaire ou même humanitaire, avec des subsides convenables, Et que serait donc la Belgique, si tout son territoire était peuplé et cultivé comme l'est celui du Luxembourg ? Véritablement la Belgique entière compterait moins qu'un grand département français.
Messieurs, j'entends souvent dire que la terre est trop peuplée. Mais il s'agit de savoir quel est celui qui se considère comme étant de trop sur la terre. C'est comme quand on se trouve dans une société nombreuse, on dit : « La société est trop nombreuse. » Mais personne en particulier ne s'y trouve de trop.
Je crois que tous les hommes sont heureux d'avoir vu le jour, et je crois qu'aucun d'eux, quelque misérable qu'il soit, ne regretterait d'être né, et consentirait à quitter la vie. Les cas du contraire sont infiniment rares. La naissance est donc un véritable bienfait, et il est du devoir du gouvernement d'encourager la population par la culture de la terre ; la culture de la terre doit être encouragée ; l'accroissement de la population s'arrête là où les aliments manquent.
Messieurs, l'on a demandé que le gouvernement usât de son influence pour amener le reboisement du pays. Déjà j'ai indiqué l'initiative que le gouvernement a prise. Le meilleur moyen d'arriver au reboisement, c'est encore le projet de loi. Quand le gouvernement verra que dans le pays, dans le Luxembourg surtout, car c'est lui qui fait opposition, quand le gouvernement verra que le Luxembourg entre dans cette voie de progrès et la suit avec énergie, le gouvernement se fera un plaisir de demander à la législature tous les encouragements qui peuvent être légitimement réclamés.
L'honorable M. Pirson disait que la vente des bruyères se ferait au profit des riches, au profit des étrangers, et que les manants se trouveraient dépouillés de tous leurs avantages.
Je vous ai déjà indiqué la manière de voir du gouvernement et l’application que la loi doit nécessairement recevoir par suite du consentement obligatoirement requis de la députation permanente du conseil provincial qui est la tutrice des communes et surtout des pauvres habitants des communes. Mais, messieurs, il ne s'agit pas non plus d'exclure tous les étrangers de toute participation à la culture. C'est ainsi que des communes du Limbourg ont vu avec satisfaction des étrangers se rendre adjudicataires de terrains préparés pour l'irrigation. Il en sera ainsi dans beaucoup de localités. Les conseils communaux seront très heureux d'obtenir de hauts prix de leurs terrains et de voir consacrer des capitaux considérables à la culture ; cette satisfaction sera partagée par toute la classe ouvrière des campagnes.
Messieurs, pour nous résumer, je dis que l'utilité de la culture des bruyères est manifeste, qu'elle est même reconnue nécessaire dans une certaine étendue par la députation permanente du Luxembourg, que les mêmes avis ont été donnés par toutes les provinces ; il ne s'agit, du reste, en ce qui concerne l'utilité, que d'une application modérée, qu'à ce point de vue toutes les garanties imaginables se trouvent dans le projet de loi.
L'on aurait voulu que le gouvernement présentât en quelque sorte des plans parcellaires des communes, indiquant les terrains susceptibles de culture ; la culture la plus propre à ces terrains, l'étendue qu'il convenait de donner aux lots, l'usage qui devrait en être fait dans l'intérêt de la chose publique et des habitants. Ce sont là des détails administratifs qui appartiennent au pouvoir exécutif et sur lesquels la députation du conseil provincial et le conseil communal seront appelés à délibérer, et le gouvernement aura à prononcer en dernier ressort. Si la chambre devait s'occuper de semblables détails, elle ne pourrait plus faire des lois, elle consacrerait tout son temps à s'occuper d'administration.
L'on a conseillé au gouvernement d'avoir recours au partage ; nous avons à cet égard indiqué nos vues ; elles ne s'éloignent pas de tout ce qui est raisonnable, de ce qui est dans l'intérêt de la commune et dans l'intérêt de l'agriculture ; mais nous ne sommes pas d'avis qu'il doive être posé comme règle ni faire l'objet d'un article obligatoire de la loi. On y aura souvent recours, précisément quand le gouvernement sera armé du (page 758) moyen d'arriver à la vente du terrain communal, quand les communes refuseront d'en tirer parti, de le reboiser ou de le louer à longs termes ou d'en faire la concession à des habitants pouvant défricher utilement, moyennant une certaine redevance.
Messieurs, le gouvernement, satisfaisant au vœu du pays, a pris l'initiative du projet de loi. Depuis lors, nous avons vu le gouvernement anglais proposer au parlement des mesures qui ont beaucoup de rapport avec celles que nous discutons, mais qui en diffèrent surtout par l'énormité du sacrifice qu'il se propose de faire, puis qu'il se propose de consacrer 25 millions au défrichement. Nous avons cru que nous n'avions pas besoin de demander au pays des sacrifices disproportionnés avec les ressources du trésor ; nous avons pensé qu'avec 500 mille francs, nous pourrions donner une impulsion sérieuse et grande au défrichement ; quand les résultats seront constatés et que nous aurons mis les chambres à même d'apprécier les résultats obtenus au moyen des sacrifices que nous aurons demandés et de l'application de la loi, nous avons pensé que la chambre serait disposée, si l'utilité lui en était démontrée, à consentir des sacrifices plus considérables.
M. Orban. - Messieurs, en entendant le discours de M. le ministre de l'intérieur, ou du moins une partie de ce discours qui a paru faire impression sur une certaine partie de l'assemblée, j'ai eu à me demander s'il était parmi les adversaires de son projet ou s il avait pris la parole pour le défendre, tant certains faits invoqués par lui vont à rencontre de sa proposition.
En effet, quel est le principe du projet que nous discutons ? C'est celui de la vente forcée, de la vente par expropriation pour cause d'utilité publique des biens communaux. Ce principe, nous le combattons, parce que nous ne voulons pas que les pauvres, qui profitent actuellement de ces biens communaux, en soient dépouillés. Pour étayer son projet, pour établir que les populations n'y sont pas défavorables dans les localités, il produit de nombreuses pétitions ayant pour objet de demander le partage des biens communaux. Mais que prouvent donc ces pétitions ? Elles prouvent précisément ce que nous avons allégué : la crainte qu'éprouvent les habitants des communes de se voir dépouillés de ces terrains dont ils jouissent maintenant, car le plus sûr moyen de conserver la jouissance de ces terrains, c'est de les posséder en propriété privée.
Une autre induction, non moins fausse, a été tirée par lui de ces pétitions. Elles prouveraient, selon M. le ministre de l'intérieur, que ceux qui les ont adressées au gouvernement sont disposés à défricher et à cultiver, et qu'ils en ont les moyens.
Si M. le ministre de l'intérieur vous avait rendu compte de la position de ces communes, comme il aurait pu le faire, car il en aurait trouvé les moyens dans le travail de la députation du Luxembourg, qu'il a entre les mains ; il aurait fait sourire la chambre en exprimant une pareille opinion, une pareille confiance.
En effet, il vous a parlé d'une pétition adressée par les habitants d'Assenois ; il aurait pu vous dire que, dans cette commune, il y a 30 hectares de bruyères communales, et 1,682 hectares de bruyères particulières. Or, je vous laisse à juger si dans une commune où les particuliers possèdent 1,682 hectares, qu'ils laissent en friche, il y a quelque chance qu'ils soient en mesure de cultiver les 30 hectares de bruyères communales, si on leur en accordait le partage.
M. le ministre vous a cité également la commune de Mont-le-Ban, d'où est partie une pétition de même nature.
M. le ministre de l'intérieur croit-il que les 250 hectares de bruyères que possède cette commune seront mises en culture alors que les 1,324 hectares de bruyères appartenant à des particuliers sont restées en friche jusqu'à ce jour ?
Une demande semblable a été faite par la commune d'Assenois. L'on oublié de vous dire que, s'il y a dans cette commune 953 hectares de bruyères communales, il s'y trouve également 1,296 hectares de bruyères particulières.
Je pourrais faire la même observation au sujet de la commune de Jusseret également indiquée par M. le ministre de l'intérieur et qui contient 1,588 hectares de bruyères communales et 1,842 hectares de bruyères particulières.
Maintenant, je vous laisse à apprécier la possibilité de la mise en culture des bruyères possédées, par les communes, dont le partage est demandé par les habitants ; en d'autres termes ce qu'il y a de fondé dans la conclusion que M. le ministre de l'intérieur tire de ces pétitions.
Si l'on pouvait tirer de ces pétitions une conséquence applicable à la question qui nous occupe, elle serait évidemment contraire à l'expropriation forcée mais je crois que pour être vrai il faut dire que les demandes de partage ne prouvent absolument rien, sinon qu'on préfère encore la propriété privée à la propriété communale.
M. le ministre de l'intérieur a cru pouvoir argumenter du travail de la députation pour appuyer son projet ; il l'a fait avec tout aussi peu d'à-propos.
Il a fait du document qui était à sa disposition un usage entièrement contraire au but de ce travail.
Il a voulu prouver que la députation était favorable à l'expropriation forcée des biens communaux. Et pour cela c'est dans des passages isolés de ce rapport qu'il a cherché ses preuves. Cependant comme il existe un chapitre de ce rapport, consacré à l'examen de la question de l'expropriation forcée des biens communaux, c'est là que l'on devait chercher sou opinion sur cette question. Or, elle se prononce formellement contre l'expropriation, forcée. Elle déclare que cette mesure n'aura pas les conséquences qu'en attend le gouvernement, qu'elle entraînerait les plus graves inconvénients.
Laissant, dis-je, de côté ce chapitre, M. le ministre de l'intérieur va chercher l'opinion de la députation sur la question qui y est traitée dans des passages entièrement étrangers à cette question, et dont il méconnaît entièrement le sens, comme je vais le prouver.
M. le ministre de l'intérieur a cité hier comme une preuve que la députation considère l'état actuel des choses comme mauvais, comme profitable aux grands propriétaires seulement et contraire à l'intérêt des pauvres, un passage de ce rapport. Eh bien, le passage cité est précisément l'opinion des adversaires du système de la députation.
Voici en quels termes il est conçu :
« L'un des motifs qui engagent quelques personnes à demander l’aliénation des bruyères communales, c'est qu'il n'est pas juste que les gens aisés des communes jouissent des pâtures au profit des gens pauvres ; dans leur pensée, il ne faut pas que la jouissance soit exclusivement en faveur des propriétaires des grands troupeaux, car cette jouissance n'est pas compensée par les quelques têtes de bétail que les familles peu aisées envoient au troupeau commun, et par l'essartage annuel d'une portion de terrain communal. Ces personnes demandent encore que les pauvres ne soient pas à la merci des riches pour la culture des pommes de terre, qu'on leur délivre un lot de terrain qu'ils défricheront, qu'ils amélioreront par les engrais qu'ils s'ingénieront à se procurer et qu'ils cultiveront avec soin pour le transmettre à leurs enfants. »
Ainsi l'on a mis sur le compte de la députation l'opinion des adversaires de son système que ce collège, dans un travail de cette nature, devait faire connaître à M. le ministre de l'intérieur avec impartialité.
Nous avons dit que la députation trouvait pour le moment que la vente des terrains communaux était inutile, parce que les moyens d'en opérer le défrichement n'existaient pas.
M. le ministre de l'intérieur prétend que la députation prouve le contraire, en disant que 25,983 hectares de bruyères communales situées dans un rayon de 1,250 mètres des villages peuvent être immédiatement livrées à la culture.
Or, messieurs, voici le passage du rapport d'où M. le ministre de l'intérieur a cru pouvoir inférer cette opinion.
« S'il y a chance d'aliéner une partie des terres vagues pour les livrer à la culture, ce sont celles qui touchent à la ceinture cultivée, autour des villages ou hameaux. »
La députation se borne à dire que s'il y avait chance d'aliéner des terrains vagues pour les livrer à la culture, il faudrait prendre à l'entour des villages ; et elle ajoute :
« Les bruyères communales qui sont situées aux environs des endroits habités dans un rayon de 1,250 mètres comprennent 25,983 hectares. »
Je vous laisse à penser s'il y a, dans ce passage, rien qui justifie l'assertion de M. le ministre, que dans l'opinion de la députation, 25,000 hectares de terrains communaux, de biens appartenant aux communes sont susceptibles d'être immédiatement livrés à la culture. Vous allez voir combien une pareille assertion est éloignée de la pensée de la députation.
Dans plusieurs passages de son rapport, elle exprime l'opinion que, pour étendre la culture avec fruit, avec avantage, il faut posséder des ressources qui sont encore à créer, qui ne peuvent l'être que petit à petit, capitaux, engrais, moyens agricoles de toute espèce. Eh bien, messieurs, elle ajoute que lors même qu'il y aurait une augmentation d'engrais, de capitaux, ce ne serait pas un motif pour les employer exclusivement aux défrichements, parce que les terres, déjà mises en culture, réclameraient longtemps encore l'emploi de ces engrais, si l'on pouvait se les procurer.
Je vais vous lire ce passage, tout à fait digne de votre attention :
« Si l'on pouvait avoir plus d'engrais ou si l'on avait les moyens d'y suppléer, la première amélioration devrait se porter sur les terres labourables, afin de leur faire produire davantage, plus souvent et des récoltes plus variées.
« C'est une vérité en agriculture que, si les défrichements servent uniquement à multiplier les terres labourables, ils ne produisent pas d'effet utile, parce qu'ils peuvent préjudicier à la bonne culture de celles qui existent déjà.
« En parcourant l'Ardenne luxembourgeoise, on remarque, autour des endroits habités, une ceinture cultivée plus ou moins étendue ; mais dans les champs qui touchent plus immédiatement à la bruyère, on voit les grains bien clairsemés, des pailles courtes, des épis chétifs et de médiocre qualité. Cela paraît provenir de ce que ces champs n'ont pas, à beaucoup près, les engrais et les amendements nécessaires. Cette pénurie se reproduit à divers degrés dans les autres terres cultivées.
« Ainsi, au lieu d'étendre la culture, il semblerait préférable de la restreindre ; avec des champs en plus petit nombre, qui recevraient plus de fumure et plus souvent, on obtiendrait des récoltes tout aussi abondantes et de meilleure qualité ; on cultiverait également avec plus de facilité, par conséquent avec plus d'économie. - Une bonne culture restreinte serait donc de beaucoup à préférer à une culture médiocre plus développée. »
Ainsi, messieurs, bien loin que l'espace manque à la culture, que les terrains particuliers y soient insuffisants ; bien loin qu'il faille livrer aux exigences du défrichement 70,000 hectares de terrains communaux, il serait infiniment préférable d'améliorer la culture existante, si l'on en possédait les moyens.
Ainsi, malgré les considérations invoquées par M. le ministre de l'intérieur, il reste démontré que l'expropriation forcée des biens communaux (page 759) n'est nullement demandée par les habitants, n'est nullement nécessaire pour que les défrichements reçoivent tous les développements dont ils sont susceptibles.
Si mon opinion n'a point varié sur la nécessité de ces expropriations, elle n'a pas varié non plus sur leurs inconvénients, sur leurs dangers.
J'y ai pensé de nouveau depuis que j'ai pris pour la première fois la parole, et il m'a paru que la garantie que le gouvernement veut donner aux communes que des terrains vendus par elles seront livrés à culture, qu'elles n'en seront pas dépouillées inutilement pour l'intérêt général, est tout à fait insuffisante.
Il est dit dans la loi que ce n'est que pour autant que la culture sera la conséquence de la vente, que la vente sera définitive.
M. le ministre considère cette clause comme mettant parfaitement les communes à l'abri du danger d'être dépouillées sans fruit et de voir simplement les terres en friche passer de leurs mains dans celles des particuliers. Eh bien ! je dis que cette garantie est parfaitement illusoire, et vous allez le comprendre.
Pour parvenir à cette revendication, d'abord il faudra un procès. C'est aux tribunaux qu'on devra la demander. Or, que de circonstances peuvent l'arrêter, l'entraver dans l'exercice de ce droit ! D'un autre côté, il faudra que la commune rembourse le prix de cette vente, prix dont la plupart du temps elle aura fait emploi, lorsque le moment sera venu pour elle de recourir à l'exercice de ce droit. La difficulté d'opérer ce remboursement six ou sept ans après l'époque de la vente, l'empêchera la plupart du temps d'en poursuivre l'annulation.
Une autre disposition du projet viendrait encore amoindrir les effets de cette garantie. En effet d'après une disposition nouvelle introduite, par M. le ministre, depuis la présentation de la loi, les membres des conseils communaux peuvent devenir acquéreurs des propriétés vendues par les communes. Or, il est évident que comme les membres des conseils communaux seront les acquéreurs les plus habituels de ces biens, il leur arrivera bien rarement d'exercer contre leurs collègues un droit de revendication, qui pourrait être tourné contre eux-mêmes.
Maintenant, messieurs, que j'ai consacré ces quelques mots à combattre l'argumentation de M. le ministre de l'intérieur, en ce qui concerne l'expropriation forcée des terrains communaux, qu'il me soit permis de parler de la mesure de défrichement en elle-même. Dernièrement, lorsque j'ai pris la parole devant la chambre, je n'ai pu m'exprimer que sur le projet, et dans une matière aussi étendue il est difficile de tout dire et d'exprimer complétement sa pensée.
On a pris texte de ce que je disais ou plutôt de ce que je ne disais pas, pour prétendre que j'étais hostile au défrichement. La même accusation a été lancée contre mon collègue du Luxembourg, contre la députation, contre la population tout entière de cette province. Cette assertion se trouve même consignée dans l'exposé des motifs de M. le ministre de l'intérieur.
C'est là une accusation que son absurdité même aurait dû faire repousser par ceux qui y ont ajouté foi.
La vérité est que lorsque la question du défrichement des bruyères a été mise à l'ordre du jour par le gouvernement, cette idée a été accueillie dans la province de Luxembourg avec une sympathie unanime ; jamais projet n'y a reçu un accueil plus favorable. Tout le monde s'est occupé de fournir son contingent sur cette matière intéressante. L'administration de cette province, pendant une année entière, s'est occupée de réunir les éléments qui étaient nécessaires pour mettre le gouvernement à même de réaliser les vues qu'il annonçait. Aussi, messieurs, nous devions espérer que le Luxembourg recueillerait les premiers fruits des mesures que le gouvernement semblait projeter ; nous devions espérer que si un projet de loi était la conséquence de cette instruction si longuement élaborée, ce projet renfermerait des mesures applicables au Luxembourg, utiles au Luxembourg, qui par l'étendue des bruyères qu'il possède est surtout intéressé dans cette question.
Messieurs, il n'en a rien été, et cet espoir a été suivi d'une déception complète. Il est évident que le projet qui vous est soumis, est uniquement relatif à la Campine ; il est évident que ce projet, qui renferme une demande considérable de fonds qui sera suivie probablement de beaucoup d'autres, n'est relatif qu'à une seule partie du pays.
D'où vient cette faveur, messieurs ? Est-ce que les bruyères de la Campine sont plus dignes d'intérêt que celles du Luxembourg ? Les bruyères de la Campine sont un désert au milieu duquel on doit créer des villages. Au contraire, dans la province de Luxembourg, les villages existent et sont entourés de bruyères. En prenant des mesures favorables au défrichement des bruyères du Luxembourg, vous veniez en aide aux populations existantes. Au contraire, en vous occupant des bruyères de la Campine, vous travaillez pour des populations à venir, pour des populations à créer. D'où vient donc cette préoccupation exclusive dans l'intérêt de la Campine ? Messieurs, il faut bien le dire, c'est à la présence aux affaires d'un ministre qui s'intéresse plus particulièrement à cette partie du pays, que l'on doit la présentation d'un projet où les intérêts généraux du pays sont méconnus d'une manière formelle. Quand on présente une loi sur le défrichement des bruyères du pays, quand on lui donne ce but, cette portée, cette loi devrait au moins contenir quelques mesures applicables au défrichement des bruyères du pays en général. Or, ce projet ne renferme aucune disposition de cette nature ; il se borne à vous demander les moyens pécuniaires et les mesures législatives qui sont nécessaires pour arriver à la réalisation du projet d'irrigation de la Campine.
Et nous, messieurs, n'avions-nous donc rien demandé ? Avons-nous tant écrit pour ne rien dire ? N'avons-nous indiqué au gouvernement aucune mesure à prendre dans l'intérêt du Luxembourg, dans l'intérêt du défrichement de ses bruyères ?
N'avions-nous pas déclaré au gouvernement, par exemple, que le reboisement du Luxembourg était une mesure indispensable, que les abris nous étaient aussi nécessaires que les irrigations le sont à la Campine ?
Messieurs, une mesure de cette espèce se recommandait à l'attention du gouvernement à bien des titres.
Elle est au nombre de celles que l'intérêt du pays tout entier réclame avec le plus de force. Est-ce que la rareté déjà excessive des bois de construction ne doit pas appeler l'attention du gouvernement à l'égal de la rareté des céréales ? N'y a-t-il point là un besoin d'avenir auquel il est urgent de pourvoir ?
L'intervention du gouvernement dans une mesure de cette espèce est d'autant plus nécessaire que les bénéfices du reboisement devant profiter à l'avenir seulement, tandis que les charges seules sont le partage du présent, l'on trouve généralement, soit dans les communes, soit dans les particuliers, peu de dispositions à l'entreprendre. On ne s'impose pas volontiers des sacrifices dont on ne doit retirer aucun fruit, dont tout le fruit doit être pour les générations futures. C'est donc au gouvernement, dont les vues et la mission doivent embrasser les besoins de l'avenir aussi bien que ceux du présent, à venir en aide aux populations pour entreprendre cette œuvre.
Le reboisement, messieurs, était sous un autre point de vue une mesure digne de toute la sollicitude du gouvernement. On sait, en effet, qu'il existe dans l'intérieur du pays beaucoup de forêts qui occupent des espaces de terrains très propres à la culture ; le défrichement de ces forêts serait évidemment désirable. Les forêts qui se trouvent dans les Flandres, dans le Hainaut, dans le Brabant, se trouvent généralement dans cette situation. Eh bien, si vous voulez en rendre le défrichement possible, il faut pourvoira la création de nouvelles forêts dans ces parties du pays où le sol plus ingrat n'est pas propre au même degré à la culture. Ainsi le gouvernement aurait dû faire à cette proposition un accueil tout aussi empressé, tout aussi bienveillant que celui qu'il a fait à la proposition de M. Kummer.
M. le ministre de l'intérieur vous a dit que l'on n'avait pas été sourd aux réclamations du Luxembourg, que l'on avait accordé des encouragements pour le reboisement de cette province. Savez-vous combien on accorde pour le reboisement du Luxembourg, qui, à notre avis, n'est pas moins important que l'irrigation de la Campine ? On lui accorde des semences d'essences résineuses pour une valeur de 1,200 fr. Il est évident qu'un tel encouragement est insignifiant, que le gouvernement aurait dû faire de cette affaire l'objet d'une étude particulière, qu'il aurait dû s'occuper activement de cet objet important, diriger le reboisement d'après un système arrêté d'avance de manière à servir d'abris à la culture.
Et comment croire à l'intention sérieuse du gouvernement de satisfaire à cette juste réclamation du Luxembourg, alors qu'on le voit occupé à détruire les forêts existantes par des ventes intempestives et qui en amènent nécessairement, comme je l'ai expliqué dernièrement à la chambre, l'exploitation à blanc étoc.
On dit que le gouvernement n'a vendu que 105 hectares de bois en vertu de la loi de 1842. Cela est vrai. Avant que la députation du Luxembourg n'eût parlé, n'eût appelé l'attention du gouvernement sur la nécessité de conserver les bois, l'on n'en avait vendu que 105 hectares. Mais depuis lors le gouvernement a soumis aux chambres un projet de loi par lequel il demande à vendre 300 hectares de bois situés dans la partie du pays qui en exige le plus impérieusement la conservation. Je vais vous en constituer juges.
Il existe au sommet de la province de Luxembourg, dans la partie la plus élevée de la Belgique, 20 mille hectares de bruyères exposées à toutes les intempéries du climat le plus rigoureux, et où la culture est à peu près impossible faute d'abris boisés.
Deux forêts d'une étendue considérable abritaient imparfaitement ces plateaux : la Cédrogne, située au nord, la forêt Saint-Jean, située à l'ouest.
Vendues par le gouvernement avant 1830, ces forêts sont passées récemment entre les mains des maîtres de forge français qui les exploitent et les rasent de manière à ce qu'il n'en existera bientôt plus de vestiges.
Eh bien, messieurs, la forêt qu'on veut vendre, abrite ce même plateau d'un troisième côté.
C'est le seul abri qui lui reste contre l'action des vents, et la vente projetée va le faire disparaître.
Le gouvernement s'est montré tout aussi peu soucieux de faire droit aux observations qui lui avaient été faites sur l'importance des encouragements à donner à l'élève du bétail, dans l'intérêt du défrichement. Nous avons dit au gouvernement le moyen le plus efficace pour hâter le progrès du défrichement : c'est d'augmenter les ressources du cultivateur, d'augmenter son revenu, en favorisant la vente avantageuse de ses produits, et particulièrement de son bétail, qui forme la branche principale de son industrie agricole.
De cette manière l'on pourrait facilement accroître annuellement de plusieurs millions les ressources des cultivateurs, qui seraient immédiatement et infailliblement employées à accroître et améliorer la culture existante.
Peu de temps après avoir tenu ce langage, nous avons demandé un nouveau subside de 1,000 fr., pour encourager l'élève de la race bovine ; et cette demande n'a pas été accueillie par le gouvernement.
M. d’Elhoungne. - On a voté le traité du 1er septembre, qui permet l'introduction dans le Zollverein de 15 mille moutons.
(page 760) M. Orban. - Ajoutez que l'on a fait un traité avec la Hollande qui favorise l'entrée du bétail hollandais. Le Luxembourg, qui n'a obtenu, par ce traité, aucun avantage, a supporté seul la principale charge des concessions imposées au pays.
Quant à l'article du traité avec le Zollverein, que vient de rappeler l'honorable M. d'Elhoungne, je lui dirai qu'il est tout à fait nominal et qu'il n'a point profité à la province de Luxembourg. Permettre au Luxembourg d'exporter son bétail du pays, est au surplus, une de ces concessions qui ne ruineront jamais la Belgique.
Vous le voyez, nous avons dû nécessairement repousser un projet partial, exclusif, qui faisait abstraction des intérêts du pays, auxquels le gouvernement aurait dû pourvoir avant tout.
L'on s'est si peu préoccupé dans le projet qui nous est soumis de mesures favorables au défrichement en général, que l'on n'a pas même songé à y introduire une disposition fort simple et efficace qui aurait dû y figurer. Je veux parler de la remise des contributions sur les terrains défrichés. Si le gouvernement avait eu une véritable sollicitude pour le développement de la culture, s'il avait voulu une mesure générale au lieu d'une mesure exceptionnelle, il aurait mis en tête du projet une disposition exemptant de l'impôt pendant un nombre considérable d'années les terrains soumis à la culture, comme l'avait fait l'ordonnance de Marie-Thérèse.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Cette exemption existe en vertu de la loi.
M. Orban. - Pas pour les bruyères.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Pardon !
M. Orban. - Je dois maintenant répondre à quelques reproches qui ont été adressés aux habitants du Luxembourg, par un honorable membre qui a parlé dans une séance précédente, reproches qui, s'ils étaient fondés, nous placeraient bien bas dans l'opinion du pays.
A entendre l'honorable membre, les habitants de cette province seraient encroûtés dans les plus vieilles routines ; ils ignoreraient les premiers éléments de la science agricole et seraient incapables de tirer parti des ressources que présente la nature de leur sol.
Par une conséquence nécessaire, nous autres représentants de cette population et de ces préjugés, nous serions les hommes les moins compétents pour traiter ces questions que soulèvent ses intérêts agricoles.
L'on a parlé à ce sujet d'irrigations, dont nous ne saurions pas le premier mot, de vaine pâture et enfin des mesures prises en Angleterre pour la clôture des communaux, et l'on s'est plaint hautement de l'espèce d'obstination que nous mettons à nous opposer à toutes ces améliorations.
Messieurs, je suis heureux de pouvoir répondre de manière à réhabiliter mes compatriotes dans l'opinion de ceux qui auraient pu prendre au sérieux les reproches de l'honorable M. Kervyn. Le Luxembourg, messieurs, est le pays où les irrigations sont entendues avec le plus d'intelligence ; ce n'est pas moi qui le dis ; je ne fais qu'invoquer le témoignage et les paroles d'un homme dont l'autorité ne sera point récusée, d'un homme qui avait appris à aimer le Luxembourg, en apprenant à le connaître, et qui avait fait son étude particulière de ses intérêts et de ses besoins. Je veux parler du regrettable colonel de Puydt, qui reçut en 1838 la mission d'étudier un système d'irrigation et de navigation pour le Luxembourg et qui s'exprime, quant à l'irrigation dans les termes suivants :
« Je dirai peu de chose quant aux irrigations, car je ne vois sous ce rapport rien à faire là où tout est fait.
« Dans aucun pays l'irrigation n'est entendue avec autant d'intelligence, plus généralement perfectionnée que dans le Luxembourg. La multitude de ruisseaux répandus partout a permis à chaque habitant d'utiliser ceux qui sont à sa portée pour la fertilisation de son terrain.
« Le plus mince filet d'eau est pris à sa naissance, promené avec la moindre pente, sur toute de la surface de la prairie jusqu'à ce qu'il soit descendu au plus bas du terrain. Celui qui a parcouru cette province comprendra difficilement la possibilité et le besoin de faire mieux. »
Passant ensuite à l'idée d'un système général d'irrigation à établir par les soins du gouvernement, il démontre qu'un pareil projet, utile et praticable quant à la Campine, est une impossibilité et un non-sens dans la province de Luxembourg à cause de la nature montagneuse et de la configuration de son sol.
Vous voyez, messieurs, que les reproches qu'on a adressés au Luxembourg ne sont pas fondés. Si ce n'était la crainte d'abuser des moments de la chambre, je serais entré, au sujet des irrigations, dans des détails qui lui auraient prouvé que sous ce rapport nous méritons les mêmes éloges qui peuvent être dus aux Flandres pour la manière dont on y tire parti des engrais ; et cela se conçoit : l'élève du bétail étant tout chez nous, nous avons dû, par tous les moyens possibles, nous procurer les fourrages nécessaires pour le nourrir. Nous tirons donc des cours d'eau dont la nature nous a gratifiés le meilleur parti, et à moins que l'honorable M. Kervyn n'ait le secret de faire jaillir de nouvelles sources, je ne crois pas qu'il devienne sous ce rapport le bienfaiteur du Luxembourg.
L'on nous a également signalé comme des rétrogrades, à propos de la prétendue protection que nous donnons au système de vaine pâture ; l'on nous a appris que le système qui consiste à élever le bétail à l'écurie est plus avantageux pour l'agriculture. Mais qui donc dans le Luxembourg, pas plus qu'ici, ignore qu'il est infiniment plus avantageux pour le progrès de l'agriculture ? Mais autre chose est l'excellence du système, et sa possibilité d'exécution. Pour nourrir le bétail à l'écurie, il faut des fourrages, il faut une culture développée.
Abolir la vaine pâture, avant que le projet ne soit en mesure de pourvoir à cette ressource par celle de fourrages équivalents, ce serait supprimer 50,000 têtes de race bovine et une quantité proportionnelle de bestiaux d'autres races, qui sont maintenant nourris exclusivement, ou peu s'en faut, par la vaine pâture.
L'on a parlé des bills de clôture adoptés en Angleterre, l'on a dit qu'ils avaient produit des résultats merveilleux quant à la fécondation du sol. Cela est vrai, mais le sol auquel on a appliqué ce système avait-il quelque analogie avec celui du Luxembourg ?
On a oublié de dire que le système anglais, qui avait amené la culture de ces terrains, a provoqué une autre conséquence, c'est l'extension indéfinie du paupérisme, qui a elle-même engendré la taxe des pauvres ; pendant que quelques grands propriétaires établissaient de grandes fermes avec les débris du patrimoine du pauvre.
Je puis me prévaloir ici de l'autorité d'un homme qui a particulièrement étudié cette question, de M. Léon Faucher. Voici de quelle manière cet écrivain a caractérisé les conséquences de la mesure qu'on a préconisé et dont on demande l'application au Luxembourg.
(M. Orban donne lecture de cette citation.)
Voilà, messieurs, le résultat que vous obtiendrez par la vente des terrains communaux en ce qui concerne la condition des classes inférieures ; quant à l'autre conséquence, la fécondation du sol, vous l'auriez, j'en ai l'entière conviction, vainement attendu.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Messieurs, je ne veux pas rencontrer tout le discours de l'honorable préopinant ; je me bornerai à répondre à un fait en quelque sorte personnel.
Messieurs, vous avez entendu de quelle manière l'honorable préopinant a réfuté les pétitions qui ont été adressées au gouvernement pour le partage des terres ; il les a pour ainsi dire tournées en ridicule, en supposant que les pétitionnaires possédaient eux-mêmes une étendue considérable de terrains incultes, et que c'était à tort qu'ils demandaient le partage des biens communaux.
Je ne sais sur quelle donnée repose l'assertion de l'honorable membre. De ce que quelques propriétaires dans une commune possèdent des terrains non cultivés, s'ensuit-il qu'il n'y ait pas dans la commune un grand nombre d'habitants qui aient intérêt à en posséder, à leur tour, pour les cultiver ? Et quand nous voyons que dans les pétitions on donne pour motif la nécessité de la culture et qu'on annonce l'intention de cultiver, nous devons croire, au moins provisoirement, que ces faits ne sont pas dénués de fondement.
Au surplus, je n'ai pas donné comme certaines les indications fournies par les pétitionnaires ; je les ai données telles que je les ai trouvées dans les pétitions ; j'en ai prévenu la chambre.
En ce qui concerne l'opinion de la députation du Luxembourg, je ne puis mieux faire qu'encourager les honorables membres à la lire d'un bout à l'autre ; cinquante exemplaires de l'ouvrage que j'ai cité ont été distribués ; en le lisant, on pourra l'apprécier avec exactitude ; sans cela on discutera sans résultat, sur des passages que chacun pourra prendre de son côté ; la lecture de l'ensemble peut seule faire connaître l'opinion de la députation.
On a été jusqu'à supposer, je regrette qu'on ait fait emploi de ce moyen, que c'était en faveur de la Campine, de la province de Limbourg que le projet de loi avait été conçu, qu'on n'y parlait du Luxembourg que pour la forme, que le nom du Luxembourg devait servir de passeport aux faveurs accordées à la Campine. Nous ne dirons pas que la province de Luxembourg, si faveur il y a, en a joui plus que la province du Limbourg. Depuis le traité de 1839 aucune faveur spéciale, aucune loi aucun traité n'a été fait en faveur d'une partie quelconque du Limbourg belge, il n'en a pas été de même dans le Luxembourg belge. Des forêts domaniales ont été vendues dans la province de Limbourg, celles du Luxembourg sont conservées ; il est vrai que celles de Limbourg avaient déjà été cédées à la Banque par l'ancien gouvernement, par le gouvernement des Pays-Bas ; du moins est-il certain que le Limbourg n'a reçu aucune faveur, tandis que le Luxembourg jouit de celle de conserver les forêts domaniales.
Avions-nous besoin de formuler le projet qui vous est soumis pour obtenir des sommes afin de faire des irrigations dans la Campine ? Vous vous rappelez qu'en 1845, j'ai appelé l'attention de la chambre sur le travail remarquable de l'ingénieur Kummer. J'ai demandé une simple avance pour les premiers frais d'irrigation. Les premières applications ont été faites par M. Van de Weyer, sur le crédit de deux millions. Le résultat obtenu ne permettait pas de douter que de nouvelles avances fussent accordées à un travail aussi utile ; je me sers exprès du mot avance, parce que le remboursement des frais faits par le gouvernement, pour disposer les terrains à recevoir les irrigations, doit être fait par les communes ; il est stipulé que le gouvernement sera remboursé par privilège sur les premiers fonds produits par la vente des terrains.
Dans une autre séance on a parlé du bienfait de la canalisation de la Campine, mais on a perdu de vue que pour ce travail les propriétaires, riverains, même les propriétaires de biens situés à une longue distance du canal, sont taxés considérablement, et cela en déduction des frais faits pour la construction des canaux. Je ne vois là aucune faveur, privilège ; si privilège il y avait, ce serait en sens inverse, car d'autres travaux ont été faits gratuitement dans d'autres parties du pays.
(page 761) On voudrait que le remboursement se fît aux frais de l'Etat. Il est certain que les communes verraient avec plaisir boiser leurs terrains aux frais de l'Etat ; telle ne peut pas être la pensée du gouvernement. Que dans certaines circonstances on puisse accorder des subsides à des administrations communales qui feraient des frais considérables pour reboiser leurs terrains et consentiraient à les soumettre à la régie de l'administration forestière, cela se pourrait ; mais que le gouvernement fasse le reboisement à ses frais et que les communes aient ensuite l'administration de leurs propriétés boisées, qu'elles ne se donnent pas même la peine de surveiller, d'entretenir, que leurs habitants seraient les premiers à dégrader, il faut reconnaître que ce serait une opération absurde.
Aucune avance de ce genre n'est demandée pour la Campine ; je ne pense pas qu'aucune administration communale en demande pour l'avenir. Les administrations communales de la Campine sont plus modestes.
On a regretté que des graines en plus grande quantité n'aient pas été envoyées dans le Luxembourg. C'est la seule province où l'on en ait envoyé ; dans les autres provinces, jamais le gouvernement n'en a envoyé ; on a voulu encourager un essai ; nous verrons quel usage on aura fait des graines envoyées et quel résultat on aura obtenu.
J'ai cru devoir répondre à ces quelques points, parce qu'ils m'ont paru avoir un caractère de personnalité qui aurait dû rester étranger à nos débats. Je me réserve de reprendre la parole quand quelques orateurs se seront fait entendre.
M. Orban. - Je demande la parole pour un fait personnel.
Messieurs, M. le ministre de l'intérieur s'est mépris quand il a cru trouver dans mes paroles un caractère de personnalité. J'ai eu d'autant moins l'intention de lui adresser rien de personnel, que les actes auxquels j'ai fait allusion sont antérieurs pour la plupart à son administration. Je me suis plaint du gouvernement en général et non de M. le ministre de l'intérieur en particulier.
M. d’Hoffschmidt. - Je demande la parole pour une motion d'ordre.
M. le président. - Des orateurs sont inscrits avant vous.
M. d’Hoffschmidt. - On peut toujours interrompre l'ordre des inscriptions pour une motion d'ordre ; d'ailleurs je n'ai que peu de mots à dire et je suis persuadé que l'orateur inscrit me permettra de prendre la parole avant lui. (Parlez ! parlez !)
Messieurs, pendant toute cette séance la discussion a presque exclusivement roulé sur l'interprétation du rapport de la députation permanente du Luxembourg. M. le ministre a donné une interprétation à ce travail, M. Orban lui en a donné une autre. Comme M. le ministre de l'intérieur, je désire que tous les membres de la chambre veuillent bien prendre lecture de ce rapport ; mais il est un autre document qui pour l'appréciation de la question doit avoir une certaine importance, c'est l'avis du conseil provincial du Luxembourg ; cet avis est postérieur au travail de la députation ; et il fait connaître l'opinion unanime du conseil provincial et par conséquent l'opinion des membres de la députation, cet avis n'est pas long ; je demanderai l'autorisation de le faire imprimer ; c'est un résumé très clair de l'opinion de la députation. En le lisant, chaque membre pourra mieux apprécier l'opinion qui domine dans le Luxembourg ; on ne pourra plus mettre en avant une thèse imaginaire pour se donner le plaisir de la combattre ; on connaîtra d'une manière précise le sentiment qui existe dans cette province.
Je demande donc la permission de faire imprimer ce document au Moniteur.
- La chambre consultée autorise l'impression. (Voir à la fin de la séance.)
M. Castiau. - Il m'est arrivé bien souvent d'attaquer l'honorable ministre qui vient de se rasseoir sans qu'il ait poussé la susceptibilité jusqu'à demander la parole comme il vient de le faire pour un fait personnel.
Bien souvent, je m'en confesse, il m'est arrivé de l'accuser d'être dans cette enceinte le représentant des idées les plus arriérées et les plus étroites.
Cette fois, je le reconnais franchement, je ne pourrais adresser les mêmes reproches au principe du projet de loi qui est soumis à vos délibérations.
Ce principe, en effet, appartient aux idées les plus avancées, et, en vérité, si l'honorable ministre de l'intérieur ne s'était pas épouvanté des conséquences de ce principe, au point de les étouffer, si, au lieu d'en réclamer l'application dans l'intérêt des classes les plus nombreuses de la société, il n'en avait pas demandé l'application contre ces mêmes classes, on n'aurait pas manqué de considérer le projet de loi comme une sorte de réminiscence de la loi agraire, et M. le ministre de l'intérieur comme le continuateur de l'œuvre des Gracques.
Ce principe nouveau, ce principe progressif et fécond, le voici : c'est que la propriété n'est plus un droit absolu, le droit comme à Rome ou sous la féodalité, d'user et d'abuser ; c'est que l'abus de la propriété peut entraîner la déchéance, ou du moins l'expropriation de ce droit. C'est ainsi qu'on en est venu à vous demander le droit d'exproprier les communes, lorsque, laissant leurs terres en friche, elles abusent du droit de propriété et le tournent contre l'intérêt général. Ce principe, avouons-le franchement, paraît porter au droit de propriété la plus violente des atteintes.
Aussi que de clameurs ont salué son apparition dans cette enceinte ! Que de réclamations et de protestations ! Vous violez, s'est-on écrié de toutes parts, vous violez le droit de propriété ; le droit de propriété, le premier et le plus important des droits de l'homme, suivant l'honorable M. d'Hoffschmidt ; ce droit sacré, inviolable, cette pierre angulaire de l'édifice social, suivant l'expression de l'honorable M. Orban !
Qu'est-ce à dire, et que faut-il conclure de ces paroles, de ces protestations et de ces clameurs ? Faut-il croire, ainsi que l'ont prétendu ces honorables orateurs, que le droit de propriété soit un droit absolu, immuable, sacré, éternel, divin, en quelque sorte ?
Non, non, messieurs, et ne nous en laissons pas imposer par la puissance des mots. Le droit de propriété n'est après tout qu'un droit civil, respectable sans doute comme tous les droits civils, mais soumis à toutes les variations des droits civils. Aussi ce droit s'est-il constamment modifié selon les temps, les lieux et les peuples.
L'histoire de la civilisation qu'est-elle, si ce n'est en quelque sorte l'histoire des modifications du droit de propriété ? Ces modifications ont été si nombreuses et si variées qu'il n'y a pas eu dans le monde deux peuples chez qui la constitution du droit de propriété ait été identique.
Et sans vouloir m'appesantir plus longtemps sur cette démonstration, je me contenterai d'en appeler a vos souvenirs.
Vous savez tous, messieurs, qu'il s'est trouvé dans l'antiquité un peuple qui n'a pas craint de briser cette pierre angulaire de l'édifice social dont a parlé l'honorable M. Orban, et qui, poussant jusqu'à la dernière limite la logique de l'égalité, a nié la propriété. Ce peuple avait considéré la propriété privée comme un vol, et avait hardiment posé et résolu le problème de la communauté des biens.
Le droit de propriété s'est donc constamment modifié comme toutes les institutions humaines, et, comme elle, il a subi la loi du progrès. Il a commencé par l'aristocratie pour arriver à la démocratie ; c'était d'abord le privilège du petit nombre ; c'est maintenant le droit de tous.
Quelque respectable donc que soit ce droit, il faut reconnaître qu'il y a quelque chose de plus respectable encore que la propriété, c'est le droit de tous, c'est l'intérêt général, c'est l'utilité publique. Toutes les fois que la lutte existe entre le droit social et le droit individuel, le droit individuel doit céder. Vos lois d'expropriation forcée n'ont évidemment pas d'autre principe.
A la manière dont on a parlé du droit d'expropriation dans cette discussion, il semblerait vraiment que c'est la première, fois que ce mot est prononcée dans cette enceinte. A entendre les protestations élevées contre ce principe, on se croirait revenu aux beaux jours de la propriété romaine, à cette époque où la volonté d'un patricien l'emportait, à l'occasion d'une question de propriété, sur la volonté du peuple souverain. Ce patricien avait déclaré qu'il ne céderait pas sa propriété pour l'agrandissement du forum ; eh bien, le vœu, la volonté, la souveraineté du peuple se brisèrent contre l'omnipotence de la propriété privée.
Depuis lors, cependant, les idées et les siècles ont marché, et l'intérêt général a fait fléchir devant lui toutes les prétentions les plus exagérées de la propriété individuelle.
Le principe de l'expropriation est consacré dans des lois nombreuses. M. le ministre de l'intérieur vient de nous en rappeler les principales dispositions ; ce droit existe pour les travaux publics, les marais, les polders, et il n'existe pas seulement pour cause d'utilité publique et dans l'intérêt de l'Etat ; il existe encore en faveur d'intérêts purement individuels ; c'est ainsi que, dans l'industrie des mines, les établissements privés sont autorisés à réclamer en leur faveur l'application de ce principe qu'on veut flétrir aujourd'hui.
Oh ! je le sais, dans tous les cas, il y a une indemnité qui vient se placer à côté de l'expropriation et qui, dit-on, est la consécration du droit de propriété. Mais il existe dans vos lois, dans vos institutions administratives, dans vos précédents, dans les mesures que vous votez chaque jour, des dispositions qui ont eu pour effet de consacrer l'expropriation, et l'expropriation sans indemnité. Ce sont sans doute des expropriations partielles et indirectes ; mais cependant elles n'en portent pas moins des atteintes et souvent des atteintes graves à ce droit de propriété qu'on voudrait doter aujourd'hui du privilège d'une inviolabilité absolue.
Permettez-moi de vous en citer quelques exemples :
Les servitudes légales, les servitudes militaires surtout ne font-elles pas peser sur la propriété immobilière une véritable dépréciation ? Elles sont établies dans l'intérêt public : donnent-elles lieu à des indemnités ?
La défense d'élever certains établissements sans l'autorisation du gouvernement, l'obligation de se conformer aux règlements souvent si tracassiers de la police, ne constituent-elles pas aussi une expropriation partielle de la propriété dans l'intérêt publie ?
Cependant elles n'entraînent aucune espèce d'indemnité.
Ouvrez le code civil, qui limite le droit de propriété d’un côté parla loi, de l'autre, par de simples règlements. Qu'y trouvez-vous ? A chaque pas, dans chaque titre du moins, des violations du droit inviolable et sacré de propriété. Ainsi vous rencontrez dans le code civil de fréquentes interdictions de vendre, d'acquérir, de disposer ou de recevoir à titre onéreux ou à titre gratuit.
Le père de famille lui-même n'a-t-il pas été déshérité, dans l'intérêt de l'ordre public, du droit de disposer de toute sa propriété ? Je pourrais vous citer dans nos lois civiles, cent autres exemples d'atteintes à la propriété pour cause d'utilité publique sans qu'elles aient jamais soulevé les réclamations que nous entendons depuis quelques jours.
Et vous-mêmes, messieurs, quand vous établissez ces droits protecteurs pour lesquels vous avez tant de sympathie, et que vous les établissez surtout sur les denrées alimentaires, que faites-vous autre chose sinon (page 762) en amener le renchérissement, et par suite, exproprier le consommateur d'une partie de sa propriété mobilière qui n'est déjà pas trop opulente ?
Je crois pouvoir vous l'assurer, il n'est presque pas de mesures adoptées par la chambre, qui n'entraînent de près ou de loin quelque perturbation, quelque atteinte au droit de propriété. Cas perturbations et ces atteintes sont souvent des plus graves. Vous est-il jamais arrivé de voter une indemnité en faveur de tous ceux que vous avez dépouillés ?
Qu'on me permette de citer un exemple : les chemins de fer. Cette institution a été inaugurée au nom de l'intérêt national ; elle a produit de grands résultats, sans doute. Mais il faut bien le dire, elle a eu pour effet aussi de jeter la perturbation dans les intérêts privés, et de compromettre de nombreuses industries. Et cependant, messieurs, vous n'avez pas cru, à côté du bienfait qui devait en résulter pour le pays, devoir placer le principe de l'indemnité pour ceux qui ont été lésés par cette innovation.
Bientôt, je l'espère, vous aurez à vous occuper de la loi sur le travail des enfants dans les manufactures, et, à cette occasion, je profite de la présence de M. le ministre la justice pour lui rappeler cette loi, dont la présentation nous a été solennellement annoncée depuis quatre ans peut-être. Peut-être, se trouve-t-elle perdue dans l'immense portefeuille qu'il se trouve obligé de confier en ce moment à l'un des huissiers de la chambre.
S'il en était ainsi, je le prierais instamment de bien vouloir l'en faire sortir et d'en saisir la chambre. Quand ce projet sera présenté à vos délibérations et que vous en adopterez, comme je l'espère, les principales dispositions, que ferez-vous autre chose, en limitant le travail des enfants dans les manufactures, si ce n'est restreindre la liberté du travail et de l'industrie dans l'intérêt public ? Et si les conséquences de la loi sont d'amener l'abaissement des salaires pour ces enfants, leur accorderez-vous une indemnité sur les fonds du budget, ou irez-vous jusqu'à régler législativement le maximum et le minimum des salaires ?
Quand vous établissez des impôts, messieurs, que faites-vous encore, si ce n'est précisément exproprier et exproprier radicalement et résolument les citoyens, sans indemnité, dans l'intérêt public ? Et quand vous avez des impôts qui, comme l'impôt sur le sel, représentent quatre fois la valeur de l'objet, oh ! alors ce n'est plus seulement une expropriation sans indemnité, c'est la plus odieuse et la plus inique des spoliations.
Le service militaire, qu'est-il autre chose que l'expropriation de la personne dans l'intérêt public ?
Enfin, car il faut en finir, j'en appelle à la conscience des champions les plus ardents du droit de propriété dans cette enceinte : Tous reconnaissent la légitimité de la prescription en matière civile. On ne vient pas dire qu'elle viole le droit de propriété et qu'elle ébranle la pierre angulaire de l'édifice social. Qu'est-ce que la prescription cependant, si ce n'est l'expropriation, et l'expropriation sans indemnité, l'expropriation dans l'intérêt public contre les propriétaires négligents ?
Ne poussons donc pas le culte de la propriété jusqu'au fanatisme et jusqu'à la superstition. Reconnaissons que comme tous les droits civils, comme le droit de succession lui-même, il rentre dans les attributions de la souveraineté législative.
En voilà assez, et trop sans doute, pour justifier le droit d'expropriation que vient revendiquer aujourd'hui le gouvernement dans l'intérêt public.
J'admets donc le droit, tout en me réservant d'en combattre l'application. En attendant, je ne puis me dispenser de vous signaler les conséquences, les dangers, si vous le voulez, du principe qui sert de base au projet de loi. En faisant la conquête de ce principe, l'on ne sera pas accusé, du moins, d'avoir surpris notre religion.
Le gouvernement exproprie les communes, parce qu'elles administrent d'une manière inintelligente leurs immeubles, parce qu'elles abusent du droit de propriété, parce qu'elles tiennent improductives des biens qui, livrés à la circulation, au commerce et aux ressources de l'activité industrielle, seraient pour quelques-unes de nos provinces, pour le pays tout entier, une nouvelle source de richesses. Mais si ce principe est vrai pour les communes, si le gouvernement a le droit d'exproprier les communes pour abus ou défaut d'usage de la propriété, ce principe est vrai, il est cent fois vrai aussi pour les particuliers et la propriété privée. L'expropriation des particuliers, qui, huilant l'incurie des communes, laissent, comme elles, leurs biens en friche, serait donc la conséquence du principe même du projet de loi. Et en effet, messieurs, sur 300,000 hectares de bruyères et de terres incultes que vous avez dans le pays, 100,000 sont possédés par des particuliers. Vous voulez, dites-vous, réaliser un plan général de défrichement. Eh bien, commencez donc par l'expropriation des 100,000 hectares appartenant aux particuliers. L'intérêt public ne réclame-t-il donc pas aussi impérieusement contre l'abus que ces propriétaires font de leur droit que contre l'abus que vous reprochez si durement aux communes ?
M. le ministre de l'intérieur, prévenant cette objection, prétendait, il n'y a qu'un instant, qu'il y avait une différence radicale entre les propriétés privées tombées à l'état de bruyères incultes et les propriétés communales. Mais cette différence radicale, quelle est-elle ? en quoi consiste-t-elle ? Il ne nous l'a pas dit ; il ne l'a pas indiquée. Messieurs, je crois que s'il y a une différence dans ce cas, elle pourrait être invoquée plutôt dans l'intérêt de la propriété communale, que dans l'intérêt de la propriété privée.
L'honorable ministre de l'intérieur persiste dans son opinion et me fait un signe de dénégation. Qu'il s'explique donc enfin. En définitive, le droit de 200, de 2,000 individus peut-être, n'est-il pas aussi respectable, n'est-il pas plus respectable que le droit d'un seul propriétaire ? L'intérêt de la généralité ne doit-il pas l'emporter sur l'intérêt individuel ?
Si donc vous vous croyez le droit d'exproprier les communes parce qu'elles négligent la culture de leurs bruyères et abusent de leur droit de propriété, vous êtes également amenés à exproprier les propriétaires qui reproduisent les mêmes exemples de négligence ou d'incapacité.
Un membre. - C'est évident !
M. Castiau. - Cela est tellement évident, ainsi que le fait remarquer l'honorable membre qui m'interrompt, qu'en Irlande, par exemple, ou l'on a également adopté et où l'on applique en ce moment le système du défrichement, on ne fait aucune distinction entre les propriétés privées et les propriétés communales. Elles s'inclinent toutes également sous le niveau de la loi, et cependant l'Angleterre est peut-être de tous les pays celui où la propriété privée est environnée de plus de garanties et de plus de prestige.
Si donc le gouvernement veut sérieusement le défrichement, le voilà obligé de faire procéder à l'expropriation de toutes les bruyères sans exception propres à être mises en culture, qu'elles appartiennent à des particuliers ou à des communes ; et ce n'est pas tout encore. Après avoir exproprié toutes les bruyères, n'en arrivera-t-on pas à l'expropriation de toutes les propriétés improductives ? Or, messieurs, le champ est vaste, effrayant même, vous en conviendrez !
Les propriétés improductives, ce sont toutes celles, selon l'honorable ministre de l'intérieur, qui ne servent pas à la production des céréales et à l'alimentation des populations.
Voyez, messieurs, à quelle question brûlante vous touchez ! C'est toute la grande propriété qui est mise en cause. Les propriétés somptuaires, toutes ces propriétés de luxe, ces parcs, ces avenues, tout cela est enlevé à la culture des céréales ; ces propriétés pourront donc être également expropriées, toujours au nom de l'utilité publique, parce qu'elles servent à l'agrément du propriétaire et non à l'utilité publique ! Qui sait ? Peut-être verra-t-on reproduire un jour cette motion, que le délire du fanatisme révolutionnaire peut seule excuser, de faire passer la charrue sur le parc de Versailles pour y planter les pommes de terre nécessaires à l'alimentation du peuple !
Et, après avoir ainsi promené, au nom de l'intérêt public, la faux de l'expropriation sur les propriétés immobilières, qui vous dit qu'on ne revendiquera pas également le droit d'exproprier, au nom de l'Etat, toutes les propriétés mobilières, industrielles et commerciales ?
La dernière conséquence, conséquence exagérée, si vous le voulez, mais conséquence logique du principe d'expropriation produit par M. le ministre de l'intérieur, ce serait l'expropriation universelle de toutes les propriétés. Ainsi, sans trop s'en douter peut-être, le système de l'honorable ministre tend à réaliser les derniers vœux, et je dirai les derniers rêves des socialistes modernes les plus radicaux.
En vérité, messieurs, cette discussion doit nous faire marcher d'étonnement en étonnement. En effet, je viens de démontrer que l'honorable ministre de l'intérieur, en présentant le projet de loi qui est soumis à l'approbation de la chambre, s'était placé d'un seul bond à la tête de l'école socialiste : ce succès ne lui suffit pas, paraît-il, et il ne craint pas, lui, conservateur si paisible et si calme d'ordinaire, lui si hostile aux idées et aux intérêts révolutionnaires, de se montrer plus révolutionnaire que la plus révolutionnaire de toutes les assemblées politiques de la France.
Le principe auquel M. le ministre de l'intérieur fait indirectement la guerre en poursuivant l'expropriation des biens communaux, avait soulevé, vous le savez, toute la réprobation des révolutionnaires français. Dès son début, la révolution française avait jeté l'anathème à l'inféodation perpétuelle des immeubles, aux propriétés de mainmorte.
Pourquoi cette guerre à mort de la révolution française contre les propriétés de mainmorte ? Précisément par les motifs qu'a invoqués M. le ministre de l'intérieur pour obtenir le défrichement des bruyères ; parce que cette vieille et gothique inféodation des immeubles était le plus grand obstacle au développement de la population, du progrès et de la richesse. Les intérêts du trésor étaient bien aussi pour quelque chose dans cette grande colère de la révolution contre les biens immobiliers possédés par des établissements de mainmorte. La statistique nous a prouvé depuis, en effet, que les immeubles soustraits à cette loi d'immobilité et jetés dans le commerce, rapportaient, en droits de mutation et de succession, à l'Etat, le montant de leur valeur en 25 années. C'est, dans l'intervalle d'un siècle, la confiscation quatre fois répétée au profit du trésor, du droit inviolable et sacré dont on nous a parlé !
La Convention donc, puisqu'il faut l'appeler par son nom, avait déclaré une guerre à outrance aux propriétés de mainmorte ; elle trouva sous sa main les propriétés communales ; elle s'en empara. Elle déclara, dans le décret du 24 août 1793, que tous les biens communaux appartiendraient au domaine public et seraient aliénés comme propriétés nationales. Mais la Convention, du moins, offrait aux communes une indemnité plus large que celle que leur présente M. le ministre de l'intérieur ; car elle prenait l'engagement de payer leurs dettes.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - La Convention expropriait les communes au profit de l'Etat.
M. Castiau. - Sans doute ; et peut-être vaudrait-il mieux encore les exproprier au profit de l'Etat qu'au profit de la grande propriété, à la condition de payer leurs dettes. Je doute que M. le ministre ose en prendre l'engagement, comme la Convention. Avec les prodigalités du régime administratif, il pourrait s'en trouver assez mal.
Et ce n'est pas la Convention seule qui a attaqué le principe de l'inféodation perpétuelle des biens de mainmorte, c'est encore l'empire.
(page 763) C'est ce principe qui a dicté l'un de ses derniers actes législatifs, la loi du 20 mars 1813. Cette loi vous le savez, abandonnait à la caisse d'amortissement tous les biens immeubles des communes ; mais on les remplaçait par un revenu égal en fonds publics. C'était la propriété mobilière remplaçant, dans l'intérêt public, l'inféodation immobilière.
C'est encore ce principe d'hostilité contre la mainmorte qui avait dicté la prohibition de l'article 73 de la loi organique du concordat. Dans cet article se trouve, pour le culte et ses ministres, la prohibition la plus formelle de recevoir des fondations en immeubles. Elle ne pouvaient et ne devaient être constituées qu'en rentes sur l'Etat.
Eh bien, M. le ministre de l'intérieur, qui dans cette circonstance veut attaquer le principe de l'inféodation et de la mainmorte, qui est la principale cause des abus qu'il veut déraciner, est obligé, sous peine d'inconséquence, d'exécuter toutes les dispositions des lois existantes contre les établissements de mainmorte. Bien plus, il doit la proscrire en tout et partout ; car partout le principe de mainmorte, appliqué aux immeubles, reproduit les mêmes abus. C'est un principe d'immobilité, de stérilité et de ruine. C'est l'institution la plus fatale pour les populations, pour la propriété et pour le trésor, et elle devrait à tout jamais disparaître de nos lois.
Mais au moment où l'on suppose l'honorable ministre disposé à compléter l'œuvre de l'empire et de la révolution et à extirper de nos lois le principe désastreux de l'inféodation perpétuelle des immeubles, voilà qu'il oublie et la logique et les principes de son projet de loi, pour arriver à des conclusions que je ne puis assez combattre. L'œuvre de progrès et d'avenir qu'il avait si péniblement élevée, il la renverse tout à coup de ses propres mains. C'en est fait, sa nature primitive l'emporte ; le vieil homme reparaît, il tourne brusquement le dos à l'avenir, pour en revenir au passé.
Lui qui proclamait avec tant d'assurance des doctrines dont les conséquences m'épouvantaient presque par leur radicalisme, par je ne sais quel revirement, il en revient à ses idées et à ses projets réactionnaires. Le tribun du peuple a disparu, et nous ne retrouvons plus que M. le comte de Theux. Les prémisses de son projet étaient démocratiques et radicales ; ses conclusions, au contraire, sont tout ce qu'on peut imaginer de plus aristocratique et de plus illibéral au monde.
Jugez-en vous-mêmes, messieurs ; on ne craint pas de venir vous demander aujourd'hui l'expropriation des propriétés communales, dans l'intérêt de la grande propriété, dans l'intérêt de la spéculation, dans l'intérêt de l'agiotage peut-être.
La loi qui vous est présentée n'admet, en effet, qu'un seul mode d'expropriation pour les propriétés communales, l'adjudication publique, la vente aux enchères.
Mais, ne l'oubliez pas, je vous prie, les biens communaux dont on vous demande aujourd'hui l'expropriation, ne sont pas des biens vacants qu'on puisse abandonner au premier occupant ; ils sont, pour la plupart du moins, l'objet d'une jouissance commune pour tous les habitants de la commune, riches ou pauvres. Tous y ont donc un droit de copropriété, et la jouissance de ce droit est l'unique ressource du plus grand nombre.
Il est vrai que l'inégalité qu'on rencontre dans toutes les institutions humaines, se retrouve jusque dans le communisme municipal et que là aussi le privilège de la richesse l'emporte sur la pauvreté. Sans doute, le grand propriétaire exploite les principaux avantages de cette possession commune ; mais le prolétaire n'en a pas moins sa part, quelque modeste qu'elle soit, et cette part de jouissance suffit à ses besoins bornés et assure sa subsistance.
Ce n'est pas sans raison qu'on vous a vanté les avantages de cette communauté primitive et les ressources qu'elle pouvait offrir aux classes inférieures. Sans doute, elle n'est plus en rapport avec les exigences de notre civilisation, mais quand elle existe, quand elle a pour elle l'autorité du temps, des habitudes, des intérêts, des préjugés même, si on le veut, on ne doit y toucher qu'à la condition d'offrir aux populations qui en vivent, l'équivalent de la ressource qu'on leur enlève.
Or, que vous prépare-t-on aujourd'hui ? L'expropriation à l'aide d'une adjudication publique. Cette expropriation est-elle du moins précédée d'une indemnité soit en nature soit en argent, en faveur des populations qu'on déshérite de leurs biens ? Le prix de la vente sera payé à l'administration communale, mais les habitants expropriés, qui jouissaient des propriétés communales, n'en retireront pas un seul centime. Pour eux donc nulle compensation. Le prix de la vente servira à défrayer les largesses communales ; dans quelques années, dans quelques mois peut-être il aura disparu ; il n'en restera plus même assez pour faire l'aumône au malheureux auquel on aura imprudemment enlevé sa dernière ressource.
C'est donc une expropriation sans indemnité des droits et des ressources du prolétaire qu'on vous propose. Et dans quel intérêt les expropriez-vous ? Dans l'intérêt de la richesse et de la grande propriété ; peut-être dans celui de la spéculation et de l'agiotage. En effet, je ne puis assez le répéter, vous n'admettez qu'un seul mode d'aliénation ; c'est la vente par adjudication publique. Mais qu'est-ce donc que la vente par adjudication publique, si ce n'est la vente au plus offrant, la vente dans l'intérêt du plus riche ? Les biens de tous, les droits de tous vont donc devenir le privilège de quelques-uns, d'un seul peut-être, et les dernières ressources des classes pauvres vont passer sans indemnité dans les mains de l'aristocratie territoriale.
Oh ! oui, je puis le dire maintenant, la loi qui vous est présentée, c'est ben une loi agraire, mais une loi agraire de la plus mauvaise espèce ; car c'est une loi agraire contre la pauvreté, dans l'intérêt de la richesse. Vous voulez, dites-vous, combattre le paupérisme, et vous allez vouer des populations entières au dénuement et à la misère.
Que fallait-il donc faire, pour résoudre toutes ces difficultés et concilier, autant que possible, tous les droits et tous les intérêts ? Il fallait suivre les inspirations auxquelles M. le ministre de l'intérieur semblait obéir, il n'y a qu'un instant encore, en vous lisant les réclamations de toutes les communes qui avaient réclamé, non la vente, mais le partage des biens communs.
C'est dans ces réclamations qu'il a trouvé les arguments principaux qu'il oppose à ses adversaires. On voit partout, et jusque dans le rapport de la députation permanente du Luxembourg, combien cette idée de partage était populaire, ne fùt-il que partiel ; on demandait, pour me servir des expressions du rapport que je viens de citer, que les pauvres ne fussent plus à la merci des riches pour la culture des pommes de terre et qu'on leur délivrât au moins un lot de terrain qu'ils défricheraient, qu'ils amélioreraient par les engrais qu'ils s'ingénieraient à se procurer et qu'ils cultiveraient avec soin pour le transmettre à leurs enfants. Comment donc, après avoir lu ces pièces, M. le ministre a-t-il cru devoir substituer au partage qui était dans les vœux des populations, l'adjudication publique qui les dépouille et les soulève contre les mesures qu'on propose.
L'expropriation pour arriver au partage, je l'aurais comprise et je l'aurais défendue. On expropriait, il est vrai ; mais l'indemnité excédait le préjudice, puisque chacun des copropriétaires aurait reçu une part de la propriété commune. On respectait tous les droits, on ménageait tous les intérêts ; vous arriviez ainsi au résultat que vous désirez obtenir, la transformation des biens communaux en propriétés privées, et vous y arriviez, sans froissement pour les populations, sans excitation, sans passions, sans irritation, enfin sans le cortège des inconvénients et des dangers de toute nature que la loi doit inévitablement amener à sa suite. Le partage aurait été considéré comme un immense bienfait ; la vente par adjudication publique passera pour la plus inique des spoliations.
C'est, paraît-il, un scrupule de constitutionnalité qui arrête M. le ministre : « Ce partage à titre gratuit, vous disait-il il n'y a qu'un instant, violerait l'article 11 de la Constitution ; il n'y aurait plus alors d'indemnité pour la commune. »
Mais si ce scrupule est aussi fondé que vous le pensez, M. le ministre de l'intérieur, il est facile de le faire disparaître. Il suffirait d'imposer aux copartageants une redevance annuelle dans l'intérêt de la commune. Mais votre scrupule, je ne puis le partager cette fois ; la commune n'est, après tout, qu'un être abstrait ; ce sont bien les habitants qui jouissaient des biens dont vous les expropriez ; et, en les leur abandonnant, en vertu d'un partage entre tous les habitants sans exception, vous auriez satisfait aux exigences de la Constitution et à celles de la justice.
Ainsi, messieurs, c'est au partage qu'il fallait arriver, pour résoudre le difficile problème qui vous est proposé, et c'est sur cette question, que M. le ministre semble vouloir écarter du débat, que j'appelle l'attention de la chambre.
Dira-t-on que le partage était impossible ? Qu'en sait-on ? Les meilleurs juges de la question, les intéressés eux-mêmes le réclament. Qu'on essaye donc.
En présence de toutes les réclamations dont on vous a donné lecture, nous pouvons affirmer déjà que le partage est praticable dans le plus grand nombre des cas. Quand il sera démontré qu'il ne suffit pas ou qu'il est inexécutable dans certaines communes, eh bien alors, j'y consens, qu'on ait recours à la vente, mais à un mode de vente qui permettra d'indemniser les habitants expropriés et qui empêchera, du moins, de voir toutes les propriétés, dernière ressource des malheureux qui en vivent, passer dans les mains de la grande propriété et de la spéculation.
Je ne puis donc abandonner aujourd'hui au gouvernement le droit absolu d'exproprier les communes et de livrer leurs biens à l'adjudication publique, sans même avoir fait l'essai du partage.
Je le puis d'autant moins, que ce droit d'aliénation qu'il réclame est la principale des attributions du pouvoir communal, et je ne suis pas plus rassuré que la plupart des orateurs qui m'ont précédé, sur les sympathies du ministère pour les franchises communales.
Quand on aura dépouillé les administrations communales de ce droit d'aliénation, qui vous dit, messieurs, que, toujours sous prétexte d'incapacité, on ne cherchera pas à leur enlever toutes leurs autres attributions, par exemple le droit d'arrêter les budgets, les comptes, etc. ?
C'est ainsi qu'après avoir débuté par l'expropriation de toutes les propriétés communales, l'on arriverait à l'expropriation des toutes les attributions des administrations des communes au profit du gouvernement.
Je crois donc que la chambre doit concéder au gouvernement le droit d'expropriation pour arriver au partage des biens communaux, mais qu'elle doit se réserver le droit de statuer par des lois spéciales sur les autres modes d'aliénation.
L'article 3 de la Constitution semble lui en imposer le devoir, car il exige l'intervention du pouvoir législatif pour une simple question de délimitation communale.
A combien plus forte raison l'intervention du pouvoir législatif n'est-elle pas nécessaire, quand il s'agit de vendre par expropriation et sans indemnité pour des populations, des biens dont elles ont la possession séculaire !
Il ne faut pas vous y tromper, messieurs, ce sont de graves, de périlleuses (page 764) questions, que toutes ces questions d'expropriation des biens et des droits communaux.
Elles agitent les populations qu'elles intéressent, presque autant que les questions des céréales et les menaces de disette et de famine. Après tout, c'est pour elles aussi, souvent, une question d'existence et de pain, car elles peuvent y perdre leurs dernières ressources. Réservez-vous, messieurs, l'examen de ces questions brûlantes ; redoutez ici les conséquences de l'arbitraire que réclame le gouvernement ; craignez d'ajouter de nouvelles causes d'irritation à celles qui existent déjà. En vous conservant le droit de statuer par des dispositions spéciales pour chaque commune lorsque l'insuffisance du partage aura constaté la nécessité de la vente, vous pourrez du moins, dans ce cas, stipuler les conditions et les garanties de la vente, défendre les intérêts et les droits des populations qu'on veut exproprier et empêcher que l'expropriation ne devienne pour les classes les plus nombreuses une cause de ruine et un nouveau motif de haine contre notre état social.
Ce droit, le parlement anglais aussi, vous le savez, se l'est réservé, et vous saurez, comme lui, je l'espère, maintenir, au nom de l'intérêt public, l'une de nos principales prérogatives. A ces conditions, je donnerai mon assentiment au projet de loi qui vous est soumis.
Mais si l'on persiste à repousser la seule mesure qui puisse rendre le défrichement rapide et populaire, si l'on exclut le partage entre les habitants, et si l'on entend s'en tenir à la vente par adjudication publique, c'est-à-dire à l'expropriation des pauvres dans l'intérêt des riches, je me verrai obligé de voter contre la loi.
Et en vérité, je ne sais pas si, en votant, dans ce cas, contre la loi, je suis exposé à déplaire bien fort à M. le ministre, qui paraît s'être ingénié à chercher les moyens, non de faire adopter, mais de faire repousser la loi qu'il vous propose. En le voyant choisir le mode le plus impopulaire du défrichement, multiplier comme à plaisir les difficultés, provoquer les résistances, et rattacher à une question d'irrigation, sur laquelle tout le monde était d'accord, une question de défrichement qui soulève les protestations les plus vives, il m'est venu une pensée dont je dois vous faire l'aveu en terminant. J'en suis venu à croire que M. le ministre n'était, en réalité, pas plus partisan des défrichements que des irrigations, et que son plus vif désir serait de voir rejeter la loi pour se renfermer dans le statu quo, dans l'immobilité qui est son système politique habituel.
- La séance est levée à quatre heures trois quarts.