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Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 18 juin 1846

(Annales parlementaires de Belgique, session 1845-1846)

(Présidence de M. Vilain XIIII.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 1695) M. de Man d’Attenrode procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.

M. Dubus (Albéric) lit le procès-verbal de la séance précédente. La rédaction en est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

Le même secrétaire présente ensuite l'analyse des pièces adressées à la chambre.

« Plusieurs habitants de Lede et les membres de l'administration communale demandent l'exécution du chemin de fer projeté de Bruxelles à Gand par Alost. »

« Même demande de l'administration communale d'Erembodegem. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport de M. le ministre des travaux publics.


« Les membres de plusieurs administrations communales dans le canton d'Erezée demandent le maintien du droit d'entrée sur le bétail. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des rapports sur les pétitions relatives à cet objet.


« Les membres de l'administration communale et du comité de l'industrie linière de Leke demandent l'union douanière avec la France. »

« Même demande des membres du conseil communal de Courtray. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le conseil communal de Boussu demande que les tarifs des voyageurs et des marchandises arrêtés pour la station du chemin de fer à St-Ghislain soient accordés à la station de Boussu, et que l'on supprime les formalités de douane auxquelles sont assujettis les effets et les marchandises dans cette dernière station.

- Même renvoi.


« Le sieur Th. Macintosh prie la chambre de faire rendre justice à son frère, caporal au régiment d'élite, des mauvais traitements dont il a été l'objet de la part d'un officier supérieur. »

M. Pirson. - Messieurs, cette pétition, dont j'ai pris connaissance tout à l'heure, renferme des insinuations très malveillantes et très inconvenantes à l'égard des tribunaux militaires ; elle reproduit aussi le contenu d'un imprimé qui nous a été distribué, il y a environ un mois ; elle dirige contre un officier supérieur de notre armée des accusations de la nature la plus grave. J'aime à penser que ces accusations ne sont pas fondées, et j'ai d'autant plus lieu de le croire, que l'officier supérieur qu'on incrimine jouit de la considération générale, qu'il est un des membres les plus distingués de l'armée et qu'il est un de ceux qui ont donné le plus de preuves de dévouement au pays. Cependant des accusations de cette nature, dirigées contre un fonctionnaire haut placé, rendues publiques par la voie de la presse, et signalées directement aux membres de cette chambre, ne peuvent être passées sous silence et nécessitent, ce me semble, des explications-immédiates de la part du gouvernement. Je profite donc de la présence de M. le ministre de la guerre qui vraisemblablement doit avoir reçu un exemplaire de l'imprimé qui nous a été remis, car je crois qu'il a été distribué avec le Moniteur ; je profite, dis-je, de sa présence pour le prier de nous donner des explications sur les faits reprochés à l'officier supérieur auquel la pétition fait allusion. Eu ce qui me concerne, je forme des vœux bien sincères pour que ces explications soient complètes et satisfaisantes.

M. le président. - Cela n'est pas conforme aux précédents de la chambre ; il faut que la pétition soit renvoyée à la commission des pétitions ; ce n'est qu'après que la commission aura fait son rapport, qu'il y aura lieu de provoquer des explications de la part du gouvernement ; toutefois si M. le ministre de la guerre, usant du droit qu'il a, demande la parole, je la lui accorderai.

M. de Garcia. - Messieurs, je demanderai qu'un prompt rapport soit fait sur la pétition dont il s'agit. Il est désirable qu'un officier supérieur ne reste pas même sous l'apparence d'un soupçon. Pourtant je ne puis admettre qu'on sorte des règles ordinaires. Je désire donc que M. le ministre de la guerre, laissant entière la prérogative de la chambre, ne s'explique qu'après que la commission aura fait son rapport. Le rapport même de la commission pourra faire justice à l'officier supérieur incriminé ; et cette justice sera plus éclatante quand elle partira de la chambre elle-même.

M. le ministre de la guerre (M. Prisse). - Messieurs, j'étais tout disposé à répondre à l'interpellation qui m'a été faite par l'honorable M. Pirson ; mais d'après les explications qui ont été donnés et par M. le président et par l'honorable M. de Garcia, je crois qu'il est plus convenable d'attendre, pour m'expliquer, qu'un rapport ait été fait à la chambre.

M. Pirson. - Messieurs, il y a déjà un mois qu'un imprimé, dont le contenu a été rendu public par la voie des journaux, nous a été distribué ; j'en ai lu la reproduction, entre autres dans le « Journal de Liège ». Dans cette publication, on incrimine à tort, je l'espère, l'un de nos officiers supérieurs les plus distingués ; il me paraît que, dans l'intérêt de l'armée, le gouvernement ne doit pas se refuser à donner des explications immédiates, et il me semble que M. le ministre de la guerre, lui-même, puisqu'il est prêt, ainsi qu'il l'a déclaré, doit désirer ne pas tarder à le faire. Si ma proposition toutefois est contraire aux habitudes de la chambre, je n'insiste pas, mais je demande qu'il soit fait un prompt rapport sur cette pétition.

M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Messieurs, je crois que le précédent qu'on désire introduire ne doit pas être introduit. On sait bien qu'une pétition ne préjuge rien quant à la réalité des griefs qu'elle articule. Il faut que la pétition suive la filière ordinaire ; quand le rapport sera fait, M. le ministre de la guerre donnera des explications. Il convient de nous en tenir à nos précédents ; je n'en ai jamais dévié, quoique dans plusieurs circonstances j'eusse pu donner des explications immédiates sur des pétitions.

- La chambre renvoie la pétition à la commission des pétitions, avec demande d'un prompt rapport.


« Le conseil communal de Wichelen demande que le chemin de fer projeté de Bruxelles à Gand par Alost soit relié au chemin de fer de l'Etat dans la traverse de cette commune. »

M. Desmet. - Les pétitionnaires conçoivent des inquiétudes sur l'exécution du chemin de fer de Bruxelles à Gand ; ils demandent que le projet soit présenté dans la session actuelle, et que le tracé arrêté par le gouvernement ne soit pas modifié. Je demande que cette pétition, ainsi que toutes celles qui sont relatives au même objet, soit déposée sur le bureau pendant la discussion du rapport de M. le ministre des travaux publics sur la pétition des habitants d'Alost.


Cette proposition est adoptée.

« L'administration communale de Liezele prie la chambre de ne pas prendre de décision sur le projet d'établir un chemin de fer de Bruxelles à Gand par Alost, avant de connaître le résultat de l'enquête qui sera faite sur cette question. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport fait par le ministre des travaux publics.


M. Delfosse. - Je désire adresser une interpellation à M. le ministre des travaux publics, au sujet d'un marché qui doit avoir été conclu pour les travaux de la partie du canal de Liège à Maestricht, située sur le territoire hollandais. Je demande que M. le ministre des travaux publics veuille, si cela lui est possible, être présent à l'ouverture de la séance de demain, et je prie ses collègues de vouloir bien l'avertir. (Signe d'assentiment au banc de MM. les ministres.)

Rapports sur des pétitions

M. Zoude (au nom de la commission des pétitions). - « Le conseil communal de Spa prie la chambre d'autoriser la concession du chemin de fer projeté de Pepinster à Spa. »

- La commission propose le renvoi à M. le ministre des travaux publics.

Adopté.


« Le vicomte du Toict, ancien capitaine de maréchaussée, réclame l'intervention de la chambre pour être mis en activité ou à la pension. »

Le pétitionnaire réclame de la justice de la chambre la pension qui lui est due à titre d'ancien capitaine de la gendarmerie sous le gouvernement précédent, grade dans lequel il aurait dû être maintenu, s'étant rallié au gouvernement provisoire dans les premiers jours de janvier 1831, comme conste de la déclaration du général Goblet, pour lors commissaire général de la guerre ; mais les cadres étant formés, il réclama à diverses reprises du service dans l'armée ou un traitement d'attente, ou bien une pension.

Ses titres furent reconnus par le gouvernement, et il est un des quatre pour lesquels le département de la guerre le présenta à la chambre comme ayant droit à une pension de 850 francs du chef de ses services militaires sous le gouvernement des Pays-Bas.

(page 1696) Mais la chambre ayant décidé qu'elle n'accordait de pension pour pertes d'emploi qu'à ceux des anciens fonctionnaires et employés qui y auraient droit par de puissantes considérations d'équité, le pétitionnaire vient réclamer avec confiance l'application du principe établi par la chambre.

Votre commission a l'honneur de vous proposer le renvoi de cette pétition au ministre de la guerre, seul en position d'apprécier la légitimité des motifs invoqués par le pétitionnaire.

- Adopté.


« Les sieurs Mairesse et M. K. Brihay prient la chambre d'accorder au gouvernement le crédit qu'il s'est engagé à demander pendant la session actuelle pour les indemniser des pertes qu'ils ont éprouvées par suite des inondations tendues aux abords de la place de Mons en 1815.

La commission propose le renvoi de cette pétition au ministre des finances.

- Adopté.


M. Zoude (au nom de la commission des pétitions). - « Plusieurs électeurs de Watermael-Boitsfort prient la chambre d'annuler la décision de la députation permanente du conseil provincial de Brabant du 19 mai, relative à une demande d'annulation des élections communales. »

Pour que la chambre puisse bien apprécier la pétition dont s'agit, et les conclusions qu'elle a suggérées à votre commission, nous croyons devoir vous la reproduire presque textuellement.

Les pétitionnaires vous exposent qu'ils se sont adressés à la députation permanente du Brabant pour faire annuler les élections qui avaient eu lieu le 14 avril.

A l'appui de leur demande, ils ont fait valoir les motifs suivants :

1° Que la convocation des électeurs aurait eu lieu, non pas par le conseil communal, mais par le collège échevinal, contrairement au texte formel de l'article 46 du 30 mars 1836 ;

2° Que la liste qui avait servi aux opérations électorales n'était pas une liste régulièrement arrêtée et révisée par le collège des bourgmestre et échevins, mais une liste affiche dressée par le bourgmestre, assisté seulement du fils du secrétaire ;

3° Qu'après l'expiration de tous les délais, expiration qu'ils reportent au 30 septembre 1845, le bourgmestre s'était permis de rayer plusieurs noms de la liste-affiche dressée par lui, sans qu'il eût été fait de réclamation et sans intervention aucune du conseil communal.

Les pétitionnaires exposent encore que la députation permanente s'est arrêtée exclusivement au deuxième moyen, et qu'en l'accueillant elle a annulé les élections du 14 avril comme entachées d'un vice radical et qu'elle a déclaré qu'il était inutile de s'occuper des deux autres moyens de nullité.

Que veulent en effet les pétitionnaires ? Que l'élection fût annulée. Or, le but était atteint par l'invocation d'un seul des motifs qu'ils alléguaient ; il était donc inutile de s'occuper des deux autres.

Mais l'arrêté royal du 21 mai, qui a annulé la décision de la députation permanente, s'est borné à rejeter les deux premiers moyens, par des motifs qui seraient contraires aux faits constatés par des enquêtes, mais qu'il n'aurait pas été dit un seul mot du troisième moyen qui, d'après les pétitionnaires, aurait été le plus important et le plus clairement établi.

Que s'étant adressé de nouveau, dans cette occurrence, à la députation permanente, afin qu'elle statue sur le moyen qu'elle se serait réservé, celle-ci a déclaré par sa décision, en date du 29 mai, qu'elle avait épuisé sa compétence, et que, par suite du recours exercé auprès du Roi, elle avait été dessaisie.

Les pétitionnaires terminent en disant qu'il résulte de ces décisions diverses que, jusqu'à présent, il n'a pas été fait droit à une demande qui avait été soumise à la députation permanente dans le cercle de ses attributions, et sur laquelle elle devait néanmoins statuer ; ils demandent en conséquence qu'aux termes du paragraphe 3 de l'article 89 de la loi provinciale, la chambre prononce l'annulation de la décision de la députation permanente du conseil provincial de Brabant, pour le motif que cette autorité aurait omis de statuer sur un des trois chefs de la réclamation, et ils ajoutent que cette annulation entraînerait l'inefficacité de l'arrêté royal du 21 mai.

Votre commission, après examen de la pétition, des décisions intervenues et de l'arrêté royal, estime qu'il a été statué sur les trois moyens qui avaient été invoqués. Les réclamants reconnaissent d'abord que quoique l'autorité provinciale n'eût fait droit qu'à un seul de leurs moyens, l'arrêté royal du 21 mai a rejeté les deux premiers motifs de la réclamation, de sorte que toute la question se réduit à savoir si, comme les pétitionnaires l'affirment, ce même arrêté royal ne s'est pas occupé du troisième moyen ; or la lecture de cet arrêté prouve à évidence que le troisième moyen a été rencontré et rejeté comme les deux autres. En effet, le troisième moyen soutenait que le bourgmestre se serait permis de rayer plusieurs noms de la liste affichée, sans qu'il eut été fait de réclamation et sans intervention aucune du conseil communal, de sorte que ce moyen porte sur une prétendue irrégularité de la liste.

Mais on lit dans l'arrêté royal ce qui suit :

« Considérant, en ce qui concerne la liste qui a servi de base aux élections, que cette liste est régulière en sa forme, que les bourgmestre et échevins l'ont arrêtée conformément à la loi et ont certifié depuis qu'elle avait été révisée en séance du collège, que notamment dans l'enquête administrative, les bourgmestre et échevins Dewaet et Vanderlinden ont déclaré que la révision avait été leur œuvre collective et qu'ils ont ensemble concouru à la radiation de plusieurs électeurs. »

Ainsi l'arrêté royal a tellement rencontré le troisième moyen qu'il a déclaré régulière la liste taxée d'irrégularité, que loin que la radiation de plusieurs électeurs aurait été faite par le bourgmestre, comme le dit la pétition, l'enquête administrative établit que cette révision avait été l'œuvre collective du bourgmestre et des échevins Dewaet et Vanderlinden.

Par ces motifs, la commission estime que la réclamation dont il s'agit n'est pas fondée ; et puisqu'il existe un arrêté royal qui a annulé la décision de la députation permanente, il n'entre pas dans les attributions du pouvoir législatif de connaître de l'acte, attendu que le paragraphe 3 de l'article 89 de la loi provinciale qu'on invoque, ne lui accorde le pouvoir d'annuler les actes des conseils provinciaux que lorsqu'ils n'auront pas été annulés par le roi.

Cet article 89, paragraphe 3, porte que les actes des conseils provinciaux qui n'auront pas été annulés par le roi conformément au premier paragraphe du présent article, ne pourront être annulés que par le pouvoir législatif.

Pour le surplus, votre commission, vu l'analogie qui existe avec une autre pétition des électeurs de la même commune, présentée à la chambre le 5 février dernier, sur laquelle l'honorable M. Dubus a fait un rapport, votre commission, disons-nous, a l'honneur de proposer à la chambre le dépôt de cette pétition sur le bureau pendant la discussion du rapport de M. Dubus, ainsi que pendant la discussion du projet de loi sur la conservation des listes des électeurs communaux.

M. Delfosse. - Je demande l'impression du rapport comme pièce de la chambre. Je demande, en outre, que la chambre veuille bien fixer jour pour la discussion du projet de loi présenté par M. Van de Weyer, ainsi que des rapports de MM. Dubus et Zoude sur les pétitions de quelques habitants de la commune de Watermael-Boitsfort.

Vous savez tous, messieurs, que le projet de loi présenté par M. Van de Weyer avait pour but de combler une lacune de la loi communale, à l'aide de laquelle un collège des bourgmestre et échevins pourrait faire disparaître la liste des électeurs communaux et rendra impossible la manifestation de la pensée du collège électoral. Il est important que la session ne se passe pas sans que ce projet soit discuté.

- La chambre ordonne l'impression du rapport.

M. le président. - Je vais mettre aux voix la seconde partie de la proposition.

M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Je ne demande pas mieux que de voir discuter dans le cours de cette session, le projet de loi et les rapports dont vient de parler l'honorable membre ; mais il est d'autres objets d'une nature plus urgente, plus importante qui devront primer ce projet de loi.

Je ne pense pas qu'il puisse être question de fixer le jour de la discussion. Si elle peut avoir lieu dans la présente session, je m'associe au désir qu'on a exprimé, mais je ne puis laisser passer sans observation le motif donné par l'honorable membre qu'il faut faire en sorte que les bourgmestre et échevins ne puissent pas faire disparaître suivant leur bon plaisir les listes électorales, car cette observation ne peut avoir aucun trait à la pétition dont il s'agit.

M. Delfosse. - Je ne veux pas rechercher en ce moment quelles ont pu être les intentions du collège des bourgmestre et échevins de la commune de Watermael-Boitsfort ; je ne veux pas rechercher si la perte de la liste des électeurs de cette commune ne doit être imputée qu'à la négligence. Il me suffit qu'un collège des bourgmestre et échevins, désireux de conserver ou d'acquérir la majorité dans le conseil communal, puisse, à l'aide d'une fraude, éluder la manifestation du vœu d'un collège électoral qui lui serait hostile. Il me suffit qu'un tel abus soit possible pour que je sois autorisé à demander la mise à l'ordre du jour du projet de loi destiné à prévenir cette fraude. Je demande donc formellement que le projet de loi dont je viens de parler et les deux rapports de MM. Zoude et Dubus soient mis à l'ordre du jour, à la suite des objets qui s'y trouvent déjà ; si plus tard on vient nous présenter un rapport sur quelque projet, ayant un caractère d'urgence plus prononcé, rien n'empêchera la chambre de lui accorder la priorité.

M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Je crois que, par suite d'une mesure administrative que j'ai prise, cet inconvénient ne se représentera pas, parce que j'ai demandé l'envoi des listes en double aux administrations provinciales.

Mais je demande que l'on discute le projet de loi présenté par M. Van de Weyer, parce qu'il est possible qu'une commune soit en retard de dresser les listes. C'est le but principal du projet, complété dans la section centrale, dont je faisais partie, et auquel j'ai donné mon assentiment.

Quant à la proposition de mise à l'ordre du jour, sauf à intervertir l'ordre si le rapport sur un projet de loi plus urgent était présenté, je ne m'y oppose pas.

M. Rodenbach. - Je demande la mise à l'ordre du jour après la discussion du projet de loi relatif à la convention avec la France.

M. le président. - On s'occupera de la mise de ce projet de loi à l'ordre du jour, quand le rapport sera déposé.

M. de Garcia. - Il est entendu que si ce rapport était déposé, il aurait la priorité ; l'ordre du jour serait interverti ? (Adhésion.)

Puisque l'on est d'accord, je n'insiste pas.

- La chambre, consultée, met le rapport à l'ordre du jour après la discussion du projet de loi sur la conservation des listes électorales, sauf à intervertir l'ordre du jour si un rapport sur un projet de loi plus important était présenté.

Projet de loi sur les sucres

Discussion générale

(page 1702) M. le ministre des affaires étrangères (M. Dechamps). - Dans une séance précédente, j'ai essayé de placer la question du rendement sur le terrain où je voudrais convier les adversaires de notre opinion à se placer eux-mêmes.

J'ai soutenu que la question du rendement n'était pas posée entre les deux sucres, mais concernait exclusivement le trésor public. J'ai tâché de démontrer par des chiffres très simples à apprécier que la recette de trois millions que nous voulons assurer au trésor public était atteinte et dépassée au rendement de 69 et au rendement de 68.

L'honorable M. Eloy de Burdinne m'a opposé quelques objections, et je vous avoue que ces objections m'ont convaincu que toute réfutation sérieuse des arguments que j'avais présentés était impossible.

Il me paraît évident que le sucre indigène est complétement désintéressé dans la question du rendement. Je me trompe, il a un double intérêt manifeste, à ne pas vouloir que le rendement soit fixé à un taux trop élevé.

J'en ai fait la démonstration. Je vais la reproduire et la compléter.

En effet, messieurs, le vice de la loi de 1843, le fâcheux résultat qu'elle a produit pour le sucre indigène comme pour l'autre sucre, on l'a démontré à satiété, a été l'encombrement sur le marché intérieur et l'avilissement des prix qui en est résulté. Or, messieurs, si nous fixions le taux du rendement pour l'exportation à un chiffre tel que l'exportation devînt impossible ou difficile, il est évident que ce serait encore une fois organiser la concurrence sur le marché intérieur qui existe sous la loi de 1843, et amener l'encombrement et l'avilissement des prix ; c'est-à-dire que le sucre indigène, avant un an, se plaindrait de la loi nouvelle comme il se plaint de la loi ancienne.

Mais le sucre indigène a un autre intérêt plus direct à ne pas exagérer le rendement.

En effet, l'industrie indigène ou exportera ou n'exportera pas. La betterave, d'après la loi, ne payera en tous cas qu'un droit d'accise de 30 fr. Si elle concourt à l'exportation et que l'on admette une restitution de 66 fr., il lui suffira d'exporter 44 kilog. pour étendre sa redevabilité, et elle conservera dès lors 56 kilog indemnes de tous droits. Si au contraire on réduit la restitution à 63, il lui faudra exporter 46 kilog., pour se libérer de ce droit d'accise de 30 fr. et elle n'aura que 54 kilog à livrer à la consommation intérieure indemnes de tous droits.

Ces chiffres sont d'une très facile appréciation, et je ne comprends pas ce qu'on pourrait y objecter. Mais, dit-on, on n'exportera pas. On a démontré qu'avec une égale restitution l'industrie indigène exportera, puisqu'elle a exporté lorsqu'il y avait une décharge différentielle et que le sucre de betterave supportait l'égalité des droits.

Mais, enfin, je suppose que l'industrie indigène n'exporte pas. Les prix à la consommation s'établissant toujours et inévitablement à raison de la restitution même, elle obtiendra nécessairement un franc de plus dans la consommation intérieure, si la restitution est de 66 fr., que si la restitution est de 65.

M. Eloy de Burdinne. - C'est tout le contraire.

M. le ministre des affaires étrangères (M. Dechamps). - Je ne comprends pas comment ce serait tout le contraire. Il est évident que les prix à la consommation s'établissent sur la restitution même, et que, par conséquent, la différence d'un franc dans la restitution profitera au sucre indigène.

Ainsi, au point de vue des deux sucres, je crois que la question du rendement est un véritable préjugé dont le sucre indigène se préoccupe à tort. Il a un double intérêt manifeste à ce que le rendement soit fixé à un taux tel que l'exportation soit possible, soit facile.

La question tout entière est donc, messieurs, d'examiner si au rendement du 69 ou de 68, ou pour m'exprimer d'une autre manière, si avec la décharge de 66, comme avec la décharge de 65, le trésor est assuré d'obtenir la recette de trois millions à laquelle il doit prétendre. Toute la question, selon moi, est là.

Messieurs, j'avais cru établir d'une manière très claire qu'au rendement de 69 comme au rendement de 68, la recette était assurée pendant les 18 premiers mois. Car il ne s'agit que des 18 premiers mois ; une fois ces 18 mois passés, le gouvernement aura toujours la faculté d'élever le rendement, si la recette diminue, c'est-à-dire si le mouvement commercial augmente ou si la fabrication fait des progrès. Il est donc clair que la seule difficulté à résoudre est celle qui est relative aux 18 premiers mois, pendant lesquels il faut que la recette de 3 millions ne puisse échapper au trésor public.

Eh bien, messieurs, qu'a répondu l'honorable M. Eloy de Burdinne aux calculs que j'avais présentés ? Ces calculs reposaient sur 4 bases : le rendement légal à 68, c'est-à-dire la décharge à 66 francs ; le résultat obtenu par le raffinage, c'est à-dire le rendement réel, à 73 p. c ; une mise en raffinage de 20 millions de kilogrammes, le double de la mise en raffinage de 1845 ; enfin l'hypothèse d'une consommation en produits fins, de 7,500,000 kilogrammes ; voilà les quatre bases sur lesquelles reposaient mes calculs.

Eh bien, messieurs, l'honorable M. Eloy de Burdinne, en me répondant, a supposé un rendement de 88, c'est-à-dire, un rendement composé et de sucre fin et de cassonade ; mais jusqu'à 20 millions de mise en raffinage, la cassonade ne peut certainement pas s'exporter, car il en faut pour alimenter les besoins de la consommation.

Il ne s'agissait donc que des sucres fins. Or, messieurs, j'ai deux faits à présenter à la chambre et dont il a déjà été parlé bien souvent dans cette discussion. Nous connaissons quel était le rendement moyen obtenu par la raffinerie nationale, c'est-à-dire par la raffinerie qui était montée d'après les procédés de fabrication les plus avancés en Belgique. Ce rendement est donc le rendement maximum des raffineries belges. Or, messieurs, ce rendement est de 73 p. c. Voilà donc un fait qui démontre que le rendement de 73 n'est pas la moyenne actuelle du rendement en Belgique, mais que c'est le maximum de ce rendement.

Et, messieurs, nous avons la contre-épreuve de ce fait, c'est le rendement moyen fixé en Hollande. En Hollande où l'on reconnaît que les procédés de fabrication sont infiniment plus perfectionnés, qu'en Belgique, le rendement moyen a été fixé à 72 90/100. Ainsi, messieurs, nous avons d'un côté un fait belge, le rendement moyen de la raffinerie nationale ; nous avons de l'autre côté le fait de la loi néerlandaise qui fixe le rendement à 75. N'est-il pas évident, dès lors, qu'en prenant le rendement de 75 pour base de mes calculs, j'ai pris un chiffre exagéré, j'ai admis un véritable maximum ?

L'honorable M. Eloy de Burdinne s'est donc évidemment trompé en raisonnant d'après un rendement de 88, qui comprend et le sucre fin et la cassonade.

L'honorable membre a commis une autre erreur, plus grande encore lorsqu'il a supposé que j'évaluais la consommation totale en sucre en Belgique, à 7,500,000 kilog. Chacun sait que ce chiffre ne représente que la consommation en sucre fin. La consommation du sucre en Belgique est de 12 millions et 1/2 environ.

Ainsi, messieurs, l'honorable membre n'a pu me répondre qu'en tombant dans des erreurs assez graves. Je maintiens donc complétement les bases sur lesquelles j'ai fait reposer mes calculs. Je le répète, messieurs, mes calculs reposaient sur les bases suivantes : j'ai supposé un rendement réel de 75, et je viens de démontrer que ce rendement est un maximum.

Le chiffre de 7,500,000 kil. comme consommation en sucres fins, n'est pas contesté. Reste la mise en raffinage que j'ai évaluée à 20 millions de kilog., c'est-à-dire que j'ai supposé que dans les dix-huit mois qui vont courir, le chiffre de la mise en raffinage en 1843 aurait doublé.

Messieurs, n'oublions pas que depuis 1834, le chiffre maximum de la mise en raffinage a été obtenu en 1840, et n'est monté qu'à 25 millions (page 1703) et demi de kilog. Eh bien, en 1840, toutes les fabriques étaient en activité ; aujourd'hui, plusieurs de ces fabriques n'existent plus ; les plus considérables sont en liquidation ; il est impossible de croire que ces fabriques vont ressusciter du jour au lendemain ; il est impossible de croire que de primesaut, dans l'année, nous allons atteindre une mise en raffinage supérieure au maximum qu'on a atteint depuis 18 ans.

Ainsi, en évaluant à 20 millions de kil. la mise en raffinage, j'exagère encore, je fais une concession réelle à mes adversaires.

Eh bien, pour fournir à l'honorable M. Eloy de Burdinne l'occasion de me réfuter d'une manière plus complète, je vais sur ces bases établir en chiffres la conclusion à laquelle j'étais arrivé.

Vingt millions de mise en raffinage à 72-95, chiffre de la raffinerie nationale, chiffre du rendement hollandais, produisent 14,586,000 kil. ; il faut en déduire, pour la consommation intérieure, 7,500,000 kil. en produits fins ; resterait à exporter 7,086,000 kil., lesquels, à raison de 66 comme décharge, donneraient lieu à une restitution de 4,600,000 fr.

La recette sur 20 millions de kil. de sucre brut exotique et indigène, s'élevant à 8,400,000 fr., resterait donc évidemment pour le trésor public 3,800,000 fr. environ.

Ainsi, en supposant le rendement admis à 68, je dis que, pour parer à l'imprévu dont M. le ministre des finances a dû et a voulu tenir compte, il nous reste 800,000 francs au-delà des trois millions. Pour que ce résultat ne fût pas atteint, il faudrait de deux choses l'une ; il faudrait que le rendement réel dépassât le chiffre du rendement hollandais dans les 18 mois qui vont courir, ou il faudrait que la mise en raffinage s'élevât au-dessus du chiffre de 20 millions de francs, et je viens de démontrer que c'est là une chose invraisemblable.

Il est un autre motif pour lequel la fabrication ne peut pas prendre une extension aussi considérable en si peu de temps. On ne fabrique pas, sans être certain d'un placement de ses produits ; il faut, avant tout, avoir des débouchés. Or, chacun le sait, la Hollande s'est emparée des débouchés pour le sucre depuis longtemps ; il faudra à la Belgique bien des années avant de pouvoir reconquérir une partie de ces marchés ; cette raison suffit pour poser des limites à la fabrication ; la fabrication n'ira pas imprudemment s'étendre, avant de s'être assuré le placement de ses produits fabriqués.

Mais, messieurs, au point de vue du trésor public, il est encore un fait sur lequel j'appelle de nouveau toute l'attention de la chambre, car il me paraît à lui seul résoudre la question du trésor public.

Les membres de la chambre, en examinant le tableau annexé au projet de loi, pourront se convaincre que la différence d'un franc entre la restitution de 65 ou de 66 fr. équivaut pour le trésor à 86,400 fr. Le chiffre des sucres exportés indiqué au tableau, est de 8,641,025 kilogrammes.

Le déficit qui pourrait résulter de la différence entre 63 et 66 fr. ne pourrait être que de 86,410 fr.

Ainsi, messieurs, la question du rendement n'est pas posée entre les deux sucres, mais ne doit être envisagée qu'au point de vue du trésor public ; en supposant même, ce que je n'admets pas, que l'imprévu pour lequel nous avons une marge de 800,000 fr., puisse amener un déficit, ce déficit ne peut jamais aller qu'à 86,400 fr., tandis que cette somme, agissant et sur l'exportation et sur le prix de la consommation, s'élève, pour les deux sucres, à 170,000 fr. L'influence pour le trésor est nulle, l'influence l'industrielle peut être très grande.

Messieurs, j'exprime ici une opinion personnelle : je me suis mis d'accord avec mon honorable collègue, M. le ministre des finances, sur tous les principes de la loi que j'ai défendue avec lui.

Pour la question de savoir si le rendement doit être fixé à 68 ou 69, mon honorable collègue vous l'a plusieurs fois déclaré, c'est une question de nuance, ce n'est pas un principe. Je comprends les scrupules de mon honorable collègue et son hésitation à admettre le rendement de 68 ; sa responsabilité comme ministre des finances lui commande cette hésitation et cette réserve.

J'avoue que l'intérêt commercial, dont j'ai aussi le devoir d'être plus particulièrement préoccupé, m'a déterminé à appuyer le rendement de 68,du moment où ma conviction était formée que la recette de 3,000,000 de fr. était garantie au trésor. Cette conviction, je vous ai dit, messieurs, sur quels faits elle reposait. Cette différente appréciation entre mon collègue et moi, sur ce point secondaire, ne détruit en rien la conformité d'opinion que nous professons l'un et l'autre sur les principes de la loi et sur toutes ses applications essentielles.

Messieurs, permettez-moi de vous soumettre quelques considérations en ce qui concerne le côté commercial de la loi.

Messieurs, on l'a déjà dit, la loi doit être commerciale, industrielle et financière.

Je vous avoue que je nie sens un peu embarrassé de devoir prouver à une chambre qui a adopté à une grande majorité la loi des droits différentiels, qui a voté des sommes considérables pour créer le chemin de fer rhénan, qui a admis les lois favorisant le transit et la loi sur les entrepôts ; j'avoue, dis-je, que devant une chambre qui a adopté les principes de toutes ces lois commerciales à une grande majorité, je me trouve embarrassé de devoir prouver l'influence de la question des sucres sur notre système commercial.

J'ai été étonné surtout, je dois le dire, de voir contester que le sucre soit un élément essentiel de notre commerce d'importation et d'exportation, par un de mes honorables amis, M. Dumortier, qui a été un des défenseurs les plus persévérants des droits différentiels. M. Dumortier a infiniment d'esprit sans doute, mais il en faudrait plus encore pour voiler la contradiction dans laquelle il est tombé

L'honorable membre nous disait alors qu'il fallait des retours assurés et avantageux pour développer notre commerce d'exportation, qu'il fallait que ces retours eussent lieu surtout des colonies n'ayant pas de marine, le Brésil, la Havane, les Philippines.

Or, ces colonies sont précisément des colonies à sucre, ce sont celles qui nous offrent le plus de chances d'exportation, parce que ce sont les colonies où notre marine ne rencontre pas la concurrence d'une marine nationale considérable.

Messieurs, il est impossible de soutenir sérieusement, comme un honorable membre l'a fait hier, qu'il suffira d'avoir des bois d'ébénisterie, de la cochenille et je ne sais quels autres objets pour former la base d'un commerce d'échanges. Ces bases sont le café et le sucre.

Il faut bien le dire, si l'exception posée dans la loi des droits différentiels, relativement au café, est maintenue, cette exception comprenant la moitié de notre consommation en café, je ne dis pas qu'elle détruirait toutes nos relations, ayant le café pour élément, mais elle en restreindra l'importance.

Pour le tabac, la loi d'impôt qui a dû être votée par les chambres, comme nécessité financière, a restreint notre marché de tabac de près de moitié. Il ne comprend plus que le tabac de Kentucky et de Virginie ; la Hollande s'est emparée du reste. Pour les cotons, je pense que nous pourrons établir un marché considérable dans l'avenir, mais ce fait ne se réalisera complétement que quand l'Allemagne aura imposé des droits sur les cotons filés et recevra directement le coton en laine.

Si donc le café nous échappe en partie, si le coton est une question d'avenir, si le tabac ne forme plus qu'un marché restreint, que reste-t-il pour alimenter notre commerce d'échange avec les pays transatlantiques, si la loi que nous allons voter n'est pas faite en vue de l'intérêt commercial ? Je dis qu'il n'existe rien et qu'autant vaut déchirer toutes les lois que nous avons adoptées dans ce but.

On l'a déjà répété bien souvent, malheureusement, il faut le dire, les marchés continentaux ont eu jusqu'ici une tendance à se rétrécir ; cette tendance changera-t-elle ? Je l'ignore ; mais on a compris que nos efforts devaient être dirigés sur les marchés lointains.

Depuis une année, le gouvernement a étudié sérieusement une question nouvelle, celle de sociétés d'exportation, ou générale ou spéciale. Les délégués des chambres de commerce que j'ai réunis à cet effet ont été presque unanimes à reconnaître que c'était le moyen le plus propre à développer un plus grand mouvement d'exportation industrielle. J'ai la conviction que toute la question linière dans son avenir réside soit dans un système de prime d'exportation décroissante, soit dans l'établissement d'une société d'exportation linière.

Nous n'aurons jamais d'exportation linière, si nous n'obtenons pas d'une part une meilleure organisation de cette industrie à l'intérieur, de plus grands capitaux pour la développer, et d'autre part des comptoirs belges sur les marchés où notre industrie peut trouver des débouchés. Ces débouchés, où les trouverez-vous ? Evidemment dans les colonies à sucre, au Brésil, à la Havane, où nos toiles brabantes et gantes sont encore connues, et où vous pourrez en développer l'usage.

Il est une considération qui a échappé à l'honorable M. de La Coste, c'est que l'influence de l'importation du sucre sur nos exportations n'a pas lieu seulement à l'égard des colonies d'où on le tire, mais encore des autres pays avoisinant ceux vers lesquels la navigation est dirigée. Par exemple, quand des navires exportent nos produits au Mexique ou transportent des émigrants aux Etats-Unis, ces navires se relèvent pour prendre des retours au Brésil ou à la Havane. Si vous rendez donc ces retours impossibles par l'interdiction de la loi, non seulement vous empêcherez vos exportations vers les colonies à sucre, mais vers les Etats-Unis et le Mexique.

On a fait une objection ; on a dit : Vous n'avez pas de colonies ; nous concevons la France, l'Angleterre et la Hollande qui ont un intérêt colonial à sauvegarder. Mais, messieurs, si nous n'avons pas d'intérêt colonial, nous avons un intérêt commercial, un intérêt industriel qui valent bien celui-là.

La création d'un marché de sucre de première main dans nos ports, le transit vers l'Allemagne à développer ; n’est-ce rien ? Est-ce un petit intérêt ? Nous avons un intérêt industriel à voir agrandir les relations avec les colonies à sucre par l'importation des sucres bruts, et nos exportations vers le Levant et le Nord par nos expéditions de sucres raffinés ; est-ce là encore un mince intérêt ?

Peut-on même sérieusement soutenir que cet intérêt commercial et industriel ne balance pas celui qui se rattache à la question de savoir si 1,600 hectares, sur trois millions, seront cultivés en betteraves ou en céréales, (Réclamations.) Je ne veux pas amoindrir cet intérêt agricole ; mais je ne comprends pas, je le dis hautement, qu'on puisse mettre en balance cet intérêt très respectable, très majeur, j'en conviens, et qu'il ne faut pas compromettre, avec l'immense intérêt qui se rattache au commerce des sucres. (Approbation.)

Voici comment je résume la question relative à la balance de ces deux intérêts.

Le sucre colonial est un élément essentiel, indispensable de notre commerce l'importation et d'exportation.

Le sucre indigène peut être très utile ; mais il n'est pas nécessaire à l'intérêt agricole.

Voilà la différence. L'un est nécessaire, l'autre ne l'est pas. Sans (page 1704) commerce de sucre, je défie d'étendre votre système commercial. Je défie d'avoir un traité, soit avec le Brésil, soit avec l'Espagne. On a parlé de la nécessité de faire avec l'Espagne un traité favorable à l’industrie linière. Mais, je le demande, sur quelles bases ferez-vous reposer ce traité ? Sera-ce sur les faveurs de provenance à accorder à l'huile, aux fruits ou au sel d'Espagne ? Il n'y a d'autre base à un traité étendu et favorable que le sucre des colonies espagnoles. Sans cette base, il est impossible d'augmenter les débouchés pour l'industrie linière, ni vers l'Espagne, ni vers les colonies à sucre.

Du reste, il y a un fait remarquable et tout actuel, qui détruit toute objection à cet égard. L'honorable M. de La Coste a voulu nier la corrélation entre l'importation des sucres et nos exportations industrielles.

Mais ce qui se passe en ce moment en Angleterre prouve que son opinion n'y est nullement partagée.

Dans quelle voie l'Angleterre entre-t-elle ? Elle a un intérêt colonial immense ; elle a un intérêt politique rattaché à la question de l'abolition de l'esclavage.

Eh bien ! malgré ces deux puissants intérêts, elle est prête à les laisser, à les compromettre, pour lier avec les colonies à sucre et avec le Brésil en particulier des relations plus étendues.

Elle a commencé par faire une première concession en faveur des sucres des colonies de travail libre ; c'est une première dérogation à son système colonial, dans le seul but d'augmenter les exportations vers les colonies à sucre. Elle s'apprête à consacrer une seconde dérogation plus importante encore, en admettant le sucre des colonies à esclaves, le sucre brésilien. La puissante opposition qui s'organise en ce moment en Angleterre, a écrit en tête de son programme : rejet du bill de coercition, et admission du sucre des colonies à esclaves !

Ainsi le parti whig qui a lord Russell à sa tête, pourquoi demande-t-il l'admission non seulement du sucre des colonies à travail libre, mais encore des colonies à travail d'esclaves ? Pourquoi consent-il à compromettre ainsi un grand intérêt colonial et un puissant intérêt politique ? C'est pour augmenter les exportations des fabricats anglais dans ces colonies.

Dans l'enquête anglaise de 1840, il a été démontré que, si l'on admettait les sucres du Brésil, l'exportation vers le Brésil serait doublée.

L'Angleterre, qui est plus vieille que nous en expérience commerciale, croit donc qu'il y a une corrélation étroite entre l'importation des sucres et les exportations industrielles.

Le ministre du commerce de France, dans la discussion de la loi sur les sucres, a soutenu précisément les mêmes idées.

Voici un passage d'un discours de M. Cunin-Gridaine sur la question des sucres. Vous y verrez qu'il est convaincu que la France doit, comme l'Angleterre, renoncer à l'exagération de son système colonial.

« Il faut donc, disait M. Cunin-Gridaine, créer des débouchés nouveaux dans l'intérêt même de nos productions intérieures. Ces débouchés, nous ne pouvons déterminer les pays transatlantiques à nous les ouvrir par des facilités de tarifs, qu'en acceptant d'eux la contre-valeur des marchandises qu'ils accepteraient de nous. Bien que nos produits ne le cèdent à ceux d'aucun pays sous le rapport du goût et de la qualité, ils subissent assez souvent le contrecoup de notre législation sucrière.

« Lorsqu'un navire de 500 tonneaux, par exemple, porte nos produits dans les mers de la Chine, le fret de 240 fr. par tonneau représente une somme de cent vingt mille francs, qui doit se répartir sur les deux chargements d'aller et de retour. Mais si le navire, manquant de retour, est obligé de revenir sur lest, le coût du fret retombe en entier sur la marchandise exportée, dont il augmente le prix de vente ; c'est ce qui fait que nos marchandises trouvent si difficilement des débouchés dans les pays producteurs du sucre. Le Brésil, qui reçoit déjà pour vingt millions de nos produits ; Cuba, où nous en écoulons pour 8 millions 800,000 fr. ; Manille et le pays de l'Indo-Chine, dans lesquels l'industrie française en envoie à peine pour 800,000 fr., sont tout prêts à lier avec nous des transactions mieux proportionnées à l'importance de leur consommation.

« II ne nous manque pour cela que de ne pas fermer la nôtre à la plus importante, à la plus riche de leurs denrées. Le jour où elle pourra paraître sur nos marchés, nos navires, qui aujourd'hui montrent si rarement le pavillon français dans ces pays, d'où les écarte la difficulté des transactions, ce jour-là, soyez-en sûrs, ils y porteront et y feront accueillir nos produits.

« Et voilà comment la prospérité de la plupart des productions intérieures se trouve elle-même liée au système d'interdiction. »

L'honorable M. de La Coste a cité des faits statistiques dans le but de nier l'influence de l'importation des sucres sur nos exportations industrielles. Mais il y a une remarque préalable à faire, c'est que la législation antérieure à la loi du 21 juillet 1844 rendait presque impossibles nos relations directes avec les colonies à sucres. Avant la loi des droits différentiels, il n'y avait pas de distinction de provenance. Le navire belge pouvait prendre ses sucres dans les entrepôts d'Europe aux mêmes conditions que dans les pays de production. Ainsi sur onze millions de kilog. de sucre brut importés en 1843 sous pavillon belge, plus de 8 millions provenaient des entrepôts d'Europe, et surtout de ceux d'Angleterre.

L'honorable M. Eloy de Burdinne a cité ce fait qui prouve d'une manière péremptoire que sous la législature antérieure à celle du 21 juillet 1844, le système même était un obstacle à l'importation directe des sucres des pays de production et dès lors à l'extension de nos exportations industrielles.

Dans la loi du 21 juillet 1844, on a admis, pour les sucres, un système transitoire. Les droits sont échelonnés en quatre ans. Ce n'est qu'en 1848 que l'influence de la loi nouvelle pourra être exercée.

Si donc on établissait que l’importation des sucres n'a pas eu d'influence sur nos exportations industrielles, cela ne prouverait rien ; car la loi antérieure à 1844 devait amener ce résultat.

Mais, messieurs, malgré ces observations générales qui répondent à tout, examinons cependant ces chiffres statistiques, et voyons s'il est bien vrai que cette influence a été aussi nulle qu'on l'a dit.

Si je prends le chiffre des importations depuis 1839 jusqu'à 1845, en sucres de Cuba et de Porto-Ricco, et c'est le lieu de production le plus important pour nous, si je le mets en rapport avec nos exportations industrielles vers ces contrées, voici le résultat auquel on arrive.

En 1839, l'importation en sucre de Cuba et Porto-Ricco a été de 5,330,000 fr. ; l'exportation industrielle a été de 1,343,000 fr.

En 1840, l'importation de sucres de Cuba et Porto-Ricco s'élève subitement à 10,570,000 fr. ; l'exportation industrielle monte au maximum que nous avons atteint, c'est-à-dire 2,283,000 fr. Ainsi à la plus forte importation de sucre correspond la plus forte exportation industrielle.

En 1841, le mouvement d'importation des sucres tombe de 10 millions à 8 millions. Eh bien, l'exportation industrielle, qui était de 2,283,000 fr., tombe à 705,000 fr.

En 1842 un résultat analogue s'est produit.

L'honorable M. de La Coste a cité 1843, et en effet, les chiffres de 1843 peuvent jusqu'à un certain point n'être pas en rapport avec l'idée que je défends. Ainsi en 1843 le chiffre d'importation en sucre a été de 6,500,000 fr. et le chiffre de nos exportations s'est élevé à 1,045,000 fr. Mais, messieurs, ce fait doit être attribué à une cause toute particulière. En 1843, en effet, deux maisons belges sont allées s'établira la Havane, et voilà pourquoi nos exportations pendant cette année ont augmenté.

Messieurs, pourquoi la Havane est-elle le pays précisément où nous possédons deux comptoirs belges ? Mais c'est parce que la Havane est une colonie à sucre, et parce que nos moyens d'échanges y sont plus grands que partout ailleurs.

Messieurs, voici un fait très remarquable. Vers les Etats-Unis nos exportations ont varié en général de 2 millions à 2,800,000 fr. Les importations des produits des Etats-Unis en Belgique ont monté de 18 à 45 millions de fr. ; c'est-à-dire que nos exportations correspondent à 10 ou 12 p. c. des importations des Etats-Unis.

Pour la Havane, Cuba et Porto-Ricco au contraire, de 1839 à 1845, nous avons importé pour 39 millions de fr. ; nous avons exporté pour 6,000,000 de fr. ; c'est-à-dire que nos exportations correspondent à 10 p.c. des importations.

Messieurs, ces faits se produisent dans des circonstances remarquables. Aux Etats-Unis, marché de consommation plus considérable, nous sommes acceptés sur le pied des nations les plus favorisées, tandis qu'à la Havane nous sommes frappés de droits différentiels assez élevés. Cependant malgré ces droits différentiels, nos exportations vers la Havane sont proportionnellement plus considérables que vers le grand marché des Etats-Unis. Et pourquoi ? Parce que, malgré le système commercial qui était, comme je l'ai démontré, un obstacle à des importations directes de sucre par navires nationaux, c'est vers les colonies à sucre que nos exportations se sont particulièrement dirigées.

Je pourrais démontrer aussi que nos exportations de sucres raffinés dans le Levant n'ont pas été sans influence sur l'extension de nos débouchés industriels dans la Méditerranée.

Pour le transit, les mêmes faits existent. Il est vrai que les sucres importés en transit se sont élevés du chiffre de 2,170,000 kilog., en 1843, à celui de 13,500,000 kilog., en 1844. M. de La Coste a cité ce chiffre, mais il vient à l'appui de ma thèse et non pas de la sienne. En 1844, les effets que devait avoir la loi de 1843 n'étaient pas connus ; ils étaient mal appréciés. On a fait venir la même quantité de sucre pour le raffinage que les années antérieures : or, l'effet fâcheux de la loi se faisant sentir sur la consommation, il a fallu livrer au transit la quantité destinée en grande partie à la consommation.

Ce fait n'est pas une preuve de prospérité, comme l'a pensé M. de La Coste, mais un indice de décadence.

Ainsi, en 1845, le chiffre du transit tombe à 7 millions quatre cent mille kilogrammes, pour descendre, en 1846, à environ 2 millions sept cent mille kilogrammes.

Je me résume : Il est impossible de méconnaître que l'intérêt commercial est essentiel dans la question des sucres. Je crois que c'est parce que la Belgique n'a pas un intérêt colonial, mais parce qu'elle a un intérêt commercial et industriel immense, que la question des sucres est plus importante peut-être en Belgique que partout ailleurs.

Nous sommes, à l'égard des colonies à sucre, dans une position meilleure que ne le sont l'Angleterre, la France et la Hollande, précisément parce que nous n'avons pas de colonies.

| Ces pays ne peuvent, sans de grandes difficultés, renoncer à leur système colonial qui tend à favoriser leur propre production au détriment du sucre des colonies indépendantes. Les faveurs que nous pouvons faire à ces colonies, ces puissances ne peuvent les faire au même degré. Nous sommes donc dans une position bien meilleure pour conclure des traités de commerce avantageux. Et c'est devant ces faits que l'on veut objecter que nous n'avons pas d'intérêt colonial ! Mais c'est parce que nous n'avons pas d'intérêt colonial que nous avons plus d'espoir d'étendre nos relations avec ces contrées. Je crois, messieurs, pouvoir borner là mes observations.

(page 1697) M. le président. - M. Mast de Vries vient de déposer l'amendement suivant :

« Je propose d'ajouter au dernier paragraphe de l'article 4 la disposition suivante :

« Sans que le rendement résultant de la décharge réduite, puisse être porté à un taux supérieur au rendement moyen qui existera dans l'un des pays limitrophes. »

La parole est à M. Mast de Vries pour développer son amendement.

M. Mast de Vries. - Messieurs, en présence de la suite de lois défectueuses que nous avons eues sur les sucres, il n'a dû paraître étonnant à personne que la plupart de nos industriels aient été forcés de cesser leurs affaires.

Quelques-uns ont continué leurs travaux. Mais par suite de ces mêmes mauvaises lois, ils ne se sont pas mis dans la position où se trouve l’industrie dans d'autres pays.

Je ne sais, messieurs, si la loi que nous discutons va faire renaître les fabriques qui sont détruites ; mais je pense qu'au moins si nous pouvons donner à la loi un caractère de stabilité quant au rendement, ceux de nos industriels qui travaillent encore, s'empresseront de se mettre au courant des progrès qui ont lieu dans d'autres pays.

Ce caractère de stabilité, je ne le trouve pas dans le projet. Il est un fait, c'est que si le gouvernement a le droit de majorer indéfiniment le rendement, alors que la recette de 3 millions n'est pas atteinte, nos industriels vont se trouver sans cesse sous la menace d'une mesure qui viendrait rendre nuls tous leurs sacrifices et tous leurs efforts.

C'est à un pareil état de choses que j'ai voulu obvier par l'amendement que j'ai eu l'honneur de vous proposer.

Si cet amendement est adopté, le gouvernement, en vue d'atteindre les 3 millions de recette, pourra majorer le rendement jusqu'au chiffre qui sera adopté dans les pays limitrophes, c'est-à-dire chez nos voisins, et évidemment dans les circonstances actuelles, la législation d'un seul de ces pays, des Pays-Bas, devra être prise en considération.

Je veux donc autoriser le gouvernement, pour atteindre la recette de 3 millions, à élever le rendement jusqu'au chiffre qui sera adopté dans les Pays-Bas. Mais aller plus loin, ce serait de nouveau mettre nos industriels dans la position la plus fausse, ce serait les mettre dans l'impossibilité de concourir avec l'étranger.

Je pense, messieurs, que mon amendement répond aux exigences de l'industrie exotique, et même aux exigences de l'industrie indigène qui prendra part aussi à l'exportation, et qu'il est en tout point conforme aux idées qui ont été émises dans une séance précédente par l'honorable ministre des finances. Je désirerais connaître sa manière devoir à cet égard. Je crois que, s'il veut bien examiner mon amendement, il reconnaîtra qu'il concilie les différentes opinions qui existent dans cette chambre.

M. le président. - La parole est à M. Rogier.

M. Rogier. - M. le président, je me propose de parler dans le même sens que M. le ministre des affaires étrangères, qui vient de traiter la question à un point de vue élevé. Je pense que, pour l’ordre de la discussion, il conviendrait d'entendre maintenant l'un des orateurs qui ont demandé la parole pour répondre à M. le ministre.

M. Dumortier. - Je remercie l'honorable M. Rogier de me fournir l'occasion de répondre quelques mots à M. le ministre des affaires étrangères. Je l'en remercie d'autant plus que je craindrais de ne voir arriver mon tour de parole que demain et que je tiens à réfuter dès aujourd'hui les assertions de M. le ministre.

Je dois d'abord féliciter le gouvernement de la bonne entente qui existe entre ses membres. MM. les ministres ont commencé par nous présenter, de commun accord, un arrêté royal qui proposait à la chambre de fixer le rendement à 72 1/2 p. c. et voilà maintenant que M. le ministre des affaires étrangères vient de prononcer un discours très éloquent pour démontrer qu'avec le rendement de 72 1/2 p. c. l'industrie du sucre exotique sacrifiée, la loi des droits différentiels sacrifiée, le commerce serait sacrifié !

Il me semble, messieurs, qu'avant de faire des propositions à la chambre, le gouvernement aurait dû examiner la question sous toutes ses faces ; alors on ne serait pas exposé à venir prononcer ici des discours qui ne sont autre chose qu'un démenti donné à un arrêté qu'on a fait signer par la Couronne.

Mais, messieurs, ce n'est pas seulement entre eux que MM. les ministres sont en désaccord ; ils sont encore en opposition avec eux-mêmes. Ainsi, M. le ministre des finances, après nous avoir proposé un rendement de 72 1/2 p. c, nous a présenté d'abord un amendement d'après lequel le rendement serait fixé à 69, et maintenant il nous propose un système dans lequel le rendement serait de 72, de 69 ou de 68, probablement selon la volonté, je dirai même selon les caprices de M. le ministre : cela prouve, messieurs, que la question n'a pas été bien comprise, car si elle avait été bien comprise, nous n'aurions pas vu toutes ces vicissitudes, toutes ces oscillations dont nous sommes témoins depuis l'ouverture de la discussion.

L'honorable M. Dechamps a voulu probablement me faire un compliment en disant que j'avais beaucoup d'esprit, mais que je n'avais pas l'intelligence de la question ; mais il me semble qu'avant de reprocher aux autres de n'avoir pas l'intelligence de la question, il faudrait commencer par faire voir qu'on a soi-même cette intelligence et ne pas en venir à des conséquences tout à fait en opposition avec les principes que l'on a posés.

L'honorable M. Dechamps prétend que ceux qui, comme moi, ont soutenu la loi des droits différentiels, sont en contradiction avec eux-mêmes lorsqu'ils soutiennent aujourd'hui qu'il ne faut pas adopter la loi des sucres telle que le gouvernement la propose. J'aurai l'honneur de faire observer à M. le ministre des affaires étrangères que ce à quoi nous nous opposons c'est le système des primes dont le raffinage du sucre exotique a joui jusqu'à présent à l'exportation.

Ce n'est point ici une loi de commerce, c'est une loi de trésor public qui se rattache en même temps à une industrie indigène ; elle se rattache également à l'industrie qui travaille le sucre exotique, mais cette industrie ne peut exister qu'au moyen d'une prime de plusieurs millions dont elle prive tous les ans le trésor public. Je pense que tout homme impartial dans la chambre reconnaîtra que la seule question est de savoir s'il faut maintenir cette prime, et je ne sais pas où M. le ministre des affaires étrangères a été chercher que ceux qui la combattent sont en opposition avec les principes de la loi des droits différentiels.

Messieurs, les diverses nations de l'Europe sont régies par deux systèmes entièrement différents en matière de commerce maritime et de navigation ; c'est ce que M. le ministre des affaires étrangères paraît ne pas avoir compris, et c'est pour cela qu'il est tombé dans une si étrange confusion d'idées. Le premier système, c'est celui d'une nation qui exploite à son profit ses colonies ; c'est le système de la Hollande. La Hollande donne un privilège à ses colonies un privilège à sa navigation afin de se réserver à elle seule les relations avec ses colonies. Ainsi quand les colonies hollandaises produisent du sucre, ce sucre se vend au profit de la mère-patrie, c'est la mère-patrie qui en a tout le bénéfice, est-il exporté exclusivement par les vaisseaux de la mère-patrie.

Mais le trésor public de la mère-patrie, qui retire des millions de ce commerce, ne trouverait point le placement de tout le sucre que les colonies produisent, il ne trouverait point en Europe assez de débouchés, assez de raffineries pour consommer ce sucre. Je m'explique mal, elle trouverait bien hors du pays assez de raffineries pour travailler le sucre de ses colonies ; mais ces raffineries ne lui donneraient pas toujours la préférence ; elles iraient souvent chercher le sucre dont elles ont besoin soit sur les marchés français, soit sur les marchés de l'Angleterre, ou à Hambourg, ou sur d'autres places, à Anvers par exemple. Il a donc fallu que la Hollande accordât une prime à la fabrication de ses sucres, et en le faisant, elle a sacrifié une partie de son revenu pour hausser le reste. Elle a suivi en cela une vieille maxime qu'il faut au besoin sacrifier un membre pour sauver le corps.

Eh bien, messieurs, c'est là une position qui n'a aucune espèce d'analogie avec la nôtre.

D'ailleurs, messieurs, est-ce là le système suivi par la France et l'Angleterre qui ont aussi des colonies et dont la marine est certes aussi florissante que celle de la Hollande ? Nullement. L'Angleterre ne laisse raffiner qu'en entrepôt et la France ne permet d'introduire chez elle que des sucres non terrés, des sucres extrêmement pondéreux.

Ainsi, messieurs, le système hollandais, c'est le système du monopole qu'une nation accorde à ses colonies ; le système de la France et de l'Angleterre est un système entièrement différent, c'est le système des droits différentiels, le système des avantages accordés à la navigation nationale ; c'est à ce système que la Grande-Bretagne doit son immense prospérité.

C'est donc par la confusion de ces deux systèmes, colonial et différentiel, que M. le ministre des affaires étrangères est arrivé à de véritables aberrations ; et pourquoi M. le ministre est-il tombé dans cette confusion ? C'est parce qu'il n'a compris ni l'un ni l'autre système.

En effet, on veut en Belgique emprunter à l'Angleterre et à la France le régime de droits différentiels, on veut emprunter à la Hollande ce qu'il y a de désastreux dans son système colonial. Et l'on vient me dire que je suis inconséquent avec moi-même, lorsque je repousse ce qu'il y a de vicieux dans le système hollandais ! II me suffit, sans doute, d'avoir exposé ce double système, pour établir à l'évidence que les principes que je défends aujourd'hui, ne sont nullement en contradiction avec le système dans lequel je n'ai cessé de verser ; en un mot, que mon système a toujours été le même.

Il importe avant tout de ne pas confondre les deux systèmes. La Belgique est d'abord dans une position éminemment avantageuse : privée de colonies, elle n'a pas à ménager ses propres colons, dès lors, elle a toutes les facilités pour conclure des traités de commerce avec les puissances d'outre-mer ; il faut avoir à concéder des avantages pour faire de semblables traités. Où prendrez-vous ces avantages ? Est-ce sur l'accise du sucre ? Ces faveurs, vous les donnerez sur les droits différentiels, mais nullement sur l'accise du sucre ; l'accise est un revenu du pays, elle doit être acquise au trésor public ; c'est donc sur les droits d'entrée que vous accorderez des avantages aux puissances avec lesquelles vous traiterez. C'est là, en effet, la base de tous les traités de commerce, et c'est se tromper étrangement que de confondre de pareilles matières.

M. le ministre des finances (M. Malou). - Et les vins dans le traité français !

M. Dumortier. - Nous savons ce que cela nous a coûté ; on ne veut pas sans doute recommencer une semblable campagne ; avec un pareil système, on finirait par arrivera ce résultat, que les droits d'accise, qui sont les revenus ordinaires du trésor, se trouveraient absorbés.

M. le ministre des affaires étrangères a dit que c'était dans les colonies à sucre que nous trouverions un débouché pour nos toiles ; « il faut, a-t-il (page 1698) déclaré, il faut introduire le régime des primes pour sauver l'industrie linière. »

Messieurs, il y a longtemps que j'ai dit que, pour sauver l’industrie linière, il fallait introduire le régime des primes pour l'exportation dans les colonies ; je n'ai pas renoncé à ce système ; mais pour l'introduire ne faisons pas un sacrifice aussi cher que celui qu'on exige ; ne faisons pas ce qu'on a fait jusqu'ici dans des cas pareils : ne sauvons pas une industrie quelconque du pays par le sacrifice de certaines autres industries nationales ; il faut que toute la communauté supporte ce sacrifice.

On vient nous dire que l'industrie du sucre de betteraves est tellement peu importante qu'il faut sans scrupule se résoudre à la sacrifier au besoin de faire vivre la raffinerie du sucre exotique. C'est là un aveu bien naïf ; il met à un le mobile de tous les déplorables traités qu'on a faits jusqu'ici, car tous ces traités, conclus sous l'influence d'une semblable idée, consacrent constamment le sacrifice d'une ou de plusieurs industries du pays, pour assurer l'existence d'une autre industrie, système éminemment désastreux pour la nation qui s'y livre ; car toutes les fractions de la population sont successivement lésées, et la désaffection du peuple, à l'égard du gouvernement, est le résultat final d'une semblable politique industrielle.

Comment ! M. le ministre du commerce, dans le traité avec la France, vous sacrifiez l'industrie lainière à l'industrie linière ; vous dépouillez le trésor d'une partie des droits d'accise ; vous imposez au pays d'autres charges pour l'industrie linière, vous voulez priver le trésor de son revenu sur les sucres, et vous venez déclarer qu'il faut encore lui accorder des primes ! Mais, je vous en prie, mettez d'abord le trésor public en mesure de supporter cette nouvelle charge ; n'allez pas surtout sacrifier l'industrie lainière à l'industrie linière ; ce système, je ne puis assez le répéter, est un système déplorable ; il doit porter des fruits bien amers pour le pays.

Mais, nous dit-on, c'est aujourd'hui le parti whig qui, en Angleterre, demande la libre entrée des sucres.

Le parti whig demande la libre entrée des sucres ! Mais en Belgique nous avons cette libre entrée. Quel est le droit établi sur le sucre des colonies ? Quel droit paye ce sucre, quand il est importé par pavillon national ? Il paye un centime par 100 kilog. ! N'est-ce pas là la plus libre de toutes les entrées ?

On nous parle de l'Angleterre ; mais ce qu'on ne nous demandera jamais dans ce pays, c'est de prendre une partie des revenus du trésor public pour enrichir une industrie quelconque, en d'autres termes pour faire manger aux étrangers le sucre à meilleur marché ; c'est d'assimiler la prime sur les sucres à l'acte de navigation qui est le palladium commercial de l'Angleterre.

Mais, nous dit-on, nos exportations qui sont déjà considérables, le seront bien davantage, lorsque vous aurez accordé des faveurs au sucre exotique.

Ah ! messieurs, veuillez jeter les yeux sur les tableaux dont on nous a parlé tout à l'heure ; voyez la balance commerciale, et recherchez ce que vous a procuré, en fait d'exportations, le régime des sucres que l'on veut continuer ; la loi sur les sucres n'a pas été pour nous un moyen d'écouler nos produits vers les contrées lointaines ; presque tous les navires, arrivés chez nous avec du sucre, sont repartis sur lest ; mille navires chaque année s'en retournent sans rien charger dans nos ports, et ce résultat ne me surprend pas en définitive, car le système entier ne gît pas dans le seul transport des marchandises.

Où est donc le système ? Comment faut-il s'y prendre pour amener l'exportation des produits nationaux ? Ce n'est pas en favorisant par des primes la raffinerie du sucre exotique, mais c'est en encourageant l'esprit d'entreprise, c'est en poussant la jeunesse dans cette carrière ; faites un pont d'or aux premiers exportateurs de nos produits vers les pays étrangers, et vous verrez vos exportations s'augmenter successivement. Ce ne sont pas les moyens de navigation qui manquent aux hommes, ce sont les hommes qui manquent pour exploiter les moyens de navigation ; ayez les hommes, et les moyens de navigation ne vous feront pas défaut.

Et en effet, voyez, messieurs, les importations de Cuba, dont on vient de vous parler.

En 1841, nous avons exporté de Cuba et de Portoricco pour 8 millions de sucres terrés, et nous avons seulement importé dans les colonies pour 705,000 francs, c'est-à-dire, le douzième de la valeur des marchandises que nous en avons tirées. En 1842, même résultat. En 1843, deux comptoirs s'établissent à la Havane et le produit des exportations est d'un million quarante-cinq mille francs.

Eh bien, je vous le demande, quelle est la différence entre les exportations de 1841 et 1842 et celles de 1843 ? 300 mille francs ! Et c'est pour conserver cet avantage qu'on prône si haut, qu'on veut se priver d'un travail national, d'une industrie nationale qui rapporte chaque année au-delà de trois millions ! Pour sauver 300,000 francs ou veut sacrifier trois millions. Refuser de consentir à un pareil sacrifice, c'est ne pas comprendre la question. On nous dit que nous pouvons parler avec esprit, mais que nous ne comprenons pas la question. Mais, je trouve que c'est là une manière de gérer les intérêts du pays que je ne puis pas comprendre.

Dans la gestion de ces graves intérêts, le gouvernement doit d'abord et avant tout favoriser les sources les plus fécondes de prospérité pour le pays, ce qui rapporte le plus de travail à nos ouvriers et le plus de capitaux au pays, ce qui en un mot l'enrichit. Quand vous aurez sauvé 300 mille fr. d'exportation, ce que je désire du reste que vous puissiez faire, mais ne causerez-vous pas un préjudice réel au pays, si d'un autre côté vous lui faites perdre annuellement un bénéfice de trois millions. Ces calculs-là ne sont pas des calculs d'homme d'Etat et de financier !

Vous voyez donc que le système qu'on nous oppose, repose entièrement sur des bases fausses, en ce sens qu'on veut allier deux systèmes qui se repoussent, le système hollandais, le système des primes, avec le système des droits différentiels qui régit l'Angleterre et la France. Choisissez l'un ou l’autre, entrez-y sans réserve, naviguez à grandes eaux, vous pourrez espérer en tirer de grands avantages ; mais ce n'est pas en adoptant un système bâtard, en prenant un peu de l'un, un peu de l'autre pour construire un système éclectique, que vous arriverez à un bon résultat.

Il y a dans le projet du gouvernement des choses que je ne puis pas admettre.

Le rendement, dit le ministre, est indifférent à l'industrie indigène. Mais chacun ne sait-il pas que plus le rendement est bas, plus il reste de sucre non frappé du droit qui vient lutter sur le marché intérieur avec le sucre indigène qui paye le droit ? Plus le sucre exotique a de prime, là où il y a prime pour lutter contre une industrie, plus il y a dommage ; et là où il y a dommage, on ne peut pas dire qu'il y ait indifférence. Le rendement doit être nécessairement fixé de manière à donner au sucre indigène la protection à laquelle il a droit comme toute industrie nationale.

Vient ensuite une disposition qui tend à limiter les produits de cette industrie, c'est l'article 5. Je maintiens qu'on n'a pas répondu aux observations que j'ai présentées à cet égard. C'est une chose anormale, insolite, monstrueuse dans un pays comme le nôtre qui est soumis à un régime de liberté, que de vouloir limiter une industrie quelconque. Vous vous dites les hommes du progrès, vous voulez que la nation progresse, et vous voulez limiter le développement d'une industrie ! Dites-vous à l'industrie des cotons : Vous produirez autant à l'industrie des fers : Vous produirez autant à l'industrie houillère : vous produirez autant ! A l'industrie drapière et à l'industrie linière : Vous produirez autant ! Si vous allez au-delà, vous serez frappée ?

Voilà, messieurs, un système que je ne puis comprendre, tant il est violent, tant il est absurde. Mais, dans son application, ce système est-il exécutable ? Vous ne portez le droit qu'à 40 fr., dites-vous, mais c'est la prohibition. La quantité de sucre contenue dans la betterave dépend des conditions atmosphériques ; pour que la betterave soit riche en cristaux saccharins, il faut que l'année soit sèche ; si l'année est humide, il y en a peu ; il est impossible, en janvier ou en mars, de juger quel sera le produit de la betterave à la fin de l'année.

Qui de vous peut prévoir d'avance ce que sera l'été ou l'automne ? L'an dernier vous avez eu un été très chaud d'abord ; des froids très grands sont ensuite survenus, et la betterave n'a rien produit. En 1841, l'année a été chaude ; la betterave a donné des produits auxquels on ne pouvait s'attendre.

Le fabricant peut-il savoir la quantité de terres qu'il doit cultiver en betteraves, pour avoir une quantité de sucre donnée ? Peut-il prévoir la richesse de sa dépouille ? Etrange contradiction. Si la Providence a déversé ses bienfaits sur la terre, que l'été a été chaud et a favorisé ses récoltes, le ministre viendra frapper la betterave, la punir de ce que la Providence l'aura favorisée...

Il y a, messieurs, une autre considération sur laquelle je dois appeler toute votre attention, c'est que par le système qu'on vous présente, ce serait le gouvernement qui fixerait l'accise et le rendement ; le rendement pourrait être de 68-23 ou 72-58 et l'accise pourrait s'élever de 30 à 38 francs. Il y aurait un maximum et un minimum, mais qui fixerait le chiffre entre le maximum et le minimum ? Ce serait le ministre des finances, car il n'est pas possible qu'il délègue ce droit à un autre.

C'est au pouvoir législatif qu'il appartient. Nous ne pouvons pas déléguer au gouvernement le droit d'établir des impôts. La législature ne le pourrait sans faire un acte éminemment inconstitutionnel.

Déléguer au gouvernement le droit d'établir des impôts est une inconstitutionnalité flagrante, au premier chef ; ce serait un vote nul, car il serait contraire à la Constitution. La Constitution a conféré à nous seuls le droit de voter des impôts ; nous ne pouvons pas dire au gouvernement : Vous les établirez quand vous voudrez ; ce serait un attentant contre nos droits et contre les droits de nos successeurs, qu'une délégation semblable.

Je rencontrerai, en finissant, l'amendement de l'honorable M. Mast de Vries. Il voudrait régler le rendement en raison de la manière dont il est réglé dans les pays limitrophes ; et fait remarquer que ce sera la Hollande qui vous servira de type. Il y a là quelque chose de sage, je le reconnais, mais ne serait-ce pas décréter que ce seront, à cet égard, les états généraux qui feront les lois en Belgique ? Nous avons eu assez de ce régime ; la Belgique n'en a plus voulu, elle a bien fait. Nous ne pouvons pas admettre cet amendement, car il serait encore une délégation et une délégation faite à la Hollande ; comme elle est notre antagoniste, nous ne pouvons, par convenance, par égard, par devoir, déléguer un pareil pouvoir à nos antagonistes.

Je viens de vois démontrer la faiblesse des objections qui nous ont été faites. Je crois avoir prouvé de la manière la plus concluante que M. le ministre des affaires étrangères a confondu deux questions essentiellement distinctes ; que c'est ainsi qu'il est arrivé au résultat qu'il a indiqué.

Il faut que le gouvernement accepte ou le régime des droits différentiels ou le régime établi en Hollande. Or, le régime anglais est celui que mon honorable ami et moi avons voulu, lorsque nous avons voulu la loi des droits différentiels.

(page 1699) Ne faisons pas de mauvaise mixture. Adoptons le système des droits différentiels, et non pas un système étranger. Nous aurions voulu que le tarif fût tel que la commission l'avait proposé. C'était un taux qui aurait permis de traiter avec les puissances étrangères. Nous regrettons que les effets de la loi aient été atténués par l'abaissement des droits différentiels. Mais respectons ce qui est. Sans quoi nous n'avons pas de salut à espérer. C'est là que sont les éléments d'avenir pour notre marine. C'est en encourageant la construction des navires au moyen des droits différentiels, que nous parviendrons à nous créer une marine qui puisse rivaliser avec l'étranger.

Ce qu'il faut aussi, c'est faire un pont d'or à ceux qui exporteront nos produits à l'étranger.

Ainsi vous obtiendrez un résultat. Mais, avec votre système de prime, vous n'exporterez rien ; les navires continueront à retourner sur lest.

S'il y a eu, en 1843, avantage dans les exportations sur Cuba, cela est dû à l'établissement de deux comptoirs commerciaux. C'est vers ce but que doivent tendre tous les efforts du gouvernement.

C'est là ce qui doit favoriser l'exportation de vos produits.

En effet, quelle que soit votre marine, à quoi servira-t-elle, si vous n'avez pas de comptoirs ? Le négociant anglais qui aura un comptoir en Amérique, le négociant américain qui aura un comptoir à Cuba vendront les produits de leur pays, de préférence aux produits belges. Pour obtenir l'exportation de nos produits, il faut favoriser l'établissement de comptoirs belges dans les pays lointains.

Mais faut-il sacrifier l'industrie indigène qui rapporte annuellement des millions au pays, et qui pourra rapporter davantage ? Messieurs, vous ne le ferez pas ; vous comprendrez ce que vous devez au peuple qui vous a envoyés dans cette enceinte ; vous comprendrez que vous ne devez pas sacrifier le travail national au travail étranger.

M. Loos. - On vient de distribuer un amendement, dont les termes me paraissent exagérés et qui n'est pas signé ; je ne sais si un membre le prend sous sa responsabilité.

M. de Renesse. - C'est moi qui ai fait distribuer la pièce dont il s'agit, comme simple renseignement, qui m'a été communiqué par plusieurs industriels.

Je verrai si je dois le présenter comme amendement.

M. Rogier. - L'honorable préopinant vient de qualifier la loi en discussion, de loi protectrice, accordant des primes. Je dois reconnaître que cette loi a en effet ce caractère. Cette loi accorde des primes à une branche de commerce très importante ; elle accorde en même temps des primes à une branche d'agriculture que je ne puis pas considérer comme importante.

Jamais je n'ai défendu dans cette enceinte le système de protection exagérée. S'il s'est introduit dans notre législation, si nos tarifs se sont fortement accrus, en général je n'ai pas donné mon vote approbatif à de pareilles lois.

Quoi qu'il en soit, tout le pays est aujourd'hui placé sous le système qu'on a appelé système protecteur. C'est par suite de ce système que la houille étrangère est prohibée, que la fonte, les draps, les colons, fer, toiles, les céréales, etc., etc., sont frappés de droits élevés. Qu'est-ce que ces droits établis à notre frontière contre les produits des nations étrangères ? Ce sont, pour les appeler par leur nom, des primes. Par qui sont payées ces primes ? Par le consommateur. Au profit de qui sont-elles établies ? Au profit du producteur. Ainsi, quand on fait le procès au système des primes, on le fait à tout le régime belge, qu’on a si fortement contribué à établir.

Ce sont des millions que paye, dit-on, le consommateur à l'industrie du sucre exotique ; mais si l'on faisait le calcul de ce que le consommateur belge paye au producteur de la houille et du fer, au fabricant de draps, de toiles, de coton, etc., etc., on arriverait à un chiffre non pas de deux ou trois millions, mais d'une centaine de millions.

A cet égard, M. le ministre des finances qui nous a donné le calcul des sommes que le sucre exotique n'a pas payées au trésor public, négligeant de mentionner le sucre de betterave qui a payé beaucoup moins, aurait dû, pour être complet, nous donner le détail de tout ce qui est payé par le consommateur au producteur belge.

Ainsi, messieurs, n'allons pas jeter la pierre à une industrie spéciale, à une branche spéciale de commerce, parce qu'elle recevrait des primes aux dépens du consommateur. Tontes nos industries jouissent de ce régime ; pour toutes, le consommateur est condamné par le système en vigueur à payer des primes aux producteurs.

Ne voulez-vous pas de ce régime ? Voulez-vous de la liberté commerciale ? Ah ! vous le savez bien, le commerce ne demande pas mieux. Dès demain, il serait prêt à signer le libre échange des produits. Ce n'est jamais de la part du commerce que viendra la défense du système de protection poussé à outrance.

Le système de protection, le système des primes est très bon, dit-on, lorsqu'il s'agit de travail national, lorsqu'il s'agit d'activité nationale ; mais il paraît, messieurs, que l'activité commerciale n'est pas un mode d'activité nationale, qu'il n'y a parmi nous de travailleurs nationaux que ceux qui remuent la bêche et la pioche, ou qui font aller les métiers. Mais l'homme énergique qui vit sur mer, l'homme courageux qui ose s'élancer vers les régions transatlantiques, qui est sans cesse aux prises avec les dangers continuels, avec les fatigues, avec les obstacles, celui-là n'est pas un travailleur national ! Celui qui engage ses capitaux dans des entreprises maritimes, dans des entreprises lointaines et hasardeuses, celui-là n'est pas un travailleur national ! Il faut savoir conduire la charrue, manier la pioche, faire marcher un métier pour être un travailleur national.

Messieurs, un pareil raisonnement ne supporte pas un examen sérieux.

Chaque homme suit sa destinée. Les uns sont nés à la campagne ; ils se livrent à la culture des champs. D'autres sont nés dans des contrées fécondes en mines. Ceux-là exploitent la pierre, la houille, le fer. La Providence a jeté les autres le long des fleuves, sur le littoral de la mer. Eh bien, naturellement leur activité est appelée à s'exercer sur cet élément. Laissez suivre à chacun sa destinée. Ne déshéritez pas surtout du titre de national l'homme courageux qui exerce son activité sur la mer. Et s'il fallait comparer, au point de vue humain, les travailleurs marins avec les malheureux travailleurs qui exercent leur activité sous la terre, ou dans les fabriques où ils s'étiolent en quelque sorte, faute d'air et de mouvement, je dis que vous devriez surtout favoriser l'activité qui s'exerce sur l'élément maritime.

Ce ne sont pas des Belges, dit-on, qui exercent la marine. Messieurs, cela n'est pas exact. Quand les Belges aborderaient avec une certaine timidité les entreprises hardies, les longs voyages, à qui la faute ?

Le Belge eût-il cette espèce de timidité qu'on semble lui reprocher aujourd'hui et dont nous devons avoir à cœur de le faire sortir, où faudrait-il en chercher la cause ? Dans sa propre histoire. Les Belges du littoral avaient sans doute, comme tous ceux qui habitent les côtes de la mer, leurs tendances, leurs destinées maritimes.

Qu'a-t-on fait, messieurs ? On leur a fermé les voies vers la mer, on leur a fermé l'Escaut pendant un siècle. Ils ont voulu exercer leur activité par d'autres points maritimes, par le port d'Ostende. De nouveau des traités sont intervenus qui ont arrêté leur essor, qui leur ont interdît le commerce avec les Indes.

Messieurs, est-il étonnant dès lors qu'en présence de tous ces obstacles que lui créait la diplomatie, l'esprit belge soit devenu en quelque sorte plus timide, et que chacun ait fini par désespérer d'un élément qui lui était interdit ?

C'est sans doute à cette espèce d'abaissement malheureux des esprits, qu'il faut attribuer ce langage étrange tenu par le congrès belge (je ne parle pas du congrès de 1831), dont, je dois le dire, quelques paroles qu'on a fait entendre dans cette enceinte, nous semblent reproduire jusqu'à un certain point les traditions.

Voici un extrait d'une adresse au roi de Prusse par le congrès belge d'alors, après la conclusion des préliminaires de Reichenbach. Je tire cet extrait d'un ouvrage qui vient de paraître sur la révolution belge. Vous allez voir comment le congrès envisageait alors la question commerciale :

« Ce ne sera donc pas notre cause seule que vous plaiderez, Sire, c'est celle de votre peuple et de votre auguste maison. Vous ôterez à nos ennemis l'envie de vous nuire, en leur en ôtant les moyens ; la fertilité de notre sol amènera l'abondance à votre peuple ; car nous et nos arrière-neveux nous nous souviendrons toujours qu'en épousant notre cause, V. M. nous aura conservé nos champs et le plaisir de les cultiver sous l'ombre de la paix et l'égide de la liberté. Nous ne susciterons pas la crainte de nos voisins ni leur envie ; nos richesses sont dans notre sein ; un commerce plus étendu serait notre ruine. Les fruits de notre sol, dont nous ne consommons qu'un tiers, bien administrés, suffiront toujours pour nous enrichir, sans courir les dangers de la mer et sans autre commerce que celui que la possession nous donne. »

Voilà, messieurs, le triste langage que l'on tenait alors. Un commerce plus étendu serait notre ruine ! Ne courons pas les dangers de la mer ! Nous pouvons, nous devons nous suffire à nous-mêmes ! Nous ne consommons qu'un tiers de nos produits ! Mais si la Belgique ainsi faite, ainsi qu'on la dépeignait dans ce langage si pastoral, ne consommait qu'un tiers de ses produits, qu'est-ce que les membres du congrès entendaient donc faire des deux autres tiers ? Probablement les exporter. Et comment les exporter, si le commerce devait nuire à la Belgique, s'il ne fallait pas de commerce à la Belgique, s'il fallait que la Belgique se préservât soigneusement de tout contact avec l'étranger ? Vous voyez bien que les membres du congrès d'alors n'avaient pas même le sentiment de leur propre intérêt ; et dire qu'on ne voulait pas de commerce, qu'on avait peur de la mer, et ajouter que l'on produisait deux tiers de trop, c'était entrer dans la plus étrange des contradictions.

Je ne sais pas quelle fut la réponse du roi de Prusse à cet étrange message. Mais je l'ai signalé comme preuve de l'état malheureux où un trop long esclavage de nos fleuves avait pu faire descendre les esprits en Belgique.

M. Dumortier. - Il faudrait mettre en regard de cela les représentations incessantes que l'on a faites pour obtenir l'ouverture des fleuves.

M. Rogier. - Je ne sais si l'honorable M. Dumortier prend la défense du congrès. Je serais charmé de l'entendre.

Messieurs, comme correctif à ce pauvre langage, à cette étroite appréciation du commerce, à cette ridicule frayeur de la mer, permettez-moi de vous citer les paroles du grand ministre, dont le nom a été rappelé par un honorable député de Louvain. Il s'agit ici, messieurs, d'un ministre connu par ses profondes, par ses vives sympathies pour l'intérêt agricole. Il s'agit de cet excellent ministre qui poursuivait ce rêve que tous nous voudrions voir réaliser, que tous nous devons nous efforcer de réaliser dans une certaine mesure, qui poursuivait ce rêve de la poule au pot pour le dernier des paysans. Eh, bien, messieurs, voici de quelle manière ce (page 1700) ministre, ami des paysans, ce ministre que la campagne aime tant à invoquer comme un de ses protecteurs, voici comment ce ministre s'expliquait devant son Roi et son ami, en parlant des relations commerciales des peuples :

« Pour mes raisons, puisqu'il plaît à V. M. prendre la patience de les entendre, je les entremêlerai de propos que, si vous les méprisez à présent, peut-être à l'avenir aurez-vous regret de n'y avoir eu plus d'égards. Car, en premier lieu, sire, V. M. doit mettre en considération qu'autant qu'il y a de divers climats, régions et contrées, autant semble-t-il que Dieu en ait voulu diversement faire abonder en certaines propriétés, commodités, denrées, matières, arts et métiers spéciaux et particuliers qui ne sont point communes, ou pour le moins de telle bonté, aux autres lieux, afin que par le trafic et commerce de ces choses, dont les uns ont abondance et les autres disette, la fréquentation, conversation et société humaines, soient entretenues entre les nations, tant éloignées pussent-elles être les unes des autres, comme ces grands voyages aux Indes orientales et occidentales servent d'épreuves. »

Où trouver, messieurs, un langage à la fois plus élevé, plus humain, plus religieux ? Ce sont là, dira-t-on, des théories. Sully était sans doute un rêveur, un théoricien ; mais, messieurs, quand je rapproche ces belles et religieuses théories de Sully du langage de notre premier congrès, théories pour théories, j'aime mieux celles de Sully.

Vous voulez, messieurs, je n'en doute pas, le commerce dans notre pays. Vous voulez pour le pays, l'activité commerciale, comme l'activité agricole, comme l'activité industrielle. Eh bien, que dirait le fabricant de draps, si tout en voulant favoriser son industrie vous lui interdisiez l'usage de la laine ? Que dirait le fabricant de coton si, tout en voulant favoriser son industrie, vous lui interdisiez l'usage du coton en laine ? Mais ils vous diraient que vous ruinez leur industrie dans sa source.

Arrive maintenant l'industrie commerciale, et que vient-elle vous dire ? Le sucre est pour moi un aliment de première nécessité ; c'est une matière première qui m'est indispensable ; laissez-moi m'exercer sur cette matière première, comme vous permettez à l'industrie des laines, à l'industrie du coton, de s'exercer sur leur matière première, à elles ? Que répond-on au commerce ? Exercez-vous, vous avez les droits différentiels ; allez au Brésil, à Cuba ; allez où vous pourrez, mais gardez-vous de nous rapporter du sucre, gardez-vous de nous rapporter de ce sucre indien, de ce sucre brésilien, auquel nous avons voué une haine mortelle ; pourquoi ? Parce que nous produisons chez nous du bon sucre national, du sucre de betteraves.

Messieurs, si demain le pays produisait du riz (et cela peut devenir possible, nous ne savons pas jusqu'où peuvent aller les essais agricoles) avec la même raison, vous pourriez dire au commerce : Je vous accorde les droits différentiels, partez pour les pays transatlantiques, mais ne nous rapportez pas de riz ; nous ne voulons pas de riz transatlantique, nous avons du bon riz national. Et ainsi successivement, vous auriez éteint toutes les sources du commerce et vainement diriez-vous alors aux navires de traverser les mers, de faire le commerce ; vous auriez anéanti le commerce, vous lui auriez ôté âme et vie.

Niera-t-on, messieurs, l'importance du sucre dans les relations commerciales ? Est-ce que Anvers professe à cet égard des idées qui ne sont partagées par aucun autre port de mer ? J'ai sous les yeux un ouvrage fort intéressant sur le port de Marseille, ouvrage couronné et qui a été écrit par un homme très bien renseigné ; permettez-moi de vous en citer quelques lignes pour vous faire voir de quelle manière la question des sucres est envisagée par le port de Marseille. Le port de Marseille se plaint vivement du développement que le sucre de betteraves a pris en France. « Qu'adviendra-t-il, dit l'auteur, qu'adviendra-t-il de notre marine si appauvrie, si épuisée, pour laquelle le sucre exotique est devenu presque le seul aliment de fret, et qui succombera d'inanition le jour où cette dernière ressource lui manquera ? »

Voilà, messieurs, le langage tenu au nom du port le plus important de la France, d'un port qui figure dans le mouvement général du commerce de la France, pour un cinquième. Que nous dit-il ? Que le sucre exotique est devenu presque le seul aliment de la marine, qui succombera d'inanition le jour où cette dernière ressource lui manquera.

Messieurs, lorsque maintenant je rapproche le sucre de betterave du sucre exotique, je me demande s'il y a justice à les comparer sous le rapport de leur importance. De tout temps, et toujours, le sucre a été et sera un des premiers aliments du commerce, mais pourra-t-on dire que la betterave a dans l'agriculture générale une importance qui approche de celle-là ? Avant 1836 nous ne connaissions pas ou nous connaissions très peu la culture de la betterave, envisagée comme sucre, et cependant je ne vois pas qu'alors l'agriculture belge fût dans un état de décadence déplorable. Je ne sache pas non plus que l'Angleterre soit citée pour son agriculture dépérissante ; l'Angleterre fait marcher de front ses progrès agricoles, ses progrès industriels et son progrès commercial.

Qu'est-ce que la betterave, considérée comme production agricole ? Nous avons en Belgique 1,505,595 hectares de terres labourables, 338,206 hect. prés et pâturages ; 48,906 hect. jardins et pépinières, en tout 1,892,707 hect. de terres en culture ; quel est le nombre d'hectares cultivés en betteraves ? 1,750 ; c'est-à-dire un sur mille. Or, si je compare l'importance des deux intérêts, je dis que le sucre dans le commerce ne figure pas comme 1 est à 1,000, mais tout au plus comme il est à 10. Il est donc impossible, au point de vue de l'importance, d'assimiler la betterave au sucre ; le sucre joue le rôle principal dans le commerce, et la betterave ne joue qu'un rôle très secondaire dans l'agriculture. Otez le sucre pour le commerce, par quoi le remplacerez-vous ?

M. Eloy de Burdinne. - Par le café !

M. Rogier. - Je ferai observer à mon honorable interrupteur qu'en effet le sucre et le café sont les principaux éléments du commerce, mais que déjà le café est paralysé, et que par suite des doctrines qui se sont fait jour dans cette enceinte, la plupart des branches de commerce ont été frappées en partie et sont aujourd'hui à moitié épuisées. Le café, le tabac, se trouvent dans la même position que le sucre, et c'est précisément parce que les branches les plus importantes de notre commerce sont frappées, qu'il faudrait au moins ménager cette dernière branche qui ne demande qu'un peu de liberté, qui réclame la protection accordée à tous les autres intérêts, pour se relever et donner un nouvel élan à d'autres industries qui ont besoin de débouchés.

Je suppose que la betterave, considérée comme matière première pour le sucre, soit tout à coup supprimée ; il est évident qu'elle pourra être remplacée par tout autre produit.

L'on dit que l'on peut concilier les deux industries ; qu'il est probable qu'elles pourront vivre ensemble, à part quelques petites incompatibilités d'humeur, pour me servir de l'expression de M. le ministre des finances ; moi je crois qu'il y a autre chose qu'une incompatibilité d'humeur entre ces deux industries ; que l'une ne peut prospérer qu'aux dépens de l'autre ; que tout ce que l'une gagnera, l'autre le perdra ; et qu'il y a entre elles des causes très sérieuses d'un divorce complet, si pas d'une destruction d'une industrie par l'autre.

Le système de conciliation a du bon quant aux intentions ; mais en réalité, je crains que par ce système, cherchant à concilier des choses parfaitement inconciliables, on n'arrive pas encore à faire une bonne loi, une loi définitive, et que nous ne soyons forcés de revenir encore sur cette interminable question des sucres. A entendre M. le ministre des affaires étrangères, je croyais que le gouvernement aurait fait de la loi des sucres une grande loi commerciale ; mais en réalité, nous n'aurons fait qu'une petite loi mercantile. Je désire que l'expérience vienne me détromper.

Je demande maintenant à ajouter quelques paroles, parce qu'il m'importe de faire bien comprendre à la chambre que lorsque je soutiens le sucre exotique comme aliment essentiel du commerce, que lorsque je considère la betterave comme n'ayant pas, au point de vue agricole, la même importance, et beaucoup s'en faut ; il m'importe, dis-je, de faire comprendre à la chambre que mon opinion n'est nullement guidée par des sentiments hostiles à l'intérêt agricole. Je suis loin de vouloir rendre guerre pour guerre au nom du commerce ; je sais le rôle important que l'agriculture doit jouer dans le pays ; je ne demande pas mieux que de m'associer à soutenir les mesures directes qui auront pour but d'étendre la prospérité de l'agriculture. 11 y a là d'immenses richesses enfouies encore, et que je contribuerai volontiers à faire sortir de terre par de bonnes mesures législatives et administratives.

Eh bien, si au lieu des trois intérêts, nous n'avions eu que deux intérêts engagés dans la question, je dis que l'agriculture aurait pu retirer beaucoup plus de bienfaits d'une autre solution que de la solution incomplète, provisoire qui peut-être va être donnée à la question ; si le fisc s'était trouvé seul en présence du sucre exotique, il aurait pu lui demander plus d'argent, s'enrichir de plusieurs millions, et au moyen de ces millions, verser sur l'agriculture des bienfaits qui lui échappent aujourd'hui ; vous n'auriez pas, il est vrai, 1,800 hectares cultivés en betteraves, pour en faire du sucre ; mais vous pourriez peut-être avoir 18,000 hectares de terres, livrées à l'agriculture, et devenues fertiles, de stériles qu'elles sont aujourd'hui.

Je ne suis pas pour la suppression d'une industrie sans dédommagement, mais je crois qu'en 1843 la chambre a eu tort de ne pas aborder courageusement la question, de ne pas dire à la betterave ce qu'on lui a dit en Angleterre : « Vous n'avez pas le droit de vivre comme sucre ; qu'on vous cultive comme aliment, mais ne venez pas faire une concurrence désastreuse à l'une des principales matières de notre commerce ; ou si vous voulez vivre, vivez aux mêmes conditions, supportez les mêmes impôts. »

Messieurs, il est remarquable que ceux qui se livrent à de si violentes récriminations contre l'industrie du sucre exotique ne trouvent rien à dire contre les primes bien plus élevées dont jouit le sucre de betterave ; car, ne le perdez pas de vue, si le trésor ne reçoit pas du sucre exotique tout ce qu'il peut en recevoir, il reçoit encore bien moins du sucre indigène ; l'industrie du sucre indigène jouit d'une prime dans la prime ; celle faveur extraordinaire est de 13 fr. par 100 kil.

Mais 13 fr. pour 100 kilog, sur quatre millions de kilogrammes, cette part fort modeste, à ce qu'on dit, qu'on fait au sucre indigène, cela fait 600 mille fr. de prime enlevés au trésor, que le trésor prélèverait si les deux sucres étaient frappés du même droit. Voilà ce qu'on ne dit pas ; si donc il y a une industrie fortement privilégiée, c'est celle du sucre de betterave.

Nous avons beaucoup à faire en agriculture. Un gouvernement ayant sérieusement à cœur ce grand intérêt national aurait un immense rôle à remplir.

Il ne suffit pas d'avoir délivré les campagnards de la glèbe, de la dîme de la corvée, il ne suffit pas d'avoir introduit la division des propriétés toutes ces grandes conquêtes de l'esprit moderne, ces résultats du (page 1701) progrès du temps doivent être poursuivies et complétées. Il faut aujourd'hui que le paysan émancipé, rendu à sa liberté, à sa dignité d'homme, ne demeure pas réduit à ses seuls efforts personnels, et impuissant devant les obstacles de la nature ou l'empire de la routine.

Il y a de grandes choses à faire dans les campagnes ; il y a à donner à manger aux terrains qui ont faim, à boire à ceux qui ont soif ; il y a des systèmes d'irrigation et de dessèchement à organiser ; il y a à y faire pénétrer, avec les ressources du crédit, les progrès incessants de la science, de la chimie et de la mécanique ; il y a enfin à multiplier les communications au moyen desquelles les engrais arrivent et les produits peuvent s'écouler dans le royaume et en sortir pour approvisionner les pays étrangers. Voilà des travaux dignes du gouvernement, voilà une protection bien plus efficace que celle des tarifs, et que ces primes à une industrie qui ne peut vivre qu'aux dépens d'une autre de beaucoup plus importante.

Procurez de l'argent au trésor, que le fisc obtienne des millions, qu'une partie de ces sommes aille à l'agriculture, tourne au profit des campagnes, je serai le premier à l'approuver. C'est dans ce sens qu'en 1843 j'avais fait une proposition pour le cas éventuel où la prépondérance aurait été définitivement acquise au sucre commercial sur le sucre agricole. Cette proposition n'aurait pas sans doute plus de chances d'être accueillie aujourd'hui.

Je m'abstiendrai donc de la reproduire. Je ne veux pas prolonger une discussion, déjà trop longue, et je finis par une dernière observation.

M. le ministre a fait imprimer un certain nombre de questions de principe. J'ai vainement voulu y trouver la pensée, une indivisible et définitive du ministère. Ce sont des alternatives qu'on présente à la chambre, et la manière dont la question a été traitée par le cabinet, n'est pas de nature à nous faire sortir de l'incertitude où nous nous trouvons relativement à ces propositions.

Je n'ai pas l'intention de relever ce qu'il y a eu de contradictoire dans les discours des deux ministres. Le ministre des affaires étrangères chargé du commerce a envisagé la question au point de vue commercial. M. le ministre des finances l'a envisagée au point de vue fiscal. La contradiction peut donc s'expliquer jusqu'à certain point, et je ne veux pas en tirer d'autre conséquence. Mais j'aime à croire que M. le ministre des finances aura donné toute l'attention qu'il méritait au discours si plein de faits et de justes appréciations de son collègue le ministre des affaires étrangères, et j'espère qu'avant le vote, ils seront parvenus à se mettre d'accord.

M. le ministre des finances (M. Malou). - Plusieurs fois déjà j'ai dit que les propositions de principe ont pour objet de rendre plus facile le vote de la chambre. Je m'étonne qu'après huit jours de discussion, après la part si large que j'ai prise à ce débat, l'honorable membre vienne encore mettre en doute mon opinion, demander si elle est une, indivisible, définitive.

J'ai indiqué, à diverses reprises, pourquoi, dès le début de la discussion, j'avais cru devoir modifier, non le principe du projet, mais le mode d'application de ce principe.

Ainsi il s'agit aujourd'hui comme alors de maintenir le principe de la coexistence, de faire un retour à la loi de 1822 que l'on tempère seulement pour assurer une certaine recette au trésor. Pour atteindre ce but, on peut différer d'opinion, discuter le chiffre du rendement et la différence de l'accise. J'ai pu changer, modifier mon opinion primitive sur les moyens d'exécution, sans qu'on puisse dire pour cela qu'il y a revirement, oscillation.

A quoi serviraient les discussions si le gouvernement devait maintenir non seulement l'idée fondamentale, le principe de tout projet de loi, mais jusqu'à la moindre mesure d'application ? S'il devait arriver avec un système dont il ne dévierait pas d'une ligne ? Le régime parlementaire serait peut-être simplifié, le gouvernement viendrait dire : Voilà ce que je veux ; c'est à prendre ou à laisser.

L'essence du système du projet est dans les idées que je viens d'exposer. Mon honorable collègue, le ministre des affaires étrangères, vous a fait remarquer que, selon son opinion personnelle, la recette minimum de 3 millions est garantie dans toute hypothèse au chiffre de 68-18.

Pour moi, je l'ai déjà déclaré, je crains que si le développement de l'industrie est très rapide, que si l'on trouve encore, comme à la suite de tous les changements de législation, des moyens d'en éluder partiellement les effets, et si le chiffre du rendement est trop peu élevé, on ne parvienne à faire abaisser, dans les dix-huit mois qui restent, le chiffre de la recette au-dessous de trois millions. C'est parce que je tiens à assurer cette recette en toute hypothèse que je maintiens le chiffre de 69-23.

M. Delfosse. - Ainsi, les ministres ne sont pas d'accord.

M. le ministre des finances (M. Malou). - Je demande aux honorables membres qui ont connaissance des annales parlementaires d'autres pays, s'il n'y existe pas un grand nombre de questions beaucoup plus importantes que celles de l'application d'un principe sur lequel nous sommes d'accord et qu'on appelle des questions ouvertes. Ainsi le cabinet ne cesserait pas d'être homogène, même au point de vue des sucres, parce que mon honorable collègue voterait pour le rendement de 68-18, tandis que je voterais pour le rendement de 69-23.

L'honorable préopinant, sans pourtant s'attacher à l'idée de suppression d'une de nos industries, a exprimé le regret que la chambre, en 1843, n'ait pas abordé franchement cette question, qu'elle n'ait pas dit à la betterave : Vous n'avez pas le droit de vivre comme élément de la production du sucre.

J'ai toujours eu à cet égard une opinion entièrement opposée à celle de l'honorable préopinant. La loi ne doit jamais dire à un industriel : Je vous interdis de continuer une industrie que vous avez fondée et par laquelle vous êtes entré dans la grande famille des travailleurs belges. Je n'admets pas que l'on puisse exproprier une industrie quelle qu'elle soit, sons le prétexte faux d'utilité publique. (Interruptions diverses.)

Les interruptions sont nombreuses.... Je ne puis répondre à toutes. Le principe que je combats est le principe de la suppression moyennant indemnité, et l'interdiction d'une industrie sous le prétexte qu'elle n'entre pas dans le système économique du pays.

Puisque les interruptions m'y amènent, je dirai comme d'honorables préopinants, comme l'honorable M. Rogier lui-même, que le système protecteur modéré est le droit commun de toutes nos industries.

L'honorable membre accepte le principe de la coexistence ; toutefois il croit impossible que nous fassions une loi définitive, une grande loi commerciale, il pense que nous faisons seulement une petite loi mercantile.

Quant au caractère définitif de la loi, il ne faut pas se créer d'illusions. Dans des questions aussi variables où les intérêts et les faits se déplacent si souvent, il n'est personne qui puisse prétendre à faire une loi définitive. Voyez la Hollande où un seul intérêt est en cause, on y a conservé la loi de 1822 ; mais à différentes époques par les vicissitudes des faits on a été amené à la modifier dans son application. Il ne faut pas se proposer l’utopie de porter une loi qui serait perpétuelle ; à nous à pourvoir aux besoins du moment, on verra ce qu'il conviendra de faire dans l'avenir. A nous à sauvegarder les intérêts des deux industries et du trésor, d'après les faits actuels ; si un jour, comme il est probable, des modifications sont nécessaires, l'avenir portera sa peine comme nous portons la nôtre.

Nous avons donc à faire une loi aussi grande, commercialement, aussi bonne pour l'industrie, aussi avantageuse aux intérêts du trésor que cela est possible en acceptant franchement, sincèrement le principe de la coexistence.

La mise en raffinage de sucre exotique s'est élevée, en 1840, à 25 millions et demi de kilogrammes ; cette industrie est tombée aujourd'hui à 14 millions de mouvement commercial et à 10 millions de mise en raffinage. La loi soumise à vos délibérations aura pour effet de permettre à cette industrie d'aller au-delà de la plus grande prospérité qu'elle ait atteinte depuis seize ans ; ainsi ce n'est pas une petite loi mercantile, c'est, j'ai le droit de le dire,, une loi commercialement aussi grande que les faits peuvent le permettre.

On dit qu'en Hollande où il y a un seul intérêt on peut mieux le satisfaire ; on dit qu'en Belgique, si l'industrie indigène était sacrifiée l'agriculture et le trésor seraient mieux sauvegardés. Je professe aussi à cet égard une opinion opposée à celle de l'honorable membre. Si le gouvernement avait à lutter contre le sucre exotique seul, je vous le demande, la lutte ne serait-elle pas pour lui plus difficile à soutenir ? Si la betterave était supprimée, le trésor n'obtiendrait pas des millions pour doter l'agriculture, il aurait beaucoup de peine à avoir quelque chose pour lui-même.

Oh ! je conçois une législation qui soit fondée sur un principe unique. Je conçois par exemple qu'en Hollande où l'on se préoccupe exclusivement de l'intérêt colonial et commercial, je conçois que dans ce pays d'une population moitié moindre du nôtre, on arrive à un mouvement commercial de 120 millions de kilog. ; mais ce que je ne conçois pas, c'est que l'on conteste l'application d'une loi qui doit permettre à notre industrie des sucres d'atteindre le plus haut degré de prospérité qu'elle ait jamais atteint.

Ici je ne puis m'abstenir de faire une comparaison. En admettant franchement l'industrie indigène à tous les avantages du commerce des sucres pour l'exportation, nous nous plaçons dans une hypothèse inférieure à la consommation réelle ; en d'autres termes si nous donnons à l'industrie indigène le tiers de la consommation, nous agissons comme si la consommation était réduite de 12 millions et demi à 9 millions. Le marché belge ainsi réduit serait à peu près égal au marché hollandais. En Hollande la consommation, quoique relativement plus forte par tête, est tout au plus égale, quant aux produits fins, si on la compare à la consommation ainsi réduite d'un tiers. Si on voulait sacrifier les deux intérêts à l'intérêt exclusif du système commercial, on pourrait donc arriver aussi à un mouvement commercial de 120 millions de kilog. par an.

Mais, messieurs, si je cite cet exemple, si j'attire l'attention de la chambre sur ce fait, c'est pour démontrer qu'aujourd'hui encore comme autrefois l'industrie du sucre exotique se trompe quand elle croit que la betterave est son ennemie, quand elle croit que cette coexistence est impossible, quand elle lutte sans cesse contre d'autres au lieu de lutter pour elle-même. C'est là une vieille idée, je n'hésite pas à le dire ; presque aussi vieille que celle des retenues, que l'on abandonne ; et j'espère qu'on l'abandonnera aussi un jour.

Supposez que vous ayez un marché devant vous, et aussi que vous n'ayez pas la betterave, et voyez si le projet qui vous est soumis ne vous permet pas d'aller aussi loin que de telles circonstances vous permettent d'aller.

Bien que cette discussion ait déjà été longue, je demande à la chambre la permission d'ajouter quelques mots encore sur deux ou trois points. Je m'efforcerai d'être bref.

L'honorable rapporteur, dans la séance d'hier, vous a dit que le gouvernement s'était montré partial dans ses propositions, en cédant 3 fr. quant à la décharge pour nos deux industries, et en cédant en même temps 8 fr. à l'une des deux industries.

Une première observation m'a frappé. Pour critiquer les modifications que je propose, on accepte comme une pondération juste, on prend pour point de départ le projet primitif dont on ne veut pas.

Pour combattre cette objection, messieurs, j'ai cherché à la traduire (page 1702) en chiffres. Je me suis demandé quelle était, la valeur de 3 fr. de réduction à la décharge, et la valeur de 8 fr, de réduction dans le chiffre de l'accise, et voici le résultat auquel je suis arrrivé.

3,800,000 kil. de betteraves à 38 fr. supporteraient un impôt de 1,444,000fr. La même quantité à 30 fr. subirait un impôt de 1,140,000 fr. La différence est donc de 304,000 fr.

Je veux tenir compte pour la betterave de l'exportation d'une partie de ces produits.

Je suppose que, produisant 75 p, c. de produits fins, elle en exporte 30, c'est-à-dire qu'elle conserve seulement 25 p. c. dans le pays. Ces 2 millions à 3 fr. de décharge, donnent 60,000 fr.

Ainsi la réduction qui est faite en faveur de la betterave, s'élève en totalité à la somme de 364,000 fr.

M. Loos. - Quand elle ne produira que 3,800,000 kil.

M. le ministre des finances (M. Malou). - Certainement.

M. Loos. - Votre raisonnement n'a aucune valeur, parce qu'elle produira davantage.

M. le ministre des finances (M. Malou). - Permettez-moi seulement de mettre les chiffres en regard.

La canne, au contraire, avec la décharge à 65 francs, aurait obtenu 7,541,000 francs avec la décharge à 62 francs, elle obtiendra 7,193,000 francs ; il y a donc en sa faveur une différence de 348,000 francs, par suite de la réduction de 3 francs sur le chiffre de la décharge.

D'où il résulte, messieurs, que si j'ai été partial envers la betterave dans la proposition que j'ai soumise à la chambre, ma partialité se résume en une différence de 16,000 francs sur une somme de 364,000 francs.

Vous voyez donc que j'avais raison de dire hier qu'il n'est pas possible de comparer 3 francs à 8 francs, mais qu'il faut voir à quelles quantités, à quels objets se rapportent l'une et l'autre somme.

Messieurs, l'honorable M. Mast de Vries vous a soumis une proposition que je me réserve d'examiner encore, mais contre laquelle cependant, à première vue, je n'ai pas d'objection à faire.

Le dissentiment, le faible dissentiment qui existe entre nous en ce qui concerne le maximum, se résume en ce que je pensais que l'on ne garantissait pas assez les intérêts du trésor, que l'on s'exposait à reproduire inutilement la question des sucres devant la chambre, si l'on indiquait un chiffre maximum dans la loi. D'un autre côté, je n'avais pas hésité à déclarer que si le jeu de la loi amenait le gouvernement à élever le rendement au-dessus du rendement hollandais, le gouvernement ne pourrait le faire sans méconnaître la pensée, le principe même de la loi. C'est cette déclaration que l'amendement de l'honorable M. Mast de Vries, si je l'ai bien saisi, me paraît avoir pour objet d'insérer dans la loi.

Il a été fait, messieurs, un grand nombre d'autres observations. Les unes peuvent se rattacher, et j'ai déjà tenu note de plusieurs, aux articles du projet. Il en est d'autres, messieurs, dont je ne m'occuperai pas, parce que, malgré toute l'attention que j'ai prêtée à l'honorable orateur auquel je succède, il m'a été impossible d'établir un lien de connexité quelconque entre ces observations ou citations et le projet que nous discutons.

- La séance est levée à 4 heures et demie.