(Annales parlementaires de Belgique, session 1845-1846)
(Présidence de M. Liedts.)
(page 118) M. de Villegas fait l'appel nominal à une heure et quart.
M. de Man d’Attenrode lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est adoptée.
M. de Villegas présente l'analyse des pièces adressées à la chambre.
« Le sieur Tjark Overwien Meents, capitaine de navire à Anvers, né à Tunnix (Hanovre), demande la naturalisation ordinaire. »
- Renvoi au ministre de la justice.
« Le sieur Jean-Guillaume Peeters, ancien militaire à Ypres, né à Maestricht, demande la naturalisation ordinaire. »
- Même renvoi.
« Plusieurs habitants de Thielt demandent la réforme postale basée sur la taxe uniforme de 10 centimes. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le baron de Goër, ancien fonctionnaire, prie la chambre de l'admettre à la pension. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur la mise à la pension des fonctionnaires qui ont perdu leur emploi en 1830.
M. Vandensteen, retenu chez lui pour affaires, demande un congé de huit jours.
- Accordé.
M. le président. - Dans sa séance d'hier, la chambre a chargé le bureau de remplacer deux membres dans la commission qui a examiné le projet de loi sur les corps francs. Le bureau a nommé M. Veydt en remplacement de M. Cogels et M. Mercier en remplacement de M. Coghen.
Vous avez également chargé de nommer la commission à laquelle vous avez renvoyé l'examen de plusieurs projets de loi de délimitation de communes. Cette commission se trouve composée de MM. Loos, Fallon, Pirmez, Thyrion et Orban.
M. Verhaegen. - Messieurs, j'ai demandé la parole pour combattre certaines doctrines que déjà j'ai combattues dans d'autres occasions et que je combattrai chaque fois qu'elles se feront jour, parce que je les crois subversives de nos institutions.
Je n'ai pas, messieurs, à m'occuper du fond de la question. Je n'ai pas à examiner si les toelagen, les traitements d'attente, etc., sont ou ne sont pas dus. Je dirai même que je ne suis pas partisan de ces traitements, et que je désire beaucoup que lorsque la question aura été mûrement appréciée et développée, la cour de cassation puisse donner gain de cause au gouvernement. Mais la question que j'ai à traiter n'est pas celle-là ; la question que j'ai à traiter est celle de savoir si, lorsqu'il s'agit, non pas d'un droit politique, mais d'un droit civil, à l'égard duquel il y a contestation entre un particulier et le gouvernement, si alors ce ne sont pas les tribunaux qui, exclusivement ont compétence pour décider.
Cette doctrine vraiment exorbitante, je dirai même dangereuse, qu' « il dépend de la législature de mettre de côté les jugements et arrêts passés en force de chose jugée, » je ne puis pas l'admettre. Elle m'effraye, car c'est la confusion des pouvoirs avec toutes ses fâcheuses conséquences.
Le pouvoir judiciaire, nous l'avons dit souvent, est aussi indépendant que le pouvoir législatif, aussi indépendant que le pouvoir exécutif ; le jour où l'un de ces trois pouvoirs empiétera sur l'autre, il y aura confusion, il y aura désordre.
D'après moi, messieurs, la question qui s'agite est de la plus haute importance : La seule garantie sérieuse, d'après moi, de nos libertés constitutionnelles réside dans le pouvoir judiciaire, et c'est, messieurs, parce que j'envisage la question à ce point de vue que, dans d'autres circonstances, j'ai fait tous mes efforts pour donner à ce pouvoir l'indépendance de fait comme l'indépendance de droit ; lorsqu'il s'est agi de l'augmentation des traitements de la magistrature, j'avais en vue non pas une question de camaraderie, mais une question de principe, celle qui se rattache à l'indépendance de l'ordre judiciaire.
Messieurs, le pouvoir judiciaire, comme je viens de le dire, est la sauvegarde de nos libertés constitutionnelles, car, ne nous y trompons point, que seraient, en définitive, la liberté de la presse, la liberté d'association, si nous n'avions pas un pouvoir judiciaire indépendant pour nous assurer l'exercice de chacune de ces libertés ? On l'a fort bien compris en France. Lorsque la presse se trouvait menacée par les trop fameuses ordonnances de Charles X, M. de Belleyme, président du tribunal de la Seine, vint au secours de cette liberté compromise et mit obstacle à l'empiétement du pouvoir exécutif qui venait de poser un acte d'oppression.
En Belgique, il y a quelques années, un de nos honorables collègues, celui qui dirige nos travaux, posa un acte semblable, lorsqu'il était président du tribunal d'Anvers. Cet acte du pouvoir judiciaire ne fut pas alors suffisamment apprécié par les véritables amis de l'indépendance et de la liberté.
Messieurs, un arrêt de la cour de cassation a décidé irrévocablement que les questions qui lui étaient soumises, relativement aux traitements d'attente, toelagen, etc., étaient des questions du mien et du tien, des questions concernant des droits civils ; et le magistrat qui siège à cette cour comme procureur général et qui siégeait naguère parmi nous, a fait un réquisitoire qui est digne de remarque ; il a posé la question sur son véritable terrain, et c'est ce réquisitoire qui a été adopté par la cour de cassation.
L'honorable M. Leclercq a traité la question ex professo. Je croirais, messieurs, abuser de vos moments, si je me permettais de vous lire les développements qu'il y a donnés ; vous les trouverez dans la Jurisprudence de la cour de cassation de Belgique, année 1842, première partie, page 209. Il me suffira de dire que les développements donnés par M. le procureur général tendent à démontrer que la question dont on s'occupe en ce moment est une question du mien et du tien, une question se rattachant non pas à des droits politiques, mais exclusivement à des droits civils.
Messieurs, cette distinction que faisait M. Leclercq est palpable. S'il avait été question de déterminer le taux d'une pension, d'un traitement d'attente, de liquider une pension, oh ! alors l'autorité judiciaire n'aurait pas été compétente, j'en conviens ; il y aurait eu empiétement sur un autre pouvoir ; mais ici il s'agit de tout autre chose, il s'agit d'une question qui se rattache au payement des termes échus de pensions ou de traitements accordés, liquidés par le pouvoir exécutif dans le cercle de ses attributions.
Il a donc été décidé que l'autorité judiciaire était compétente pour apprécier la contestation ; et cette décision, basée en raison et en droit, est souveraine.
La marche qu'avait proposée M. le ministre des finances, dans la séance d'hier, me paraissait, messieurs, de nature à devoir être accueillie, pour ne pas avoir à nous occuper de cette énorme question qu'on vous présente ; énorme toutefois pour quelques-uns de nos honorables collègues, mais nullement énorme pour nous d'après les principes que nous venons de développer. Si, respectant l'autorité de la force jugée dans l'affaire Coupes, on avait accordé le crédit, laissant la question intacte pour les autres affaires, les droits restaient saufs et on eût évité une discussion à la fois inutile et dangereuse.
Il paraît qu'on veut aujourd'hui définitivement trancher la question. Il s'agit donc de savoir si la chambre peut mettre de côté des arrêtés qui ont acquis l'autorité de la chose jugée, et déclarer, en face du pays, qu'elle n'obéira pas aux décrets de la justice.
« Nous sommes omnipotents, a-t on dit, l'autorité judiciaire ne peut pas empiéter sur nos pouvoirs ; les tribunaux peuvent condamner, mais nous pouvons déclarer que nous ne payons pas. »
Si la législature peut déclarer que l'autorité judiciaire n'est plus rien, si la législature, qui représente le pays, peut se refuser à payer lorsque des jugements passés en force de chose jugée ont condamné le gouvernement, c'est admettre qu'on peut être juge dans sa propre cause ; et que devient alors l'indépendance du pouvoir judiciaire ?
Prenons-y garde, messieurs ! si nous empiétons sur les attributions du pouvoir judiciaire, le pouvoir judiciaire empiétera sur les nôtres. S'il venait un jour nous dire qu'il n'ordonnera pas l'exécution des lois que nous aurons faites, vous destitueriez ces juges (c'est ce qu'on me disait hier) ; mais ils sont inamovibles. On ne leur payerait pas leur traitement ! Mais hélas, ce sont là de bien pauvres moyens, lorsqu'il s'agit d'une question d'indépendance.
Si le pouvoir judiciaire arrêtait, par un jugement ou par un arrêt, l'exécution des actes du pouvoir exécutif, il y aurait là aussi confusion de pouvoirs dont les suites seraient incalculables. Comme je l'ai dit en commençant, le pouvoir judiciaire est aussi indépendant que le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, et chacun de ces deux derniers pouvoirs est également indépendant dans sa sphère.
Lorsqu'on vous demande un crédit, certes, vous êtes les maîtres de le refuser. Mais parle-t-on du fait ou du droit ? Usant du fait, vous pourrez refuser le crédit ; mais de droit vous ne le pouvez pas, à moins d'établir une confusion de pouvoirs.
De fait, je le répète, vous le pouvez ; mais alors ce sera un coup d'Etat. Prenez-y garde, vous surtout, mes amis politiques qui tenez à ce que le pouvoir exécutif n'empiète pas, si vous admettez les coups d'Etat pour le pouvoir législatif, vous n'êtes pas loin de les admettre pour le pouvoir exécutif.
Messieurs, ce qu'on vous propose de faire dans l'occurrence, on pourrait vous le proposer chaque fois qu'il s'agit d'une contestation quelconque entre le gouvernement et un particulier. Ainsi, un entrepreneur traite avec un département ministériel quelconque ; il exécute des travaux ; il s'élève une contestation, un procès a lieu ; l'entrepreneur le gagne ; le jugement passe en force de chose jugée ; mais on viendra dire à cette tribune : « Les avocats du gouvernement ont mal défendu ses droits ; la cour d'appel, la cour (page 119) de cassation ont mal apprécié la question ; nous ne payons pas ; nous sommes omnipotents. »
Avec un pareil système, quel entrepreneur osera encore traiter avec le gouvernement ?
Messieurs, je ne sais si les membres du cabinet sont bien d'accord sur cette importante question. L'honorable ministre des finances ne semble point partager l'opinion que je viens d'émettre, et qui est, cependant, j'ai tout lieu de le croire, celle de M. le ministre de la justice. C'est probablement à cause de ce dissentiment qu'on a proposé le moyen terme qui doit avoir pour conséquence de renvoyer à d'autres temps l'examen de l'objet à l'ordre du jour.
D'ailleurs, si les renseignements que j'ai obtenus sont exacts, l'opinion que je viens de développer a été celle de tous les ministres qui se sont succédé au département des finances, de MM. d'Huart, Desmaisières et Mercier.
L'honorable rapporteur de la section centrale est d'avis que l'autorité de la chose jugée doit être respectée. Aussi, il pense qu'il faut accorder le crédit relatif aux héritiers Coupez ; mais d'après lui il faut se hâter de décider la question par une loi avant que la cour de cassation ne prononce dans les douze autres affaires.
L'honorable rapporteur veut procéder par voie d'interprétation. Cette interprétation, d'après lui, qui aura un effet rétroactif, liera la cour de cassation ; il faudra bien casser, dit-il, lorsqu'il y aura une loi interprétative, et il arrivera ici ce qui est arrivé pour l'article 442 du code de commerce.
Messieurs, je vous avoue que j'ai eu peine à comprendre cette opinion de la part de l'honorable M. Savart. Il admet l'autorité de la chose jugée, mais il vous demande une loi interprétative « qui aura un effet rétroactif ; cette loi mettra à néant les arrêts de la cour d'appel, et elle liera la cour de cassation qui n'a pas encore prononcé. »
D'abord, il n'y a aucune analogie entre ce qui se passe ici, et ce qui s'est passé au sujet de l'article 442 du code de commerce. Je ne conçois l'interprétation forcée à donner par la législature, que lorsqu'il y a contrariété d'arrêts. S'il y avait contrariété d'arrêts sur la question dont il s'agit, on s'adresserait à la législature, pour interpréter la loi, et l'interprétation forcée aurait ses effets avec rétroactivité, soit ; mais s'agit-il de cela dans l'occurrence ? Y a-t-il des arrêts contraires ? S'agit-il de recourir à la voie d'interprétation ? L'honorable rapporteur n'y a pas songé : il y a une différence énorme entre le cas qui nous occupe et celui de l'article 442 du code de commerce.
Il y a plus, il ne peut pas être question ici d'interprétation, et je vais l'établir en deux mots.
Vous voulez une loi interprétative ; mais une loi interprétative de quoi ? De la loi qui a approuvé le traité ? Mais la loi qui a approuvé le traité, n'est pas douteuse, elle n'a qu'un seul article qui approuve le traité. Qu'y a-t-il à interpréter dans cette loi ? Rien, absolument rien ; elle est claire ;ce qu'il y a à interpréter, c'est le traité lui-même que la loi approuve, et pour cette interprétation, vous n'avez aucune compétence.
En effet, le traité est une convention intervenue entre deux parties, entre la Hollande et la Belgique. Dans ce traité, il y a, il est vrai, une stipulation au profit de tiers ; cette stipulation au profit de tiers est la condition de la stipulation faite avec l'une des parties contractantes, et elle doit sortir ses effets. C'est ce que dit une disposition formelle de nos lois civiles.
La Hollande a stipulé le payement des traitements d'attente, des toelagen, etc., de ses fonctionnaires.
M. Dumortier. - Je vous demande pardon.
M. Verhaegen. - Les uns disent oui, les autres disent non ; je n'ai pas à énoncer mon opinion sur ce point ; je vous ai fait suffisamment comprendre que s'il y avait moyen de nous débarrasser de ce fardeau, j'y donnerais volontiers les mains. Mais c'est une question de principe que je soulève. La Hollande, je le répète, a fait une stipulation en faveur de ses fonctionnaires ; maintenant vous voulez interpréter seuls cette stipulation, vous, l'une des deux parties contractantes ; cela est-il possible, raisonnable ?
Vous ne pouvez évidemment pas interpréter une convention sans l'intervention de ceux avec lesquels vous avez contracté. Et à qui, après tout, appartient la mission d'interpréter un contrat ? Elle n'appartient et ne peut appartenir qu'à l'autorité judiciaire ; car il s'agit d'une question du mien du tien, d'une question de droit civil ; elle serait même encore compétente pour apprécier les conséquences d'un droit politique, à moins qu'un ne put invoquer une exception écrite dans la loi (article 93 de la Constitution) ; et cette dernière observation détruit de fond en comble l'objection de l'honorable M. Dumortier.
Le système au moyen duquel on confondrat tous les pouvoirs, et le système d'interprétation de M. Savart ne sont ni l'un ni l'autre admissibles.
M. Jonet. - La marche indiquée par M. le ministre des finances est la seule, d'après moi, que nous puissions suivre dans cette affaire.
Il faut d'abord payer aux héritiers Coupez ce qui leur est dû, puisqu'ils ont en leur faveur un jugement et des arrêts passés en force de chose jugée.
La chose jugée passe partout pour vérité, et c'est sur le respect que l'on doit à cette vérité réelle ou supposée que repose la tranquillité des familles. Mettez en doute ce respect, et bientôt vous ne rencontrerez plus qu'inquiétude, désordre et malheur.
Ainsi la section centrale dit et reconnaît, à la page 7 de son rapport, que les héritiers Coupez sont dans une position spéciale, puisqu'ils ont pour eux une décision judiciaire.
Mais si cela est vrai, pourquoi leur refuse-t-on le payement de ce qui leur est dû ? Serait-ce par hasard pour doubler leur créance par l'accumulation des intérêts qui continuent à courir pendant le temps que nous mettons à discuter ce qui n'est pas discutable ?
Non, cela ne doit pas être ; non, il faut payer les héritiers Coupez ; et cela le plus tôt qu'il sera possible de le faire. La justice le veut, et notre intérêt nous le commande.
Je voterai donc pour l'amendement, présenté hier à la chambre par M. le ministre des finances.
En ce qui touche les autres prétentions, mentionnées dans l'aperçu joint au projet de loi présenté à la chambre le 13 mars 1844, je suis d'avis qu'il ne faut pas s'en occuper, si la chambre et les ministres ne sont pas disposés à reconnaître le fondement des réclamations.
Il ne faut pas s'en occuper, car la chambre qui pourrait les admettre, d'accord avec le gouvernement et le sénat, n'a pas qualité pour les juger du moment qu'on les conteste. Ces prétentions constituent pour les personnes qui les forment, de vrais droits civils, qui, aux termes de l'article 92 de la Constitution, sont exclusivement du ressort des tribunaux.
En décidant, comme vous le propose la section centrale, que ces prétentions ne sont pas à la charge de l'Etat, c'est ou prononcer un arrêt, ou faire une loi.
Prononcer par voie d'arrêt, nous venons de l'établir, vous n'en avez pas le pouvoir.
Comment d'ailleurs pourrions-nous prononcer par voie de jugement alors que les intéressés ne sont ni présents, ni représentés ? Ce serait une monstruosité que de les condamner sans les entendre.
Décréter par forme de loi, c'est donner à votre loi un effet rétroactif ; c'est violer le sage et salutaire principe consacré par la disposition de l'article 21 du Code civil qui nous régit.
Vainement la section centrale veut-elle donner à la loi qu'elle vous propose la couleur d'une loi interprétative, car si elle persiste, je lui demanderai : Interprétative, de quoi ? Qu'est-ce qu'il y a à interpréter ? Est-ce une loi ? Non, c'est un traité ; c'est un traité international ; c'est l'article 21 du traité du 19 avril 1839, ainsi que l'article 22 du traité du 15 novembre 1831.
Toute la difficulté est là ; tout le procès roule sur la question de savoir ce que les deux hautes parties contractantes ont entendu par les mots « à l'avenir, » qu'elles ont insérés, sans doute volontairement, dans ces deux dispositions ; ces mots veulent-ils dire que, pour le passé, les titulaires seront privés des arrérages ? Veulent-ils dire que, pour ce passé, ces toelagen et ces wachtgelden seront payés par la Hollande ? Veulent-ils dire que, pour le passé, aucune des deux parties n'ayant pris d'engagement formel, les titulaires demeurent dans le cercle du droit commun ?
Ces trois questions, j'en conviens, présentent des difficultés réelles, des difficultés sérieuses. Je n'en dis pas davantage parce que ma qualité de magistrat m'impose des réserves, que la chambre saura apprécier.
Mais qui doit la résoudre, cette difficulté, si ce n'est les tribunaux, en interprétant ces conventions, non par voie d'autorité, mais par voie de doctrine, comme ils doivent interpréter tous les jours, les lois, les actes et les traités, qui sont invoqués à l'appui d'un droit, fondé ou non fondé, que l'on formule en conclusions ?
Comment nos chambres pourraient-elles interpréter, par voie d'autorité, un traité fait entre deux puissances ?
Il est de principe que les contrats ne peuvent se délier qu'en suivant la marche que l'on a suivie pour les former.
Les traités de 1831 et de 1839 ont été faits par deux gouvernements, et approuvée par deux corps législatifs.
Et un seul gouvernement, je dirai plus, un seul corps législatif pourrait, d'après la section centrale, changer, détruire, peut-être, ce qui a été convenu entre deux nations !
Non, messieurs, cela ne peut pas être ; vous avez, aux termes de notre Constitution, le droit d'interpréter une loi qui nous régit, mais vous n'avez, pas le droit d'interpréter par voie d'autorité, un contrat, une convention, un traité, sans l'intervention de toutes les personnes qui ont participé à ce contrat, à cette convention, à ce traité.
En tous cas, ce projet devrait être pris en considération avant de pouvoir être discuté et renvoyé aux sections.
Laissons donc les choses comme elles sont. Payons les hommes qui sont judiciairement reconnus être nos créanciers ; n'allouons rien aux autres, mais aussi ne leur ôtons point le libre exercice de leurs droits. Eclairons nos tribunaux et abandonnons-leur le soin de statuer, comme le congrès national l'a voulu, sur toutes les contestations qui ont pour objet des droits civils.
Je ne discuterai point, avec l'honorable M. Dumortier, ce que l'on doit entendre par droits civils et par droits politiques, dont parlent plusieurs dispositions de notre pacte social. Plusieurs fois cet honorable membre s'est évertué pour nous convaincre que ces mots avaient un tout autre sens que celui que leur donnent tous nos jurisconsultes. Cela, me semble-t-il, aurait dû l'engager à revoir et approfondir la matière, et s'il l'avait fait, je crois qu'il se serait persuadé que par droits politiques on entend la faculté qu'ont certains hommes de concourir à la formation et à l'exercice du pouvoir ; et que tous les autres, et nommément ceux qui ont pour objet la liberté de penser, la liberté individuelle et la propriété, sont des droits civils.
Ainsi, les droits de conférer des places et des pensions, comme le droit d'être électeur ou d'être apte à remplir des fonctions publiques, sont des droits politiques, auxquels l'article 93 de la Constitution peut s'appliquer ; mais quand la pension est accordée ou quand une fonction publique salariée a été concédé, les droits que les pensionnaires ou même que les fonctionnaires ont de se faire payer ce à quoi on s'est engagé envers eux, sont des droits civils, proprement dits ; et alors qu'une contestation s'élève entre les titulaires et l’Etat sur l'importance de ces sortes de droits, c'est (page 120) aux tribunaux seuls qu'il appartient de statuer, aux termes de l'article 93 de notre loi fondamentale.
En appliquant ces principes à l'espèce qui nous occupe, que trouvons-nous ?
Le droit que s'était réservé Guillaume, par l'article 17 de l'arrêté-loi du 14 septembre 1814, était un droit politique.
Le droit qu'avaient la Belgique et la Hollande de régler le sort des pensions et traitements d'attente, de non-activité et de réforme qui ècheraient à l'avenir, était un droit politique.
Mais de l'exercice d'un droit politique, il peut naître des droits civils, et c'est ainsi que quand notre Roi a fait usage du droit politique de nommer un gouverneur de province, un professeur d'université, ou un magistrat, il naît pour ce professeur, ce magistrat ou ce gouverneur, le droit civil d'exiger le traitement attaché aux fonctions qu'il a exercées.
Les hommes mentionnés dans l’aperçu qui vous a été présenté le 13 mars 1844, comme annexe du projet de loi que nous discutons, prétendent à tort ou à raison, qu'ils ont acquis des droits de cette nature, soit par les arrêtés qui leur ont concédé des traitements ou pensions, soit par les traités de 1831 et 1839. Ils les ont exercés, ces droits prétendus, en s'adressant aux tribunaux.
Laissez donc aux hommes à qui vous avez conféré le pouvoir judiciaire, la faculté de remplir leur mission.
Eclairez ces hommes ; faites-leur dire par vos avocats tout ce que vous dites ici devant un juge incompétent, et vos magistrats, j'en suis certain, sauront rendre au gouvernement ce qui est au gouvernement et aux réclamants ce qui est à eux.
M. Savart-Martel, rapporteur. - Messieurs, j'ai demandé la parole pour rencontrer les objections que viennent de faire d'honorables amis, MM. Verhaegen et Jonet.
Le premier nous impute de vouloir écarter les sentences judiciaires, de n'avoir aucun égard à la chose jugée.
Mais nous n'avons point professé cette doctrine ; nous voulons au contraire qu'elle reste entière, et quant à moi, s'il était uniquement question de voter les fonds nécessaires pour payer les héritiers Coupez, je ne le refuserais point.
On nous impute encore de vouloir procéder par voie d'interprétation législative lorsqu'il n'y a point contrariété d'arrêts. Mais on se trompe ; il ne s'agit pas ici d'interpréter une loi, mais de s'expliquer franchement et loyalement sur la convention intervenue entre la Hollande et nous, convention internationale qu'il ne faut pas mettre sur la même ligne que les contrats ordinaires.
Les conventions diplomatiques sortent du droit commun ; leur application, leur exécution ont des règles particulières ; et vous l'avez reconnu, messieurs, en établissant une commission particulière pour l'exécution, malgré la prohibition formelle de la Constitution, article 94 ainsi conçu : «Il ne peut être créé de commissions ni de tribunaux extraordinaires, sous quelque dénomination que ce soit. »
Il faudrait donc supposer que la chambre aurait fait une loi inconstitutionnelle ? Non, elle a agi régulièrement, précisément parce que ces sortes de traités ne doivent pas être confondus avec les règles ordinaires du droit civil.
Sans doute, les hautes parties contractantes, en stipulant pour elles-mêmes, ont pu traiter pour les possesseurs de toelagen. Mais remarquons que la convention ne s'en occupe que pour l'avenir, et sous la condition de se conformer à la législation de 1830 ; or il s'agit ici d'annuités antérieures.
D'ailleurs, par cela même que nous sommes appelés à voter plusieurs centaines de mille francs pour payer une dette qu'on dit résulter du traité, il faut bien que chacun de nous examine si la dette est due ou n'est pas due. Et pour se prononcer consciencieusement sur ce point, il faut bien qu'avant de voter, chacun de nous interprète ce traité.
Je sens, messieurs, l'immense portée de la question qui tend à connaître si le pouvoir judiciaire oblige la chambre par ses décisions ; car on pourrait réduire la question à ce point de doctrine : L'autorité judiciaire peut-elle absorber la chambre ? La chambre peut-elle absorber l'autorité judiciaire ? Question grave, pleine d'intérêt, question brûlante et qui peut avoir, par la suite, une influence considérable sur nos institutions.
Mais, dit l'honorable M. Verhaegen, que fera-t-on en cas de dissentiment entre les deux autorités ?
Je réponds que je n'en sais rien ; qu'à mes yeux il manque quelque chose à nos institutions : heureusement que, sous notre régime constitutionnel, on ne pourrait, comme sous le régime du bon plaisir, envoyer nos parlements dans leurs terres ou en exil.
Mais, je le répète, cette grave question, nous pouvons l'éviter à ce jour, et je m'en félicite. Quant à moi, je ne saurais donner mon vote pour ou contre sans apprécier le traité. C'est là une position forcée ; libre aux tribunaux l'exercice de leurs pouvoirs.
Le deuxième honorable membre, M. Jonet, voudrait qu'on ne jugeât ou qu'on ne préjugeât rien à ce jour, car il attribue toute compétence au pouvoir judiciaire ; mais alors que veut-on faire du projet que nous a soumis le gouvernement ?
Je crains que l'opinion de mon honorable ami ne repose sur ce point de droit que les conventions diplomatiques sont régies par les mêmes principes que les conventions ordinaires, point de droit que j'ai vivement combattu, et sur lequel je ne reviendrai plus.
Aucune autre objection n'ayant été faite, je crois pouvoir m'arrêter à ce peu de mots, en insistant sur la remarque qu'il ne s'agit pas ici de droit acquis, mais de véritables libéralités accordées, nullo jure cogente.
M. Mercier. - Je ne puis que rendre hommage aux principes d'économie qui ont animé plusieurs honorables membres qui ont parlé dans la séance d'hier ; mais je ne pense pas qu'ils puissent recevoir ici d'application équitable.
A mes yeux, les arrêtés pris par le roi des Pays-Bas ont été mal appréciés. Ils n'ont pas été dictés par le favoritisme ; ils n'ont pas eu pour but des faveurs purement personnelles. Ces arrêtés se rattachent à de grandes mesures administratives, dont un des motifs principaux était d'apporter des économies dans les dépenses publiques. Une partie de ces économies a été consacrée à indemniser certains fonctionnaires de la perte de leurs emplois, par suite de ces mesures administratives ; ces indemnités, devant s'éteindre successivement, ne constituaient qu'une dépense temporaire.
Le gouvernement belge a suivi la même marche dans diverses circonstances. Lorsque des fonctionnaires se sont trouvés sans emploi, par suite de la cessation de certains travaux, ou d'autres circonstances, des traitements provisoires leur ont été accordés.
C'est ce qui a eu lieu, lorsqu'après la cession d'une partie des provinces de Limbourg et de Luxembourg des employés sont rentrés en Belgique ; ils ont conservé leur traitement, ou une partie de ce traitement. La même mesure a été prise à l'égard des employés du cadastre, lorsque les opérations cadastrales furent terminées ; les chambres belges ont voté un traitement d'attente en faveur de ces employés.
Qu'a fait le roi des Pays-Bas ? II a pris des arrêtés, non pas en faveur d'individus pris isolément, mais en faveur de catégories entières de fonctionnaires auxquels il a accordé des traitements supplémentaires ou d'attente, en vertu de pouvoirs qui n'ont pas été contestés par la législature. Il a agi dans la limite de ses pouvoirs.
Ici au contraire il a fallu le concours des chambres belges qui ont donné leur assentiment aux mesures analogues, en diverses circonstances. | Les grandes mesures administratives dont j'ai parlé sont : d'abord la fusion des administrations financières dans les provinces ; l'administration des contributions et celles des douanes et accises furent réunies en 1823 ; par suite certains fonctionnaires se sont trouvés sans emploi ; quelques-uns n'avaient encore droit qu'à de faibles pensions. Le Roi, animé par des sentiments d'équité, a accordé des suppléments de pensions ou de traitements et des traitements d'attente à ces fonctionnaires, non pour des services politiques ou particuliers, mais pour services rendus à l'Etat dans l'exercice de leurs fonctions administratives ; en second lieu la suppression des receveurs généraux et des receveurs particuliers ; ces fonctionnaires, largement dotés précédemment, furent la plupart désignés comme agents de la Société générale. Mais la Société générale ne leur a alloué que des rétributions bien inférieures à celles dont ils jouissaient précédemment. On a reconnu qu'il était équitable de leur accorder un supplément, non pour rendre leur position aussi belle qu'elle était, avant cette mesure, mais pour alléger la perte qu'ils éprouvaient. Il en fut de même pour les receveurs généraux : qui furent nommés directeurs du trésor. Eux qui recevaient naguère un traitement de 20, 23, 30 mille francs, furent réduits à un traitement de 4 ou 5 mille florins. Ils obtinrent, non pas une indemnité suffisante pour parfaire leur traitement antérieur, mais un supplément qui leur permît de supporter moins péniblement le changement de position.
Une troisième grande mesure, fut l'organisation des administrations centrales, dans un but d'amélioration et d'économie. Quelques employés supprimés obtinrent alors des traitements d'attente. Enfin, la suppression de toutes les administrations financières dans les provinces et leur adjonction aux gouvernements provinciaux, eut aussi pour effet de faire mettre prématurément à la retraite quelques fonctionnaires qui reçurent des suppléments de traitement, ou des suppléments de pension.
J'espère, messieurs, par les observations que je viens de vous soumettre, avoir donné aux actes que vous avez à apprécier, leur véritable caractère tant sous le point de vue moral que sous celui de la légalité ; il n'y a eu ni arbitraire, ni favoritisme ; ce qui a été fait a été la conséquence de grandes mesures administratives.
Je ne m'occuperai pas de la question soulevée dans la séance d'hier par l'honorable M. Dumortier ; les doctrines qu'il a mises en avant ont été combattues, selon moi, avec succès, par un honorable député de Bruxelles.
Mais une autre question, qui a pris une grande part dans nos débats, est celle de savoir si les suppléments de pensions et les traitements d'attente doivent être payés en vertu des traités. Ici, je fais une distinction. Les traités ont accordé un nouveau droit, un titre surabondant peut-être pour l'avenir aux titulaires de ces traitements ou pensions.
Pour le passé, bien que les intéressés aient invoqué les traités, je crois que leur titre principal, sinon leur titre exclusif, doit être puisé dans les arrêtés qui leur ont accordé soit un traitement d'attente soit un supplément de traitement ou de pension, arrêtés pris par le roi des Pays-Bas, non contestés par les états généraux, arrêtés qui n'ont pas été rapportés par le pouvoir exécutif en Belgique ; par conséquent la question de savoir si les traités leur donnent droit à ces traitements d'attente, ou suppléments de traitement ou de pension, me paraît ici sans objet. Aussi veuillez remarquer que l'arrêt de la cour de cassation ne fait pas la moindre mention des traités ; il ne cite que l'arrêté-loi de 1814, et particulièrement son article 17.
On peut donc s'abtenir d'invoquer les traités pour le passé, et ne les considérer que comme ayant force pour l'avenir. Les titulaires puisent un droit suffisant dans des arrêtés qui ont été pris légalement et qui n'ont pas été rapportés.
Je ferai remarquer à la chambre que tous les ministères qui se sont succédé depuis 1831 ont porté l'allocation entière au budget. Il est vrai (page 121) que les chambres n'ont alloué qu'une partie de ces allocations. Mais le gouvernement a persisté dans l'opinion que ces traitements ou suppléments étaient dus. Ce qui le prouve, c'est, je le répète, que, chaque année, jusqu'en 1839, une allocation suffisante pour y faire face a été portée au budget.
Quant à la partie de cette allocation qui a été consentie par les chambres, elle a été, selon le vœu émis dans la discussion, distribuée à ceux qui étaient dans la position de fortune la plus défavorable ; mais encore, c'est parce qu'ils étaient en possession d'arrêtés qui leur accordaient ces traitements ou suppléments, qu'il a été ouvert un crédit en leur faveur par la législature. Ces arrêtés ont donc reçu une sorte de consécration par la législature belge elle-même, car si ce n'eût pas été en vue de ces arrêtés, on aurait pu trouver des personnes aussi dignes d'intérêt et plus malheureuses peut-être, qui auraient pu obtenir des secours de l'Etat.
Lorsque les ministres, chaque année, reproduisaient ces allocations, la chambre n'a pas émis un vote pour faire rapporter les arrêtés. D'ailleurs la chose eût été impossible : car elle entendait bien que le subside fût accordé en vertu des arrêtés et non à tout autre titre.
Il est encore à remarquer que si l'on avait supprimé les traitements ou suppléments dont il s'agit, il y a tel fonctionnaire qui aurait dû recevoir une augmentation de rétribution. Je pourrais en citer un exemple. Il serait impossible que le directeur du trésor de Bruxelles pût suffire à toutes ses dépenses ; les frais de bureau sont trop considérables ; il ne lui resterait pour ainsi dire rien pour son indemnité personnelle.
En rapportant les arrêtés pris par le chef de l'ancien gouvernement, on n'aurait donc pas réalisé des économies égales aux sommes accordées pour suppléments de traitements.
Je terminerai en renouvelant une observation, par rapport à l'arrêt intervenu en ce qui concerne les héritiers Coupez. Il me paraît évident que si l'on adhère, dès à présent, à cet arrêt, on devra nécessairement agir de même à l'égard d'autres intéressés, si les douze arrêts de la cour d'appel, dont il a été fait mention dans la discussion, sont confirmés par la cour de cassation.
Remarquez que ces douze arrêts forment la plus forte partie du crédit demandé ; elle s'élève à 355,000 fr.
J'ajouterai que les pensions supplémentaires ayant le même caractère que les suppléments de traitements, ceux qui les ont obtenues ont les mêmes chances de succès devant les tribunaux. On arriverait ainsi à une dépense de 500,000 fr. de ces deux chefs seulement.
Je conclus de ces observations qu'il y a intérêt pour le gouvernement à entrer en transaction non seulement avec ceux qui ont obtenu les arrêts, mais avec tous les intéressés qui se trouvent dans une position analogue.
D'après tous les faits qui me sont connus, d'après les demandes qui ont été faites près de moi, il y a quelque temps, j'ai la persuasion qu'ils ne réclameront pas du gouvernement les intérêts qui s'élèveraient à une somme de 250 à 300 mille fr. Il est peu probable que la cour de cassation se déjuge ; il est donc vraisemblable que les charges à supporter par le trésor augmenteront au lieu de diminuer. Cela étant, il importe d'examiner mûrement s'il n'est pas de l'intérêt du gouvernement d'accorder aux intéressés les arrérages qu'ils réclament sans intérêts.
M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - Messieurs, la question qui a été soulevée hier, n'est pas neuve. Déjà à trois ou quatre reprises, elle a été traitée dans cette chambre à l'occasion d'arrêts prononcés et que l'on prétendait avoir été rendus par une autorité incompétente ; chaque fois, malgré quelque opposition, la chambre a alloué les fonds qui lui étaient demandés pour satisfaire aux condamnations prononcées.
Messieurs, en agissant ainsi, la chambre aura reconnu que les décisions judiciaires qui étaient intervenues, n'avaient pas porté atteinte à la compétence de la législature ; que, par conséquent, elle ne pouvait, sans sortir des attributions que la Constitution lui confère, s'ingérer dans l'examen du fond de ces décisions portées par un autre pouvoir. En d'autres termes, messieurs, la chambre n'a pas pensé qu'elle se trouvait dans le cas auquel l'honorable M. Dubus faisait allusion, lorsque, dans une séance de 1845, il prononçait les paroles suivantes à l'occasion d'un débat semblable à celui qui est maintenant engagé : « Certes, si un arrêt de compétence des tribunaux pouvait être considéré comme attentatoire à votre compétence, nous ne serions pas tenus de nous incliner devant un semblable arrêt. Si les tribunaux sont juges de leur compétence, nous sommes juges de la nôtre. Nous n'avons pas de loi à recevoir du pouvoir judiciaire. »
Ces paroles résument la question ; d'après les principes émis par l'honorable M. Dubus, et qui n'ont pas été contestés, la chambre doit maintenir sa compétence ; si cette compétence a été méconnue, la chambre ne doit pas respecter l'acte qui y a porté atteinte.
Sauf ce cas, la chambre n'a pas le droit de discuter les arrêts ; elle n'a jamais le droit de les réviser, ni de les réformer ; elle pourrait seulement ne pas s'y arrêter, si la matière sur laquelle l'arrêt est intervenu rentrait dans les attributions du pouvoir législatif.
Si, par exemple, le pouvoir judiciaire avait, par impossible, prononcé par voie réglementaire, s'il avait fait en quelque sorte des lois en décrétant des dépenses à charge du trésor, il est bien évident, messieurs, que ces actes ne pourraient pas lier le pouvoir législatif dont la compétence n'est soumise au contrôle d'aucun autre pouvoir et dont la compétence ne peut pas être diminuée par les décisions du pouvoir judiciaire.
Je pose ces principes généraux, messieurs, sans en faire une application au cas qui nous occupe. Vous remarquerez même que je me suis servi de ces expressions : si les tribunaux, par impossible, sortaient de leurs attributions et usurpaient celles du pouvoir législatif.
Je n'examine pas, messieurs, si, dans l'espèce actuelle, le pouvoir judiciaire était ou n'était pas compétent. La question se débat devant les tribunaux ; le gouvernement soutient les principes qu'il croit devoir soutenir dans l'intérêt général ; mais il ne pense pas devoir les discuter devant la chambre, alors que le pouvoir judiciaire est saisi de la question.
M. Delfosse. - Je demande la parole.
M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - J'espère donc que la chambre, dans cette circonstance, restera fidèle à ses antécédents et qu'elle adoptera l'amendement de mon honorable collègue M. le ministre des finances, en allouant la somme de 6,300 fr. qui est demandée pour satisfaire à l'exécution d'un arrêt passé en force de chose jugée.
Puisque j'ai la parole, messieurs, je demande à la chambre la permission de répondre deux mots à ce qu'a dit, hier, l'honorable M. Dumortier.
Cet honorable membre, en parlant des affaires actuellement pendantes devant la cour de cassation, a dit que la magistrature avait mis le pied dans le parlement. Je pense que c'est là l'expression dont il s'est servi ; il a critiqué en termes assez amers les décisions qui avaient été rendues, en accusant, indirectement du moins, la magistrature de se permettre des usurpations, des envahissements sur les droits du pouvoir législatif.
Messieurs, la magistrature connaît ses devoirs et les remplit dignement. La magistrature n'a aucune de ces idées d'envahissement que lui suppose l'honorable M. Dumortier. Elle examine impartialement les affaires qui lui sont soumises, et lorsqu'elle se croit compétente, elle le déclare sans chercher le moins du monde à usurper les pouvoirs de la chambre. Si la magistrature, au savoir et à l'indépendance de laquelle nous devons tous rendre hommage, émet sur l'interprétation qu'il faut donner aux mots « droits civils » une opinion différente de celle que professe l'honorable M. Dumortier, je ne pense pas que ce soit un motif pour cet honorable membre de supposer aux magistrats qui diffèrent d'opinion avec lui, et encore moins à la magistrature en général, des idées d'envahissement que repoussent, du reste, suffisamment et la sagesse de la magistrature et le sentiment de ses devoirs dont elle est si profondément pénétrée.
Je puis d'ailleurs rassurer complétement l'honorable M. Dumortier quant aux craintes qu'il a exprimées hier. L'honorable membre disait : « Mais la magistrature pourra donc déclarer que tel individu à qui le gouvernement refuse une pension, à droit de l'obtenir, et la chambre serait forcée d'accorder les fonds pour payer cette pension accordée par les tribunaux ! » Eh bien, messieurs, il suffit de lire l'arrêt rendu par la cour d'appel dans l'affaire Coupez pour se convaincre que la magistrature a rendu hommage aux vrais principes, qu'elle s'est scrupuleusement renfermée dans ses attributions, qu'elle a fait la part de chacun des pouvoirs.
« Attendu, est-il dit dans cet arrêt, que si le pouvoir judiciaire ne peut intervenir dans les questions qui ont trait à des pensions ou gratifications à accorder et à leur liquidation, comme étant, d'après l'arrêté du 14 septembre 1814, du domaine exclusif du gouvernement, ce pouvoir est évidemment compétent, lorsque, comme dans l'espèce, il s'agit de réclamer les termes échus d'une gratification déjà accordée à titre de traitement supplémentaire, et conformément à la loi, puisque ces termes échus forment alors pour le titulaire des droits individuels qui lui sont acquis et constituent ainsi dans son chef de véritables droits civils, placés par la loi sous la garantie des tribunaux. »
Ainsi, messieurs, le pouvoir judiciaire lui-même reconnaît dans cet arrêt qu'il ne peut, en aucune manière, intervenir lorsqu'il s'agit d'assurer une pension à un individu, ou d'arrêter le chiffre de cette pension ; mais qu'il est seulement compétent lorsque le pouvoir exécutif, usant de ses attributions, a accordé la pension et que le payement seul est réclamé. On ne peut pas établir d'une manière plus nette et plus claire la distinction entre la compétence du pouvoir judiciaire et la compétence du pouvoir exécutif.
L'honorable M. Dumortier a continuellement argumenté hier des abus possibles, des abus que pourrait entraîner la doctrine contraire à la sienne.
Messieurs, des abus peuvent exister, sans doute ; mais ils peuvent exister dans l'exercice de tous les pouvoirs ; aussi ne peut-on pas argumenter des abus possibles pour enlever des droits certains. Ainsi parce qu'il serait possible que dans certaines circonstances le pouvoir judiciaire se trompât, on ne soutiendra pas qu'il faut enlever à ce pouvoir le droit de prononcer en dernier ressort ; on ne méconnaîtra pas à des décisions semblables l'autorité de la chose jugée. Si le pouvoir judiciaire peut errer, ce n'est pas un motif pour faire naître des abus, des dangers bien plus grands en enlevant à la magistrature l'indépendance et l'autorité dont la Constitution l'a entourée.
La section centrale vous a proposé, messieurs, de déclarer que les arriérés des toelagen, wachtgelden, etc. ne sont pas dus en vertu des traités de 1839 et de 1842.
C'est donc une véritable interprétation du traité que propose la section centrale, et si la chambre croit devoir empêcher le payement des traitements dont il s'agit, elle peut y parvenir à l'aide d'une interprétation législative ; c'est un moyen constitutionnel, puisque la Constitution permet au pouvoir législatif d'interpréter la loi par voie d'autorité.
Quant à l'interprétation des traités spécialement, je ne puis partager l'opinion de l'honorable M. Verhaegen qui a proclamé, à cet égard, l'incompétence de la chambre.
Une loi composée d'un seul article a, il est vrai, approuvé le traité ; mais par cette loi, le traité est devenu une loi de l'Etat, et, par conséquent, sujet à interprétation comme toute autre loi. L'honorable M. Verhaegen reconnaît lui-même que le traité peut être interprété et appliqué par les tribunaux belges ; comment donc alors ne pas reconnaître qu'une loi que les tribunaux peuvent interpréter par voie de doctrine, les chambres peuvent l'interpréter par voie d'autorité ?
Maintenant convient-il d'user de ce droit ? Je ne le pense pas. Cette interprétation pourrait engendrer des inconvénients et des complications, qu'il est sage d'éviter.
J'adhère, de plus, entièrement aux observations qui ont été faites par l'honorable M. Mercier.
(page 122) En effet, messieurs, veuillez remarquer que l'affaire Coupez a été entamée avant le traité, et que ce n'est point dans le traité que les tribunaux ont puise les principaux motifs pour condamner le gouvernement. L'interprétation du traité ne déciderait donc point la question. Il suffit, messieurs, de lire l'arrêt Coupez, et même le dernier arrêt de la cour d'appel, pour se convaincre que les cours se sont fondées sur des principes généraux, qu'elles se sont bornées, quant au traité, à dire qu'il n'empêchait pas l'application de ses principes et qu'ainsi ce n'est pas sur le traité qu'elles se sont fondées pour établir le droit des parties.
Messieurs, la cour de cassation est saisie de l'affaire. Je pense qu'il faut laisser à la justice son libre cours, et attendre l'arrêt à intervenir avec la confiance que doivent inspirer la sagesse et les lumières de la cour suprême.
M. Dumortier. - Certes, messieurs, ce qui s'est dit depuis la séance d'hier est de nature à donner un grand caractère de gravité à la question, et, pour mon compte, je m'en félicite, car je suis heureux que cette question occupe sérieusement notre attention, et que vous puissiez voir jusqu'où elle pourrait nous conduire.
La discussion qui nous occupe, messieurs, peut se diviser en deux questions différentes ; la première est celle de savoir si nous avons le droit d'examiner un jugement par suite duquel une loi est soumise à nos votes ; la seconde est celle de savoir si le jugement dont il s'agit est fondé, oui ou non, s'il y a ou s'il n'y a pas mal jugé.
Avons-nous le droit, messieurs, d'examiner un jugement qui nous est déféré comme dans l'espèce ? Avons-nous le droit d'examiner si nous devons ou non voter la loi qui nous est demandée par suite de ce jugement ? Je crois, messieurs, que cette question est décidée par la Constitution elle-même. En effet, la Constitution porte que les chambres votent les lois. Or, qu'est-ce que voter des lois ? C'est émettre une opinion sur les lois, c'est les accepter, les rejeter ou les amender ; c'est faire, en un mot, ce que chacun, dans sa conscience, croit devoir exprimer ; sans cela le vote des lois ne serait plus un vote. Nous avons donc ici, comme représentant la nation, à examiner la loi qui nous est soumise, et cette loi nous pouvons l'accepter, si elle n'est point contraire à noire conscience ; mais dans le cas contraire, nous devons aussi la rejeter.
Nous sommes donc juges et juges en dernier ressort aussi bien pour la loi dont nous nous occupons en ce moment que pour toutes les autres. S'il en était autrement, la chambre ne serait plus qu'une chambre d'entérinement des arrêts judiciaires. Ce n'est point un arrêt que nous avons à voter, c'est une loi ; et pour que l'indépendance parlementaire reste dans toute sa force, pour que le mandat de député demeure une vérité, nous devons pouvoir examiner si l'intérêt de la chose publique, si des motifs de haute politique nous ordonnent d'adopter ou de rejeter la loi.
Je sais qu'on va me répondre : « Mais la position que vous prenez peut devenir excessivement dangereuse ; elle peut faire naître de grands embarras dans le pays.» Dès l'abord, messieurs, j'expliquerai toute ma manière de voir sur le fond de la question. Je pense que toutes les fois que l'Etat fait un acte de citoyen, il doit se soumettre, pour ce qui est relatif à cet acte, aux arrêts des tribunaux. Ainsi, lorsque l'Etat fait une adjudication de fournitures, lorsqu'il adjuge des livraisons de fourrages, lorsqu'il achète des billes pour le chemin de fer, de la houille ou du bois pour le chemin de fer, des vivres pour l'armée, lorsqu'il y a des expropriations de terrains pour la construction d'une voie de communication ; toutes les fois, en un mot, que l'Etat pose un acte civil, alors je reconnais que pour les contestations relatives à cet acte, le jugement des tribunaux doit ressortir son plein et entier effet, qu'alors nous devons respect et respect absolu à la chose jugée. Mais si l'Etat pose un acte politique, et que les tribunaux viennent apprécier cet acte d'une autre manière que nous l'avons apprécié nous-mêmes, s'ils viennent se mettre à cet égard en opposition formelle avec les décisions de la représentation nationale, évidemment alors nous avons le droit d'examiner, de discuter les arrêts des tribunaux en discutant les projets de loi que l'on vous présente à la suite de ces arrêts. C'est là, messieurs, ce qui se passe dans l'espèce.
Pendant neuf années successives la chambre a décidé qu'elle rejetait les demandes d'allocations pour traitements d'attente toelagen, etc. ; pendant ces neuf années la chambre s'est bornée à accorder un subside pour donner des secours aux plus nécessiteux d'entre les réclamants.
Eh bien ! la chambre a fait un acte de souveraineté nationale en repoussant ces demandes d'allocation, et cet acte de souveraineté nationale a reçu l'assentiment des deux autres branches du pouvoir législatif et est devenu une loi de l'Etat. Malgré cela, on est venu saisir les tribunaux, de la question, et les tribunaux, sans respecter le vote de la chambre, vote qui avait été exprimé à neuf reprises différentes, les tribunaux sans respecter les lois qui s'en étaient suivies, ont condamné l'Etat ; ils ont condamné la.chambre à voter ce qu'elle avait refusé de voter.
En effet, messieurs, l'arrêt dont il s'agit n'est autre chose que cette formule :
« Attendu que pendant 9 années la chambre a refusé de payer les toelagen, la cour condamne la chambre à les voter avec les intérêts. »
Voilà tout le jugement, ce n'est pas autre chose.
Maintenant, messieurs, on parlera d'envahissement, on viendra dire que la chambre empiété sur le pouvoir judiciaire ! Personne, messieurs, ne porte un plus profond respect que moi au pouvoir judiciaire, mais personne aussi ne désire plus que moi que ce pouvoir se renferme dans ses attributions.
Tout notre ordre politique, messieurs, repose sur la division des pouvoirs. Otez la division des pouvoirs, et vous n'avez plus que confusion dans l'Etat. SI le pouvoir législatif venait empiéter sur les attributions du pouvoir judiciaire, si le pouvoir législatif se permettait de porter des arrêts, il y aurait un trouble, un perturbation immense dans la société. Mais aussi lorsque le pouvoir judiciaire empiète sur les prérogatives du pouvoir législatif, cet envahissement est bien plus dangereux encore, car, messieurs, lorsque le gouvernement se permet des abus d'autorité, lorsque les chambres oublient leur mandat, il reste toujours l'appel à l'opinion publique. Si le gouvernement manque à ses devoirs, la chambre est là pour l'y faire rentrer ; et si nous manquons à notre mandat, le peuple est là pour nous le rappeler, et les élections sont un remède au mal. Mais quand l'autorité judiciaire sort de ses attributions, lorsqu'elle envahit le domaine du pouvoir législatif, que ferez-vous, je le demande, vis-à-vis d'un pouvoir inamovible et irresponsable ? Comment mettrez-vous des bornes aux envahissements de ce pouvoir s'il agit de la sorte et si vous n'avez pas le droit d'examiner ses actes ? C'est ce droit, messieurs, que j'invoque en ce moment, et j'adjure la chambre de réfléchir aux conséquences du vote que nous allons avoir à émettre.
Remarquez bien, messieurs, que cette question est d'une immense gravité ; je ne pense pas que de toute la session actuelle, nous ayons à discuter une question aussi grave que celle qui nous occupe.
D'après l'amendement de M. le ministre des finances, il semblerait qu'il s'agit seulement d'une somme de 9,000 francs ; certainement, c'est peu de chose. Mais, messieurs, si vous consacrez le principe posé par la cour de cassation, ce ne sera pas 9,000 francs, mais au-delà d'un million que vous aurez à payer. Vous aurez de plus posé le principe éminemment dangereux de l'intervention du pouvoir judiciaire dans toutes les affaires analogues.
On a parlé tout à l'heure du traité ; l'honorable M. Verhaegen et, après lui, l'honorable M. Jonet sont venus dire à la chambre : « Vous êtes une des parties contractantes dans le traité des 24 articles, et dès lors vous ne pouvez point interpréter ce traité, vous ne pouvez être juges de vos propres actes, vous ne pouvez interpréter à vous seuls un traité conclu entre vous et le roi Guillaume, entre vous et les cinq puissances. »
Mais, messieurs, ces honorables membres ont ajouté, et je ne sais vraiment où ils ont été chercher cette conséquence, ils ont ajouté que les tribunaux belges pouvaient, eux, interpréter le traité. Je voudrais bien savoir comment cette conséquence s'accorde avec la prémisse. Je dis, moi, que vous êtes juges, messieurs, de toutes les questions que peut soulever l'application du traité des vingt-quatre articles, et à cet égard je partage entièrement l'opinion de M. le ministre de la justice.
Mais où iriez-vous avec la doctrine contrains ? Le traité des 24 articles porte que, moyennant le payement d'une somme de 5 millions de renie, la Belgique se trouve déchargée de toute délie envers le royaume des Pays-Bas ; c'est là aujourd'hui notre droit public en matière de dettes de la communauté. A la suite de cette stipulation une liquidation est intervenue, et dans cette liquidation vous avez pris à votre charge certaines dettes arriérées que le Roi Guillaume n'avait point payées ; mais comment cette liquidation a-t-elle été effectuée ? Elle a été faite par une commission qui a admis les prétentions de certains créanciers et qui a rejeté celles de plusieurs autres. Eh bien, messieurs, si toutes ces questions étaient du ressort des tribunaux, tous les créanciers évincés par la commission de liquidation viendraient intenter un procès à l'Etat ; les tribunaux pourraient se déclarer compétents pour ces questions politiques, condamner l'Etat ; et vous, messieurs, vous n'auriez plus qu’à voter les fonds nécessaires pour exécuter les jugements, c'est-à-dire que vous auriez peut-être à porter de ce chef au budget une somme de 23 ou 30 millions.....
M. Savart-Martel. - Il y a déjà des demandes.
M. Dumortier. - L'observation de l'honorable M. Savart est d'accord avec, ce que j'avais entendu dire tout à l'heure au banc des ministres.
Voilà donc, messieurs, ce qui résulterait de ces envahissements du pouvoir judiciaire sur les attributions du pouvoir législatif. Ces envahissements, il ne nous est pas permis de les tolérer ; nous devons à nos successeurs de leur de leur transmettre intact le dépôt des prérogatives parlementaires et je suis vraiment affliger M. le ministre de la justice comprendre assez peu les devoirs du gouvernement, pour ne pas opposer une barrière au pouvoir dont il est le chef suprême, alors que ce pouvoir sort des limites qui lui sont assignées par la Constitution.
Je suis, messieurs, le premier à déclarer qu'il serait dangereux de prétendre que la chambre peut toujours écarter les arrêts des tribunaux ; mais il serait plus dangereux encore de dire que la chambre doit toujours se soumettre aux arrêts des tribunaux, qu'elle doit, en toute circonstance, voter sans examen les fonds qui lui sont demandés pour satisfaire à des condamnations judiciaires. C’est là une doctrine que je repousse de toutes mes forces et que je ne cesserai de combattre.
Quant à l'arrêt dont il s'agit en ce moment, ce qu'il a d'inconcevable tombe sous le bon sens le plus vulgaire. Voyez, messieurs, ce qu'il porte :
Je prie la chambre de faire attention au texte de l'arrêt de la cour suprême :
« Attendu que, par arrêté du 3 janvier 1827, l'ancien roi des Pays-Bas a accordé à l'auteur des défendeurs, agent du caissier général du royaume, une gratification de 500 florins des Pays-Bas, et ce pour l'année 1827 et les années suivantes, et aussi longtemps que le gratifié resterait dans la même position ; »
L'arrêt ajoute plus loin :
« Ce pouvoir est évidemment compétent lorsque, comme dans l'espèce, il s'agit de réclamer les termes échus d'une gratification déjà accordée à titre de traitement supplémentaire et conformément à la loi, puisque ces termes échus forment alors, pour le titulaire, des droits individuels qui (page 123) lui sont acquis et constituent ainsi, dans son chef, de véritables droits civils. »
Mais qu'est-ce donc qu'une gratification ? Une gratification constitue-t-elle un droit pour celui qui l'obtient ? Je rencontre un pauvre dans la rue, je lui fais l'aumône ; c'est une gratification ; le pauvre pourra-t-il demain venir me dire : « Hier vous m'avez fait une gratification, aujourd'hui j'ai un droit acquis sur votre bourse ? »
Voilà, messieurs, la singulière manière dont raisonne et juge la cour suprême ; le dernier paysan ne raisonnerait pas ainsi.
Messieurs, je regrette amèrement de devoir faire ces observations, mais je les présente, en acquit de mes devoirs. La question qui s'agite devant vous est tellement grave, que nous devons nécessairement examiner toutes les conséquences du système dans lequel on veut pousser la chambre. Cette tâche pour moi est désagréable sans doute, il serait bien plus commode de garder le silence, on ne se créerait pas une foule d'adversaires ; mais cette considération ne doit pas nous arrêter, nous devons accomplir notre devoir, quelque pénible qu'il puisse être.
Voyez, messieurs, les conséquences fâcheuses qui peuvent découler du système que je combats. J'ai prouvé que la cour n'est pas juge des traités ; mais j'admets un moment avec les honorables MM. Verhaegen et Jonet que la cour est juge des traités ; eh bien, même dans l'hypothèse de mes honorables collègues, que résulterait-il du traité du 19 avril 1839 ? Il en résulterait tout au plus qu'il y aurait des droits acquis, à partir de la date du traité. Et l'on vous condamne pour des faits antérieurs au traité ! Où sont donc encore une fois les droits acquis ?
Ainsi, dans l'hypothèse même de mes honorables adversaires, il y aurait encore mal jugé, parce que les droits acquis ne pourraient prendre leur source que dans le traité lui-même, et n'auraient cours qu'à partir de la date de ce traité ; les droits acquis ne pourraient pas rétroagir. Et cependant, on vous force de voter neuf années de traitement, avec les intérêts, et tout cela pour une époque antérieure au traité du 19 avril 1839 ; c'est-à-dire qu'on donne au traité un effet rétroactif.
Ainsi, le traité à la main, et en me plaçant sur le terrain de mes honorables adversaires, je suis encore fondé à dire qu'il y a eu mal jugé, parce qu'il y a rétroactivité.
Messieurs, on ne veut pas que la chambre examine les questions de compétence. « La chambre, dit-on, n'a pas le droit d'examiner l'arrêt ; respectez la chose jugée, ne portez pas atteinte au pouvoir judiciaire, soumettez-vous, humiliez-vous et votez. »
Mais, messieurs, je le demanderai à mes honorables adversaires : Qui est-ce qui règle les questions de compétence ? Mais ce sont les chambres elles-mêmes ; ces questions ne peuvent être réglées que par le pouvoir législatif ; c'est ce pouvoir qui détermine d'une manière précise les attributions de chacun des corps judiciaires. Et pourquoi voulez-vous alors que ce même pouvoir qui règle et qui peut modifier, comme il lui plaît, la compétence des divers corps judiciaires, ne puisse pas examiner si ces corps restent dans les limites de leur compétence respective ? Pourquoi voulez-vous vous opposer à ce que ce pouvoir examine s'il n'y a pas eu empiétement sur ses propres attributions dans l'arrêt qui vous est dénoncé ? Mais par le fait seul que les chambres règlent la compétence des juges, elles sont aptes à apprécier les arrêts rendus par chaque cour, dans l'ordre de cette compétence, lorsque ces arrêts appellent un vote de leur part.
En effet, ouvrez le code de commerce, et vous verrez qu'on y règle la compétence des tribunaux de commerce ; ouvrez la loi d'organisation judiciaire du mois d'août 1832, ouvrez la loi de la compétence que vous avez votée en 1840 ; vous verrez que la compétence des juges de paix, par exemple, va jusqu'à telle somme, que celle des tribunaux de première instance va jusqu'à telle autre somme. Il est donc vrai de dire que la compétence des cours et tribunaux est réglée par le pouvoir législatif. Comment n'auriez-vous pas dès lors le droit de vous enquérir si les tribunaux ne sont pas sortis des limites que vous avez assignées à leur compétence ? Or, il y a ici une question immense de compétence, c'est celle de savoir si les tribunaux peuvent empiéter sur le domaine du pouvoir législatif. Remarquez-le, messieurs, ce n'est pas la chambre qui empiète ici sur le pouvoir judiciaire, c'est le pouvoir judiciaire qui empiète sur le pouvoir législatif ; l'envahissement n'est pas de notre côté, il est du côté des cours qui veulent réformer ce que nous avons décidé à neuf reprises différentes.
Mais si le pouvoir judiciaire est compétent pour venir ordonner à la chambre de voter des subsides pour le payement des toelagen, le pouvoir législatif ne serait plus compétent pour rejeter les subsides qui lui seraient demandés dans ce but. Or, qui oserait dire que lorsqu'un ministre demande une semblable allocation dans le budget, nous n'avons pas le droit de la refuser, comme nous avons celui de l'accorder ? Ces actes ne sont donc pas de la compétence des tribunaux ; ce n'est que par un abus qu'ils arrivent à leur connaissance.
Mais, dit-on, s'il s'agissait du taux d'un traitement, les tribunaux ne seraient pas compétents ; ils le sont, lorsqu'il s'agit des termes échus d'une pension liquidée.
Je ferai d'abord remarquer à la chambre qu'il ne s'agit pas ici de pension ; il s'agit exclusivement de gratifications, et rien que de gratifications : l'arrêt même de la cour le reconnaît. Ainsi, il n'y a pas de pension dans l'espèce à juger. Mais quand il s'agirait même de pension, je demanderais de quel droit les cours viendraient ordonner au gouvernement de liquider une pension. Si elles sont investies du droit d'ordonner la liquidation d'une pension, elles pourront s'investir également du droit de faire liquider des traitements.
Je suppose que demain la misère publique nous force à réduire telle ou telle catégorie de traitements ; il suffira, pour mettre à néant notre décision, qu'un des intéressés s'avise d'attraire le gouvernement devant les tribunaux, et le fasse condamner à payer l'intégralité du traitement. Voilà une des conséquences du système où l'on veut que la chambre s'engage !
Oui, si dans la circonstance calamiteuse crue je viens de supposer, nous étions forcés de diminuer les appointements des membres de l'ordre judiciaire, par exemple, l'ordre judiciaire pourrait porter un arrêt ordonnant au gouvernement de payer intégralement les traitements des membres de la magistrature. Je le répète, c'est une conséquence du système d'humiliation absolue que l'on préconise devant nous.
Je dis que lorsque des arrêts rendus sortent des attributions directes du pouvoir judiciaire, c'est à nous d'examiner et d'y porter remède ; par cela seul que nous avons à voter une dépense, nous ne devons pas la voter quand même ; nous avons le droit, et c'est un devoir pour nous d'apprécier les motifs de cette dépense ; nous devons nous prononcer selon notre conscience, et nous ne devons pas admettre cette doctrine, que parce qu'un arrêt est rendu, nous sommes nécessairement obligés de donner sans examen un vote affirmatif.
Voici encore une conséquence de l'arrêt qui vous est dénoncé et du système qu'il accuse.
Supposez que demain la Hollande ordonne la fermeture de l'Escaut, et que, par mesure de représaille, la Belgique déclare qu'elle ne payera pas la partie de la dette, qui n'est pas convertie. De quel spectacle serons-nous les témoins ? On verra le roi Guillaume II venir attaquer le Roi Léopold Ier devant les tribunaux de Bruxelles ; et ceux-ci, rendant un arrêt au nom de Léopold Ier, contraindre le Roi Léopold Ier à payer la dette au roi Guillaume II. Cela paraît exorbitant ; mais on en viendrait là avec le système défendu par mes honorables adversaires.
Il faut bien le dire, c'est le bouleversement total de l'ordre qui nous régit. La chambre ne peut donc pas consacrer un pareil système. Que chacun reste dans ses attributions, et tout n'en ira que mieux ; que les tribunaux connaissent du mien et du tien, qu'ils condamnent même l'Etat, quand il s'agit simplement de droits civils dérivant d'actes civils, je le conçois et je m'incline devant les décisions de la justice ; mais quand les tribunaux interviennent dans les questions politiques, quand ils veulent venir prendre pied dans la chambre, c'est une tentative que nous devons repousser, et pour ma part, je ne pourrais jamais consentir à un pareil empiétement ; je croirais abdiquer mon mandat de député, si j'acceptais jamais une semblable humiliation.
Mais, messieurs, voyez combien il y a de scandales dans l'espèce. Certains fonctionnaires publics, largement rétribués par l'Etat, viennent attaquer l'Etat pour obtenir un supplément de traitement, un véritable cumul que la Constitution a condamné, que la chambre a repoussé !
Je ne conçois pas comment, le jour même où une pareille action a été intentée, M. le ministre des finances n'a pas destitué ceux des fonctionnaires publics qui se conduisaient de la sorte. Si j'avais eu l'honneur d'être, dans une pareille circonstance, à la tête du département des finances, je vous le déclare franchement, je n'aurais pas hésité à faire révoquer à l'instant même tous les fonctionnaires publics qui auraient attrait l'Etat devant les tribunaux.
Comment ! un fonctionnaire public venir attaquer l'Etat, et cela pour un cumul ! Mais c'est une véritable monstruosité. Dans aucun autre pays, on ne verrait un abus semblable ; comme on ne verrait non plus dans aucun autre pays constitutionnel, le pouvoir judiciaire envahir le domaine du pouvoir législatif. En Angleterre et en France, on ne souffrirait pas un pareil empiétement.
Messieurs, tous nous devons respecter et nous respectons les décisions de la justice, quand elles sont rendues dans les limites assignées à la compétence de l'ordre judiciaire ; mais nous ne devons pas non plus oublier que nous sommes ici les mandataires du peuple, les représentants de la nation de laquelle émane l'ordre judiciaire lui-même, car la Constitution porte que les chambres représentent la nation. Si vous permettez à l'ordre judiciaire d'empiéter sur le pouvoir législatif, vous amenez par là une anarchie totale dans l'Etat, et c'est ce qu'avant tout vous devez éviter.
M. Orts. - Messieurs, l'honorable M. Dumortier, pour établir l'opinion qu'il soutient, a dit, entre autres, qu'il s'agit ici d'un droit politique. Je ne partage pas, à cet égard, son opinion, mais je suis d'accord avec mon honorable collègue sur un point : c'est que le premier devoir de la chambre est d'éviter la confusion des pouvoirs, tels qu'ils sont établis par la Constitution. Le titre III s'occupe de la détermination des pouvoirs ; ils sont au nombre de trois, le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire ; les attributions du pouvoir judiciaire sont parfaitement définies par les articles 92 et 93. L'article 92 fait rentrer positivement dans les attributions du pouvoir judiciaire tous les droits civils indistinctement. L'article 93 y fait également rentrer les droits politiques, sauf les exceptions établies par la loi.
Ainsi respect à la règle, mais respect aussi à l'exception. Je demanderai à l'honorable membre qui, hier, a établi cette distinction en prétendant qu'il s'agissait ici d'un droit politique, quelle est la loi qui, faisant exception aux principes de l'article 93, a déclaré qu'une demande d'un citoyen, non, pas aux fins de faire liquider une pension, ni de faire décider si une pension sera accordée, mais de faire déclarer qu'il est possesseur d'un titre collatif d'une pension, et qui demande purement et simplement, que le droit individuel que lui accorde ce titre soit respecté, n'est pas du ressort des tribunaux ?
Je suis parfaitement d'accord avec ce qu'a dit M. le ministre de la justice, en s'appuyant sur l'un des motifs de la cour de cassation dans l'affaire Coupez ; quand il s'agit de faire liquider une pension, l'autorité judiciaire est (page 124) incompétente ; mais, une fois qu'une pension a été concédée par l'autorité compétente et en vertu d'une disposition légale et qu'on refuse à un titre, qui la confère, son exécution, son effet, n'est-ce pas alors d'un droit civil qu'il s'agit ? Mais dût-on y voir un droit politique, ce que je dénie, qui dirait que l'appréciation de ce droit est enlevée à l'autorité judiciaire ? Personne. Je pose ce dilemme ; c'est un droit civil ou c'est un droit politique. Si c'est un droit civil, il appartient, sans exceptions, aux attributions des tribunaux, article 92 ; si c'est un droit politique il leur appartient encore, en vertu de l'article 93, car la connaissance de ce droit, qui consiste à réclamer une pension, en vertu d'un titre légal et régulier, n'est enlevée au pouvoir judiciaire par aucune loi.
Il y a encore une distinction à faire ; elle a été indiquée déjà par deux orateurs ; c'est qu'il s'agit ici moins du traité des 24 articles que de l'effet de l'arrêté-loi de 1814, combiné avec l'usage qu'a fait le roi des Pays-Bas en 1827 de la prérogative que lui conférait cet arrêté-loi, d'accorder ce qu'on a appelé une gratification. Mais ne nous y trompons pas, messieurs, il ne s'agit pas d'une pure gratification, mais bien d'une gratification à titre de supplément de traitement ; c'était là une véritable toelage.
On a élevé des doutes sur les effets de l'arrêté-loi de 1814. Il est impossible, en le combinant avec la loi fondamentale, de douter un seul instant que, non seulement les dispositions générales, mais encore l'article final 17 aient conservé leur entier effet, jusqu'au 4 août 1832. Quand l'arrêté du 14 septembre 1814 vit le jour, le roi Guillaume était prince souverain des Pays-Bas, investi dès lors du pouvoir législatif. L'article 17 de cet arrêté, conçu dans des termes excessivement larges lui conférant un pouvoir immense, portait : « Nous nous réservons des exceptions à ce qui est statué par le présent règlement, dans les cas extraordinaires où des services éminents ou d'autres causes pourraient nous engager à donner des marques particulières de notre bienveillance. »
La loi fondamentale des Pays-Bas a-t-elle fait disparaître ce pouvoir qu'accordait au Roi l'article 17 de l'arrêté-loi du 14 septembre 1814 ?
Messieurs, un coup d'œil sur la loi fondamentale vous convaincra qu'il n'en est rien. L'article 61 delà loi fondamentale, traitant des pouvoirs du Roi, portait : « Le Roi a la direction suprême des finances, il règle et fixe les traitements des collèges et des fonctionnaires. »
Au chapitre 7 qui règle tout ce qui concerne les finances, vous ne trouverez rien de semblable à la disposition si sage, si constitutionnelle qui a été consacrée par l'article 114 de notre pacte fondamental, portant :« Qu'aucune pension, qu'aucune gratification à la charge du trésor public ne peut être accordée qu'en vertu d'une loi. »
Jusqu'à l'émanation de notre Constitution, l'arrêté-loi, et par conséquent l'article 17, comme tous les autres, a conservé force et vigueur. Cela est tellement vrai, que quand, le 4 août 1832, vous vous êtes occupés de l'organisation de l'ordre judiciaire, vous avez statué que les pensions de l'ordre judiciaire pour ceux qui auraient droit à la retraite, seraient liquidées en vertu de l'arrêté du 14 septembre 1814, et vous avez cru devoir, par une disposition toute spéciale, abroger l'article 17 de l'arrêté-loi du 14 septembre 1814.
L'article 9 de la loi du 4 août 1832 porte en termes : « Néanmoins, l'article 17 de cet arrêté est abrogé. » S'il avait été abrogé antérieurement, on ne l'aurait pas dit dans la loi du 4 août 1832.
Maintenant, dans quelle position se trouvaient Coupez et tous ceux qui réclament comme lui ? Ils venaient devant la justice, avec un titre, l'arrêté du roi Guillaume, qui leur accordait, comme il pouvait le leur accorder très complétement, une gratification à titre de supplément de traitement. Un pareil titre est-il collatif d'un droit civil ? Evidemment oui. Mais, dit-on, le traité des 24 articles statue que, pour l'avenir seulement, ces toelagen ou gratifications, à titre d'indemnité, seront payés par la Belgique. Ce n'est pas pour l'avenir que les réclamants se présentent en justice, c'est pour le temps qui s'est écoulé depuis que le gouvernement des Pays-Bas a cessé d'exercer le pouvoir en Belgique, jusqu'à l'émanation du traité, que ces citoyens sont venus demander à la justice de donner exécution à un titre collatif de pensions.
Il me paraît qu'en combinant ces différents principes puisés dans l'arrêté-loi, la législation des Pays-Bas, la Constitution et le traité des 24 articles, en se reportant à l'époque de la demande et en considérant quels droits elle embrasse, il est impossible de ne pas voir là un objet de la compétence des tribunaux. Si les tribunaux sont compétents, force doit rester à leurs arrêts ; sans cela, il eût été inutile d'écrire dans l'article 92 de la Constitution que toutes les contestations qui ont pour objet des droits civils, sont exclusivement du ressort des tribunaux.
On dit qu'alors la chambre ne serait plus que chargée de l'enregistrement des arrêts.
Je rétorquerai l'argument : si les décisions des tribunaux, passées en force de chose jugée, ne sont pas exécutées, il n'y aura plus de pouvoir judiciaire en Belgique.
Je proteste de la manière la plus formelle contre toute espèce de doctrine qui pourrait amener le pouvoir législatif à s'immiscer dans les attributions du pouvoir judiciaire ; de même que je regarderai comme une véritable calamité constitutionnelle tout acte par lequel le pouvoir judiciaire se permettrait de statuer sur des matières qui ne sont pas de sa compétence.
M. Delfosse. - J'adhère entièrement à la doctrine que M. le ministre de la justice a émise tout à l'heure. Je crois, comme lui, que nous sommes liés par les décisions des tribunaux, que nous devons nous incliner devant elles quand les tribunaux ont agi dans les limites de leur compétence. Si nous refusions de nous soumettre à des décisions prises par les tribunaux dans les limites de leur compétence, nous porterions atteinte à l'indépendance du pouvoir judiciaire, nous violerions la Constitution.
Mais si les tribunaux avaient agi en dehors des limites de leur compétence, s'ils en avaient dépassé les bornes, notre devoir serait de ne tenir aucun compte de leurs décisions, dans les résolutions que nous serions appelés à prendre. En refusant, dans ce cas, d'exécuter les décisions du pouvoir judiciaire, nous ne porterions aucune atteinte à l'indépendance de ce pouvoir, nous nous bornerions à faire respecter la nôtre.
Je suis, je le répète, d'accord avec M. le ministre de la justice : si les tribunaux étaient compétents pour décider les questions qui sont l'objet du débat actuel, nous devons nous soumettre à l'arrêt de la cour de cassation en faveur des héritiers Coupez. Mais, je ne sais comment M. le ministre de la justice peut concilier sa doctrine sur les droits et les devoirs respectifs des deux pouvoirs avec la marche que M. le ministre des finances veut suivre.
M. le ministre des finances nous propose de payer les héritiers Coupez. Pourquoi ? Parce qu'il y a un arrêt en leur faveur. Si M. le ministre des finances admet la doctrine de M. le ministre de la justice, il ne doit nous faire cette proposition qu'autant que l'arrêt a été rendu dans les limites de la compétence du pouvoir judiciaire.
Si telle est l'opinion de M. le ministre des finances, je lui demanderai pourquoi son prédécesseur a soutenu devant la cour de cassation l'incompétence des tribunaux et pourquoi il se propose lui-même de la soutenir dans les affaires analogues dont la cour de cassation est saisie.
De deux choses l'une : ou M. le ministre des finances est d'avis que les tribunaux sont incompétents, et alors, d'après la doctrine de M. le ministre de la justice, il ne doit pas nous proposer de payer les héritiers Coupez ; ou bien il pense que les tribunaux sont compétents, et alors il doit renoncer à la fin de non-recevoir tirée de l'incompétence des tribunaux ; il faut que le gouvernement soit conséquent, il ne faut pas qu'il vienne nous faire ici une proposition fondée sur la compétence des tribunaux, pendant qu'il nierait ailleurs cette compétence ; le gouvernement doit avoir partout la même opinion et le même langage. Si les tribunaux sont compétents, payons les héritiers Coupez, mais alors n'opposons pas une fin de non-recevoir à ceux qui se présentent avec les mêmes titres.
Les tribunaux sont-ils compétents ? C'est là une question très grave que je laisserai à de plus savants que moi le soin d'examiner.
Je n'ai demandé la parole que pour vous soumettre quelques doutes qui me paraissent pouvoir être résolus indépendamment de la décision des tribunaux.
D'après le traité de 1839, nous sommes tenus de payer à l’avenir les traitements d'attente ; s'il en est ainsi, n'est-ce pas parce que la Belgique et la Hollande ont reconnu que la justice ou l'équité exige que ces traitements soient acquittés, et peut-on concevoir que ce qui est juste on équitable pour l'avenir ne le serait pas pour les années antérieures au traité ?
Cette disposition du traité de 1839, remarquez-le bien, messieurs, n'est que la reproduction littérale d'une disposition du traité de 1831.
Si le traité de 1831 avait été ratifié à l'époque où il a été fait, les traitements d'attente auraient dû être payés à partir de cette époque. Pourquoi la ratification de ce traité a-t-elle été retardée ? C'est par suite de dissentiments qui ont éclaté entre la Hollande et la Belgique. Est-ce que les particuliers doivent souffrir de ces dissentiments et du retard qui en a été la suite ?
Est-ce que les dissentiments portaient sur la disposition du traité relative aux traitements d'attente ?
Non ; c'est là un point sur lequel on était d'accord en 1831, et sur lequel on n'a pas cessé d'être d'accord depuis ; ce n'est pas cette disposition qui a empêché les deux parties de s'entendre ; pourquoi donc refuserait-on de payer les traitements d'attente à partir de 1831. Si l'on peut nier le droit rigoureux, ne doit-on pas au moins convenir que l'équité milite en faveur du payement ? Voilà, messieurs, les doutes que je voulais vous soumettre.
L'honorable M. Dumortier a présenté tantôt une objection qui ne manque pas de gravité ; l'honorable membre nous a parlé de fonctionnaires qui perçoivent des traitements très élevés, et qui néanmoins ont intenté une action judiciaire du chef des traitements d'attente dont ils se prétendent créanciers envers l'Etat. Je conviens avec l'honorable membre qu'il peut y avoir quelque chose de répréhensible dans cette conduite, et qu'il y aura peut-être lieu de prendre quelque mesure pour contenir des prétentions qui seraient exagérées ; mais la conduite répréhensible, scandaleuse, si l'on veut, de quelques fonctionnaires n'est pas une raison pour qu'on ne tienne aucun compte, envers d'autres personnes, des motifs d'équité que j'ai fait valoir.
Je me joins à l'honorable M. Dumortier pour demander la répression des abus ; s'il y eu a, que l'on se montre sévère envers ceux des réclamants qui jouissent de traitements élevés ; que l'on s'en tienne, à leur égard, à la rigueur du droit, j'y consens ; ce n'est pas pour ceux-là que j'ai pris la parole.
Je pense, en résumé, qu'il n'y a pas lieu d'admettre l'amendement présenté par M. le ministre des finances ; de deux choses l'une ; il faut ou ajourner toutes les réclamations, même celle des héritiers Coupez, ou prendre une résolution fondée sur les considérations d'équité que j'ai fait valoir.
La chambre voudra peut-être attendre que la cour de cassation se soit prononcée sur les affaires dont elle est encore saisie ; le gouvernement ferait bien, dans ce cas, de se mettre en rapport avec les intéressés, pour les mener à une transaction raisonnable. Il devrait surtout faire sentir à ceux des réclamants, qui jouissent d'un traitement élevé à charge du trésor (page 125) public, qu'ils doivent à la position qu'ils occupent de se montrer modérés dans leurs prétentions.
M. Dolez. - Je n'ai pas l'intention d'examiner la légitimité des droits des titulaires des traitements d'attente et autres de même nature ; ayant pris part à la discussion de cette question devant les cours d'appel et de cassation, en qualité d'avocat, je désire respecter à cet égard, dans cette chambre, une réserve que vous comprendrez tous. Je me bornerai seulement à deux observations de fait qu'il importe de signaler à la chambre, afin que les éléments de son examen soient complets et exacts.
La première consiste dans le silence gardé par le rapporteur de la section centrale, qui, pourtant, s'est livré à un long travail, sur l'un des documents les plus importants, j'allais dire sur le document le plus décisif pour la légitimité des traitements d'attente et autres.
On a longuement discuté la question de savoir si l'article 17 de l'arrêté de 1814 avait été abrogé par la loi fondamentale de 1815. Eh bien, cette question était complétement oiseuse, puisqu'il existe une loi du 5 juin 1824, qui autorise le roi Guillaume à accorder des traitements de la nature de ceux dont il s'agit ici. En conséquence l'arrêté de 1814 fût-il écarté, la position des réclamants serait encore légitimée par une loi positive postérieure à la loi de 1815. La chambre reconnaîtra que c'est là un fait nouveau que j'apporte dans cette discussion et qu'il importait qu'elle ne l'ignorât point.
« Ayant pris en considération que plusieurs changements et simplifications introduites dans les différentes branches de l'administration publique, ainsi que d'autres mesures à prendre dans le même but, donnent lieu à des diminutions dans le nombre de fonctionnaires publics et à des économies considérables, qui auront une influence favorable sur le montant annuel des dépenses de l'Etat ;
« Que, cependant, l'équité réclame qu'il soit pourvu au sort des employés qui souffrent par lesdites mesures d'économie, en leur accordant des pensions, des traitements personnels, temporaires ou de non-activité ; le tout proportionnellement à leurs litres ;
« Que si ces pensions et traitements personnels et temporaires ou de non-activité devaient être payés sur les fonds du budget général de l'Etat, et, par conséquent, sur le produit des contributions, l'effet des mesures d'économie ne se ferait sentir que partiellement, et la pleine jouissance des avantages qui en résultent pourrait être retardée pendant un temps assez considérable.
« Que, pour obtenir un dégrèvement immédiat du budget, lesdites pensions et traitements personnels et temporaires ou de non-activité pourront être portés à la charge du syndicat d'amortissement, ainsi que cela a déjà eu lieu à l'égard des pensions extraordinaires, des rentes viagères et des autres payements d'origine antérieure, qui s'éteignent successivement.
« (…) Art. 1er. A commencer du 1er janvier 1825, le syndicat d'amortissement devra tous les six mois, au 1er janvier et au 1er juillet, mettre le trésor à même de faire le payement des nouvelles pensions extraordinaires, des traitements personnels, temporaires ou de non-activité et autres dépenses qui s'éteignent successivement, résultant des mesures d'économie, suppressions de places, et autres arrangements pris et à prendre dans l'intérêt de l'Etat, jusqu'à l'extinction finale de toutes les pensions, traitements personnels, temporaires et autres dépenses dont le maximum est fixé à fl. 900,000.»
Ainsi, vous venez de l'entendre, l'arrêté-loi de 1814 eût-il été abrogé par la loi de 1815 (ce que pour mon compte, je ne puis admettre), le roi Guillaume eût trouvé dans la loi de 1824 un pouvoir nouveau à l'effet d'accorder des traitements d'attente, des suppléments de traitement de la nature de ceux dont il s'agit ici.
C'est justement en vue des suppléments de traitement accordés au moment où la Société générale est devenue caissier de l'Etat qu'a été portée la loi dont je viens de donner lecture.
Un autre fait que je demande à la chambre la permission de rectifier, c'est qu'il n'est pas exact que la réclamation des ayants droit ait été repoussée chaque année dans cette chambre. Toujours les droits ont été réservés. Jamais la question n'a été décidée.
L'attitude toute de réserve prise par la chambre était d'ailleurs motivée par deux considérations qui devaient agir nécessairement sur elle, 1° la question diplomatique engagée avec la Hollande ; 2° la révision imminente de la loi des pensions.
Quant à la première considération, elle était digne de l'attention de la chambre ; elle devait lui imposer une grande réserve, puisqu'il s'agissait de savoir qui devrait supporter ces espèces de pensions.
Quant à la seconde, l'affinité qui existe entre les traitements d'attente, les suppléments de traitement et les pensions lui donnait un caractère très plausible.
La chambre s'est abstenue de voter les crédits, mais jamais un acte législatif n'en a proscrit le principe.
C'est donc à tort que l'honorable député de Tournay vous a dit que les 1 tribunaux méprisaient les lois votées par la chambre, et que nous pouvions ; à notre tour mépriser les décisions judiciaires.
M. Dumortier. - Si mon honorable collègue veut consulter les rapports faits à la chambre, il verra que les choses se sont passées exactement comme je l'ai dit.
M. Dolez. - J'ai lu tous les débats relatifs à la matière qui nous occupe. J'ai vu que la question était toujours restée entière ; que notamment plusieurs ministres des finances, au moment où la chambre allait voler avaient pris soin de déclarer que c'était un vote de réserve qui laissait toutes les positions intactes.
M. Dumortier. - La chambre n'a jamais admis cela.
M. Dolez. - On a parlé de l'indépendance du pouvoir législatif en regard de l'indépendance du pouvoir judiciaire. Sans doute il serait monstrueux de voir les tribunaux, à quelque degré qu'ils appartinssent, se placer au-dessus des lois votées par la chambre.
Mais, veuillez ne pas le perdre de vue : autre chose est la loi qui émane du concours des différents branches du pouvoir législatif, autre chose est un simple vote d'abstention émis par une des branches de ce pouvoir. Quand la chambre refuse son approbation à une proposition qui lui est faite par le gouvernement, elle ne porte pas une loi par ce refus ; elle refuse seulement de concourir à la formation de la loi qui lui était présentée. Quand une loi est portée, messieurs, les tribunaux doivent aveuglément s'y soumettre ; ils n'ont pas même le droit d'examiner si votre loi est conforme à la Constitution. La loi est leur règle suprême ; ils doivent l'accepter telle qu'elle est faite. Mais il n'y a de loi faite que quand l'acte, présenté comme tel, émane des différentes branches qui constituent le pouvoir législatif.
Permettez-moi quelques mots maintenant, messieurs, sur la question la plus grave qui ait été traitée dans ce débat, sur l'indépendance respective des différents pouvoirs.
Dans notre séance d'hier, on vous a parlé de l'omnipotence du pouvoir législatif. Je n'accepte pas, messieurs, cette omnipotence. Je ne crois pas que le pouvoir législatif soit omnipotent, et la raison m'en paraît simple, c'est qu'il n'y a chez nous d'autre pouvoir omnipotent qua le pouvoir constituant. Le pouvoir législatif n'exerce que des attributions déterminées qui lui ont été données par le pouvoir constituant. La Constitution contient la preuve de ce que j'ai l'honneur d'avancer devant vous. La Constitution porte en son article 25 :
« Tous les pouvoirs émanent de la nation. Ils sont exercés de la manière établie par la Constitution. »
Viennent alors les articles 26, 29 et 50.
« Art. 26. Le pouvoir législatif s'exerce collectivement par le Roi, la chambre des représentants et le sénat. »
« Art. 29. Au Roi appartient le pouvoir exécutif, tel qu'il est réglé par la Constitution. »
« Art. 30. Le pouvoir judiciaire est exercé par les cours et tribunaux.
« Les arrêts et jugements seront exécutés au nom du Roi. »
Il y a donc pour chacun des pouvoirs des attributions déterminées, hors desquelles il est complétement sans action. Le pouvoir législatif n'a pas plus le droit de connaître des arrêts judiciaires que les tribunaux n'ont le droit de s'immiscer dans la confection des lois. Quand une loi est produite devant les tribunaux, ils doivent s'y soumettre aveuglément. Mais d'autre part, quand un arrêt émane du pouvoir judiciaire dans le cercle absolu de ses attributions, il est impossible qu'un autre pouvoir méconnaisse la force que la Constitution et la loi civile attribuent à l'autorité de la chose jugée.
L'autorité de la chose jugée, messieurs ; mais s'il fallait en croire quelques orateurs, il y en aurait chez nous de deux espèces : il y aurait la chose jugée pour les particuliers, chose jugée contre laquelle aucun recours n'existerait ; il y aurait la chose jugée contre le gouvernement qui, lui, aurait contre elle un recours suprême près des chambres. Messieurs, est-il possible de soutenir une pareille doctrine dans un pays d'égalité pour tous ?
M. de Mérode. - Ce n'est pas ce qu'on a dit.
M. Dolez. - Ce n'est pas ce qu'on a dit ! Mais on a dit encore tout à l'heure que dans les questions de compétence, par exemple, la chambre avait le droit de connaître si les tribunaux avaient bien prononcé.
Sans doute, messieurs, la chambre a le droit de connaître si les tribunaux ont fait autre chose que de rendre un jugement. S'ils ont procédé par voie réglementaire, par voie générale, alors ils ont agi en dehors de leurs attributions absolues, ils ont été sans pouvoir et leur œuvre doit rester sans force. En pareil cas, si jamais il pouvait se produire, la chambre pourrait et devrait dire : Ce n'est pas un arrêt qu'on me présente, c'est une loi sous forme d'arrêt, et cette loi, nous ne pouvons l'accepter, parce qu'elle émane d'un pouvoir absolument incompétent. Mais si la compétence se borne à une question d'espèce, si les tribunaux se sont bornés à reconnaître qu'ils étaient compétents pour connaître du fait spécial qui leur était soumis, dire que vous pourrez vous placer au-dessus des tribunaux, et repousser leur décision, c'est méconnaître tous les principes, c'est évidemment jeter la confusion dans tous les grands pouvoirs de l'Etat.
Y a-t-il, d'ailleurs, lieu de craindre des empiétements de la part des tribunaux ? Messieurs, quoiqu'on en ait dit, les tribunaux respectent les limites de leur compétence. Mais enfin, y a-t-il danger si grand à ce que les tribunaux se laissent aller à une erreur, que l'on ne devrait pas croire possible dans cette enceinte ? Messieurs, si une pareille erreur se produisait, elle ne pourrait porter que sur des cas déterminés, et alors, dès le lendemain, le pouvoir législatif aurait le droit, s'il le jugeait nécessaire, dé porter une loi qui préviendrait, pour l'avenir, le retour de ce qu'il considérerait comme un abus.
Ne vous effrayez donc pas, messieurs, de la supposition, d'ailleurs inadmissible, que les tribunaux puissent en venir un jour à envahir le pouvoir législatif ou à mépriser les lois qu'il aurait portées.
Ce débat, messieurs, on vous disait qu'il avait une grande utilité. Je regrette de ne pouvoir partager cet avis. Je le regarde, au contraire, comme extrêmement fâcheux.
Dans tous les pays constitutionnels ou absolus, il est une institution que (page 126) les partis ont toujours senti le besoin d'entourer de considération et de respect. Cette institution, c'est la justice. J'ai la conviction qu'il n'a point été dans la pensée des orateurs auxquels je fais allusion, de porter atteinte à cette considération ; mais leurs paroles ne sont-elles pas susceptibles de recevoir cette portée ?
Ne s'est-on pas, en effet, récrié avec force et contre les arrêts de la cour de cassation et contre les arrêts de nos cours d'appel ? N'est-ce pas là un dangereux exemple à jeter dans le pays ? Messieurs, lorsque des particuliers seront condamnés dans leur fortune, dans leur honneur, dans leur personne même par cette justice, aux arrêts de laquelle on semble accorder si peu d'importance, ne seront-ils pas autorisés par votre exemple à la rendre l'objet de leurs attaques ?
On a si bien senti qu'il fallait mettre la justice au-dessus de toute supposition d'erreur, que l'on a toujours admis en principe que l'autorité de la chose jugée devait être considérée comme l'expression de la vérité. Pro ve-ritate habetur.
C'est sans doute parfois une fiction contraire à la vérité. Mais enfin on a senti le besoin d'ériger cette fiction à l'autorité d'un axiome.
Ces principes, vous y avez toujours rendu hommage. Lorsque vous portiez la loi communale, permettez-moi de vous rappeler comment vous parliez de l'autorité de la chose jugée.
L'article 151 de la loi communale porte : « Le conseil communal est tenu de porter annuellement au budget des dépenses toutes celles que les lois mettent à la charge de la commune, et spécialement les suivantes :
« 1° L'achat et l'entretien des registres de l'état-civil ;
« 2°…
« 4° Les dettes de la commune, liquidées et exigibles et celles résultant de condamnations judiciaires à sa charge. »
Voilà, messieurs, ce que vous-mêmes avez écrit dans votre loi communale. Vous avez dit que les dettes résultant de condamnations judiciaires étaient rendues obligatoires par la loi.
Eh bien, ne doit-il pas en être de même de l'Etat ? Quand l'Etat a plaidé devant des corps de justice dans l'espoir d'obtenir gain de cause, et qu'il a succombé, il est évident que, par une fiction de droit, l'autorité de la force jugée doit être admise comme une décision conforme à la vérité et qu'il doit absolument s'y soumettre.
Si l'on croit que des décisions judiciaires ont été mal rendues, que par une loi on porte un principe qui empêche à l'avenir de semblables erreurs. Mais pour le passé ces décisions doivent être respectées par la supposition de vérité qui s'attache à l'autorité de la chose jugée.
On vous a parlé de conflits. Mais on a perdu de vue que le vœu de la Constitution de donner une indépendance absolue au pouvoir judiciaire, avait été tellement grand, qu'elle avait livré la question des conflits à l'autorité de ce pouvoir. Si l'on recourt à l'article 106 de la Constitution, on y lit : « La cour de cassation prononce sur les conflits d'attributions, d'après le mode réglé par la loi. » Ainsi une loi nous est soumise sur la matière des conflits ; eh bien, messieurs, elle ne fera et elle ne peut qu'organiser la juridiction de la cour de cassation en cette matière.
Ainsi, si dans l'espèce, le gouvernement avait eu une loi sur les conflits à sa disposition, s'il avait élevé un conflit sur le point de savoir si la question devait être jugée par les tribunaux ou par le pouvoir administratif, c'eût été la cour de cassation qui eût dû en connaître et sa décision eût été souveraine pour nous.
Je répète donc qu'il me semble impossible de contester que, quand un arrêt a été porté par un corps judiciaire régulièrement constitué, l'Etat ne doive s'y soumettre. Et, je veux le redire, ne nous effrayons pas des résultats qui pourraient naître de décisions erronées de la justice, puisque l'erreur ne porterait jamais que sur une cause spéciale sans conséquence pour l'avenir, et que dans tous les cas, le pouvoir législatif pourrait en empêcher le retour par une loi destinée à régir l'avenir.
Je crois donc que si la chambre tient à rester fidèle aux principes et a tous ses antécédents, elle ne doit pas hésiter à accepter les conséquences de l'autorité de la chose jugée.
Je terminerai, messieurs, par une dernière considération.
Tout ce que je viens d'avoir l'honneur de vous faire peut recevoir une exception. Cette exception, elle pourrait être motivée par l'intérêt du salut du pays. Sans doute si une décision venait à être portée par un corps judiciaire dans des termes tellement exorbitants, que le pays pût en être ébranlé, en vertu de la loi suprême du salut de l'Etat, vous pourriez dire : Je n'accepte pas cette œuvre judiciaire ; je me mets en dehors des principes parce que le salut de l'Etat les domine tous !
Hors de là, messieurs, il est indispensable que l'autorité de la chose jugée soit respectée par tous et qu'avant tout elle soit respectée par vous.
En terminant je me permets de vous soumettre une observation. Peut-être y aurait-il quelque utilité à ajourner la décision ; M. le ministre des finances pourrait profiter des débats qui se sont élevés, de l'incertitude que pourrait ressortir de ces débats dans l'opinion des corps judiciaires, pour négocier avec les intéressés d'équitables transactions. Sous ce rapport donc un ajournement pourrait être utile. Mais si la chambre veut en venir à un vote, je crois que ce vote doit être conforme aux principes que je viens d'indiquer.
M. Donny. - Messieurs, j'avais demandé la parole pour vous présenter les observations que l'honorable préopinant vous a soumises à l'effet de repousser les reproches d'empiétement que l'honorable M. Dumortier a cru pouvoir adresser à l'ordre judiciaire. Je ne vous répéterai pas, en d'autres termes, ce que l'honorable préopinant a si bien dit.
L'honorable M. Dumortier est, selon moi, tombé dans une erreur sur un autre point. Il vous a dit que, d'après le traité de 1842, la Belgique avait pris à sa charge certaines catégories de dettes arriérées, et il a ajouté que, d'après l'opinion manifestée par l'honorable M. Jonet, les tribunaux se trouveraient en droit de statuer sur ces dettes arriérées. Je pense que l'honorable M. Dumortier a donné trop d'extension à la pensée de l'honorable M. Jonet ; du moins, j'hésite à croire que celui-ci voulût accepter l'opinion qu'on lui prête. En tout cas, je repousse cette opinion, pour ce qui me regarde.
L'honorable M. Dumortier a perdu de vue que lorsque le traité de 1842 a mis à la charge de la Belgique les dettes arriérées dont il s'agit, le même traité a indiqué quels seraient les juges qui statueraient sur les difficultés auxquelles ces dettes arriérées pourraient donner lieu.
Le traité porte que ces dettes seront liquidées par une commission investie de tous les pouvoirs précédemment conférés aux commissions de liquidation chargées de prononcer sur ces dettes. Un juge spécial se trouvant ainsi désigné par le traité, les tribunaux ordinaires sont par cela même incompétents aux termes du traité. Il n'y a donc pas à craindre que ces tribunaux s'avisent d'appliquer les dispositions diplomatiques dont le texte même est pour eux un brevet d'incompétence.
Vu l'heure avancée de la séance, je ne rentrerai pas, messieurs, dans le fond d'une discussion qui, au reste, a déjà été assez longue.
Je me bornerai à dire que, moi aussi, je trouve quelque avantage à ce que le projet de loi soit ajourné. S'il ne l'était pas, je déclare que je voterais l'amendement de M. le ministre des finances. (Aux voix ! aux voix ! à demain ! à demain !)
M. le ministre des finances (M. Malou). présente un projet de loi tendant à proroger la loi du 30 juin 1842 sur la réduction des péages.
- La chambre ordonne l'impression et la distribution de ce projet et le renvoi à la section centrale qui sera chargée de l'examen du budget des travaux publics.
La séance est levée à quatre heures un quart.