(Moniteur belge n°170 du 18 juin 1844)
(Présidence de M. d’Hoffschmidt.)
M. de Renesse procède à l’appel nominal à une heure et quart.
M. Dedecker lit le procès-verbal de la séance précédente, dont la rédaction est adoptée.
M. de Renesse rend compte à la chambre de la pièce ci-jointe qui est adressée à la chambre.
« Le sieur Antoine Bona, fabricant de tabac dans la ville de Roeulx, propose d’établir un droit de douane de 30 francs par 100 kilog. sur le tabac exotique, un droit de 26 francs pour les tabacs indigènes, et un droit de débit par abonnement dans la même proportion que celui pour les liqueurs spiritueux. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur les tabacs.
M. Orts. - Messieurs, j’avais pensé ne pas parler dans la discussion générale, parce que, partisan d’ailleurs de l’opinion de ceux qui s’opposent au projet de loi sur tous les points, sauf relativement à la question de l’établissement d’un droit modéré de douane, je comptais restreindre mes observations à une des questions les plus importantes. C’est la dernière des questions qui ont été posées par M. le ministre des finances : « L’augmentation d’un droit sera-t-elle perçue sur les approvisionnements de tabac existant au moment de la mise en vigueur de la loi ? » C’est, en un mot, la question de la rétroactivité, puisqu’il faut l’appeler par son nom.
J’ai cru qu’il était bon de traiter cette question, même dans la discussion générale, parce qu’à mon avis, elle présente l’intérêt le plus vivace, en raison de sa moralité, en raison des dangers dont elle menace non seulement le commerce et l’industrie, mais, j’ose le dire, tout le système financier en Belgique. Je pense même que comme il doit être reconnu impossible d’appliquer la rétroactivité, si la chambre ne se décidait qu’à augmenter le droit de douane, et si je parviens à démontrer qu’il ne peut être répondu affirmativement à la dixième question, vous rejetteriez par là même, et indépendamment des autres motifs puissants, l’exercice par voie d’accise.
La question industrielle est posée dans des termes extrêmement généraux, et pour qui se bornerait à la lire, sans la rattacher à ce que l’honorable rapporteur a dit dans la séance de samedi, on pourrait croire un moment que la rétroactivité frapperait même, en cas d’adoption d’une augmentation de droit de douane. La question s’applique-t-elle seulement au cas où l’on adopterait l’exercice par voie d’accise ? ou bien s’applique-t-elle au cas d’une augmentation du droit de douane ? L’honorable rapporteur, effleurant la question de la rétroactivité dans la séance de samedi, a dit qu’il pensait qu’elle ne devait être approfondie qu’en cas d’admission du droit d’accise.
Je vais donc examiner cette importante question ; je vais me rendre compte des motifs allégués par la section centrale et de ceux qu’a exposés dans une de vos dernières séances M. le ministre des finances, pour appuyer la rétroactivité.
« Le droit d’accise, dit la section centrale, n’était pas un droit d’entrée, mais de consommation ; il n’y a rien de rétroactif à la faire payer sur le tabac, qui ne se trouve pas encore dans les mains du consommateur. »
M. le ministre des finances, dans la séance du 12 juin, s’est posé une question importante et il l’a tranchée par la négative. Je dois avouer que le motif qu’il allègue, à l’appui de cette solution, me paraît une véritable pétition de principe, je dirai plus, une véritable monstruosité en droit.
M. le ministre se demande : « Quelle est la situation du négociant vis-à-vis du trésor public ? Est-ce le négociant qui supporte l’impôt ? Je réponds non, c’est le consommateur.
« Le négociant est l’intermédiaire entre le consommateur et le trésor public. »
Or cette proposition est entièrement inexacte. Il est une foule de cas où le négociant, le fabricant n’est pas simplement une espèce de courtier entre le fisc et le consommateur, mais où le négociant, par suite d’une mesure de rétroactivité, supporte une perte réelle, ce qui constitue droits acquis enlevés et caractérise dès lors nécessairement une mesure rétroactive.
Mais quand même la proposition ministérielle serait exacte en thèse générale, elle serait exorbitante en législation. Elle serait, en outre, non pas seulement dangereuse, mais encore ruineuse pour le commerce et l’industrie.
Je passe en premier lieu à l’examen de la question de droit.
La non-rétroactivité, en matière de loi, est un principe qui n’admet aucune exception ; je me trompe, elle en admet une, mais elle est bien spéciale, c’est un sentiment tout d’humanité qui l’a fait adopter par le législateur : c’est en matière pénale répressive. Mais comme il est vrai de dire que l’exception confirme la règle pour les cas non exceptés, je maintiens que le principe est général, hors le seul cas ci-dessus indiquée. La raison en est bien simple. Ce principe tient à l’essence de la loi. Quel est le but de la loi ou, pour mieux dire, que se propose la loi ? Trois choses : commander, défendre, permettre. Or, ce triple caractère, je soutiens qu’il est inapplicable au passé. Pouvez-vous commander, défendre, autoriser des faits accomplis ? C’est dans le sens de l’inapplicabilité des lois à des faits accomplis que nos maîtres en législation, les Romains, ont interprété la rétroactivité. Les empereurs Théodose et Valentinien nous ont dit, en termes exprès, que les lois ne peuvent régir les faits accomplis. (Leges et constitutiones certum est futuris dare formam negociis, non ad facta praeterita revocari.)
Voilà le principe bien tracé.
Je conviens qu’ il est possible qu’un loi soit, de fait, rétroactive ; mais une pareille loi est monstrueuse en droit et en équité. Des lois de ce genre sont des calamités publiques, et je vais vous citer des exemples qui l’établiront à la dernière évidence ; de pareilles lois sont flétries par l’opinion publique dès leur naissance, par la conscience des masses donc l’instinct est toujours sûr ; de pareilles lois, dis-je, lorsque, par malheur, on les décrète, ne peuvent avoir qu’une durée éphémère.
L’assemblée constituante s’est proposé la mission de renverser un antique édifice ; dans la fameuse nuit du 4 août 1789, elle fit main-basse sur une foule d’abus et de privilèges ; elle fut unanime pour accomplir cette œuvre de destruction, mais l’assemblée constituante n’a pas imprimé à ces actes le cachet de la rétroactivité, il a fallu une tourmente réactionnaire sans exemple, pour voir éclore une loi qui a fait reculer d’épouvante les successeurs de ceux qui l’ont portée. Cette loi, c’est la convention, de triste mémoire, qui l’a décrétée : c’est la loi du 17 nivôse an II.
En vertu de ses dispositions des donations entre vifs, des institutions contractuelles antérieures à l’émanation de la loi, étaient annulées ; des successions ouvertes et divisées entre les ayants droit devaient être soumises à un nouveau partage, malgré tout partages déjà effectués. L’effet de la loi était reporté au 14 juillet 1789.
Ainsi, les successions partagées, les transactions faites, tout était bouleversé sans respect pour des droits acquis ; mais la convention elle-même a répudié cet acte de 1794, et le 4 vendémiaire an IV, avant de se séparer, elle a frappé d’anathème l’œuvre de ses prédécesseurs. Voulez-vous savoir comment Lanjuinais, cet homme distingué qui n’a pas pris part aux excès de la révolution française, s’est exprimé sur la loi du 17 nivôse ? Il est utile de rappeler ses paroles, car nous en ferons l’application aux matières fiscales, par un argument a fortiori. Voici ce que disait Lanjuinais (Moniteur français, séance du 8 fructidor an III) :
« Les orateurs ont beaucoup divagué dans la discussion ouverte sur la loi du 17 nivôse… Tel est le fruit odieux d’un complot dirigé par le sordide intérêt de quelques-uns de nos tyrans, et d’une illusion révolutionnaire, qui, au milieu de la plus affreuse anarchie, a ébranlé ou détruit la propriété de cinq cent mille familles.
« Comment un si révoltant désordre a-t-il subsisté pendant toute une année après le 9 thermidor ? Comment peut-on en faire aujourd’hui même après le 12 germinal et le 1er prairial, le sujet d’une discussion sérieuse ? Dispensez-moi de faire une réponse directe à ces deux questions. Je dirai seulement que plus longtemps vous avez été forcés, par des circonstances à jamais déplorables, de retarder l’abolition de tant d’actes de la tyrannie, de tant de lois iniques et barbares, sous le poids desquelles gémissent encore des Français, plus vous devez vous hâter de leur donner satisfaction pour le passé et les rassurer pour l’avenir, en supprimant l’effet rétroactif de la loi du 17 nivôse.
« Je termine par cette réflexion : un grand exemple de respect pour les propriétés. La nation, l’Europe entière ont les yeux fixés sur vous ; la décision que vous allez prendre après cette discussion solennelle et au milieu de nos triomphes, va ranimer ou éteindre pour jamais la confiance publique et fixer sur notre assemblée le jugement des contemporains et celui de la postérité. »
Voilà pour les matières que l’honorable rapporteur de la section centrale appelle matières civiles. Mais ces principes si vrais sont-ils applicables aux matières fiscales ?
L’honorable rapporteur, effleurant cette question dans la séance de samedi dernier, nous a dit : « En matière d’impôt, les principes sont tout autres qu’en matière judiciaire. » Et il nous a cité comme exemple un impôt qui serait établi sur les équipages. Je n’ai été surpris que d’une chose, c’est que M. le rapporteur ne nous ait pas parlé de l’impôt établi sur les portes et fenêtres et sur les cheminées, ou plutôt qu’il ne nous ait pas parlé de toutes les matières imposables dans le royaume. Mais l’honorable rapporteur n’eût pas fait ce raisonnement, s’il s’était rendu compte d’une distinction capitale : Pourquoi les portes et fenêtres, pourquoi les équipages doivent-ils payer, quoiqu’ils soient votre propriété avant l’émanation de la loi ? La raison en est bien simple : c’est que vous possédez ces objets pour vous. Mais le fabricant, le négociant n’achètent leurs marchandises que pour les revendre à d’autres.
Ne serait-t-il pas de la plus souveraine injustice de frapper de l’augmentation du droit un objet dont la propriété n’est que momentanément entre les mains du négociant, du fabricant ? Je dis que si la rétroactivité est une monstruosité dans les matières civiles, elle l’est à plus forte raison dans les matières fiscales. La rétroactivité d’une disposition lorsqu’il s’agit d’un intérêt se rattachant au droit civil, en matière de succession, par exemple, ne frappe que l’individu qui se trouve dans le cas de subir l’application d’un principe factieux, momentanément ; mais les lois d’impôt frappent constamment l’universalité des citoyens. Il y a donc une raison évidente pour qu’en matière fiscale la rétroactivité soit moins admise encore qu’en matière civile.
Un autre motif bien plus puissant pour ne pas l’admettre, c’est que la rétroactivité tue cette sécurité, cette confiance qui sont l’âme de l’industrie et du commerce. Voulez-vous savoir à cet égard l’opinion d’un homme dont l’autorité sera, je n’en doute pas, bien respectable pour vous ? Je vous rappellerai les paroles prononcées aux Etats généraux, le 6 décembre 1816 par M. Gendebien père. On vous a cité un passage du discours de M. Reyphins. Voici ce que disait M. Gendebien, père, dans la séance du 6 décembre 1816, en qualité de rapporteur des pétitions sur une réclamation des marchands de fer et de sel de Liége :
« Les lois, disait-il, qui établissent des impôts indirects, statuent, qu’ils sont dus au moment de l’importation.
« Ainsi le droit ne sera payé que sur les marchandises à importer.
« La loi n’ordonne que pour l’avenir.
« Donc, ce qui se trouve importé avant l’introduction des droits nouveaux, ne doit plus être frappé.
« Une marchandise qui a satisfait aux lois existantes, est une propriété sacrée qui ne peut être enlevée au possesseur ; prétendre l’imposer d’un nouveau droit, c’est ravir une partie de sa valeur. »
Le rapporteur ajoute que la mesure qui donnerait à la loi un effet rétroactif serait injurieuse à la représentation nationale, qui se serait permis de la sanctionner.
« Les expressions me manqueraient, continue l’honorable M. Gendebien, pour énumérer les maux et les injustices qu’amènerait l’exercice d’un effet rétroactif.
« Le négociant, le simple citoyen qui a acquis des denrées sujettes à des droits, et qui y a satisfait d’après le prescrit des lois alors existantes, en est devenu propriétaire saris aucune réserve.
« Revenir sur le droit, en vertu d’une législation postérieure qui commanderait d’en augmenter le payement, ce serait ouvertement élever d’autant le prix de cette propriété, ce serait la violer dans ses mains. »
Messieurs, dans la question qui vous est soumise ; il y aura des droits acquis enlevés aux fabricants, il y aura violation d’un contrat synallagmatique et aléatoire.
En effet, lorsqu’un fabricant a acheté la matière première en certaine quantité, il n’a dû s’enquérir que d’une chose : quel est le prix qu’il doit vendre, quel est, si je puis m’exprimer ainsi, le supplément de prix qu’il doit au fisc, pour jouir d’une manière stable et à l’abri de toute recherche, de la propriété qu’il s’est procurée au moyen de ses écus. Si vous allez soumettre ce négociant à des droits qu’il n’a pas dû prévoir, qui n’entraient pas dans le cercle de ses spéculations, vous lui enlevez nécessairement l’occasion de pouvoir se défaire convenablement de ce qu’il a acheté. Il est évident qu’en cas d’augmentation de droit, le négociant ne pourra pas placer aussi favorablement les marchandises qu’il a achetées, que si le droit était resté le même. Il éprouvera une réduction énorme, dans ce qui constitue pour lui le mouvement commercial. Ce n’est pas encore le plus grave inconvénient. Ici je touche réellement à la question des droits acquis.
Vous le savez, tous les fabricants après avoir acheté la matière première en se disposant à la mettre en état de fabrication, contractent souvent avec les consommateurs ou les débitants des marchés à terme. C’est ainsi qu’un fabricant qui aura acheté une grande quantité de tabac, fera un calcul du prix de la matière première, des droits qu’il doit payer sur pied de la loi existante et du bénéfice de la fabrication. D’après ces éléments réunis, il établira son chiffre à 50 fr., par exemple. Il trouve à ce prix un acheteur et traite pour le payement à deux ou trois mois de date, il s’oblige envers son acheteur, débitant ou simple consommateur à lui livrer, à l’époque convenue la marchandise au prix de 50 fr. Arrive après le contrat une malencontreuse loi d’augmentation de droit portant recensement sur tout ce qui est en magasin, et frappant de la majoration l’objet se trouvant entre les mains du fabricant.
Cet objet, dont le fabricant devait obtenir 50 fr., se trouve, par l’augmentation de droit, porté à une valeur de 70 fr. Pourrait-il demander, dans ce cas, 70 fr. de sa marchandise ? Jamais il n’obtiendra de l’acheteur que le prix convenu. La différence résultée de l’augmentation du droit restera à sa charge ; il y aura perte véritable pour lui. Il est donc inexact de dire que le fabricant n’est que l’intermédiaire entre le consommateur et le fisc. C’est, il faut l’avouer, un intermédiaire bien à plaindre que celui qui, par une augmentation d’impôt, se voit privé d’un bénéfice et même constitué en perte. Je vous défie de répondre à cette hypothèse, à moins que vous n’alliez soutenir, contre l’évidence, que le fabricant pourrait, en ce cas, répéter contre l’acheteur de l’objet fabriqué, l’augmentation de droit. Ce n’est pas admissible ; le contrat sera là ; le débitant dira : Je payerai 50 et non 70 fr., parce que le prix convenu entre nous n’était que de 50.
Pour que la proposition du ministre, qui présente le fabricant comme un simple courtier, fût admissible, il faudrait qu’elle fût vraie dans toutes les hypothèses.
C’est comme exemple que je vous ai signalé le genre de négociations qu’on appelle livraisons à terme ; elles peuvent être nombreuses ; il suffit que les fabricants puissent être victimes d’une pareille augmentation de droit, pour qu’il soit démontré qu’il y a rétroactivité, enlèvement de droits acquis et préjudice réel essuyé par le fabricant.
Il est une autre éventualité qui menace les fabricants de tabacs ; c’est ce qui est arrivé pour les vins.
Qui nous dira qu’un traité ne sera pas conclu soit avec l’Amérique soit avec toute autre puissance, en vue de favoriser les autres branches de notre industrie en souffrance, l’industrie linière ou l’industrie des cotons ? Ne sera-t-on pas alors dans la nécessité de faire subir une réduction de droits aux tabacs ? Est-ce que, dans ce cas, vous restituerez aux fabricants la différence sur les tabacs en magasin ? Non, vous ne la restituerez pas. Dès lors, si la proposition d’assujettir les tabacs en magasin à l’augmentation du droit était convertie en loi, je serais fondé à vous dire : la règle des corrélatifs est violée, la justice distributive est foulée aux pieds.
En cas de réduction, le gouvernement ne restitue pas, parce qu’il n’y a pas rétroactivité, et quand il y a augmentation, il perçoit parce qu’il n’y a pas rétroactivité.
C’est là une jurisprudence qui ne mérite pas de réputation ; car elle n’est basée ni sur la justice, ni sur la raison.
C’est ici le moment d’établir cette proposition que le gouvernement a condamné lui-même le funeste système qu’il cherche à faire prévaloir.
Il a posé un grand principe de législation financière en Belgique, il a établi la doctrine de la non-rétroactivité de la manière la plus illimitée. Vous vous rappelez tous la pétition des marchands de vin, et la proposition faite par plusieurs honorables collègues et moi, pour que la diminution de droit n’exposât pas ces industriels, vos concitoyens, à être sacrifiés aux intérêts d’industriels étrangers, les marchands de vin en France. Dans cette discussion mémorable, ceux qui pensaient qu’il fallait restituer la différence aux marchands de vin n’ont pas traité la question de rétroactivité.
M. le ministre des finances (M. Mercier) - Elle ne se présentait pas.
M. Orts. - Ils soutenaient qu’il était équitable de restituer aux marchands de vin les droits payés ou dus sur crédits à termes, parce que sans cela les marchands de vins français viendraient sur le marché belge proposer des vins en cercles et en bouteilles avec rabais tel, que nos marchands ne pourraient soutenir la concurrence. Nous avions présenté la mesure non comme l’application du principe de la rétroactivité, mais comme une mesure spéciale et toute d’équité et qui, selon toutes les apparences, ne se reproduirait plus. Mais ce n’était pas le cas du tabac, il s’agissait d’une production étrangère de vins de France et d’industriels français qui venaient exploiter le sol de la Belgique et nuire aux industriels belges, tandis qu’aujourd’hui il s’agit du tabac, de la matière première qu’on récolte en Belgique, qui se fabrique en Belgique. Nous réclamions alors au nom de nos concitoyens contre des étrangers une simple mesure d’équité. L’honorable M. Mercier s’est appuyé lui-même sur les considérations d’équité.
Il ne prétendait pas qu’il y eût rétroactivité ou non-rétroactivité. Le cabinet trouva qu’il y avait rétroactivité à admettre la réclamation.
C’est ici qu’il faut que je vous exprimé tout mon étonnement de voir le gouvernement professer des doctrines frappées d’anathème en son nom par son organe naturel le ministre des finances d’alors. Le discours de l’honorable M. Smits est un véritable traité sur la matière ; qu’il me soit permis d’en citer un extrait : rien de plus concluant ne pouvait être dit en faveur de l’opinion que je défends en ce moment.
Voici comment s’exprimait M. le ministre des finances :
« M. le ministre des finances : … Eh bien ! messieurs, le gouvernement croit devoir repousser ces trois propositions ainsi que celle de la section centrale, non pas par une idée de fiscalité, mais par une idée plus élevée. Nous voulons, messieurs, maintenir un grand principe de progrès financier et commercial ; nous ne voulons pas qu’on infiltre en Belgique le système détestable de la rétroactivité. C’est par des idées de haute économie politique que nous repoussons ces propositions.
« Messieurs, le principe de la non-rétroactivité résulte des faits ; jamais depuis 1830 on n’a fait rétroagir les lois en matière d’impôt ; jamais lorsqu’on a élevé des droits, on n’a réclamé d’augmentation sur les marchandises en magasin ; il y a toujours eu fait accompli dés le moment où la marchandise était déclarée en consommation. Jamais non plus les négociants ne sont venus offrir au gouvernement l’augmentation de la taxe que la matière imposée avait subie. C’est qu’il y a, en effet, entre le gouvernement et les négociants une espèce de contrat aléatoire. Si le droit augmente, le négociant en profite ; si le droit diminue, il doit supporter le léger dommage qui peut quelquefois en résulter et qui est le fait de son contrat ; car s’il n’avait fait déclarer la marchandise en consommation, il ne supporterait pas la perte qui résulterait de la diminution du droit.
« Depuis quatre ans aussi, messieurs, vous avez augmenté notablement les droits sur le café, sur les huiles, sur les fruits, sur les bois, sur les tabacs, sur les riz et beaucoup d’autres denrées coloniales. Le trésor public a-t-il jamais exercé un droit de reprise sur les matières imposées ? A-t-on jamais fait de recensements d’entrepôts ? est-on venu réclamer des négociants un supplément de droits ? Jamais, messieurs, on ne l’a fait, et j’en félicite le commerce et le pays, et veuillez remarquer, messieurs, que chaque fois qu’il y a eu augmentation de droits un peu considérable, le commerce a fait des importations majeures entre la présentation et la mise à exécution de la loi ; or, toutes ces importations ont échappé au droit supplémentaire ; et le trésor, fidèle aux principes de non rétroactivité, n’a point réclamé. »
C’est au nom de ces mêmes principes, que j’adjure aujourd’hui le gouvernement, dans l’intérêt le notre chère patrie, de ne pas déroger à une règle de conduite adoptée par lui après mûre réflexion, à cette règle qu’il dit avoir été suivie constamment, sans exception, depuis notre régénération politique. Lorsqu’on voit proposer une pareille dérogation à tous nos précédents, on croirait, en vérité, que les membres du cabinet actuel ont dormi, depuis 1830, du sommeil d’Epiménide, on croirait qu’ils n’ont rien vu, qu’ils n’ont pas pris la moindre part à tout ce qui s’est passé. Cependant, je vois dans le cabinet un honorable ministre qui a pris une large part à tout ce qui s’est fait depuis longtemps.
Ce n’est pas seulement par des paroles que la conviction gouvernementale s’est manifestée. Il a fallu une conviction bien forte pour proposer au Roi un acte mémorable, l’exercice de la prérogative constitutionnelle du refus de sanction à une loi adoptée par les deux chambres. De tels actes attestent l’adoption sérieuse d’une doctrine gouvernementale, qui consiste à répudier, sans réserve, la rétroactivité en matière de lois fiscales.
Je fais un appel à ces convictions du gouvernement. Je hais les palinodies en quelque matière que ce soit. J’aime à croire que le cabinet en est incapable. Mais qu’il en donne la preuve ; qu’il fasse disparaître cette odieuse disposition de la rétroactivité formulée dans la loi. Je conjure le gouvernement de ne pas repousser un principe qu’il a lui-même reconnu être juste en droit, utile en pratique, indispensable à la prospérité du commerce et de l’industrie. Fouler aux pieds aujourd’hui d’autres fortes convictions politiques, ce serait un suicide moral.
Et remarquez-le bien, vous n’êtes pas ici dans le cas de pouvoir invoquer ce grand principe, souvent terrible dans ses conséquences, mais quelque fois bien nécessaire : Salus populi, suprema lex. Vous ne pouvez prétendre que le salut du peuple, l’intérêt du trésor, dépendent uniquement de cet impôt. Des orateurs dont je craindrais d’affaiblir les arguments en les répétant, vous ont établi à la dernière évidence que l’état du trésor n’est pas tel qu’il faille nécessairement recourir à cette mesure.
Des calculs ont été présentés par différents honorables membres, ils m’ont convaincu que si le gouvernement veut se contenter d’un droit de douane modérée, il arrivera, à l’aide des autres augmentations dans nos voies et moyens et par de sages économies, au-delà des trois millions qu’il déclarait indispensables au début de la session, pour équilibrer les recettes et les dépenses.
Je n’en dirai pas davantage. J’espère que M. le ministre des finances se contentera d’un droit de douane modéré. Je suppose qu’il ne veut appliquer la rétroactivité qu’à un droit d’accise, et qu’il y renoncera si la chambre se prononce pour une simple augmentation du droit de douane. S’il en était autrement, je me réserverais de prendre encore la parole.
Un droit de douane modéré fera le compte de tout le monde : le compte du trésor public, le compte de l’industrie et du commerce des tabacs, branche si florissante en Belgique et que nous avons mission de favoriser de toutes nos forces.
M. le ministre des finances (M. Mercier) - Je partage l’opinion de l’honorable préopinant que si la mesure est injuste, elle ne doit pas être prise, quels que soient d’ailleurs les besoins du trésor public. Mais je ne suis pas d’accord avec lui sur l’application qu’il fait des principes qu’il a développés, au cas dont il s’agit. L’honorable membre et entré dans de longs développements pour démontrer ce que la rétroactivité peut avoir d’odieux. Je suis loin de vouloir combattre son opinion ; c’est sur le point de fait, que je suis en désaccord avec l’honorable membre ; j’expliquerai pourquoi.
Nous demandons sur le tabac un impôt de consommation. Qui doit le supporter ? Evidemment ceux qui doivent le consommer. Il y aurait rétroactivité, si nous exigions le droit sur l’objet déjà consommé. Je vais plus loin : ou pourrait peut-être jusqu’à un certain point soutenir qu’il y aurait rétroactivité si l’on demandait au consommateur un droit sur ses approvisionnements, car on le forcerait en quelque sorte à les consommer à des prix peut-être trop élevés eu égard à ses ressources. On pourrait attribuer cette mesure à un caractère rétroactif. Mais comme l’objet n’est pas encore entre les mains du consommateur qui doit payer l’impôt, et qu’il lui est libre de ne pas l’acquérir, on a le droit de le soumettre à une augmentation d’impôt.
L’honorable membre n’a présenté qu’un argument qui m’ait frappé : c’est lorsqu’il a dit qu’il pourrait y avoir des marchés à terme, qu’un débitant pouvait avoir traité avec un fabricant qui, en vertu d’un contrat, devrait lui livrer les marchandises au prix où elles se trouvaient avant l’établissement des droits. Je ne pense pas que le commerce se fasse ainsi en général, surtout celui du tabac qui, d’après plusieurs adversaires du projet de loi, exige une fermentation de plusieurs années. Je crois que ces livraisons à terme sont une exception très rare.
Le débitant demande ses approvisionnements à la fabrique, lorsqu’ils s’y trouvent déjà. Peut-être y a-t-il quelques exceptions. Je crois que, dans le cas d’un pareil contrat, le prix de vente devrait être augmenté du montant du droit ; toutefois je n’ai pas de conviction arrêtée sur ce point, et j’insiste seulement sur cette observation, que ce n’est pas ainsi que se fait le commerce.
Ainsi, tout en partageant les idées de l’honorable membre sur la rétroactivité, je ne pense pas qu’elles doivent trouver leur application dans l’espèce.
Est-il juste, en principe, de frapper les approvisionnements ? Oui, par plusieurs motifs, indépendamment des besoins du trésor. Parmi les fabricants il y en a qui ont de grands capitaux, et par suite des approvisionnements considérables. Si tous étaient dans les mêmes conditions, je conviens qu’ils pourraient livrer la marchandise au prix où elle était avant le nouveau droit, mais comme il y a des fabricants qui ont des approvisionnements infiniment plus faibles, d’autres qui n’en ont pas du tout, ceux-ci de même que les producteurs de tabac indigène étant forcés de vendre la marchandise augmentée du montant des nouveaux droits, les autres profiteront de l’avantage résultant d’une augmentation de prix. Il faut donc, pour qu’il y ait égalité entre tous, que le droit frappe les approvisionnements.
La loi sera-t-elle juste dans ses conséquences ? Oui, car si les approvisionnements ne sont pas imposés, le négociant exigera du consommateur un droit qui ne sera pas versé au trésor ; comme il faut en tout état des choses faire face aux dépenses publiques le contribuable devra payer une double charge, l’une entre les mains du fabricant, l’autre dans les caisses du trésor. Ainsi, la mesure proposée est juste dans son principe et dans ses conséquences.
Si je croyais qu’il y eût rétroactivité, je me rallierais à l’opinion de l’honorable membre.
M. Devaux. - Je demande la parole.
M. le ministre des finances (M. Mercier) - Mais c’est précisément parce que je ne vois pas cette rétroactivité que je ne partage pas cette opinion.
Messieurs, depuis 1830, il y a eu plusieurs lois d’augmentations de droits. Il est vrai qu’on n’a pas exigé ces augmentations sur les approvisionnements existants ; mais c’est que cette mesure exige beaucoup de formalités, et que, lorsqu’il ne s’agit que de légères augmentations, les avantages ne seraient pas en rapport avec les difficultés qu’offrent les recensements.
Je ferai cependant remarquer qu’il y a, depuis 1830, un exemple de rétroactivité ; ce n’était pas à la vérité pour une augmentation de droits, c’était pour une réduction ; c’est lors de la réduction des droits sur le genièvre. J’ai cité cet exemple, lorsqu’il s’est agi des marchands de vin, et l’on se rappellera que j’avais soutenu que l’on devait restituer à ces derniers une somme égale à la diminution des droits ; si aujourd’hui je professais l’opinion contraire, l’honorable préopinant ne manquerait probablement pas de me taxer de contradiction.
Il y a différents motifs qui ont pu déterminer alors le gouvernement à ne pas sanctionner cette loi. Une objection qui a été faite par ceux qui étaient adversaires de la restitution, c’est que celle-ci n’était accordée qu’aux négociants qui avaient des crédits à terme, et non aux petits négociants et aux débitants. Le gouvernement peut avoir puisé là un motif de ne pas se conformer au vote de la chambre, parce qu’il consacrait une sorte d’inégalité. Je ne sais cependant qu’elles ont été les motifs du gouvernement à cette époque ; mais la raison que je viens de rappeler a été maintes fois alléguée dans la discussion.
Messieurs, j’ai promis de remettre à la chambre l’état des ressources effectuées pendant les cinq premiers mois de l’exercice 1844. Voici, messieurs, cet état. Les augmentations portent, ainsi que je l’ai déjà fait remarquer lors de la publication, de l’état du premier trimestre, sur le chemin de fer et sur le sucre. Ces deux augmentations avaient été prévues.
Quant aux autres droits, voici la situation des recettes :
Sur les douanes, la recette est de 145,000 fr. supérieure à celle de 1843. Mais vous remarquerez que les prévisions dépassent de plus de 800,000 fr. celle de 1843. De sorte qu’ici nous serions plutôt au-dessous qu’au-dessus des prévisions.
Sur le sel, les recettes sont moindres qu’en 1843 de 236 mille francs. Mais je crois que cette diminution est purement accidentelle. Je ne puis donner une cause à cette diminution qui sera sans doute momentanée.
Sur les eaux-de-vie indigènes, il y a, au contraire, 144 mille francs d’augmentation. Mais les prévisions sont supérieures de cent mille francs à celles de 1843. Du reste, cette différence est trop faible pour qu’on puisse en tirer aucune espèce d’induction.
Sur la bière, il y a au contraire diminution de 100 mille francs.
Les recettes ne se faisant pas d’une manière égale à chaque époque de l’année, je le compare plutôt avec les recettes de l’année précédente qu’avec les prévisions ; c’est comme cela que je l’ai fait dans la publication insérée au Moniteur. On perçoit dans certains trimestres beaucoup plus que dans certains autres, et l’on arriverait à des idées tout à fait fausses, si on comparaît les recettes avec les prévisions.
M. Meeus. - Les augmentations peuvent être ainsi des déficits.
M. le ministre des finances (M. Mercier) - Je reconnais, messieurs, qu’il est difficile de raisonner sur les recettes de quelques mois. Je dois même dire que mon opinion est qu’on ne peut en tirer aucune conséquence, mais c’est surtout en comparant les recettes avec les prévisions, qu’on tombe dans les plus graves erreurs, parce que, je le répète, les recettes des contributions directes, par exemple, n’opèrent presque pas du tout dans les quatre premiers mois. Pour les recettes des accises, il y a des mois où les produits sont doubles que dans tels autres. De sorte que, s’il y a un terme de comparaisons admissibles, c’est celui qui consiste à comparer les recettes des mois correspondants des deux années pour les impôts qui n’ont pas subi de modification.
J’ai donné, messieurs, à la chambre ce que je crois pouvoir conduire le mieux à une induction quelconque. Si l’on demande d’autres renseignements, je les fournirai.
M. Meeus. - Je demande la parole.
M. le ministre des finances (M. Mercier) - Messieurs, il y a, comme on l’a dit, augmentation sur les droits de successions. Elle est de 499,000 fr. Mais je déclare qu’on ne peut tirer de ce chef aucune espèce de conclusions, parce que les droits de succession se perçoivent d’une manière très inégale. J’ai même déjà fait remarquer que, s’il y avait augmentation dans certaines années, il y avait réduction dans d’autres ; qu’ainsi ces droits s’étaient élevés dans un exercice à 7 millions pour tomber ensuite à 4 millions 500 mille francs. De sorte que, pour avoir une appréciation, il faut prendre la moyenne de plusieurs années et c’est ce que j’ai fait dans les prévisions du budget.
Je déposerai ce tableau sur le bureau. Chacun pourra en tirer les conséquences qu’il croira convenable.
M. Malou. - J’en demande l’insertion au Moniteur.
M. le président. - Si personne ne s’y oppose, l’insertion au Moniteur aura lieu.
M. le ministre des finances (M. Mercier) - Messieurs, différents orateurs se sont appuyés sur la situation favorable du trésor pour refuser leur vote à la loi en discussion. Ils ont contesté la nécessité de ressources nouvelles. Je me fais donc un devoir d’entrer à cet égard dans quelques explications.
Je ne conteste pas, messieurs, qu’il y ait amélioration dans la situation du trésor mais cette amélioration, je le regrette plus que personne, n’est pas telle que nous puissions nous passer de ressources nouvelles.
Dans le discours que j’ai prononcé en présentant la loi des budgets, j’ai évalué à trois millions l’insuffisance des ressources du trésor. J’ai en même temps annoncé à la chambre que des voies et moyens lui seraient présentés pour faire face à cette insuffisance de trois millions ; mais j’ai, en outre, fait remarquer que nous espérions quelques réductions dans la rente.
Je ne suis pas entré dans des développements pour expliquer comment j’espérais opérer ces réductions, mais il doit être évident pour tout le monde aujourd’hui que j’avais en vue l’opération de la conversion.
Je devais accompagner cette opération d’une autre, qui consistait à consolider une partie de la dette flottante.
Messieurs, la dette flottante, telle qu’elle est décrétée par la loi du budget, est de 21,500,000 fr. Cependant je n’ai porté au budget des dépenses qu’une somme de 500,000 fr. pour intérêts de cette dette flottante. Voici, messieurs, pourquoi je n’ai pas été obligé de faire figurer un chiffre plus élevé : c’est que j’avais encore dans les caisses publiques 12 millions environ des fonds provenant des derniers emprunts ; et à ce moment même, il en reste encore 11 millions qui sont destinés aux travaux du chemin de fer, de l’entrepôt d’Anvers, des routes du Luxembourg, et du canal de Bois-le-Duc. J’ai donc cru pouvoir ne porter que 500,000 fr. pour intérêts d’une dette flottante de 21,500,000 fr.
Dans la loi qui a décrété la conversion, j’ai demandé la consolidation d’une partie de la dette flottante de 10 millions. Le résultat, messieurs, est un accroissement de dépenses de 550,000 fr., à savoir 450,000 fr. pour intérêt et 100,000 fr pour l’amortissement.
Le dégrèvement qui provient de l’opération de la conversion est de 1,540,000 fr. ; il est donc plus élevé encore que celui qui a été indiqué. Après déduction des 550,000 fr. de dépenses à résulter de la consolidation de la dette flottante, il reste un boni de 990,000 francs.
Admettons encore que je ne doive plus porter en dépenses pour la dette flottante 500,000 fr. comme je l’ai fait cette année, mais seulement 200,000 fr., c’est-à-dire, qu’il y ait une diminution de dépenses de 300,000 fr. La différence qui se présenterait alors dans la situation que j ai exposée au mois de novembre dernier, serait un boni de 1,240,000 fr.
On a parle de valeurs qui doivent éteindre la dette flottante. L’honorable M. de Naeyer en a fait mention ; ces valeurs existent, il est vrai ; mais l’honorable membre remarque bien que si nous éteignons la dette flottante au moyen de ces valeurs, nous perdrons les intérêts de celles-ci, intérêts qui figurent maintenant au budget des recettes, de sorte que la situation restera la même.
La loi des pensions que nous avons récemment votée, doit opérer successivement des économies. Mais ses conséquences immédiates seront une aggravation de dépenses, parce que la chambre a décidé que les pensions des veuves et des orphelins actuellement existantes seraient à charge du trésor public. J’évalue à 550,000 fr. cette aggravation de charges qui diminuera, il est vrai, d’année en année.
Voila donc le boni dont j’ai parlé tout à l’heure réduit à 740,000 francs. Il est prudent, messieurs, de réserver cette somme de 740,000 fr. pour couvrir des dépenses éventuelles et je rappellerai à cette occasion que plusieurs membres de la chambre m’ont reproché, lors de la discussion du budget, de n’avoir promis la création de nouvelles ressources qui jusqu’à concurrence de 3 millions ; ces 3 millions n’établissant qu’un équilibre rigoureux sans laisser aucun excédant pour couvrir des dépenses éventuelles ; ce reproche m’a été adressé par différents orateurs. J’aurai pu y répondre ; j’avais en vue une opération financière dont je ne croyais pas qu’il fût utile alors d’entretenir la chambre. J’ai préféré subir le reproche sauf à prouver plus tard qu’il n’était pas fondé.
Messieurs, j’indiquerai maintenant quelques-unes des dépenses auxquelles nous avons encore à pourvoir. Vous savez que les frais de construction du canal de Zelzaete ont été évalués au minimum, à quatre millions. Je rappellerai, à cet égard, que lorsque j’ai évalué à 1,300,000 fr. une partie de l’insuffisance de nos ressources, je n’entendais pas parler des sommes capitales que le gouvernement devait encore demander aux chambres, car naturellement dans 1,300,000 fr., je ne pouvais pas comprendre les 2,700,000 fr. qui restaient à dépenser pour le canal de Zelzaete, et les crédits assez considérables qui seront nécessaires pour compléter les lignes du chemin de fer, les doubles voies, les stations ; les 508,000 fr. que coûtera le rendiguement du polder de Lillo, et la somme qu’exigera l’achèvement du canal de la Campine. D’après les appréciations faites au commencement de 1843, cette voie de communication coûtera 3,970,000 fr. ; il a été voté 1,750,000 fr. dans la dernière loi d’emprunt. Reste donc encore à demander 2,220,000 fr.
Je rappellerai, messieurs, que le gouvernement a fait aussi mention des dépenses qui doivent résulter de l’amélioration du sort de la magistrature, nécessairement nous devons demander les moyens de faire face à cette nouvelle dépense ; nous ne pouvons pas décréter d’abord la dépense, sauf à trouver ensuite des ressources pour la couvrir. Ce serait là marcher dans une très fausse voie.
L’insuffisance provient aussi, messieurs, comme je l’ai fait remarquer, de ce que nous avons porté au budget une somme de 1,350,000 francs provenant de la vente de biens domaniaux.
L’honorable M. de Naeyer a fait observer, dans la dernière séance, que nous aurions encore de pareilles recettes. Cela est vrai jusqu’à un certain point ; nous n’avons plus de recouvrements aussi considérables à opérer, et d’ailleurs, n’a-t-on pas aussi reproché mainte fois au gouvernement d’avoir porté dans les voies et moyens, destinés à faire face aux dépenses ordinaires, des capitaux, des produits de la veille de biens domaniaux. Sans doute, si nous le voulions, nous pourrions, au moyen de capitaux, au moyen de sommes provenant de nouvelles aliénations de biens domaniaux, équilibrer, pendant 8 ou 10 ans, nos budgets, sans demander un accroissement de charges. Mais c’est précisément cet état de choses qui a été si sévèrement blâmé plusieurs fois et que nous ne voulons pas maintenir.
Maintenant, messieurs, est-ce 3 millions que nous venons demander par la loi telle qu’elle est en discussion ? Si tous les approvisionnements pouvaient être atteints, nous pourrions espérer une recette annuelle de 2,500,000 fr., mais il est évident qu’on parviendra à en soustraire une partie aux recherches de l’administration. Nous ne pouvons donc pas compter sur 2,500,000 fr., au moins pendant les premières années. Admettons que le droit tel qu’il est maintenant proposé par la section centrale nous procure 2 millions, il restera alors à créer un million de nouvelles ressources. Supposons maintenant que la loi sur les droits différentiels et la loi sur le sel nous fournissent 500,000 francs, ce qui est cependant douteux. Je n’ai pas, quant aux droits différentiels, une opinion bien formée sur ce qu’ils pourront produire. Je ne sais pas si nous recevons encore du bois scié du Nord, il est possible que nous n’en recevions plus. Or, si l’on n’importe plus que du bois en grume, l’augmentation qui résultera de la fixation nouvelle sera insignifiante. Quoi qu’il en soit, admettons que la loi sur les droits différentiels et la loi sur le sel produisent une augmentation de revenus de 500,000 fr. Il resterait donc à créer de nouvelles ressources jusqu’à concurrence de 500,000 fr., par les autres moyens que j’ai indiqués et qu’on a rappelés dans la discussion. Je parle toujours dans l’hypothèse qu’agissant avec prévoyance nous réservions un excédant de 740,000 fr.
J’ai examiné l’amendement proposé par l’honorable prince de Chimay, au lieu d’une ressource qui, ainsi que je l’ai dit tout à l’heure, s’élèverait au minimum à 2 millions, cet amendement ne nous donnerait qu’une ressource de 620,000 fr.
Un membre. - En sus de ce qui existe ?
M. le ministre des finances (M. Mercier) - Oui, en sus de ce qui existe ; ce qui existe est porté en recette : encore ces 620,000 francs doivent subir la même réduction proportionnelle que l’évaluation de 2,500,000 fr. dont je viens de parler, et cela à cause des approvisionnements existants. Pour que l’amendement procure cette ressource au trésor, il faut qu’il soit compris dans ce sens que le droit de 2 francs 50 cent, étant porte à 10 fr , c’est-à-dire quadruplé, le droit de 5 fr. doit être porté à 20 fr., en un mot que tous les droits actuels doivent être quadruplés. Et, bien, messieurs, dans cette supposition même, l’augmentation de revenus n’atteindrait pas même le chiffre de 620,000 fr., et dès lors nous resterions dans l’ornière des déficits.
On a allégué que le chemin de fer allait procurer une augmentation de ressources. Après un nouvel examen, messieurs, je ne partage pas cette opinion ; remarquez bien, messieurs, que c’est pendant le second semestre de 1843 que les sections de Namur et de Verviers, ainsi que la section de cette dernière ville à la frontière prussienne, ont été mises en exploitation. En comparant les recettes des cinq derniers mois de 1842 à celles des cinq derniers mots de 1843, on trouve une augmentation de 1,404,000 fr. Cette différence, je l’attribue en très grande partie au moins, à l’ouverture des nouvelles sections que je viens d’indiquer. En comparant ensuite les recettes des cinq premiers mois de 1843 à celles des 5 premiers mois de 1844, on ne trouve plus qu’une augmentation de 1,004,000 fr.
Il y a donc une différence plus forte entre les cinq derniers mois de 1842 et les cinq derniers mois de 1843 qu’entre les cinq premiers mois de 1843 et les cinq premiers mois de 1844 ; d’où j’infère qu’il n’est pas probable que les prévisions soient dépassées. Je ferai, en outre, remarquer à la chambre qu’en 1844 le temps a été beaucoup plus favorable aux recettes du chemin de fer qu’il ne l’a été en 1843. Chacun sait quelle influence le temps exerce sur les produits du chemin de fer. Je ne pense donc pas, messieurs, que les prévisions soient dépassées, et il serait extrêmement imprévoyant de baser sur une pareille espérance le refus de nouvelles ressources.
J’ai annoncé, messieurs, que le droit sur les sucres donnerait probablement un excédant de recettes par rapport aux prévisions. En effet, nous pouvons considérer aujourd’hui comme certaine une augmentation de 2 à 300 mille francs sur cet objet, mais il se peut aussi que sur d’autres branches de recettes nous n’obtenions pas entièrement le chiffre des prévisions. Par exemple l’accise sur la bière semble devoir produire un peu moins. Je ne pense donc pas que, toute compensation faite, on doive compter sur des recettes supérieures aux prévisions. Cela peut arriver, mais nous ne pouvons pas l’inférer des faits connus jusqu’à présent.
Je terminerai, messieurs, par une réflexion. Je comprends très bien que ceux qui ne veulent pas l’augmentation des traitements des membres de l’ordre judiciaire, que ceux qui croient, contrairement à l’opinion du gouvernement, que des réductions pourront être faites sur les dépenses de l’armée, que ceux qui pensent que l’on peut comprendre dans les recettes ordinaires les produits de la vente de domaines au lieu des capitaux, je comprends que ceux-là soutiennent qu’il est inutile de voter de nouvelles ressources, mais je ne le comprendrais pas, de la part de ceux qui partagent, sur ces trois points, l’opinion du gouvernement.
M. de Garcia. - Messieurs, la discussion actuelle a pris des proportions immenses. A part la question politique qu’on a cherché à poindre, il n’est presqu’aucun acte de l’administration en général auquel on se soit référé dans le cours de ces débats. Je ferai tous mes efforts pour être aussi court que possible, et pour restreindre la question à ses véritables limites.
La question actuelle peut s’apprécier à trois points de vue généraux. D’abord, faut-il créer de nouvelles ressources pour le trésor public ? ensuite, le tabac est-il une matière imposable ? en troisième lieu, quel est le meilleur système d’impôt dans l’intérêt du trésor public et dans celui des contribuables ?
Je crois que si nous voulons nous renfermer dans l’examen de ces trois questions, la discussion arrivera bientôt à son terme, à son dénouement.
Peut-on raisonnablement dire en présence des tendances progressives manifestées par la chambre, peut-on dire que nos ressources suffisent ? Pour ma part je ne le crois pas. M. le ministre des finances vient de vous faire le tableau de vos ressources réelles, comme celui de vos dépenses. Généralement je partage ses idées à cet égard ; mais je regrette de ne pouvoir en reconnaître la justesse en tout point. M. le ministre dit que la loi nouvelle des pensions devait réaliser des économies. Je ne puis me ranger à son avis, et le temps peut être seul juge entre son opinion et la mienne. Je regrette surtout que M. le ministre nous ait présenté le chemin de fer comme étant arrivé à l’apogée de son revenu...
M. le ministre des finances (M. Mercier) - Je prie l’honorable M. de Garcia de me permettre de faire une observation ; j’ai simplement argumenté des faits connus jusqu’à ce jour ; je ne prétends pas que le chemin de fer ne produira pas davantage.
M. de Garcia. - Je serais fâché que les paroles de M. le ministre des finances pussent faire croire au pays que le chemin de fer n’est pas appelé à procurer d’abondantes ressources au trésor. Pour ma part, je suis convaincu aujourd’hui (car je n’ai pas toujours eu cette conviction) qu’à l’aide d’améliorations dans cette branche importante de l’administration publique, soit sous le rapport des économies à opérer dans le rouage de l’administration, soit sous le rapport du perfectionnement dans les tarifs, je suis convaincu, dis-je, que cette grande conception est appelée à servir utilement non seulement les intérêts du trésor, mais encore les intérêts matériels du pays. Ce n’est pas le moment de traiter cet objet, et nous passons à l’objet en discussion.
Messieurs, il est une considération qui me fait croire que le trésor a nécessairement besoin de nouvelles ressources. Avons-nous oublié les discussions auxquelles a donné lieu le budget des travaux publics ?
Sur tous les bancs de cette chambre, on s’est plaint de ce que les voies fluviales n’étaient pas dans l’état où elles devraient se trouver ; on s’est plaint de l’envasement, des inondations ; on a réclamé des améliorations de toutes parts. C’est dans cet état de choses que vous croyez vos finances suffisantes pour pourvoir à tous les inconvénients, à tous les besoins signalés dans cette enceinte, aux intérêts généraux du pays ? Si la chambre persiste dans les améliorations qu’elle a indiquées et auxquelles je donnerai la main toutes les fois que la nécessité en sera démontrée, bien certainement vos ressources seront insuffisantes.
On a parlé souvent aussi d’augmentation de traitement en faveur des membres de l’ordre judiciaire. Mais pouvez-vous vous empêcher de reconnaître que d’autres fonctionnaires publics, et notamment les commissaires d’arrondissement, ne sont pas suffisamment payés ? Non seulement dans cette chambre, mais encore dans une autre enceinte, il a été dit qu’on n’accorderait une augmentation de traitement aux magistrats de l’ordre judiciaire, qu’autant que l’on assurera aussi aux autres fonctionnaires publics une position digne des fonctions qu’ils occupent.
Messieurs, au risque de m’entendre encore accuser de consulter ici un intérêt de localité, je ne puis me dispenser de vous signaler une dépense, qui devra tôt ou tard incomber au pays. Pouvez-vous méconnaître la situation de la Meuse ? Vous donnez 200,000 francs pour faire quelques essais ; et sans doute ce n’est pas en vain et pour le seul plaisir de faire des expériences que vous avez fait opérer ces mesures. Il ne faut pas vous le dissimuler, plus tard vous aurez à voter de fortes dépenses pour rendre ce fleuve navigable dans toute sa longueur. L’importance de cette navigation a été signalée plus de vingt fois dans cette enceinte, et ce n’est pas le moment de s’y arrêter. Dans cet état, je croirais abuser des moments de la chambre, si j’insistais davantage sur la nécessité d’augmenter les ressources du trésor.
La seconde question à examiner est celle de savoir si le tabac est une matière imposable.
Je vous avoue que j’ai été fort étonné d’entendre quelques orateurs présenter le tabac comme une substance de première nécessité pour le peuple. Quant à moi, je considère le tabac comme un objet de luxe, pour le pauvre ainsi que pour le riche ; je vais plus loin ; je considère son usage comme une chose fatale aux vrais besoins comme aux vrais intérêts du peuple. Je connais la classe ouvrière et je sais jusqu’à quel point elle s’est créée des véritables habitudes de luxe, des habitudes qui ne se satisfont qu’au détriment du pain et d’autres besoins de famille ! Je vis près des ouvriers, je connais leur position, et je puis dire que souvent le fumeur de la famille empêche les autres d’avoir les choses les plus nécessaires, le pain et la bière (interruption) ; oui, le fumeur est souvent le vampire de la famille, c’est lui qui bien des fois consomme la substance nécessaire à la famille.
On a encore présenté le fumeur comme ne pouvant se passer du tabac dont il a contracté l’habitude ; mais raisonner d’une habitude aussi enracinée, c’est raisonner d’une exception. En général, les fumeurs peuvent très bien se passer de fumer, sans nuire à leur santé. A l’appui de ce que j’avance, je citerai un fait. On ne sait peut-être pas que dans la plupart des baux, et je garantis ce fait pour la province de Namur, il existe une clause formelle qui interdit aux fermiers de prendre des domestiques qui fument. Cette défense s’étend même aux ouvriers maçons. Personne ne se plaint d’une semblable interdiction.
Il n’est donc pas exact de dire que le tabac soit un objet de première nécessité pour le peuple ; le tabac est, au contraire, une matière véritablement de luxe pour toutes les classes de la société, une matière essentiellement imposable.
On a comparé, sous ce rapport, le tabac au sel ; mais la différence est du tout au tout. Si je ne regarde pas le tabac comme un objet de première nécessité pour le peuple, je reconnais que c’est un malheur, que dans une famille pauvre on doive économiser sur le sel, cette denrée essentielle, non seulement dans l’intérêt et pour la conservation de la santé des hommes, mais encore des animaux. Tout impôt qui force une famille à faire une économie sur cette matière, est un impôt funeste, est un impôt déplorable qu’on doit chercher à faire disparaître. Mais il n’en est nullement de même du tabac.
En vérité, messieurs, je ne sais si je dois insister davantage sur ce point car sur tous les bancs de cette chambre, on a signalé souvent le tabac comme une matière imposable. Chaque fois que nous étions menacés de centimes additionnels, de contributions nouvelles, mes amis, mes commettants n’hésitaient pas à me dire : Pourquoi donc n’imposez-vous pas le tabac ? Partout on tient le même langage ; les députés de différentes provinces s’en faisaient les échos, et maintenant on vient nous présenter le tabac comme une matière de première nécessité, commue une matière non imposable. Je m’explique difficilement, ou plutôt je ne m’explique nullement, ce revirement dans les opinions.
D’un autre côté, je ne crains de le dire, nous devons remercier M. le ministre des finances d’avoir eu le courage, en présence des besoins publics, de présenter un projet de loi, un système d’impôt nouveau. A-t-on oublié les reproches insultants adressés à tous les ministres passés ? A-t-on oublié qu’on leur reprochait de ne savoir créer aucune base nouvelle d’impôt ? Vous venez toujours, leur disait-on, avec des centimes additionnels sur les impôts existants. A ce prix-là et avec de telles mesures, tout le monde peut être ministre des finances. Voilà le langage qu’on tenait. Eh bien, M. le ministre des finances vient nous présenter un projet de loi, pour créer une nouvelle base de ressources publiques ; la majorité de la chambre peut sans doute refuser sou assentiment à quelques dispositions de la loi, mais nous n’en devons pas moins savoir gré à M. le ministre des finances d’avoir présenté son projet.
Je passe au système.
Le système de la loi a plusieurs bases : l’impôt de douanes, l’impôt à la plantation, l’impôt au point de vue de l’accise.
Quant à moi, quoique je croie que le trésor a encore besoin de grandes ressources pour marcher dans le progrès et les améliorations, j’avoue cependant qu’en présence de la répugnance nationale contre tout ce qui peut ressembler aux droits réunis, je reculerai aussi devant la disposition de loi qui tend à consacrer le système d’accise ; je reculerai devant cette disposition, bien qu’elle ne me paraisse pas avoir tous les inconvénients des droits réunis. Je crois qu’il est préférable que le gouvernement borne son impôt à un droit de douane et à un droit à la plantation. Je crois qu’on devrait être satisfait, si l’on pouvait tirer du tabac un impôt de 1,500,000 à 2,000,000 de francs. On pourrait, au besoin, joindre à ces deux droits une licence de débit. L’impôt pourrait produire alors une somme de 2 millions. Lorsque nous en serons venus aux articles, quelques-uns de mes honorables collègues et moi nous nous proposons de présenter un amendement propre à atteindre ce but.
Je demande maintenant la permission de répondre quelques mots à l’honorable M. Orts.
L’honorable membre a dit qu’en fait de lois, la rétroactivité est une monstruosité. Il y a quelque chose de vrai dans cette qualification, surtout en matière de lois civiles. Mais lorsqu’il s’agit de lois d’impôt, le système de rétroactivité a-t-il la même portée, surtout dans l’espèce actuelle ? Qu’a dit, en effet, M. le ministre des finances ? « Nous percevons, a-t-il dit, l’impôt sur la consommation. » Ainsi, tant que le tabac n’est pas livré au consommateur, on ne peut pas dire qu’il y a rétroactivité en fait. Dans le système du ministre, ce n’est pas sur l’entrée du tabac, mais sur la consommation dans le pays, qu’on établit le droit, et c’est tellement vrai qu’on restitue le droit à l’exportation.
Messieurs, on a aussi reproché à M. le rapporteur d’être tombé dans de graves erreurs à l’occasion des exemples qu’il a invoqués pour démontrer que la loi actuelle n’opérait pas plus de rétroactivité que toutes les autres lois fiscales. Je ne puis être de cet avis, et, selon moi, il est impossible de concevoir aucune loi d’impôt qui n’ait un effet direct ou indirect de rétroactivité. Les observations de M. Orts lui-même m’ont suggéré un exemple frappant de rétroactivité analogue à ceux cités par le rapporteur. Je loue une maison pour faire un commerce, toutes les contributions sont à ma charge. Je calcule pour faire mon commerce, le prix de mon loyer, la contribution foncière au moment ou je loue, la contribution personnelle et la patente.
Une loi survient qui met 10 centimes additionnels sur toutes mes contributions. Evidemment, dans cette hypothèse comme dans la loi actuelle, il y a effet rétroactif, effet rétroactif peut-être plus sensible que celui signalé par M. Orts, du chef de vente de marchandises faite à l’avance ; cette mesure dérange toute l’économie d’un commerce et de toute entreprise quelconque. Jamais pourtant semblable disposition législative n’a soulevé les attaques et les objections qu’on oppose au projet de loi actuel.
Pour combattre la rétroactivité, on a cité le droit romain, je ne sais ce que le droit romain peut avoir à faire avec des lois d’impôt, car le droit romain ne trouve son application qu’aux matières civiles.
On a parlé ensuite des lois de la convention qu’on vous a présentées comme monstrueuse au point de vue de la rétroactivité ! Où vous a parlé du salus populi qui était la suprema lex.
En vérité, messieurs, je ne sais jusqu’à quel point les mesures utiles, décrétées par l’illustre assemblée à laquelle on a fait allusion, peuvent intervenir dans la loi des tabacs. Les lois terribles de cette assemblée étaient dictées par les nécessités du temps, et le salut du peuple fut la loi suprême. Ces lois n’ont nulle analogie avec des lois fiscales et ne peuvent avoir aucune influence ni favorable, ni défavorable au cas actuel. Au surplus, messieurs, si la convention n’avait pas agi comme elle l’a fait, les fidei-commis, les majorats, les droits féodaux et toutes les coutumes et les restes hideux du moyen-âge qu’elle a détruits, vous les auriez encore aujourd’hui, et ce que Voltaire a qualifié d’habit d’arlequin couvrirait encore l’Europe.
M. Castiau. - Très bien !
M. de Garcia. - D’après ces considérations, je déclare que je voterai pour un droit de douanes sur le tabac et pour un droit proportionnel à la culture. Si cette double base ne donnait pas au trésor le produit nécessaire, je me rallierais à toute proposition qui aurait pour but d’y adjoindre une licence pour le débit.
M. Rogier. - Messieurs, je voterai contre la loi qui nous est proposée. Ce sera la première fois qu’il me sera arrivé de me prononcer dans cette enceinte contre une proposition d’augmentation d’impôt. J’ai toujours compris la nécessité de fortifier le trésor public contre les chances de l’avenir. Ce n’est donc pas sans quelque regret que, dans cette circonstance, je suis forcé de me séparer de mes antécédents en matière d’impôt, en me prononçant d’une manière absolue contre la mesure proposée. J’espère que cette opinion sera partagée par une très grande majorité dans cette enceinte. Cette fois, je n’aurai pas même l’avantage, comme dans le vote des centimes additionnels, de pouvoir m’abstenir et de me rapprocher autant que possible du ministère qui s’est trouvé seul pour adopter les centimes qu’il proposait.
Messieurs, le refus de subsides est dans les droits, souvent dans les devoirs de l’opposition. A ce point de vue seul, je pourrais refuser l’impôt qui nous est demandé par un ministère qui ne possède pas ma confiance. Mais je puise mes motifs de refus dans d’autres raisons encore que mon défaut de confiance. D’abord la première condition pour introduire un nouvel impôt, c’est sa nécessité. Or la situation du trésor s’est grandement améliorée. M. le ministre a beau vouloir en dissimuler ou en atténuer les résultats, il ne peut nier qu’il y a amélioration notable dans notre situation financière. Mais, dit-il, cette amélioration notable ne suffit pas ; il y a encore une insuffisance à combler.
Je veux bien admettre qu’il y a insuffisance ; j’irai plus loin, je veux bien admettre qu’alors qu’il n’y aurait pas insuffisance, il peut être d’une sage politique d’augmenter les ressources pour les besoins éventuels ; mais ces deux points admis, est-ce au tabac, au tabac seul qu’il faut recourir pour combler le déficit actuel, ou pour parer aux éventualités de l’avenir ? N’y a-t-il pas d’autres ressources que le tabac ? Pourquoi s’adresser exclusivement à une branche de commerce, à une branche d’agriculture, à une branche d’industrie florissante, la seule peut-être qui se reconnaisse florissante dans le pays ? Pourquoi s’en prendre précisément à un objet qui forme la base d’une multitude d’opérations commerciales sur lequel reposent une masse d’intérêts ? Mon intention n’est pas de faire ressortir longuement toute l’importance de l’industrie du tabac, mais permettez-moi seulement de vous dire comment, dans un pays voisin, cette importance est appréciée.
Dans un écrit qui a pour but de démontrer de la possibilité d’une réunion douanière de la Belgique et de la France, et de combattre les arguments politiques et administratifs qu’on oppose surtout en Belgique à l’idée d’une réunion douanière, M. de La Hourais, s’explique de la manière suivante sur l’industrie des tabacs en Belgique, industrie dont il avait à son de point de vue intérêt à dissimuler l’importance :
« D’un autre côté, on peut dire qu’en Belgique cette industrie, grâce à la liberté dont elle a toujours joui depuis plus d’un quart de siècle, y a pris un énorme développement. Le bas prix et la bonté relative de cette denrée, en rendant la consommation du tabac plus générale peut-être que dans les autres pays, ont successivement donné naissance à une foule d’industries lucratives, qui, après l’introduction du nouveau régime (la réunion et le monopole) se verraient menacées d’un anéantissement total, ou tout au moins d’une perturbation fâcheuse. Ainsi, sans parler de la culture du tabac, qui est pour ainsi dire concentrée dans une partie de la Flandre occidentale, dans les environs de Courtrai, et même d’Ypres, de Poperinghe, la vente, l’entreposage, la fabrication et le débit des tabacs, soit sous ses qualités diverses, soit sous ses différents mélanges, occupent une foule d’individus et font vivre une multitude de gens plus grande, proportionnellement que dans les autres pays. On comprend donc que la Belgique de son côté, tienne à cette industrie, que, chez elle, elle est on peut dire générale, car le tabac s’y vend partout, presque à toutes les portes. Un individu qui ne sait ou ne peut rien faire, s’y fait marchand de tabac. »
Certes, il ne faut pas admettre dans sa généralité la dernière phrase ; mais elle prouve du moins à quel point cette industrie, ce commerce sont entrés dans les mœurs, dans les besoins du pays, comme tout le passage que je viens ne citer démontre combien le gouvernement aurait dû réfléchir avant de frapper d’un impôt hors de proportion avec l’impôt actuel une pareille branche de l’activité nationale.
Je dirai au surplus, que toujours tous les antécédents du gouvernement et des chambres, s’ils ont été pour une augmentation d’impôt sur le tabac, ont été contraires à un impôt élevé. Je rappellerai tout à l’heure des opinions qui feront certainement autorité dans cette enceinte.
J’ai dit que ce n’est pas au tabac seul qu’il faut s’adresser pour couvrir l’insuffisance du trésor, si insuffisance il y a.
La loi des sucres, reconnue par toutes les opinions, par tous les intéressés, si ruineuse, aurait pu, par un remaniement sage, devenu nécessaire, et qui sera jugé peut-être indispensable avant une année, aurait pu rapporter un ou deux millions de plus. D’après les calculs présentés par M. le ministre des finances, les sucres mis en consommation en 1844 ont été de 15 millions de kilog.
Eh bien, 15 millions de kilog. de sucre exotique frappés d’un droit de 40 francs rapporteraient 6 millions net au trésor.
Je sais que, dans ce système, le sucre de betterave ne pourrait pas conserver sa misérable existence. Mais au moins le trésor serait assuré d’un revenu net de 6 millions de francs. Avec cela on peut pourvoir à bien des dépenses ; on peut réparer bien des dommages ; on pourrait au besoin indemniser l’industrie du sucre de betterave. Il ne serait plus question de primes d’exportation ; on pourrait, je le répète, obtenir 6 millions net en frappant 15 millions de sucre exotique.
Voilà ce que j’ai demandé ; voilà ce que le gouvernement avait demandé dans la loi des sucres, au lieu de cette loi bâtarde, qui ne satisfait à aucun intérêt.
M. le ministre des finances devrait éprouver d’autant moins de difficultés à revenir sur la loi des sucres, que lui-même n’a pas voulu la voter ; il s’est abstenu, parce qu’il ne voulait, a-t-il dit, pas voter pour une loi qui portait en elle-même la mort d’une industrie.
Par une meilleure loi sur les céréales, nous pourrions faire rentrer au trésor plusieurs centaines de mille francs par an. La loi des céréales est mauvaise : mauvaise pour le commerce, mauvaise pour l’agriculture, mauvaise pour le trésor. Pendant trois ans, les céréales étrangères sont entrées dans le pays sans payer aucun droit. En substituant un droit fixe consenti par l’agriculture au droit échelonné, il y aurait dans les céréales seules une ressource de plusieurs centaines de mille francs par an.
L’honorable rapporteur de la section centrale a rappelé avec regret que, lors de la loi de la conversion, il n’a pas été appuyé dans cette enceinte, lorsqu’il a proposé de convertir en 4, au lieu de 4 1/2. L’honorable rapporteur voudra bien se rappeler que j’ai émis avec lui l’opinion que le gouvernement devait avoir plus de confiance en lui-même, dans le pays et dans son avenir, qu’il ne devait pas hésiter à convertir en 4, au lieu de 4 1/2. De ce chef il y aurait eu 500,000 fr. de plus de ressources annuelles pour le trésor. Ce qui est passé est passé. Les événements ont donné raison à ceux qui pensaient qu’on pouvait sans danger essayer de convertir en 4, puisque pas un centime de remboursement à 4 1/2 n’a été demandé.
Je parle ici pour l’avenir. J’espère que, dans les opérations si importantes qui restent à faire, on aura un peu plus égard à la vraie situation du pays, à la puissance de son crédit et aux intérêts du trésor.
On a dit qu’une augmentation de droits sur le tabac avait été réclamée dans tout le pays, que le tabac était essentiellement imposable. Moi-même, dans l’énumération des ressources que j’ai plus d’une fois indiquées au gouvernement, j’ai fait figurer le tabac. Mais avons-nous entendu par là un bouleversement complet de cette branche d’industrie, de commerce, d’agriculture ? Avions-nous pensé qu’on élèverait le droit de 2 fr. 50 c. à 45 fr. et que ce droit serait accompagné d’une masse de formalités tellement repoussantes, que M. le ministre des finances, avant même que la loi arrivât à la discussion publique, y avait renoncé en grande partie ! Le projet du gouvernement, mis en regard de celui de la section centrale, n’est plus, en effet, le projet primitif : 18 de ses articles en ont été retranchés.
Le tabac est, dit-on, une matière essentiellement imposable. Entendons-nous. Si tous les objets de grande consommation sont essentiellement imposables, le coton, la laine, ne sont-ils pas à ce titre essentiellement imposables ? Cependant vous ne les imposez pas. En les imposant, vous pourriez obtenir un million ou deux. C’est avec le coton en laine qu’on fait des étoffes pour ameublements et vêtements, c’est avec la laine qu’on fait les beaux habits des messieurs de Belgique. Mais vous n’imposez pas ces matières, parce que ce sont les matières premières de deux industries importantes. Mais le tabac n’est-il pas aussi la matière première d’une industrie importante ?
Cette industrie a le caractère particulier qu’elle occupe une masse d’ouvriers dans leur domicile, auprès du foyer domestique, et ne rassemble pas sur un point des masses de travailleurs. Et si l’industrie des tabac a certaines conséquences qu’une morale rigide peut blâmer, elle a aussi, comme industrie spéciale, des avantages que ne présentent pas les industries que je viens de citer.
Ainsi, comme matière première, je nie que le tabac soit essentiellement imposable.
Le tabac, ajoute-t-on, est un objet de grande consommation. Donc, il faut l’imposer. L’honorable M. de Garcia vient de dire : L’ouvrier dépense son argent à fumer, il prive sa famille de nourriture. Mais s’il fait cela, n’est-ce pas que le tabac est devenu pour lui un premier besoin ? Ne serait-ce pas un motif pour diminuer plutôt que pour augmenter le prix de cette matière indispensable à l’ouvrier ?
On a beau dire, les menus plaisirs du peuple ne sont pas tellement nombreux qu’il faille chercher à les diminuer. Comptez-vous supprimer l’usage du tabac dans la classe ouvrière ? Autant vaudrait songer à supprimer l’usage de la bière, pour beaucoup même l’usage du pain. Je pose en fait qu’il est beaucoup d’ouvriers à qui le tabac est aussi indispensable que le pain. Voulez-vous enlever tout plaisir à la classe ouvrière ? Au lieu de restreindre le cercle déjà si borné de ses jouissances, tâchez au contraire de l’élargir autant que possible.
Loin de nous l’idée de vouloir engager violemment la classe ouvrière dans cette question. Je sais que dans cette enceinte ce qu’on appelle les déclamations philanthropiques ne rencontrent pas beaucoup de sympathie. Mais, d’un autre côté, il ne faut pas confondre les déclamations philanthropiques, auxquelles d’ailleurs personne ne se livre dans cette enceinte, avec le sentiment vrai des besoins populaires.
C’est peu de chose, dit-on, que 45 fr. par 100 kil. de tabac, Mais quelques centimes ajoutés à quelques centimes, c’est beaucoup pour celui qui a peu à dépenser. Trois centimes pour l’ouvrier qui gagne un franc, c’est plus que trois francs pour celui qui gagne cent francs. Quand l’ouvrier s’est nourri et vêtu, ainsi que sa famille, et qu’il a payé son loyer, que lui reste-t-il pour ses menus plaisirs ? Que lui reste-t-il pour sa pipe et son verre de bière ? Si vous augmentez d’une manière exagérée le prix du tabac, il fumera moins ; mais il boira plus ; il boira plus de genièvre. J’aime mieux qu’il fume et qu’il boive moins de genièvre.
Quelques centimes sur des objets consommés par le peuple se font sentir d’une manière très dure. Je sais que nous sommes très loin des événements qui se sont passés, il y a peu de temps, dans un autre pays ; que, grâce à Dieu, jamais la Belgique n’aura à redouter de tels événements. Mais rappelez-vous ce qui arriva naguère dans un pays de gouvernement absolu, où la police administrative est très sévère, où l’on est sous le régime de la force militaire. Rappelez-vous que l’augmentation d’un demi-kreutzer, par mesure de bière, a provoqué les troubles les plus graves parmi la population si tranquille et si froide de Munich.
Rien n’a plus surpris ceux qui ont eu l’occasion d’étudier d’un peu près les habitants de Munich, que d’apprendre à quels excès ils s’étaient livrés tout à coup, pour une augmentation si légère sur le prix de la bière.
Du reste, je montrerai ultérieurement que je ne suis pas plus absolu dans cette circonstance que dans d’autres, et m’associant à un droit modéré, qui n’apporterait pas de perturbations dans les relations industrielles et commerciales et qui ne serait pas sensible pour la classe ouvrière qui consomme surtout le tabac.
Reste à examiner le tabac comme branche de commerce.
Après ce qui s’est passé récemment, je me figurais qu’on aurait eu sinon quelque sympathie, au moins quelque ménagement pour le commerce : vain espoir ! nous sommes encore sous le coup de la violence faite au commerce par la loi des droits différentiels, et nous voilà forcés de soutenir de nouvelles luttes.
Une seule branche de commerce était dans un état de prospérité. Cette prospérité, elle la devait à la révolution. Toutes les opinions doivent le reconnaître. A ce titre seul, elle a toutes mes sympathies. Cette branche de commerce qui avait fleuri depuis et par la révolution, qui était seule restée debout au milieu de tant de ruines diverses, elle est menacée à son tour !
Il n’a pas suffi au gouvernement et aux chambres d’avoir sacrifié les céréales, le sucre, le café. Restait le tabac, le tabac seul ; vite, il faut une loi qui le supprime. Après le tabac, je demande sur quelle branche de commerce le gouvernement et la majorité des chambres voudront expérimenter. Je n’en connais malheureusement plus. Je me suis résolu, messieurs, à rassembler tout ce que je puis avoir de force et d’influence dans cette enceinte pour résister au mouvement déplorable qui nous entraîne dans de pareilles voies. Nous tâcherons de remplacer le nombre par l’énergie, et l’énergie, du moins, ne nous fera pas défaut.
D’après les considérations que je viens de faire valoir, je devrais rejeter toute la loi, repousser toute espèce d’augmentation. Eh bien, je n’irai pas jusque-là. Voulant garantir dans l’avenir le commerce de toute perturbation nouvelle, j’admettrai une augmentation modérée, raisonnable, et j’irai même plus loin dans mes concessions que n’allait le gouvernement, il n’y a pas encore bien longtemps.
En 1838, messieurs, lorsque l’honorable M. d’Huart siégeait au banc ministériel, il a compris et fait sentir la nécessité de ménager cette branche si intéressante d’activité nationale. Permettez-moi, messieurs, de vous rappeler quelques passages de la discussion qui eut lieu à cette époque.
Vous vous rappelez qu’en 1838 on proposa de porter le droit, qui était de 65 cents sur les tabacs d’Ukraine, à 5 fr. ; de porter de 70-80 cents à 2 fr. 50 c. le droit sur les tabacs communs Virginie, Maryland, Amérique septentrionale ; de 1 florin à 5 francs le droit sur le Porto-Rico, etc. ; de 6 florins à 25 francs sur le Varinas ; de 12 et 24 florins à 100 fr. sur les cigares.
Voici comment l’honorable M. d’Huart, à qui on ne contestera pas une grande sollicitude pour le trésor, s’expliquait dans son exposé de motifs. Son système était celui-ci :
« Imposer faiblement les tabacs nécessaires à la fabrication dans le pays, étant matière première, et atteindre plus fortement les tabacs arrivant des pays étrangers étant déjà fabriqués, le tout dans une proportion modérée. »
Ailleurs il disait :
« En portant le droit d’impôt sur le tabac au taux proposé dans le projet, c’est vous fournir l’occasion d’accueillir une mesure qui, dictée par une prudente modération, ne sera pas assez rigide pour causer un véritable préjudice au commerce et à l’industrie. »
Plus tard il disait encore (séance du 27 avril 1838) : « On devait tenir compte de trois grands intérêts l’agriculture, l’industrie et le trésor. Nous pensons qu’avec les droits modérés que nous proposons, nous avons satisfait autant que possible à chacun de ces intérêts.
« Ainsi qu’on l’a dit, le tabac est un objet de luxe, qu’il serait désirable de soumettre à un impôt de consommation élevé, s’il était possible d’en organiser la perception, chose que je reconnais impraticable puisqu’il faudrait recourir à un système d’inquisition qui ne peut convenir à notre pays. »
On avait proposé le droit de 20 fr. L’honorable M. d’Huart a combattu ce droit, « attendu que la fraude d’infiltration nous importerait le tabac au grand détriment du commerce loyal, de l’industrie et du trésor. »
« Nous n’avons pas cru devoir suivre ce système (le système des droits élevés), ajoutait M. le directeur des douanes à la suite du ministre, et après avoir exposé l’état des choses qui existe chez nos voisins, nous avons expliqué pourquoi nous croyons qu’il ne serait pas utile d’en établir un semblable chez nous. Je crois qu’en cela nous avons agi d’une manière tout à fait logique. »
A cette époque, messieurs, les opinions sur la possibilité d’évaluer au juste l’importance de nos exportations vers la France et vers d’autres pays était niée. Voici comment s’expliquait le même orateur, le même fonctionnaire, dans la séance du 27 avril 1838 :
« Quant à l’exportation, je ne sais pas où se trouvent les renseignements qui ont été donnés à cet égard, mais il est certain que nous ne pouvons en connaître le chiffre ; les quantités sont très faibles ; ce sont celles qui sont indiquées par les documents officiels ; mais elles sont beaucoup au-dessous de la vérité ; nous savons tous que nous exportons beaucoup de tabacs, mais cette exportation est faite de telle manière qu’il est impossible de connaître les quantités exportées. »
Voilà, messieurs, l’opinion du ministre et du directeur des douanes en 1838.
Depuis lors, l’opinion du gouvernement a-t-elle changé ? Mais, si je la suis dans le ministre qui a survécu aux diverses catastrophes ministérielles, je dois croire que cette opinion n’a pas changé. L’augmentation de 1838, toute modérée comme la voulaient alors M. le ministre et M. le directeur des douanes, comment a-t-elle été jugée dans ses effets par l’honorable ministre de l’intérieur ?
L’honorable ministre de l’intérieur a fait une enquête en 1841, enquête modèle, dont je vous dirai les résultats. Je n’ai pas la circulaire par laquelle M. le ministre a consulté les commissions d’enquête organisées dans diverses provinces ; mais en voici une phrase bien significative que je trouve dans la rapport d’une de ces commissions :
« L’augmentation qui a été portée en 1838 a déjà exercé une influence assez fâcheuse. »
Ainsi, messieurs, l’augmentation de 65 cents à 2 fr. 50, que le ministère propose aujourd’hui de porter à 45 fr., avait déjà, d’après l’opinion de M. le ministre de l’intérieur au mois de mai 1841, exerce une influence assez fâcheuse.
Les commissions d’enquête avaient été organisées dans cinq provinces : Brabant, Anvers, Hainaut, Flandre orientale, Flandre occidentale. Elles étaient, messieurs, parfaitement composées ; ceux qui en faisaient partie étaient le gouverneur, président, un délégué de la députation, un délégué de la commission d’agriculture, un délégué de chacune des chambres de commerce de la province. Voila certainement des commissions d’enquête, dont on ne pouvait nier et dont on ne peut encore nier aujourd’hui la compétence.
M. le ministre leur posait deux questions :
« Première question. Y a-t-il lieu d’augmenter les droits d’entrée sur tel ou tel objet, comme les tabacs, dans l’intérêt combiné (à cette époque on avait égard à ces divers intérêts) de l’agriculture, de l’industrie, du commerce et du trésor ? Et dans l’affirmative, quelles sont les majorations à y apporter ? »
Je dois ajouter que M. le ministre inclinait à cette époque pour le maintien du statu quo.
Que répondent ces commissions d’enquête ? Toutes, à l’unanimité, et par des raisons, messieurs, que j’engage les membres qui conservent des doutes à relire, toutes se prononcent contre l’augmentation des droits.
Je me trompe ; il y en a une qui doute : c’est celle de la Flandre occidentale. Cette commission se partage. La majorité pense qu’il y a lieu d’augmenter les droits ; la minorité, au contraire, se déclare très fortement (il faut lire cette pièce) contre toute augmentation.
Mais que demande la majorité de cette commission d’enquête, présidée par l’honorable comte de Muelenaere ? Quelles augmentations propose-t-elle ? est-ce 45 fr. ? Loin, bien loin de là : pour le tabac d’Ukraine, la commission d’enquête de la Flandre occidentale proposait de porter le droit actuel de 5 à 15 fr. Je reviendrai tout à l’heure sur cette proposition.
Elle proposait ensuite de porter sur les tabacs de Virginie, de Maryland et de l’Amérique septentrionale, le droit de 2 fr. 50 c. à 4 fr. : sur le Havane le droit aurait été porté de 5 à 8 fr. : le droit de 25 fr. sur le Varinas était conservé, et l’on portait à 200 fr. celui sur les cigares.
Voilà, messieurs, quelles étaient, les augmentations proposées par la majorité d’une commission d’enquête, renfermant une minorité tout à fait contraire à une augmentation de droits.
Ainsi le Brabant à répondu, non ; Anvers, non ; le Hainaut, non ; la Flandre orientale, non à l’unanimité. Je viens de faire connaître la manière dont la Flandre occidentale a répondu.
Et c’est après cette enquête, dont le gouvernement a pris l’initiative, que l’on vient nous dire que de toutes parts on réclamait un grand changement dans la loi sur les tabacs. Mais à quoi servent donc les enquêtes ?
M. de Garcia. - Je n’ai pas dit un grand changement.
M. Rogier. - Si l’on veut un changement modéré, comme l’ont voulu tous les hommes pratiques, on finira par tomber d’accord. Mais il faut d’abord, qu’après le pays, la chambre ait fait justice du mauvais projet qui a été présenté. Il faut d’abord que ce projet ait disparu.
Mais, messieurs, ce projet de loi est en contradiction flagrante avec un autre projet qui vous a été présenté par M. le ministre de l’intérieur à la fin de 1842.
Le 12 novembre 1842, à la suite de cette enquête organisée avec tant de soin sur la question spéciale des tabacs ; le gouvernement nous a présenté un projet de loi. Je l’ai sous les yeux. Il a été accepté sans réflexions par la section centrale présidée par M. Zoude.
M. Zoude. - J’étais rapporteur et non président.
M. Rogier. - Soit, par la section centrale et par son rapporteur M. Zoude.
Que nous demandait le gouvernement à cette époque ? à une époque, messieurs, où les besoins du trésor étaient bien autrement urgents qu’aujourd’hui ; à une époque où le déficit s’élevait non pas à deux ou trois millions ; mais à sept millions ? C’était alors qu’il eût fallu faire retentir le grand mot de déficit ; c’était alors qu’il fallait faire un appel aux sentiments patriotiques de la chambre et l’engager à faire un grand effort pour tirer le trésor d’embarras. Eh bien, à cette époque, que demandait le gouvernement ? Sur les tabacs d’Ukraine, au lieu de 5 francs, 8 francs (et encore M. le ministre disait-il dans son rapport : Ce droit est encore trop élevé) ! et sur les tabacs de Virginie, de Maryland et de l’Amérique septentrionale en général, au lieu de 2 fr. 50 c., il demandait 5 fr.
Un membre. - C’était M. Smits qui proposait ce projet.
M. Rogier. - C’étaient MM. Smits et Nothomb réunis ; aujourd’hui ce sont MM. Nothomb et Mercier. (Interruption.)
Le rapport était signé par M. le ministre de l'intérieur et M. le ministre des finances, et je ne conçois pas comment M. le ministre de l'intérieur, qui a dans ses attributions l’industrie, le commerce et l’agriculture, a pu permettre à son collègue des finances de venir attaquer si violemment ces sources de la prospérité nationale, qui ressortissent à son département. Il était du devoir de M. le ministre de l'intérieur de ne pas s’associer à un projet de loi qui porte une atteinte si grave à ce qui forme la base de la richesse publique. Je ne sais pas si l’honorable M. Nothomb accepte aujourd’hui la solidarité de la présentation du projet qui vous est soumis ; mais s’il en est ainsi, il doit bien reconnaître qu’il est en désaccord complet avec M. le ministre de l'intérieur de la fin de 1842.
Eh bien, messieurs, que le gouvernement nous demande l’adoption du projet de 1842, et toute la chambre acceptera ce projet. Je ne crois pas que ce projet soit retiré.
M. le ministre des finances (M. Mercier) - Oui.
M. Rogier. - Depuis quand.
M. le ministre des finances (M. Mercier) - Il est retiré de fait.
M. Rogier. - mais la prérogative royale est encore une fois compromise.
M. le ministre des finances (M. Mercier) - Plusieurs dispositions de ce projet ont été votées.
M. Rogier. - Le projet n’est donc pas retiré.
Du reste, messieurs, si le gouvernement abandonne le projet de 1842, il est peut-être des membres de cette chambre qui le reprendront pour leur compte et en feront l’objet d’une proposition spéciale. Dans tous les cas, jusqu’à présent, ce projet restez acquis à la chambre.
Si l’on voulait, messieurs, faire en peu de mots l’histoire des variations gouvernementales en ce qui concerne la législation sur les tabacs, voici ce que l’on pourrait dire ; En 1838, le ministère et les hommes du gouvernement ne veulent qu’un droit modéré, qu’ils fixent à 2 fr. 50 c. pour les tabacs de grande consommation ; en 1841 le gouvernement reconnaît l’influence fâcheuse de l’augmentation des droits de 1838 ; en 1842, le gouvernement, bien qu’ayant reconnu l’influence fâcheuse de cette augmentation, propose une augmentation nouvelle, mais une augmentation modérée ; il demande 8 au lieu de 5 fr. et 5 fr. au lieu de 2 fr. 50 ; en 1844, au lieu de 5 fr., c’est 45 fr. qu’il vient demander avec le cortège d’une multitude de formalités vexatoires. C’est le 16 janvier que cette proposition est faite, mais deux mois plus tard, on n’exigera plus 45 fr., on retranchera 18 articles ; on soutiendra encore peut-être pour la forme une partie de la loi, mais bientôt on y renoncera entièrement. La section centrale de la loi de 1844, outre 18 articles, auxquels le gouvernement renonce tout d’abord, retranche du projet 18 autres articles, elle en remplace 3 autres, elle en modifie 15 autres et le gouvernement se rallie au projet de la section centrale.
Il est des personnes, messieurs, dans cette enceinte, qui appellent cela du courage. Depuis la discussion de cette loi, le mot de courage retentit à chaque instant. Il faut du courage, nous disait-on encore tout à l’heure, pour proposer la loi, du courage pour la soutenir. Qu’est-ce à dire ? Est-ce que, par hasard, ceux qui combattent la loi seraient des représentants sans courage ? Je ne puis accepter une pareille position. Voici, messieurs, comment je comprends le courage : un homme de cœur voit devant lui un danger ; il y marche avec résolution ; il le combat et y succombe s’il le faut. Voilà du courage. Un autre se trouve tout à coup jeté au milieu du danger qu’il n’a pas prévu, dont il n’a pas mesuré les conséquences ; il s’y débat tant bien que mal. Ce n’est plus du courage, ce serait tout au plus du donquichottisme, c’est plutôt de l’étourderie, de l’imprudence, mais ce n’est pas du courage. Enfin, un troisième se trouve jeté au milieu d’un danger, qu’il a prévu ou qu’il n’a pas prévu ; au lieu de combattre ce danger, il fuit ; ce n’est plus du courage, ce n’est plus de l’étourderie, cela s’appelle autrement. Je ne le dirai pas.
Du reste, messieurs, je reconnais qu’en l’état actuel des choses il n’y aurait pas grand courage à combattre à outrance le projet du gouvernement. Il n’y a pas de courage à combattre une ombre, un fantôme ; or, le projet du gouvernement, toute la chambre le sait, toute la chambre le dit, le projet du gouvernement est aujourd’hui passé à l’état d’ombre, à l’état de fantôme. Un vote sur le système en fera la démonstration à ceux qui pourraient encore s’aveugler à cet égard. Je crois même que sur les bancs ministériels on a une confiance extrêmement restreinte dans le succès du système présenté.
En résumé, messieurs, comme en 1838 (car malgré les réclamations des fabricants et des négociants en 1838, j’ai voté pour l’augmentation), comme en 1838 je voterai encore pour une augmentation modérée, raisonnable, en rapport avec les intérêts généraux du pays.
Je ne sais pas quelle proposition sera finalement adoptée ; il y a le projet présenté en 1842 par le gouvernement, et qui pourrait être reproduit ; il y a ensuite le système de l’honorable M. de Chimay qui aggrave le projet de 1842. Je réserve mon vote en me prononçant, quant à présent, pour le système le plus modéré.
M. Meeus. - Messieurs, je commencerai par ces mots de courage, d’imprudence, par ces dangers connus dont a parlé l’honorable préopinant. Voila tout à l’heure quatorze années que la Providence nous a données pour constituer notre nationalité ; peut-être vous en accordera-t-elle encore quelques-unes avant que des dangers ne surviennent ; mais prenez-y garde : un jour viendra ou notre nationalité se trouvera en face de notre sagesse, en présence de notre prévoyance, ou sera perdue par notre imprudence.
Quoi, messieurs, il n’y a pas six mois que dans cette enceinte de toutes parts retentissaient les plaintes sur la situation de nos finances, sur les dangers que courait notre nationalité au moindre événement politique, et aujourd’hui il semble que le cuivre devient or dans les mains heureuses de M. le ministre des finances ! Il n’y a plus de déficit : les revenus viennent remplir les caisses de l’Etat ; il n y a plus de dangers à craindre ! Mais, messieurs, n’oubliez pas la position réelle de la Belgique, telle que la force des choses l’a faite ; La Belgique, par sa positon topographique, la Belgique, par sa position politique, est une nation appelée à prévoir le danger plus que toute autre, et le courage consiste quelquefois à mépriser de vains cris et à plonger dans l’avenir.
L’expérience est elle donc perdue ? Avez-vous oublié qu’alors même qu’il n’y a pas encore guerre, qu’il y a seulement des complications politiques, vous êtes obliges de dépenser les 2/3 de votre budget pour mettre votre armée sur un pied respectable ? Avez-vous oublié que, sous ce rapport, il n’y a pas de comparaison à établir entre la Belgique et tous les autres pays ? Je citerai la France. Mais la France, en cas de guerre, peut, avec 80 millions, c’est-à-dire 7 ou 8 p. c. de son budget des recettes, mettre son armée sur le pied de guerre. La Belgique, au contraire, doit, elle, porter ses armées au complet, de 30 millions, elle passe à 60 ou 70 millions ; l’armée absorbe immédiatement 25 ou 30 p. c. de notre budget. Ce n’est pas tout ; lorsqu’en France le danger se présente sur une frontière, mais ce danger est presque inconnu à l’autre frontière. ici le danger est partout, et ce danger amène le défaut de recettes dans les caisses de l’Etat ; vos ressources tarissent par cela-même que le danger est partout.
Voilà, messieurs, la position de la Belgique, telle que la nature, telle que la force des choses l’ont établie. Et c’est parce que, presque tous, messieurs, vous l’avez compris, parce que quelques honorables collègues l’ont compris d’une manière plus formelle, qu’on a insisté, à maintes reprises, pour que le gouvernement, non seulement ne restât pas en face de déficit, mais eût encore une forte réserve pour l’avenir. Et cependant, ainsi que j’avais l’honneur de dire au commencement de cette session, nous parlons de réserve, et nous allons avoir l’épée de Damoclès suspendue sur nos têtes : une dette flottante remboursable à vue ou à peu près ; des recettes qui diminuent au jour du danger, par suite de la cessation, ou au moins de l’affaiblissement du commerce, de l’industrie et de la consommation.
Et, messieurs, l’on vient dire aujourd’hui que nos finances sont prospères ; l’on vient dire qu’il n’y a pas de courage aujourd’hui à venir défendre une loi qui doit assurer des ressources au trésor. Eh bien, messieurs, je crois qu’il a imprudence à se bercer de vaines espérances ; je dis qu’il y a courage aujourd’hui à voir dans l’avenir, pour ne pas compromettre un jour notre nationalité, faute d’avoir su prévoir.
Messieurs, je vous le déclare, je voterai le projet d’augmentation du droit, je le voterai par les considérations que je viens de faire valoir. Le droit doit-il être un droit de douane ou un droit d’accise ? En vérité, il me serait difficile, en ce moment, de dire pour lequel des deux j’opterai. Un droit d’accise, avec la restitution de droits à l’exportation, est en général, pour l’industrie, une meilleure condition qu’un droit de douane sans restitution. Si, dans ce cas, il peut en être autrement, c’est qu’il s’agit d’un commerce qui n’est pas régulier, d’un commerce que je ne dis pas qu’il ne faille point favoriser, mais, enfin, d’un commerce qui fait exception. Car, en principe, lorsque l’industriel reçoit à la sortie le remboursement des droits qu’il a payés à l’entrée, en vérité, je ne comprendrais pas comment son industrie pourrait se trouvée entravée.
L’honorable M. Rogier a cité un passage de M. … Ce passage n’a trait qu’à une condition, c’est la réunion douanière avec la France. Je dis que cette citation ne peut avoir de portée quand, par un droit d’accise, vous frappez une industrie qui, à l’exportation, reçoit ce qu’elle a payé à l’entrée….
M. Malou. - Et l’accise sur la culture ?
M. Meeus. - Vous ne frappez que le consommateur ; et bien certainement le fabricant de tabac fabriquerait la même quantité de tabac pour le consommateur belge, avec un droit de 15 ou de 20 fr. qu’il en fabriquerait avec un droit de 5 fr.
Autre chose serait la réunion douanière avec la France ; autre chose serait, si le gouvernement venait demander la régie comme en France ; alors il n’y aurait plus de fabriques ; le gouvernement tout seul serait fabricant. Mais ce n’est pas là ce que demandent ni M. le ministre des finances, ni la section centrale, ni surtout l’honorable M. de Chimay par son amendement.
Ainsi, laissons de côté cette citation, car elle n’a pas trait à la question qui s agite ici.
Si vous frappez le tabac d’un droit d’accise, et que vous restituiez à la sortie le droit que le tabac aura payé à l’entrée, il sera du moins plus favorisé qu’il ne l’est aujourd’hui, puisqu’il paye maintenant un droit de douane qu’on ne lui restitue pas.
Mais si vous me dites : le tabac ne peut pas être comparé à tout autre industrie, parce que le tabac vit surtout d’un commerce irrégulier, d’un commerce interlope, je comprends cela : c’est là une considération qui me fait hésiter sur la question de savoir s’il faut réellement un droit d’accise ou un droit de douane.
Mais ce que je désire seulement, c’est que le consommateur belge paye le tabac qu’il consomme. Le tabac est aussi imposable et plus imposable même que le sel, la bière, par exemple. Si l’ouvrier pouvait être consulte, il ne viendrait pas vous dire qu’il préfère sa pipe au verre de bière, il ne viendrait pas vous dire qu’il préfère le tabac au sel dont il a besoin, non seulement pour la nourriture de sa famille, mais même pour son industrie.
Messieurs, l’honorable M. Rogier vous a dit : « Pourquoi le gouvernement ne s’adresse-t-il pas à d’autres produits, à d’autres industries ? Les sucres auraient pu rapporter six millions par an. »
Messieurs, j’en conviens, et vous vous rappelez tons que j’ai été un des premiers à m’élever contre la prime qu’on payait à cette industrie.
J’ai établi que c’était une industrie factice, et pour ma part, j’étais prêt à entrer dans un système qui aurait pu donner au trésor plus qu’il ne recevra. Restait la question des sucreries de betterave. Si on voulait les écraser entièrement, il fallait les indemniser. Cette proposition n’a pas été faite de telle manière que nous ayons pu la discuter à fond. On a voulu de prime abord faire vivre les deux industries ; pour ma part, j’ai voté la loi, mais dans mon opinion, et je l’ai déclaré, on tuait l’industrie du sucre indigène.
Maintenant, quand cette industrie sera tuée entièrement, et sans indemnité peut-être, il y aura encore quelque chose à faire pour les sucres, car bien certainement la nation paye encore aujourd’hui une prime en faveur du sucre.
L’honorable M. Rogier vous a dit : « La loi des céréales pouvait également produire au trésor. On a laissé entrer à 20 fr. »
Messieurs, pour ma part, je n’ai pas vote la loi des céréales ; eh bien, j’avoue franchement que l’article auquel a fait allusion l’honorable M. Rogier, est celui que j’aurais voté si j’avais pu émettre un vote spécial. Car quel était le but ? C’était nécessairement d’empêcher la hausse d’une denrée de première nécessité Or, si vous aviez encore ajouté au droit, qu’était-ce autre chose, sinon augmenter le maximum ? Ce n’était pas là certainement ce qu’on avait voulu dans l’intérêt de la classe ouvrière.
Reste la loi de la conversion. Ici je dois le dire, je suis heureux de me trouver d’accord avec l’honorable M. Rogier. J’ai été un de ceux qui ont pensé que le gouvernement, en opérant la conversion, pouvait faire plus qu’il n’a fait. Mais, ainsi que je l’ai dit, il y a dans les questions d’intérêt public une telle délicatesse, une appréciation si difficile des faits, une responsabilité si grande, qu’on doit les laisser tout entiers au gouvernement ; je crois que jamais l’initiative des chambres ne peut avoir lieu politiquement, financièrement, dans des matières semblables. Il n’y a que le gouvernement qui soit bon juge de l’opportunité de ces questions. Mais cela n’empêche pas que, comme l’honorable M. Rogier, comme l’honorable rapporteur de la section centrale, j’aie émis, en cette occasion, mon opinion franchement, consciencieusement ! Oui, on aurait dû faire un 4 p. c., mais la prudence qu’a montrée le gouvernement, doit-elle maintenant le faire condamner, parce que l’événement a justifié notre opinion ?
Messieurs, je me résume. Pour ma part, je ne pense pas que nous devions jamais oublier que la position de la Belgique restera critique, tant que nous n’aurons pas une réserve très forte pour le jour du danger. Dans mon opinion, il est impossible que d’ici deux ou trois ans il n y ait pas une grande diminution dans les revenus d enregistrement, par rapport aux droits de mutations. Et en effet ne l’oublions pas : le syndicat d’amortissement avait jeté sur le marché pour cent millions de biens-fonds ; par suite de la hausse des biens-fonds en Belgique, les étrangers sont venus vendre également la grande partie qu’ils y possédaient.
Il y eu spéculation sur les biens-fonds ; ces spéculations ont amené et amènent encore des transactions. Mais tout cela a un terme. Tout à l’heure, nous allons rentrer dans l’état normal. D’abord, elles ne peuvent pas continuer à avoir la même importance ; les grandes masses sont aujourd’hui détaillées ; dans peu de temps, vous aurez de toute nécessité une différence notable sur ce revenu. Quant aux augmentations que l’honorable ministre des finances vous a citées sur quelques revenus, c’est à cette occasion que j’ai demande la parole, je vous le déclare, je n’en fais aucun cas ; on ne peut juger d’un revenu qu’à la fin de l’exercice. D’ailleurs, comment procédait M. le ministre ?
Il mettait 1844 en présence de 1843. Que me font les revenus de 1844 comparés à ceux de 1843, si, dans le budget des recettes de 1844, M. le ministre des finances a déjà escompté, si je puis m’exprimer ainsi, une partie de ces augmentations ? Ce qu’il devrait nous dire, c’est si, à l’aide de ces augmentations qui se répéteraient également sur les mois que l’exercice doit encore parcourir, il obtiendra ses prévisions. Quand il dirait cela, je resterais encore dans la plus parfaite incertitude. On ne sait que trop que pour le revenu du trésor, rien n’est certain ; quelques mois peuvent amener des revenus considérables et d’autres mois amener des réductions. Ainsi, n’enflons pas notre position financière, profitons des occasions favorables qui nous sont données, assurons notre avenir, tâchons de niveler nos recettes et nos dépenses, d’éteindre notre dette flottante, et, comme le disait M. Dumortier, arrivons, si nous pouvons, à avoir une réserve pour les événements qui surgissent toujours, quand on les prévoit le moins.
M. le ministre des finances (M. Mercier) - Messieurs, ce n’est pas moi qui suis venu parler de mon courage ; je ne prétends pas qu’il y ait du courage à faire ce que je crois un devoir envers le pays ; ce que j’ai dit, c’est que je remplissais une mission pénible et ingrate en défendant des lois d’impôt ; je n’ai, du reste, sollicité la reconnaissance de personne, mais j’avais espéré qu’on n’aurait pas apporté, dans cette discussion, tant de violence et d’amertume. On a pris plus à tâche de me mettre en contradiction avec mes prédécesseurs, avec mes collègues et avec moi-même que de démontrer que le droit de 30 centimes amènerait une perturbation dans l’industrie des tabacs. On a cité l’opinion d’un de mes honorables prédécesseurs qui a pensé que, dans la surtaxe à établir sur les tabacs, il fallait rester dans les limites d’un droit modéré. Mais tous, messieurs, nous ne voulons que des droits modérés, mais tous aussi nous devons faire face aux nécessités qui sont devant nous.
Cet honorable prédécesseur n’avait également demandé d’abord que peu de chose au sucre ; s’est-il cru condamné pour cela à ne jamais réclamer un produit plus considérable de cette denrée ? N’est-il pas l’auteur de l’amendement adopté dans la dernière loi sur les sucres dont l’honorable député d’Anvers se plaint si vivement ? Dira-t-on aussi qu’il s’est mis en contradiction avec lui-même, parce qu’à une autre époque, il n’avait pas fait la même proposition, Je ne suis pas plus en contradiction avec moi-même quand, pour établir enfin l’équilibre dans nos finances, je viens, après un mûr examen de la question, réclamer un droit de consommation peu considérable, quoique modéré, sur le tabac, et puisqu’on a parlé de courage, je demande si c’est manquer de courage que de soutenir avec persistance et énergie un projet de loi contre les attaques les plus vives et les plus opiniâtres, et de ne céder qu’à la majorité ?
Je rappellerai à l’honorable député d’Anvers une autre époque où les mêmes circonstances se sont présentées. Quand, en 1840, je suis venu présenter un droit de 20 francs sur le café, comme aujourd’hui je l’ai défendu avec force : ni mes collègues d’alors, ni moi, nous n’avons cru manquer de courage en cédant à la majorité de la chambre ; bien plus, nous avons retiré la loi sur la bière, lorsque nous avons connu l’opinion de la chambre sur ce projet qui n’a pas été discuté ; si, malgré les arguments que j’ai fait valoir, la chambre n’accepte pas le projet que j’ai présenté et qu’elle veuille néanmoins accorder une ressource moins insuffisante, je ne la refuserai pas.
En 1840, je n’ai pas refusé les augmentations qu’elle a admises, bien qu’elle eût rejeté plusieurs autres propositions.
Tous les ministres des finances essuieront de ces sortes de mécomptes, parce que les propositions d’impôt sont toujours reçues avec défaveur. Les ministres qui viennent présenter des lois d’impôt sont toujours dans une position désavantageuse ; ils sont rarement bien accueillis ; partout ils ne parviennent à remplir une mission qu’après des tentatives infructueuses.
Il n’y a pas bien longtemps qu’en France des mesures importantes en matière d’impôt ont été proposées aux chambres sans être accueillies ; les ministres n’ont pas cru manquer de dignité, en ne se retirant pas ou en se ralliant plus tard à d’autres combinaisons. N’avons-nous pas eu, il y a quelques années, un projet de loi sur le sel, dont le principe a été rejeté par la chambre ? Le ministre a-t-il manqué de courage et de dignité parce qu’il a cédé à la majorité et qu’il n’a pas cru devoir abandonner son poste ? Non, assurément ; pas plus que nos prédécesseurs, pas plus que les ministres d’autres pays, je n’ai la prétention de réussir dans toutes mes propositions.
J’en reviens à l’objet de la discussion et fais remarquer de nouveau que l’honorable député d’Anvers n’a fait que poser en fait ce qu’il fallait prouver : à savoir que le droit de 50 centimes allait ruiner l’industrie des tabacs. J’ai prouvé que tel ne pouvait être l’effet de la loi. La différence énorme qui existera encore entre le tabac belge frappé du droit et le tabac de la régie, est une garantie que le commerce interlope, pour lequel on montre tant de sympathie, ne recevra pas un coup nuisible.
L’honorable député d’Anvers s’est du reste trompé quand il dit que la consommation de sucre dans le pays était de quinze millions de kilogrammes. Il est de fait qu’il y a eu quinze millions d’importation, mais ces quinze millions sont en grande partie exportés avec des primes. Cette importation ne prouve pas que notre consommation, s’élève à ce chiffre. Elle n’est, d’après mon calcul, que de douze à treize millions.
Le produit du trésor serait plus élevé si nous n’avions pas le sucre indigène en concurrence avec le sucre exotique. Nous avions dû respecter une industrie existante.
Je n’étendrai pas plus loin mes observations.
- La discussion est renvoyée à demain.
La séance est levée à 4 heures 3/4.