(Moniteur belge n°60, du 1er mars 1843)
(Présidence de M. Raikem)
M. de Renesse procède à l’appel nominal à 2 heures.
M. Scheyven donne lecture du procès-verbal de la séance d’hier ; la rédaction en est approuvée.
M. de Renesse présente l’analyse des pétitions adressées à la chambre.
« Le sieur Félix Pomier, capitaine au 9ème régiment de ligne, né à Bayeux (France), demande la naturalisation. »
« Le sieur Louis-François-Alfred Boulade, lieutenant adjudant-major au 9ème régiment d’infanterie, né à Paris, demande la naturalisation. »
- Renvoi à M. le ministre de la justice.
« Le sieur Antoine-Eugène Durieux, prie la chambre de statuer sur sa demande en naturalisation. »
- Renvoi à la commission des naturalisations.
« Le conseil communal de Doel prie la chambre d’allouer les fonds nécessaires au rendiguement du poldre de Lillo, pendant 1843. »
M. Cools. - Messieurs, la pétition dont on vient de faire l’analyse se rapporte au rendiguement du poldre de Lillo. Elle signale des circonstances qui sont dignes de fixer l’attention de la chambre. La rupture de la digue a détourné les eaux de l’Escaut de leur cours naturel ; un banc de sable s’est formé, et cet atterrissement rejette les eaux avec violence vers les rives de la Flandre, et produit de grands dommages aux digues ; il y aurait donc à voir si les administrateurs des poldres ne seraient pas fondés à réclamer une indemnité de la part du gouvernement, si cette situation devait se prolonger. Dans l’intérêt du trésor, je ne me prononcerai pas dès maintenant sur cette question, mais je ferai observer qu’il est de toute urgence de procéder au prompt endiguement du poldre inondé, et je demande le renvoi de cette pétition à la commission, avec demande d’un prompt rapport.
M. Osy. - Je profite de cette occasion pour demander à M. le ministre, quoiqu’il ne soit pas présent, mais qui le verra dans le Moniteur, quand nous aurons le rapport sur les différentes pétitions relatives au rendiguement du poldre de Lillo. Il est urgent que nous ayons ce rapport le plus prochainement possible.
M. le président. - Y a-t-il quelqu’opposition à la proposition de M. Cools ?
M. Rogier. - Il n’y a pas d’opposition, mais nous nous réservons de demander à M. le ministre quand il sera prêt à faire le rapport qu’il a promis.
- La proposition de M. Cools est adoptée.
« La société anonyme des forges, hauts fourneaux, etc., de Couvin, prie la chambre de modifier le tarif des droits d’entrée sur les aciers, limes, fils de fer d’Angleterre et d’Allemagne. »
- Renvoi à la section centrale pour les droits d’entrée, chargée en qualité de commission spéciale d’en faire rapport avant la discussion du projet de loi sur les droits d’entrée et dépôt sur le bureau pendant cette discussion.
« Plusieurs négociants de Roulers demandent une réduction du droit sur les bois sciés étrangers. »
- Renvoi à la commission des pétitions avec demande de la comprendre dans son rapport sur d’autres pétitions qui concernent le même objet.
« Plusieurs docteurs en médecine et en chirurgie présentent des observations contre le projet de loi sur l’examen de l’art de guérir qui a été élaboré par l’Académie royale de médecine. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
M. Puissant informe la chambre qu’une indisposition l’empêche d’assister à la séance.
- Pris pour notification.
- M. le ministre des travaux publics entre dans la salle.)
M. Rogier. - Avant qu’on ne recommence la discussion du projet de loi sur les sucres, puisque M. le ministre des travaux publics est présent, je demanderai à lui adresser une interpellation. Messieurs, une pétition qui nous est arrivée tout à l’heure est relative au rendiguement du poldre de Lillo. M. le ministre avait promis de faire un rapport sur cet objet, nous voudrions savoir s’il sera bientôt en mesure de nous présenter ce rapport.
M. le ministre des travaux publics (M. Desmaisières) - Messieurs, j’ai déjà fait connaître à la chambre que je me suis entendu avec mon collègue du département de la guerre pour nommer, de part et d’autre, un commissaire pour examiner les réclamations des propriétaires des poldres de Lillo. Ces commissaires ont été nommés ; c’est pour le département de la guerre, M. l’inspecteur-général du génie, et pour le département des travaux publics, M. l’inspecteur-général des ponts et chaussées. Ces fonctionnaires se sont occupés immédiatement du travail qui leur était demandé, et j’ai appris que ce travail était terminé ; cependant je ne l’ai pas reçu encore, mais je ne tarderai pas à le recevoir ; je l’aurai avant deux ou trois jours. Ce n’est qu’alors que je pourrai être en état de faire le rapport que j’ai promis à la chambre, ou de m’entendre avec M. le ministre de la guerre pour faire une proposition, s’il y a lieu.
M. Rogier. - M. le ministre ne peut pas ignorer que ces travaux sont urgents, et que s’il faut les commencer cette année, on ne devrait pas tarder à proposer une loi. J’engage donc M. le ministre à presser le plus possible le rapport qu’il a promis, et à présenter à la chambre une proposition, si telle est son opinion ; car il importe de ne pas perdre de temps, si on veut commencer les travaux cette année.
M. le président. - La discussion continue sur la question de principe. Y aura-t-il un droit égal sur le sucre exotique et sur le sucre indigène ?
M. Meeus. - Messieurs, la question qui est portée en ce moment devant vous est celle que j’ai soulevée dans la première partie du discours que j’ai prononcé dernièrement à la chambre. Il s’agit de savoir si l’on écrasera une industrie indigène. Je m’étais permis de dire que, dans aucun pays, et sous aucun gouvernement, jamais il n’était arrivé que l’on fît une proposition aussi exorbitante, et que j’ai même qualifiée de monstrueuse. M. le ministre a trouvé mes expressions un peu dures, et les partisans du sucre exotique n’ont pas manqué de dire : Mais après tout, ce qui se passe en Belgique quant à la proposition du gouvernement n’est pas autre chose que ce qui se passe en France, que ce qui s’est passé en Angleterre, où on a empêché la production du sucre de betterave, que ce qui se passe aussi dans les Pays-Bas.
Messieurs, ou je me trompe singulièrement, ou c’est toute autre chose. L’on comprend en effet que dans un pays où il y a deux industries du pays, on veuille, par des considérations d’un ordre supérieur, empêcher l’une de nuire à l’autre. Ainsi, en France, il y a deux industries de la France, l’industrie du sucre de canne et l’industrie du sucre de betterave. Ainsi en Angleterre qui a des colonies, il y a du sucre de canne anglais, ainsi dans les Pays-Bas, il y a du sucre de canne des Pays-Bas, parce que ces nations ont des colonies, et que les colonies font bien partie du royaume auquel elles appartiennent.
Mais, je vous le demande, y a-t-il rien de semblable en Belgique ? Pour soutenir votre proposition vous ne pouvez pas venir comme en France nous dire : Mais enfin cette richesse dont nous allons doter telle partie du royaume nuira à telle autre, et si elle nuit à telle autre elle nuira à nos forces maritimes, elle aura un effet désastreux sur votre commerce avec les colonies. Si vous pouviez tenir un tel langage, je comprendrais que vous puissiez appuyer le système que vous proposez sur celui de la France, de l’Angleterre et du royaume des Pays-Bas. Mais il n’y a rien de semblable dans la position de la Belgique à celle des pays que je viens de citer. Dès lors j’ai eu raison de dire que dans aucun pays, dans les conditions où se trouve notre pays, sous aucun gouvernement jamais proposition aussi exorbitante n’avait été produite.
Messieurs, je vous l’ai déjà dit : que réclame l’industrie du sucre de betterave ? Elle demande une protection égale à celle que vous accordez à toutes les autres industries du pays. L’honorable M. Delehaye vous a dit : Voyez quelle inconséquence de la part des partisans du sucre de betterave ! Ils ne veulent pas nous accorder la protection que nous demandons pour le sucre exotique, et quand il s’est agi d’accorder une protection au Hainaut pour ses charbons de terre et ses produits métallurgiques, l’avons-nous refusée ? Non, certainement vous ne l’avez pas refusée, et vous auriez eu grand tort de la refuser. Mais, conséquents avec vous-mêmes, vous devriez à présent être partisans de la protection à accorder au sucre de betterave.
Dans tout ce qu’a dit M. Delehaye, je n’ai rien vu autre chose que le système que nous défendons, le système de la protection du travail du pays, au travail indigène, au travail belge. Mais par une inconséquence que je ne puis comprendre de la part de l’honorable M. Delehaye, voilà qu’aujourd’hui il veut une protection pour tout ce qui est indigène, excepté pour le sucre de betterave, et il vient, contrairement à ses principes, demander cette protection pour le travail étranger. Nous, nous sommes conséquents avec nous-mêmes, nous demandons à favoriser les fabricats de Gand, nous demandons à favoriser tout ce qui est produit en Belgique, nous demandons à faire fleurir le travail indigène, avant le travail étranger, non comme on l’a supposé en recourant à des mesures prohibitives, mais par une protection sage, par une protection restreinte dans des limites convenables, limites que la chambre a déjà posées. Si nous voulions autre chose qu’une protection modérée, nous pourrions trouver des arguments pour obtenir pour le sucre de betterave, une protection tout autre que celle proposée par la section centrale. Car quelle est la protection que vous avez accordée au raffinage du sucre ? Mais c’est là une protection prohibitive, tellement elle est exagérée. Quelle est donc cette industrie du raffinage ? Est-ce une industrie qui rapporte au pays davantage que la culture de la betterave, que le sucre indigène ? Eh bien, voilà l’industrie à laquelle vous avez accordé une protection tellement exagérée, qu’il n’y a aucune autre protection semblable accordée à une industrie du pays, quelle qu’elle soit.
Vous le voyez donc bien, messieurs, si l’on voulait, en puisant même dans les arguments de nos adversaires, être exagéré, on viendrait demander pour la betterave, pour le sucre indigène ce que l’on accorde aujourd’hui rien que pour la fabrication du sucre étranger. Et l’honorable M. Delehaye vient me combattre sur le terrain de l’économie sociale, de l’économie politique.
Voici les paroles de l’honorable M. Delehaye :
« Je ne citerai qu’un seul fait pour le moment. Je dirai que, bien loin que l’économie sociale exige la culture de la betterave, on devrait, au contraire, proscrire cette culture, dans l’intérêt de l’économie sociale.
« L’honorable M. Meeus a eu parfaitement raison de dire que la balance commerciale n’était pas en notre faveur, que notre position financière n’était pas favorable ; mais si la balance commerciale ne nous est pas favorable, si notre situation financière est si désastreuse, pourquoi cet honorable membre veut-il nous engager à donner la préférence a un produit plus coûteux ?
« M. Meeus donnerait-il à un particulier le conseil d’acheter très cher ce qu’il pourrait obtenir à un prix moins élevé ? Ce qu’il ne donnerait pas à un particulier, doit-il le donner à l’Etat ? »
Mais si l’honorable M. Delehaye et tous ceux qui soutiennent la même cause veulent être conséquents avec eux-mêmes, à l’instant même, messieurs, ils doivent demander la suppression de tous vos droits de protection. Il ne faut plus de droits sur l’entrée des grains, il ne faut plus de droits sur les cotons fabriqués, il ne faut plus de droits sur les sucres raffinés, il ne faut plus de droits sur les fers étrangers, il ne faut plus de protection pour les charbons ; il faut ouvrir tous les ports de la Belgique à l’industrie étrangère. De cette manière sans doute, le consommateur belge obtiendra à meilleur marché ce qu’il veut acheter à l’étranger. Mais que deviendra la richesse nationale ?
Ce n’est pas autre chose, M. Delehaye, que la liberté illimitée de commerce que vous avez prêchée ; vous qui êtes partisan des droits protecteurs, vous êtes venu me demander si je donnerai le conseil à un particulier d’acheter à meilleur marché. Mais, remarquez-le bien, si un particulier venait me demander conseil sur la question de savoir s’il doit acheter à un prix élevé ou à un prix modéré, la réponse serait fort simple. Mais si ce particulier se trouvait dans la position où se trouve la Belgique, pouvant produire par lui-même ce qu’il devrait acheter, je lui dirais : Travaillez, produisez vous-même, et vous aurez gagné tout ce que vous paieriez à l’étranger.
Eh bien ! le conseil que je donnerais à ce particulier, je le donne à la Belgique.
Messieurs, en fait de principes d’économie politique, il est bon, dans cette chambre, d’invoquer quelquefois, et surtout quand on défend la plus belle des causes, celle de l’agriculture, le témoignage des hommes qui, par leur réputation, planent aujourd’hui sur ces questions importantes. Je vais vous citer un passage d’une leçon donnée par M. Michel Chevalier, et vous verrez si les doctrines de ce savant économiste ne sont pas d’accord avec les principes que soutiennent ici les partisans du sucre de betterave.
« La terre est le premier atelier de l’humanité, le plus vaste et le plus productif. En France, vingt-quatre à vingt-cinq millions d’habitants sur trente-cinq millions sont adonnés aux travaux des champs ou en vivent. De là une conclusion à tirer. Puisque c’est la terre qui nous nourrit, faisons tous nos efforts pour qu’elle soit féconde. Puisque l’industrie agricole prime toutes les autres, organisons nos institutions d’intérêts matériels en vue des besoins et des progrès de l’agriculture, et pour entrer dans la question du crédit, le premier crédit à fonder, c’est le crédit agricole !
« … Les richesses que recèle notre sol sont infinies, il ne s’agit que de les en faire sortir. En agriculture, il n’y a pas de petites amélioration, parce que le moindre perfectionnement est multiplié aussitôt par un coefficient énorme. J’en choisis une preuve entre mille. Les agronomes assurent que nos moutons ne donnent pas un revenu brut quotidien de plus de deux centimes par tête. Ils ajoutent qu’il serait facile de porter assez promptement ce produit brut à quatre centimes. Savez-vous ce que gagnerait la France à cette insignifiante augmentation de 2 centimes par mouton et par jour ? Deux cent trente-cinq millions par année.
« On parle beaucoup de procurer à nos manufactures de débouchés à l’extérieur. Je souhaite ardemment qu’on y parvienne, que nos élégantes indiennes de Mulhouse, nos incomparables soieries de Lyon, nos flanelles et nos mousselines de laine de Reims, nos draps d’Elbeuf, nos bronzes et nos articles de goût de Paris, fassent fortune au Mexique, au Pérou, au Chili, au Texas ; (que l’honorable M. de Mérode ajoute : en Guatemala, je le veux bien) ; il est pourtant un autre débouché plus prochain, plus assuré, plus vaste, que l’amélioration agricole nous permettrait d’ouvrir à nos fabricants. Nous avons chez nous vingt-cinq millions d’hommes, c’est-à-dire plus du double de la population du Mexique, du Pérou, du Chili et du Texas ensemble, qui consommeraient plus volontiers une plus forte proportion des produits manufacturés de l’industrie française. Supposons que, par une bonne constitution du crédit agricole qui ferait dériver les capitaux vers l’agriculture, et qui serait combinée avec une instruction primaire mieux appropriée au but de la vie pratique des paysans, avec le perfectionnement rapide de la viabilité du territoire, depuis les chemins de fer, et y compris les chemins vicinaux, avec un système d’irrigation et une bonne loi sur les cours d’eau, avec des encouragements au reboisement des montagnes, on parvienne en dix ans à accroître les puissances productives de notre agriculture assez pour ajouter cinquante centimes à la valeur de la journée de tout homme de nos campagnes, vous aurez fait pour les manufactures du royaume dix fois ce que vous pourrez attendre de tous les traités de commerce Car c’est un revenu supplémentaire d’un MILLIARD DE FRANCS, dont vous auriez doté nos cultivateurs à titre de manouvriers, sans parler de ce qu’ils auraient gagné comme propriétaires, et ce que les propriétaires non résidant sur leurs propriétés auraient acquis de plus de leur côté : une bonne partie de ce milliard servirait à acheter des objets manufacturés ou des denrées exotiques. »
Nous n’ajoutons rien à ces paroles de M. Michel Chevalier, que nous sommes heureux de voir soutenir la cause de l’agriculture à laquelle nous avons voué notre vie et que nous soutiendrons de tous nos efforts.
Comme la France, la Belgique trouvera dans le marché intérieur énormément agrandi par les progrès de la production agricole, le salut de son commerce et un brillant avenir pour son industrie.
Messieurs, j’ai cru utile de vous rapporter ce court extrait d’une des leçons d’un homme qui passe à juste titre pour un des plus savants économistes de l’époque. Pour lui il n’y a pas de petite amélioration en agriculture.
Et nous, de gaieté de cœur, nous irions ruiner une industrie qui s’est développée sous l’égide de nos lois ; non pas en fraude, comme on l’a dit, car s’il y avait fraude, la fraude devrait retomber sur le gouvernement, qui l’a laissé surgir, s’étendre, se développer.
Quant à l’industrie indigène, elle a agi dans le cercle, dans les limites que la loi donnait, et ce n’est pas elle qui doit être accusée de fraude ; le mot fraude, comme l’a dit l’honorable M. de La Coste, ne peut être employé justement, retombe sur le gouvernement.
Messieurs, je ne veux pas sortir du cercle de la question qui vous est soumise en ce moment, je dois donc, quant à présent, m’étendre principalement sur la culture de la betterave en Belgique, sur les conséquences qui résulteraient de la ruine de cette industrie, et sur son avenir, que personne de nous ne saurait ni apprécier ni déterminer.
Messieurs, dans la première partie de mon discours j’ai dit à la chambre que la culture de la betterave, bien loin de nuire à la production des céréales, était au contraire une cause de plus de production de céréales ; c’est-à-dire que là où on cultive la betterave, on obtient plus de grains que là où on ne le cultive pas.
L’honorable M. Verhaegen vous l’a dit, messieurs ; il est inconcevable que dans une discussion aussi grave, le gouvernement se soit à la légère prononcé pour la suppression d’une industrie nationale, sans avoir procédé à son égard comme il procède d’ordinaire consultés sur les moindres questions. Je vous en citerai une preuve, je me rappelle que lorsque l’honorable M. Smits était directeur du commerce et de l’industrie, le ministre, nécessairement d’après son influence, adressait cette question à la chambre de commerce de Bruxelles : « est-il bien utile de laisser fabriquer la potasse en Belgique ? Cela ne pourrait-il pas nuire à la navigation ? »
Cette question, à coup sûr, messieurs, est extrêmement légère de sa nature. On n’avait jusque-là jamais fabriqué de potasse en Belgique. Quelqu’un se présente pour obtenir un brevet. On demande immédiatement à la chambre de commerce de Bruxelles si cela ne pourrait pas nuire à la navigation.
Il faut avoir, je l’avoue, une monomanie de navigation extrêmement prononcée pour s’imaginer que telle industrie qui s’établirait en Belgique, pourrait nuire gravement à la navigation. Mais enfin, je vous cite cet exemple pour vous faire voir combien, dans les questions les plus futiles, on ne craint pas et on croit quelquefois de son devoir, de demander des informations aux chambres de commerce.
Et lorsqu’il s’agit de réunir, je ne dirai pas seulement les établissements de sucreries indigènes, pour moi, c’est encore une question de second ordre, mais de ruiner une industrie utile à l’agriculture, on ne demande d’avis à personne.
Messieurs, si une enquête avait été faite, nous aurions là sur le bureau de la chambre des documents propres à nous éclairer. Aujourd’hui, à défaut de ces lumières, lorsque nous venons poser des faits on nous oppose, quoi ? des dénégations. Mais voici quelques pièces qui, à défaut d’enquête, auront sans doute quelque poids. En voici une, par exemple, que l’on vient de me remettre, et dont les signatures sont légalisées par le bourgmestre de la commune :
(Nous reproduirons cette pièce dans un de nos prochains numéros.)
Maintenant l’honorable M. de Brouckere me dit : « Cela ne prouve rien du tout. » Eh bien, je prends cette thèse. Autant celle-ci qu’une autre. Cependant je désire qu’on m’interrompe le moins possible, car vous comprenez parfaitement que mon discours sera singulièrement haché si je dois répondre à une foule d’interruptions. Mais enfin, puisque l’on dit que cela ne prouve rien du tout, je vais démontrer que cela prouve beaucoup.
Il est constaté dans la pièce que je viens de lire, qu’avant la culture de la betterave, les terres dont il s’agit ne produisaient ni froment, ni seigle, ni orge.
Un membre. - On n’en semait pas.
M. Meeus. - On n’en semait pas ; donc il n’y en avait pas ; c’est toujours la même chose. Eh bien maintenant il y en a. Vous me direz : « C’est parce qu’on a fumé ces terres d’une manière extraordinaire qu’elles produisent maintenant du seigle, de l’orge et du froment. » Eh bien, messieurs, c’est précisément ce qu’il faut : si la betterave est un produit qui procure au cultivateur assez d’argent, si elle lui permet d’engraisser assez de bétail pour qu’il puisse fumer ses terres de manière à les faite produire ce que sans cela elles ne produisent pas, n’est-ce pas là un progrès évident dans l’agriculture ?
Voulez-vous, messieurs, que je vous fasse connaître une autre pièce ? C’est une lettre que j’ai reçue ce matin et qui prouve combien tout ce que je viens de dire est exact. Cette lettre émane d’une personne qui sera probablement connue des députés qui habitent les environs de Saint-Trond, mais que, moi, je ne connais pas. Cette lettre prouve jusqu’à quel point la betterave est utile à l’agriculture, jusqu’à quel point elle permet de créer des engrais au moyen desquels on fait produire beaucoup plus de richesses à la terre. Voici messieurs, cette lettre :
« Monsieur,
« Au moment où tant de personnes, qui n’en savent rien, nient ou atténuent les bons effets de la culture de la betterave, vous désirez mon avis ; je vous donnerai quelques faits, dont la conclusion sera à la portée de tout le monde. J’exploite environ 450 hectares de terre, dont le loyer est doublé depuis 5 ans ; je nourris 200 bêtes à cornes et 7 à 800 moutons ; c’est-à-dire quatre fois autant qu’à cette époque ; j’ensemence moins de terres en céréales ; cependant la masse du produit est plus considérable : 2 hectares aujourd’hui donnent comme 3 alors : la moyenne des mesures de grains était 70 ; elle est, depuis 2 ans, 103 : 200 ouvriers sont employés l’été, 150 l’hiver. Si l’on avait voulu obtenir ces résultats sans la culture de la betterave, dans le même temps, j’affirme qu’il aurait fallu le sacrifice du revenu de la terre pendant 4 ans.
« Recevez mes salutations cordiales. »
Cela est signé …, daté de …, près de Saint-Trond ; ce monsieur sera probablement connu dans cette enceinte.
Remarquez-le bien, messieurs, si, comme je l’ai dit en commençant, si le gouvernement avait procédé comme son devoir l’y obligeait, s’il avait demandé des renseignements aux chambres de commerce et aux comités d’agriculture, nous n’en serions pas réduits aujourd’hui à voir contester les faits les plus patents, les plus certains.
Messieurs, il est incontestable pour tout homme impartial qui s’est donné la peine d’examiner ce qu’est la culture de la betterave, il est incontestable que c’est une richesse immense pour le pays. Maintenant, si par une disposition semblable à celle que vous propose M. le ministre des finances, vous alliez détruire cette industrie, savez-vous ce qui en adviendrait ? Vous auriez ruiné une quantité d’industriels, vous auriez ruiné une quantité de fermiers, vous auriez ôté le pain à une quantité d’ouvriers ; et, comme vous l’a fort bien dit l’honorable M. de La Coste, vous parlez d’indemnité, mais comment indemniserez-vous ces fermiers, comment indemniserez-vous les paysans des localités où l’on cultive la betterave et où les baux sont augmentés de 40 à 60 p. c. ? Cela, messieurs, démontre ce que la betterave est pour l’agriculture. Comment ! la betterave n’est pas utile à l’agriculture, et les baux sont augmentés de 40 à 60 p. c ? Mais, en vérité, messieurs, il n’y a rien à répondre à de tels faits, dont on peut acquérir la preuve par la moindre démarche du gouvernement.
On dit, messieurs, que cette industrie est sans avenir. On a avancé ce fait, mais l’a-t-on prouvé ? Nullement. Pour la betterave qui, sous l’empire, ne pouvait produire du sucre à 6 francs, et qui depuis, par des progrès successifs, a fini par produire du sucre à 70 centimes, aujourd’hui parce que cela vous convient, la betterave n’aurait plus aucun progrès à faire, il n’y aurait plus aucune amélioration à introduire dans cette industrie. Mais, messieurs, à part les améliorations que l’art, le travail amènent à toutes choses, il est des circonstances indépendantes de notre volonté qui peuvent exercer une influence immense. Le sucre de betteraves, aujourd’hui, se produit à 70 fr. ; eh bien, messieurs, si, comme en 1837, les sucres étaient à 94 fr., est-ce que le sucre de betterave n’aurait plus d’avenir ? Je ne vais point demander des cas de guerre, des cas extraordinaires, des événements d’une haute portée politique, je vous cite les années 1836 et 1837, où le sucre Havane était à 94 fr. Mais, messieurs, vous aurez détruit cette industrie, et, dans trois ans, après que vous aurez anéanti des millions, il n’est pas impossible que cette industrie vienne à se relever et comme pour vous accuser de la faute immense que vous aurez commise.
Pour cela il ne faut pas même une hausse sur le sucre, il ne faut qu’un progrès non pas dans les sucreries de betteraves, mais dans la culture de la betterave, mais dans la dépréciation des céréales. En effet, messieurs, je connais tel fermier et tel petit fermier qui n’a que 7 ou 8 hectares de terre en culture et qui, par des améliorations successives, est arrivé, ces deux dernières années, à faire produire à sa terre, non pas 20,000 kilog. de betteraves, mais 50,000 kilog., c’est-à-dire, et ce fait est certain, ce fait peut être constaté, c’est-à-dire qu’il a obtenu 1,000 fr. par hectare. Eh bien, ce que ce fermier a obtenu, d’autres pourront l’obtenir ; et si vous dites encore que c’est à force de fumier, je vous prierai de me dire si le fumier n’est pas aussi une richesse nationale ? Est-ce que par hasard lorsqu’on emploie différents moyens pour améliorer la terre, il ne faut pas puiser à des sources qui profitent à leur tour des améliorations apportées à la terre ?
Par exemple, il est bien certain (et ce qui fait que tous les cultivateurs n’ont pas encore obtenu pour la betterave les progrès que je vous ai signalés tout à l’heure), il est certain, dis-je, que pour avoir de bonnes récoltes de betterave, il faut défoncer la terre au double. Mais cette terre vierge que vous amenez à la surface, comment l’amenderez-vous ? avec ce qu’on appelle des compostes, avec la chaux surtout, avec la marne. La chaux n’est-elle pas un produit du pays ? Est-ce que les chaufourniers ne profitent pas de la masse de chaux que les fermiers se procurent, et pourquoi les fermiers s’imposent-ils cette dépense ? parce que le revenu de leurs terres leur permet de faire ce sacrifice.
Dans l’agriculture il faut un capital. Il n’y a pas d’améliorations possibles, sans que des capitaux ne soient consacrés à l’agriculture. Mais ces capitaux sont le produit des récoltes. Il faut donc des récoltes riches pour pouvoir faire ces dépenses.
Nous venons de signaler la probabilité presque certaine de l’amélioration de la culture de la betterave : ce qui peut avoir un effet immense sur le prix du sucre indigène. Examinons maintenant quelle portée pourrait avoir la baisse des céréales.
Le fermier aujourd’hui, qui ne veut pas se contenter de moins de 4 ou 5 cents fr. d’un hectare de betterave, ne serait-il pas trop heureux d’obtenir un moindre prix, si le froment, au lieu d’être coté au prix de 12 à 15 fr. le demi-hectolitre, tombait, comme en 1822, 1823 et 1824, à 6 fr. ou 8 fr. ?
Je sais qu’on m’objectera ceci : Mais la loi des céréales est là pour s’opposer à la baisse du prix des grains. Je dis que la loi des céréales n’y fera rien du tout. Quand vous aurez en Belgique, comme vous avez eu en en 1822, 1823 et 4824, trois récoltes pleines, la Belgique produira des céréales au-delà des besoins de sa consommation.
Il est en fait de récoltes des périodes, et quiconque a suivi ces périodes, sait parfaitement bien que pendant 5, 6 ou 7 ans, il arrive que le pays, même le plus avancé en agriculture, n’a que des récoltes, sinon médiocres, au moins pas pleines ; alors nécessairement les prix des céréales s’élèvent.
Maïs quand, au contraire, les récoltes sont abondantes, cette protection que vous avez donnée à vos grains, ne sert plus de rien. Si vous avez un excédant, il faut bien que vous déversiez cet excédant. C’est alors que d’autres produits, prenant la place des céréales rétablissent en agriculture cet équilibre qui fait que le fermier se récupère sur d’autres produits. Alors on cultive en plus grande quantité le lin, le chanvre, le colza, la betterave, etc.
Eh bien, si une période semblable arrive, quel sera donc le prix de la betterave ? Le prix qui aujourd’hui est calculé de 18 à 20 fr, peut tomber à 10 ou 9 fr., à part, comme je le disais tout à l’heure, les progrès que le cultivateur fera dans la manière de cultiver la betterave car encore une fois, la plupart des petits fermiers n’ont pas pu obtenir dans le principe autant par hectare que d’autres, parce qu’ils n’ont pas eu le capital nécessaire pour faire leurs premiers frais, pour défoncer la terre, pour l’amender par des moyens convenables.
Ainsi, je vous ai signalé trois causes, la hausse du sucre, l’amélioration dans la culture de la betterave, et la baisse du prix des céréales, qui peuvent amener une diminution énorme dans le prix des matières premières du sucre indigène.
Dès lors, je vous demande si d’ici à quelques années ces causes se présentaient, quels reproches le gouvernement et la législature belges auraient à se faire d’avoir détruit à la légère des capitaux immenses, et d’avoir réduit de 50 p. c., au lieu de l’augmenter de 50, le salaire des ouvriers, salaire qui, comme le dit M. Michel Chevalier contribue à la richesse nationale.
Messieurs, je passerai maintenant à d’autres considérations.
L’honorable M. Rogier, dans le discours qu’il a prononcé hier, s’est surtout attaché à vous prouver qu’il était impossible que jamais le trésor perçût sur le sucre indigène ce que pourrait lui procurer le sucre exotique.
Pour moi, qui place immédiatement après la question de l’économie sociale la question du trésor, j’ai été charmé de la concession de l’honorable M. Rogier, qui, pour mieux établir son argumentation, a suppose qu’il n’y aurait plus de rendement sous forme de prime. Voici la partie du discours de l’honorable monsieur, à laquelle je viens de faire allusion :
« Dans tous les cas, voici dans mon opinion les seuls systèmes qui puissent être débattus : monopole de la consommation intérieure pour le sucre exotique avec suppression de l’exportation, et 6 millions de recettes ; maintien et même amélioration de ce qui est, et 4 millions de recettes. C’est sur ces deux chiffres qu’il me semble que le débat doit porter. Car vouloir maintenir le sucre de betterave et les recettes que l’un ou l’autre de ces deux systèmes assure au trésor, c’est poursuivre une chimère. Je ne crains pas de le répéter, il est impossible, en maintenant le sucre de betterave, d’assurer ni 4, ni 6 millions au trésor. »
Messieurs, ces assertions ont été parfaitement établies par l’honorable M. Rogier.
Ici, messieurs, procédant comme je l’ai fait pour la question d’économie sociale, je me suis demandé : que ferait le gouvernement, si la Belgique produisait le sucre nécessaire à sa consommation ?
Le gouvernement dirait : il me faut 4 millions et demi ; je frappe le sucre indigène de 30 francs.
Un membre. - Nous, nous voulons donner 6 millions ?
M. Meeus. - Vous nous donnez, dites-vous, 6 millions pour votre sucre exotique, j’en prends acte, car je désire que le trésor reçoive le plus possible ; va pour 6 millions ; je frappe le sucre indigène d’un droit de 40 francs, et j’ai 6 millions. Je protège du reste le travail national, le sucre indigène contre le sucre exotique en imposant le sucre de canne à 60 francs, et si je ne me trompe et que le sucre indigène ne peut suffire à la consommation, que pourra- t-il arriver ? Il arrivera que les recettes du trésor iront en augmentant, c’est-à-dire que l’introduction du sucre exotique n’aura lieu qu’à l’avantage du trésor ; et le consommateur ? me demande-t-on : Mais le consommateur ne paye-t-il pas les fabricats belges 20, 25 ou 30 p. c. plus cher que s’il les achetait sans droits ? le consommateur du sucre raffiné, qui pourrait recevoir de Hollande, le sucre raffiné, presqu’au même prix que le sucre brut, ne paye-t-il pas au profit du raffineur belge un droit énorme de protection ?
Un membre. - C’est la Belgique qui fabrique ce sucre. C’est un travail national.
M. Meeus. - Donc, il n’y a de travail national que le raffinage. Dans un cercle d’arguments semblables, il n’y a plus à raisonner.
Moi, je ne veux pas du travail national pour Gand et Anvers seulement, je veux du travail national pour tout le pays. Si, comme l’a dit fort bien l’honorable M. Dubus, par une imprudence que vous ne commettrez pas, j’espère, vous alliez détruire l’industrie du sucre indigène, l’industrie du sucre de canne ferait la loi dans le pays.
Car, messieurs, remarquez-le bien, c’est depuis l’introduction du sucre de betterave en Belgique que l’on n’a plus pu imposer au consommateur belge un prix aussi élevé. Je sais que l’on a dit : Mais vous, qui ne vouliez pas de rendement, qui ne voulez pas de prime, qui avez établi que le pays avait perdu 40 millions par suite de ces primes, le sucre de betterave y a été pour quelque chose.
Si la Belgique pouvait produire tout le sucre dont nous avons besoin, je ne voudrais pas en sa faveur de décharge semblable à celle dont jouissent les raffineurs de sucre exotique, parce que je ne veux pas de prime. Je veux le système de drawback, mais le système de drawback comme il doit s’établir, comme il a été compris dans tous les pays. L’honorable M. Delehaye m’a dit que je ne comprenais pas ce système ; je lui dirai à mon tour qu’il ne comprend pas le système du drawback. Drawback veut dire retour du droit, mais à la condition du retour de tout ce que vous avez produit ; c’est-à-dire, qu’après avoir importé 100 kilog, de sucre brut, en recevant le drawback, vous devez vous retrouver dans la même condition que si vous aviez fabriqué en entrepôt ; par conséquent, il ne s’agit pas de réexporter 52 kilog. sur 100, mais tout ce qui va à la suite du sucre raffiné, le sucre en poudre, les sirops, etc.
Quand vous ferez cela, ce sera un véritable drawback. Ce n’est pas ce que vous faites aujourd’hui, vous laissez exporter du pays une partie, 52 p. c., et vous rendez tout le droit. Qui doit payer le reste ? Nécessairement c’est le consommateur. Cela est clair au dernier point pour toute personne qui a étudié les principes du drawback. Vous ne pouvez donner à l’industriel que la position qu’il aurait s’il avait fabriqué à l’entrepôt Voilà ce qui s’appelle drawback. C’est parce que ce qui existe pour les sucres exotiques n’est pas un drawback, que c’est une prime déguisée, que pour ma part je voterai de toutes mes forces pour l’amendement de M. Dumortier, que je regrette de ne pas voir ici.
M. Dumortier. - Il vous écoute.
M. Meeus. - Messieurs, avant de terminer, car vous me le pardonnerez, les idées qui m’avaient d’abord assailli au commencement de mon discours se sont plus ou moins évaporées, par les interruptions qui m’ont obligé de suivre les interrupteurs sur le terrain où ils me plaçaient, avant de finir, il faut que je relève quelques assertions produites par l’honorable M. Desmaisières, qui est venu vous dire avec une assurance que je condamne d’autant plus qu’il est membre du cabinet, et qu’un membre du cabinet ne devrait jamais s’exprimer que pièces de conviction à la main ; car un membre du cabinet, quand il avance des faits, exerce une grande influence sur la chambre.
Il a avancé une assertion qui n’est ni logique ni arithmétique. Voici son raisonnement :
Le sucre de betterave entre pour un tiers dans la consommation. Or, à raison de 5 millions de kilog. à 37 fr. les 100 kilog., cela fait 18 millions que le sucre de betterave enlève au trésor.
M. le ministre des travaux publics (M. Desmaisières) - Je n’ai jamais parlé de 18 millions.
M. Meeus. - Vous vous êtes repris et vous avez dit 1,800 mille francs.
M. le ministre des travaux publics (M. Desmaisières) - C’est inexact.
M. Meeus. - Vous l’aviez dit par erreur comme je le disais moi-même, mais je n’en tiens aucun compte : Errare humanum est.
Voilà, a dit M. le ministre, ce qui a été enlevé au trésor, 1,800 mille francs. Il me semble que, d’après les règles de la logique la plus simple, il fallait dire : Le trésor a reçu 600 mille francs ; donc, si le sucre de betterave n’avait pas existé ou s’il avait payé un droit égal à celui du sucre de canne, le trésor aurait reçu 900 mille francs..
M. le ministre des travaux publics (M. Desmaisières) - Je n’ai pas dit cela.
M. Meeus. - Je le sais bien ; mais moi je le dis et c’est précisément de ne l’avoir pas dit que je vous blâme. Vous avez dit : le sucre de betterave a enlevé au trésor 1,800 mille fr. Eh bien, je dis que ce n’est ni arithmétique ni logique. Si le sucre de betterave devait donner 1,800 mille francs pour le tiers de la consommation, prouvez-moi que le trésor a reçu 3,600,000 fr. pour les deux autres tiers. Vous n’y trouvez que 600,000 francs. Si vous disiez : j’ai reçu 600,000 fr. pour le sucre exotique, si le sucre indigène avait payé le même impôt, j’aurais reçu 900,000 fr, ce serait juste. Vous comprenez cela, je pense. Si vous souteniez par impossible le contraire, je voterais pour un professeur d’arithmétique au ministre des travaux publics.
Mais vous avez dit cela dans la chaleur de l’improvisation, mais vous avez dit en termes formels : le sucre de betterave a enlevé 1,800 mille francs au trésor. Je dis que cette manière de raisonner est contraire aux règles de la logique et de l’arithmétique ; aux règles de la logique, car si vous dites que le sucre de betterave a enlevé 1,800 mille francs au trésor, vous devez prouver que les 2/3 de sucre exotique ont donné 3, 600 mille francs. Si, au contraire, nous partons de la prémisse vraie que le trésor n’a reçu que 600 mille francs pour 2/3, vous pouvez dire que le sucre de betterave n’a enlevé que 300 mille fr.
Mais, messieurs, ce ne serait pas même 300 mille fr., car en 1836, le ministre est parti de cette époque, le trésor ne recevait plus que 186 mille fr., et, remarquez-le bien, il n’y avait alors dans tout le pays que deux fabriques de sucre de betterave qui ont versé dans la consommation l’année suivante 100 mille kilog, qui, d’après les erreurs de M. Desmaisières, ne feraient pas plus de 37 mille francs.
En 1837, il n’y avait que quatre fabriques qui n’ont produit que trois cent mille kilogrammes, et le revenu du trésor, n’était en tout que de 463,000 francs ; vous voyez donc si j’ai raison de dire que dans une matière aussi grave, aussi importante, il est étonnant qu’un membre du cabinet soit venu nous soumettre des chiffres inexacts et une logique aussi peu serrée, et ne se soit même pas donné la peine de dire quelle était à cette époque la position du sucre indigène vis-à-vis du sucre exotique. Ce n’est que depuis deux ans que le sucre de betteraves a pris de grands développements, et c’est pour cela que l’on vient l’écraser ; c’est parce que l’on ne croit pas à ce que l’on met en avant, que cette industrie n’a pas d’avenir, c’est parce qu’au contraire elle a de l’avenir que l’on veut l’écraser dans sa naissance.
Messieurs, le rapport entre le sucre exotique et le sucre indigène, quant au droit, peut parfaitement s’établir. Comme je le disais tout à l’heure : S’il est vrai que vous puissiez obtenir, si la Belgique produit tout le sucre nécessaire à sa consommation, la somme que vous voulez pour le trésor, cela est vrai encore pour une partie. L’honorable M. Rogier vous a dit : Mais si vous ne frappez que de 25 fr. le sucre indigène, et que le sucre exotique soit frappé de 50 fr., supposez un tiers de production indigène, vous allez donc accorder une protection de 1,250,000 fr. à 2,500 hectares ? Et pourquoi pas ? Si ces 2,500 hectares amènent au pays une richesse proportionnée à toutes les autres industries que le travail belge amène au pays ; pourquoi pas cette protection ? M. le comte de Mérode dit que cela fait 500 fr. par hectares ; mais je retournerai la question, pourquoi pas pour la betterave aussi bien que pour le froment ? Aujourd’hui, le droit dont est frappé le froment étranger est dans la même proportion et devient même prohibitif dans certains prix.
Maintenant quelle différence, je vous prie ! la betterave donne plus, elle produit une richesse triple que le froment ; car avec le froment vous faites du pain, et puis c’est tout. La betterave, au contraire, emploie une masse d’ouvriers, et procure au travail belge, qui se répartit sur une échelle très grande avant qu’elle soit réduite en sucre raffiné et mise en consommation.
Je crois qu’il est temps de terminer pour ne pas abuser de vos moments. Je crois que la chambre doit protection à la culture de la betterave, qu’elle en doit aussi au raffinage tant que c’est un travail national, et dans les proportions que vous avez établies pour toutes les autres industries.
Il serait aussi injuste de faire aujourd’hui plier l’intérêt du sucre de betterave devant celui de la canne à sucre, que d’ôter le raffinage du sucre que consomme la Belgique, au travail belge, et c’est parce que nous sommes conséquents avec nous-mêmes que nous voulons maintenir l’une et l’autre. Mais ce que nous ne voulons pas, c’est l’abus du rendement, qui fait payer au détriment du consommateur et du trésor des sommes énormes pour faire naviguer des bateaux dont l’utilité en ce cas est si contestable.
M. Rogier. - Dites des navires.
M. Meeus. - Des navires, si vous voulez ; mais qui ne vont qu’à Hambourg ; c’est là du cabotage, rien de plus, et si vous préférez les appeler navires, je le veux bien. Tout ce que vous exportez vous l’exportez vers Hambourg ou Brème, et voyez un peu de quoi dépend aujourd’hui cet avantage des raffineurs d’aller vendre les sucres raffinés avec une prime énorme ; il dépend tout bonnement de l’accession de deux pays au Zollverein. Si tout à l’heure Hambourg et Brème se réunissent au système prussien, il n’y aura plus moyen d’exporter même du sucre à bon marché, car c’est une chose remarquable : vous êtes repoussés de tous les marchés ; et vous savez que pour exporter les mêmes sucres raffinés dans le Levant ou en Italie, il faut les piler en entrepôt et les réduire à l’état apparent de sucre brut. Il n’y a pas besoin d’aller chercher pour cela des renseignements à Anvers ; cela est exact. Eh bien, vous le voyez, repoussés de tous les marchés, il ne vous reste plus qu’Hambourg et Brème, qui un de ces jours vous fermeront également leurs portes.
M. Rogier. - Et la Méditerranée ?
M. Meeus. - Vous n’y exportez presque rien.
Messieurs, les défenseurs de la canne à sucre ont si bien compris que le rendement est le point culminant de la question, que pour donner le change, ils se sont adressés à la betterave. C’est assez adroit ; mais, croyez-moi, messieurs, ce ne sont pas les 5 millions de kilog. de sucre indigène qu’ils veulent surtout remplacer, on veut au moyen d’une prime déguisée tirer des colonies dix millions pour les exporter n’importe où, voilà ce que l’on veut ; mais l’on espère qu’amenant la question sur la betterave, la chambre prenant le change, sera plus facile sur la question du rendement, c’est ce qui, j’espère, n’arrivera pas, et, la chambre faisant bonne justice de toutes les exagérations, maintiendra une protection convenable, égale à celle qu’elle accorde à toutes les autres industries, et à la production du sucre indigène, et aux raffineurs, pour qu’ils puissent raffiner ce que la Belgique consomme, et puis, s’il y a moyen d’exporter, on établira un véritable drawback, qui mette le raffineur dans la position de pouvoir fabriquer chez lui comme s’il fabriquait en entrepôt, et rien de plus.
M. le ministre des travaux publics (M. Desmaisières) - Messieurs, l’honorable préopinant a voulu me donner une petite leçon d’arithmétique, je dois lui prouver que je n’en ai aucun besoin. Messieurs, il est toujours facile, quand on cite une phrase isolée d’un discours, un fait avancé isolément par un membre, d’en tirer ensuite toutes les conséquences que l’on cherche à en tirer ; mais posons bien les faits messieurs, tels qu’ils se sont passés.
Dans le premier discours que j’ai prononcé, j’ai fait connaître à la chambre que les législateurs de 1819 et de 1822, n’avaient pas entendu percevoir entièrement des raffineurs de sucre le droit d’accises qu’ils avaient décrète. J’ai dit, messieurs, que le législateur de 1819 et de 1822 avaient entendu frapper la consommation du sucre d’un droit d accises, mais qu’ils avaient en même temps demandé aux raffineurs de sucres de rendre à toutes vos industries, à votre navigation maritime, à votre commerce extérieur et à l’agriculture elle-même, prise en général, d’éminents services pour lesquels il leur accordait la décharge des droits de consommation. Eh bien, messieurs, quand a paru le sucre de betterave, il est de fait que depuis plusieurs années, la part que le trésor percevait du droit d’accise sur le sucre, s’élevait à environ 1,800,000 fr. Voilà ce qui est positif, et ce dont vous pouvez vous convaincre par les états de situation des recettes que vous avez entre les mains. J’ai dit que l’industrie de la betterave n’était pas venue en Belgique à l’état d’industrie naissante, qui dès les premières années, ne peut pas se livrer à une grande fabrication ; qu’elle y est arrivée tout armée de l’expérience de trente années de l’industrie française, et que dès la première année, elle a produit des quantités considérables. L’honorable M. Meeus vous a dit qu’elle n’avait produit en 1836, que 400,000 kil. Mais l’honorable membre qui se plaint que le gouvernement ne donne pas assez de renseignements, prouve par là qu’il n’a pas même lu le rapport que j’ai présenté à la chambre en 1837, rapport, et la discussion a fait voir qu’il n’allait pas encore assez loin, rapport, dis-je, qui annonce une fabrication déclarée par les industriels eux-mêmes, de plusieurs millions de kilog. dès 1836.
Maintenant, messieurs, j’ai dit dans mon second discours qu’il fallait bien tenir compte de ce que la betterave produisait actuellement 5 millions de kilog. de sucre qu’elle livrait à la consommation, sans payer aucun droit, et que ces 5 millions à raison d’un droit de 37 francs par 100 kilog. donneraient pour résultat 1,850,000 francs que la betterave aurait dû payer aujourd’hui au trésor, parce qu’elle livrait son sucre à la consommation, et qu’elle ne rendait pas au pays les services pour lesquels la loi accorde la décharge, et ce chiffre de 1,850,000 francs coïncide à peu près avec celui que le trésor percevait avant l’existence de la betterave. Voilà ce que j’ai dit, et je crois qu’il serait difficile de prouver le contraire, car les chiffres statistiques sont là.
Ainsi, avant l’existence de la betterave, le trésor percevait par l’effet de la législation 1,800,000 fr., et la betterave ne paye pas au trésor 1,850,000 fr. qu’elle aurait dû lui payer, si à raison de ce qu’elle livrait son sucre à la consommation, elle avait été frappée aussi d’un droit d’accises. Voilà tout le calcul que j’ai fait, et je vous avoue que je ne puis y découvrir de faute d’arithmétique.
Il est de fait, messieurs, qu’on varie plus ou moins sur le chiffre de la consommation totale, car les défenseurs eux-mêmes du sucre de betterave prétendent que ce chiffre n’est pas aussi élevé qu’on le prétend. Aussi n’ai-je pas cru devoir entrer dans les calculs relatifs aux deux autres tiers dont a parlé l’honorable M. Meeus ; et par conséquent de ce chef encore, je n’ai pu pécher contre les règles de l’arithmétique.
Mais je dois faire remarquer à mon honorable contradicteur qu’il ne fait pas attention, et je suis fâché de le dire, c’est parce qu’il ne comprend pas encore ce que la loi de 1822 a voulu, je suis fâché de lui faire observer de nouveau que si le sucre exotique n’a jamais payé entièrement au trésor le droit d’accise de 37 francs, c’est parce qu’il a rendu au pays les services que la loi a provoqués de sa part en lui assurant pour prix de ces services l’exemption de paiement du droit de consommation, Je suis fâché de lui faire observer encore que le sucre exotique fournit à la consommation 5 à 6 millions de kil. de sucre inférieurs qui ne paient pas de droits, mais qui sont livrés au consommateur pauvre, à celui qui doit inspirer le plus d’intérêt et qui ne peut pas atteindre le prix du sucre raffiné ; et la loi n’a pas voulu que le raffineur de sucre payât de droit pour ces 5 à 6 millions de sucres inférieurs, parce qu’elle a voulu qu’il travaillât de manière à favoriser notre navigation maritime, notre commerce extérieur, et l’agriculture elle-même prise en général.
L’honorable M. Meeus prétend qu’il faut avant tout protection au travail national. C’est, je crois, ce que j’ai toujours dit, dans cette enceinte, et j’ai souvent défendu ce principe avec quelque chaleur. Je crois que la chambre me rendra cette justice. Oui, messieurs, oui, encore une fois, il faut protection au travail national, mais au travail national le plus utile au pays : et ici qu’avez-vous ? Vous avez le travail national de la production du sucre de betterave qui est placé vis-à-vis de quel travail national ? de celui, des raffineries de sucre exotique, qui le vaut bien à lui seul, et qui en outre réagit fortement, quoi qu’on en dise, sur la navigation maritime, sur le commerce extérieur, sur toutes nos industries et sur l’agriculture elle-même, qui sans aucun doute procurent une bien plus grande somme de travail à la nation par comparaison à celui produit par l’industrie betteravière qui a l’inconvénient d’enlever à l’agriculture, au travail national plus utile, celui de la culture des céréales.
Messieurs, quand on répond à ceux qui prétendent que l’industrie du sucre indigène est éminemment utile à l’agriculture ; quand on leur dit : Mais vous venez dire que votre industrie est extrêmement utile à l’agriculture, et, cependant, elle enlève du terrain la culture des céréales, alors que notre pays ne produit pas de céréales ; on répond : Mais on ne cultive que 2,500 hectares en betteraves, et le nombre d’hectares cultivés en céréales est beaucoup plus considérable : si cette culture enlève quelque chose à la culture des céréales, elle n’enlève que bien peu de chose. C’est moi honorable professeur d’arithmétique qui a posé cette proposition. Eh bien, messieurs, nous avons répondu à cette proposition mise en avant par l’honorable M. Meeus, et nous lui avons retourné l’argument ; nous lui avons dit : si 2,500 hectares cultivés en betteraves ne sont rien pour la culture des céréales, s’ils ne nuisent pas beaucoup à cette culture relativement au nombre considérable d’hectares livrés en Belgique à la culture des céréales, alors vous nous permettrez de croire que relativement au bien plus grand nombre d’hectares livrés à l’agriculture dans notre pays, 2,500 hectares cultivés en betteraves, ne peuvent être que d’une utilité bien petite, si utilité réelle il y a. Cela est évident ; mais il paraît que l’arithmétique de M. Meeus ne va pas jusque là.
L’honorable préopinant est venu ensuite imputer, à tort, à l’industrie du raffinage du sucre exotique les droits prohibitifs qui existent à l’entrée des sucres raffinés étrangers. Il a dit que l’industrie du raffinage du sucre exotique voulait pour elle-même un immense protection et qu’elle la refusait à l’industrie du sucre indigène.
Mais, messieurs, je le demande à l’honorable membre, si la betterave existait seule, n’aurait-elle pas besoin de ce droit prohibitif, alors que, puisqu’il s’agit toujours ici de calculs, les défenseurs de la betterave eux-mêmes viennent vous dire : Mais nous ne pouvons donner notre sucre qu’à 74 fr., et vous produisez votre sucre exotique à 57 fr. Eh bien, si vous ne pouvez produire votre sucre qu’à 74 fr., vous avez besoin d’une plus grande protection encore que le sucre exotique, et ne reprochez donc pas à celui-ci les droits prohibitifs qui existent à l’entrée du sucre raffiné étranger.
Messieurs, en définitive, qu’avons-nous ici en présence ? Nous avons en présence, d’un côté, l’industrie qui produit le sucre indigène, et qui, évidemment, est d’un très mince secours, si pas nuisible à l’agriculture, et nous avons, de l’autre côté, l’intérêt du trésor, d’abord, l’intérêt de la navigation, l’intérêt du commerce extérieur, l’intérêt de toutes nos industries, et de l’agriculture elle-même, prise dans sa généralité.
Voilà, messieurs, entre quels intérêts vous avez à décider.
M. Osy. - Après le discours de hier de l’honorable M. Rogier, il me reste peu à ajouter pour prouver qu’il faut supprimer la production indigène avec indemnité, ou décréter l’égalité de droits.
Ne perdons pas de vue que la nature a voulu que chaque climat ait ses produits particuliers, elle a donné le sucre aux climats tropicaux ; nous n’avons pas à nous plaindre, car les climats tempérés que nous habitons sont les mieux partagés. Mais si nous voulions aller contre ces lois et produire du sucre en Belgique malgré elle, nous sommes condamnés à donner à notre industrie une forte protection, à imposer à nos consommateurs un sacrifice énorme et durable, parce que cela tient à des circonstances naturelles et que toutes les ressources de l’industrie et du génie ne détruiront pas l’effet de ces circonstances.
Voilà un point qui ne sera pas contesté. L’industrie indigène ne peut vivre qu’au prix d’une aggravation de charges pour les consommateurs. Pour consentir à un tel état de choses, il faudrait y trouver de grands avantages.
Vous voyez que les défenseurs de l’agriculture réclament une protection de 50 p. c. pour une industrie qui n’est connue que dans 35 à 40 communes et qui occupe 2,500 hectares qui produiront davantage par les produits assignés par la nature, céréales, graines oléagineuses, lin, etc., et encore pour vous donner un mauvais produit, surtout pour ce qui regarde les sirops, consommés principalement par le peuple et si la betterave avait tout le marché, vous ne sauriez rien faire de ces sirops qu’on est obligé aujourd’hui, pour en trouver un débit, de devoir mêler avec les sirops de canne.
Si donc vous aviez tout le marché, ne pouvant rien faire de vos sirops, le fabricant devrait se retrouver en augmentant le prix des pains, et le peuple n’ayant pas de sirop, que nous pouvons leur donner aujourd’hui à bon compte, à cause de nos exportations, vous verriez une grande fraude et tous vos calculs pour le trésor seraient tous les ans dérangés, et vous ne pourriez calculer sur aucun revenu certain ; car les raffinés étant également à un prix beaucoup plus élevé, nous serions inondés des bons comme des bas produits car nos voisins du Nord, et avant peu d’années l’industrie indigène viendrait de nouveau se plaindre de ne pouvoir lutter avec l’étranger, et alors, après avoir sacrifié votre commerce et votre navigation, vous devrez sacrifier également le trésor, et l’équilibre entre vos recettes et dépenses serait de nouveau dérangé, tandis qu’aujourd’hui, nous vous offrons un revenu tellement certain de 4 millions, que M. le ministre a déclaré qu’il hausserait, après deux ou trois ans d’expérience, le montant du payement des prises en charge par 20ème ou 10ème pour avoir le revenu certain de quatre millions.
Je maintiens donc que nous ne ferons aucun tort ni aux propriétaires ni aux fermiers, ainsi qu’à tous les ouvriers occupés à l’agriculture, car le lin et les graines donnent autant d’occupation que la betterave ; reste les ouvriers des sucreries, employés seulement pendant 6 mois de l’année, et encore une grande partie de ces ouvriers, sont des ouvriers et des enfants ne gagnant souvent que six sous de Brabant pour 12 heures de travail, soit le jour, soit la nuit, et dans une atmosphère très malsaine et toujours dans l’humidité. Ainsi sous ce rapport je ne crains pas d’enlever cet ouvrage. Reste les fabricants qui ont fait des établissements ; aujourd’hui nous leur offrons avec le concours du gouvernement une indemnité ; mais soyez sûrs que si dans quelques années, par les raisons que je viens de vous énumérer, vous devez supprimer la fabrication du sucre indigène, et cela arrivera indubitablement, je suis persuadé qu’il n’y aura plus question d’indemnité, et je crois que ceux qui sont aujourd’hui nos adversaires feront un grand tort à leurs amis.
Dans toute grande résolution il y a certainement quelques personnes lésées ; mais toujours il ne faut envisager que la généralité et il faut savoir faire des concessions dans l’intérêt le plus puissant du pays, et dans cette circonstance pas de doute que le commerce, l’industrie et la navigation sont bien plus grandement engagés que l’agriculture. Les demi-moyens et des mesures provisoires ne valent rien, car sans cela la question se reproduit toujours, et sachons une bonne fois la trancher, et n’ayons plus à nous en occuper que de porter annuellement au budget des recettes une très belle somme.
Si je ne voulais pas compliquer la question et prolonger les discussions, je répondrais par une proposition formelle aux observations qu’on nous a souvent répétées. Vos échanges ne sont rien, car vous allez chercher vos sucres bruts à Londres, Rotterdam, Hambourg et Brême, et par ces importations vous ne favorisez pas vos exportations.
Je vous dirai que votre tarif est vicieux et que les importations des ports d’Europe, par pavillon national ne payent pas plus que les importations des lieux de production et que le tarif sera changé si vous adoptez les propositions de votre enquête parlementaire. Je voudrais faire payer par pavillon national des lieux de production comme aujourd’hui 20 centimes ; par pavillon étranger, des lieux de production 1 fr. 80 c., mais des ports d’Europe, par pavillon national, 3 fr., et finalement, par pavillon étranger des ports d’Europe, 5 fr. ; le tout, par 100 kilos. Vous augmenteriez les revenus de la douane, et les voyages de longs cours étant favorisés, vous chercheriez vos sucres entièrement aux colonies et vous les échangeriez contre les produits de votre industrie, tandis que les arrivages d’Europe ne sont soldés que par des écus. Je vous livre ces considérations, ainsi qu’à M. le ministre, et vous verrez s’il convient de s’en occuper en même temps que la loi actuelle, soit, si vous voulez le réserver, lors de la discussion de votre système commercial.
Au moins, vous voyez, messieurs, que nous sommes prêt à répondre victorieusement à nos adversaires qui nous font des reproches de ne chercher nos sucres que dans les ports voisins et que je suis prêt à lever cette difficulté.
Je sais que cette proposition ne sera pas très bien vue des petites raffineries, mais comme je vous l’ai dit, pour moi, toujours les grands intérêts doivent l’emporter sur les petites considérations, et c’est en acceptant les véritables principes qu’on fait du bien à la grande majorité, et les petites observations doivent disparaître.
L’honorable M. Dubus nous disait samedi que nous avions reçu de Rio de la Plata 53 navires, presque tous étrangers, avec des chargements de la valeur de 17 millions de fr.,et que nous n’avions exporté que pour 300 mille fr. vers ces parages.
Je lui dirai que ces 53 navires nous ont apporté des cuirs, crins et cornes, et que beaucoup de ces expéditions sont pour compte étranger. Cette grande masse de marchandises nous a été consignée, parce que nous avons le plus grand marché de cuirs du continent ; et si nous avons importé pour 17 millions, nous en avons exporté au moins pour 15 millions ; le reste a été vendu à un tanneur indigène. Ces affaires laissent beaucoup d’argent dans le pays et votre chemin de fer s’en ressent grandement. Les navires qui font ce commerce partent effectivement sur lest, parce qu’ils sont obligés d’aller en Angleterre ou en Portugal pour chercher du sel. Donc, cet exemple de M. Dubus ne détruit pas du tout ce que nous avons dit pour le commerce du sucre.
L’honorable M. Meeus nous a dit que, depuis 1830, les exportations du sucre avaient coûté au pays 40 millions.
Depuis 1834 à 1841 inclus, nous avons exporté 166 millions de sucre, dont il faut déduire 4 p. c. pour déchet ; reste 159 millions. Nous avons exporté 80 millions ; reste environ l’autre moitié consommée dans l’intérieur et passible du droit de 37 fr. 2 c, représentant un revenu de 29 millions. Je ne vous parle que des chiffres ronds.
La prime de dépréciation, tout à l’avantage du consommateur, a été, comme vous le dit l’honorable M. Mercier, de 20 à 35 p. c. Je calcule seulement 25 p. c., ce qui fait, sur la somme du revenu de 29 millions, 7 millions, de sorte que les consommateurs ont seulement payé en réalité, 22 millions. Le trésor a reçu en droits d’accise, pendant ces 8 ans, 7 millions, et en droits de douane sur 83 millions de kil. à raison du droit moyen de 1 fr. 20, un million, ensemble 8 millions à déduire des 22 millions payés par le consommateur ; 13 millions, soit en moyenne 1 million 7 cent mille fr. Voilà un calcul exact, tandis que M. Demonceau a parlé d’un sacrifice de 6 millions, et l’honorable M. Meeus seulement de 3 millions, soit les 40 millions pour les 12 années depuis notre émancipation.
Tout ceci est pour le passé, mais si vous adoptez le projet du ministère, vous aurez un revenu certain de 4 millions et le consommateur ne payera pas la marchandise plus cher ; au contraire, plus vous exporterez, les bas produits qui doivent rester dans le pays feront baisser les prix à cause de la prime de dépréciation.
Mais faites vivre la betterave, le trésor n’aura presque rien par la fraude que feront nos voisins et les consommateurs auront tous les ans un grand déficit dans leurs dépenses, pour cette douceur dont la majorité ne peut pas se passer.
Avant de finir, je vous dirai, messieurs, qu’en 1652 l’Angleterre interdit sans indemnité (ainsi nous voulons aller beaucoup plus loin pour les sucres) la culture des tabacs ; en 1785 sous le ministère Pitt la même interdiction a été prononcée pour l’Ecosse ; l’Irlande continuait à cultiver le tabac, mais en 1830 après les réformes proposées par M. Huskinson, on a dû prendre la même mesure pour ce troisième royaume par acte du parlement du 23 août 1831, et depuis ce temps on ne peut plus cultiver le tabac dans la Grande-Bretagne. On n’a pas prétendu que les principes de liberté fussent violés.
En Angleterre toutes les fois que l’intérêt public le commande, on va droit au but.
Il y a même une époque, qui n’est pas très éloignée, où on a défendu en Angleterre, les distilleries de toute espèce de grains, dans l’intérêt des distilleries de ses colonies aux Antilles.
Au surplus, pour calmer les scrupules des partisans de la fabrication indigène, je vous citerai un court passage, extrait de l’enquête faite lors de la suppression de la culture des tabacs en Irlande en 1830.
Tout le monde connaît le docteur Bowring qui a parcouru le continent, et, et vous savez qu’il est ardent défenseur de la liberté commerciale. Il a fortement appuyé la suppression de la culture du tabac.
Un autre Anglais de beaucoup de mérite, sir Henry Parnel, a exposé dans son ouvrage sur la réforme financière en Angleterre, les principes des économistes des libertés la plus absolue, et il trouvait que M. Huskinson était encore en arrière à cet égard.
Le docteur Bowring et sir Henry Parnel ont adressé à la commission d’enquête du parlement, un mémoire sur la question des tabacs, on verra comment le passage se trouve analogue à notre situation actuelle.
« Nous ne croyons pas que le vrai principe du libre commerce a été violé le moins du monde par cette mesure parlementaire. Le libre commerce avait le droit de demander une taxe égale à celle payée par le commerce exotique, sans quoi les intérêts des consommateurs et du fisc auraient été sacrifiés. On ne pouvait pas cultiver le tabac en Irlande au même prix qu’ailleurs, les frais de culture étant beaucoup plus considérables en Irlande qu’aux Etats-Unis.
« Si la taxe était égale, la culture aurait été impossible, et si au lieu de frapper le tabac indigène d’un droit, on avait baissé l’impôt du sucre exotique de 3 schellings à 1 schelling la livre, cette réduction n’aurait pas suffi aux cultivateurs irlandais car la différence du prix de culture est bien au-dessus d’un schelling la livre. Les intéressés demandèrent un droit protecteur de 20 deniers la livre, soit 1 2/3 schelling, ce qui aurait été une perte énorme pour le trésor, à laquelle il aurait fallu ajouter une perte égale soufferte par le consommateur. »
Vous voyez que, comme en Irlande, la production vous dit : « Je ne puis vivre qu’avec un droit différentiel de 50 p. c. » ; et comme nous vous avons prouvé qu’en protégeant les raffineries indigènes, le consommateur aurait également beaucoup plus à payer, notre question actuelle est identique avec celle du tabac en Irlande en 1830.
Cependant, observez bien que les colonies anglaises ne produisent pas de tabac, mais qu’il arrive des Etats-Unis, et ainsi la suppression prononcée en 1830, est, comme pour les sucres, toute en faveur du commerce, du consommateur et du trésor.
Vous voyez comment les apôtres de la liberté commerciale parlaient, et, après avoir médité le passage dont je viens de vous donner lecture, il est permis de dire que l’égalité de droits ou la suppression du sucre indigène, n’est pas aussi barbare, aussi sauvage qu’on l’a prétendu.
Il n’y a rien de sauvage, il y a ici un grand fait, c’est que la Belgique n’est pas propre à produire du sucre, c’est qu’il ne peut être produit qu’aux dépens du trésor, du commerce maritime, des plus grands intérêts du pays.
Je voterai donc le droit pour les deux sucres, 40 francs par 100 kilog. ; mais comme nous sommes assez francs pour dire que c’est la suppression du produit indigène, j’irai plus loin qu’en Angleterre, et j’accorderai une indemnité, et je sais que plusieurs industriels seraient charmés de finir ainsi cette industrie ruineuse. Je les engage donc de consentir au projet ministériel ; car, s’il n’était pas accepté aujourd’hui, avant trois ans l’industrie indigène demanderait d’autres protections, et vous serez obligés de finir par adopter le projet du gouvernement, pour avoir les 4 millions, mais il ne pourra plus s’agir alors d’indemnité, et les défenseurs actuels de la betterave auront fait beaucoup de mal à leur protégé actuel.
M. le président. - La parole est à M. le rapporteur.
M. Mercier, rapporteur. - M. le président, il est un peu tard pour que je puisse parler aujourd’hui.
Des membres. - A demain.
- La séance est levée à 4 heures et demie.