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Chambres des représentants de Belgique
Séance du samedi 18 février 1843

(Moniteur belge n°50, du 19 février 1843)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(Présidence de M. Raikem)

M. Kervyn fait l’appel nominal à midi un quart.

M. Dedecker donne lecture du procès-verbal de la séance d’hier ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Kervyn communique les pièces de la correspondance.

« Plusieurs fabricants de sucre indigène présentent des observations contre Je projet de loi sur les sucres. »

« Mêmes observations de plusieurs propriétaires de Saint-Trond et de Tirlemont. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet.

M. de La Coste. - Je proposerai en outre l’impression de ces diverses pétitions au Moniteur. D’après ce qu’on m’a dit, ces pétitions renferment des faits très intéressants qui peuvent avoir une grande importance pour la discussion.

- La proposition de M. de La Coste est adoptée.


« Le sieur Hendrickx, conducteur des ponts et chaussées, demande une récompensé honorifique pour les services qu’ils dit avoir rendus au pays. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur F.-P. Marquet, négociant et propriétaire, né à Cette (France), demande la naturalisation ordinaire. »

- Renvoi à M. le ministre de la justice.


« Le conseil communal de Swevezeele demande une prompte révision de la loi sur le domicile de secours. »

- Renvoi à la commission centrale des pétitions.


M. Rodenbach informe la chambre qu’une indisposition l’empêche d’assister la séance.

- Pris pour notification.


M. le ministre de la guerre transmet à la chambre une note qui lui a été adressée par M. le général Willmar, et qui a rapport à une proposition faite antérieurement par M. le ministre de la guerre.

Cette proposition a été renvoyée à la section centrale du budget de la guerre.

La chambre décide que la note de M. le général sera également renvoyée à cette section centrale.


M. le ministre de l’intérieur adresse à la chambre les documents qui lui sont annuellement communiqués pour la nomination des membres du jury d’examen.

- La chambre ordonne l’impression et la distribution de ces documents.


M. le président. - La chambre charge le bureau de compléter la section centrale à laquelle vous avez renvoyé, comme commission spéciale, les amendements qui ont été présentés dans la séance d’avant-hier, par MM. Van Cutsem et Vandenbossche, relativement à la sortie des lins. Il y avait quatre membres à remplacer : le bureau a nommé MM. de Renesse, Angillis, Troye et Manilius. La commission se trouve maintenant composée ainsi qu’il suit : MM. Coppieters, de Meer de Moorsel, de Terbecq, de Renesse, Angillis, Troye et Manilius.

Projet de loi sur les sucres

Discussion générale

M. le président. - La discussion générale est ouverte.

M. le ministre des finances (M. Smits) - Messieurs, en prenant le premier la parole dans la discussion importante que soulève la question des sucres, mon but n’est pas précisément d’attaquer et de combattre, dans toutes ses parties, le nouveau travail de la section centrale. Si je ne rencontre, en passant, que quelques-unes de ses objections, je me réserve de les aborder toutes dans le cours de nos débats.

Mes efforts, dans ce moment, tendent à engager la chambre à se placer, de prime abord, à un point de vue assez élevé d’où les intérêts privés disparaissent, pour ne laisser apercevoir que la grande masse des intérêts généraux qui dominent la question.

Déblayons donc le terrain de tous les matériaux inutiles dont on a cherché à l’encombrer ; tâchons de faire comprendre la question des sucres avec clarté, avec précision, et posons ensuite les grands principes qui la dominent.

Si, par une combinaison favorable, je pouvais venir vous dire : Messieurs, j’ai un nouvel impôt à vous proposer sur un article important de commerce ; mais cet impôt sera plus simulé que réel ; toutefois, le trésor n’y perdra jamais rien ; dans aucun cas il ne devra s’imposer un sacrifice ; seulement l’impôt ne produira pas tout ce que, fiscalement parlant, on peut espérer d’en tirer ; mais le mouvement commercial du pays pourra s’augmenter de 20 à 40 millions ; mais vous trouverez dans cet impôt le moyen d’étendre nos échanges, d’exporter nos produits industriels, de vivifier toutes les sources de la richesse publique. Cet impôt, ainsi conçu, le refuseriez-vous ? Non, messieurs, vous l’accueilleriez avec empressement, si j’étais assez heureux de le découvrir.

Eh bien ! c’est d’après ce système que la législation sur le sucre a été combinée. Son auteur ayant conçu cette haute pensée commerciale, s’est dit : L’Angleterre est presque seule en possession du commerce du sucre brut. En le raffinant et en l’exportant, elle trouve un nouveau moyen de placement de ses produits manufacturés. Tâchons d’attirer une partie de ce commerce ; par l’importation des sucres bruts, nous ferons des échanges avantageux avec les colonies ; par l’exportation des raffinés, nous placerons nos produits industriels sur les marchés européens. Le trésor aura un produit de plus, et dans aucun cas il ne sera tenu à aucun sacrifice. Imitons donc l’Angleterre.

L’Angleterre avait une accise sur le sucre brut ; et elle déchargeait le compte de l’importateur, lorsque celui-ci exportait 60 38/100 kil. de sucre raffiné fin.

On s’est donc dit : Pour avoir un avantage sur l’Angleterre, établissons une accise sur le sucre, et fixons un rendement inférieur. Cette différence permettra à nos raffineurs de soutenir la concurrence. Cette concurrence, en effet, s’établit bientôt ; mais ne marchant pas assez vite au gré du gouvernement, tenu en éveil par les réclamations de l’industrie qui ne cessait de demander de nouveaux débouchés, le rendement légal fut réduit successivement à 55 55/100 et à 55 68/100.

On appelle rendement légal, messieurs, le produit en sucre fin, c’est-à-dire, en sucre candi et en pains, que sont censés produire les sucres bruts. S’il en est parmi ces derniers qui donnent 65 kil. et plus, il en est d’autres qui ne donnent que 40. Le rendement légal est donc une moyenne sur les différentes espèces de sucres bruts.

Par l’abaissement du rendement comparativement à celui fixé en Angleterre, le commerce du sucre fut bientôt acquis aux Pays-Bas, et il serait resté peut-être à la Belgique sans la loi du 8 février 1838, qui, dès la première année de son exécution, fit tomber un assez grand nombre de raffineries.

D’après cette loi, nous avons aujourd’hui une accise qui s’élève, centimes additionnels compris, à 37 fr. 02 par 100 k. sucre brut, et cette accise est apurée par l’exportation de 57 k. sucres candis ou métis, ou de 60 k. sucre lumps. Dans tous les cas, le dixième du droit est réservé au trésor, c’est ce 10ème qui établit spécialement la différence entre le système belge et le système hollandais, différence qui est à l’avantage des raffineurs de ce dernier pays.

Suivant les prévisions du législateur et du gouvernement, l’accise, modifiée en 1838, devait produire au trésor une somme de 7 à 800,000 fr. environ. On ne demandait pas davantage alors, et ces prévisions se sont réalisées.

Mais bientôt le sucre de betterave est venu prendre place sur le marché intérieur, et aujourd’hui on estime sa production de 5 à 6 millions de kil., pour une consommation qui ne semble pas dépasser 14 millions. Or, ce sucre n’est soumis à aucun droit, et comme il vient refouler un sucre soumis à l’impôt, il est clair que les recettes du trésor ont dû diminuer, et que les rapports commerciaux activés par le sucre exotique ont dû s’en ressentir défavorablement.

Il fallait donc atteindre le sucre de betterave ; on ne pouvait le laisser indemne de tous droits ; mais comment l’imposer ? Tel était le problème à résoudre.

Voici, messieurs, ce qu’à notre tour nous nous sommes dit :

Le trésor a besoin de ressources, augmentons d’abord l’accise sur les sucres. Portons celle de 37,02 à 50 francs par 100 kil, de sucre brin. Toutefois, laissons subsister la décharge ou rendement légal à l’exportation telle qu’elle a été établie en 1838, afin de ne pas empirer encore la position de nos raffineurs, comparativement à celle des raffineurs hollandais. La Belgique, nous disions-nous, éprouve plus que la Hollande le besoin des exportations puisqu’elle est plus manufacturière, plus industrielle.

Nous nous sommes dit ensuite : Les sucres blonds et bruns de la Havane se vendent aujourd’hui 57 fr. les cent kilog. en entrepôt. Prenons ces sucres pour type. Le sucre de betterave, au contraire, se vend 74 fr. Si donc nous établissons un droit égal de 50 fr. sur les deux sucres, le sucre colonial pourrait se vendre 107 fr., accise comprise ; mais le sucre de betterave ne pourrait se réaliser qu’au prix de 124 fr. Etablir l’égalité des droits pour les deux sucres serait donc ruiner le sucre de betterave, malgré qu’il soit plus riche que le sucre de la Havane. C’est ce raisonnement simple et juste qui nous a conduits à proposer un droit variable.

Aussi longtemps donc que le sucre de betterave aurait un prix marchand de 74 francs, il n’aurait supporté qu’une accise de 35 fr., ce qui faisait 107 francs, prix égal à la valeur marchande du sucre de la Havane, droits compris. Mais si la fabrication de la betterave marchait en progrès, si elle parvenait à diminuer son prix marchand, l’accise se serait élevée en proportion. Hausse ou baisse, on aurait ainsi conservé une exacte, une équitable pondération.

Vous le voyez, messieurs, ce système entièrement nouveau, mais parfaitement juste, n’a pas été admis par la section centrale. Elle veut un droit fixe, et elle veut que le droit sur le sucre de betterave n’excède jamais 25 francs, tandis qu’il serait toujours de 50 francs pour le sucre colonial. En outre, elle veut augmenter le rendement légal à l’exportation du sucre colonial raffiné, ce qui rendrait la lutte impossible avec nos rivaux commerciaux.

Ce sont ces deux propositions fondamentales que nous ne pouvons admettre et qui forment le point culminant des dissidences qui existent entre le gouvernement et la section centrale. A notre point de vue, le système de la section centrale amènerait la ruine de nos raffineries et de nos rapports commerciaux et maritimes.

La section centrale, en réclamant une protection de 25 fr. par 100 kilogrammes, soit 50 p. c. en faveur de la fabrication du sucre de betterave, et, de plus, une augmentation du rendement à l’exportation du sucre colonial, a cru suivre l’exemple de la France ; mais quand nous en serons venus à la discussion des articles du projet de loi, je n’aurai pas de peine à prouver qu’elle s’est complètement trompée dans ses comparaisons avec le système français, peu enviable d’ailleurs.

Il m’a suffi, pour le moment, de bien poser la question, de la débarrasser de ses entourages inutiles, et d’affirmer, en attendant que le moment soit venu d’en faire la démonstration, que le sucre de betterave ne jouit actuellement en France que d’une protection de 16 fr. 97 c., soit 17 francs, au lieu de 22, comme le soutient la section centrale.

Vous connaissez maintenant la question des sucres ; je viens de l’exposer avec simplicité, avec vérité ; je l’ai rendue saisissable pour tout le monde.

Qu’il me soit permis maintenant de passer à un autre ordre d’idées et de peser dans la balance des intérêts publics les considérations générales susceptibles de déterminer les résolutions de la chambre.

Le système des partisans exclusifs du sucre de betterave conduit à l’isolement ; mais par cela même on doit comprendre qu’il conduit aussi à la ruine et à la pauvreté du pays. Pourquoi ne préconise-t-on pas aussi la culture du caféier ? Ce serait, dans le même système, une conquête autrement nationale et productive.

Un point qui doit rester en dehors de toute controverse, c’est que la fabrication du sucre de betterave n’exerce aucune influence sur la prospérité générale du pays, et qu’elle n’a procuré aucun des grands avantages qu’on a tant exaltés. Nous avons vu que M. le comte d’Argout, dans son rapport du 6 juillet 1837, démontre par des faits puisés, comme il le dit lui-même, dans les documents produits par le gouvernement français ou constatés par les enquêtes de 1836 et 1837, que la fabrication du sucre de betterave est plutôt dommageable qu’utile. En écartant mes citations, la section centrale, par simple inadvertance sans doute, s’est abstenue de dire qu’elles avaient été empruntées à des documents officiels, dans la vue de prouver qu’ailleurs je ne me rapportais plus à l’opinion de M. d’Argout, duquel je n’avais cependant pas invoqué les lumières.

Quoi qu’il en soit, il importe de vous rappeler, messieurs, qu’en 1837, 39 départements français sur 85 étaient restés étrangers à la fabrication du sucre de betterave ; que des 46 autres, 41 seulement possédaient 110 fabriques, ne produisant que 7,500,000 kilog., soit l’insignifiante moyenne de 183,000 kil. par département, tandis que de ces 41 départements, 5, ceux du Nord, du Pas-de-Calais, de l’Aisne, de la Somme et de l’Oise, en renfermaient seuls 471 produisant 41 millions de kilogrammes. La production totale de la France étant évaluée alors à 50 millions de kilog., les 5 départements cités possédaient donc les 4/5 de la production, c’est-à-dire, qu’à eux seuls ils concentraient l’industrie du sucre indigène sans profit agricole peur les autres départements.

Ce n’est pas tout. Entre ces cinq départements, la différence est immense.

L’Oise avait 12 fabriques produisant 1,400,000 kil.

La Somme, 51 fabriques produisant 4,150,000 kil.

L’Aisne, 44 fabriques produisant 5,715,000 kil.

Le Pas-de-Calais, 138 fabriques produisant 8,984,000 kil.

Le Nord, 236 fabriques produisant 21,172,000 kil.

Le Nord et le Pas-de-Calais donnaient donc plus de la moitié de la production totale de la France, et le Nord seul, plus de la moitié de tous les autres départements.

Croirait-on, d’après cela, que la plupart des communes du département du Nord ne participaient point à la fabrication ? Cela est cependant, puisque sur 659 communes dont il se compose, 151 possédaient des fabriques.

Maintenant voulez-vous savoir combien d’hectares la culture de la betterave occupait dans ces 5 départements ? Seulement 20,510 sur une étendue de 3,148,000 hectares, ce qui revient à peine à la 152ème partie de la superficie des lieux où elle s’est le plus agglomérée.

D’après cet exemple de la France, il est permis, alors que des faits analogues existent en Belgique, d’avoir des doutes sur l’influence favorable que la culture de la betterave doit exercer sur notre agriculture en général, et ce doute est d’autant plus permis qu’un de nos honorables collègues m’a certifié que, dans son district, les agriculteurs se refusaient à cultiver la betterave, parce que sa récolte tardive ne permet pas d’ensemencer le blanc-grain.

Ce qui, dans la question spéciale qui nous occupe, doit donner la mesure des avantages d’une industrie agricole, c’est l’augmentation de la population ; la mutation des propriétés ; l’augmentation des taxes de consommation ; la conservation des produits agricoles ordinaires et utiles ; l’augmentation de la masse des engrais ; l’élève du bétail, etc.

Eh bien ! la population a-t-elle augmenté dans le nord de la France, centre presque unique de la culture de la betterave ? La recette des droits d’enregistrement et de consommation s’est-elle accrue ? Y a-t-on conservé les anciens et utiles produits agricoles dans les proportions nécessaires ? La masse des engrais et des fourrages a-t-elle été plus abondante ? L’élève du bétail a-t-il pris un plus grand essor ? Nullement ; le contraire est arrivé.

L’augmentation de la population dans le Nord a été, de 1831 à 1836, inférieure de 1 p. c. à celle de toute la France ; cette infériorité s’élève à 4 p. c. pour les droits d’enregistrement, et à 9 p. c. pour les articles de consommation, à l’exception du tabac. D’un autre côté, la culture du colza a diminué, l’huile a renchéri d’un tiers, au détriment du consommateur, tandis que l’orge, nécessaire aux brasseries, menace de disparaître ; enfin l’élève du bétail a considérablement diminué.

Loin de favoriser les intérêts agricoles, la culture de la betterave leur a donc été funeste ; les anciennes rotations ont été abandonnées ou supprimées, et le fumier, qui se vendait au prix de 5 fr. la charretée, ne pouvait plus s’obtenir qu’au prix de 10,15 et même 20 fr.

Quoique d’après cela nous soyons en droit de contester l’utilité de la culture de la betterave, nous n’avons pas prétendu qu’elle est nuisible à l’agriculture ; mais nous soutenons qu’elle n’est pas nécessaire et qu’elle peut être plus avantageusement remplacée par la culture des céréales. Nos importations prouvent que nous n’en produisons pas assez pour satisfaire aux besoins de la consommation.

Depuis plusieurs années, les récoltes en général ont été abondantes. Mais, en cas de disette, la fabrication du sucre de betterave ne nous serait-elle pas désastreuse, en attendant qu’on défriche nos bois, qu’on fertilise nos bruyères ? Car veuillez remarquer que la disette en céréales existerait tout à la fois dans les pays placés sous la même latitude. Ainsi, la France, l’Angleterre, la Hollande, l’Allemagne septentrionale, le Hanovre sciaient, comme nous, obligés d’aller s’approvisionner au dehors ; la Silésie, la Pologne même, où l’exubérance habituelle de la production des céréales alimente d’autres populations, pourraient aussi se trouver dans la même situation. La Crimée seule nous resterait ; mais elle ne pourrait suffire à des besoins aussi pressants, aussi étendus. Et, il faut bien le reconnaître, de toutes ces nations, nous serions le moins favorablement traités, car le commerce des céréales a diminué en Belgique depuis la loi du 31 juillet 1834. La Hollande, plus heureuse sous ce rapport, pourrait, au moyen de son commerce régulier, satisfaire aux besoins de sa population, et devenir l’intermédiaire entre le producteur et le consommateur français, allemand, anglais et belge.

D’après les renseignements obtenus par le concours des commissions d’agriculture et des administrations locales, des pâtures auraient été rompues, et la culture des céréales, comme celle des pommes de terre, du chanvre, de la garance, du lin et du colza, etc., auraient diminué dans la proportion de la quantité de terre que la betterave leur enlève annuellement,

J’admets bien volontiers que les terres ensemencées de froment après la culture de la betterave produisent une récolte plus abondante. Mais, comme on l’a fait observer avec raison, quelle valeur peut-on attacher à cette circonstance lorsque l’utilité d’économiser les transports et d’abréger les distances doit l’emporter sur la régularité des assolements ? Ne sait-on pas d’ailleurs que les mêmes terres sont presque toujours livrées à la culture de la betterave et échappent ainsi aux assolements réguliers de l’agriculture.

Tous les avis annoncent aussi que la valeur des terres et le prix des fermages ont été considérablement augmentés dans les cantons où il existe des fabriques de sucre de betterave. Cela résulte aussi du rapport de la section centrale (page 23, § 5). Pourrait-il en être autrement ? La betterave est une denrée pondéreuse, dont la production est forcément circonscrite aux environs de l’établissement où elle est macérée.

Cependant, malgré le peu d’utilité que retire le pays de la fabrication du sucre de betterave, nous avons respecté ses intérêts, nous avons admis son existence comme un fait accompli. Pour maintenir sa coexistence, nous avons proposé un droit variable qui, appliqué sur sa valeur marchande comparée à celle du sucre de canne, constituerait la protection dont elle a besoin,.

Mais fidèle au plan qu’elle s’est tracé, la section centrale, dans son premier comme dans son deuxième rapport, a cherché à amoindrir les effets salutaires que procure le commerce des sucres de canne. Se plaçant à côté de la question, elle cite, page 22, la protection de 60 p. c. et celle de 600 p. c. accordées respectivement à l’eau-de-vie et à la bière indigène, sur les produits similaires des autres pays. Je demanderai si c’est sérieusement qu’on a voulu comparer le sucre de betterave avec le genièvre et la bière. Ces produits ne constituent-ils pas un des éléments de notre prospérité ? Leur utilité n’est-elle pas permanente et incontestable ? Viennent-ils ou peuvent-ils nuire aux autres industries du pays ? Peuvent-ils nous conduire à l’isolement, comme le ferait une protection exorbitante en faveur du sucre de betterave, né d’hier, et qui n’a aucun droit à primer une industrie antique qui alimente nos échanges transatlantiques ?

La Belgique, messieurs, n’est pas exclusivement agricole ; elle est également manufacturière et industrielle ; elle doit ainsi se créer les moyens de déverser sur les marchés étrangers l’excédant de sa production. Or, pour pouvoir vendre, il faut aussi pouvoir acheter. Cet axiome résume le but de la base de nos échanges internationaux. Plus l’on réduit la consommation des denrées coloniales, et moins l’on peut placer des produits indigènes. En livrant le marché intérieur au sucre de betterave, l’on fermerait les nombreux débouchés que l’on peut se procurer par le sucre de canne.

A l’entrée, le sucre brut, à la sortie les sucres raffinés forment la matière encombrante des navires. La plupart des autres marchandises ne sont que des accessoires qui, au moyen du sucre, peuvent se transporter et être livrées à meilleur compte à ceux de nos industriels qui les manipulent. Sans cette denrée, le fret des navires serait nécessairement plus élevé. Dès lors, ces mêmes marchandises subiraient une augmentation au préjudice du consommateur, et la concurrence des produits similaires deviendrait impossible avec les nations qui favorisent le commerce des sucres.

Avant la solution de toutes nos difficultés politiques, aucune de nos maisons ne pouvait penser à établir des comptoirs permanents dans les pays transatlantiques. Si cet obstacle n’existe plus aujourd’hui, il en est un autre qui doit préalablement être levé. Je veux parler de notre système commercial qu’il importe d’approprier aux besoins de notre situation actuelle.

Plus d’une fois j’ai combattu dans cette enceinte le système des droits différentiels ; j’agirais encore de même s’il se reproduisait sous la même forme et dans les mêmes circonstances, Mais alors je m’opposais aux droits différentiels tels qu’ils étaient proposés, je reconnaissais les avantages du commerce direct. Ce j’ai demandé depuis 1833 jusqu’en 1839, c’est qu’on ne décrétât point de mesures hostiles contre les pavillons étrangers, alors que nous avions encore besoin de la protection des grandes puissances. C’était l’intérêt politique du pays, sa nationalité, son indépendance qui avant tout me guidaient. Je ne comprenais rien de plus important, que de frapper dans leurs intérêts maritimes les puissances dont l’appui nous étaient encore indispensable.

Mais aujourd’hui que la Belgique est définitivement constituée, il faudrait méconnaître les notions d’économie générale, pour ne pas favoriser, avec mesure et modération, les arrivages directs.

C’est lorsque nous serons parvenus à ce résultat, que le commerce pourra prendre tout le développement dont il est susceptible. Nos grandes maisons pourront alors établir partout des succursales pour faciliter la vente de nos produits et assurer la rentrée des recouvrements. Mais pour cela, et comme condition première, il faut que nous ayons des cargaisons de retour convenables et répétées, que l’on ne peut trouver que dans les sucres de canne.

Moins que toute autre nation, la Belgique ne peut vivre dans l’isolement. Dépourvue, comme elle l’est, de colonies où elle pourrait placer l’excédant de ses produits, on doit encore moins porter atteinte à un commerce qui peut seul nous permettre d’aller puiser à toutes les sources du monde. Et, avec l’intelligence, l’activité de ses habitants et leur haute moralité, la Belgique peut facilement reprendre son ancienne position commerciale et jouir des avantages que favorise si bien sa situation topographique.

L’Angleterre, la France et la Hollande possèdent des colonies. Elles peuvent imposer leurs produits aux colons sans admettre aucun partage avec l’étranger. Au besoin, elles peuvent même faire remplacer la canne à sucre par d’autres produits. Nous savons cependant que l’Angleterre, par un moyen indirect et légal, mais énergique, a supprimé la fabrication du sucre de betterave.

En Hollande, cette industrie n’a pas pris racine. Reste la France, où elle a jeté la perturbation.

Nous pouvons, messieurs, emprunter chez nos voisins d’utiles leçons, pour fixer nos doutes et connaître la voie dans laquelle nous devons entrer. Si l’Angleterre, la France et la Hollande ne reculent devant aucune mesure pour favoriser le commerce des sucres, nous sied-il bien de venir contester les effets heureux que ce commerce exerce ? Et les arguments que l’on fait valoir pour les amoindrir, n’indiquent-ils pas que l’on envisage la question sous un faux jour.

Ces trois puissances ont des colonies à ménager. En leur accordant forcément des privilèges, elles doivent repousser de leur marché intérieur les produis similaires d’autres pays. Or, les sucres de la Havane, du Brésil, de Fernambouc, de Bahia, de Manille, etc., ne peuvent être admis chez elles que sous paiement d’un droit trop élevé pour soutenir la concurrence.

La Belgique, au contraire, ne se trouve pas dans la même position.

Ne saisit-on pas d’abord de quel immense avantage elle peut profiter pour entretenir avec ces contrées des relations multipliées et actives, et livrer ses produits en échange des denrées coloniales au nombre desquelles figurent les sucres en première ligne ? Soutenue par un bon système commercial, la Belgique pourrait facilement primer dans ces contrées étendues, et y trouver un vaste débouché, d’autant plus certain que le sucre en serait le lien permanent.

De toutes parts on réclame des débouchés pour l’écoulement de nos produits : on sent vivement la nécessité d’établir des rapports avec les contrées transatlantiques ; on veut combattre la concurrence que l’on rencontre sur les marchés exploités par des rivaux redoutables, et, chose qui doit étonner, on n’a pas hésité à venir vous proposer de tarir le principal élément d’échanges, celui qui peut seul nous donner tous ces avantages en nous procurant des cargaisons de retour souvent répétées. .

On semble ignorer que, sans cette dernière condition, l’exportation de nos produits sera toujours restreinte dans d’étroites limites. Le fret se répartit sur les deux chargements d’aller et de retour. Mais si le navire, manquant de retour, est obligé de revenir sur lest, le coût du fret retombe en entier sur la marchandise exportée dont il augmente le prix de vente, et empêche la concurrence sur les marchés étrangers. Il nous faut donc des retours assurés ; et où pourra-t-on les trouver ailleurs que dans les sucres que produisent les pays avec lesquels nous pouvons établir des relations continuelles ? C’est ainsi que toutes les industries sont si étroitement liées à notre commerce d’importation et d’exportation des sucres.

Pour déterminer la part d’influence que l’on doit attribuer au commerce du sucre, la section centrale s’est réglée d’après les éléments statistiques que le gouvernement a publiés. Adoptant les valeurs officielles des importations et celles des exportations, elle a constaté que la balance nous est presque toujours défavorable.

L’exemple inséré à la page 65 de mon rapport peut servir à prouver combien est peu exacte la base admise par la section centrale. Elle a attaché à la statistique une importance que celle-ci n’a pas. On peut sans doute y puiser des éléments propres à déterminer jusqu’a un certain point l’étendue de nos transactions ; mais en les admettant dans un sens absolu, comme l’a fait la section centrale, c’est vouloir prouver des faits matériellement impossibles, en d’autres termes, c’est poser des résultats négatifs.

Nous lisons à la page 38 du deuxième rapport de la section centrale, que nous consommons en marchandises qui peuvent nous arriver des contrées transatlantiques en sucre, coton, café, cuirs, tabacs, laine, huile, poivre, etc., pour une valeur de fr. 66,729,902.

Nous n’exportons (marchandises du pays) vers les mêmes contrées que pour une valeur de fr. 5,498,119.

La différence est de fr. 61,231,783

Toutefois la section centrale, par un oubli sans doute involontaire, n’a pas déduit la valeur des mêmes marchandises qui nous sont arrivées des ports d’Europe ou par terre et rivière, qui s’élèvent à fr. 31,337,001.

De sorte que la différence se trouve réduite à fr. 29,894,772

Dans tous les pays commerciaux la valeur des importations est plus considérable que celle des exportations. Cela s’explique par la valeur plus grande qu’acquièrent les marchandises aux lieux d’importation. L’Angleterre seule fait exception à cette règle, par le motif qu’elle possède une immense population hors d’Europe, qui est alimentée par les produits de la mère patrie, à l’exclusion des produits similaires des autres nations.

Aujourd’hui notre commerce d’importation et d’exportation des sucres a donné lieu à un mouvement commercial de plus de 34 millions. Si ce mouvement n’a pas été plus important, il faut en chercher la cause dans la loi du 8 février 1838, qui est venue aggraver la position de nos raffineurs, au lieu de l’améliorer, dans l’intérêt général. Placés dans des conditions inégales vis-à-vis des raffineurs hollandais et obligés de lutter sur le marché intérieur contre les fabricants de sucre de betterave, la seule chose dont l’on doive s’étonner, comme je l’ai déjà dit, c’est que nos raffineurs aient pu conserver quelque peu le commerce d’importation et d’exportation des sucres.

Cependant il était facile d’arriver à une importation de 80 millions de sucre brut et à une exportation de 40 millions de sucre raffiné. Ces 120 millions représentent la capacité de 600 navires de 200 tonneaux. Dans cette hypothèse les droits de douane et le tonnage se seraient élevés à 1,272,000 fr., et cette somme aurait été augmentée indirectement par les consommations de toute nature qu’exigent les équipages des navires, ainsi que par la vente des autres produits de la Belgique.

Il est palpable aussi que nos échanges eussent été beaucoup plus considérables. Ce qu’on appelle balance commerciale eût alors présenté des résultats plus avantageux.

Je ne me suis pas attaché d’une manière spéciale, comme le dit très gratuitement la section centrale (page 38, 2ème rapport), à nos relations avec Cuba et Porto-Rico. Cependant aux observations qu’elle a insérées dans son premier rapport, j’ai démontré qu’elle appréciait mal les faits. Nous avons exporté à destination de ces contrées :

en 1839, pour une valeur de fr. 1,343,131

en 1840, pour une valeur de fr. 2,283,328

en 1841, pour une valeur de fr. 70,920

Total. Fr. 4,332,379

Dont la moyenne est de fr. 1,444,126

En adoptant des mesures propres à vivifier notre commerce, peut-on supposer que nous n’arriverions pas à nous ouvrir à Cuba et à Porto-Rico un grand débouche pour le placement de nos produits, alors que nous pouvons y concourir plus avantageusement que l’Angleterre, la France et la Hollande ?

Dans mon rapport, j’ai aussi parlé de nos relations avec la Prusse, les villes anséatiques et la Turquie. Le silence qu’a gardé la section centrale dénote assez que les détails dans lesquels elle est entrée à leur égard manquent d’exactitude.

Si la section centrale veut bien nous dire maintenant (page 37, 2ème rapport) qu’une marchandise exportée, à moins de circonstances accidentelles, doit avoir une valeur vénale plus élevée au lieu de destination qu’à celui de départ, elle nous annonce en même temps (page 39) qu’elle ne se croirait pas bien coupable envers le pays, si son système avait pour résultat de restreindre nos relations commerciales avec Manille ou avec toutes les îles Philippines, vers lesquelles nous n’avons exporté, en produits de notre industrie, que pour une valeur totale de 113,650 fr. en huit années.

Les moindres notions commerciales détruisent un pareil argument. La section centrale ignore-t-elle qu’après avoir exploré la côte occidentale de l’Amérique, on traverse l’océan Pacifique pour aller aux Philippines et à Java échanger contre du sucre et quelques autres articles les piastres obtenues en retour des produits que l’on a placés ailleurs.

Puisons des chiffres dans la statistique de 1841, pour faire comprendre la nature de notre commerce vers ces parages.

Nous avons placé des produits belges au Chili pour une valeur de 79,387 fr, et nous y avons acheté des cuirs, laines, cuivre, etc., pour une valeur de 1,628,232 fr. Au Mexique, nous avons vendu nos produits pour 1,353,516 fr., et nous avons exporté de ce pays des bois, des cuirs, etc., pour 187,301 fr. Notre exploration terminée, nous avons traversé l’océan Pacifique. Nous nous sommes arrêtés aux Philippines, où nous n’avons vendu, il est vrai, que pour 113,461 fr., mais d’où nous avons exporté des sucres, bois, cuirs, gommes, indigo, tabacs, thés, etc., pour une valeur de 969,405. Passant de là à Singapore, nous avons placé nos produits pour une valeur de 187,713 fr., et nous y avons chargé pour 107,794 fr. de cachou, cannelle, cuirs, poivre, sucre, etc. Enfin, achevant notre pérégrination par Java, nous y avons laissé une valeur de 693 fr., et nous avons pris pour 1,463,920 fr. de sucre, bois, café, cuirs, étain, riz, rotins, etc.

De ces faits, il résulte que nous n’avons placé nos produits que pour une valeur de 301,867 fr. aux Philippines, à Singapore et à Java. Remarquez toutefois, messieurs, que si nous n’avions pu y aller compléter nos chargements, il nous eût été impossible de vendre au Chili et au Mexique pour une valeur de 1,432,903 fr. ; car c’est dans ces parages que nous avons trouvé la matière encombrante nécessaire pour notre retour en Europe. A défaut de sucre, à défaut d’un article encombrant et d’une défaite facile et sûre, le prix du fret eût été doublé. Nous aurions donc été obligés de vendre nos produits plus chers au Mexique et au Chili, ou plutôt aucune exportation n’aurait eu lieu, et comme corollaire, le prix des matières premières et des objets de consommation naturels eût été considérablement augmenté.

Avant 1830, toutes nos relations étaient concentrées dans les colonies hollandaises. Alors ce vaste marché nous a été soudainement fermé, et c’est au milieu des vicissitudes commerciales résultant de nos embarras politiques que nous avons été obligés de nouer des relations commerciales avec d’autres contrées, dont les habitudes, les mœurs, les goûts nous étaient étrangers, et où le nom belge était peut-être inconnu. Ce n’est pas tout. Nous y avons rencontré une concurrence d’autant plus redoutable qu’elle existait depuis longtemps et qu’elle avait ses agents, que nous étions forcés d’employer.

Nonobstant tous les désavantages de notre position, notre commerce sur cette partie du globe a donné lieu à un mouvement commercial de plus de 6 millions ; et sans la loi de 1838, nul doute que ce mouvement, alimenté uniquement par le commerce des sucres, n’eût acquis un autre développement.

La section centrale ne tient aucun compte des difficultés que nous devons surmonter. Il faudrait, pour la satisfaire, exporter en produits fabriqués pour une valeur égale à celle des matières premières et des objets de consommation naturels que nous importons. Et par une contradiction singulière, elle veut enlever l’élément au moyen duquel nous pouvons nous débarrasser de notre trop plein, et elle nous interdit ainsi l’accès des Indes orientales au moment où toutes les autres nations ont les yeux fixés sur la Chine et sur ces immenses contrées qui vont enfin s’ouvrir aux produits de l’industrie européenne.

Dans mon rapport, j’ai démontré, messieurs, qu’au lieu d’un sacrifice que le pays aurait supporté, les raffineurs ont éprouvé une perte de 307,546 fr. Cette situation désastreuse n’explique-t-elle pas leurs doléances et la décadence de leur industrie ? N’est-il pas clair qu’on l’anéantirait si l’on augmentait le rendement légal en conservant le 10ème réservé ? Où se trouvent donc les 2, 3, 4, voire même les 5 millions que les raffineurs enlèvent chaque année au préjudice du trésor ? Qu’on dise par quelle magie de grands raffineurs, en présence de tels avantages qu’on fait sonner bien haut, ont dû fermer leurs établissements à cause des pertes qu’ils n’ont pas cessé d’essuyer depuis que la fabrication du sucre de betterave est venue prendre racine en Belgique. Ce fait seul, enfin, n’est-il pas beaucoup plus concluant que tous les raisonnements, et ne prouve-t-il pas que les calculs de la section centrale reposent sur une base erronée ? Elle a évalué (page 37, 2ème rapport), les frais de raffinage à une moyenne de 10 francs, d’après les données du gouvernement.

La note du 28 mai 1842, distribuée sous le n°361 aux membres de la chambre, indique au contraire que ces frais, par 100 kilog. de sucre brut, s’élèvent de 6 à 8 fr. pour les candis, et de 8 à 12 pour les raffinés en pains. En établissant sur ces chiffres une moyenne de 8 fr. 50, sans prendre en considération que les exportations ne se partagent pas également en sucres candis et en sucres mélis, j’ai voulu rester plutôt en-dessous qu’au-dessus des avantages matériels que le pays retire de l’industrie du raffinage du sucre de canne. En les calculant seulement sur une quantité de 25 millions kil, sucre brut, à raison de la moyenne de 8 fr. 50, ces frais s’élèveraient à une somme de 2,125,000 fr. qui se trouve en partie entre tous les industriels et les ouvriers dont le concours est nécessaire au raffineur. Cette somme est susceptible d’être augmentée à mesure que notre commerce d’exportation se développera. Or, la charge qui en résultera pour les contribuables qui consommeront le sucre se trouvera largement compensée par les bénéfices que le raffinage laisse dans le pays. Cette charge, en supposant que les prévisions du gouvernement se réalisent, ne dépassera pas la somme de 1,523,557 francs.

Messieurs, vous savez que la loi du 21 mai 1819 assujettit, pour la première fois dans les Pays-Bas, les sucres à un droit d’accise. Le rendement avait été fixé à 59 52/100, inférieur au rendement établi alors en Angleterre. Nos raffineurs ont été placés ainsi, tout d’un coup, dans une position plus favorable que celle des raffineurs anglais. La section centrale nous a indiqué les motifs de cette sage disposition, motifs que j’avais déjà signales dans la discussion de 1837. C’était pour faire renaître une branche d’industrie tombée sous la domination française, et reconquérir le commerce des sucres.

A mesure que l’industrie des raffineurs s’améliorait et que le commerce d’importation et d’exportation des sucres prenait plus de développement, le rendement fixé à 60 p. c. par la loi du 27 juillet 1822, a été successivement réduit, par les lois du 24 décembre 1829 et 3 juin 1830, à 55 et à 53,68, non compris une diminution de 15 p. c. en faveur des sucres importés de Surinam et d’autres colonies des Indes occidentales et orientales.

En présence de pareils faits que l’on ne peut contester, il faut s’égarer d’une manière bien étrange pour soutenir que la législation sur les sucres dans les Pays-Bas avait un caractère essentiellement financier.

La section centrale n’a pas laissé échapper l’occasion de faire remarquer (page 29) que, pour ne pas trop déranger mon système dans l’énumération des lois du royaume des Pays-Bas, je me suis arrête à celle du 3 juin 1830 et que je n’ai fait aucune mention ni de celle du 2 janvier 1832, qui fixa le rendement à 57-22, ni de celle du 22 décembre 1833, qui le porta à 62 80, ni de celle du 30 décembre 1840 qui l’éleva à 67 1/2.

Cette remarque est juste ; je me suis en effet arrêté à la loi du 3 juin 1830 que la section centrale n’avait pas citée. Cette loi est la dernière qui a été publiée sur le sucre de canne pendant notre réunion à la Hollande, et son importance ne peut être méconnue. Toutefois la section centrale a perdu de vue que la législation en Hollande a fait l’objet de ma réponse à la douzième question qu’elle m’a posée, et que cette réponse a été reproduite dans le n°361 distribué à chacun des membres de la chambre.

Il me semble donc que je pouvais fort bien me dispenser de rapporter de nouveau cette législation, d’autant plus que le tableau (page 50 de mon rapport) indique les rendements établis en Angleterre, en France, en Hollande et ceux proposés par la section centrale. D’un autre côte, n’ai-je pas dit (page 48) qu’après les événements politiques de 1830 la Hollande n’avait pas modifié son système, quoiqu’elle eût successivement augmenté le rendement légal ? Mais en lisant les explications contenues dans la page 49, l’on voit que les changements qu’elle a apportés à sa législation, ont été coordonnés dans le but de lui assurer la suprématie du commerce d’exportation, sans avoir égard à l’influence qu’ils pouvaient exercer sur les recettes. C’est ainsi qu’elle a pu porter son mouvement commercial, pour le sucre seulement, à plus de 110 millions.

En France, messieurs, la question se présente autrement qu’en Belgique et en Hollande. Elle n’éprouve pas au même degré que nous le besoin d’exporter ses raffinés, et elle a traité assez durement le sucre étranger ; mais le sucre étranger, pour la France, c’est le sucre qui ne vient pas de ses propres colonies ; or, ce sucre étranger est pour nous le sucre colonial et en prenant fréquemment pour exemple le traitement assigné à ce sucre par les lois françaises, la section centrale confond deux choses entièrement dissemblables.

Au reste, que la fixation du rendement légal, en France, porte sur le sucre colonial ou sur le sucre étranger, cela importe peu à la question que nous sommes appelés à débattre. Le point capital c’est qu’en Belgique les rendements continuent de permettre à nos raffineurs de conserver les avantages qu’ils ont acquis, par leur commerce d’exportation, sur les marchés étrangers. Ce sont précisément ces avantages que la section centrale veut leur enlever. J’ajouterai que tout récemment la chambre de commerce de Marseille a demandé que le rendement, au lieu de 67, fût abaissé à 65 p. c. En présence de ce vœu et de beaucoup d’autres renouvelés avec tant d’instance, le gouvernement français augmentera-t-il encore le rendement légal, ainsi que l’annonce la section centrale ? Je ne le pense pas, et il me suffira de reproduire ici un passage des résumés des discussions des conseils généraux, où il est dit :

« La question, au surplus, n’est pas entre nos colonies et l’agriculture française, mais entre notre commerce maritime et conséquemment notre marine militaire, d’une part, et quelques départements de l’autre. Nous n’aurions aucune colonie que la question serait encore la même, car le transport des sucres, véritable pain de la marine marchande, se trouverait dans ce cas intéressé par la navigation avec les colonies étrangères. »

La section centrale (page 28) a fait observer que ce passage n’a pas non plus le moindre rapport au rendement. Mais n’est-il pas évident, messieurs, pour tous ceux qui ne voudront pas nier la lumière, que ce passage sert à prouver, avec nous, qu’en augmentant les rendements, comme le propose la section centrale, on anéantirait notre commerce d’exportation des sucres, que, ruinant l’exportation, on détruit l’importation, et que, conséquemment en détruisant l’exportation par l’augmentation du rendement, on enlèverait le véritable pain à notre marine marchande. Ce passage était donc cité à propos, car il tend à démontrer que la Belgique, qui n’a point de colonie, a le plus grand intérêt à maintenir ce commerce pour conserver et développer ses relations avec les pays transatlantiques.

La Belgique, dit la section centrale, ne doit pas avoir là prétention de devenir puissance maritime. Puissance, non ; mais nation maritime, oui. Cette prétention est légitime ; elle est fondée sur l’histoire des siècles ; la Belgique était nation maritime bien longtemps avant les autres, et je ne comprends pas par quelle singulière aberration on voudrait lui ravir, aujourd’hui qu’elle s’appartient enfin, le beau rôle qu’elle jouait autrefois et qu’elle peut encore remplir, favorisée, comme elle l’est, par le plus beau fleuve et le plus beau port du monde.

Les rendements sont fixés en Hollande à 61 36 et à 67 50 p. c., et en France à 70 et 73 p. c. ; mais là on propose de les ramener à 65. La section centrale demande que les rendements soient portés en Belgique à 68 et 71 ; conséquemment à 7 et 4 au-dessus du rendement hollandais, plus la condition de maintenir la portion du 10ème réservé au trésor. Ce simple rapprochement suffit pour se convaincre que l’effet du projet de la section centrale serait la destruction immédiate de notre commerce d’exportation et, comme conséquence, l’expulsion du raffinage du sucre de canne de la Belgique, au moyen du droit protecteur demandé pour le sucre de betterave.

Je me plais à croire que telle n’a pas été la pensée de la section centrale ; mais l’on doit reconnaître cependant que c’est là le résultat inévitable des propositions qu’elle a soumises à la chambre. Aussi le gouvernement s’y opposera-t-il par tous les moyens dont il peut disposer. Il trahirait son devoir s’il s’associait à une faute aussi grave et qui décèlerait l’absence de toute idée mercantile et d’économie générale.

Les sucres que nous tirons de la Havane, de St.-Domingue, du Brésil, de Siam, de Porto-Rico, de Syngapore, de Manille et d’autres contrées tropicales, diffèrent essentiellement entre eux. Ils sont plus ou moins purs, c’est-à-dire plus ou moins chargés de matières hétérogènes, suivant le degré d’épuration qu’ils ont subi dans les lieux de production. Aussi leur rendement au raffinage présente-t-il de grandes variations. Si les uns donnent 65 p. c, sucre lin exportable, d’autres ne donnent que 40 p. c. tout au plus. Il en est des sucres comme des charbons. Les uns donnent en coke 20 ou 30 p. c. de plus que les autres. Bien que ces sucres offrent des résultats différents, ils sont cependant travaillés ensemble.

Et ici, messieurs, qu’il me soit permis de revenir sur une idée que j’ai émise tantôt. Le Brésil, Cuba, Porto-Rico, Manille, Syngapore et autres contrées tropicales produisant le sucre sont moins favorisés en France, en Angleterre et en Hollande qu’ils ne le sont chez nous pour le débit de leur principal produit. Elles ont intérêt à traiter la Belgique avec faveur. Dès lors ne voit-on pas que nous pourrions, à l’aide du commerce permanent des sucres, nous créer chez elles un débouché d’autant plus important, d’autant plus assuré, que ces contrées sont encore peu avancées en progrès industriels.

Il n’y a donc, messieurs, aucune comparaison à établir, au point de vue de l’économie générale, entre la fabrication du sucre indigène et le raffinage du sucre des colonies.

Chez toutes les nations manufacturières et industrielles, la fabrication du sucre indigène sera toujours dommageable. C’est là son véritable caractère. Je ne conteste cependant pas que dans les pays qui vivent dans l’isolement comme la Pologne, par exemple, cette industrie ne puisse y être de quelque utilité ; mais ce sera à la condition que l’aisance des habitants leur permettra de consommer les produits que l’on aura fabriqués. Tout ce qu’on peut articuler en faveur de la fabrication du sucre de betterave, c’est qu’elle n’est pas nuisible l’agriculture, et peut-être cette concession est-elle trop large dans son acception générale. On peut dire, je le sais, que cette industrie favorise le travail national, et que le travail national doit toujours être protégé. J’admets ce principe, et je le défendrai toujours ; mais veuillez ne pas perdre de vue, messieurs, que le raffinage du sucre de canne alimente aussi le travail national et que ces fabriques activées en permanence tandis que les autres chôment une partie de l’année, méritent à plus forte raison l’application de l’axiome qu’on invoque.

Cet axiome d’ailleurs doit être appliqué avec sagesse, avec discernement. Le travail national doit être protégé, non pas en raison des salaires qu’il distribue ou des frais qu’il occasionne, mais en raison de l’utilité que le pays en retire.

Si des industriels s’avisaient de tirer du sucre des racines, du bois, des trèfles, car toutes les matières végétales contiennent une substance saccharine, faudrait-il les protéger précisément parce que le travail étant plus difficile, plus lent, moins fructueux, aurait été plus long et plus considérable ? Personne assurément ne le soutiendra.

Cette pensée n’est pas aussi exagérée qu’on pourrait le croire. Déjà maintenant on tire du sucre des pommes de terre et de la citrouille.

Quoi qu’il en soit, messieurs, le gouvernement a respecté les droits et les intérêts du sucre indigène, mais en lui demandant, ainsi qu’au sucre de canne, une accise plus forte, un sacrifice plus grand au profit du trésor.

D’après le projet du gouvernement, sauf à l’amender légèrement dans quelques-unes de ses dispositions, la coexistence des deux sucres serait assurée. Mais je ne dois pas le cacher, il me paraît impossible d’atteindre dès les premières années un revenu dépassant 2 millions. On comprend en effet que dans un système entièrement nouveau il y a toujours des mécomptes à subir.

La section centrale, il est vrai, en proposant son système, a annoncé une recette de 3 millions, mais je ne puis admettre que ce résultat soit atteint. D’un côté, le sucre de canne, qui bientôt serait expulsé de la Belgique, cesserait de fournir sa quote-part ; d’un autre côté, une grande partie du sucre de betterave échapperait incontestablement à l’impôt, avant que les employés aient acquis l’expérience nécessaire pour surveiller les fabriques avec succès.

Cependant la chambre ou du moins la plupart de ses orateurs ont exprimé l’opinion, lors de la discussion du budget des votes et moyens, que le produit présumé de l’accise sur les sucres annoncé par le gouvernement ne pouvait plus satisfaire et qu’il fallait tirer de l’impôt une ressource immédiate de 4 millions. Or, pour réaliser ces intentions et conserver en même temps notre commerce de sucre exotique, il faut arriver à l’égalité de l’impôt pour les deux sucres, et réserver au trésor une portion de l’accise que la chambre trouvera suffisante pour concourir aux dépenses actuelles de l’Etat. C’est dans ce but que j’ai déposé les amendements auxquels la section centrale ne s’est pas ralliée. Ce que je n’ai pas dit alors, mais ce que je me hâte de dire à la chambre, c’est que si les 4 millions de recettes n’étaient pas réalisés dès la seconde année, on augmenterait successivement les 4/10 réservés par un autre 10ème jusqu’à ce que les 4 millions fussent atteints.

Comme je l’ai dit, ces amendements s’écartent du projet primitif et rendent difficile. quant à présent, la coexistence des deux sucres. Si la nouvelle proposition est admise, la chambre devra examiner s’il ne serait pas équitable d’accorder une indemnité à ceux des fabricants qui ne pourront continuer leurs travaux en supportant l’égalité de l’impôt.

Une pareille indemnité n’est pas sans antécédent. Lors de l’établissement du monopole des tabacs en 1808 et 1811, des décrets ont réglé le chiffre de l’indemnité aux fabricants ; plus tard, la ville de Paris, en supprimant les distilleries intra muros, a adopté la même mesure vis-à-vis des distillateurs dépossédés.

Nous pensons, messieurs, que la mesure que nous vous avons soumise en dernier lieu est plus équitable que celle qui a été présentée aux chambres françaises. Là on interdit tout d’un coup la fabrication du sucre de betterave, ici, au contraire, l’indemnité ne serait accordée qu’à ceux des fabricants qui déclareraient ne pouvoir continuer leur industrie. Rien n’empêcherait même de leur accorder un délai de trois ans pour continuer leurs essais de concurrence, et pour faire connaître ensuite leur détermination finale.

J’ai évalué le chiffre de l’indemnité à deux millions et demi approximativement. En supposant, contre toute probabilité, qu’il dût s’élever au maximum de quatre millions, peut-être la chambre jugera-t-elle qu’on ne devrait pas s’y arrêter ; car le trésor pourra désormais compter sur une recette assurée de 4 millions, qui constitue un capital de 80 millions, que l’Etat se créerait immédiatement.

C’est maintenant à vous, messieurs, à décider s’il faut conserver la coexistence des deux sucres, en se contentant pour le présent d’une recette de 2 millions, ou si l’on doit les soumettre au même impôt pour obtenir d’abord une recette de 4 millions, tout en accordant, le cas échéant, une indemnité aux fabricants, dans un laps de temps à déterminer, s’ils ne peuvent supporter cette aggravation de charge. Il me paraît que la solution de l’une ou de l’autre de ces deux questions doit précéder toute autre discussion.

Motion d’ordre

M. Rogier. - Messieurs, si je ne me trompe, nous avons trois projets en présence à discuter : deux projets contradictoires de M. le ministre des finances et un projet de la section centrale. Si l’on veut arriver à un résultat, si l’on ne veut pas se livrer pendant quinze jours peut-être à des discussions inutiles, il me semble impossible que nous restions dans une pareille situation.

M. le ministre des finances ne peut pas à la fois présenter blanc et noir aux membres de la chambre qui veulent soutenir le gouvernement dans cette circonstance. Nous désirons beaucoup que M. le ministre des finances prenne un parti, se dessine ; car il ne suffit pas de dire : « Si mon premier système ne convient pas, que la chambre adopte un système tout contraire, je m’y rallierai. » Il faut que M. le ministre des finances apporte le poids de son expérience à l’appui d’un système quelconque, mais fixe et déterminé.

Il me semble résulter des rapports de M. le ministre des finances et de son discours d’aujourd’hui, qui n’en est que le résumé, que M. le ministre ne verrait pas avec trop de peine la suppression du sucre de betterave ; eh bien, il faut que M. le ministre des finances de Belgique ait le courage du ministre des finances de France, et qu’il vienne proposer, à l’exemple de M. Cunin-Gridaine sur les observations duquel il s’est appuyé, la suppression du sucre de betterave, moyennant l’indemnité ou toute autre compensation qu’on jugera convenable.

Je demande sur quoi va porter la discussion si, tout en combattant les conclusions de la section centrale, le ministre des finances persiste à présenter à la fois deux systèmes contradictoires, cela est, je crois, sans exemple dans les fastes parlementaires.

J’engage donc M. le ministre des finances, dans l’intérêt de la discussion, dans l’intérêt de ce que je crois être son opinion ; je l’engage à prendre un parti le plus tôt possible, et à dire à ceux qui veulent soutenir ici la cause du sucre exotique, à quel système en définitif il se rallie.

M. Cogels. - Messieurs, je pense qu’il conviendra de laisser d’abord la discussion générale prendre son cours, sans faire aucune proposition, sans poser aucune question de principe. Je reconnais la justesse de quelques-unes des observations de l’honorable préopinant ; mais il sera impossible que, dans cette discussion générale, les débats ne se portent pas sur deux systèmes diamétralement opposés, car lors même que le gouvernement abandonnerait son premier projet, nécessairement le système de la section centrale n’est pas abandonné.

Ainsi, quelques membres porteront le terrain sur la suppression du sucre de canne, qui est le système de la section centrale, et d’autres le porteront sur la suppression de sucre de betteraves, qui est le système des derniers amendements présentés par le gouvernement, tandis que peut-être quelques membres voudront encore chercher le moyen d’assurer la coexistence des deux sucres.

Je pense donc qu’il convient d’attendre que la discussion générale ait eu une certaine durée et que les opinions se soient produites. Alors, il sera possible de formuler ces quelques questions de principe qui placeront immédiatement la discussion sur son véritable terrain.

M. de Mérode. - Messieurs, je voulais dire en partie ce que vient d’exposer l’honorable préopinant. Il me semble aussi qu’il serait à propos d’attendre que la discussion ait eu une certaine durée, après laquelle on pourra demander à M. le ministre des finances de prendre un parti plus prononcé. Il me paraît que, dans l’origine de la discussion, il faut laisser la question s’agiter d’une manière plus large et plus libre ; lorsqu’on sera plus avancé, la motion de l’honorable M. Rogier trouvera sa place, à mon avis.

M. Mercier. - Messieurs, je conçois fort bien que plusieurs honorables membres désirent que la discussion s’engage avant que l’on pose des questions de principe : rien n’est plus naturel ; mais l’honorable M. Rogier n’a pas fait la motion de poser des questions de principe ; il s’est borné à demander que le gouvernement fît connaître quel est le système qu’il adopte et qu’il nous propose définitivement ; il est évident pourtant que le premier système du gouvernement est diamétralement opposé au système qu’il présente subsidiairement.

Dans le premier système, on veut, dit-on, la coexistence des deux espèces de sucres. Je suppose qu’en présentant ce projet, le gouvernement a voulu franchement cette coexistence, et qu’il ne voulait pas, par des moyens détournés, anéantir l’une des deux industries. Eh bien, si l’on veut sincèrement la coexistence des deux sucres, il faut qu’on déclare qu’on persiste dans ce système, qu’on accepte les moyens propres à en assurer l’exécution. Que si l’on a changé d’opinion, qu’on ait la franchise de le dire ouvertement à la chambre, et d’avouer enfin que l’on veut l’anéantissement de l’industrie du sucre indigène.

M. de La Coste. - Quoique mon opinion s’écarte fortement de celle de M. le ministre des finances, je suis très disposé à lui laisser imprimer à l’ordre de nos débats l’impulsion qu’il jugera convenable ; mais je désirerais qu’il adoptât l’opinion de l’honorable M. Rogier et qu’il se déclarât formellement pour l’un ou l’autre de ses projets, car alors il n’y aurait plus en présence que deux systèmes, l’un du gouvernement et l’autre de la section centrale.

Ce qui m’a engagé à demander la parole, c’est que j’ai cru entendre l’honorable M. Cogels, membre lui-même de la section centrale, dire que la section centrale proposait la suppression du sucre exotique.

Je me permettrai de répondre à l’honorable membre qu’une telle assertion ne peut pas même être posée ici ; nous ne devons pas juger les intentions. Or, la section centrale déclare formellement qu’elle a l’intention de maintenir les deux industries ; je crois donc qu’il ne serait point parlementaire de nier cette intention ; l’honorable M. Cogels pourra, lorsqu’il aura la parole, chercher à prouver que le résultat des propositions de la section centrale serait tel qu’il le dit, mais je ne pense pas qu’il puisse poser un fait que c’est là le but de la section centrale.

M. de Theux. - Messieurs, il importe, en effet, de préciser nos débats ; c’est en me rendant compte des propositions du gouvernement, du travail de la section centrale et du dernier mémoire du ministre de finances, que j’ai cru reconnaître la vraie situation du débat. Jusqu’à présent, personne, que je sache, n’a proposé formellement l’égalité des droits sur le sucre exotique et sur le sucre indigène, et une indemnité pour ce dernier.

M. Rogier. - M. le ministre des finances l’a proposé.

M. de Theux. - S’il y a un amendement proposé dans ce sens, nous sommes en présence de systèmes contraires présentés par M. le ministre. Je pensais que l’égalité de droits n’était qu’indiquée dans le mémoire qu’il nous a fait distribuer, et qu’elle n’était pas l’objet d’une proposition ; que cela n’était indiqué que pour le cas où la chambre voudrait une recette sur les sucres supérieure à deux millions de fr., chiffre que M. le ministre croit atteindre avec le projet de loi qu’il a présenté. La première question est celle de savoir si l’on substituera un rendement réel au rendement fictif établi par la loi. La deuxième question, qui résulte du projet primitif du gouvernement et du rapport de la section centrale, est la coexistence des deux industries. La hauteur du droit à établir sur l’un et l’autre sucre, qui doit être différentiel, est le moyen le plus convenable d’asseoir ce droit et de le percevoir.

Comme M. le ministre a formulé en amendements les indications contenues dans son mémoire, nous nous trouvons en présence d’un nouveau système : la suppression du sucre indigène avec indemnité. Nous nous trouvons donc en présence de trois propositions principales dont deux sont contraires entre elles.

M. le ministre des finances (M. Smits) - Dans le premier projet présenté par le gouvernement, nous avions voulu sincèrement assurer la coexistence des deux sucres, mais en faisant connaître que ce projet ne pouvait amener de nouvelles ressources que pour deux millions maximum. La section centrale a examiné ce projet et l’a combattu ; elle a renversé le système du gouvernement, et son projet, dans notre opinion (je ne veux pas incriminer ses intentions), son projet doit infailliblement amener la ruine du sucre de canne et la cessation de tout commerce maritime.

Telle était la situation des choses quand la discussion sur le budget des voies et moyens s’est ouverte. Pendant cette discussion la plupart des membres qui ont pris la parole ont témoigné le désir de voir l’impôt sur le sucre rapporter au moins 4 millions.

Dans cette situation, le gouvernement ne pouvant se rallier au projet de la section centrale qui, sans indemnité, détruisait l’industrie de sucre exotique, et voulant assurer des recettes au trésor, a présenté une série d’amendements pour égaliser la position des deux sucres en déclarant que l’impôt s’élèverait, d’après ce plan, à 4 millions et peut-être plus.

En terminant le discours que j’ai eu l’honneur de prononcer tantôt, j’ai dit que dans l’opinion du gouvernement, il fallait examiner d’abord si on voulait une ressource de deux ou quatre millions, Si on ne veut qu’une recette de deux millions, c’est la coexistence des deux sucres.

M. Rogier. - Que voulez-vous ?

M. le ministre des finances (M. Smits) - Quant à moi, ministre des finances, ce sont les 4 millions que je voudrais avoir pour le trésor ; mais je ne puis forcer la volonté de la chambre. C’est à elle à examiner si elle veut une recette de deux millions avec le premier projet du gouvernement, ou 4 millions en indemnisant la fabrication du sucre de betterave. Au point de vue financier, je préfère le projet qui lui procurera 4 millions, et au point de vue industriel et maritime, je le préfère encore ; car tant que nous aurons à l’intérieur la lutte entre les deux sucres, ce sera au préjudice de l’industrie générale, indépendamment des embarras incessants qui en résulteront pour les chambres et le gouvernement.

J’ai suffisamment indiqué la position. La chambre a d’abord à délibérer sur la question de savoir si elle veut 4 ou 2 millions de recettes. Si elle veut 4 millions, c’est l’égalité des droits pour les deux industries qu’elle doit admettre.

M. de Theux. - On peut vouloir 4 millions de recettes et la coexistence des deux industries.

M. Fleussu. - A quel système le gouvernement s’arrête-t-il ?

M. le ministre des finances (M. Smits) - Mais je l’ai déjà dit. Le gouvernement préfère le dernier projet au premier, parce qu’il a besoin de ressources, et que ce dernier projet procurera 4 millions, tandis que le premier ne devait fournir que deux millions. Il est évident qu’avec le dernier projet la fabrication du sucre indigène aura quelque difficulté à subsister. Mais elle aura droit à une indemnité. Il y a des exemples d’indemnités que j’ai cités ; ce sera à la chambre à les appliquer.

M. Cogels. - L’honorable M. de La Coste m’a accusé en quelque sorte d’avoir tenu un langage peu parlementaire. C’est un reproche que je ne saurais accepter. Je n’ai pas incriminé les intentions de la section centrale ; j’ai cité un fait, résultat inévitable des conclusions de la section centrale, d’après mes convictions. Le langage que j’ai tenu dans cette enceinte est en tout point conforme à celui que j’ai tenu dans le sein de la section centrale, où j’ai dit que si elle adoptait la proposition qui a réuni la majorité, c’était voter l’anéantissement du sucre exotique. Au surplus, peu m’importent les intentions. Quand je suis menacé d’être tué, je ne m’inquiète guère des intentions ; je me défends ; tout ce que je veux, c’est de vivre. Qu’on me tue avec de bonnes ou de mauvaises intentions, je n’en serais pas moins mort.

M. de Garcia. - Je demande la parole.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb). - L’incident est terminé.

M. de Garcia. - Je demanderai à M. le ministre de l’intérieur à quel signe il reconnaît que l’incident est terminé.

Un membre. - Il est terminé par la réponse du ministre.

M. le ministre des finances (M. Smits) - Je demande que la discussion s’établisse sur les dernières propositions de la section centrale.

M. Rogier. - Le premier projet comprenant 82 articles est donc retiré ?

M. le président. - M. le ministre a proposé un amendement à l’art. 37, la suppression des art. 38, 39, 40, du 1er § de l’art. 42, un amendement au § 6 de l’art. 51, un amendement au § 1er de l’art. 53, la suppression du premier § de l’art. 68 et de tout l’art. 82.

Comme il ne propose pas d’autre amendement, il s’ensuit que le reste du projet est maintenu. D’après la déclaration que M. le ministre vient de faire, la discussion s’établira sur le projet amendé par M. le ministre, d’après les propositions qui se trouvent à la page 5 de la réponse de M. le ministre au rapport de la section centrale.

Si on reprend les propositions primitives du gouvernement, elles seront considérées comme amendements, ainsi que les propositions de la section centrale.

M. Rogier. - Il est bien entendu que nous n’avons plus que deux systèmes en présence : la coexistence des deux industries proposée par la section centrale et la suppression du sucre indigène avec indemnité, résultant du projet du gouvernement. C’est ce dernier système que je me propose d’appuyer.

M. le président. - Je ferai observer que chaque membre sera libre de reprendre les propositions primitives du gouvernement.

M. Rogier. - Il n’y a pas de danger.

M. le ministre des finances (M. Smits) - Quelques membres croient que le premier projet est retiré ; c’est une erreur, ce projet subsiste ; seulement il a été amendé ; par conséquent, c’est ce premier projet amendé par les propositions qui se trouvent à la page 5 de mon rapport, qui est en discussion.

M. le président. - C’est ce que je viens d’expliquer.

M. Mercier. - Je vois qu’au point où en est venue la discussion sur l’incident, il n’y a plus qu’une dispute de mots. M. le ministre nous dit : Je maintiens mon projet, mais je substitue un autre système à celui que j’avais d’abord présenté. Qu’on appelle cela maintenir son projet, soit. Nous savons au moins ce que veut le gouvernement. Mais je fais observer qu’avec ce nouveau système, tout ce qui concerne le sucre indigène peut être retiré du projet. Je m’aperçois à un signe fait par M. le ministre qu’il entend maintenir ses dispositions. Je veux bien que M. le ministre suppose qu’avec l’égalité de droits l’existence des deux sucres est possible ; je ne puis l’empêcher d’exprimer une semblable opinion ; je ne veux pas entamer en ce moment de discussion sur ce point. Seulement je prends acte que c’est l’égalité des droits, au lieu de droits différentiels, que propose le gouvernement d’une manière formelle.

M. le ministre des finances (M. Smits) - La question est très simple. Le premier projet a été rédigé pour être applicable aux sucres de betterave et de canne. Mais il est très possible que lorsque la chambre aura décidé l’égalité des droits pour les deux sucres, il y ait des raffineurs de sucre de betterave qui continueront à travailler. Il y en a qui le déclarent. Ainsi il faut, dans tous les cas, laisser subsister le premier projet du gouvernement, pour être appliqué d’après les dispositions du dernier projet.

M. Demonceau. - Je regrette que par une motion d’ordre on embrouille une question déjà très difficile. Selon moi, d’après les intentions du gouvernement et de la section centrale, il peut y avoir coexistence des deux industries avec le projet du gouvernement et avec celui de la section centrale. Toute la question est de savoir s’il y a possibilité. Mais je vois des collègues qui croient que le système du gouvernement est la destruction d’une des industries. J’en vois qui croient que la destruction du sucre exotique résulte de la proposition de la section centrale.

Je le dis sincèrement, moi qui étudie la question depuis longtemps, je dis que les uns et les autres peuvent avoir raison, en se plaçant respectivement à leur point de vue. Il est évident que l’exportation du sucre exotique ne peut exister avec le rendement proposé par la section. D’un autre côté, je conviens que les producteurs du sucre indigène pourront difficilement se soutenir avec le projet du gouvernement. Mais c’est dans la discussion générale que l’on trouvera le moyen d’aviser à cet égard. Pour mon compte, je désire pouvoir concilier les intérêts des deux industries avec les intérêts du trésor. Je crois qu’il serait possible d’obtenir trois millions de revenu et maintenir les deux industries, si nous voulons examiner la question sérieusement et la discuter sans exagération.

Continuons donc la discussion générale sans entraves.

Discussion générale

M. le président. - La discussion générale continue.

M. de Brouckere. - Messieurs, au moment où nous allons enfin aborder l’une des questions les plus ardues qui se puise discuter dans une chambre législative, une question qui intéresse à la fois, et à un haut degré, le trésor, le consommateur, le commerce, l’industrie et l’agriculture, il est du devoir de chacun de nous de se dégager, autant que possible, de toute préoccupation personnelle, pour n’envisager que le bien général. C’est à quoi je me suis appliqué, et il me serait facile de démontrer que si, avant de me prononcer j’avais fait un retour sur moi-même, je m’exprimerais autrement que je ne me dispose à le faire.

J’ai la conviction que la coexistence du sucre exotique et du sucre de betterave est chose impossible en Belgique, que dans cet état de choses, c’est le sucre exotique qu’il faut maintenir, mais je me hâte d’ajouter qu’il est, selon moi, de toute équité, qu’il est même de la dignité du pays, d’indemniser largement ceux dont l’industrie serait sacrifiée aux intérêts généraux.

Je développerai les considérations principales qui ont amené chez moi cette conviction ; je le ferai avec la plus grande franchise, Aucuns m’accuseront, peut-être, d’être quelque peu sous l’influence de l’opinion qui prédomine dans la localité que j’habite ; ceux-là auront à prouver que cette influence m’a induit en erreur, et s’ils y parviennent, je me hâterai d’avouer mon erreur. Quoi qu’il en soit, ma bonne foi, du moins, ne saurait être soupçonnée.

Un mot encore. Si j’ai désiré parler le premier dans la discussion, ce n’est pas que je me figure connaître mieux la question qu’aucun de vous, ni que j’aie la folle prétention d’imprimer aux débats telle impulsion plutôt que telle autre. Le motif de mon empressement est tout simple : la commission mixte de navigation, dont je suis membre, reprenant le 20 ses travaux, qui, aux termes du traité, doivent être terminés dans un bref délai, je ne suis pas sûr de pouvoir assister à toutes les séances de la semaine prochaine.

Maintenant, j’entre en matière :

Les modifications introduites, en 1838, dans la loi d’impôt sur le sucre, avaient pour but de lui faire produire une recette d’un million de francs. Ce but a été atteint, puisque le sucre a produit en droits d’accises, d’entrée, de sortie et de transit,

En 1838, 1,516,880 fr.

En 1839, 1, 404,962 fr.

En 1840, 1,284,722 fr.

En 1841, 1,037,839 fr.

On n’est parvenu à l’atteindre, toutefois, qu’en imposant de nouvelles entraves à la marche de l’industrie du sucre exotique, déjà si compromise par la concurrence que lui faisait à l’intérieur le sucre indigène, à l’ombre de l’immunité dont on l’avait laissé jouir en paix depuis l’introduction de la betterave dans notre pays.

Mais l’on s’attendait à ce que ce privilège, quelque peu injuste il faut en convenir, viendrait bientôt à cesser, et l’on était en droit de s’y attendre, puisque le gouvernement avait pris l’engagement d’imposer la production indigène, et que celle-ci avait reconnu elle-même que l’impôt était dans les conditions de son existence. Néanmoins il n’en fut rien, et les souffrances de l’industrie du raffinage allèrent toujours croissant, à tel point que plusieurs de nos établissements succombèrent à la peine et que, pour citer une localité qui m’est particulièrement connue, à Anvers, par exemple, de 33 raffineries en activité à la fin de 1837, il n’en reste plus, je pense, aujourd’hui, que 23.

Ce fait à lui seul réfute, mieux que tous les raisonnements possibles, les allégations fâcheuses et plus que hasardées que l’on s’est plu à articuler, pour nuire aux intérêts des raffineurs de sucre exotique.

Cette tactique, en égarant l’opinion publique, a pu réussir jusqu’à ce jour à ceux qui y ont eu recours ; mais le gouvernement, instruit enfin du véritable état des choses, est venu vous proposer, messieurs, un nouveau projet de loi, destiné d’une part à faire rapporter au trésor un plus fort contingent d’impôt à un produit qui en est si susceptible par sa nature, et d’autre part, à établir une pondération entre les deux sucres, une égalité de conditions entre deux industries rivales, qui rende leur existence et même leur développement possible.

On ne peut qu’applaudir à la pensée qui a dicté ce projet réparateur ; mais, dans mon opinion, je regrette de devoir le dire, il n’atteindrait pas le double but qu’il a eu en vue. D’abord sous le rapport financier, la quote-part de l’impôt attribuée au sucre indigène serait en grande partie éludée, quelques précautions que l’on puisse prendre d’ailleurs dans les moyens de surveillance ; et puis, vouloir assurer la coexistence des deux sucres, c’est, je crois, chercher la solution d’un problème insoluble, c’est poursuivre une véritable chimère. Il ne faut d’ailleurs pas se dissimuler que cette coexistence n’a jamais été prise au sérieux par les deux parties intéressées elles-mêmes, qui, dans toutes leurs propositions, avaient en vue, non le partage du marché intérieur, mais l’anéantissement de leur rivale. La raison, c’est que, de part et d’autre, l’on comprenait que dans un pays comme le nôtre, limité à une consommation de 14 millions de kilogrammes de sucre au plus, il n’y avait pas de place pour les deux industries ; que l’une devait nécessairement finir par être absorbée par l’autre, et que vouloir leur coexistence, c’était les vouer à une lutte à mort, dans laquelle l’une des deux devait finir par succomber. S’il était permis de conserver encore quelques doutes à cet égard, le rapport de votre section centrale devrait les dissiper entièrement.

Je n’entreprendrai pas, messieurs, la réfutation de ce volumineux travail ; elle m’entraînerait trop loin. Mais je tâcherai de vous démontrer que cette section s’est gravement trompée sur les conséquences du système qu’elle vous propose. Le résultat incontestable de ce système, je n’hésite pas à le dire, serait l’anéantissement de l’industrie du sucre exotique.

Et d’abord, qu’il me soit permis d’exprimer mon regret de ne pas trouver dans le rapport de la section centrale toute cette impartialité qui devrait caractériser un pareil travail ; alors surtout qu’il s’agit d’éclairer la chambre sur d’aussi grands intérêts nationaux que ceux qui se trouvent ici en cause. Personne ne soupçonnera la bonne foi de l’honorable rapporteur ; mais il faut convenir que son désir de faire triompher le système qu’il préconise l’a quelquefois rendu injuste. Dans son rapport, rien n’est omis de tout ce qui peut servir à agrandir l’importance du sucre indigène, et il a soin d’invoquer l’opinion favorable d’un écrivain, pour exalter les bienfaits de cette industrie, tandis qu’il passe sous silence l’opinion contraire d’agronomes et d’économistes non moins distingués qui l’ont condamnée depuis longtemps, et que les résultats maritimes, commerciaux et industriels provoqués par le sucre exotique, sont présentés sous l’aspect le plus défavorable ; enfin, messieurs, pour rallier à son système ceux d’entre vous qui se préoccupent plus particulièrement des résultats financiers de la loi, l’honorable rapporteur s’est livré à des évaluations de recettes (page 68, 69 et 70) pour le trésor, dont la réalisation me semble, à moi, matériellement impossible.

D’abord, la section centrale vous propose de porter le rendement pour le sucre exotique en moyenne à 60 1/2 p. c. : c’est, en d’autres termes, vous proposer l’anéantissement des exportations ; il n’y a plus alors de système du drawback, et l’impôt devient un droit fixe.

En effet, le commerce des sucres en Belgique est, pour l’exportation, en rivalité permanente avec celui de la Hollande ; si l’équilibre est rompu dans les conditions de concurrence au préjudice du raffineur belge, la lutte devient impossible, et dès lors, toute exportation doit cesser. Or, le rendement en Hollande est fixé à 67 1/2 pour les mélis et lumps et à 61 1/3 pour les candis ; mais comme les exportations de candi sont moins considérables que celles des sucres mélis et lumps, on peut évaluer le rendement moyen à 65 1/2 p. c.

Ajoutons que les raffineurs hollandais travaillent des sucres libres de droits de douane à l’entrée, et qu’ils ont de plus l’avantage de pouvoir s’approvisionner constamment de 2 à 4 fr. par 100 kilos meilleur marché que nous, en sucres de leurs colonies ; que n’éprouvant une retenue que de 3 p.c. sur leurs prises en charge, ils peuvent exporter d’autant plus et ne se voient pas forcés, connue nos raffineurs, d’encombrer le marché intérieur de produits non exportables, ce qui leur permet de réaliser de meilleurs prix à la consommation, et d’autant plus qu’ils ne rencontrent pas la concurrence d’un sucre indigène affranchi de tout impôt.

Une autre circonstance qui favorise encore les raffineurs hollandais, ce sont les tares accordées par la douane ; elles sont généralement plus fortes qu’en Belgique. Pour les canassers (les canassers sont les sucres Java qui entrent pour plus des 7/8 dans le travail des raffineries hollandaises), par exemple, on accorde 12 p. c. ; notre douane n’accorde que 10 p. c. Il serait assez difficile de résumer en chiffres tous ces désavantages qui pèsent sur nos raffineurs, comparativement à ceux de la Hollande ; pour ne prendre que ceux d’une facile appréciation, nous trouvons :

1° Droits d’entrée payés en Belgique par 100 kilos, 1 fr. 20

2° Différence des prix de sucres en Hollande, 2 fr. 50

3° Différence entre le rendement proposé par la section centrale et le rendement hollandais, 4 kil, à 73 fr. 55. c., 2 fr. 95.

Différence par 100 kil. Total : 6 fr. 65 c.

Ce qui équivaut à plus de 11 p.c. sur la valeur moyenne des sucres raffinés en entrepôt.

Certainement personne ne soutiendra qu’avec une pareille différence à charge des raffineurs belges, ils pourraient encore songer à exporter leurs produits. Ce désavantage serait d’ailleurs encore augmenté, comme je l’ai fait remarquer plus haut, de la retenue de 7 p. c. en plus qu’ils ont à subir sur les droits, de la différence sur les tares légales et enfin de la concurrence du sucre de betterave à l’intérieur.

Toutes ces considérations établissent à l’évidence que majorer le rendement légal dans le sens des propositions de la section centrale, ce serait décréter l’anéantissement du commerce et de l’industrie du sucre exotique. On peut même soutenir avec fondement que notre rendement légal actuel, fixé à 38 1/2 établit à peine la parité de conditions d’exportation entre les raffineurs belges et les raffineurs hollandais.

Ainsi les calculs auxquels s’est livrée la section centrale pour démontrer les résultats financiers de son système, sont autant de fictions, puisque l’exportation serait rendue absolument impossible ; dès lors la lutte entre les deux sucres serait circonscrite dans les limites du marché intérieur.

L’honorable rapporteur, qui n’a pas pu se dissimuler entièrement les effets désastreux pour notre commerce, notre industrie et notre marine marchande, du système qu’il préconise, cherche à nous consoler, en promettant au trésor, par compensation, de larges recettes, qu’il fait monter, dans l’hypothèse de la cessation de toute exportation de sucres raffinés, à la somme de 5,288,000 fr.

Cette évaluation, comme toutes les autres, pèche par la base, et il me sera facile de prouver que sous le régime proposé par la section centrale, le sucre colonial serait peu à peu expulsé du marché intérieur, et il le serait tout à fait dès le moment que la production indigène pourrait suffire à tous les besoins de notre consommation.

Pour me servir des chiffres admis par le projet ministériel et celui de la section centrale, je prendrai la valeur du sucre blond de la Havane par 100 kil., 57 francs ;

L’impôt proposé, 50 francs ;

Ce qui porterait le prix en consommation à 107 francs

Le sucre de betterave ne valait, au 23 janvier 1842, que 70 fr. les 100 kil., admettons 74 francs ;

L’impôt proposé, 25 francs ;

Prix en consommation, 99 francs

Mais comme cet impôt se réduira, en réalité, au plus à 14 fr. 60 c., il faut déduire la différence de 10 fr. 40 c.

Ce qui porte le prix de revient réel à 88 fr. 60 c.

Différence en plus, pour le sucre exotique 18 fr. 40 c. par 100 kilos, soit 21 p. c. de la valeur du sucre indigène.

Viendra-t-on prétendre qu’avec une différence de prix aussi disproportionnée, le sucre de cannes pourrait encore lutter à l’intérieur avec le sucre de betterave ? Je ne pense pas qu’on essaie de le soutenir.

Si l’on prend en considération que le prix normal du sucre Havane blond dépasse, année commune, 60 fr. les 100 kilos en entrepôt, et que le sucre indigène ne revient pas au producteur à 65 fr., on concevra bien mieux encore l’impossibilité de la coexistence des deux sucres, aux conditions proposées.

J’ai dit que l’impôt sur le sucre de betterave se réduira à 14 fr. 60 c.

En effet, l’impôt proposé est de 25 fr.

Mais la base du rendement étant calculée à raison de 6 kilos de sucre pour 100 litres de jus, tandis que d’après les perfectionnement introduits dans la fabrication, on peut, sans exagération aucune, porter ce rendement à la défécation à 7 kilos, il y aurait dont 1/6 à déduire, soit 4 fr. 16 c.

Il est reconnu qu’en France, malgré les moyens de contrôle les plus minutieux et les plus rigides, le 1/3 au moins du sucre fabriqué échappe encore à l’impôt. Il en serait sans doute de même en Belgique ; mais prenons seulement par modération 1/4, soit 6 fr. 25

Total, 10 fr. 40 c.

Ce qui réduirait l’impôt à 14 fr. 60 c.

Une dernière démonstration suffira pour dissiper toute incertitude :

La section centrale établit, page 18, que l’impôt sur le sucre exotique, qu’elle appelle le droit protecteur de la betterave, se trouve réduit à 28 fr. 55 c., avec la dépréciation de 1/3 sur le montant des droits ; si l’exportation est rendue impossible, toute dépréciation du droit cesse et l’impôt devient un droit fixe, soit 50 fr. 00 c.

L’impôt perçu sur le sucre indigène n’étant que de 14 60,

Reste 35 fr. 40 c.

La protection, malgré un impôt apparent de 25 fr. serait désormais de 35 fr. 40 c.par 100 kilos, soit de 7 fr. par 100 kilos de plus que sous le régime actuel.

D’après cela on conçoit que les défenseurs, quand même, de la betterave, soutiennent que le sucre indigène ne peut rester dans la consommation qu’au moyen d’une surtaxe sur le sucre étranger.

Pour être vrais, ils devraient dire que c’était pour le sucre indigène le meilleur moyen d’envahir entièrement la consommation et de se débarrasser une bonne fois de la concurrence gênante du sucre exotique.

Je crois avoir démontré que le système de la section centrale conduirait infailliblement à la ruine du commerce du sucre colonial. Examinons quelles en seraient les conséquences pour le consommateur, pour le trésor public et pour l’industrie indigène elle-même.

Je me dispenserai de réfuter les calculs par lesquels la section centrale fait ressortir le sacrifice imposé au pays pour encourager l’exportation des sucres raffinés et quel préjudice le trésor en éprouve. M. le ministre des finances, dans son rapport du 23 décembre dernier, a réduit à leur juste valeur les exagérations dont ces calculs étaient entachés et a rétabli les faits dans toute leur vérité.

Il est bien certain que sous le régime de la loi actuelle le sucre de betterave pèse sur le consommateur de toute la quotité de l’impôt prélevé par le sucre de canne et que la section centrale évalue, page 20. à 28 fr. 55 c. les 100 kilos. D’après le nouveau projet, l’impôt serait porté à 50 fr., et le droit d’entrée restant fixé à 1 fr. 20 c., le sucre de canne aurait à supporter 51 fr. 20 c.

Ce chiffre serait la protection dont jouirait le sucre indigène ; et comme, ainsi que je l’ai dit, il parviendrait bientôt à se rendre maître du marché intérieur, cette protection, en calculant la production à 14 millions de kilos, se résumerait en une charge pour le consommateur de 7,308,000 fr.

Quelle serait maintenant la part du trésor dans cet énorme tribut prélevé sur le pays ?

Si l’impôt de 25 fr. se percevait intégralement, le trésor recevrait 3,500,000 fr. ; mais cet impôt, par les raisons développées ci-dessus, se réduisant en réalité à 14 fr. 60 c., le trésor ne toucherait que 2,044,000 fr. ; encore cette recette serait-elle diminuée de tous les frais extraordinaires de surveillance que nécessiteraient toutes les usines à sucre disséminées dans un grand nombre de localités, et ces frais seraient assez considérables.

On voit par ces chiffres que l’industrie du sucre indigène, après qu’on lui aurait sacrifié le commerce du sucre exotique et tous les intérêts qui s’y rattachaient directement ou indirectement, coûterait encore au pays au-delà de cinq millions de francs.

Mais après lui avoir offert en holocauste une des sources les plus fécondes de la prospérité publique, cette industrie pourrait-elle au moins jouir en paix de son triomphe ? Je ne le pense pas.

Le rapport de la section centrale établit, page 56, que 100 kilos brut de sucre de betterave, convertis en sucre raffiné, coûtent 85 fr. pour tous les produits pris dans leur ensemble ; mais rapportant ce prix de revient aux sucres mélis et lumps, il en conclut, page 57, que proportionnellement 100 kilos du même sucré coûteront 100 fr. 95 c.

En y ajoutant le droit de 14 fr. 60 c., faisant par 100 kilos un rendement de 72 de sucre mélis et lumps, 20 fr. 27 c.

On aura un prix de revient de 121 fr. 22 c.

Si l’impôt de 25 fr., soit 34 fr. 71 c. par 100 kilos du même sucre se percevait intégralement, alors le prix de revient s’élèverait à 135 fr. 66 c.

Le même rapport constate, page 56, qu’au 4 juillet dernier, au marché d’Amsterdam, les lumps étaient cotés de 51 fr. 85 c. à 53 fr. 38 c., et les mélis de 52 fr. 91 c., à 56 fr. 8 c. ; moyenne de ces prix 53 fr. 78 c. par 100 kilos en entrepôt.

Ainsi le sucre raffiné hollandais, déclaré en exportation, laisserait une prime de fraude pour l’infiltration en Belgique, dans la première hypothèse, de 67 fr. 44 c. par 100 kilos, et dans la seconde hypothèse, de 81 fr. 88 c.

C’est, dans le premier cas, 126 p. c., et dans le second, 152 p. c. de la valeur.

Si nous admettons bénévolement que la Hollande ne rouvrira pas ses bureaux situés sur nos frontières à l’exportation du sucre raffiné, alors la prime de fraude serait encore de 24 fr. ou 38 fr. 44 c., en prenant le sucre à l’acquitté à 97 fr. 22 c. par 100 kilos.

Il est hors de doute, quoi qu’en dise la section centrale, qu’avec un appât aussi séduisant, la contrebande s’exercera avec activité sur tout notre littoral tant du Nord que du Midi. Ce commerce interlope de nos voisins viendrait donc prendre une part dans notre consommation, dont on ne saurait prévoir l’importance. Cette concurrence serait fatale à la production indigène, et les recettes du trésor diminueraient en raison exacte de l’extension que prendrait la fraude dans notre pays. On se souviendra qu’avant 1840, alors que les bureaux frontières de notre pays étaient ouverts en Hollande à l’exportation des marchandises d’accises, les sucres raffinés hollandais se vendaient par tout le pays, jusqu’à Anvers même, à des prix ruineux pour nos raffineurs.

Ainsi, sous le rapport de l’intérêt du consommateur, de celui du trésor et de l’industrie betteravière elle-même, le système proposé par la section centrale aurait les conséquences les plus funestes pour le pays ; et quant aux intérêts de notre commerce avec les régions transatlantiques, de notre marine et de diverses de nos industries nationales qui se trouveraient gravement compromises par la perte du sucre colonial, un des principaux éléments de leur activité, la section centrale semble en faire bon marché. Ces grands intérêts, qui en Angleterre, en France, en Hollande, forment la base de tout leur système commercial, sont considérés par elle comme très secondaires : et après avoir examiné la part que notre marine marchande a prise jusqu’à ce jour dans le transport des sucres (page 39) et l’influence du commerce de cette denrée sur l’exportation des produits de notre industrie (page 40), elle en conclut que les importations de sucre, dont la valeur moyenne a été de fr. 13,826,000 fr. pendant les trois dernières années, sont inutiles à nos échanges commerciaux avec ces contrées.

Je conviens volontiers que l’exportation des produits de notre industrie vers les pays qui nous fournissent le sucre en échange, n’a pas atteint encore un chiffre bien considérable ; mais cela n’a rien qui doive étonner : La Belgique à peine constituée dut chercher à se créer des relations toutes nouvelles, à remplacer les débouchés que son alliance avec la Hollande lui fournissait naturellement à Java et dans ses possessions aux Indes occidentales, par d’autres débouchés sur d’autres marchés, où elle rencontrait la concurrence de toutes les nations industrielles de notre continent ; la lutte était difficile ; aussi ses progrès ont été lents, mais est-ce à dire pour cela, qu’il n’y a plus rien à faire, que nos rapports actuels avec les marchés d’outremer ont atteint les dernières limites du possible, et est-il bien logique surtout d’argumenter sur le présent, sans tenir aucun compte de l’avenir ? On ne dira pas, sans doute, que les colonies à sucre n’offrent pas à notre industrie des ressources d’échange suffisantes. Que l’on jette simplement un coup d’œil sur la statistique de tous les produits qu’elles emportent en très grande partie de l’Europe, pour leur consommation, et l’on pourra se convaincre qu’il ne faudra pas de bien grands efforts de la part de la Belgique pour mettre la balance de ses échanges avec ces divers pays entièrement en sa faveur.

Bahia reçoit annuellement pour 33 millions de francs.

Fernambouc, 25

Rio-Janeiro, 95

Cuba, 116

Cuba, par commerce d’entrepôt, 10 à 11

Manille, 16 à 17

Toutes ces marchandises sont fournies par l’Angleterre, la France, l’Allemagne, le Portugal, l’Espagne, l’Italie, Trieste et les Etats-Unis. La Belgique n’est pas comptée dans ces importations à Bahia et à Fernambouc ; à Manille, elle y a ouvert des rapports d’affaires, qui ne pourront que s’étendre au moyen de l’organisation d’un service régulier à voiles vers ces parages que le gouvernement vient de favoriser. Il n’est point douteux qu’à mesure que nos industriels se seront initiés aux besoins de ces divers marchés, et qu’ils y auront approprié leurs produits, il y aura pour eux une bien plus grande part à prendre dans cette immense consommation. Voudrait-on, pour maintenir à grands frais une seule industrie, sacrifier un avenir qui nous promet de si puissantes ressources ? Car n’oublions pas que détruire le commerce de sucre exotique en Belgique, c’est du même coup décréter l’abolition de nos relations directes avec Cuba, Porto-Rico, Fernambouc, Bahia et les Philippines. Toute exportation directe de nos produits vers ces colonies est impossible, si nous ne pouvons prendre du sucre en échange ; et que devient alors notre marine nationale que l’on s’efforce de développer de plus en plus par des protections de tout genre, dans l’intérêt de nos exportations, si on lui ôte l’élément qui peut le plus efficacement contribuer à son activité ?

Un pareil système heurterait de front toute l’économie de nos lois commerciales, il serait en opposition manifeste avec les plus chers intérêts du pays.

La section centrale me semble ravaler par trop le commerce du sucre, lorsqu’elle ne le considère que comme tout à fait accessoire dans nos relations commerciales avec plusieurs pays considérables de l’autre hémisphère. Un commerce qui s’exerce sur une importation annuelle de quatorze a 15 millions de francs, qui laisse plusieurs millions de frais de main-d’œuvre dans le pays, qui fournit en encombrement les cargaisons de 100 navires de 300 tonneaux, mériterait bien qu’on le traitât avec plus d’égards et de ménagements.

Il n’est certes pas de branche de notre commerce transatlantique qui, prise isolément, puisse revendiquer une influence plus grande sur l’ensemble de nos relations extérieures ; et ici encore, on oublie combien, dans l’avenir, ce commerce est susceptible de prendre de l’extension si nos lois fiscales ne viennent pas y mettre obstacle. En Hollande, les importations de sucre brut se sont élevées, en 1841, au chiffre énorme de 86 millions de kilogrammes, et le travail des raffineries en a absorbé au-delà de 61 millions. Pourquoi ne pourrions-nous pas en Belgique, sinon atteindre d’aussi brillants résultats, du moins doubler l’importance que ce commerce a acquise chez nous dans ces derniers temps.

Mais pour arriver à ce but, il faut que le sucre exotique soit débarrassé de la concurrence du sucre indigène, il faut donc aborder franchement les difficultés de la situation et se demander d’abord si la coexistence des deux sucres est possible, dans des conditions de viabilité durables, et dans la négative, auquel des deux il faut accorder la préférence.

J’ai dit qu’à mes yeux cette coexistence est impossible. La pondération qu’on aurait établie serait incessamment détruite, soit par les variations de prix du sucre exotique, soit par les perfectionnements introduits dans la fabrication du sucre de betterave, soit enfin par les différences de rendement obtenues sur ce dernier sucre et par les fraudes inévitables qui rendront le chiffre l’impôt purement fictif. Ce serait une nouvelle source d’embarras pour le pouvoir ; et celle des deux industries qui se verrait compromise par l’effet de la nouvelle loi, viendrait bientôt fatiguer la législature de ses doléances et réclamer de nouvelles mesures pour rétablir l’équilibre rompu. Ce serait créer enfin un système de provisoire nuisible aux deux industries rivales, et en définitive très funeste au commerce, qui ne saurait se développer et fleurir qu’à l’ombre de lois stables et sagement protectrices.

La coexistence étant jugée impossible, il resterait à décider lequel des deux sucres doit être conservé. Poser la question, c’est la résoudre ; car je ne pense pas qu’on puisse sérieusement mettre en balance l’influence de ces deux produits sur les intérêts généraux du pays, mettre sur la même ligne l’influence toute locale du sucre de betterave et celle du sucre exotique qui s’étend aux sources les plus fécondes de la prospérité publique.

Le sucre exotique est donc celui qui mérite à tous égards la préférence sur le sucre indigène.

Ceci posé, il s’agit d’examiner le régime qui lui est le plus convenable et qui puisse le mieux concilier ces trois grands intérêts du trésor, des consommateurs et du commerce.

Les propositions subsidiaires de M. le ministre des finances me semblent résumer le système le plus convenable à tous les grands intérêts engagés dans cette grave question, et j’aime à croire qu’il rencontrera la sympathie et l’appui de la grande majorité de la chambre, parce que ce système replace l’impôt sur le sucre dans ses conditions normales, c’est-à-dire, que les sommes prélevées sur le consommateur rentreront presqu’en totalité dans les caisses du trésor, parce que tout en donnant à l’impôt sa véritable destination, il permettra au commerce du sucre exotique de prendre une plus grande extension dans l’intérêt de nos échanges et de notre marine nationale, et qu’il maintiendra nos exportations de sucres raffinés à peu près dans la même position qu’aujourd’hui ; parce que ce système est le seul capable de donner satisfaction aux besoins du trésor, en lui assurant une recette de 4 à 5 millions, susceptible de s’accroître encore à mesure de l’extension que prendra le commerce du sucre.

Cette nouvelle combinaison aura encore le précieux avantage de mettre cette fois les intérêts financiers de l’Etat en parfaite harmonie avec ceux du commerce et de l’industrie des sucres ; c’est-à-dire, que plus le mouvement d’importation et d’exportation grandira, plus les recettes du trésor s’en accroîtront. Ainsi la question du rendement, tant et depuis si longtemps controversée, devient ici tout à fait indifférente à la cause : bien plus, le gouvernement sera intéressé à fixer ce rendement de manière à faciliter, autant que possible, le développement commercial du sucre, et le consommateur y trouvera également son profit ; car une fabrication étendue ne peut que réagir d’une manière favorable pour lui sur les prix des sucres raffinés à la consommation.

Peut-être eût-il été désirable que le gouvernement se bornât à ne demander que la perception de 3 dixièmes, au lieu de 4. La recette du trésor ne se fût élevée en effet qu’à 3,700,000 fr. ; mais, par contre, le mouvement commercial du sucre en eût été augmenté de près de six millions de kilogrammes, tant à l’entrée qu’à la sortie.

Je crois avoir démontré la double proposition que j’ai avancée en commençant, savoir, que la coexistence des deux sucres en Belgique est impossible, et que, dans cet état de choses, c’est au sucre exotique qu’il faut donner la préférence. Mais si c’est dans ce sens que la législature se prononce, elle aura en même temps un devoir à remplir, devant lequel elle ne reculera pas, c’est d’indemniser l’industrie du sucre de betterave, qu’elle aura sacrifiée aux grands intérêts du pays. Le moment n’est pas arrivé de nous occuper de ce point, mais je me propose de voter pour le système d’indemnité le plus large et le plus complet, et je demanderai la faveur d’être entendu une seconde fois, si les orateurs qui pourront traiter cette question ne faisaient pas valoir tous les arguments qui me semblent militer pour ce système. Je sais que déjà l’on a manifesté la crainte de poser un antécédent fâcheux ; cette crainte n’est pas fondée. Il est facile de prouver que l’industrie du sucre de betterave est dans une position toute spéciale, entièrement exceptionnelle ; car si elle s’est développée, c’est le gouvernement, c’est la législature qui ont poussé à ce développement, en la laissant, elle seule, jouir d’une immunité qui n’est accordée à aucune autre industrie.

M. Mercier, rapporteur (pour un fait personnel). - Lorsqu’en entendant un passage du discours de l’honorable M. de Brouckère, j’ai demandé la parole, je savais fort bien que cet honorable collègue n’avait pas voulu faire allusion aux intentions du rapporteur de la section centrale.

M. de Brouckere. - Assurément non.

M. Mercier, rapporteur. - Les relations amicales que j’ai toujours eues et que je conserve encore avec cet honorable membre ne me permettaient pas de lui supposer une telle pensée. Cependant je n’en dois pas moins repousser l’imputation dirigée contre la section centrale, de ne pas avoir montré une complète impartialité dans son rapport. La section centrale, dont six membres sur sept voulaient la coexistence des deux industries, a pensé unanimement que l’existence de l’une d’elles était compromise ou plutôt rendue impossible par le projet ministériel ; elle s’est donc trouvée dans la nécessité de prouver que cette industrie dont, à son avis, on propose l’anéantissement, méritait la sollicitude de la chambre et du pays. Mais a-t-elle donné de longs développements à l’énumération des avantages qui y sont inhérents Non, elle n’y a consacré que deux pages de son rapport ; quand il s’est agi de la question commerciale, elle est entrée dans les plus longs détails. Elle n’a laissé aucun des pays avec lesquels nous usons des relations pour le commerce des sucres, sans s’expliquer sur ces relations, sans chercher à en apprécier l’importance. Chacun peut contester ses appréciations. Mais lorsqu’on voit les développements dans lesquels elle est entrée sur la question commerciale, on est forcé de reconnaître que la section centrale n’a eu en vue que d’éclairer la chambre en ouvrant un vaste champ à toutes les observations, à toutes les objections ; si dans son second rapport elle a cru devoir s’étendre d’avantage sur l’utilité de l’industrie du sucre indigène, c’est parce qu’elle y a été provoquée par le mémoire du gouvernement. C’est une réponse à une espèce de manifeste dirigé contre cette industrie. On contestait les avantages qu’elle procure ; on la proclamait même nuisible au pays ; la section centrale s’est donc vue obligée d’exposer de nombreuses considérations qu’elle avait omises dans son premier rapport.

Une troisième raison, alléguée par l’honorable M. de Brouckere, est une erreur de fait. Il a dit que la section centrale n’a parlé du rendement légal, dans les Pays-Bas, que pour les sucres mélis blancs, à l’égard desquels il est de 67 1/2 kil. p. c. L’honorable membre n’a qu’à jeter les yeux sur le premier rapport (p. 34), il verra qu’il y est fait mention du rendement légal de 61 33 p. c. sur le sucre candi, et que même un paragraphe du rapport est consacré à expliquer les raisons de l’établissement du rendement.

Je conçois que la section centrale, dans quelques-unes de ses appréciations, ne soit pas d’accord avec l’honorable membre, mais elle a présenté tous les faits avec impartialité, et elle n’a rien négligé pour mettre chacun à même de se former une opinion sur leur portée.

Du reste, messieurs, puisque j’ai la parole, j’ajouterai que la question qui nous occupe doit être traitée sans acception d’opinion politique et être dégagée de tout esprit de localité.

On verra des deux côtés de la chambre des membres soutenir les propositions du gouvernement ou celle de la section centrale. Pour moi, ce ne peut être non plus une question de localité. Par une circonstance fortuite il se trouve que l’arrondissement qui m’a investi du mandat en vertu duquel j’ai l’honneur de siéger dans cette chambre, n’a pas de fabrique de sucre indigène ; ou plutôt qu’il y en a une, mais qui appartenant à une société anonyme dont le siège est à Bruxelles, et à laquelle ne se rattache aucun intérêt spécial à l’arrondissement. Je ne me trouve donc sous aucune influence étrangère à l’objet même du débat, et je puis également affirmer que la section centrale n’a été mue dans ses propositions que par des motifs d’intérêt général.

M. de Brouckere. - L’honorable M. Mercier n’a fait que me rendre justice, lorsqu’il a déclaré qu’il était convaincu que je n’avais pas voulu attaquer ses intentions. Lié avec M. Mercier d’une amitié qui date du collège, ni ici ni ailleurs je ne lui dirai jamais rien de désagréable. Mais cet honorable membre ne veut sans doute pas que, quand j’attaque son travail, je commence par le vanter ! Il a préconisé une opinion contraire à la mienne. Qu’ai-je fait ? J’ai attaqué le travail dans lequel il a préconisé cette opinion ; je me suis borné à cela, et avec toute la susceptibilité imaginable, je ne pense pas que l’on puisse se formaliser de ce que j’ai dit.

Ma manière du voir diffère de celle de l’honorable M. Mercier, Mais il n’y a là rien de personnel ni pour lui, ni pour la section centrale.

L’honorable M. Mercier prétend que dans mon travail il s’est glissé une erreur, parce que si, dans un passage de son rapport que j’ai cité, il n’a, en effet, parlé que d’une espèce de sucre, il a parlé de l’autre espèce dans un passage qui m’a échappé. La déclaration de l’honorable M. Mercier me suffit pour que je sois convaincu que je me suis trompé, et que ce passage de son premier rapport a échappé à mon attention. Je retire mon assertion à cet égard.

J’espère que l’honorable M. Mercier verra par là combien j’ai à cœur de lui ôter tout motif de se plaindre de moi.

M. de Renesse. - Messieurs, comme M. le ministre des finances n’a pas retiré le projet primitif sur les sucres, je crois pouvoir prendre la parole pour le combattre et prouver à la chambre, que si ce projet était admis, il entraînerait, infailliblement, la ruine de l’industrie nationale de la fabrication du sucre de betterave. Je combattrai ensuite les amendements proposés, subsidiairement, par M. le ministre.

Il me semble que la question des sucres est assez grave pour qu’elle puisse être traitée sous toutes ses faces ; j’ose donc espérer, que la chambre voudra bien m’accorder quelques instants pour développer mes moyens, qui tendent à repousser le système du gouvernement.

D’après l’exposé des motifs du projet de loi sur les sucres, il paraîtrait que le gouvernement a recherché avec un esprit dégagé de totale prévention, les moyens propres à placer les deux industries des sucres dans des conditions égales et à assurer leurs coexistences.

En examinant cependant le projet tel qu’il a été présenté, l’on pourrait croire, que les auteurs de la nouvelle législation sur les sucres ont eu peu d’égard à ce principe d’égalité et que les intérêts d’une industrie toute nationale ont été entièrement négligés en faveur d’un produit de l’étranger.

En établissant d’abord sur la fabrication du sucre indigène, avant qu’il soit parvenu à l’état de sucre, environ le même impôt que celui perçu pour droit de douane à l’entrée les sucres bruts exotiques, déjà, cette égalité, que l’on recherchait, semble être perdue de vue, puisque les terres cultivées en betteraves ont, outre les contributions au profit de l’Etat, des provinces et des communes, encore d’autres charges assez considérables à supporter, que les colonies, d’où nous tirons les sucres exotiques, ne subissent pas en faveur de la Belgique ; sous ce rapport, le sucre brut de canne jouit de l’avantage de pouvoir être vendu à un prix de revient moins élevé que celui provenant d’un produit de notre sol, qui intéresse au plus haut point les progrès de l’agriculture, en améliorant la culture des terres, par l’introduction d’assolements alternés, d’instruments aratoires perfectionnés, par les sarclages et sur les défoncements des terres qui ont une si heureuse influence sur l’augmentation de nos produits agricoles ; l’expérience a d’ailleurs prouvé qu’une terre qui a été cultivée en betteraves produit immédiatement 25 p. c. en plus de céréales et que sa nature productive est améliorée pour plusieurs années.

A la page 8 de son rapport, M. le ministre des finances semble vouloir contester l’utilité de la fabrication du sucre de betterave et les avantages qui en résultent pour l’agriculture. Pour arriver à cette démonstration, M. le ministre reproduit un long extrait du rapport que M. le comte d’Argout a fait, le 6 juillet 1837, à la chambre des pairs, au nom de la commission chargée de l’examen du projet de loi sur les sucres ; si l’on considérait isolément ce rapport, l’on pourrait, en partie, tirer les conséquences que M. le ministre en déduit contre le maintien de la culture des betteraves ; mais probablement M. le ministre avait perdu de vue qu’en 1840 la question des sucres a été derechef traitée devant les chambres françaises, et il a oublié de citer le remarquable rapport de M. le général Bugeaud à la chambre des députés et un autre rapport, de la même année, de M. le comte d’Argout à la chambre des pairs ; ces deux rapports établissent à l’évidence que la fabrication du sucre indigène exerce la plus heureuse influence sur l’agriculture et que, sous beaucoup d’autres rapports, elle ne peut être sacrifiée à l’exigence de l’industrie des sucres exotiques.

Je me permettrai de citer à la chambre quelques courts passages de ces deux rapports, qui ne sont pas entièrement reproduits dans le second rapport de la section centrale :

« M. le général Bugeaud, en abordant le côté agricole de la question du sucre de betterave, s’exprime ainsi :

« Si la betterave entre dans l’assolement pour 1/8 ou 1/12, par exemple, elle intéressera sept ou onze fois plus d’hectares qu’elle n’en occupera. La totalité de l’exploitation augmentera de fertilité et, partant, la valeur du sol sera doublée ct triplée ; est-il d’ailleurs bien judicieux de compter seulement le nombre d’hectares employé rigoureusement à chaque production, pour en apprécier l’importance ? Ne voit-on pas que si l’on voulait raisonner ainsi pour une foule d’autres produits, on dépouillerait successivement l’agriculture de toutes les branches, de toutes les cultures commerciales qui, par leur variété, permettent au cultivateur de mieux distribuer son travail, de lutter avec plus d’avantages contre l’inclémence des saisons, et enfin de s’indemniser de la culture, souvent onéreuse, des céréales.

« Si vous comptez successivement le terrain qu’occupent le lin, le chanvre, le colza, la garance, la navette, le pavot, l’olivier, etc., vous trouverez pour chacune de ces plantes un petit nombre d’hectares. Supprimez graduellement ces cultures, à raison du peu d’étendue qu’elles occupent, et il ne restera à votre industrie agricole que du grain et du bétail.

« Nous répétons que la betterave n’a point nui à la production du grain ; quant aux bestiaux, il est certain que la betterave en fait nourrir un plus grand nombre par ses pulpes.

« Mais ce qui milite surtout en faveur de cette industrie, l’une des belles conquêtes des temps modernes, c’est le travail et l’aisance qu’elle distribue dans nos campagnes. Elle occupe autour d’elle, dans la belle saison aussi bien que dans la saison morte, des bras faibles des vieillards, des femmes, des enfants ; elle est un des plus puissants moyens de faire disparaître le paupérisme. Déjà partout où il y a des fabriques, l’aisance des classes inférieures est manifeste, et les consommations de tous genres se sont augmentées. Elle a provoqué l’établissement, elle entretient l’activité d’un grand nombre d’autres industries, telles que celle du noir animal de la distillerie des mélasses, de la construction des machines, des toiles à sacs, des claies, de la fabrication de la potasse pour laquelle vous êtes tributaires de l’étranger, etc., etc. Enfin, elle a donné une immense activité à vos houillères, et si l’on veut comparer les effets qu’elles a produits dans le mouvement commercial et industriel de l’intérieur avec les avantages qui résultent pour le pays de l’exploitation du sucre colonial, de la navigation et des exportations, qui en sont la suite, on trouvera un grand avantage en faveur du sucre indigène. »

Dans un rapport à la chambre des pairs, M. le comte d’Argout, en rassurant les producteurs du sucre indigène sur les résultats éventuels de tant de tiraillements et des commotions éprouvées par leur industrie, leur disait : « Une industrie qui remonte à 40 ans, qui a pris une grande extension, qui favorise les assolements, la culture des plantes sarclées, le nourrissage des bestiaux, et qui crée dans les campagnes des centres industriels servant à la fois à l’enseignement manufacturier et à celui des perfectionnements agricoles, ne sera point proscrite : une pareille mesure n’appartient pas à ce siècle... » Plus loin, en parlant du projet de rachat, mis en avant par quelques hommes d’Etat, il ajoute : « Une mesure aussi contraire à nos mœurs ne saurait être admise.

« Il faut régler cette industrie et la conserver ; comment d’ailleurs répartir l’indemnité ? aux fabricants qui ont survécu seulement ? ou bien aux manufacturiers qui, déjà, ont fait faillite ? Sera-t-elle réservée d’une manière exclusive aux producteurs de sucre indigène ? les cultivateurs de betteraves, les fabricants de machines et de noir animal, les ouvriers, etc., n’y ont-ils pas également des droits ? Au surplus, l’indemnité ne servira-t-elle pas de prime pour continuer la fabrication sous le régime de l’égalité d’impôt ? Qu’arriverait-il si une guerre maritime faisait renchérir le sucre de canne et ranimait tout à coup la fabrication indigène ? A la paix, le trésor serait-il obligé d’acquitter une seconde rançon ? Finalement cette allocation d’un dédommagement n’introduirait-elle pas dans notre législation une innovation très funeste ? Tout changement dans le tarif des douanes deviendrait donc une cause légitime de réclamation ? La France serait condamnée à l’immobilité. Nul progrès à l’intérieur, nulle extension dans nos rapports avec l’étranger, sans un appel à la bourse des contribuables ! »

Il me semble que ces quelques passages de ces deux rapports combattent entièrement les assertions du peu d’utilité de la fabrication du sucre de betterave, quant à ses rapports avec l’agriculture et plusieurs autres industries, et surtout le rapport de M. le comte d’Argout démontre le danger qu’il y aurait de vouloir anéantir cette industrie, en proposant de la racheter aux dépens des finances de l’Etat.

A la page 22 de son rapport, M. le ministre conteste aussi ce que les exploitants du bassin houiller de Charleroy ont exposé dans leur pétition, que les fabriques de sucre indigène, maintenant érigées, consommeraient environ 50 millions de kil. de houille ; j’aurai l’honneur d’observer, à cet égard, que déjà en 1841 les exploitants des houillères de la province de Liége ont assuré à la chambre que la fabrication du sucre de betterave avait remplacé en partie leurs anciens débouchés en Hollande, perdus depuis 1830, qu’ils pourraient prouver, par l’inspection de leurs registres, que la suppression de cette industrie occasionnerait le plus grand préjudice à leurs houillères, et que sous ce rapport, comme sous tant d’autres, la fabrication du sucre indigène méritait toute la sollicitude des chambres et du gouvernement,

L’industrie du raffinage des sucres exotiques, que l’on semble vouloir favoriser outre mesure, aux dépens d’une production toute nationale, ne paraît, d’ailleurs, se soutenir que par la haute décharge des droits d’accise à la sortie du pays de ses produits, à peine raffinés, et par l’excédant réel sur le rendement légal, qu’elle déverse, pour ainsi dire sans paiement de droits dans la consommation intérieure ; si, aucun droit quelconque ne frappait les sucres exotiques, que, par contre, aucune prime ne fût accordée à leur exportation, il y a tout lieu de croire que cette industrie ne pourrait subsister longtemps. Ce n’est donc qu’aux dépens du trésor qu’elle peut se maintenir, et certes, si l’on voulait continuer ce système vicieux, déplorable pour nos ressources financières, toutes les autres industries du pays auraient autant de droit de réclamer la même faveur ; je ne sais vraiment où cela pourrait nous conduire.

C’est avec droit que le produit national peut réclamer une protection plus efficace, de n’être pas assimilé à une production tout étrangère, comme M. le ministre des finances semble vouloir le proposer par les amendements qu’il a présentés ; cette protection, l’Etat l’accorde à presque toutes les autres industries du pays ; il serait vraiment extraordinaire de la refuser à une fabrication, à peine implantée sur notre sol, qui emploie des capitaux considérables, exerce une si heureuse influence sut l’amélioration et l’augmentation de nos produits agricoles, et utilise des milliers d’ouvriers, surtout pendant la saison morte de l’année, où la classe ouvrière éprouve le plus de besoins.

En France, où la fabrication de sucre de betterave a un très grand développement, les fabriques indigènes ont eu plus de vingt années de complète immunité ; ce pays avait cependant à ménager et à protéger les produits de ses colonies ; à cet égard, nous ne nous trouvons pas dans la même situation, et chez nous l’industrie nationale doit être préférée à la production étrangère.

Par le luxe de formalités dont la fabrication du sucre de betterave doit être entourée, il deviendra, en outre, fort difficile aux fabricants de ce produit indigène de lutter avec avantage contre l’industrie de canne, qui, sous ce rapport, est encore privilégiée, ayant toute liberté d’action. Entravées par des formalités multipliées, à presque chaque opération de la fabrication, les fabriques de sucre de betterave se trouveront constamment gênées dans leurs travaux ; la moindre inadvertance, quoiqu’il n’y eût de fraude, soumettrait les fabricants à de fortes pénalités et amendes. Cependant, pour donner à leurs manipulations les degrés de perfection dont ils sont susceptibles, il leur faut nécessairement laisser une grande liberté d’action.

D’après le gouvernement, ni l’une ni l’autre de ces industries ne peut être sacrifiée ; elles sont toutes deux nécessaires, il faut assurer leur coexistence ; mais en imposant une production indigène environ au même taux d’impôt, en ne lui accordant aucune protection efficace, l’on favorise plus le produit de l’étranger, et l’égalité, que l’on voulait établir, disparaît entièrement, si surtout le rendement du sucre exotique ne doit subir aucune modification ; c’est principalement dans le défaut de fixation du rendement, tel qu’il devrait être, que réside le vice de la loi et que tous les avantages sont en faveur des sucres exotiques.

En conservant, non seulement d’après le projet de loi, le rendement vicieux des sucres de canne, l’on accorde, outre le drawback à la sortie de leurs produits à peine raffinés, la faveur aux excédants de ces sucres, sur le rendement fixé par la loi, de pouvoir être livrés à la consommation intérieure presque indemne de tous droits, sauf le dixième acquis au trésor, ou les 4/10 d’après les modifications proposées ; l’on convient, à la vérité, que le rendement établi par le projet de loi est, en thèse générale, au-dessous de celui que l’on obtient par les nouveaux procédés du raffinage, mais que cette différence avec le rendement réel doit être considérée comme le véhicule qui alimente et soutient notre commerce d’exportation ; si effectivement cet excédant concourait à l’exportation, les fabricants de sucre de betterave ne se plaindraient peut-être pas de la restitution des droits à la sortie du pays mais, dans l’état actuel des choses, ils ont droit de réclamer d’être protégés par des droits différentiels assez efficaces contre la concurrence ruineuse d’un produit venant de l’étranger.

En prenant ensuite, pour base de l’impôt, la valeur marchande respective des deux sucres bruts, pour les placer dans des conditions égales, quant aux droits d’accise, il me semble aussi que les auteurs du projet de loi ont établi un point de départ entièrement vicieux, qui doit amener la ruine de la fabrication indigène ; il ne fallait pas prendre le prix marchand, qui s’établit suivant les besoins et les demandes des consommateurs, mais bien le prix réel de revient des deux qualités de sucres.

Il est certain que dès que l’impôt proposé pèsera sur le sucre de betterave, sa valeur marchande baissera très sensiblement, non seulement par suite de son assujettissement au droit d’accise, mais encore parce que le rendement de la betterave est plus faible et de moindre qualité que celui de la canne, que ses sirops et cassonades sont inférieurs à ceux des sucres exotiques ; il en résultera nécessairement une dépréciation du produit indigène, qui serait constamment au-dessous du prix du sucre de canne, supporterait ainsi presque toujours la totalité du droit proposé par le gouvernement. Pour remédier à cet inconvénient, que M. le ministre des finances a dû reconnaître, il propose de fixer un maximum qui ne pourrait, en aucun cas, être inférieur au prix de 70 fr. ; mais encore ce prix est trop peu élevé, comparativement au prix réel de revient, puisqu’il a été constaté en France, par l’enquête, que le prix de 100 kilog. de produit brut varie de 70 à 85 fr. ; la moyenne ne serait donc pas au-dessous de 77-50, et comme nos établissements de sucreries de betterave ne sont pas encore arrivés à la perfection des fabriques françaises, quoi qu’en dise M. le ministre dans son rapport, il faudrait nécessairement fixer le prix de revient au taux moyen de 80 fr.

En fixant d’ailleurs la valeur marchande du sucre indigène à un minimum de 70 fr., le raffineur aurait toujours plus de bénéfice d’acheter du sucre exotique qui à l’exportation lui donnerait, d’après le projet primitif du gouvernement, pour 57 kil. de sucre à peine raffiné, une décharge de l’accise de 45 fr. à titre de remboursement des 9/10 du droit de 50 fr., tandis que pour 19 kil.de sucre de betterave raffiné, il ne recevrait que 33 fr. 30 c. ainsi 41 fr. 70 de moins que pour le sucre raffiné de canne. Il en résulterait que le sucre indigène ne pourrait concourir à l’exportation, à moins que le prix marchand de ce sucre ne fût notablement diminué, et, dans ce cas, les fabricants devraient le vendre à perte.

Sous le rapport de la consommation intérieure, le raffineur trouverait de même un plus grand intérêt à raffiner le sucre exotique, qui ne lui coûte en entrepôt environ que 57 fr., tandis que la valeur marchande du sucre indigène serait presque toujours fixée à une moyenne qui ne pourrait, en aucun cas, être au dessous de 70 francs, A la vérité, il paierait un droit d’accise de 50 francs pour le sucre de canne ; mais comme la différence entre la valeur vénale de ce sucre est de 13 francs avec celui du sucre de betterave, il en résulterait réellement que le raffineur ne paierait pas un droit de consommation plus élevé pour le sucre exotique que s’il avait employé du sucre indigène ; car ces 13 francs, étant ajoutés au droit de 37 francs, qui frapperait le sucre national en consommation, forment la différence entre le droit d’accise de 50 francs, pour le sucre exotique, et celui de 37 francs, pour le sucre de betterave ; en outre, le raffineur aurait encore l’avantage d’obtenir du sucre exotique un rendement supérieur de 12 à 14 p. c, sur celui du sucre indigène, et retirerait un profit plus considérable des sirops, cassonades et candis des sucres de canne, qui sont d’une qualité bien supérieure à ceux du la betterave ; il est d’ailleurs reconnu que 100 kil. de sucre brut indigène ne donnent, en produits vendables, que ce que donneraient 86 kil. de sucre de canne ; c’est-à-dire que 100 kil. de sucre brut indigène ne valent que 86 kil.de sucre brut exotique.

Par les difficultés que le projet de loi suscite aux fabricants de sucre national, pour le raffinage dans leurs établissements pendant la durée des travaux de fabrication, il y aurait implicitement interdiction aux sucreries de betterave de raffiner leurs produits. Les fabricants seraient ainsi presque toujours obligés de les vendre aux raffineurs des sucres exotiques, qui préféreront d’acheter le sucre de canne, parce qu’il leur assurera plus de bénéfice, par la restitution à l’exportation, et que sa qualité est plus recherchée à l’extérieur. Si les fabricants de sucre indigène veulent se défaire de leurs produits, ils seront forcés de les vendre à tout prix aux raffineurs, ou, s’ils veulent les raffiner dans leurs fabriques, après les travaux de fabrication, ils éprouveront des retards qui donneraient à la raffinerie des sucres exotiques tout le temps, toutes les facilités nécessaires d’arriver sur les marchés étrangers et de pourvoir à la consommation intérieure ; il ne resterait aux fabricants de sucre de betterave qu’à établir des établissements de raffinage à la portée de leurs fabriques ; mais comme ces raffineries entraîneraient à de nouvelles dépenses assez considérables ; que les fabriques du produit de notre sol sont déjà souffrantes ; qu’elles sont froissées dans leurs intérêts, elles ne pourraient plus lutter contre la concurrence des sucres exotiques, et se verraient forcées de cesser tout travail, au grand détriment de la classe ouvrière, de plusieurs de nos industries et particulièrement de l’agriculture.

Les raffineurs de sucre de canne, les négociants exportateurs et le gouvernement ont beaucoup insisté sur l’influence que les sucres exotiques exerçaient sur le commerce et l’industrie, en établissant pour le transport de cette matière d’encombrement des relations d’exportation de nos produits manufacturés vers les pays lointains. Si l’on consulte cependant, les documents statistiques, le rapport de la commission d’enquête parlementaire, et surtout celui de la section centrale, chargée d’examiner le projet de loi sur les sucres, il en résulte évidemment que le commerce des sucres exotiques n’exerce, que peu ou point d’influence sur l’exportation des produits de noire industrie : que c’est une grave erreur de prétendre que l’industrie du sucre exotique a donné lieu à un écoulement considérable de nos produits dans les colonies ; qu’à cet égard les prétentions de cette industrie portent une grande exagération, que les faits sont là, pour prouver le contraire de cette assertion erronée ; que seulement, chaque année, la plus minime partie de ces sucres nous sont importés des pays de provenance, par la navigation nationale ; que du reste, les moyens d’exportation ne nous manquent pas, puisque 7 à 800 navires sortent annuellement de nos ports sur lest ; l’on ne peut donc s’appuyer avec quelque fondement sur la grande importance que le commerce de sucre de canne exerce sur nos relations avec les pays transatlantiques et sur les débouchés nouveaux qu’il aurait procurés à nos différentes industries, puisque la marine nationale n’a pas même importé des lieux de production, de 1838 à 1841, 1/7ème de la masse totale des sucres qui sont entres dans nos ports ; elle n’a été en grande partie chercher les sucres exotiques que dans les ports de la Hollande, des villes anséatiques, de la France, et surtout de l’Angleterre, et certes, ce n’est pas cette dernière voie que suivent nos produits fabriqués, pour trouver les nouveaux débouchés qui nous manquent.

Ainsi, pour protéger une industrie étrangère, pour favoriser le commerce de cabotage, il faudrait, par privilège spécial, que l’Etat se prive des ressources que le sucre exotique lui enlève par le vice de la législation sur cette matière ; il faudrait, en outre, que, par le maintien de ce privilège, ce produit étranger écrase une industrie toute nationale qui, par ses relations intimes avec l’industrie agricole et avec plusieurs autres du pays, mériterait cependant d’obtenir une protection plus efficace, accordée d’ailleurs à presque toutes les autres productions nationales.

Si l’on veut réellement avantager la marine marchande du pays, et lui donner un plus grand développement, que l’on établisse le système de l’importation des provenances directes et les droits différentiels de navigation sur l’importation des provenances indirectes, réclamé par la plupart des chambres de commerce et par un grand nombre de commerçants et d’industriels. En établissant ce système commercial avec prudence, discernement et avec une sage progression, sans toutefois porter une atteinte et froisser le commerce qui se fait par rivières, canaux et par terre, l’on parviendrait peut-être en peu d’années à donner un grand véhicule à notre commerce direct avec les pays de provenances ; il ne serait plus nécessaire de sacrifier annuellement deux à trois millions pour favoriser une industrie étrangère, maintenant appréciée à sa juste valeur. Les amendements proposés subsidiairement par M. le ministre des finances me paraissent inadmissibles ; leur adoption entraînerait immédiatement la chute de la fabrication du sucre indigène, et, sous ce rapport, les nouvelles propositions seraient toutes favorables à l’industrie des sucres exotiques, parce qu’en écrasant une industrie rivale, elle obtiendrait seule le marché de l’intérieur, outre la restitution des droits à l’exportation des 6/10 de ses produits à peine raffinés ; cette industrie se trouverait ainsi dans une meilleure position que celle où elle est actuellement, ayant maintenant à lutter contre la concurrence du sucre de betterave.

Quant au principe d’indemniser les fabricants du sucre indigène, pour le délaissement de leur industrie, je pense qu’il serait fort dangereux de l’admettre ; ce système, une fois admis, nous conduirait infailliblement à la ruine de nos finances, si surtout d’autres industries en souffrance par la concurrence ruineuse des produits de l’étranger, pouvaient réclamer une pareille indemnité.

Si effectivement le sucre exotique avait une grande importance sur le commerce d’exportation de nos produits nationaux vers les contrées transatlantiques, l’on serait porte à continuer quelques sacrifices en sa faveur ; mais, comme il résulte des rapports de la commission d’enquête parlementaire, de la section centrale chargée de l’examen de la législation des sucres et des états statistiques, que les assertions avancées, à cet égard, tant par M. le ministre des finances que par les intéressés, sont très exagérées, l’on doit s’étonner de la prédilection toute particulière du gouvernement envers une industrie employant une production étrangère, qui, depuis plusieurs années, fait éprouver de fortes pertes au trésor, et sa persistance à vouloir amener l’anéantissement d’une industrie toute nationale, dont le maintien est si intimement lié à l’amélioration de la culture des terres, est réclamé par la plupart des chambres de commerce et des commissions d’agriculture, et dont la suppression porterait une funeste atteinte au bien-être de la classe ouvrière, qui trouve, surtout pendant la mauvaise saison, de l’occupation et du travail par la fabrication du sucre de betterave.

J’ose espérer que la très grande majorité de la chambre repoussera une proposition aussi peu admissible que contraire aux intérêts financiers du pays, et qu’elle accordera à l’industrie du sucre de betterave une protection suffisante pour empêcher sa ruine par la concurrence d’une industrie étrangère.

M. Osy. - Messieurs, après avoir lu avec attention tout ce qu’a été publié, tant par M. le ministre, que par la section centrale, et les avis des diverses chambres de commerce, il me paraît que chacun de nous doit s’être formé une opinion sur la grave question qui nous occupe, et il est plus que temps, tant dans l’intérêt du trésor, que pour tirer l’industrie et la navigation de l’incertitude où elles se trouvent, de prendre une résolution définitive, et il faudra que nous balancions ce qui peut donner au pays le plus d’avantages, car il me paraît prouvé, par le dernier mémoire de M. le ministre, qu’il sera impossible de maintenir en prospérité les deux fabrication de sucre ; il faut donc prendre un parti et donner la préférence au raffinage du sucre indigène ou au sucre exotique, et pour moi la question n’est plus douteuse ; mais comme il faudra faire un sacrifice, voyons celui qui sera le moindre, et peser si l’industrie qui pourra rester sur pied donnera plus d’avantage que celle qu’il faudra sacrifier.

Nous avons dans le pays 27 sucreries indigènes, dont plusieurs et même d’importantes sont fermées depuis plusieurs années, et, si je suis bien informé, au moins au nombre de sept ; cela me prouve qu’elles n’ont pas d’avenir, et que celles qui travaillent encore ne pourront pas se soutenir en même temps que les raffineries de sucre exotique, qui certainement sont aussi languissantes, mais qui font des efforts, à cause de la concurrence de la betterave, de continuer leurs travaux, dans l’espoir qu’une loi définitive, vienne trancher cette grave question.

La Belgique possède au moins 60 raffineries de sucre exotique, et certainement je crois pouvoir vous prouver qu’elles amènent un plus grand bien-être au pays, si elles peuvent continuer à rester en activité, que les établissements de sucre indigène.

Pour ces sucreries il faut au moins 3,000 hectares de terre, qui naturellement ne produisent plus de grains ni de pommes de terre, et maintenant qu’il est prouvé que la Belgique n’a plus assez du grains pour sa consommation, c’est plutôt un malheur de voir soustrait ces bonnes terres à la culture.

Depuis deux ans les grains sont si élevés que, presque sans interruption, le froment a été admis à l’importation sans droit ; aussi, l’hectolitre de froment a toujours dépassé 20 francs, et même nous l’avons vu en 1841, 24 francs, et ainsi il a été défendu à l’exportation.

En 1842, nous aurions encore vu des prix bien élevés, sans la crise des céréales en Angleterre, qui a fait refluer près de 300,000 hectolitres de froment, par le seul port d’Anvers, primitivement destinés pour l’Angleterre.

Les grandes importations ont toujours trouvé des acheteurs, et surtout dans le Hainaut où les besoins ont été les plus grands, et la mercuriale s’est soutenue au-delà de 20 francs ; ainsi, la Belgique est le pays où le froment, depuis un an, a été le plus cher, et outre les importations pour compte anglais, nous en avons aussi eu de France, tant par terre que par des expéditions venues de France et destinées pour l’Angleterre.

Je crois donc pouvoir dire sans exagération que, sans la crise anglaise, nous aurions payé le froment en 1842, comme en 1841, 24 francs au moins, et convenez que ce sont des prix que le peuple ne peut se faire imposer avec des journées ordinaires, et que nous devons faire tout ce qui dépendra de nous pour rendre nos terres à la culture des céréales, pour être le moins possible tributaires de l’étranger ; ne perdons pas de vue que si le pain est cher la main-d’œuvre doit finir par augmenter, et tous les produits de l’industrie devront renchérir,

Pour les pommes de terres, vous avez été obligés, ce qui ne s’était jamais vu, de voter une loi pour en défendre l’exportation.

Au prix de 20 fr. par hectolitre de froment, le fermier retire autant de ses terres que s’il cultive la betterave, et comme, en la cultivant, vous faites renchérir la paille, vous faites augmenter les engrais, qui sont déjà partout très chers.

Aussi en supprimant la betterave, vous ne nuisez pas au propriétaire et aux fermiers, et je connais des fermiers dans le pays wallon à proximité d’une betteravie, qui refusent de cultiver la betterave, tirant davantage de leurs terres par la production des céréales et des pommes de terre. Aussi, étant tout à fait rassuré de ne pas nuire à la propriété et aux fermiers, je puis hardiment demander un impôt égal sur les deux industries, mais je veux bien consentir, si l’industrie indigène ne peut pas lutter avec la canne, de donner une indemnité pour les établissements en activité, mais je ne consentirai jamais à donner un privilège, car la fabrication du sucre exotique est aussi nationale que l’autre et alimente notre navigation ; elle active donc deux grandes industries, tandis que l’autre donne de l’occupation à nos fermiers, qui peuvent s’en passer, comme je crois vous l’avoir prouvé.

On me dira que c’est entrer dans un système dangereux, que d’indemniser les industries qui ne peuvent se soutenir et qu’il faut supprimer. Mais je vous dirai que, quand à côté de ce système, je puis largement indemniser le trésor, je ne trouve pas un grand mal ; au contraire, ce système devient même utile au pays, car nous vous prouverons que nous pouvons remplir le désir des chambres, de faire produire au sucre un revenu certain de 4 millions, ce qui représente un capital de quatre-vingt millions, et sur cette somme vous pouvez facilement faire un léger sacrifice, soit par une inscription au grand livre ou, comme on le propose en France, par une répartition sur plusieurs années. Vous voyez donc que le système d’indemnité, dans ce cas spécial, vous procure au contraire un grand avantage pour le trésor et que beaucoup de scrupules seront levés.

Nous avons dans le pays 60 raffineries de sucre exotique, qui languissent par l’incertitude qui règne depuis plusieurs années, ayant eu à lutter contre un sucre qui était indemne de tous droits, et les différents mémoires que vous avez sous les yeux vous prouvent à l’évidence que si les revenus sont tombés de 6 ou 700,000 fr., c’est que plus du tiers de la consommation est alimenté par un produit qui ne paie rien au trésor, et il est prouvé que si la betterave n’existait pas, avec les lois maintenant en vigueur, les recettes du trésor ne seraient jamais descendues au-dessous de 1,500,000 fr. Les raffineurs de sucre de betteraves, pour pouvoir exporter, sont obligés d’acheter des droits, qui se payent de 25 à 35 p. c., et c’est de là que vient la grande diminution de recettes pour le trésor.

La loi que M. le ministre vous présente maintenant, si vous adoptez les amendements proposés par le gouvernement le 23 décembre dernier, procurera au trésor un revenu certain de 4 millions, plus 300,000 francs pour droits d’entrée ; mais il faut que le droit de 40 fr. par 100 kilog. soit payé par les deux raffinages et que 40 p. c. soit acquis au trésor et qu’on donne seulement la restitution, sur le pied actuel, sur les 60 p.c. restants.

Les 4/10 dont nous par le M. le ministre vous donneront un revenu certain de 4,300,000 francs et un mouvement d’affaires de 25 millions de kilog. d’importation et de 9 millions d’exportation ; mais si vous vouliez vous contenter d’une recette de 3,700,000 fr., on pourrait stipuler seulement d’un versement au trésor de 3/13, et vous auriez à importer 28 millions de kilog. de sucre et une exportation de 11 millions 1/2. Nous pouvons examiner plus tard s’il ne vaut pas mieux, pour ces 600,000 fr. de moins de recette fixer seulement 3/10 au lieu de 4/10 des prises en charge, pour augmenter notre mouvement d’affaires de 5 a 6 millions de kil. et qui faciliteront beaucoup nos échanges et les exportations des autres produits de votre industrie.

Il faut bien nous garder d’augmenter le droit d’accise au delà de 40 fr., parce que sans cela nous aurions beaucoup à craindre d’infiltration de nos voisins du Nord, et nous perdrions nos exportations de même nature vers les pays voisins, du Midi et de l’Est. Aussi le chiffre de 40 fr. s’éloigne peu des droits actuels, et la consommation intérieure ne diminuera pas ; comme les sucres en consommation ne seront pas plus chers, de manière que nous pourrons compter d’une manière positive sur une recette de 3,700,000 fr. ou 4,300,000 francs, suivant que nous adopterons le système de 3 ou 4/10 des prises en charge réservé au trésor.

En adoptant les amendements de M. le ministre, vous pouvez donc avoir une importation de 25 à 28 millions de sucre exotique et une exportation de 9 à 11 1/2 millions de raffinés ; et si maintenant, après avoir voté cette loi, vous accordez, par votre système de commerce, quelques avantages aux importations directes, par des droits différentiels de douane, vous verrez avant peu notre marine marchande considérablement augmenter, car elle sera alimentée par un transport de près de 40,000 tonneaux pour une seule branche d’industrie.

Et allant chercher les sucres aux lieux de production, par pavillon national, nos armateurs feront des sacrifices pour exporter les produits de votre industrie, et nos navires allant chercher des sucres à la Havane, au Brésil et aux Indes orientales, exporteront des toiles, des clous et autres objets de fer, du zinc, des verres à vitre, des draps, des armes et même des charbons, car en examinant seulement nos exportations de 1841 par des navires allant chercher des sucres, vous verrez les efforts de nos armateurs, et tout cela ne peut que s’augmenter si par des droits différentiels nous encourageons les importations des lieux de production, qui doivent remplacer les arrivages des entrepôts d’Europe, qui ne sont soldés qu’en écus.

Voyez le rapport de la chambre de commerce d’Anvers de 1841, qui vous a été distribué.

Tout cela s’est fait pendant que nos raffineries étaient en souffrance et que les importations directes des lieux de production n’étaient pas favorisés, mais en adoptant un nouveau système, pour raffinage du sucre, ainsi que plus tard pour favoriser les importations directes, je prévois pour la Belgique un grand bien-être et dont nous avons besoin, car tout est en souffrance par le malheureux provisoire qui nous ronge.

Si nos armateurs ne pouvaient plus chercher des sucres aux colonies, les navires belges ne pourraient transporter les produits de votre industrie qu’à des frais tellement élevés que vous ne pourriez plus lutter avec les nations étrangères, et la concurrence déjà très forte aujourd’hui deviendrait impossible.

Il est aussi prouvé que le sucre raffiné que nous exportons fait que vous pouvez également, à des frets très raisonnables, exporter les produits de votre industrie, tant pour le Midi que pour le Nord de l’Europe ; il faut des marchandises d’encombrement comme les sucres, pour former des cargaisons et donner le moyen à nos autres industries d’exporter à bas prix. Pour vous en donner une preuve, c’est qu’avant que les exportations de sucres pilés pour le Levant aient pris un certain développement, le fret pour Constantinople était de 80 fl. des Pays-Bas par last, et depuis lors nous l’avons vu tomber à 20 fr. et au-dessous. Cette grande différence qui fait 60 f. par tonneau est tout à l’avantage de toutes vos autres industries et vous donne les moyens sur les marchés étrangers de lutter avec moins de désavantage avec vos rivaux en industrie.

Sans l’exportation des sucres raffinés, les navires allant dans la Méditerranée, ne trouveraient pas à se remplir, et ce que vous auriez à charger, soit en toiles, draps, armes, etc., devrait de nouveau payer l’ancien fret de 80 fl., et l’armateur ferait une moins bonne affaire qu’en prenant un chargement complet à 20 f. Vous ne trouvez ce chargement complet que par vos exportations de sucre.

Faites une loi qui supprime l’exportation des sucres raffinés, vous verrez rarement des navires se mettre en charge pour le Levant, et encore à des frets élevés et qui ne partiront que lorsqu’ils auront un chargement complet, et la perte de temps occasionnera aux industriels un nouveau sacrifice, tandis qu’aujourd’hui vous avez des départs très fréquents et à des frets très modérés.

Le retard et la perte de temps est un grand objet pour les fabricants, tant pour l’intérêt de l’argent que pour pouvoir satisfaire exactement aux commandes de l’étranger.

Ce n’est donc pas une exagération, que l’importation des sucres bruts et l’exportation des raffinés est tout à l’avantage de toutes vos industries ; que, faisant une loi qui donnera au trésor près ou au-delà de 4 millions, vous donnez la vie à des milliers de familles employées dans les raffineries exotiques, vous encouragerez ainsi la navigation nationale et lorsque l’on sera persuadé que celle-ci pourra être utilisée, vous verrez de nombreuses constructions de navires, qui ont été des plus languissantes depuis 12 ans. Ainsi des milliers de charpentiers, forgerons, tonneliers, fabricants de papiers, etc., trouvent de l’emploi, et vos forêts, houillères, haut-fourneaux trouveront de nouveaux débouchés, et vous occuperez des classes de la population qui sont presque réduites à la misère.

Augmentant votre marine marchande, vous formerez des marins. Voilà encore une grande partie de la population qui trouvera de l’emploi.

Je ne puis donc assez vous engager à faire une loi qui relève notre plus ancienne industrie, les raffineries exotiques, et toutes nos autres industries s’en ressentiront, et plusieurs classes de la population souffrant aujourd’hui, trouveront de l’occupation, et vous conviendrez que tout cela est plus à l’avantage du pays que la raffinerie indigène, faisant 5,000,000 kil. serdine, tandis qu’avec une loi qui ne donne de préférence à personne, vous verrez raffiner 25 à 28 millions de kilog. de sucre, et vous aurez une navigation qui sera alimentée par 35 à 40,000 tonneaux et qui vous fera exporter des produits de toutes vos autres industries.

Pour vous donner un exemple, c’est qu’à la Havane et au Brésil on va aussi s’occuper de chemins de fer, et ayant des navires allant chercher des sucres, vous aurez le fret à très bon compte pour exporter des rails et des machines de locomotion ; et vous pourrez lutter avec les Anglais ; mais faites-nous perdre les importations de sucre et vous ne trouverez des navires qui devront faire leurs frais que par les marchandises de sortie, et vos rails et mécaniques reviendront si cher, que vous ne pourrez pas lutter avec l’étranger. Vous n’exporterez pas. Quand le fret est à la Havane à 3 l. vous aurez des navire pour l’aller et le retour à 3 l.10 sh ; ainsi la marchandise : de sortie n’est chargée que de 10 sh. ; mais si je ne puis rapporter des sucres, vos objets d’exportation seront chargés de 3 l., soit 60 à 70 fr. de plus. Ne perdons pas ceci de vue, et je sais par des Belges établis à la Havane, qu’on fera tout ce qu’on pourra pour nous faire avoir des commandes pour les chemins de fer, mais la condition indispensable, c’est le fret à bon compte.

En Egypte, on prenait de l’Angleterre, canons, bombes, armes et autres objets de fer, mais depuis que nous sommes arrivés avec nos sucres, nous y avons tellement augmenté nos relations, que nous avons eu toutes les commandes du pacha ; et nous avons pu procurer dans 2 années des exportations en objets de fer de 4 à 500,000 fr. qui ont occupé votre fonderie de canons. Une seule maison à Anvers a expédié, dans une seule année, 40 canons de la plus grande dimension et 20,000 bombes. On est en négociation pour une autre très grande commande d’objets d’industrie qui donnera une grande occupation à Seraing et au Phoenix, à Gand.

Ainsi, les commandes pour armes, draps, toiles de lins, pour l’Egypte, nous ont été amenées par nos exportations de sucre.

Nos armateurs exportent presque sans fret des clous, des verres à vitre, et nous procurent des débouches par nos importations de sucre ; mais si vous devez payer le fret entier, vous n’exporterez plus rien.

Il me reste à vous parler du rendement que M. le ministre vous propose de conserver sans changement. Je n’entrerai pas dans des calculs, car je ne pourrai que répéter ce que l’honorable M. de Brouckere vous a si bien expliqué ; je ne puis que me référer entièrement à ce qu’il vous a si bien démontré à ce sujet. Je conçois que si nous ne raffinions que des sucres blonds de la Havane, nous aurions un rendement de 65 p. c., mais nous ne pouvons pas faire toutes nos exportations de votre industrie sur le même marché ; nous devons chercher des sucres à Rio, Bahia, Fernambouc, et même nous devons augmenter nos relations avec Manille, les Indes orientales, où nous trouverons de grands débouchés, et alors vous importerez des sucres, comme vous le dit M. le ministre, qui ne vous donneront qu’un rendement de 45 ; ainsi le terme moyen de tous les sucres que nous travaillerons ne dépassera pas de beaucoup le rendement actuel ; mais admettons même que les raffineurs, ayant sur cet objet un léger bénéfice, le petit sacrifice que vous ferez, sera partagé par toutes vos industries, non seulement par les raffineurs, mais par les constructeurs de navires, par les armateurs et toute la population occupée par ces trois grandes branches de l’industrie, mais la plus grande part sera pour vos industries, comme verreries, clouteries, fabriques de draps et d’armes, de zinc, vos tisserands de lin et de coton, vos papeteries, vos fabriques de céruse, et même sous peu pour vos houillères et vos hauts fourneaux, en leur donnant moyen d’exporter à très bas fret ; condition essentielle pour lutter avec nos voisins. Déjà aujourd’hui je connais une expédition vers la Havane de 100,000 k. de fer en barres.

Vous voyez donc qu’en faisant une loi pour donner la vie à vos 60 anciennes raffineries, tout le monde en profitera ; mais il faut qu’aucune industrie soit favorisée et que la lutte soit égale. Je voterai donc pour une loi, qui maintiendra l’ancien rendement ; un droit uniforme de 40 fr. par 100 kilog. pour le sucre de betterave et de canne ; mais s’il m’est démontré que les raffineries indigènes ne pourront pas marcher je consentirai à une indemnité, soit par une inscription ou à répartir sur cinq ans, et alors, au lieu d’avoir pendant les cinq premières années un revenu de près ou de plus de quatre millions de cette branche importante de votre industrie, vous n’aurez peut-être que 4 millions ; mais après les cinq ans, vous aurez votre revenu normal et bien assuré ; vous aurez par là le revenu d’un capital de 80 mille fr, et si vous considérez tous les revenus indirects que vous aurez de la prospérité des raffineries de la canne, vous augmenterez certainement vos voies et moyens de cinq millions par l’augmentation de vos autres branches du revenu public ; mais détruisez vos anciennes raffineries, en augmentant le rendement, en donnant un privilège de 50 p.c. aux raffineries indigènes, comme vous le propose la section centrale, vos deux industries languiront et votre marine ira à rien. Vos industries que je viens de vous énumérer ne trouveront plus moyen d’exporter, et tous les ans les plaintes ne feront qu’augmenter, et dans quelques années vous serez obligés de changer de système quand il sera trop tard et que toutes les industries sans exception seront ruinées et auront déploré le système de ruine, pour conserver 20 ou 27 raffineries indigènes ; car, comme j’ai commencé à vous le prouver, le propriétaire et le fermier, ne sont pas intéressés dans la question au contraire, vous feriez du bien à toute la population, de faire produire des céréales aux terres qui aujourd’hui ne produisent que des betteraves.

En Angleterre et en Hollande on a aussi voulu commencer la culture de la betterave, mais on a prévenu en temps que si on voulait monter des raffineries indigènes, on aurait le même droit à payer que les sucres exotiques, et ces pays ne se sont pas hasardés.

En France, on a été aussi imprévoyant que nous ; on est obligé de proposer la suppression de la betterave avec une indemnité de 40 millions. Je sais qu’en France l’intérêt colonial le réclame, et on me dira : nous n’avons pas de colonies, et la question n’est pas de même ; mais je vous ai prouvé que nous devons suivre le même système pour avoir une marine marchande qui puisse exporter à bon compte le trop plein de toutes vos nombreuses industries, et je suis bien persuadé que si vous adoptez notre système, vous verriez avant peu qu’elles se relèveront et que l’immense majorité du pays vous saura grâce du bien-être que nous pourrons répandre en nuisant à très peu d’établissements qui pourront facilement être transformés en d’autres industries.

Pour moi, je suis tellement convaincu du bien-être que nous pouvons procurer à la grande majorité de la nation, que je suis persuadé qu’après la discussion générale beaucoup de préventions se dissiperont et tomberont ; que la grande majorité se ralliera à la proposition subsidiaire de M. le ministre des finances, du 23 décembre, et que d’autres orateurs, qui entreront dans plus de détails, feront tomber une à une les objections de la section centrale. Je me réserve également la parole pour entrer dans d’autres observations, pour prouver l’injustice d’une faveur de 507 p. c. pour la betterave, et que la coexistence des deux industries est impossible, si vous voulez avoir un revenu de cette seule branche de 4 millions.

Ne perdez pas vue qu’on ne fait pas seulement du sucre de la betterave, mais qu’on en fait également de pomme de terre, carottes, etc., et avec l’esprit industriel et inventif de ce siècle, avant peu la betterave, si vous la souteniez, viendra se plaindre d’autres concurrences indigènes, et vous ne pourrez pas non plus alors les sacrifier, si vous la faites grandir.

Notre grande faute est que nous avons dit en 1836, que la raffinerie de la betterave était dans son enfance, qu’il fallait la faire grandir. Vous voyez, messieurs, qu’elle a grandie depuis 7 ans, mais que ce n’est qu’un enfant très difforme et chétif, qu’il faudra maintenant peut-être secourir. Sans cette faute et cette imprévoyance, vous n’auriez pas de nouveaux sacrifice à faire ; heureusement, nous vous en donnerons les moyens, en vous assurant de beaux revenus certains ; mais ne prolongeons pas l’agonie et prenons une résolution définitive.

- La séance est levée à quatre heures et demie.