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Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 16 janvier 1840

(Moniteur belge n° 17 du 17 janvier 1840)

(Présidence de M. Fallon)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. Scheyven fait l’appel nominal à midi et demi. La séance est ouverte.

M. Mast de Vries lit le procès-verbal de la séance précédente, dont la rédaction est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. Scheyven présente l’analyse des pièces adressées à la chambre :

« Des cultivateurs marchands et fabricants de lin de l’arrondissement de Courtray adressent des observations en faveur d’une augmentation de droits sur les lins à la sortie. »

- Renvoi à la commission avec demande d’un prompt rapport et insertion au Moniteur.


« Des propriétaires et négociants des communes environnant la Lys, adressent des observations sur le projet d’amélioration à faire à cette rivière. »

« Le conseil communal de Péronne (Hainaut) adresse des observations contre le projet de barrage d’Autrive. »

- Dépôt de ces deux pétitions sur le bureau pendant la discussion du budget des travaux publics.


M. Metz informe la chambre qu’un accident grave survenu à l’un de ses enfants, ne lui permet pas de revenir en ce moment à la chambre et demande un congé d’un mois qu’il abrégera autant que possible.

- Pris pour notification.


M. le ministre de l'intérieur et des affaires étrangères adresse à la chambre un rapport sur les élections qui ont eu lieu dans la commune de Hamme-sur-Heure, le 14 juillet 1836, et sur les réclamations dont elles ont été l’objet de la part du sieur Tallois.

Dépôt au bureau des renseignements.


M. de Puydt – Dans une de nos précédentes séances, la pétition d’un ingénieur concessionnaire d’une route a été renvoyée à la commission des pétitions ; je demanderai que la chambre revienne sur cette décision, et renvoie le mémoire à la commission qui a été chargée de l’examen du budget des travaux publics, considérée comme commission spéciale, avec l’invitation de faire un prompt rapport.

M. de Brouckere – Il s’agit d’un concessionnaire d’une route qui demande que le gouvernement la lui rachète.

M. Dumortier – La chambre a déjà pris une décision sur cette affaire.

M. de Brouckere – La chambre n’a décidé autre chose, sinon le renvoi de la pétition à la commission des pétitions ; mais M. de Puydt croit que la commission chargée d’examiner le budget des travaux publics sera plus apte pour procéder à l’examen de la question soulevée dans la pétition ; il croit de plus que par cette voie on aura un rapport plus promptement.

M. Dumortier – Parce qu’un entrepreneur s’est trompé dans se calculs, ce n’est pas une raison pour qu’on en charge le gouvernement.

- La proposition de M. de Puydt est adoptée.

Rapport sur une pétition

M. Zoude, rapporteur de la commission des pétitions, demande la parole - Messieurs, dit-il, les délégués de l’industrie cotonnière viennent rappeler à vos souvenirs que, dans la séance du 10 septembre 1835, vous avez reconnu que leur industrie n’était pas suffisamment protégée, que pour certains tissus la protection était nulle, que pour d’autres le droit protecteur n’était que trop facilement éludé, et que le ministre des finances, partageant vos convictions, prit alors l’engagement de présenter un projet de loi qui assurerait la perception du droit de manière à ce qu’il fût une vérité.

Dans la confiance que cette promesse, faite à la face de la nation, serait bientôt exécutée, les cotonniers n’hésitèrent pas à employer de nouveaux capitaux pour améliorer certains procédés de fabrication et en perfectionner d’autres ; mais loin de leur tenir compte de ces efforts, on leur en fit un grief de prospérité, et on la présenta comme preuve de l’inutilité d’une nouvelle loi.

Cette erreur s’accréditant, les fabricants virent, mais trop tard, qu’aux sacrifices déjà faits, ils venaient d’en ajouter inutilement de nouveaux, et c’est ainsi que s’éteignit insensiblement cette espérance d’un avenir qui devait dissiper tant d’inquiétudes. Cependant, une lueur s’éleva encore pour quelques-uns ; mais cette lueur fut celle de l’incendie qui consuma leurs établissements qui restent encore ensevelis sous les cendres.

D’autres, fatigués de se bercer d’illusions, recoururent à la triste ressource de l’émigration, dans l’espoir qu’une terre étrangère leur serait plus hospitalière, ou bien, refusant de se compromettre davantage, abandonnèrent une carrière qui ne présentait plus guère que des chances de ruine.

Cependant il en fut qui, consultant plus leur courage que leurs forces, s’obstinèrent dans une lutte et finirent par succomber, la plupart pour ne jamais se relever.

Toutefois, il en est qui ont fait tête à l’orage, et qui, à force de capitaux, d’économie et de prudence, sont restés debout, et ce sont ceux-là qui viennent vous déclarer, la main sur la conscience, qu’ils se sentent lentement et douloureusement minés, qu’ils marchent à leur ruine et qu’elle est inévitable, si vous tardez davantage à porter la loi douanière promise en 1835.

Il est vrai qu’on a cherché à égarer l’opinion publique, en attribuant leur défaut de prospérité à l’indolence d’une marche routinière, et, tranchons le mot, on les accuse d’ignorance, et pour preuve on leur signale un établissement qu’on disait plein de force et de vigueur, on le cite comme modèle à suivre, un exemple à imiter.

Mais la commission d’industrie fut bientôt chargée d’apprécier cet établissement modèle à sa juste valeur ; le compte vous en a été soumis et son résultat a présenté la perte de 20 p. c. du capital qui eût facilement atteint la moitié si, dans l’inventaire du mobilier, on n’avait porté les mécaniques à une valeur exagérée.

Nonobstant ces preuves démonstratives d’un mal organique, il est encore des adversaires qui, plus heureux en calcul que les industriels en expérience, veulent prouver que la Belgique réunit une masse d’éléments qui lui assure une grande supériorité sur ses voisins ; mais s’il en est ainsi, comme se fait-il que des étrangers alléchés par des bénéfices qu’on vante comme si considérables, ne viennent pas nous apporter leurs talents et leurs capitaux ; sûrs de trouver des ateliers prêts à les recevoir, ils seraient encore accueillis par la reconnaissance publique.

Mais on ajoute que ce malaise est général, qu’il se fait également sentir en France, en Angleterre et dans d’autres pays ; oui, au-dehors où la marche progressive de cette industrie s’est accrue de 50 à 75 pourcent, tandis qu’en Belgique elle a constamment rétrogradé ; et lorsque son activité, considérablement réduite, aurait dû la préserver du malaise général, elle s’en trouve doublement atteinte, d’abord par la cause générale qui affecte tous les cotonniers, et puis par une autre spéciale qui tient à la libéralité ou à l’inefficacité d’un tarif, qui permet à l’étranger d’introduire ses produits sur nos marchés, tandis que l’étranger nous refuse toute allée chez lui.

On a dit encore qu’une preuve du bon système qui nous régit, c’est que nous n’avons pas éprouvé les secousses, les faillites qui ont éclaté ailleurs ; malheureusement ce fait est inexact ; mais si les catastrophes n’ont pas été plus fréquentes, on le doit à la prudence et plus encore à la moralité de nos fabricants, à la loyauté enfin qui distingue si éminemment les Belges depuis les sommités jusqu’aux classes du plus bas étage.

Après s’être justifiés des reproches qui leur ont été adressés, après vous avoir exposé avec sincérité quelle a été depuis quelques années la situation de leurs industries, les désastres qui ont signalé sa marche, les pétitionnaires vous demandent, comme remède à leurs souffrances, de leur assurer enfin ce qui est leur droit légitime, la possession du marché intérieur, déjà trop restreint, surtout depuis le traité qui a retranché un dixième de la population ; et, à cet effet, ils sollicitent avec les plus vives instances la loi douanière promise en 1835.

Si leur demande ne pouvait être accueillie, ils réclament comme dernier moyen de salut la réunion douanière à la France, ou l’accession à la ligne commerciale allemande ; cette dernière, vous le savez, messieurs, a été sollicitée vivement par la chambre de commerce de Liége, par les couteliers de Namur et Gembloux, par les tanneurs de Stavelot, Liége, Namur et Dinant ; par les fabricants de draps et autres industriels de Verviers, ainsi que par une foule d’autres fabricants.

Votre commission appréciant toute l’importance de l’industrie cotonnière, et désirant l’arracher à la ruine qui la menace, à l’honneur de vous proposer le renvoi de cette pétition à MM. les ministres de l’intérieur et des finances, avec prière, à la chambre, de vouloir s’occuper, sans retard, de l’examen du projet de loi présenté par M. le ministre des finances, le 18 décembre dernier, ce projet renfermant non seulement les mesures promises par M. d’Huart, pour protéger l’industrie cotonnière, mais encore les produits de toutes les autres fabriques du royaume.

M. le président – On vient d’entendre les conclusions de la commission des pétitions ; elle demande le renvoi aux ministres des finances et de l’intérieur.

M. Manilius – Je désirerais que la chambre demandât aux ministres qu’ils voulussent s’expliquer catégoriquement sur la demande des pétitionnaires ; si le gouvernement peut, oui ou non, leur accorder le marché intérieur, afin qu’ils sachent une bonne fois à quoi s’en tenir et ne reviennent plus inutilement à la charge.

M. Vandenbossche – J’appuie la demande faite par l’honorable M. Manilius. A Alost, il y a un fabricant qui a renvoyé tous ses ouvriers, et qui ne se propose plus de les reprendre ; il se propose même de s’expatrier si les ministres ne donnent pas une promesse formelle d’assister l’industrie.

M. Pirmez – Nous avons bien entendu que c’est une demande de renvoi aux ministres de finances et de l’intérieur ; mais il nous semble qu’on a demandé autre chose.

M. le président – On demande en outre que la chambre s’occupe des projets sur les douanes.

M. de Brouckere – Il est fait droit à cette partie de la demande, puisque M. le président a convoqué les sections pour qu’elles procédassent à l’examen des lois de douanes présentées.

M. Van Hoobrouck de Fiennes – En 1835 la chambre a été saisie d’un projet sur l’industrie cotonnière; alors cette industrie était souffrante: ses souffrances se sont accrues; s’il est indispensable d’y porter remède, c’est dans ce moment.

Quoique le projet qu’on va soumettre aux sections soit incomplet, il faut qu’on s’en occupe. Toutefois, je demanderai le renvoi du rapport aux ministres des finances et de l’intérieur afin qu’ils examinent s’il n’y a pas d’autres moyens de remédier au mal que ceux indiqués dans les projets de loi de douanes.

M. le président – Ces conclusions sont précisément celles qu’a prises la commission.

M. F. de Mérode – Je ferai observer à ceux qui veulent que l’on s’occupe des lois, qu’il faut abréger l’examen des objets purement administratifs ; ce que je dis est relatif au canal de l’Espierre que nous discutons depuis quatre jours. Si nous ne terminons rien, tous les projets qu’on nous présenterait ne conduiraient à rien.

M. de Brouckere – Le rapport de M. Zoude conclut au renvoi aux ministres des finances et de l’intérieur, et demande, en outre, que la chambre veuille bien s’occuper le plus tôt possible des lois de douanes présentées ; or, j’ai dit qu’il avait été fait droit à cette dernière demande, puisque M. le président avait convoqué les sections pour leur soumettre ces lois.

- Les conclusions de la commission sont adoptées.

Projet de loi portant le budget du ministère des travaux publics de l'exercice 1840

Discussion générale

M. de Muelenaere – Je demanderai la permission de répondre quelques mots à un honorable préopinant. J’avoue que, n’étant pas ingénieur, je me considère comme entièrement incompétent pour discuter devant vous la partie du discours de l’honorable député qui le premier a porté la parole dans la séance d’hier. De pareilles questions d’ailleurs ne me paraissent pas propres à être traitées à la tribune ; elles exigent des connaissances plus ou moins étrangères aux personnes qui composent les assemblées législatives. Ces personnes, en pareilles matières, ne peuvent se former une conviction que sur des mémoires rédigés par des hommes de l’art, et dans lesquels les différents points litigieux sont contradictoirement débattus. Or, ce qui m’a le plus frappé dans l’examen que j’ai fait de toutes les publications qui nous ont été distribuées, c’est la divergence d’opinion qui, dès le principe, s’est manifestée entre des hommes spéciaux, entre des ingénieurs, je ne dirai pas sur l’utilité de telle voie de transport, sur son produit présumé ; mais quelquefois même sur la possibilité physique d’exécution. Dans le cours de ces débats, messieurs, on vous a parlé, à différentes reprises, d’un ouvrage publié en 1820 par M. Cordier, ingénieur en chef du département du Nord à cette époque D’une part on a voulu vous prouver que le projet de M. Cordier ne repose que sur des suppositions vagues et impossibles à exécuter, et, d’autre part, on vient de vous distribuer une brochure dans laquelle on lit un extrait d’un rapport sur la situation des travaux publics en France au 31 décembre 1838, auquel il me semble résulter que M. Dufaure, ministre secrétaire d’Etat au département des travaux publics, partage en grande partie les vues de M. Cordier sur les améliorations dont les voies navigables sont susceptibles dans le département du Nord. Dès lors, dans ce conflit d’opinion, il doit bien nous être permis d’avoir quelque défiance, et les craintes que nous avons manifestées sur les résultats que la construction du canal de l’Espierre peut avoir pour la navigation par les Flandres, nous semblent suffisamment justifiées.

Je n’ai plus l’intention d’entrer dans le fond de la question ; je craindrais d’abuser de la bienveillance attention que vous voulez bien me prêter. Les observations, d’ailleurs, que j’ai eu l’honneur de vous proposer, subsistent en leur entier ; aucune ne me paraît avoir été réfutée.

Je me bornerai à répondre quelques mots à l’honorable député de Diekirch.

On a bien voulu nous rendre cette justice, que nos observations en faveur du canal de Bossuyt nous étaient imposées par le sentiment du bien public. En effet, aucun de nous, ni directement, ni indirectement, n’a le moindre intérêt dans la construction d’un ou de l’autre de ces canaux. Mais, derrière vous, dit-on, se cache un intérêt privé. Hélas ! il n’est malheureusement que trop vrai que l’intérêt privé joue un grand rôle dans la plupart des affaires. Mais s’il est vrai qu’un intérêt prié s’oppose au canal de l’Espierre, croyez-vous qu’un intérêt privé bien autrement puissant ne provoque pas la concession de ce même canal ? C’est au gouvernement et aux chambres de se placer au-dessus de cet intérêt privé et à ne se prononcer que par de motifs d’intérêt général. C’est ce que, pour notre part, nous avions cherché à faire.

Il n’y a qu’un intérêt de localité, dit l’honorable auteur, qui réclame la construction du canal de Bossuyt. Quoi ! l’intérêt d’environ 400,000 habitants, n’est-ce qu’un intérêt de localité ? mais, à ce compte, comment qualifierons-nous l’intérêt qui exige le canal de l’Espierre ? l’intérêt des exploitants du couchant de Mons est-il donc plus sacré, plus respectable que l’intérêt des nombreuses populations des arrondissements de Courtray et d’Ypres ? Si le premier de ces intérêts est un intérêt de clocher, quel nom donnerez-vous au second ?

« Il n’y a jamais eu de soumissionnaire sérieux pour le canal de Bossuyt ? »

Cette objection n’est pas neuve ; elle a été reproduite par les partisans du canal de l’Espierre dans toutes ses formes ; plusieurs fois elle a été faite à nous partisans du canal de Bossuyt. On a dit que la demande en concession n’était pas sérieuse. Eh bien nous avons constamment répondu à cette objection que, quant à nous, qui demandions dans un intérêt général la construction du canal de Bossuyt, nous ne voulons pas un instant prêter notre appui à une demande en concession qui ne serait nu sérieuse ni loyale. Nous avons même déclaré que si le gouvernement avait le moindre doute sur ce point, il ne dépendait que de lui d’imposer, par le cahier des charges, aux demandeurs en concession du canal de Bossuyt, l’obligation de pousser, dans le plus court délai possible, les travaux à un degré d’avancement tel qu’il ne fût plus possible de révoquer en doute les intentions du concessionnaire.

Eh bien, si le gouvernement avait employé ce moyen et si le concessionnaire ne se fût pas conformé au cahier des charges, j’aurais été le premier à demander que l’on n’eût aucun égard à sa demande.

L’honorable député auquel je réponds vous a entretenu d’une mesure prise il y a quelque temps dans la Flandre occidentale.

Si j’avais pu prévoir cette objection, il m’eût été facile de réunir les documents nécessaires pour démontrer à la chambre et au préopinant, qui probablement a été induit en erreur, combien est mal fondé le blâme qu’il a voulu jeter sur le conseil provincial.

Les canaux de la Flandres ont coûté à cette province des sommes immenses. Non seulement les capitaux employés à la construction de ces canaux sont demeurés entièrement improductifs, mais les droits de navigation qu’on percevait sur les canaux étaient tellement bas que dans l’année même la plus productive, avant la modification apportée au système douanier sur l’entrée des houilles en France par l’ordonnance de 1837, les revenus cumulés de toutes nos voies navigables, y compris la Lys, qui était la meilleure, et que le gouvernement nous a récemment enlevée, ces revenus ne suffisaient pas à l’entretien de ces canaux, et chaque année la province était obligée de suppléer une somme considérable.

L’augmentation des droits de péage votée par le conseil provincial n’a eu qu’un seul but : celui d’élever les revenues des voies navigables au niveau de leurs frais d’entretien.

Je vous demande s’il y a beaucoup de concessionnaires et de propriétaires qui se contenteraient d’un pareil revenu.

Au surplus, je n’ai aucune mission pour défendre dans cette enceinte les actes du conseil provincial. Cette décision du conseil n’a été mise à exécution qu’en vertu d’un arrêté royal. Cet arrêté royal a été contre-signé par un ministre responsable. Dès lors, le ministre des travaux publics a fait la mesure sienne ; et certes si cette mesure était attaquée, je suis persuadé que M. le ministre des travaux publics s’empresserait de la défendre. Au reste, sa tâche sera extrêmement facile ; et je crois que dans cette circonstance, il n’aurait besoin du secours de personne.

M. Dolez – Avant d’aborder la question qui nous occupe, je demande à la chambre la permission de lui dire quelque mots qui me concernent.

Des adversaires du canal de l’Espierre, attachant à mon silence une importance qu’il ne mérite point, ont cherché à me l’imposer en insinuant à plusieurs d’entre vous que des intérêts de famille se rattachaient pour moi à cette entreprise.

La chambre au sein de laquelle j’ai l’honneur de siéger depuis trois ans, me rendra, j’espère, la justice de croire que s’il en était ainsi, je n’aurais besoin des avertissements de qui que ce soit pour suivre la règle de conduite que me marqueraient les exigences de la plus rigoureuse délicatesse. Déjà, messieurs, j’ai su vous en donner la preuve dans une autre occasion, lors de la discussion sur les lits militaires. Permettez-moi de vous faire connaître les faits qui ont servi de prétexte à ces insinuations.

Plusieurs industriels du Hainaut, pénétrés des avantages que la création du canal de l’Espierre, devait procurer à notre pays, et à cette province en particulier, s’étaient réunis, il y a plusieurs années, bien moins dans la vue de l’entreprendre que dans celle de parvenir à en faire décréter l’exécution.

Quelques-uns d’entre eux, rebutés des lenteurs sans nombre que ce projet rencontrait, renoncèrent successivement à continuer leurs démarches. Deux seulement persévérèrent jusqu’au bout. Ce furent MM. Corbisier, votre ancien collègue, de l’amitié duquel je m’honore, et Legrand Gossart, à la famille duquel j’appartiens par alliance.

Aux termes du cahier des charges deux éventualités pouvaient se réaliser pour eux.

Ou aucun soumissionnaire, moyennant un péage moins élevé que celui indiqué dans le cahier des charges, ne se présentait, et alors ces messieurs devenaient eux-mêmes concessionnaires.

Ou un rabais était offert, et alors, comme auteurs du projet, ils devaient recevoir de l’adjudicataire une indemnité de 15,000 francs.

Cette seconde éventualité s’est réalisée.

Le sieur Massen, adjudicataire, doit donc remettre à MM. Corbisier et Legrand-Gossart une somme de 15,000 francs. Là semble au premier aspect se rencontrer pour eux un intérêt direct et personnel à l’adjudication du canal, et cet intérêt, quelque mince qu’il fût, eût suffi pour me commander une abstention complète. Mais cet intérêt lui-même s’est à son tour évanoui !

Peu avant l’adjudication, les demandeurs en concession avaient annoncé leur intention d’abandonner à deux établissements publics du Hainaut la prime que le cahier des charges leur assurait. Peu de jours après sa consommation, ils ont réalisé cette intention en adressant à la députation provinciale du Hainaut une lettre dont j’extrais le passage suivant :

« A la députation permanente du conseil provincial du Hainaut.

« Par une lettre datée du 22 août 1837, notre intention d’appliquer ces 15,000 francs au soutien des écoles des mines et des arts et métiers fondées récemment à Mons et à Tournay vous fut manifestée par l’un de nous, et nous nous disposons, messieurs, à les verser prochainement dans la caisse du receveur de la province. »

La donation en est faite à cette dernière sous la condition suivante :

Convertie en obligation de l’emprunt Rothschild, cette somme produira une rente annuelle de sept cent vingt francs, au moins, à répartir en six bourses, qui seront affectées, savoir ; trois à l’école des mines, et trois à l’école des arts et métiers.

Une bourse près de chacune de ces écoles sera respectivement à la disposition des administrations communales de Mons, de Tournay et de Frameries, en faveur d’élèves de ces communes et à défaut de ceux-ci en faveur d’autres élèves que ces administrations jugeraient en être le plus dignes.

Si, contre toute attente, l’un ou l’autre de ces établissements, ou tous les deux, venaient à être supprimés, les bourses seraient conférées dans la même proportion, et suivant le mode indiqué ci-dessus, à des jeunes gens de ces trois communes, pour les aider à suivre les cours du collège de Mons et de l’athénée de Tournay, ou des institutions qui remplaceraient ceux-ci.

Par là s’est effacé l’intérêt individuel qu’avait un des votants à l’adjudication du canal, et rien ne peut désormais me dispenser de remplir dans ce débat mes devoirs de député ; et je puis le faire, en vous déclarant, comme l’on fait Messieurs. Doignon et de Muelenaere, que je n’y ai aucun intérêt direct ou indirect.

M. de Muelenaere – Je ne sais s’il m’est échappé un mot auquel ferait allusion l’honorable préopinant. Je déclare que c’est alors entièrement à mon insu, car je n’y ai pas pensé le moins du monde.

M. Dolez – M. de Muelenaere, à l’imitation de M. Doignon, a déclaré qu’il n’était ni directement ni indirectement intéressé à la concession du canal de l’Espierre.

M. de Muelenaere – C’est M. de Puydt qui m’a rendu cette justice.

M. Dolez – C’est cette même justice que je réclame pour moi.

M. de Muelenaere (à M. Dolez) – Et moi aussi je vous la rends.

M. Dolez – J’accepte cette assurance.

M. le ministre des travaux publics (M. Nothomb) – Mais personne ici n’est intéressé ni directement ni indirectement dans la concession du canal de l’Espierre.

M. Dolez – Je l’avouerai pourtant, messieurs, les insinuations dont je viens de vous entretenir, aidées de la juste défiance de moi-même, avec laquelle je prends d’ordinaire part à vos débats, m’auraient porté à garder le silence, si un sentiment qu’aucun de vous ne blâmera, j’espère, ne m’avait dit que le silence ne m’était point permis.

L’adjudication du canal de l’Espierre était vivement sollicitée par le commerce du district qui me députe dans cette enceinte ; c’était, quoi qu’on en dise, bien plus à son insistance qu’à celle de la France que le gouvernement l’avait accordée ; pouvais-je donc, quand on attaquait le ministre auquel nous en sommes redevables, pouvais-je, sans une sorte de lâcheté, ne point élever la voix pour le défendre… ? Je ne l’ai point pensé.

Messieurs, j’ai toujours cru, pour mon compte, que pour la Belgique, si riche de la superficie et des entrailles de son sol, si riche de l’industrie de ses laborieux habitants, toute voie de communication, soit entre nos différentes provinces, soit entre nous et l’étranger, avait toujours un caractère d’utilité publique.

Dans l’occurrence, cette croyance serait-elle une erreur ? le canal de l’Espierre, par une inexplicable exception, serait-il une conception ennemie de notre industrie et toute favorable à l’étranger ?

Tel est du moins le reproche que lui ont adressé ses adversaires et qu’ont répété, dans cette enceinte, MM. Angillis et van Cutsem.

Pour répondre d’un mot à cette question, je m’adresse spécialement à ceux d’entre vous qui envisagent ce débat avec calme, exempts de toutes passions d’intérêts de localité, et je leur demande, faisant appel à leur raison s’il leur est donné de concevoir qu’un canal qui ne coûtera pas un sol au trésor, dont la propriété revient de plein droit à l’état qui servira uniquement à transporter à l’étranger des produits dont notre sol abonde, puisse être une conception malencontreuse, antinationale ?

Mais voyons l’objection de plus près.

La création du canal de l’Espierre est, dit-on, une concession faite à l’étranger, elle est un acte de lâcheté condescendante à ses obsessions puissantes.

L’étranger ! est-ce donc lui qui en a fait naître la pensée chez l’ingénieur en chef de la Flandre et chez plusieurs industriels belges ?

Est-ce lui qui a guidé les voix toutes nationales qui tant de fois l’ont réclamé ?

Avant que la chambre eût abordé ce débat, ceux d’entre vous qui n’en connaissaient point la base ont dû croire sans doute, d’après ce que tant de fois on avait répété, que ce canal n’avait trouvé en Belgique que répulsion ou tout au moins que quelques intérêts privés pour seul appui.

Eh bien, messieurs, ce n’était là qu’une erreur.

S’il a soulevé quelques oppositions toutes d’intérêt local, et presque toujours mal entendu, une foule de voix lui ont prêté leur appui, même au sein des Flandres.

Le 18 janvier 1834, la régence de la ville de Tournay écrivait au gouverneur du Hainaut dans ces termes remarquables :

« Il n’y a qu’une voix sur les avantages immenses d’une telle communication, sous le triple rapport de l’intérêt local, de l’intérêt provincial et de l’intérêt général : le conseil a arrêté que son vœu pour la prompte réalisation du projet serait transmis, par votre intermédiaire, M. le gouverneur, à la commission d’enquête qui doit se réunir mardi prochain à Mons, pour délibérer sur cette importante question ; le conseil avait même estimé convenable d’envoyer un ou plusieurs délégués à cette assemblée, pour autant qu’il pussent y être admis.

« Une plus grande facilité de transport de nos chaux, de nos pierres, de nos grès, de nos bois et de nos foins vers des points de forte consommation, voilà l’intérêt local de Tournay, de sa banlieue, de Basècles, de Péruwelz, Blaton, etc. et il est constant que la diminution du fret doit énormément contribuer à accroître cette consommation.

« La même considération milite en faveur des charbonnages de Mons et au-delà : ainsi se trouve intéressée à l’exécution du canal de Roubaix la majeure partie de la province de Hainaut.

« La seule exploitation de la houille en Hainaut, forme dans l’état une branche d’économie politique tellement importante, que l’accroissement de l’exportation rentre dans l’intérêt général du royaume tout entier.

« Nous nous bornons donc, organes du conseil de la ville de Tournay, à répéter qu’il n’est qu’une voix dans toute notre circonscription sur les bienfaits que nous promet la communication dont il s’agit. »

Je sais bien que depuis, la régence de Tournay a émis un autre avis, mais il n’en reste pas moins vrai qu’elle atteste l’opinion unanime de cette localité en faveur du canal.

Le 27 février 1834, la chambre de commerce de Bruges écrivait au gouverneur de la Flandre occidentale.

« Monsieur le ministre d’état,

« Par suite de l’arrêté de M. le ministre de l'intérieur, en date du 30 janvier dernier, relatif au creusement d’un canal de jonction depuis l’Escaut jusqu’à la frontière de France vers Roubaix, nous avons pris communication de l’avant-projet rédigé par M. l’ingénieur des ponts et chaussées, le 31 octobre 1827, ainsi que de la demande en concession faite au Roi, le 20 octobre 1833, par M. Ferdinand Corbisier, négociant à Mons, au moyen d’un péage de 1 franc 75 centimes par tonneau de houille, chaux, pierres, cendres, bois, foins, etc. pendant un terme de 90 ans.

« L’examen de ces pièces, ainsi que du plan y annexé, nous a convaincus que l’ouverture de ce nouveau canal de jonction sera non seulement avantageuse aux propriétaires des mines de Mons et à celles de Tournay, mais encore aux nombreuses usines de Lille et de ses environs, qui obtiendront le charbon de terre à 4 francs au-dessous du prix actuel ; qu’en outre, par cette nouvelle voie, les habitants des bourgs de Quesnoy, de Warneton, Comines et Wervick, et même les villes de Menin et de Courtray obtiendront également une réduction de prix ; qu’enfin ce nouveau canal sera tout à fait à l’avantage de notre navigation qui se fera par l’intérieur de la Belgique, tandis que, dans l’état actuel, les bateaux destinés pour Lille doivent s’y rendre par le territoire français, soit par la Scarpe, soit par la Sensée.

« Voici donc les nombreux avantages que cette nouvelle voie offrirait au commerce et à l’industrie des deux royaumes.

« Maintenant nous allons examiner avec impartialité s’il existe ou pourrait exister par la suite des inconvénients qui seraient dans le cas de mettre des entraves à notre navigation par les Flandres, vers Dunkerque, par suite de cette nouvelle communication, qui laisserait aux bateliers la faculté de remonter la haute Deule pour se rendre à la même destination par les canaux de la Bassée et d’Aire à Saint-Omer.

« Nous avons l’honneur de vous informer, monsieur le ministre d’état, qu’il résulte des nombreux renseignements que nous avons recueillis des bateliers de Condé, de Mortagne et de Maulde, les seuls qui naviguent vers Dunkerque, qu’il n’y a que les bateaux d’un tonnage au-dessous de 80, qui pourraient prendre cette nouvelle direction, mais que, pour ceux supérieurs, ils donneront toujours la préférence à la voie par les Flandres, par la raison que les tirants d’eau de ces canaux, particulièrement celui d’Aire à Saint-Omer, sont bien souvent au-dessous d’un mètre 20 centimètres pendant plusieurs mois de l’année ; qu’en outre cette direction ne leur offre pas, pour alléger leurs bateaux, les mêmes facilités que par Nieuport, où un service de barques d’allèges est depuis longtemps organisé.

« Que, quant aux frais de navigation, ils s’élèvent par les Flandres, pour un bateau de 134 tonneaux, de 347 francs, et par la Scarpe, la Sensée, la haute Deule et les canaux de la Bassée et d’Aire à Saint-Omer, de 346 francs 30 centimes ; mais les mêmes bateliers ont déclaré que cette faible différence ne sera jamais un obstacle à leur navigation par les Flandres. »

Le 15 avril 1834, la chambre de commerce de Tournay émet un avis dont voici un passage :

« Pour la ville de Tournay et son arrondissement, la question posée de l’utilité du canal de l’Espierre, n’en est réellement pas une : agriculture, commerce, industrie, extraction, navigation, toutes ces diverses branches de notre économie politique ont plus ou moins, immédiatement ou médiatement, directement ou indirectement, intérêt à la réalisation du projet dont il s’agit ; aucune n’y a un intérêt contraire.

« L’intérêt particulier de l’arrondissement de Tournay se trouve aussi plus ou moins partagé par les deux autres arrondissements de la province du Hainaut.

« A quoi tient donc qu’un tel projet, sollicité depuis huit ans par le Hainaut sur son propre territoire, à l’unanimité de ses producteurs et de ses consommateurs, n’ait pas été exécuté aussitôt que conçu ?

« A quoi ? … A une crainte chimérique de l’ancien gouvernement d’abord, et à l’opposition d’une localité en dehors du Hainaut.

« La première cause a disparu par le nouvel état de choses ; la seconde est toujours la même, elle agit sans cesse par tous les moyens qui sont en son pouvoir. »

Le 24 mars 1834, une première commission d’enquête se prononce à l’unanimité en faveur de l’utilité publique du projet.

M. Devrière, commissaire du district de Bruges, membre de cette commission, n’ayant pu assister à ses travaux, avait écrit en avril 1834 à M. F Corbisier pour lui faire connaître son avis favorable au projet.

Le 26 avril 1834, la députation du Hainaut se prononce formellement en sa faveur.

M. le ministre des finances, d’Huart, par une lettre adressée à (erratum , Moniteur belge du 18 janvier 1840 :) son collègue de l’intérieur, se prononce pour l’utilité du canal de l’Espierre et démontre que le trésor public gagnera à cette concession un revenu annuel de 120,000 francs sur le canal d’Antoing.

J’omets de rappeler de nouveaux avis de la chambre de commerce de Courtray toujours favorables au projet, et de citer les avis de la régence de Mons et de la chambre de commerce de cette ville.

Mais, messieurs, j’ai peut-être abusé de votre temps en faisant une preuve que le premier discours de l’honorable M. de Muelenaere s’était chargé de rendre inutile.

En présence de ce discours, les reproches de conception antinationale disparaissent, il n’est plus même permis de regarder comme sérieux celui d’anti-flamande qu’on lui avait adressé.

« M. le ministre des travaux publics, vous disait l’honorable député de Courtray, vous a présenté l’opinion des partisans du canal de Bossuyt comme absolument exclusive de la construction du canal de l’Espierre. Pour ma part, je proteste contre cette interprétation ! Dans le système suivi par M. le ministre des travaux publics, le canal de l’Espierre, en fait, exclut le canal de Bossuyt ; cela est évident. Aussi, est-ce le reproche grave que nous adressons au gouvernement.

« Dans mon système, je n’exclus aucun des deux canaux ; l’un au contraire aide à la construction de l’autre, et tous deux peuvent se réaliser. »

Ainsi, aux yeux de l’orateur, loin que le canal de l’Espierre soit une conception antinationale, la supposition qu’il veut s’y opposer est presqu’une injure contre laquelle il éprouve le besoin de protester !

Soyez donc bien rassurés à cet égard, messieurs : les intérêts nationaux n’ont point été sacrifiés à l’étranger, et le véritable mobile de tout ce débat ne méritait point la centième part de l’importance qu’on lui donne.

Ce mobile, c’est encore M. de Muelenaere qui nous le montre :

« Dans la position que leur a faite la convention de Paris, les concessionnaires du canal de Roubaix devaient faire gratis le canal de l’Espierre ; la propriété devait en appartenir au gouvernement et les revenus de ce canal devaient être versés dans le trésor de l’état pour continuer en partie à la construction du canal de Bossuyt. »

Vous le voyez par ces paroles si significatives dans la bouche d’un député de Courtray, un intérêt purement local est seul ici directement en jeu ! Que le canal de l’Espierre serve de passeport à celui de Bossuyt, et l’objet de tant de malédictions ne provoquera plus désormais que des actions de grâces !

Je vous l’avouerai, messieurs, quelque habitués que nous soyons aux élans si actifs des intérêts de localité, je n’ai pu voir sans surprise, j’allais dire sans peine, l’honorable M. de Muelenaere faire d’un débat qu’il réduisait lui-même à de telles proportions, une question gouvernementale.

Il faut avoir la franchise de le dire, cet esprit de localité, qui tend à s’accroître de jour en jour parmi nous, est pour le pays un déplorable symptôme. Qu’il fasse quelques progrès encore, et rien de grand ne sera plus désormais possible.

Je sais bien que l’honorable comte pourra me dire que, de mon côté, c’est l’intérêt de mon district que je défends. Je pourrais répondre qu’en défendant cet intérêt, je défends aussi l’exercice que fait le gouvernement d’une prérogative incontestable ; mais méritais-je, d’ailleurs, ce reproche ; quelle différence entre la position de l’honorable M. de Muelenaere et moi ?

Que moi, homme sans antécédents politiques, appelé à remplir parmi vous un modeste mandat, je me préoccupe, malgré moi, des intérêts de la localité qui me le confère, peut-être me le pardonnera-t-on sans peine. Mais le mal devient plus grave, et dénote des progrès qui m’effrayent, alors qu’il gagne un homme d’état, qui, par ses antécédents distingués, semblait devoir appartenir toujours au pays tout entier.

Loin de moi, du reste, la pensée d’être hostile au canal que la ville de Courtray réclame, je suis au contraire tout disposé à le désirer avec elle.

Mais je le veux par les voies régulières et raisonnables, je le veux comme tout autre travail de ce genre et non point comme condition parasite d’une autre création qui, utile au premier degré, ne demande rien à personne qu’un laisser-faire, qui jamais ne devrait se refuser à qui s’offre à créer une communication nouvelle.

C’est assez dire que je ne m’associe point au blâme que l’honorable député de Courtray a déversé sur la marche suivie par M. le ministre des travaux publics.

Ces reproches on les a basés sur ce que, profitant de l’intérêt que pouvaient avoir les concessionnaires du canal de Roubaix à la création de celui de l’Espierre, il eût fallu leur imposer l’obligation de le faire gratis au profit du trésor belge, qui aurait fait contourner ses produits à la création du canal de Courtray.

Cette combinaison avait pour base le consentement supposé des concessionnaires du canal de Roubaix ; or, M. le ministre vous a dit que jamais une telle disposition n’avait été manifestée par eux. La combinaison disparaît donc et avec elle le reproche auquel elle servait de thème.

Mais cette condition, au-devant de laquelle les concessionnaires n’ont, paraît-il jamais été, eût-il été bien digne de notre pays, bien digne de notre loyauté nationale, de penser à la leur imposer ?

Quant à moi, je ne le pense point, et je ne fais qu’appliquer en cela à un gouvernement des règles de délicatesse que chaque jour nous voyons appliquer aux particuliers. Qu’un individu ayant intérêt à ce qu’une chose se fasse, profite néanmoins de la circonstance qu’elle en intéresse un autre pour lui vendre son consentement à la convention, n’y aura-t-il point dans son fait quelque chose que la délicatesse réprouve ?

Mais il est une considération digne d’attention dans les dernières paroles de l’honorable M. de Muelenaere.

« Il résulterait de ce système un autre avantage pour la Belgique, vous a-t-il dit, c’est que le gouvernement étant propriétaire du canal de l’Espierre, pouvant aussi contribuer efficacement à rendre illusoire, quant aux Flandres, la mise à exécution du projet d’amélioration de la canalisation de Lille vers Dunkerque. »

Moi aussi, je regarde comme utile que le canal de l’Espierre devienne la propriété de l’Etat, non point pour pouvoir parer, en faveur de la navigation des Flandres, à des dangers auxquels je ne crois pas, mais parce que je pense qu’il est utile au commerce que le gouvernement, tout en ne les exécutant point, soit propriétaire des voies de navigation intérieure.

Ce serait donc à mes yeux un reproche grave à adresser à M. le ministre que de pouvoir lui dire qu’il n’a point veillé en ce point aux intérêts du pays. Mais encore une fois, ce reproche porterait à faux.

Lisez l’article 8 additionnel du cahier des charges, et vous y verrez :

« Le gouvernement se réserve le droit de racheter la concession du canal pendant dix ans, à partir de l’ouverture de la navigation, moyennant le remboursement de la dépense d’exécution, à déterminer par expertise contradictoire, plus le cinquième de cette dépense à titre de prime. »

Ainsi, moyennant une prime qui n’élèvera pas même le prix du canal à ce qu’il aurait coûté si l’état l’eût fait par lui-même, car on sait que l’état paie toujours plus cher que les particuliers, le gouvernement pourra éteindre la concession et entrer immédiatement en jouissance de ses produits. Il aura de plus l’avantage de ne le reprendre que quand l’expérience aura démontré l’étendue de ses bénéfices.

Vous le voyez donc, tout ce grand débat qui, à en croire certains orateurs, devait soulever les Flandres, se réduit, dans la bouche de M. de Muelenaere, lui-même, à ce que l’état devra payer peut-être 130,000 francs pour obtenir un canal qu’on aurait pu obtenir gratis, suivant lui, en imputant aux concessionnaires du canal de Roubaix une condition qu’ils n’ont jamais acceptée et que, dans ma conviction, peut-être erronée, j’ai qualifiée de peu loyale, de peu digne de notre pays.

Dois-je maintenant revenir sur tout ce qui a été dit pour vous démontrer l’utilité du canal ? ou plutôt n’en suis-je point dispensé par tout ce qui vous a été avancé, d’ailleurs avec exagération, des bénéfices qu’il doit produire ?

Les produits d’un canal ont été de tout temps la preuve la plus convaincante de son utilité, et sans doute cette vérité ne sera point méconnue dans cette chambre.

Quelques mots seulement sur ce point.

Les principaux avantages du canal de l’Espierre se résumaient pour moi de la manière suivante ;

1° Ouverture d’une voie nouvelle de communication entre la Belgique et la France,

2° Garantie d’un débouché important pour les produits pondéreux du Hainaut et notamment pour ses houilles vers Roubaix, Lannoy, Tourcoing et Lille.

3° Navigation intérieure substituée à une navigation à l’étranger.

Quant aux premiers de ces avantages, les Flandres elles-mêmes ne seront point étrangères à ses bienfaits, elles ont avec la France assez de relations pour désirer une voie nouvelle qui les facilite.

Quant au second il a, messieurs, plus d’importance que certains orateurs paraissent le croire.

L’industrie charbonnière du couchant de Mons, par le nombre d’ouvriers qu’elle emploie, par les capitaux qu’elle représente, par l’importance de ses produits exclusivement tirés de notre sol est un des plus importants du pays.

La France est sous plus vaste débouché.

Le changement du système douanier sur les houilles dans ce dernier pays a livré à l’Angleterre tout le littoral que nous approvisionnions autrefois. Un pas de plus, et le marché français presque tout entier échappe à notre industrie qui menace d’ailleurs les progrès d’une autre concurrence, celle d’Anzin.

Le département du Nord, partie importante de ce marché, peut nous rester assuré en améliorant nos moyens de transport.

Le gouvernement qui, après un long examen l’a reconnu, n’eût-il point été coupable de ne point le faire ?

Jusqu’ici, pour arriver à Lille, nos charbons doivent suivre la voie toute française de la Scarpe et de la Deule ; mais la longueur et les entraves de cette navigation nous placent vis-à-vis des houilles d’Anzin, dans des conditions d’infériorité que peut seule compenser la qualité de nos produits.

Mais la compagnie d’Anzin, disposant d’immenses ressources et guidée par une administration éclairée, travaille en ce moment à s’assurer d’invincibles avantages, au moyen de la création d’un chemin de fer, qui mènera directement ses produits à la Scarpe, en évitant la remonte de l’Escaut et le canal de la Sensée.

Le canal de l’Espierre doit nous mettre à même de ne point redouter cette amélioration. Nous la refuser, c’eût été vouloir tuer notre industrie.

Mais ces avantages, j’ai peut-être tort de vous les énumérer, car la chambre de commerce de Courtray les redoute, elle les range au nombre de ses griefs à la charge du canal de l’Espierre.

Ecoutez plutôt ce qu’elle dit dans son avis du 20 février 1834 :

« Un mal bien autrement incalculable et qui sera la suite de l’exécution d’un tel projet, c’est que, vu la proximité des lieux (de l’Espierre à Roubaix, France), le charbon de terre se livrera à meilleur marché aux fabriques de Roubaix et environs (fabriques rivales des nôtres) qu’aux fabriques des deux Flandres ; et partant, que les machines à vapeur de la populeuse ville de Gand, et les fabriques comme celles de Courtray, en un mot, tout l’intérieur de la Belgique seront sacrifiés à l’industrie étrangère, qui, recevant à meilleur compte la houille, trouvera ainsi un élément de plus pour prospérer à nos dépens et nous faire perdre la possibilité d’une concurrence que notre gouvernement devrait stimuler et protéger. Il est certain que l’exportation par Roubaix devenant plus facile et moins coûteuse que par les débouchés actuels, le prix du charbon de terre baissera sur la ligne du nord en France, et haussera en Belgique, ce qui porterait un immense préjudice aux fabriques de Gand et à celles de Courtray, qui naguère se sont même plaint des droits d’octroi sur ce combustible. »

Loin de cherche à favoriser l’exportation de nos produits, il faut donc, suivant un corps qui s’intitule chambre de commerce, lui susciter des entraves, afin de la rendre impossible et d’assurer par là leur vente à vil prix, au profit du consommateur de l’intérieur.

Mais si tels sont les principes d’économie politique de la chambre de commerce de Courtray, pourquoi ne demande-t-elle point des entraves (erratum, Moniteur belge du 18 janvier 1840 : ) à l’exportation de nos toiles , afin d’assurer leur vente à bas prix au consommateur de l’intérieur ?

Toutefois, que la chambre de commerce se rassure, il ne s’agit point de ruiner nos fabriques au profit de celles de Roubaix, il s’agit seulement de nous permettre de continuer à livrer à celles-ci des charbons qu’elles prendraient à d’autres.

Au reste, la navigation vers Audenaerde et Gand appelle aussi des améliorations, et notre concours est à l’avance acquis à toute mesure qui pourrait tendre à ce but. Qu’on rectifie l’Escaut, et nos houilles arriveront en Flandre à des conditions plus favorables. Nous avons dit que le canal de l’Espierre substituait une navigation à l’intérieur à une navigation française.

Je dois rencontrer à cet égard une objection de M. le comte de Muelenaere, objection qui s’applique en même temps aux considérations que je viens de produire pour vous montrer que le nouveau canal serait favorable à notre industrie ; cette objection la voici : Comment est-il possible de croire que ce soit pour nous appeler à faire concurrence à ses propres produits, à sa propre navigation, que la France ait elle-même désiré et réclamé l’exécution de ce canal ?

Cela se conçoit à merveille quand on se donne la peine de réfléchir aux intérêts opposés qui se trouvaient en présence chez nos voisins.

D’une part l’intérêt de la navigation et des houillères d’Anzin s’opposaient de toute leur puissance à la création du canal ; aussi, tant que prévalut leur influence, le prolongement du canal de Roubaix ne fut-il point décrété.

Ecoutons à cet égard d’incontestables autorités.

On lit dans un rapport fait au conseil général du département du Nord, dans sa séance du 18 juillet 1834 :

« En première ligne se présente cet ensemble si sage, si bien combiné, si fortement possédé et défendu des canaux français, qui, sans rien emprunter au territoire étranger, et par une navigation toute intérieure et toute française, unit le grand centre de production des houilles avec le centre de fabrication où fleurissent Lille, Roubaix et Tourcoing.

« Quelle grande nécessité d’abandonner cette ligne de navigation qui est nôtre ; qui ne relève que de nous, sur laquelle s’élèvent nos forteresses, pour aller envoyer nos chargements en transit, par Antoing et Tournay, sur le territoire étranger ?

« Qu’on ne dise pas qu’il ne s’agit nullement d’abandonner la Scarpe et la Deule ; qu’elles resteront pour la concurrence. Ce serait se bercer d’une chimère et se flatter d’un résultat impossible. »

Ecoutons surtout ce que disait le concessionnaire des canaux français dans un mémoire publié en 1833 sur cette question :

« Le 28 juin 1838 expire la concession de l’écluse de Goeulzin dans Condé ; elle produit par an pour droits perçus exclusivement sur les charbons belges en destination sur Lille, en 1834 (voyez les tableaux) 39,580 francs 78 centimes.

« Le 26 décembre de la même année expire également la concession de l’écluse de Rodignies. Les droits de navigation sur les charbons belges, même destination, s’élèvent à (1834) 72,040 francs 8 centimes.

« Les canaux de la haute et de la basse Deule feront retour à l’état dans 19 ans : le produit total, dans lequel il n’a pas été possible de faire la part des charbons belges, est de (1834) 279,886 francs 92 centimes.

« Plus tard et successivement feront également retour à l’état toutes les autres concessions consenties par le gouvernement : Fresnes dans 25 ans, Lambres et Courchelettes dans 5 ans, Iwuy dans 33 ans, la Scarpe, qui produit 90,000 francs, dans 68 ans, etc.

« Ouvrez le canal de l’Escaut, et vous faites tarir pour le trésor ces sources fécondes de revenus, dont les deux premières lui sont acquises dans 3 années, 2 autres dans 5 et qui, dans 25 ans, donneront un produit annuel de plusieurs centaines de mille francs.

« Ainsi, M. Brame demande à l’état de ruiner les canaux qui lui appartiennent et dont il va jouir, au profit du canal de Roubaix, dont la concession a été consentie à perpétuité, en faveur de M. Brame, et au profit du canal d’Antoing, qui appartient au gouvernement belge. »

Voulons-nous dans notre pays un contrôle désintéressé de ces allégations françaises, nous le trouvons aussi clair que péremptoire dans la lettre de M. le ministre des finances d’Huart, document que le caractère si honorable de son auteur, bien plus encore que sa date, met à l’abri de toute suspicion d’avoir été fait pour la cause.

« 1,800 bateaux chargés de houille sur le canal de Mons, disait l’honorable M. d’Huart dans sa lettre du 7 décembre 1838, aident à alimenter l’approvisionnement de Lille, Roubaix et communes environnantes ; le port de ces bateaux est actuellement, en moyenne, de 125 tonneaux, et serait au moins de 175 tonneaux par la nouvelle navigation du canal de l’Espierre. En supposant même que de ces 1,800 bateaux, il n’y en aurait que 1,200 qui viendraient par le canal d’Antoing, leur tonnage dépassera 200,000 tonneaux de chargement réel, et ils assureront par conséquent au domaine une augmentation annuelle de produits de 120,000 francs, sauf déduction du surcroît des frais d’entretien, d’alimentation et d’administration qui en résulteraient. »

Et plus loin :

« En résumé, M. ; le ministre, j’estime que le canal de Bossuyt n’aura aucune influence sur le canal de Pommeroeul, que celui de l’Espierre en augmentera les produits, et qu’enfin, si l’un de ces deux projets devait être sacrifié à l’autre, l’intérêt général est d’accord avec l’intérêt particulier du domaine pour faire donner la préférence au canal de l’Espierre. »

En présence de tels documents il n’est certes plus permis de douter que le canal de l’Espierre soit éminemment favorable à notre navigation intérieure, au détriment des canaux français.

Notons, en passant qu’il résulte encore de la lettre de M. d’Huart qu’il faut joindre aux avantages que doit produire le canal de l’Espierre un bénéfice de 120,000 francs, au profit de l’Etat sur les droits du canal d’Antoing. 120,000 francs, messieurs, c’est le tiers de ce qu’il faut pour améliorer le sort de notre magistrature entière.

Mais un autre intérêt a porté le gouvernement français à désirer la création de cette nouvelle voie de communication ; cet intérêt, c’est celui trop souvent méconnu du consommateur.

Ne pouvant recevoir les houilles anglaises à cause des droits qui les frappent, ne pouvant obtenir l’anéantissement complet de ces droits que le gouvernement français maintient, partie dans l’intérêt de ses houilles, partie dans l’intérêt de ses relations douanières avec nous les consommateurs de Lille, de Roubaix, de Tourcoing, et réclament le prolongement du canal de Roubaix ; les concessionnaires de ce canal réclamaient aussi, au nom de la justice ; c’est à leurs vœux réunis qu’a déféré le gouvernement français.

Sans doute la France trouvera certains avantages à cette exécution nouvelle, mais puisque ces avantages ne nous seront point nuisibles, ils devront être un mérite de plus à nos yeux.

Je ne crois point devoir me livrer à d’inutiles redites pour vous démontrer que le canal de l’Espierre n’enlève rien, absolument rien à la navigation des Flandres ; cette tâche a été remplie d’une manière victorieuse par M. le ministre des travaux publics. Je veux seulement vous dire quelques mots de la convention faite avec le gouvernement français.

M. de Muelenaere nous a dit qu’il ne s’opposait point, pour son compte, à ce que le Hainaut obtînt le canal qu’il désirait…

De son côté le Hainaut ne s’est jamais opposé à la création de celui que veut obtenir la ville de Courtray ; ou plutôt je me trompe, tandis que tout ce qui se rattache à Courtray s’efforçait à entraver la construction du canal de l’Espierre, tous les délégués du Hainaut accédaient aux désirs de cette ville pour le canal de Bossuyt.

Loin de répondre à la mesquine opposition, dont ils étaient l’objet par des représailles dont il eût peut-être été facile de démontrer la légitimité, les délégués du Hainaut à la commission d’enquête de Courtray, témoignaient hautement de leur vouloir de ne point faire la plus petite concurrence au canal de Bossuyt.

Ce fut sous l’emprise de cette disposition que l’un d’eux, M. le sénateur de Haussy, soumit à la commission, qui l’adopta, la proposition suivante :

« Le gouvernement sera invité à faire insérer dans le cahier des charges de la concession du canal de l’Espierre, une condition suivant laquelle il se réserve le droit de prendre telles mesures qu’il jugera nécessaires pour empêcher : 1° que les canaux de l’Espierre et de Roubaix ne puissent, à l’avenir, faire concurrence aux canaux des Flandres pour la navigation de la Belgique vers Dunkerque ; 2° que les mêmes canaux de l’Espierre et de Roubaix ne puissent faire concurrence au canal de Bossuyt à Courtray pour les transports de la Belgique sur la haute Lys belge. »

Certes ce délégué du Hainaut prouvait bien par là que si cette province est soigneuse de ses propres intérêts, elle n’a nullement envie de nuire à ceux des autres. Son but, en demandant le canal de l’Espierre, était le marché de Lille, Roubaix, Tourcoing ; vous voyez avec quelle loyauté elle vous prouve qu’elle ne veut rien de plus.

Le gouvernement tout en pensant que le danger signalé n’existe pas, veut donner tous les apaisements qu’on réclamait par là pour d’actifs préjugés. Il fait plus que ce que demandait la proposition de M. de Haussy ; celle-ci ne réclamait que des stipulations dans le cahier des charges entre l’état et l’entrepreneur, le gouvernement va jusqu’à en demander à la France ! Il les obtient, et, chose étrange, mais digne en vérité d’un débat que rien de sérieux n’a jamais motivé, cette convention devient un grief à sa charge !

On la blâme comme excédant les pouvoirs du gouvernement, on la blâme comme impuissante.

Quant au premier grief, deux mots suffisent pour y répondre.

En droit public comme en droit civil, il existe de grandes divisions dans la nature des conventions ; mais à côté de ces divisions se rencontrent des contrats qui ne tombent point d’une manière directe sous l’une ou l’autre d’entre elles. En droit civil ces sortes de contrats s’appellent des contrats innommés ; or, sans entrer dans la discussion plus ou moins subtile à laquelle on s’est livré pour démontrer que la convention forme un traité de commerce, je dirai qu’à mes yeux, elle est, en politique internationale, un véritable contrat innomé, facio ut facias, n’ayant point de caractère déterminé.

Pour reconnaître si une convention de cette espèce sort ou non des limites du pouvoir royal, il est une règle aussi sûre que facile. Cette règle, c’est à l’honorable M. Angillis que je l’emprunte, et je suis heureux de pouvoir par là m’acquitter envers lui de l’honneur inespéré qu’il m’ fait de me citer dans son discours.

« Le roi, vous a-t-il dit, ne peut faire par des traités que ce qu’il pourrait faire par des ordonnances. »

Telle est à mes yeux la véritable règle.

Or, la question de savoir si le roi pouvait décréter l’exécution du canal de l’Espierre par un simple arrêté ne peut être une question sérieuse. La loi du 19 juillet 1832 est là pour le dire.

Son unique but est seulement de conférer au gouvernement le pouvoir qu’on voudrait indirectement lui contester aujourd’hui.

Quant au grief d’insuffisance adressé à la convention, tout en n’y croyant point, je suis d’avis qu’il faut étendre jusqu’aux limites du possible les garanties que nous adversaires peuvent désirer.

La plus efficace qu’ait entrevue M. de Muelenaere, c’est de mettre le canal de l’Espierre, dès sa confection, à la disposition de l’état ; eh bien, qu’il soit entendu qu’il devra en être ainsi ; j’anticipe sur votre vœu, en engageant le gouvernement à user, quand le moment en sera venu, de la faculté de reprise qu’il a eu la sagesse de se réserver par l’article 8 additionnel du cahier des charges.

Vous jugerez s’il est dans mes paroles d’aujourd’hui un seul mot qui ne soit en parfaite harmonie avec celles que vous a citées l’honorable M. Angillis, et que je vous demande la permission de vous rappeler à mon tour.

« Je suis parfaitement d’accord, vous disais-je dans votre séance du 9 décembre, avec M. le ministre des travaux publics et avec l’honorable M. de Brouckere sur l’utilité d’examiner la question relative à la réduction du droit de navigation sur la Sambre. En principe, je pense, avec ces honorables préopinants, que toute mesure qui tend à faciliter l’exportation de nos produits industriels doit être accueillie favorablement par le gouvernement et par la chambre. Je n’ai donc demandé la parole que pour signaler à notre judicieux collègue, M. Pirmez, une erreur dans laquelle il est tombé.

« Il vous a dit avec raison que le gouvernement devait dominer tous les intérêts de localité, et que par conséquent il ne devait consulter que la somme plus grande de bien-être qui devait résulter d’une mesure pour la généralité.

« Quelle est la conséquence de ce principe ? c’est que le gouvernement doit procéder en toute question comme un père de famille ; il doit voir si, en accordant un avantage à un enfant, la perte qui en résulterait pour un autre enfant ne l’emporte pas sur le bien qu’en retire l’enfant favorisé. Que faut-il donc que le gouvernement examine dan la question qui nous occupe ? Il faut qu’il examine si le bien que Charleroy pourrait retirer d’une réduction ne serait pas compensé et au-delà par le préjudice que Mons pourrait en éprouver.

« Ce principe, messieurs, ne m’appartient pas. Il appartient à la législature elle-même. Il existe dans une de nos lois les plus importantes un principe formel qui repousse l’opinion de l’honorable M. Pirmez : c’est la loi sur le chemin de fer. Dans cette loi, on a, à la demande juste et équitable du Hainaut tout entier, on a posé en principe que, quand le chemin de fer serait ouvert aux houillères de Liége et d’autres productions similaires du Hainaut, les droits sur les canaux du Hainaut seraient proportionnellement réduits. En vertu du principe posé par l’honorable M. Pirmez, à savoir qu’il faut consulter la somme totale de l’avantage que le pays tout entier doit retirer d’une mesure, en vertu de ce principe, dis-je, que peut-il faire dans le cas actuel ? Il faut engager le gouvernement à suivre activement la voie dans laquelle il est entré, à examiner cette question avec maturité, et il arrivera à une solution qui probablement conciliera tous les intérêts. Quant à moi, je déclare que jamais je ne m’opposerai à une mesure destinée à faciliter l’exportation des produits de Charleroy. Je sera le premier à lui donner mon concours. »

Aujourd’hui comme alors, je pense que le gouvernement devait dominer tous les intérêts de localité, et c’est pour cela que j’ai pris sa défense contre ceux qui voulaient lui contester ce droit, ou plutôt le faire manquer à ce devoir ; aujourd’hui, j’ai prouvé, comme je l’assurais alors, que je serais toujours le premier à donner mon concours à toute mesure destinée à faciliter l’exportation de nos produits ; aujourd’hui, enfin, j’ai persévéré à désirer pour mon pays le régime bienveillant de père de famille, en joignant mes vœux aux désirs de ceux que j’ai combattu avec conviction, mais non point sans regrets.

J’aborde maintenant quelques objections spéciales, et d’abord celle par laquelle on reproche au gouvernement la brièveté du délai qui a séparé l’annonce de l’adjudication du canal de l’adjudication elle-même.

Vous me permettrez de vous soumettre à cet égard une première observation. C’est qu’il y a une véritable contradiction de la part de ceux qui prétendent que la concession du canal de l’Espierre est une mesure désastreuse pour notre pays, à montrer des entrailles plus paternelles encore pour ce canal, que nous, députés de Mons, qui sommes intéressés, pour notre première industrie, à sa construction, en prétendant qu’on n’a pas fait assez pour lui.

C’est une chose vraiment digne de remarque que ce soient les intéressés les plus directs à l’ouverture du canal qui loin de se plaindre de la manière dont a procédé le ministre des travaux publics, ont envoyé à cette chambre une pétition pour déclarer qu’ils adhéraient à ce qui a été fait. Pourquoi vous l’ont-ils transmise ? parce qu’ils savaient que, dans tout ce qui a été dit sur l’adjudication, il n’y avait rien de sérieux qu’une chose : le désir de retarder pendant des années encore l’exécution d’un projet qu’on était parvenu à entraver pendant aussi longtemps.

Mais j’aborde l’objection en elle-même.

Messieurs, s’il existait une loi déterminant un délai nécessaire pour une adjudication, et si cette loi n’avait pas été respectée par le gouvernement, quelque partisan que je sois, dans cette occurrence, du fait accompli, je serais le premier à m’élever contre la violation de la loi. Mais si au contraire il n’existe point une telle loi, ce n’est plus à mes yeux qu’une question de convenance administrative que celle du délai qui doit séparer l’annonce de l’adjudication elle-même.

Dans ce dernier cas, messieurs, la chambre doit-elle descendre de sa position élevée pour se livrer à de semblables critiques pour demander pourquoi on n’a pas donné huit jours de plus aux concurrents, pour se préparer à l’adjudication, et cela, quand nous avons tant de travaux dans le cercle de nos attributions qui réclament le temps que nous consumons à de pareils débats.

Or, messieurs, aucune loi n’a pu être citée par ceux qui ont soulevé ce débat. Mais l’on pourrait peut-être vouloir faire de cette question une objection morale contre l’accomplissement de l’adjudication du canal ; cette objection, j’aurais pu la comprendre, la trouver sérieuse même, si après l’annonce de la mise en adjudication un amateur de l’entreprise avait écrit au ministre des travaux publics, avant le moment de l’adjudication, pour demander une prorogation de délai, en se fondant sur ce que celui qui avait été accordé était trop court pour examiner les conditions de la concession ; je blâmerais le ministre de n’avoir pas, dans ce cas, accordé la prolongation demandée.

Mais rappelez-vous, messieurs, ce qui s’est passé au jour de l’adjudication. Trois certificats ont été produits constatant le dépôt des cautionnements exigés par le cahier des charges pour prendre part à cette adjudication ; l’un par M. F. Corbisier de Mons, un autre par M. Meissel de Nieuport, et le troisième par M. Ronstorff.

Pour quiconque a connaissance de ce qui se passe en matière d’entreprise de travaux par voie de soumissions secrètes, il est une vérité incontestable, c’est que, dans toute adjudication, les amateurs sont intéressés à savoir s’ils ont des concurrents ; dans toute entreprise importante, un amateur ferait des sacrifices souvent immenses, pour savoir s’il aura ou non des concurrents, et la raison en est simple, c’est que, s’il est certain de ne point avoir de concurrents, il soumissionnera l’entreprise aux conditions les plus onéreuses pour l’état, tandis que, s’il sait qu’il aura des concurrents, il offrira les conditions les plus avantageuses dans la crainte d’être évincé ; c’est là l’unique but des adjudications par soumissions cachetées ; on veut obtenir de chaque amateur, par la crainte de concurrents éventuels, les conditions les plus favorables pour l’Etat ; eh bien, messieurs, voyez quelle était la position du sieur Ronstorff ; il venait de déposer son cautionnement, lorsqu’il vit ses deux concurrents déposer le leur ; voyant qu’il a deux concurrents, il demande un délai dans le but de faire une soumission autre que celle qu’il avait préparée ; car si le temps lui avait manqué pour établir ses calculs, ce n’était point 5 minutes avant l’adjudication, c’était avant le jour de l’adjudication qu’il devait demander un délai. M. le ministre des travaux publics ne pouvait donc plus, alors que le secret de l’adjudication était déjà en quelque sorte violé, alors que le secret des soumissions n’était plus intact, consentir à la prorogation qu’on demandait et contre laquelle les concurrents protestaient.

A la fin de la séance d’hier, messieurs, vous avez entendu un honorable député de Gand combattre aussi le canal de l’Espierre ; mais cet honorable membre l’a fait par des motifs entièrement différents de tous ceux qui on été allégués jusqu’ici. Si l’honorable M. Delehaye combat le canal de l’Espierre, ce n’est point parce que ce canal doit porter préjudice à la ville qui lui a conféré son mandat, il reconnaît, au contraire, avec une bonne foi à laquelle je rends hommage, que dans la ville de Gand personne ne songe à s’opposer à la construction du canal de l’Espierre ; mais il dit que, puisque le gouvernement n’a point fait pour l’industrie cotonnière ce qu’il croit qu’il devait faire, il ne veut point qu’on fasse pour l’industrie du Hainaut ce que les besoins de cette industrie réclament. Ainsi, messieurs, parce que l’honorable membre croit qu’une industrie importante, pour laquelle j’ai beaucoup de sympathie, parce qu’il croit que cette industrie n’a point obtenu du gouvernement la protection qu’elle méritait, il veut qu’une autre industrie qui est aussi digne du plus haut intérêt soit entièrement abandonnée, c’est comme s’il disait : « Un malheur n’est pas assez pour mon pays, j’en réclame deux. » L’honorable membre n’y a pas pensé, il reviendra, j’en suis certain, d’un pareil langage ; il reconnaîtra que s’il y a une plaie saignante dans notre pays, ce n’est pas une raison pour en ouvrir une nouvelle.

L’honorable membre était d’ailleurs dans l’erreur lorsqu’il vous a dit que l’industrie charbonnière devait tout à la révolution, qu’elle est aujourd’hui plus florissante que jamais. L’industrie charbonnière a eu ses mauvais jours depuis la révolution, tout aussi bien et plus peut-être que l’industrie cotonnière. Ne sait-on pas ce qu’était pour les bassins houillers de Mons et de Liége le débouché de la Hollande ; ne sait-on pas que la révolution a menacé l’industrie houillère d’une ruine générale, ne sait-on pas que si elle a maintenant des jours meilleurs, il lui reste encore bien des plaies à cicatriser. Si l’honorable membre avait porté à l’industrie de Mons l’intérêt, bien légitime d’ailleurs, qu’il porte à l’industrie de Gand, il aurait su que l’une aussi bien que l’autre mérite toute la sympathie du gouvernement et des chambres.

Je terminerai, messieurs, ces observations en appelant votre attention sur le dernier document qui a été distribué à la chambre, je veux parle d’une nouvelle pétition de la chambre de commerce et des fabriques d’Ypres ; voici comment se termine cette pièce :

« Dans un de ces moments d’épanchement si familiers aux ministres du roi Philippe, M. Villemain disait l’autre jour à la tribune que la France n’acceptait pas à tout jamais la délimitation actuelle de ses frontières. Le gouvernement par son mépris constant pour les intérêts de la Flandre, voudrait-il amener nos populations flamandes à hâter par leurs vœux le retour du régime français ? »

Est-ce là, messieurs, le langage d’hommes que guide l’intérêt de leur pays ?

Je suis, messieurs, de ceux qui accordent aux intérêts matériels du pays une importance fort grande, mais je dois avouer que cette importance n’a jamais été jusqu’à m’entraîner à former des vœux impies contre la nationalité de mon pays. Chaque fois que j’ai cru devoir élever des plaintes dans l’intérêt de l’industrie du Hainaut, j’ai toujours rendu un langage assorti par sa modération aux question que je traitais, et jamais je ne croirai qu’il soit digne d’un bon citoyen, d’un homme véritablement ami de son pays, de jeter ainsi dans la balance des intérêts matériels tous nos intérêts moraux les plus chers ; tous, jusqu’à cette nationalité que la Providence nous a rendue.

J’éprouvais le besoin, messieurs, de protester contre ces paroles de la chambre de commerce d’Ypres, paroles imprudentes et peu dignes, qui, j’en ai la conviction, ne trouveront pas plus dans son arrondissement que dans cette chambre, ni écho ni sympathie.

M. Dumortier – Je partage, messieurs, l’opinion que les concessions désastreuses qui ont été successivement faites à l’étranger, loin de consolider notre nationalité, ne peuvent que l’ébranler fortement. Sous ce rapport, je combats la dernière observation de l’honorable préopinant et j’appuie celles qui ont été présentées par la chambre de commerce d’Ypres. Il n’est pas douteux que, lorsque le gouvernement est venu successivement céder à toutes les exigences de l’étranger, lorsqu’il est venu sacrifier tour à tour tous les intérêts matériels de notre pays pour satisfaire aux demandes de l’étranger, il n’est point douteux qu’en pareil cas notre nationalité est singulièrement compromise, car un pareil système de faiblesse n’engendre que le mépris, et l’on a bientôt brisé ce que l’on méprise.

L’exemple de ce qui vient de se passer à la tribune d’un état voisin nous prouve où nous a mené la fausse politique du gouvernement ; lorsque le gouvernement ne sait plus défendre les droits du pays, lorsqu’il cède devant l’étranger, il compromet donc au plus haut degré la nationalité belge.

Avant d’aborder la question qui nous occupe, je dois m’expliquer, messieurs, sur la manière dont j’envisageais autrefois le canal de l’Espierre, et sur ma manière dont je l’envisage aujourd’hui. Sans doute, lorsqu’on examine d’un premier coup la question du canal de l’Espierre, il semble d’abord que ce canal est très avantageux, très utile au pays ; moi-même je partageais autrefois cette opinion.

En effet, lorsqu’on jette les yeux sur la carte et qu’on voit avec quelle promptitude les produits du Hainaut pourraient passer du bassin de l’Escaut dans le bassin de la Deule, il parait incontestable que le canal de l’Espierre procurera de véritables avantages à l’industrie du Hainaut, mais lorsqu’on approfondit la question, il est facile de se convaincre que ces avantages ne sont pas aussi réels qu’on se l’imagine d’abord ; cela est surtout vrai à l’époque actuelle où les droits sur les canaux français ont été considérablement réduits, car vous savez sans doute, messieurs que le fret de la houille de Jemappes à Lille, qui, il y a quelques années, était encore de 90 centimes à 1 franc par hectolitre, n’est plus aujourd’hui que de 27 centimes.

Ainsi, messieurs, la question n’est plus du tout ce qu’elle était il y a quelques années ; elle est tout à fait changée, si donc lors de la discussion de la loi sur les concessions de péages, je regardais le canal de Lille à Roubaix comme profitable au Hainaut, et si aujourd’hui je partage l’opinion contraire, c’est que des faits nombreux ont dû nécessairement modifier tout à fait mon opinion ; ces faits je les ferai connaître sommairement ; c’est d’abord le travail de M. Cordier, qui, le premier, a conçu le projet du canal. Dans ce travail que j’ai ici sous les yeux, M. Cordier dit en propres termes que le canal qu’il propose a pour but d’enlever à la Belgique la navigation vers Dunkerque qui se faisait jusqu’ici sur les canaux belges. Le second fait qui a totalement changé l’état des choses, c’est la réduction du droit sur les canaux français, réduction considérable dont j’ai déjà fait connaître en partie l’importance et dont il résulte que le taux du transport depuis le bassin houiller de Mons jusqu’à Lille est aujourd’hui tellement bas que l’établissement du canal de l’Espierre ne pourra pas l’abaisser davantage. Le bassin houiller de Mons est donc tout à fait désintéressé dans la question et, comme il est démontré d’un autre côté jusqu’à l’évidence que si vous faites le canal de l’Espierre, le canal de Bossuyt à Courtray, infiniment plus utile pour le Hainaut tout entier, et pour Tournay spécialement, devient impossible, je crois que le canal de l’Espierre est une véritable calamité.

Chacun, messieurs, dans cette discussion a parlé des intérêts de localité, et comme M. le ministre des travaux publics a invoqué à diverses reprises l’intérêt que la ville de Tournay pouvait avoir à la construction du canal de l’Espierre, la ville de Tournay a, au contraire, le plus grand intérêt à la construction du canal de Bossuyt que le canal de l’Espierre rend impossible.

Messieurs, c’est une vérité reconnue que toutes les fois qu’on peut aller chercher les matières premières au lieu de production, et les transporter à pied d’œuvre dans le cours d’une seule journée, le système du transport par chariots est toujours plus avantageux, et ne peut jamais d’être détruit par le transport par canaux.

Et la chose est facile à comprendre. Ainsi, si vous transportez de la chaux, de Tournay jusqu’à Roubaix, par bateaux, vous devez d’abord la transporter depuis les fours où on la cuit jusqu’à l’Escaut ; il faut ensuite la déposer sur le rivage, l’embarquer dans les bateaux et faire finalement le trajet depuis Tournay jusqu’à Roubaix : toutes opérations qui prennent nécessairement un temps plus ou moins long ; on arrive à Roubaix, vous devez décharger la chaux sur le quai, la mettre au besoin en magasin, et ensuite la transporter au lieu de consommation. Or, tout cet ensemble de frais sera toujours plus considérable que celui auquel on est obligé, alors qu’on peut aller chercher la marchandise au lieu de production, pour la transporter le même jour à pied d’œuvre.

Je dis donc, messieurs, que, dans cette hypothèse, le canal de l’Espierre ne remplacera pas le moyen de communication par terre, puisque, la distance n’atteint que de trois lieues, il sera toujours plus économique d’aller chercher la marchandise au lieu de production et de la transporter à pied d’œuvre, que de faire toutes les opérations qu’entraînera le transport par le canal de l’Espierre.

Ainsi le canal ne présentera pas pour notre industrie les avantages que l’on annonce.

Maintenant, le canal sera-t-il préjudiciable ? oui, il le sera, parce que l’exécution du canal de l’Espierre est obstative de la construction du canal de Bossuyt à Courtray. Or, la grande différence entre les prix de production et de consommation n’est pas entre Tournay et Roubaix, elle n’est là que très peu de chose ; mais s’il existe au contraire une grande différence dans ces prix entre Tournay et Courtray, et cette différence provient de la distance qu’on a à parcourir et des difficultés de la navigation de la Lys en remonte. Ainsi il est démontré qu’un hectolitre de houille, qui se vend environ 15 sous à Tournay, se vend 2 francs et demi à Courtray ; il est démontré que ce même hectolitre se vend 2 ½ à 5 francs à Ypres. C’est absolument la même proportion pour les chaux.

C’est donc là un marché à créer, c’est à Courtray que nous devons exporter nos marchandises, si nous voulons avoir un débouché nouveau. Quand la houille s’y vend à raison de 3 francs l’hectolitre, il ne peut s’en faire qu’une faible consommation ; mais si vous pouvez créer un canal par lequel on puisse y transporter la houille à raison d’un francs 50 centimes l’hectolitre, évidemment le débit sera beaucoup plus grand. Par le canal de l’Espierre, on se borne à créer un quatrième système de communication entre le bassin de Mons et le bassin de Lille et Roubaix, où nous avons déjà le monopole des houilles et des chaux. Tandis que le canal de Bossuyt créerait un débouché tout à fait nouveau, créerait un marché là où il n’en existe pas aujourd’hui.

Or, comme les deux canaux sont obstatifs l’un de l’autre, comme vous ne pouvez faire le canal de Bossuyt alors que vous exécutez le canal de l’Espierre, il est évident que le canal de l’Espierre est une calamité, et, loin d’offrir un avantage au Hainaut, il devient un désastre pour cette province en ne lui donnant pas un débouché nouveau sur l’arrondissement de Lille et en empêchant la création d’un débouché dans la West-Flandre.

Maintenant, messieurs, le gouvernement avait-il le droit de concéder ce canal et de faire sans l’assentiment des chambres un traité avec la France, comme il l’a fait ? le gouvernement, dans l’exécution, s’est-il maintenu dans les prescriptions de la loi sur les péages ?

Voilà deux questions d’une grande importance. Pour moi, il n’est pas douteux que le gouvernement n’avait pas, sans l’assentiment des chambres, le droit de concéder le canal, en vertu d’un traité avec la France. Il n’est pas plus douteux pour moi que dans l’exécution le gouvernement a violé la loi.

D’abord que porte la constitution ? la constitution dit, article 68, que les traités de commerce et ceux qui pourraient grever l’état ou lier individuellement les Belges, n’ont d’effet qu’après avoir reçu l’assentiment des chambres.

Or, le gouvernement a contracté un traité avec la France, que porte cette convention ? Lisons le préambule :

« LL. MM. le roi des Belges et le roi des Français, désirant, autant que possible, satisfaire aux réclamations élevées dans le département du Nord, au sujet des droits établis sur l’entrée des charbons étrangers, et considérant que ce but peut être atteint en créant une voie directe de communication entre le centre de ce département et le Hainaut, tout en écartant les dangers que cette voie pourrait offrir pour la navigation intérieure de la Belgique, ont nommé, etc. »

Vous le voyez, messieurs, dès le préambule, le gouvernement avoue que c’est une convention commerciale qu’il conclut avec la France, une convention relative au commerce du charbon faite, remarquez-le bien, non pour des intérêts belges, mais pour satisfaire aux réclamations du département du Nord. Il est constant que le traité conclu avec la France est un traité de commerce, que tous ceux qui navigueront sur ce canal, soit qu’ils soient bateliers, soit qu’ils soient constructeurs de navires, soit qu’ils transportent des marchandises, feront par là un acte de commerce ; en effet, l’article 633 du code de commerce porte :

« La loi répute pareillement actes de commerce : toute entreprise de construction, et tous achats, ventes, et reventes de bâtiments pour la navigation intérieure et extérieure, ; toutes expéditions maritimes, tout achat ou vente d’agrès, apparaux et avitaillements, tout affrètement ou nolisement, emprunt ou prêt à la grosse, toutes assurances et autres contrats concernant le commerce de mer ; tous accords et conventions pour salaires et loyers d’équipages ; tous engagements de mer, pour le service de bâtiments de mer. »

Vous voyez donc, messieurs, que la loi répute actes de commerce les opérations de navire, tant pour la navigation à l’intérieur qu’à l’extérieur.

Les transports par eaux sont donc des actes de commerce. Comment peut-on dès lors prétendre qu’un traité fait à l’usage de personnes qui toutes sont passibles du tribunal de commerce, ne fait pas un traité de commerce ? Evidemment c’est un traité de commerce dans toute son étendue, et ce traité, par cela seul, devait être soumis à la ratification de la législature. Le gouvernement n’a pas cru devoir demander l’assentiment des chambres. Mais, c’est le même motif pour lequel il a fait adjuger le canal la veille de l’ouverture de la session ; pour lequel il a même été plus loin, lorsqu’il a envoyé un exprès à Wiesbaden pour obtenir une ratification précipitée.

Et cela pourquoi ? parce qu’on ne voulait pas que la chambre examinât cette question ; on savait bien que si la question fût restée entière, le canal eût été probablement écarté ; on voulait par là faire plaisir à une puissance voisine ; l’on voulait arriver à la chambre avec un fait accompli, afin que les convictions pussent être ébranlées.

Je viens de démontrer que le traité conclu entre la France et la Belgique était un traité de commerce ; et que, de ce chef seul, il devait et il doit encore être soumis à la ratification de la chambre. Mais ce n’est pas tout.

« Les traités, ajoute la constitution, qui grèvent l’état sont soumis à la ratification de la législature. »

Le traité actuel grève-t-il l’état, ou non ? Messieurs, la réponse à cette question n’est pas douteuse ; oui, le traité grève l’état considérablement. En effet, il enlève à la Belgique le revenu d’un chemin de fer que vous avez décrété, revenu que vous avez hypothéqué précisément sur les ressources du transport des houilles. – lisez le rapport de la section centrale, relatif au chemin de fer de Tournay à la frontière française, vous verrez que le principal revenu de ce chemin de fer devait être le transport des houilles dans le bassin de la Deule, et par ce moyen, on n’avait plus besoin du canal de l’Espierre. Ainsi ce transport et le bénéfice qui en résulte se trouvent aujourd’hui enlevés par la navigation que l’on a décrété ; dès lors, le traité qui s’y rapporte grève l’état, et devait en conséquence être soumis à l’assentiment législatif.

Ainsi, par cette double considération, que la convention conclue avec la France est un traité de commerce, et ensuite qu’elle grève l’Etat ; par cette double considération, dis-je, il est démontré que la convention ne peut avoir d’effet qu’après avoir reçu l’assentiment législatif.

Mais, messieurs, le traité grève encore l’Etat sous un autre point de vue, c’est que ce traité enlève à la Belgique la navigation des eaux intérieures, pour l’accorder à la France. Messieurs, si vous en voulez une preuve, écoutez ce que disait M. Cordier dans son ouvrage sur la navigation intérieure du département du Nord de la France et particulièrement sur les travaux du port de Dunkerque. Voici comment l’auteur s’exprime à la page 130 du deuxième volume de son ouvrage.

« Le canal de Roubaix est destiné à réunie la Deule à l’Escaut par la Marque et l’Espierre, à diminuer le temps, les inconvénients et les dangers de la navigation actuelle, à ouvrir une communication facile entre Dunkerque, Lille d’une part, et les mines de houille de la France et de la Belgique. »

Vous voyez donc qu’on avoue dans cet ouvrage, et l’aveu est précieux, puisque c’est l’auteur lui-même du projet qui le fait ; on avoue, dis-je, que le canal de l’Espierre aura pour résultat d’enlever à la Belgique sa navigation sur Dunkerque par les eaux intérieures, pour la transporter à la France.

Peut-on prétendre qu’un traité fait avec la France pour amener un pareil résultat ne grève pas l’état ? Evidemment il grève l’Etat d’une manière frappante, puisqu’il aura pour effet de nous enlever une navigation importante pour la transporter à l’étranger.

Messieurs, il résulte de ces observations que le traité conclu avec la France devait être nécessairement soumis à l’assentiment de la législature, et remarquez qu’on n’a pas répondu et qu’on ne saurait répondre à ces arguments.

Mais, dit M. le ministre des travaux publics, admettons que le gouvernement ait fait un traité qu’il devait soumettre à la législature ; le gouvernement n’en a pas moins été armé du droit de concéder un canal ; la loi est positive à cet égard ; elle lui donne le droit de concéder un canal ; il a pu faire une pareille concession avec ou sans traité. Voilà l’argument du gouvernement.

Examinons donc, messieurs, si pour la concession du canal de l’Espierre, le gouvernement est resté dans les obligations que la loi lui imposait. Or, vous ne devez pas perdre de vue que la constitution porte que le roi n’a d’autres pouvoirs que ceux qu’il tient de la constitution et des lois portées en vertu de la constitution ; dès lors, s’il est prouvé que, par la constitution ou par les lois portées en vertu de la constitution, le gouvernement n’était pas autorisé à faire ce qu’il a fait pour l’adjudication du canal de l’Espierre, il restera constant que le gouvernement a violé la loi.

Voyons donc la loi du 19 juillet 1832 ; cette loi s’exprime ainsi dans son article 2.

« Les péages à concéder à des personnes ou à des sociétés sous charge d’exécution de travaux publics, sont fixés pour toute la durée de la concession. »

Vous voyez, messieurs, que d’après cet article le gouvernement peut accorder des péages aux personnes ou aux sociétés qui se charge de l’exécution de routes ou canaux. Or, pour qu’il n’y ait pas de doute sur la question de savoir quelles sont ces personnes, dans l’arrêté pris pour l’exécution de la loi et qui détermine les formalités à remplir en matière de travaux publics, il est dit : « Lorsque les droits devront être perçus, pour couvrir les frais de l’entreprise, le tarif de ces droits sera joint à l’avant-projet. »

Ainsi, les seuls droits qu’on puisse autoriser sont ceux nécessaires pour couvrir les frais de l’entreprise. Hors de là la perception d’aucune espèce de droit ne peut être autorisée. La constitution dit formellement qu’aucun impôt ne peut être perçu si ce n’est en exécution de la loi.

Eh bien, qu’a fait le gouvernement ? Par l’article 9 du cahier des charges du canal de l’Espierre, il a établi un droit de 2 francs par tonneau au profit des concessionnaires du canal de Bossuyt, et cela sur tous les bateaux qui passeront par le canal de l’Espierre. Je voudrais savoir dans quel article de la constitution ou des lois, M. le ministre a puisé le pouvoir d’établir un droit au profit d’un tiers. Si demain il venait dire à un demandeur en concession : Je vous concède à condition que vous paierez à tel particulier une pension de 20 ou 30 mille francs, la concession serait-elle valide ? Evidemment elle ne le serait pas, parce qu’on ne peut établir sur l’objet concédé un droit qui ne soit relatif à la concession. Qu’a fait ici le gouvernement ? Il a fait le contraire de ce que prescrit la loi, il a établi un droit en faveur d’un autre canal.

Messieurs, lorsque M. de Theux, alors ministre de l’intérieur, présenta à la chambre, en 1832, le projet de loi sur les concessions, voici comment il s’expliquait relativement à la définition des péages. Dès la première phrase de son rapport, il aborde franchement la question : « L’exécution de travaux publics au moyen de péages en faveur des entrepreneurs permet, dit-il, l’ouverture de nouvelles communications, sans grever l’état de charges nouvelles. »

Le péage ne doit donc être accordé qu’en faveur des entrepreneurs. Ici le gouvernement indépendamment de l’indemnité pour la construction du canal qu’il concède, accorde encore une indemnité à des tiers, à la charge de cette concession. Il a beau dire : c’est une réserve, c’est une restriction. Je lui réponds, ce n’était pas à vous, c’était à la législature à poser cette restriction.

Cela prouve une chose : que vous avez voulu aller au-devant des objections afin de soustraire à la législature les moyens d’examiner la question du canal de l’Espierre. Toujours est-il constant que la loi, comme la constitution, a été violée dans l’adjudication de ce canal ; rien n’a été sacré, parce qu’on voulait à toute fin arriver à la concession, afin, dit le traité, de satisfaire aux réclamations élevées dans le nord de la France.

Maintenant, messieurs, la loi sur les concessions ajoute, article 4 : « Aucune concession ne peut avoir lieu que par voie d’adjudication publique et qu’après une enquête sur l’utilité publique des travaux à concéder et sur la hauteur du péage et à sa durée. » Remarquez le texte de la loi : « Aucune concession ne peut avoir lieu », c’est dire que les stipulations de l’article sont de rigueur pour que la concession puisse être accordée.

Cette disposition renferme plusieurs stipulations : d’abord, pour qu’une concession puisse avoir lieu, il faut qu’il y ait adjudication publique ; en second lieu que ce soit après une enquête sur l’utilité publique. Il faut donc, de toute nécessité, que l’utilité publique soit démontrée pour que le gouvernement puisse accorder l’adjudication.

Le pouvoir législatif n’a pas voulu laisser le gouvernement juge de l’utilité publique d’un grand travail, il a exigé qu’une enquête eût lieu pour la constater. Cette enquête n’était donc pas une vaine formalité.

Examinons maintenant ces faits.

Quant à l’adjudication publique, nous savons tous comment elle a eu lieu, au jour de l’adjudication, tris concurrents se sont présentés. Il est resté constant que l’on n’a pas eu un temps moral suffisant pour pouvoir faire le travail indispensable pour arriver à la concession, comme il est évident que les deux autres se sont entendus pour ne présenter qu’une même soumission.

M. de Puydt – On a eu dix ans pour s’y préparer.

M. Dumortier – C’est précisément parce qu’il y avait dix ans que ce projet avait été conçu qu’on aurait du accorder un délai plus long aux soumissionnaires, parce qu’on avait perdu cet objet de vue.

Il s’agit de la construction d’un canal et on veut qu’en 15 jours, on ait le temps nécessaire pour faire toutes les études préparatoires, pour former une association afin d’exécuter l’entreprise, pour se rendre sur les lieux, calculer les dépenses à faire, examiner le tracé, apprécier les difficultés ; on veut qu’en quinze jours on ait établi tous ses calculs pour estimer les revenus que ce canal doit produire ; cela n’était pas possible. Ce n’est pas en 15 jours qu’on peut faire tout cela.

Vous dites qu’il y a dix ans qu’il est question de ce canal ? C’est pour cela qu’il était nécessaire d’accorder un temps moral, pour faire un nouvel examen ; Tout le monde en Belgique pensait que le canal était abandonné. Il n’y avait qu’une seule opinion à cet égard. Il n’y a que ceux qui étaient dans le secret qui ont pu se présenter pour la concession. Cela est tellement vrai que M. Ronstorff, qui avait dû déposer 50 ou 60 mille francs pour prendre part à l’adjudication, s’est retiré, faute de temps, en protestant contre l’insuffisance du délai. Un homme qui vient faire un dépôt semblable pour prendre part à une adjudication ne peut pas être considéré comme un homme de paille. Il avait le droit de s’attendre à ce que l’adjudication fût retardée et qu’un délai suffisant fût accordé pour faire ses calculs.

Les concurrents, vous a dit M. Dolez, ont intérêt à connaître le nombre de ceux qui leur disputent la concession. Si celui qui vient demander la concession sait qu’il n’aura pas de concurrents, il proposera le plus élevé.

Mais c’est précisément là ce qui est arrivé après la retraite de M. Ronstorff, il ne restait que deux soumissionnaires ; eh bien, ils se sont entendus ; une seule demande a été déposée pour le compte des deux concessionnaires, et on a demandé le prix le plus élevé. Il en a été ainsi parce qu’on a écarté la demande d’ajournement, on a précisément amené le résultat que semblait craindre M. Dolez. Ainsi c’est à ce refus qu’est due l’élévation du prix du péage.

L’article 4 ajoute qu’aucune concession ne peut avoir lieu qu’après enquête pour constater l’utilité des travaux. Cette enquête a été tenue. Le conseil était en grande partie composé de personnes qui s’étaient à l’avance prononcés pour la construction du canal, qui l’avaient sollicitée. Malgré cela, les arguments qu’on a fait valoir ont été tellement forts, que par sept voix contre sept, elle n’a pas été admise. Il y a eu partage, et aux termes de la constitution, quand il y a partage, la proposition n’est pas admise.

Il n’y a donc pas eu démonstration d’utilité publique ; et quand le gouvernement est venu procéder à l’adjudication de la concession, bien qu’il n’y ait pas eu d’utilité publique démontrée, il a violé l’article 4 de la loi sur les concessions de péage.

Messieurs, l’honorable M. Dolez qui vient de parler a sans doute tellement bien compris la force de cette argumentation, qu’il a cherché à établir l’utilité publique au moyen d’une foule de documents étrangers à l’enquête d’avis qui datent de huit à dix ans. D’abord il a parlé d’un avis de la régence de Tournay en 1834, où l’on disait qu’il n’y avait qu’une voix dans l’arrondissement pour reconnaître les avantages du canal projeté. Si l’honorable membre voulait jeter un coup d’œil sur les avis donnés par la régence de Tournay depuis 1834, il verrait que cette régence a fait des efforts inouïs pour empêcher l’exécution du projet du canal de l’Espierre. Le motif de ce changement est bien simple. On a compris, depuis le premier avis, tout ce que ce canal devait avoir de préjudiciable par suite de l’effet qu’il aurait sur l’Escaut, sans procurer aucune compensation à notre commerce.

Cette question présentée depuis 1834, a ouvert les yeux à la régence, et tout le monde est devenu opposé au canal. La preuve s’en trouve dans les nombreuses pétitions de cet arrondissement qui sont déposées sur votre bureau ; Ouvrez les, vous verrez que toutes ces pétitions sont contraire au canal, à l’exception de celles de quelques individus, mus par des intérêts privés, qui se sont assis à une table et ont dit : nous représentons le commerce de Tournay. Je ne reconnais pour représentants du commerce que ceux qui sont élus par les habitants, c’est-à-dire la régence. Elle s’est prononcée de la manière la plus forte, ainsi que toutes les communes des environs, contre ce canal.

En effet, messieurs, on comprend à Tournay que le canal de l’Espierre aura pour résultat de réaliser ce que disait hier M. de Puydt, la construction d’un nouveau barrage sur l’Escaut, et par conséquent la canalisation de ce fleuve. Or, il n’est pas possible d’imaginer dans la Belgique entière une mesure plus désastreuse, plus préjudiciable à l’intérêt public.

Le produit des prairies qui bordent l’Escaut de Tournay à Gand est détruit, c’est une perte de 15 à 20 millions de francs. Ce n’est pas une chose minime qu’on puisse considérer avec le sourire du dédain. C’est la plus belle source de revenu de la Belgique entière. Et cette source de revenu est d’autant plus précieuse que c’est un don de la nature qui ne finira jamais, si vous n’y portez pas obstacle. Vos houilles finiront un jour ; vos prairies ne finiront jamais, à moins que vous ne le vouliez. Certes il importe de ne pas détruire d’aussi considérables capitaux. Or, il est démontré que la canalisation de l’Escaut aurait pour résultat immédiat de ruiner les prairies du bord de l’Escaut. Cela est très simple : c’est que l’Escaut est un fleuve limoneux, qui charrie tout son limon. Dès que vous arrêtez son cours, il en résulte que son limon se dépose, s’accumule au fond du fleuve, que le lit du fleuve et ses eaux s’élèvent, et par suite que les prairies qui bordent son lit deviennent des marais infects, nuisibles à la santé des habitants.

M. de Puydt a dit que la canalisation de l’Escaut était un ouvrage d’art, auquel tous les hommes de l’art s’étaient arrêtés. Si les hommes de l’art n’ont envisagé que la question d’art, sans se préoccuper des enseignements de la géologie, ils ont fait preuve de la plus grossière ignorance ; car le talent des ingénieurs ne consiste pas à tracer le profil d’une écluse ; il faut, avant tout, consulter ces enseignements. Or, lisez tous les ouvrages de géologie, vous y verrez quel danger il y a à canaliser les fleuves qui charrient leur limon. Lisez les ouvrages des hommes les plus savants qui ont écrit sur cette matière, lisez les ouvrages de Cuvier, qui est certes une des plus grandes illustrations du siècle, vous y verrez qu’en entravant le cours des fleuves qui charrient du limon on élève leur lit, et qu’on transforme les prairies avoisinantes en des marais infects.

Si vous élevez sur l’Escaut barrage sur barrage, vous entraverez le cours des eaux, et, au bout de quelques années, elles seront exhaussées de plusieurs pieds. Que ferez-vous alors ? Vous aurez de deux moyens l’un : ou de faire le curage de l’Escaut, ou d’en relever les berges. Or, le curage de l’Escaut sur une étendue de 30 à 40 lieues coûterait au moins dix millions de francs. Assurément vous ne ferez pas une pareille dépense. Vous élèverez donc les berges du fleuve, et vous aurez un fleuve suspendu comme sont le Pô et l’Adige ; et les prairies environnantes ne seront plus que des marais infects, comme le sont les bords du Pô et de l’Adige ; il importe qu’il n’en soit pas ainsi en Belgique, et que la Belgique ne perde pas les revenus considérables qu’elle tire des prairies du bord de l’Escaut ; et cela par l’ignorance des lois invariables de la nature.

Je viens de justifier le vote du conseil communal de Tournay et de vous démontrer d’une manière incontestable combien il a eu raison de réclamer contre la concession du canal de l’Espierre, alors surtout que ce canal n’offrait pour nous aucun espèce de dédommagement pour les pertes énormes qu’il allait créer.

Maintenant le conseil provincial de Mons, loin d’avoir voulu émettre un avis favorable au canal de l’Espierre, a émis un avis contraire à ce canal dans sa séance du 22 octobre 1836. Alors un membre du conseil provincial (l’honorable M. Corbisier, je crois) engagea le conseil provincial à émettre un avis favorable au canal de l’Espierre. Cette proposition fut discutée et écartée dans cette séance.

Ceci me rappelle encore que le gouvernement a négligé de se conformer à l’une des dispositions de l’arrêté relatif aux péages. Cette disposition porte que le conseil provincial doit être consulté. Eh bien, il n’a pas été consulté. Pourquoi ? Parce que le conseil provincial du Hainaut avait émis, le 22 octobre 1836, un avis défavorable à la construction du canal. A une immense majorité le conseil a écarté la proposition qui avait été faite de réclamer du gouvernement l’exécution du canal. Cette décision a été présentée en octobre 1836, c’est-à-dire il y a à peine 3 ans. Et remarquez bien que les partisans du canal de l’Espierre n’ont eu garde de soumettre de nouveau cette question au conseil provincial du Hainaut ; il l’avait résolue à une très grande majorité pour qu’on pût croire qu’il dût par la suite modifier son avis. Ceci prouve, d’une manière incontestable qu’il s’en faut bien que ce canal soit aussi utile au Hainaut qu’on l’a dit dans cette enceinte.

Maintenant qu’a fait le conseil provincial de la Flandre occidentale ? il s’est prononcé dans le même sens. A une majorité de 45 voix contre 3, il a protesté contre le canal de l’Espierre.

Et on dit que Tournay est favorable à l’exécution de ce canal que Courtray seul s’y oppose. Evidemment cela est de la déraison alors que les derniers avis de toutes les localités sont plutôt défavorables que favorables à ce canal.

Le dernier avis de la commission d’enquête contraire au canal !

Le dernier avis du conseil provincial du Hainaut, contraire au canal !

L’avis du conseil provincial de la Flandre occidentale, contraire au canal !

L’avis de la régence de Tournay, contraire au canal !

L’avis de la chambre de commerce de Courtray et d’Ypres, contraire au canal !

Ce sont là les localités les plus voisines du canal ; ce sont celles qui y sont directement intéressées ; toutes protestent contre son exécution.

Après cela on vient parler de la démonstration d’utilité publique. Mais elle n’existe pas. Dans la commission d’enquête on a été partagé sur cette question ; ainsi l’utilité publique n’a pas été démontrée.

Vous le voyez donc ; en concédant le canal de l’Espierre sans que son utilité ait été démontrée, le gouvernement a violé les articles 2 et 4 de la loi des concessions de péage, comme il a violé la constitution dans son traité avec la France. Et pourquoi cela ? Pour faire une œuvre agréable à nos voisins, en leur sacrifiant notre navigation intérieure, pour satisfaire aux réclamations du département du Nord au sujet des droits d’entrée sur les charbons. Mais, si la France voulait satisfaire à ces réclamations, elle avait un moyen bien simple, celui de supprimer les droits d’entrée à sa frontière ; c’est ce que notre gouvernement aurait dû exiger.

Messieurs, pouvons-nous passer sous silence une telle conduite du gouvernement ? Je ne le pense pas. Nous ne pouvons laisser le gouvernement violer la constitution et les lois, agir en despote et en cadi, en présence de dispositions aussi formelles. Si nous devons passer l’éponge sur de tels actes, au lieu de perdre ici notre temps, nous ferions mieux de retourner chez nous, après avoir déclaré qu’il n’y a plus de constitution, et que le gouvernement est maître de faire ce qu’il veut.

Je viens de démontrer que la concession du canal de l’Espierre a violé les lois sous plus d’un rapport. Je pense que nous devons déclarer que nous n’approuvons pas cette concession. Je vais donc déposer sur le bureau une proposition ainsi conçue :

« La convention diplomatique du 11 octobre dernier, ne pourra avoir d’effet qu’après avoir reçu l’assentiment des chambres. »

Cela rentre dans l’esprit de la constitution, qui veut que les traités de commerce et ceux qui pourraient grever l’état ou lier individuellement des Belges, n’aient d’effet qu’après avoir reçu l’assentiment des chambres.

Vous verrez si vous voulez ou non donner votre assentiment à cette convention. Mais vous avez prêté le serment d’observer la constitution, vous ne pouvez donc vous refuser d’approuver ou de rejeter la convention que le gouvernement a conclue avec la France ; car refuser de l’examiner serait évidemment contraire à la constitution. Quant à l’acte de concession, il porte atteinte à la loi sur les péages, en ce que l’adjudication n’a pas eu lieu conformément à la loi, en ce que l’utilité du canal n’a pas été démontrée par la commission d’enquête, et en ce que le gouvernement s’est arrogé un pouvoir exorbitant, qu’il n’a pas, celui d’établir un droit qu’il ne peut établir sous aucun prétexte. Pour ces motifs je n’y donnerai pas mon assentiment.

M. le ministre des travaux publics (M. Nothomb) – Je remercie l’honorable préopinant de nous avoir fait sortir du vague en déposant une proposition. Je demanderai sur cette proposition l’ordre du jour, ou plutôt la question préalable.

Il est très vrai que, le 22 octobre 1836, le conseil provincial du Hainaut a renvoyé à la session suivante la question de savoir si le canal de l’Espierre ferait l’objet d’une démarche auprès du gouvernement. Il est très vrai qu’il n’a pas été donné suite à cette résolution dans les sessions suivantes.

Et pourquoi, messieurs ? C’est qu’on ne voulait pas renouveler dans le Hainaut la lutte qui existe malheureusement entre deux arrondissements de cette importance province ; c’est qu’on ne voulait pas de nouveau mettre au sein du conseil provincial Mons et Tournay en présence. Pour ma part, avant l’ouverture de la session dernière encore, j’ai été consulté par plusieurs membres du conseil provincial du Hainaut, s’il fallait reproduire la proposition ; je les ai prié de n’en rien faire, qu’il était inutile de jeter ce brandon de discorde au milieu du conseil provincial. J’approuve donc la réserve que ce conseil a montrée en 1839, 1837 et 1836 ; les opinions et les intérêts dont elles sont les expressions étaient suffisamment connus.

On a beaucoup parlé, depuis quelques temps, d’homogénéité d’opinion. Il serait difficile dans cette question de mettre d’accord les adversaires que nous rencontrons.

Les uns proscrivent le canal de l’Espierre et demandent le canal de Bossuyt ; les autres demandent à la fois le canal de l’Espierre et le canal de Bossuyt. Probablement si la discussion continue, que nous entendrons des orateurs qui ne voudront ni de l’un ni de l’autre. C’est ce qu’aurait pu demander l’honorable préopinant, s’il avait été conséquent avec lui-même ; car si le canal de l’Espierre exige un barrage sur la Lys, et doit être proscrit par ce motif, à plus forte raison doit-on proscrire le canal de Bossuyt qui exigerait aussi un barrage : le barrage d’Autrive est précisément à l’entrée de ce canal.

J’entends dire : mais il ne faudra un second barrage pour le canal de l’Espierre ; mais il faut une loi pour le décréter, et vous serez ici pour vous y opposer.

L’honorable député de Courtray, qui a pris pour la seconde fois la parole dans cette discussion, a dit qu’il maintenait ses observations ; je suis donc dans l’obligation de lui répondre une seconde fois.

Le système de conduite qu’il aurait voulu voir suivre par le gouvernement est celui-ci : les deux canaux sont utiles ; mais le canal de Bossuyt est plus utile que celui de l’Espierre, ce qu’il regrette, ce qu’il blâme, c’est que le gouvernement ne s’y soit pas pris de manière à faire faire les deux canaux à la fois, ce qui était possible. Selon lui, il y avait deux moyens d’y parvenir ; il aurait fallu accepter la proposition faite prétendument par les concessionnaires français de faire gratuitement la partie du canal en Belgique, cette assertion nous l’avons détruite par l’assertion contraire. On va plus loin : Le canal de l’Espierre, dit-on, est d’une telle importance pour les concessionnaires français, que vous auriez pu exiger d’eux à titre de corvée la construction du canal de Bossuyt. Laissons de côté la question de moralité et de la légalité traitée par MM. de Puydt et Dolez, et voyons la question de probabilité matérielle.

Les concessionnaires français ont fait des travaux en France pour deux millions et demi ; il ne s’agit pour eux que de ne pas perdre ces deux millions. Ils ont encore a faire en France un souterrain qui coûtera un million ; le canal en Belgique coûtera un million ; le canal de Bossuyt coûterait certainement cinq millions ; voilà sept millions ; il aurait donc fallu leur dire : Vous dépenserez sept millions pour que les deux millions et demi que vous avez dépensés en France ne soient pas compromis : je demande si un pareil langage pouvait avoir du succès ? C’est cependant ce qu’a dit l’honorable membre dans son premier discours.

M. de Muelenaere – C’est inexact.

M. le ministre des travaux publics (M. Nothomb) – J’en appelle au Moniteur ; c’est l’expédient que vous avez indiqué : il n’était pas praticable.

J’ai déjà dit que nous avions fait mieux que cela, et j’ai besoin de revenir sur ce point. Nous avons imposé aux concessionnaires la clause exorbitante du rachat. J’ai dit à dessein que nous l’avions imposée, parce que cette clause ne se trouve pas dans les premières conditions : « Le gouvernement se réserve le droit (porte l’article 8 des articles additionnels) de racheter la concession du canal pendant dix ans, à partir de l’ouverture de la navigation, moyennant le remboursement de la dépense d’exécution, à déterminer par expertise contradictoire, plus le cinquième de cette dépense à titre de prime. »

La clause en elle-même est déjà exorbitante. En second lieu elle est imposée à une condition tout aussi exorbitante ; c’est qu’on ne rachètera le canal qu’en payant le coût d’exécution. En cas de rachat, le concessionnaire aura droit à une prime d’un cinquième ; c’est-à-dire que la prime sera de deux cent mille francs, si le canal coûte un million.

Si, comme on nous l’a dit, ce canal doit être productif ; s’il doit donner deux cent mille francs par an de péage, eh bien, le gouvernement faisant usage de son droit se bornera à ce langage : Nous vous rembourserons un million, et nous vous donnerons une prime qui n’est que le montant des péages pendant une année. Aussi, pour me servir d’une expression vulgaire, c’est une bonne ou une mauvaise affaire ; si l’affaire est mauvaise, nous la laisserons aux concessionnaires ; si elle est bonne, nous exercerons le droit que nous donne la clause de rachat ; n’est-ce pas là une belle alternative ? Est-ce mal entendre la gestion des intérêts publics ? En suivant attentivement ce débat, déjà si long, les idées qui se font jour sont absolument les idées inverses de celles qui avaient d’abord frappé le public. On doutait de l’utilité du canal de l’Espierre, et l’utilité du canal de Bossuyt n’était pas mise en doute ; aujourd’hui l’utilité du canal de l’Espierre n’est plus niée ; mais ce qui devient douteux, c’est l’utilité au moins actuelle du canal de Bossuyt.

Voilà le progrès de la discussion ; voilà l’effet moral de ces débats ; c’est le souvenir qui restera dans les esprits.

L’honorable député de Courtray a avoué, comme je l’avais annoncé moi-même, dans la séance du 26 du mois dernier, que le canal de Bossuyt a deux buts, un but immédiat et un but éloigné. Le but immédiat est d’amener le charbon du Hainaut sur le marché de la haute Lys belge. Cet honorable député nous avait dit : pour nous consommateurs de la haute Lys belge, toute la question est une question de fret ; eh bien, je réponds à l’honorable député de Courtray, le fret sera réduit ; vous aurez par le canal de l’Espierre le transport à plus bas prix que par Gand, vous l’aurez même à plus bas prix que par le canal de Bossuyt.

Etablissons ces deux points.

Première proposition : Vous avez le charbon à meilleur prix par le canal de l’Espierre que par Gand. J’ai sous les yeux le tableau comparatif du fret de ces deux directions. Prenons Warneton. Le fret pour Warneton par Gand est de 6,38 par tonneau ; il sera pour Warneton par l’Espierre de 4,40 ; différence en faveur de l’Espierre : 2 francs, moins deux centimes.

Je ferai insérer dans le Moniteur le tableau comparatif par localités.

Ce tableau prouvera à l’évidence que sur tout le marché de la haute Lys, d’Armentières à Courtray, et même à Harelebeke, le canal de l’Espierre offre un avantage sur les détours par Gand.

Vous aurez donc mieux que ce que vous avez maintenant.

Deuxième proposition. Le fret par le canal de l’Espierre sera inférieur au fret par le canal de Bossuyt. Je prendrai un seul point, Courtray, point le plus désavantageux. Eh bien, par le canal de l’Espierre le charbon arrivera à Courtray à raison de 4 francs 90 centimes : et par le canal de Bossuyt, à raison de 5 francs ; il y a encore avantage de 10 centimes par le canal de l’Espierre ; avantage plus considérable sur les autres points de Courtray à Armentières.

Messieurs, si cette deuxième proposition devait étonner quelqu’un, je devrais supposer que les appréciations du demandeur en concession n’ont pas suffisamment frappé cette personne : le demander en concession nous a déclaré que le canal de l’Espierre amènera le charbon sur la haute Lys belge a plus bas prix que le canal de Bossuyt ; c’est à son grief ; le canal de l’Espierre vaut mieux pour la haute Lys que le canal de Bossuyt, donc il faut proscrire le canal de l’Espierre : conclusion qui a lieu d’étonner.

Voyez, messieurs, à la page 216 du document que j’ai fait imprimer, la comparaison du fret jusqu’à Menin par le canal de l’Espierre et par celui de Bossuyt. Par le canal de l’Espierre, le droit serait de 2 francs 16 centimes. Par le canal de Bossuyt, il serait de 2 francs 33 centimes. Ainsi, de l’aveu du demandeur en concession du canal de Bossuyt, le charbon arrivera à Menin par le canal de l’Espierre à 17 centimes de moins qu’il n’y arriverait par le canal de Bossuyt. C’est aussi pour cela qu’il réclame la clause prohibitive du canal de l’Espierre. On veut donc le canal de Bossuyt, pour le canal ; ce n’est plus comme moyen, c’est comme résultat qu’on veut le canal de Bossuyt, c’est pour que la navigation se fasse dans telle direction plutôt que dans telle autre.

Le deuxième but, ce but éloigné du canal de Bossuyt à Courtray, c’est qu’il serait la première section du canal qui doit former une nouvelle jonction de l’Escaut à la mer du Nord, ligne parallèle à la grande ligne qui existe maintenant, celle de Gand par Bruges à Ostende. J’ai dit, messieurs, que bien des choses étaient restées obscures dans cette question ; si les populations de Gand, Bruges, Ostende ont donné leur adhésion au projet du canal de Bossuyt, c’est que ces populations ne connaissaient pas le fond de la question ; aussi chacun de vous sait qu’il s’est opéré à cet égard un singulier revirement dans les Flandres ; comme je vous le lisais déjà avant l’ajournement de la chambre, si on le voulait, on soulèverait bien des passions dans les Flandres contre cette espérance.

Rappelez-vous, messieurs, qu’Ostende n’a pas toujours été le principal point de contact entre les provinces méridionales des Pays-Bas et la mer du Nord, c’était autrefois l’Ecluse : autrefois on allait de Gand à la mer du Nord par Liève sur Damme vers l’Ecluse ; lorsqu’un canal s’est trouvé établi entre Ostende et Bruges, les Brugeois demandèrent l’autorisation d’en construire un vers Deynze ; chacun de nous sait ce qui en est résulté, une guerre entre Bruges et Gand (en 1378, sous le comte Louis de Maele) ; c’est par suite d’une transaction qu’on a fait plus tard le canal direct de Bruges à Gand. Pensez-vous, messieurs, que Gand, Bruges et Ostende se laisseraient aujourd’hui déposséder si on leur posait la question dans ses véritables termes, si on leur demandait s’il faut une nouvelle ligne de Bossuyt à la mer du nord, à laquelle elle aboutirait non pas sur un point quelconque du territoire belge mais à Dunkerque ; car je vous ai montré qu’on n’irait pas même à Nieuport ; on se dirigerait vers la France par Furnes.

L’honorable député qui a parlé immédiatement avant moi a cherché à expliquer le changement qui est survenu dans son opinion ; j’avais cité moi-même les paroles qu’il a prononcées dans la discussion de la loi du 18 juillet 1832, mais j’avais omis de citer l’auteur de ces paroles, je voulais lui laisser à lui-même le soin d’expliquer son changement d’opinion ; à l’époque om la loi du 19 juillet 1832 sur la concession des péages, la loi organique du droit de concéder les péages a été rendue, l’honorable député était grand partisan du canal de l’Espierre et adversaire de la canalisation de l’Escaut ; dans cette double voie il proposa à la chambre d’insérer dans la loi deux amendement ont voici le premier : « le gouvernement ne pourra pas accorder l’autorisation de canaliser les rivières ni les fleuves. »

Cette disposition avait pour objet d’empêcher la canalisation de l’Escaut dont l’honorable membre était alors comme aujourd’hui ardent adversaire ; elle fut adoptée par la chambre. Craignant ensuite de voir proscrire le projet du canal de l’Espierre par une clause semblable à celle qui avait été insérée en France dans le cahier des charges pour le canal de la Sensée, l’honorable membre proposa d’insérer dans la loi du 19 juillet un article 3, qui fut également adopté et d’après lequel le gouvernement ne peut imposer de clause prohibitive d’une autre communication quelconque. C’est ce deuxième amendement qui a peut-être sauvé la question du canal de l’Espierre, c’est ce deuxième amendement qui a mis le gouvernement dans l’heureuse impossibilité de pouvoir, par exemple, faire droit à une lettre du demandeur en concession du canal de Bossuyt du 9 octobre dernier, où il demandait une clause prohibitive du canal de l’Espierre.

L’honorable membre vous a dit, messieurs, que trois raisons avaient motivé chez lui ce changement d’opinion ; d’abord qu’en 1832 la navigation en France était beaucoup plus importante qu’aujourd’hui, qu’il y a une grande réduction du fret ; je sais que depuis 1832 beaucoup d’améliorations ont été faites aux canaux français, mais d’après la description que vous avez maintenant des canaux français, vous savez aussi que ces canaux n’en sont pas moins restés très défectueux encore.

Voici un fait que l’honorable membre semble ignorer lorsqu’il parle de la réduction du fret, c’est que depuis le 1er janvier de cette année, le péage sur la Scarpe a été augmenté d’après les conditions de l’adjudication ; les concessionnaires de la Scarpe percevront un droit de 5 centimes par tonneau de 1,000 kilogrammes, sur chaque bateau chargé et par distance de cinq kilomètres du jour où les travaux d’amélioration seront terminés. Or, ils le sont maintenant.

Mais, messieurs, quand tout cela serait vrai, quand le fret serait considérablement réduit, je demanderai s’il n’y aurait pas toujours un grand avantage pour les produits de Mons dans l’existence de deux lignes vers le même marché, de deux lignes se faisant concurrence entre elles et créant une émulation de réduction, pour répéter une expression dont je me suis déjà servi dans cette discussion.

Ainsi, messieurs, si le fret a été réduit sur une ligne, ce n’est pas une raison pour empêcher une nouvelle ligne de se former et donner lieu à une réduction plus considérable encore.

Mais, messieurs, ce qui prouve que les craintes des concessionnaires des canaux français ne sont pas une supposition de ma part, c’est la situation financière de la Scarpe. Savez-vous, messieurs, où en sont les actions de la Scarpe ? Les actions de la Scarpe étaient montées jusqu’à 1,575 francs l’action de mille francs ; je pourrais citer des banquiers chez lesquels on a, en 1838, acheté des actions de la Scarpe à ce taux ; lorsque le bruit s’est répandu que probablement le prolongement du canal de Roubaix serait concédé en Belgique, la baisse a commencé, en même temps que la crise industrielle (car je veux tenir compte des deux motifs, mais il faut qu’on me tienne également compte des deux motifs et qu’on n’attribue pas exclusivement la baisse à la crise industrielle.) Le 9 novembre dernier, jour où l’adjudication du canal de l’Espierre eut lieu, les actions de la Scarpe étaient à Lille à 1,200 francs.

Lorsque la question du canal de l’Espierre eut soulevé une discussion dans cette enceinte, l’espoir de voir ce canal rencontrer de nouvelles difficultés fit remonter les actions de la Scarpe ; elles sont revenues à 1,300 francs environ. Voici ce qui m’est arrivé le lendemain du jour de l’adjudication du canal de l’Espierre :

Une personne de Lille, qui me faisait l’honneur de venir me voir pour m’entretenir du chemin de fer, fut naturellement amenée à me parler du canal de l’Espierre, et voici ce qu’elle me dit : « J’étais un des actionnaires de la Scarpe ; j’avais 25 actions ; lorsqu’il, il y a un an et demi fut décrétée la nouvelle enquête, j’ai eu des craintes, et lorsque, d’après les renseignements que j’avais pris, j’ai prévu que le canal serait probablement concédé en Belgique, j’ai vendu mes actions à 1,500 francs, et bien m’en a pris. »

Voilà des faits, messieurs, qui constatent à l’évidence que les intérêts qui seront véritablement lésés sont des intérêts français ; ce sont les intérêts des concessionnaires des canaux français, les intérêts des exploitations des houillères d’Anzin. Aussi, messieurs, si j’étais le grand concessionnaires des canaux français, voici ce que j’aurais fait, c’est une simple supposition de ma part : j’aurais fait dire à Ypres et à Courtray : « Empêchez le canal de l’Espierre, je ferai le canal de Bossuyt, c’est-à-dire, je prendra les actions que vous ne parviendrez pas à placer. » C’est, je le répète, une simple supposition de ma part.

Messieurs, ne croyez pas qu’après avoir tenu ce langage le canal de Bossuyt se serait fait ; il en eût été du canal de Bossuyt comme du canal dont l’honorable M. de Puydt vous a parlé hier, du canal de Mons à la Sambre, qui a atteint son but : il a empêché le chemin de fer d’Aumont.

L’honorable M. Dumortier vous a dit en second lieu que ce qui avait motivé son changement d’opinion, c’était l’ouvrage de M. Cordier, c’étaient les espérances que M. Cordier avait exprimées dans son ouvrage. Mais, messieurs, ces espérances, il faut les mettre en rapport avec les possibilités matérielles, et à cet égard, je ne répéterai pas tout ce que j’ai eu l’honneur de vous dire, tout ce que vous ont dit les honorables MM. Dolez et de Puydt, sur l’impossibilité matérielle qui existe d’enlever à la Belgique la navigation vers Dunkerque. Je vous rappellerai seulement, messieurs, que dans la première séance, j’ai eu soin de démontrer, la carte à la main, que la possibilité d’aller dès à présent à Dunkerque autrement que par les canaux flamands existe, et que si l’on ne profite pas de cette possibilité, c’est qu’elle ne procure aucun avantage.

L’honorable préopinant allègue comme troisième motif à l’appui de son changement d’opinion, le tort que le canal de l’Espierre ferait au régime de l’Escaut.

Je pourrais dire ici que l’honorable membre est en contradiction avec lui-même, puisqu’en 1832 il conciliait parfaitement ces deux opinions, alors qu’il était partisan du canal de l’Espierre, tout en se montrant adversaire de la canalisation de l’Escaut.

M. Dumortier – Ce n’est pas le troisième motif que j’ai allégué, je me suis borné à dire que le canal de l’Espierre ne procurait aucun avantage, et que le canal de Bossuyt devait, au contraire, nous ouvrir un nouveau marché.

M. le ministre des travaux publics (M. Nothomb) – Soit ; j’accepte ce troisième motif ; mais ce troisième motif n’en est pas moins en contradiction ; si le canal de l’Espierre doit porter atteinte au régime de l’Escaut, le canal de Bossuyt doit porter également atteinte à ce régime, car, à l’égard de l’Escaut, les conditions des deux canaux sont identiques. La raison donc qui porte l’honorable membre à repousser le canal de l’Espierre devrait également le porter à repousser le canal de Bossuyt. Mais, dit-il, la loi est faite ; le barrage d’Autrive est autorisé. Mais si l’on vient demander un barrage pour le canal de l’Espierre, vous le repousserez, en prouvant qu’il a suffi de couper en deux à Autrive le grand bief de Tournay à Audenaerde ; et vous ne manquerez pas de raisons pour le soutenir.

Messieurs, j’ai cru devoir examiner les trois motifs par lesquels l’honorable membre vous a expliqué son changement d’opinion. Il a ensuite abordé la convention en elle-même ; mais l’honorable membre ne me paraît pas avoir détruit les raisons que j’ai données pour soutenir que le gouvernement n’avait qu’usé de son droit en concédant le canal d l’Espierre, en donnant à cette concession la sanction d’une convention conclue avec un gouvernement voisin : la forme qu’il a donné à l’exercice de son droit ne change pas le droit en lui-même.

Je dois me borner à renvoyer la chambre aux explications écrites sur une des questions qui m’ont été posées dans la séance du 20 décembre dernier. Je dirai en terminant qu’il n’existe aucune disposition réglementaire qui fixe un délai pour la mise en adjudication. Je repousse donc toutes les suppositions qu’on a faites à cet égard pour expliquer ma conduite. Si j’ai fixé à 18 jours de délai l’adjudication, c’est que ce délai m’a paru suffisant. Si au jour de l’adjudication, je me suis refusé à un nouvel ajournement, c’est que cet ajournement, tardivement demandé, m’a paru inutile et dangereux ; je désire ne pas en dire davantage ; j’ajouterai seulement que je n’entends être le jouet de personne.

M. Van Cutsem – Messieurs, M. le ministre des travaux publics vous a demandé si le nouveau royaume de la Belgique renfermait, comme le royaume des Pays-Bas, deux populations ayant des sentiments et des intérêts contraires, et s’il était réservé à la Belgique régénérée d’offrir la contrepartie de l’ancien royaume des Pays-Bas ; à mon tour je me permettrai de demander à M. le ministre ce qui peut l’avoir porté à croire que les Flandres veulent séparer leurs intérêts de ceux du Hainaut, alors que tous les orateurs qui ont pris la parole pour défendre les Flandres se sont seulement opposés à la construction du canal de l’Espierre, parce qu’il devait enlever à la province du couchant de Mons des débouchés que le canal de Bossuyt lui aurait donnés si le gouvernement avait stipulé dans le traité conclu avec la France des garanties telles que le canal de Bossuyt serait devenu possible avec ces mêmes garanties ; oui, j’ose le dire, moi et mes honorables collègues qui avons parlé à la chambre sur la question du canal de l’Espierre, nous n’avons pas eu d’autre but que celui de montrer à nos concitoyens des provinces wallonnes, à nos frères du Hainaut, qu’ils ont le même intérêt que nous à repousser le canal de l’Espierre, comme le gouvernement veut le donner à la Belgique, parce que ce canal les privera comme nous d’une nouvelle voie de communication avec des parties du pays où ils n’ont encore aucun accès, tandis que le canal de l’Espierre ne sera pour eux qu’une troisième ou quatrième route vers des lieux où on consomme déjà une grande quantité de leurs produits, une route, comme dit M. le ministre des travaux publics, de concurrence, c’est-à-dire une route où les seuls intérêts des concessionnaires seront en jeu, sans que le producteur y trouve le moindre avantage.

Nous avons donc voulu et nous n’avons pu vouloir autre chose, si ce n’est de prouver, à nos concitoyens du Hainaut que nous avions le même intérêt qu’eux dans la discussion qui s’agite en ce moment au parlement belge sur le canal de l’Espierre, loin de vouloir nous séparer d’eux, et nous devions le faire pour empêcher M. le ministre des travaux publics de nuire à nos intérêts communs en nous disant, et ce que nous avons déjà dit, nous le disons encore aux députés du Hainaut de se pénétrer de cette vérité que nos intérêts sont les leurs et nous les prions de nouveau de se joindre aux députés des provinces flamandes pour faire voir au gouvernement ou au ministre des travaux publics que d’avides spéculateurs ont trompés, quand on les a portés à consentir à la construction du canal de l’Espierre, à cette voie de communication qui doit faire tant de mal à nos commettants communs, parce qu’elle rend impossible une autre voie beaucoup plus utile au pays.

Député du Hainaut et des Flandres, faisons tous nos efforts pour montrer au gouvernement que ce canal de l’Espierre sans celui de Bossuyt est contraire aux intérêts du Hainaut bien entendus, comme à ceux de tout le pays ; rendons à la discussion que nous avons aujourd’hui sur le canal de l’Espierre sa véritable importance qu’on a cherché en vain à lui ravir ; ne laissons pas réduire une affaire aussi majeure aux mesquines proportions de l’intérêt privé, plaçons-là sur son véritable terrain, sur ce terrain d’où l’on n’aurait jamais dû la faire descendre ; traitons cette question comme un objet auquel toute la nation a intérêt et défendons nos droits contre un peuple voisin qui veut nous enlever une branche de notre prospérité, pour en jouir lui-même à nos dépens.

Je commencerai par vous demander, à vous les représentants de Gand, de Bruges et d’Ostende, qu’on a voulu rendre hostiles au canal de Bossuyt, si la question de constitutionalité que nous avons soulevée dans la discussion sur le canal de l’Espierre n’est pas tellement importante, tellement grande, que vous deviez oublier, les uns, pour un moment que le canal de l’Espierre doit vous procurer quelques avantage, et les autres que celui de Bossuyt pourrait vous enlever dans le lointain une navigation que la France vous prendra au moyen du canal de l’Espierre que vous allez lui concéder ; tout le bien et le mal qui peuvent résulter du canal de l’Espierre et de Bossuyt ne sont rien à côté de la grave question de la constitutionnalité de la concession qui l’accorde à la France et cela est tellement vrai que le ministre eût-il fait, en accordant à la France le canal de l’Espierre, la chose la plus utile au pays, qu’il devrait encore être blâmé pour avoir méconnu les droits de la représentation nationale en la donnant, sans l’assentiment des chambres, à un pays étranger.

J’ai, dans un premier discours, traité la question constitutionnelle ; mon honorable collègue M. Doignon l’a traitée beaucoup mieux que moi ; d’autres orateurs ont encore démontré avec nous que le canal de l’Espierre ne pouvait se faire sans le consentement des chambres ; et qu’a répondu M. le ministre des travaux publics, qui est le seul de tous les orateurs qui ne partagent pas notre opinion dans la discussion du canal de l’Espierre qui ont traité cette question ? Il nous a dit, pour prouver qu’il avait le droit de concéder le canal de l’Espierre sans l’assentiment des chambres, qu’il avait déjà fait construire plusieurs routes qui communiquent avec l’étranger sans l’assentiment des chambres. De pareils arguments ne sont rien pour moi ; en effet, parce que vous auriez fait une chose que vous n’avez pas le droit de faire, perdrai-je, moi représentant de la nation, la faculté de vous dire, quand vous voulez passer pour la onzième fois à la perpétration d’un acte illicite, que la constitution et que la loi vous défendent de le passer ? Non, mille fois non, les droits constitutionnels sont au nombre de ceux qui ne se prescrivent pas.

Que vous ne pouvez pas concéder le canal de l’Espierre sans l’assentiment des chambres, cela résulte de ce qu’il ne vous était pas loisible de le faire sans l’intervention de la France ; de ce qu’il ne constitue pas une voie de communication intérieure, seule permise au gouvernement par la loi du 15 juillet 1832, de ce que ce canal n’ayant été déclaré d’utilité publique par la commission d’enquête que sous certaines conditions, dont l’existence était impossible sans que vous fissiez un traité de commerce avec la France ; l’honorable M. Doignon vous l’a si bien démontré que je ne pourrais que répéter ce qu’il vous a dit pour l’établir, et je m’en garderai bien pour ne pas affaiblir ses arguments en les faisant passer par ma bouche. M. le ministre des travaux publics n’a pas refusé les arguments de M. Doignon, de M. Angillis ; et aussi longtemps qu’il ne me montrera pas qu’il avait le droit de faire le canal de l’Espierre autrement qu’en me disant qu’il a dans d’autres circonstances agi de même, ou qu’il pouvait concéder le canal d’Espierre en vertu de la loi sur les concessions de péage sans démontrer qu’il le pouvait même dans le cas tout exceptionnel du canal de l’Espierre, je dirai avec mes honorables collègues que M. le ministre a violé la constitution en concédant le canal de l’Espierre sans demander l’assentiment des chambres.

S’il en est ainsi, mes honorables collègues du Hainaut, de Gand et d’Ostende, n’est-il pas vrai que tout le pays a intérêt à la discussion qui s’agite à présent à la chambre ? Mais il ne me suffit pas de vous avoir prouvé que la question intéresse à un haut point nos libertés publiques, je vais encore prouver que le canal de Bossuyt, si la législature le décrétait, procurerait de plus grands avantages au Hainaut, auquel nous voulons même concéder le canal de l’Espierre, si on nous accorde des garanties pour celui de Bossuyt ; je prouverai que oui, le Hainaut gagnera beaucoup plus à la construction de ce dernier canal qu’à celui de l’Espierre, et que si le canal de Bossuyt peut enlever à une époque lointaine, aux canaux de la Flandre qui ont aujourd’hui la navigation sur Dunkerque, cette même navigation, que le canal de l’Espierre, tel qu’on l’accorde aujourd’hui à la France aura à une époque beaucoup plus rapproché ces mêmes résultats pour les canaux de Gand, de Bruges et d’Ostende.

Pour prouver que le canal de Bossuyt procurera de plus grands avantages au Hainaut que le canal de l’Espierre, je dis que l’on ouvrira au Hainaut de nouveaux débouchés pour ses charbons et pour ses chaux et autres produits, tandis que l’autre ne fera que lui donner accès à un marché qu’il possède déjà, et que la France ne lui permettra pas d’approvisionner d’une quantité de produits belges supérieure à celle que nous y faisons déjà arriver aujourd’hui, parce qu’elle ne pourrait le faire sans nuire à ses propres usines.

Que dit M. le ministre des travaux publics pour que les députés du Hainaut ne soient pas frappés de l’utilité du canal de Bossuyt, pour que cette nouvelle communication ne captive pas toute leur attention ? Il diminue le marché de la haute Lys et il conduit à une consommation de trente-cinq mille tonneaux, tandis qu’il augmente considérablement celle de Roubaix.

Comment, M. le ministre, les habitants du pays que parcourt la haute Lys belge ne consomment que trente-cinq mille tonneaux de charbons, tandis qu’une ville d’une population de dix-huit mille âmes, Roubaix, en consommerait cent mille tonneaux ? Cela n’est pas admissible.

Comment, la consommation de Lille, d’une ville commerçante, industrielle ne va pas, d’après des relevés officiels, à plus de 67,600 tonneaux par an ; et vous voudriez porter celle de Roubaix à 100,000 ? C’est une erreur de chiffres.

A présent, messieurs, que je vous ai prouvé que la consommation que M. le ministre attribue à la ville de Roubaix, peut être réduite sans exagération à quarante mille tonneaux, je me permettra de dire à M. le ministre que la consommation de charbons sur le littoral et dans les dépendances du littoral de la haute Lys belge, est bien plus forte qu’il ne l’a cru, parce qu’en portant la consommation à 33,000 tonneaux, il a perdu de vue que les charbons arrivent encore à Courtray par d’autres voies que par bateaux ; qu’ils y sont transportés aussi par chariots ; et c’est ainsi qu’en 1839 6,000 chariots chargeant au moins chacun le poids de huit tonneaux sont passés par la seule ville de Courtray, sans compter ceux qui ont pris les routes qui se trouvent sur la chaussée de Courtray à Tournay avant d’arriver à Courtray ; en ajoutant aussi 33,000 tonneaux de charbon dans toutes les matières du Hainaut qui ont été transportées par axe dans les pays de la haute Lys belge, vous n’aurez pas trente cinq mille tonneaux, mais vous aurez cent cinquante mille tonneaux.

Ce chiffre est élevé sans doute, mais la consommation des charbons peut encore augmenter considérablement dans les dépendances du pays de la haute Lys belge, et mes adversaires seront obligés d’en convenir avec moi, parce qu’ils ne pourront pas nier que si Ypres et l’arrondissement de ce nom, qui comptent une population de plus de cent mille âmes, avaient des voies de communication pour recevoir leurs charbons à moindre frais, ils brûleraient du charbon au lieu de consommer du bois, quoiqu’il soit augmenté de plus de 50 p.c., leur revient encore à meilleur marché que nos houilles du couchant de Mons ; si je vous disais que, dans la plupart des maisons d’Ypres, on emploie dans les cuisines du bois au lieu de charbons, vous ne pourriez pas le croire, et je ne vous dirais cependant que la vérité.

Ajoutez à présent au chiffre déjà donné celui que vous pourrez obtenir par une consommation à faire par plus de cent mille âmes, et vous direz, j’en suis sûr, avec nous, que le canal de Bossuyt serait beaucoup plus utile au Hainaut que celui de l’Espierre, et qu’il faut le créer soit par concession, soit aux frais de l’état.

C’est un pareil canal que l’on veut sacrifier à des intérêts étrangers, c’est d’un pareil canal qu’on veut contester l’utilité publique.

Alors que nous la démontrons jusqu’à la dernière évidence, alors que la commission d’enquête a reconnu cette même utilité, si j’ai la mémoire bonne, à l’unanimité, tandis que la même commission d’enquête n’a déclaré l’utilité publique du canal de l’Espierre que par 7 voix contre 7, alors que dans cette commission d’enquête il y avait parmi les sept membres qui ont admis l’utilité du canal de l’Espierre un sujet français, qui n’avait sans doute pas le droit de se prononcer sur une question d’utilité publique. Si sept membres de la commission d’enquête ont déclaré que le canal de l’Espierre n’était pas d’utilité publique et que six seulement ont dit qu’il l’était, on a bien mauvaise grâce de contester l’utilité publique d’un canal dont toute la commission a reconnu l’utilité.

Vous aurez déjà sans doute, messieurs, fait justice de l’argument employé par l’honorable M. de Puydt pour établir que la commission d’enquête a admis l’utilité publique du canal de l’Espierre par douze voix contre sept : M. de Puydt, pour prouver que douze membres ont reconnu l’utilité du canal de l’Espierre, dit cinq membres se sont abstenus ; or, s’ils avaient été contre le canal de l’Espierre, ils se seraient prononcés, donc ils ont été pour le canal. Ce raisonnement est très logique d’après l’honorable représentant, mais que me dirait-il si je lui disais douze membres de la commission ont été contre l’utilité publique du canal de l’Espierre, parce que cinq membres se sont abstenus ; or, s’ils avaient été pour le canal de l’Espierre, ils se seraient prononcés, donc ils ont été contre ce canal.

Rentrons donc dans ce qui est raisonnable, et disons que les cinq membres qui se sont abstenus ne peuvent être comptés ni pour ni contre l’utilité publique, et s’il en est ainsi, l’honorable M. de Puydt contestera l’utilité publique d’un canal admise à l’unanimité, et il dira qu’il est hors de doute que sept membres qui ont été d’avis que le canal de l’Espierre n’était pas d’utilité publique doivent la céder à six membres qui avaient une opinion contraire.

Pour prouver que le canal de Bossuyt peut être utile à la Belgique, l’honorable M. de Puydt a exagéré les difficultés à vaincre, pour faire un canal dans un pays plat qui ne manque pas d’eau ; il vous a parlé de dépenses beaucoup plus considérables que celles que nécessiterait la construction du cana de Bossuyt ; enfin il a porté à 40,000 tonneaux le charbon à transporter par cette voie de communication, tandis que je vous ai prouvé qu’elle pourrait s’élever à trois cent mille tonneaux.

Le canal de Bossuyt à Courtray sera un canal qui ne demandera pas de travaux d’art, et on a prouvé dans le temps, que lorsque M. Debrock avait dit à l’ancien gouvernement que son exécution était impossible, elle n’était même pas difficile, de même que c’était à tort que le capitaine Hallewyn qui avait été chargé, après M. Debrock, de faire le plan du canal de Bossuyt à Courtray, avait fait figurer sur le plan de ce canal un tunnel à construire dans une vallée pour faire passer les bateaux au-dessus des diligences qui auraient circulé sur le pavé qui se serait trouvé sous ce tunnel ; je vous le demande, s’il est possible, quand on est de bonne foi, de faire figurer un tunnel sur le plan d’un canal qui doit traverser une vallée ?

Ce n’est donc pas le canal de Bossuyt qui a été inventé pour empêcher l’exécution du canal de l’Espierre, mais ce sont les difficultés de construction du canal de Bossuyt qui ont été imaginées pour nous enlever à jamais le canal le plus utile que la Belgique puisse voir creuser sur son sol.

L’honorable M. de Puydt dit que le perfectionnement des canaux français entre Aire et Dunkerque n’est pas possible. M. le ministre des travaux publics ne va pas si loin, il dit seulement qu’il n’est pas vraisemblable ; pour prouver que l’un et l’autre de ces orateurs peuvent se tromper dans l’opinion qu’ils ont sur les canaux français situés entre Aire et Dunkerque, je me permettrai de vous mettre sous les yeux ce que M. Dufaure, ministre secrétaire d’état au département des travaux publics en France, a dit dans le rapport qu’il a fait le 31 décembre 1838 sur la situation des travaux publics dans ce pays.

Ce ministre français a dit : « On distingue en France sept bassins principaux dans chacun desquels le fleuve dont il porte le nom forme une ligne magistrale, une grande artère sur laquelle viennent s’embrancher les divers affluents.

« Le bassin de l’Escaut est le moins étendu ; mais sa population moyenne est de 2,363 individus par lieue carrée, c’est-à-dire qu’elle est dans le rapport de 5 à 2 avec la population moyenne de la France. Ce bassin est d’ailleurs celui où la navigation a reçu le plus de perfectionnement : partout maintenant elle y est rendus ou elle y sera très prochainement rendue facile au moyen d’écluses à sas.

Ce bassin se compose entre autres canaux et rivières :

6° De la navigation de la Scarpe entre le canal de la sensée et celui de la Deule ;

7° Du canal de la Deule depuis la Scare jusqu’au canal de la Bassée ;

9° Du canal de Neuffossé ;

10° De la navigation de l’Aa, entre le canal de Neuffossé et celui de Bourbourg ;

11° Du canal de Bourbourg depuis l’Aa jusqu’à Dunkerque.

L’Aa doit être pendant l’hiver un bassin de desséchement ; pendant l’été un réservoir d’eau pour l’arrosage des wateringues ; à toutes les époques de l’année, une rivière navigable pour atteindre ce triple but, l’Aa dont la surface s’étend maintenant suivant un même niveau depuis Saint-Omer jusqu’à Gravelines, sera partagée en deux biefs ; une écluse composée de deux sas inégaux, placés à l’extrémité du Haut Pont, à Saint-Omer, soutiendra les eaux à une hauteur de 1 mètre 65 centimètres dans le port de la ville et sous le busc d’aval de l’écluse de Saint-Bartin. Le grand sas sera destiné au passage de Belandres, l’autre servira à l’écoulement de la rivière et au passage des petits bateaux. Un canal particulier, ouvert sur la rive gauche et communiquant librement avec l’Aa, sera spécialement affecté à la navigation des bateaux que l’on ne pourrait sans inconvénient, à raison de leur grand nombre, astreindre à traverser l’écluse.

Le niveau du bief inférieur, depuis le faubourg du haut Pont à Saint-Omer, jusqu’à Gravelines, a été déterminé par des expériences de manière à préserver particulièrement à l’époque des crues, les wateringues des inondations.

Le tirant d’eau nécessaire à la navigation est obtenu au moyen de curages et d’approfondissements, exécutés depuis la nouvelle écluse jusqu’çà l’embouchure du canal de Bourbourg.

Le montant des adjudications ou des évaluations s’élève à 725,258 francs 31 centimes.

Les crédits ouverts en 1838 pour la navigation de l’Aa se montent à 550,000 francs.

Après la citation de pareils actes, il me paraît que ce serait se refuser à l’évidence que de ne pas croire au perfectionnement des canaux français ; aussi, j’ose croire que vous ne serez pas seulement convaincus, comme nous, que ces canaux sont possibles, mais que vous aurez aussi comme nous la certitude qu’ils s’effectueront pour approvisionner une partie de la France de charbons français, où aujourd’hui on consomme des charbons anglais et belges ; lorsque le besoin s’en fera sentir pour les houillères françaises.

Vous devez encore comprendre, messieurs, que le canal de Bergues à Saint-Venant ou à Hazebrouck par la vallée de la Peine et de l’Yser étant possible, procurerait aux Anglais l’avantage inappréciable pour eux et pour les consommateurs, de pouvoir arriver de Dunkerque dans la Lys et l’Escaut, à Roubaix, à Lille, à Tournay même, avec leurs houilles et leurs autres produits, avantages qu’ils n’ont pas aujourd’hui par les petits canaux français existants.

Ce que je viens de dire à présent, prouve que l’honorable comte de Muelenaere ne s’est pas mis en contradiction avec lui-même, comme l’a dit l’honorable ministre des travaux publics, lorsque, dans une partie de son discours, il a dit que le charbon anglais ne pouvait arriver dans l’intérieur du département du Nord, et que dans une autre il a avancé que rien n’était plus facile que d’améliorer les lignes de navigation entre Lille et la mer pour faire recevoir le charbon anglais dans ce même centre du département du Nord. Si l’honorable comte s’était servi des phrases que M. le ministre des travaux publics vient de lui attribuer, il est évident qu’il se serait mis en contradiction avec lui-même ; mais comme M. de Muelenaere a exprimé son idée tout autrement que M. le ministre des travaux publics ne l’a comprise, il ne s’est pas mis en contradiction avec lui-même ; en effet, M. de Muelenaere a répondu à M. le ministre des travaux publics qui veut le canal de l’Espierre pour éviter la concurrence des charbons anglais sur le marché du centre du département du Nord, que dans l’état actuel des choses, cette concurrence n’était pas à redouter, parce qu’aujourd’hui, il ne peut arriver qu’avec des frais tels, dans le département du Nord, qu’on peut dire avec raison que l’accès lui en est interdit, tandis qu’une fois qu’on aura pu, à l’aide du canal de l’Espierre, améliorer la navigation intérieure de la France sur Dunkerque, les charbons anglais pourront pénétrer facilement jusqu’au centre du département du nNord et y faire une concurrence désavantageuse aux nôtres.

Telle a été l’idée de M. de Muelenaere, et c’est ainsi que je l’ai comprise, sans doute avec toute la chambre ; qu’y a-t-il à présent de contradictoire dans une pareille pensée ? pour moi, je n’y vois rien que de très rationnel.

Voilà donc ce canal de l’Espierre, qui devait assurer à la Belgique une consommation certaine et indépendante de ses charbons, dans le centre du département du Nord, qui va fournir à l’Angleterre le moyen de faire concurrence à nos charbons dans ce même département du Nord. L’examen de cette question me conduit à une autre question, celle de savoir si le canal de l’Espierre sera pour la Belgique comme nous l’a appris M. le ministre des travaux publics, une voie indépendance pour arriver au marché de Lille, et encore une fois je prétends que l’Espierre ne nous donnera pas cet avantage, puisqu’il est évident que l’existence du canal de l’Espierre dépend d’une seule ordonnance royale, qui eut être rendue dans le pays même où nous voulons faire concurrence à une industrie nationale.

Si le canal de l’Espierre ne procure pas aux houillères du couchant de Mons une voie indépendante pour arriver à ce marché, que leur donnera-t-il ? M. le ministre des travaux publics convient lui-même que ce serait méconnaître toutes les idées de l’industrie, que de supposer que nos rivaux resteront en France dans l’inaction, quand nous faisons des efforts pour arriver plus vite et à moindres frais au marché commun ; c’est parce que nos rivaux ne resteront pas dans l’inactivité, attendu qu’ils améliorent chaque jour leurs canaux et qu’ils font des routes de fer pour abréger les distances qui les séparent de quatre lieues de plus que nous du marché commun, que nous avons dit que le canal de l’Espierre ne procurera aucun avantage aux houillères du couchant de Mons, qui par la concurrence qu’on leur fera en France ne pourront jamais fournir plus de la moitié du combustible dont on a besoin aujourd’hui dans ce pays, et que nous osons assurer que cette belle voie de l’Espierre, si elle devait l’emporter sur les canaux français ne jouirait pas longtemps de cette supériorité, parce que, malgré son indépendance, elle n’est pas tellement indépendante, qu’elle seraient à l’abri d’un droit de douane qui la mettrait à l’instant sur la même ligne ou en dessous des houillères françaises.

Mais, dira-t-on, si l’Espierre n’est pas utile à la Belgique, il ne lui fera aucun tort ; si je pouvais admettre ce raisonnement, je n’aurai pas pris la parole dans une discussion déjà assez longue, je ne me serai pas fatigué à faire un long travail, je me serai tu.

En démontrant que les canaux français peuvent être améliorés, qu’on peut en creuser de nouveaux, j’ai prouvé que l’Espierre, avec les garanties stipulées dans le traité du 27 août 1839, peut nous enlever notre navigation sur Dunkerque et qu’il peut encore enlever pour l’avenir au canal de Bossuyt cette même navigation sur Dunkerque et même l’approvisionnement de la haute Lys belge.

Je n’ai pas encore une fois en ceci une opinion conforme à celle de M. le ministre des travaux publics, qui prétend que les garanties stipulées dans le traité du 27 août 1839, entre le Roi des Français et le Roi des Belges, sont suffisantes pour assurer la navigation qui devait se faire par le canal de Bossuyt, et voici pourquoi : c'est que la consignation doit s’effectuer au préalable, quand même le bateau déclarerait ne pas aller à Dunkerque, et que le batelier doit prouver qu’il n’y a pas été pour recevoir la somme consignée, et c’est enfin parce que, lorsqu’il y a doute sur l’exactitude des pièces qu’il présente d’après l’article 4, on est autorisé à surseoir à la restitution de la consignation.

Je réponds à M. le ministre que cette garantie est bien faible ; qu’elle n’en est même pas une ; en effet de deux choses l’une, ou les employés français donneront ou ne donneront pas de certificat pour constater que les bateaux n’ont pas été à Dunkerque ; s’ils en remettent, ils ne viendront pas se dédire, et s’ils ne viennent pas se dédire, quel sera le tribunal qui jugera de la validité des certificats, et s’ils n’en remettent pas, alors il n’y a plus aucune difficulté, alors le concessionnaire du canal de Bossuyt aura vingt-cinq centimes, que le batelier qui emploiera l’Espierre sera toujours heureux de pouvoir lui payer pour éviter un droit de 3 francs 25 centimes, plus qu’il aurait à acquitter par tonneau pour entrer par le canal de Bossuyt en France.

Ensuite que peut-on attendre d’une administration de douane étrangère à la Belgique, quand chacun sait que toutes les douanes ne prennent à cœur que les intérêts du pays où elles se trouvent, et lorsqu’on dit qu’il y a en Europe des douanes qui convient les marchandises sur lesquelles on accorde des primes d’exportation jusqu’à la frontière, pour les faire entrer en fraude dans des pays voisins.

M. le ministre des travaux publics s’est exprimé, en parlant des garanties du canal de l’Espierre, comme si tous les bateaux entrant à Dunkerque étaient tenus de payer 25 centimes au profit du concessionnaire du canal de Bossuyt, et en cela il se trompe, puisque l’article 2 de ce traité ne stipule ce droit que dans le cas où les bateaux déchargent leurs cargaisons sur des parties du territoire français situés au-delà de Watten ou de Cassel, dans l’hypothèse du canal d’Hazebrouck à Bergues ; or, j’ai déjà dit à la chambre que si le canal de Hazebrouck à Bergues ne se fait pas, les bateliers ne seront pas tenus de faire la consignation demandée, qu’ils ne devront pas faire également cette consignation si la France a fait un tout autre canal que celui qui joindrait les mêmes points d’Hazebrouk et de Bergues, ce qui leur serait facile pour soustraire ainsi sa navigation à tout tribut à percevoir sur elle par la Belgique.

M. le ministre pré »tend ensuite que ce traité du 27 août assure à la Belgique la navigation de la haute Lys belge, et pour prouver son assertion, il fait une division que jamais aucun géographe n’a faite avant lui ; il partage la Lys en basse Lys, en haute Lys et en Lys mitoyenne, et il dit que quand les membres de l’enquête ont demandé des garanties pour la navigation de la haute Lys, ils ont voulu seulement par là des garanties pour cette partie de la Lys où les deux rives sont à nous, et qu’ils ont voulu abandonner l’approvisionnement des villes belges qui se trouvent seulement sur un des bords de la Lys à l’industrie française ; je vous le demande, messieurs, s’il est possible d’admettre que des gens instruits comme ceux qui composaient l’enquête ont pu vouloir des faits si funestes au pays ? Vous ne le croirez pas plus que moi.

Je dois ajouter encore que le traité ne renferme aucune garantie pour la Lys ; en effet, ce n’est que dans l’hypothèse de l’établissement du canal de Bossuyt à Courtray, qu’il y aurait droit à payer par l’Espierre, et uniquement en aval de l’écluse de Commines, ce qui conserverait seulement au canal de Bossuyt, les villes de Verwick, de Menin, de Courtray et d’Haerlebeke ; car en aval de cette dernière ville, il y aurait, outre ce canal, la concurrence de la voie existante par Gand, mais dans le cas de non construction du canal de Bossuyt, il y a pleine liberté à l’Espierre de s’emparer de toute la navigation de la Lys jusqu’à Gand, s’il y a possibilité de faire assaut de péages et autres frais avec la voie gantoise, ce qui pourrait bien se faire, parce qu’on aurait toujours cet avantage qu’on n’aurait plus alors à descendre l’Escaut jusqu’à Gand et à traverser la ville pour aller approvisionner les villes et villages qui se trouvent le long de la Lys.

M. le ministre ne nous a pas dit non plus pourquoi, puisque les demandeurs en concession du canal de l’Espierre prétendaient qu’ils ne voulaient qu’un canal de débouché pour le centre du département du Nord et nullement pour la Lys et Dunkerque, il n’avait pas, en les prenant au mot, stipulé que les bateaux qui auraient débouché de la basse Deule dans la Lys, après avoir passé par les canaux de l’Espierre et de Roubaix, n’auraient pas dû ce droit spécial de 2 francs au profit du concessionnaire du canal de Bossuyt, tandis qu’à présent le canal de l’Espierre n’est imposé qu’en faveur de celui de Bossuyt qu’en aval de Commines.

M. le ministre n’a pas encore appris à la chambre ce qui l’avait empêché de lui soumettre l’avis du conseil des ponts et chaussées, qui avait voulu comme moi, par le canal de Bossuyt, les garanties dont je viens de parler.

Que M. le ministre veuille bien nous dire aussi s’il ne pense pas comme nous que, pour conserver la navigation belge sur Dunkerque par les canaux flamands, la France aurait dû s’engager à porter désormais au même taux le droit d’entrée sur les charbons depuis la mer jusques et y compris le point de jonction du canal de Furnes à Dunkerque, en s’obligeant à ne jamais augmenter dans cette zone ainsi modifiée les droits de douane perçus aujourd’hui ; s’il ne pense pas comme nous, que dans cette dernière clause, il n’y a pas de garanties pour le canal de Bossuyt, pour la navigation qui se fait actuellement par les canaux flamands sur Dunkerque, parce que d’Halluin à la mer les droits à payer sont de 50 centimes par 100 kilogrammes, soit 5 francs par tonneau, tandis que d’Halluin à la Meuse, c’est-à-dire par le canal de l’Espierre et de Condé on ne paie que 5 centimes les 100 kilogrammes, soit 1 franc 50 centimes par tonneau, ce qui, avec les 25 centimes indiqués comme devant être consignés élèverait les droits à 1 franc 75 centimes donc en faveur de l’Espierre 3 francs 25 centimes, comme nous l’avons déjà dit.

En admettant donc pour un moment que le consommateur du centre du département du Nord nous menaçait d’abandonner nos houillères, nous ne lui livrons le canal de l’Espierre, alors encore je soutiens que le gouvernement a eu tort de le lui concéder avec les stipulations contenues au traité ; mais est-il bien vrai que le consommateur du centre du département du Nord ait pu nous faire cette menace, comme nous l’a dit M. le ministre des travaux publics. Ce haut fonctionnaire pose en principe qu’il faut le plus possible abréger le chemin entre la production et la consommation ; il fixe le lieu de la production en Belgique et le lieu de la consommation à l’étranger ; mais nous lui avons montré que le canal de l’Espierre ne peut pas faire concurrence à la Scarpe, que ce canal de l’Espierre ne peut pas servir à augmenter la consommation de nos charbon à Lille, devons-nous lui montrer encore que la France ne peut pas nous avoir menacés de prendre, comme M. le ministre le prétend, le charbon anglais, si nous n’abrégeons pas la route à parcourir du lieu de la consommation au lieu de la production, parce que si l’on devait permettre aux charbons anglais de pénétrer en France avec un droit inférieur à celui qu’ils paient actuellement, il enlèveraient en France la consommation de ses propres charbons. Le consommateur français n’a donc pas pu dire à son gouvernement, comme M. le ministre des travaux publics nous l’a représente : des sables d’Olonne à Dunkerque, de la mer à Halluin, vous avez élevé une barrière contre la houille anglaise ; le bassin d’Anzin paraissant néanmoins insuffisant, vous avez, à partir d’Halluin admis la houille belge a un faible droit d’entrée ; mais voilà la Belgique qui, tout en m’offrant ses produits, veut maintenir un système vicieux de transport ; de deux choses l’une : il faut changer le système de douanes pour me procurer la houille anglaise, ou le système de communication pour me procurer la houille belge.

Le consommateur français de Lille et de Roubaix n’a pas pu tenir ce langage à son gouvernement, parce que celui-ci aurait répondu comme je l’ai déjà dit, qu’il ne pouvait baisser les droits d’entrée sur les charbons anglais sans perdre les houillères de la France et qu’il ne pouvait lui donner des voies moins coûteuses que celles qui existaient déjà en France.

Le ministre dit encore que nous dépossédons la navigation étrangère, et les enquêtes faites en France prouvent qu’au moyen du canal de l’Espierre, ce pays aura de vastes communications jusqu’à la mer du Nord, et qu’il nous enlèvera notre navigation intérieure jusqu’à cette même mer du nord. Mais à quoi bon, dit M. le ministre des travaux publics, votre navigation vers Dunkerque que vous n’avez livré en 1838 que trente-six mille kilogrammes de houille sur le littoral de cette contrée ; je réponds à M. le ministre que depuis plusieurs années nous avons perdu quatre fois l’approvisionnement de Dunkerque pour la reprendre autant de fois, et que si nous le perdons une fois, nous pouvons le retrouver encore si par des voies de communications on ne nous l’enlève à tout jamais, comme on le fera en procurant à la France une vois plus directe sur le département du Nord.

L’Angleterre, aujourd’hui alliée à la France, peut ne plus l’être demain, et aussitôt on lui enlève une faveur qui n’est que le résultat de liens qui ont existé jusqu’aujourd’hui entre la France et l’Angleterre, pour nous en faire jouir à notre tour. Est-ce parce que la France veut nous priver pendant un certain temps d’un avantage dont notre pays a toujours joui, que nous devons encore surenchérir sur elle, et nous en priver à tout jamais ? Non, mile fois non.

M. le ministre a dit aussi que les 2,764 bateaux expédiés en 1838 de Mons au département du Nord, prendront le canal de l’Espierre au lieu de prendre les canaux français de la Deule et de la Scarpe et il prouve son assertion par le mémoire que le concessionnaire de la Deule a fait paraître en 1835, et dans lequel il a dit que le canal de l’Espierre pourrait éventuellement nuire aux canaux français dans le département du Nord. Mais encore une fois, que prouve le mémoire d’un concessionnaire fait en 1835 dans les circonstances toutes différentes de celles qui existent aujourd’hui, qui auraient peut-être modifié son langage, lorsqu’il a dit, pour la défense de ses intérêts personnels et de ceux des personnes qui avaient versé avec lui leurs capitaux dans une entreprise, que le canal de l’Espierre pourrait nuire aux capitaux français ? Rien à mon avis ; car il importe fort peu de connaître les moyens qu’un intérêt privé a cru devoir employer dans des circonstances autres que celles dans lesquelles nous nous trouvons aujourd’hui pour conserver ce qu’il regardait comme son droit.

Pour établir que la concession du canal de l’Espierre doit être utile à la Belgique, M. le ministre des travaux publics nous dit qu’il résulte des tableaux annexés au mémoire de M. Honnorez, que la recette réunie des canaux de la haute et basse Deule et de la Lys a été, en cinq ans, de 1,289,765 francs 76 centimes, et que le concessionnaire de la Scarpe, M. Bayard de la Vingtrie, croit que le canal de l’Espierre enlèvera à la Scarpe un revenu de 63,000 francs par an ; j’ai prouvé dans mon premier discours que la navigation se fera à plus bas prix par les canaux français que par le canal de l’Espierre, qu’en tous cas la navigation sur l’Espierre se ferait par batelier français. Que démontrent donc les arguments que M. le ministre déduit des recettes faites sur les canaux français ; rien, à mon avis, si ce n’est qu’en admettant comme vrai ce que M. le ministre a avancé, que ce sera M. Brame concessionnaire du canal de Roubaix qui touchera les recettes que font aujourd’hui Messieurs. Honnorez et Bayard de la Vingtrie, et nullement que les exploitants des houillères du couchant de Mons livreront plus de charbon à la France qu’ils n’en fournissent aujourd’hui.

Nous avons dit à M. le ministre qu’en concédant le canal de l’Espierre comme il l’avait fait, il avait sacrifié la navigation de la Lys en remonte par Gand vers Lille et Roubaix, et que les charbons que nous allions consommer à Courtray, à Menin, à Warneton, à Commines, à Poperinghe, à Lalebeke, à Roulers, à Wervick, à Ypres et, dans bien d’autres villes et communes des Flandres qui sont si populeuses, allaient transiter par la France et y payer un tribut direct et indirect, et le ministre nous répond que la Flandre occidentale n’ayant pas d’autre but que celui d’avoir le charbon à plus bas prix qu’elle le reçoit aujourd’hui, ses désirs sont accomplis puisqu’ils lui reviendront moins chers par le canal français de Roubaix que par la voie qu’ils prennent aujourd’hui, que par les canaux flamands.

Quand M. le ministre nous dit que les charbons nous parviendront à plus bas prix que par les canaux flamands, il perd de vue, lui, qu’il sacrifie immédiatement une très grande partie de la navigation de Gand, de Bruges, d’Ostende, tandis que si le canal de Bossuyt se faisait, il ne prendrait cette navigation que dans bien des années et seulement si la France continuait l’Espierre par un canal de jonction jusqu’à Dunkerque ; M. le ministre considère aussi comme de fort peu d’importance le fait que ces charbons mêmes doivent transiter par la France pour arriver en Belgique, qu’en passant par ce pays, ils peuvent d’un jour à l’autre être soumis à un droit de transit, que si la France, dans des circonstances données, a eu soin de droits protecteurs, elle peut imposer nos charbons à leur entrée en France, d’un droit tel qu’ils ne pourront plus nous être livrés à meilleur marché qu’aujourd’hui ; M. le ministre oublie encore que nos charbons, en transitant par la France, y payèrent, outre le tribut direct ou tribut indirect, celui de consommation pendant leur navigation en France, et enfin M. le ministre perd de vue le point le plus important de tous, quand il nous parle de nous faire livrer nos charbons par la France, c’est qu’en nous faisant livrer nos charbons par la France, le marché des charbons va s’établir à Lille, car autre chose est encore l’extraction des charbons et autre chose est sa vente : l’extracteur vend des produits au marchand et celui-ci au consommateur. Si M. le ministre considère encore ce fait comme sans importance, qu’il me soit permis de ne pas partager son avis, alors surtout que je puis vous citer l’exemple d’une nation voisine, la France, qui a fait l’impossible pour avoir chez elle un marché que nous avions il y a quelques années dans nos Flandres, je parle du marché de toiles des Flandres : passé quelques années, nous avions à Courtray le débit des toiles blanchies, chaque particulier vendait ce produit à des marchands français, italiens, espagnols et à d’autres encore ; le boulanger, l’épicier, le cabaretier étaient marchands de toile du plus au moins et gagnaient des sommes considérables sur la vente à la seconde main de ces produits de notre sol ; qu’a fait la France pour nous enlever ce marché ? Elle a, comme ces toiles étaient achetées pour être consommées chez elle, et que d’autres devaient passer sur son territoire pour parvenir à leur destination, au moyen d’une sage combinaison dans son tarif, dans lequel elle a fixé un droit différentiel sur l’introduction des toiles écrues et des toiles blanches, forcé le marché de l’acquéreur primitif au consommateur à se déplacer, et c’est ainsi qu’aujourd’hui, il n’y a pas un seul marchand dans nos Flandres qui livre directement à la consommation étrangère, et que malgré tous les efforts de cette classe d’industriels, le marché qui avant était à Courtray et dans d’autres villes de la Belgique se trouve actuellement à Lille, et que nous avons encore perdu avec ce marché le blanchissage des toiles naguère si florissant dans nos contrées.

Croyez-vous à présent que si ce second marché n’était pas productif pour la France, elle aurait fait tant d’efforts pour l’acquérir ? Mais, me direz-vous, le gouvernement belge pouvait-il empêcher que la France eût recours à cette mesure pour enlever une des branches de son industrie ? Je dois convenir que le gouvernement n’a pas pu maintenir ce marché chez nous, qu’il nous est enlevé par la force des choses, mais s’il n’a pas pu maintenir ce marché de toile à la Belgique, il pouvait lui conserver celui des charbons en refusant le canal de l’Espierre à la France, ou du moins en stipulant des garanties telles pour celui de Bossuyt, qu’elles devaient empêcher la France de devenir le marché des charbons consommés en Belgique.

Il vaudrait, sans aucun doute, mieux pour la Belgique qu’elle payât ses charbons plus chers, et que l’argent restât dans le pays, que de les acquérir à plus bas prix, et de voir rester son argent en France, par suite de tributs directs et indirects.

Vous voyez, donc, M. le ministre, que si le consommateur ne peut pas se plaindre directement d’avoir ses charbons à meilleur compte par la France, il peut s’en plaindre indirectement, puisque le commerce et l’industrie perdent de cette manière un bénéfice qui les mettait en positon, par le bénéfice qu’ils faisaient de payer ce produit à un prix plus élevé, et de les faire également payer à un taux plus élevé au consommateur de toutes les classes qui partagent avec eux une partie de ce bénéfice.

M. le ministre des travaux publics a encore dit à la chambre, pour trouver des adversaires du canal de Bossuyt, que ce canal n’avait pas seulement un but immédiat, celui d’amener le charbon de Mons plus économiquement sur la haute Lys belge, mais qu’il avait encore un autre but, qui n’est pas immédiat, c’est la jonction directe du Hainaut à la mer du Nord, et que s’il voulait donner l’éveil sur ce projet, que s’il voulait à son tour faire un appel aux passions populaires, il dénoncerait ce projet aux trois villes influentes des Flandres, à Gand, à Bruges et à Ostende ; qu’il leur dirait qu’on se réserve de créer une ligne navigable parallèle à la ligne actuelle, qu’il soulèverait contre Ypres et Courtray le reste des deux Flandres.

Nous répondrons à M. le ministre et uniquement dans l’intention de faire comprendre aux députés d’une partie des Flandres qu’on voudrait susciter contre l’autre, pour enlever plus facilement aux uns et aux autres plusieurs branches de leurs industries et de leur commerce, que si nous avons dit que le canal de Bossuyt étai le premier chaînon de cette vaste communication qui pourrait un jour, en cas de besoin, joindre le Hainaut à la mer du Nord, nous n’avons pas avancé que le canal de Bossuyt allait immédiatement et avant que le besoin s’en fît sentir, unir le Hainaut à la mer du Nord ; notre intention a seulement été de montrer à la chambre que si un jour la France améliorait ses canaux sur Dunkerque, nous pourrions, à l’aide du canal de Bossuyt, abréger la navigation qui se fait actuellement par les canaux de Gand et de Bruges, et nous le répétons encore aujourd’hui, avec l’intime conviction, que Gand, que Bruges, qu’Ostende aimeront mieux dans ce cas se voir déposséder d’une navigation que ces villes ont aujourd’hui, au profit d’une autre partie de la Flandre qu’au profit de la France.

Aussi nous espérons que M. le ministre, qui n’offre aux Gantois qu’une dépossession immédiate de toute la navigation de la Lys par la construction du canal de l’Espierre n’aura pas réussi à séparer des Flamands d’autres Flamands, qui ont un intérêt commun avant celui de leur localité, celui de la patrie, celui de leur mère commune ; oui, les Gantois, les Brugeois, les Ostendais comprendront comme nous que le canal de Bossuyt n’est pas un bien-être de localité, mais qu’il est un de ces biens dont toute la Belgique doit jouir, et c’est ce qui nous donne la persuasion qu’ils joindront leurs efforts aux nôtres pour nous le faire obtenir.

Je crois à présent, mes honorables collègues, avoir démontré par ces deux discours que j’ai prononcés dans cette enceinte pendant la discussion sur le canal de l’Espierre, que ce canal ne doit procurer aucun avantage à l’exportation des produits de notre sol, que ce canal tel qu’il a été concédé doit empêcher la construction du canal de Bossuyt éminemment nationale et utile au pays, et enfin que la constitution belge s’opposait à ce qu’il fût concédé sans l’assentiment des chambres, qu’il me soit permis à présent de m’emparer de ce que l’honorable comte de Muelenaere a dit à la chambre pour vous démontrer encore que, si l’Espierre devait obtenir, aux dépens de la navigation française, cette immense navigation que M. le ministre des travaux publics espère lui voir porter, que M. le ministre a eu bien grandement tort d’abandonner à d’autres concessionnaires un revenu considérable de près de cinq mille francs. Pour prouver la perte que le pays fait par la concession du canal de l’Espierre, je ne puis mieux faire que de vous donner lecture d’un passage de la brochure que les rédacteurs des annales du Hainaut nous ont adressé. Ce passage est conçu comme suit :

« M. de Muelenaere a dit que le ministère aurait dû ne faire qu’une seule et même concession des deux canaux de l’Espierre et de Bossuyt, ne pas adjuger l’un sans l’autre, et il assurait que leurs produits cumulés donneraient un beau dividende au concessionnaire. Il reprochait au gouvernement d’avoir sacrifié l’intérêt du trésor, en même temps que celui de l’industrie du pays, en concédant le canal de l’Espierre isolément, puisque, de l’aveu même des partisans de ce canal, il doit donner des produits immenses.

« On le voir, c’est en se plaçant sur le même terrain, que M. de Muelenaere est arrivé à cette conclusion. Que reste-t-il donc à faire ?

« Assurément notre conviction n’est pas changée, et la complète inutilité du canal de l’Espierre, pour desservir les marchés du département du Nord, ressort, pour nous, plus évidente encore, de la nouvelle discussion qui s’est établie, en même temps qu’il nous reste plus clairement démontré que ce canal est un obstacle infranchissable à l’ouverture du canal de Bossuyt à Courtray, dont la Flandre et le bassin houiller de Mons retireraient tant et de si précieux avantages.

« Mais nous tromperions-nous, et serait-ce bien le ministre des travaux publics qui est dans la vérité ? Alors il ne saurait échapper à cette accablante conséquence.

« Le canal de l’Espierre enlèvera, dit le ministre, aux canaux français tout l’approvisionnement des marchés du centre du département du nord, qu’il porte à 2,764 bateaux de 145 tonneaux chacun, soit ensemble : 400,780 tonneaux.

« Elle enlèvera l’approvisionnement de tout le marché de la haute Lys, et quoique ce marché, lorsqu’il y aura plus de facilité de l’approvisionner, doive augmenter considérablement, nous ne prenons que le chiffre que M. le ministre accuse pour les transports d’Haerlebecke à Armentières, ci : 35,000 tonneaux.

« Ensemble : 435,780 tonneaux.

« D’après l’adjudication de la concession on paierait 75 centimes 20/100 par tonneau à charge et le quart à vide ; dont, on peut compter, y compris le quart pour retour à vide, 544,725 tonneaux à fr. 0,75 20, ce qui donnerait un produit annuel de 409,633 francs 20 centimes. Or, ce canal, d’après l’évaluation du projet, doit coûter 1,100,000 francs, et l’on assure généralement qu’il ne coûtera pas 900,000 francs, supposons un million : le concessionnaire retirerait donc annuellement 41 p.c. du capital dépensé.

« Et le ministre des travaux publics, convaincu, comme il dit l’être, de l’importance du canal de l’Espierre, convaincu qu’il rapportera pendant 90 ans, 41 p.c. du capital dépensé, produit bien plus que suffisant pour payer les deux canaux de Bossuyt à Courtray et de l’Espierre, approuve l’adjudication de ce dernier seul, et fait sciemment un pareil cadeau à une compagnie, au lieu d’en profiter pour assurer l’exécution du canal de Bossuyt à Courtray ; cela est pour nous incompréhensible.

« Ainsi donc, de deux choses l’une, ou nous avons dit la vérité, le canal de l’Espierre est de toute inutilité, pour l’approvisionnement des marchés du département du Nord, et, par son inutilité même, il ne sera d’aucun produit ; dans ce cas, il ne faut pas le faire, puisque en venant enlever les marchés de la Lys, il doit empêcher l’ouverture du canal de Bossuyt à Courtray ; ou bien le ministre des travaux publics est fondé dans tout ce qu’il a affirmé, et alors les produits à espérer seraient tels, que, pouvant suffire à indemniser grandement de la confection des deux canaux, il faut n’en former qu’une seule entreprise, pour doter le pays de l’un et de l’autre.

« Dans la première comme dans la seconde hypothèse, il y a donc un motif également puissant pour que la législature belge évoque l’affaire et annule tout ce qui a été fait jusqu’à présent. »

Je le demanderai à présent à tous mes collègues, si tout le pays est ou non intéressé à la perte d’un revenu annuel de plus de cinq cent mille francs, revenu qu’on aurait encore pu augmenter en exigeant du concessionnaire du canal de Roubaix, en compensation de l’avantage qu’allait lui procurer l’Espierre, qui devait lui donner aussi à lui un intérêt de 41 p.c. de capitaux improductifs depuis tant d’années.

Ce n’est donc pas sans raison que nous mettons de l’importance à la décision de la question que nous discutons ; ce n’est donc pas sans raison encore que des députations, des pétitions ont réclamé contre la construction du canal de l’Espierre ; mais M. le ministre des travaux publics a perdu ces démarches de vue, puisqu’il révoque en doute que les Flandres réclament avec instance contre le canal de l’Espierre, parce qu’il va leur enlever leur belle navigation par les canaux flamands vers Dunkerque et leur navigation sur Lille et Roubaix par la Lys en remonte ; mais M. le ministre n’avait peut-être pas foi aux doléances des corps constitués, et pourquoi n’y croit-il pas, il vous l’a dit : C’est qu’en assistant le 1er décembre dernier à l’inauguration de la station intérieure du chef à Ostende, il n’a vu aucun mécontentement, comme si c’était au milieu d’une fête que les autorités cherchent toujours à embellir, qu’un ministre doit chercher à connaître l’esprit public, ou qu’il peut le connaître ; ce n’est pas le lieu où on doit entretenir le gouvernement des craintes et des souffrances du peuple, c’est dans le cabinet d’un ministre que de pareils faits doivent venir à sa connaissance, et c’est là aussi qu’on les lui a signalés.

Si les plaintes de l’arrondissement que je représente n’étaient pas fondées, si je ne voyais que les deux Flandres sont sur le point de faire des pertes immenses par le canal de l’Espierre, ma voix ne se serait pas fait entendre dans cette enceinte pour me placer sur la première ligne des adversaires du canal de l’Espierre ; j’ai rempli un devoir en prenant part à cette discussion, et si je suis un homme essentiellement gouvernemental hors de la chambre, je n’oublierai jamais qu’en homme d’honneur, j’ai encore une autre obligation à remplir dans ce lieu, celle de mandataire de la nation, et celle-là est la plus sacrée de toutes, je crois m’en être acquittée. Que la chambre juge, j’ai fait mon devoir. (A demain ! à demain !)

- La séance est levée à 5 heures.