(Moniteur belge n°339 du 5 décembre 1839)
(Présidence de M. Fallon)
M. Scheyven fait l’appel nominal à midi et demi. La séance est ouverte.
- MM. Dumont et Trentesaux, admis dans une précédente séance, prêtent serment.
M. le président annonce que la commission chargée de l’examen du projet de loi relatif aux primes pour construction de navires est composée de MM. Coghen, de Foere, de Langhe, de Potter, Donny, Rogier et Van Hoobrouck.
M. B. Dubus donne lecture du procès-verbal de la dernière séance dont la rédaction est adoptée.
M. Scheyven fait connaître l’analyse des pièces adressées à la chambre :
« Le sieur Gérard Van Kleef, ex-caporal du troisième régiment de chasseurs à pied, devenu infirme à cause de ses blessures, demande un secours ou une pension. »
« Trois soldats pensionnés pour cause de cécité, demandent à jouir des avantages de la loi du 24 mai 1838. »
- Ces pétitions sont renvoyées à la section centrale, chargée de l’examen du projet de loi relatif aux pensions militaires.
« Le sieur Frédéric Ronstorff demande que la chambre déclare que l’adjudication du canal de l’Espierre ne sortira pas ses effets, et qu’il sera procédé à une nouvelle adjudication en donnant aux personnes disposées à soumissionner du temps suffisant pour le faire. »
« Le sieur François Verrue-Lafrancq réclame l’intervention de la chambre pour que l’exécution du canal de l’Espierre ne puisse avoir lieu qu’après avoir été autorisée par la loi. »
« La chambre de commerce et des fabriques, à Courtray, adresse des observations contre le traité du 27 août dernier relatif au canal de l’Espierre. »
- La chambre ordonne le renvoi de ces trois pétitions à la section centrale du budget des travaux publics.
« La dame Marie Debontridder, veuve du sieur l’Orfèvre, membre de la légion d’honneur, demande le paiement de l’arriéré de la pension de son mari jusqu’à sa mort. »
- La chambre ordonne le dépôt de cette pétition sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur les pensions des légionnaires.
« Les habitants de la commune de Herbuemont demandent que, dans la nouvelle circonscription judiciaire, leur commune continue à faire partie du canton de Palisoeul. »
- La chambre ordonne le dépôt de cette pétition sur le bureau pendant la discussion du projet de loi relatif aux circonscriptions judiciaires.
« Les sieurs F. Schuschner, Geyer, Lomnitz et Buyckx demandent que la chambre s’occupe de leur demande en naturalisation. »
- Renvoi à la commission des naturalisations.
« La députation permanente du conseil provincial du Limbourg soumet à la chambre des représentants des observations sur la loi relative à l’instruction publique. »
- Pris pour notification.
« Des distillateurs et débitants de genièvre, domiciliés dans le canton de Grammont, demandent l’abrogation de la loi du 28 mars 1838, sur les débitants de genièvre. »
« Même pétition des distillateurs et débitants de l’arrondissement d’Alost. »
« Les distillateurs et négociants en gros de boissons spiritueuses de la ville de Diest demandent la suppression du droit d’abonnement pour le débit des boissons distillées. »
- La chambre ordonne le dépôt de ces trois pétitions sur le bureau pendant la discussion du budget des voies et moyens.
« Le sieur Bosquet, à Bruxelles, demande que la chambre lui fasse obtenir la place qu’il sollicite depuis 1830 dans l’administration des finances. »
« Trois fermiers de la commune de Wodecq (Hainaut) se plaignent du tort qu’ils éprouvent par le remblai d’une route nouvelle, et demandent que cet inconvénient vienne à cesser. »
« Le sieur F. Dierckx, agent d’affaires à Turnhout, adresse à la chambre un plan de canalisation du Demer. »
« Le sieur Théodore Halin, serrurier à Liége, demande une récompense pour services rendus et blessures reçues en 1830. »
« La dame Debie, veuve d’instituteur, demande une pension. »
« Le sieur Edouard Filleul, préposé de seconde classe dans la douane, demande que la chambre le fasse payer de ses appointements arriérés du temps pendant lequel il était malade. »
« Le sieur P.J. Roels, ancien employé de l’état, demande une place quelconque. »
« Le sieur Louis Acar, ouvrier de fabrique à Gand, se trouvant malade, demande que la chambre fasse obtenir un congé de six semaines à son fils, milicien de 1837, pour aider à sa subsistance. »
« Le sieur Rinkin, armurier à Ostende, réclame le paiement d’une somme de 444 francs 20 centimes qui lui est due pour réparations et entretien des armes de la garde civile.
« Le sieur Edouard Malfait adresse des observations sur l’impôt sur le sel. »
« Trois commis-greffiers de tribunaux de première instance de deuxième classe demandent une augmentation de traitement. »
« Les maîtres de carrières des Ecaussines, Soignies et Feluy, demandent une tolérance majorée de poids en hiver dans le transport, plus équilibrée avec celle d’été. »
- Ces pièces sont renvoyées à la commission des pétitions.
« Le sieur Jean-Baptiste-Napoléon Manuel, maréchal des logis au 1er régiment de cuirassiers, né en France, demande la naturalisation. »
« Le sieur Renier, maréchal-des-logis au 1er régiment de cuirassiers, né en Prusse, demande la naturalisation. »
« Le sieur Jean-Thierry Nickell, sergent-major au 5e régiment de ligne, né en Prusse, demande la naturalisation. »
« Le sieur Jules Roffian, maréchal-des-logis au 1er régiment de lanciers, né en Hollande de parents belges, demande à être relevé de la déchéance qu’il a encourue par ignorance de la loi, et demande la naturalisation. »
« Le sieur Balthazar-Henri Boulanger, à Arlon, né en Prusse, demande la naturalisation. »
« Le sieur Joseph Hemmerich, opticien à Arlon, né en Prusse, demande la naturalisation. »
« Le sieur Georges-Henry Beeckman, sergent-major au 2e régiment de ligne, né en Hanovre, demande la naturalisation. »
« Le sieur Vial, sergent au 2e régiment de ligne, né en Italie, demande la naturalisation. »
« Le sieur Jacob Buchser, sergent de la 2e compagnie du 2e régiment de ligne, né en Suisse, demande la naturalisation. »
« Le sieur André-Michel-Jospeh-Alexandre, sergent-major au 2e régiment de ligne, né en France, demande la naturalisation. »
« Le sieur Napoléon-Joseph Colignon, sergent au 2e régiment de ligne, né en Hollande, demande la naturalisation. »
« Le sieur Ant. Gillens, sergent au 2e régiment de ligne, né à Echternach (Luxembourg), demande la naturalisation. »
« Le sieur Jean-Baptiste Wenkler, adjudant sous-officier au 2e régiment de ligne, né en Suisse, demande la naturalisation. »
« Le sieur Guillaume Lefarth, sergent au 2e de ligne, né à Burange (Luxembourg), demande la naturalisation. »
« Le sieur Hilias Hess, sergent au 2e de ligne, né en Suisse, demande la naturalisation. »
« Le sieur Hilias Burga, sergé au 2e de ligne, né en Suisse, demande la naturalisation. »
« Le sieur Nicolas Sommeiller, marchand à Villers, devant Orval (Luxembourg), né en France, demande la naturalisation. »
Ces diverses pétitions sont renvoyées à M. le ministre de la justice.
« La régence et les habitants d’Aeltre adressent des observations contre le projet tendant à détourner la ligne de chemin de fer de Gand à Bruges. »
« Les bourgmestre et échevins et conseillers de la ville de Roulers donnent leur adhésion à la pétition de la ville de Thielt relative au détournement du chemin de fer entre Gand et Bruges. »
« Les administrations communales de Caneghem, Wyngem, Pitthem, Buysselede, Assel, Vynckt, Zeveren, Wantenghem et Mailibeke, adressent des observations en faveur du détournement de la section du chemin de fer de Gand à Bruges. »
M. A. Rodenbach – A une précédente séance, il a été demandé qu’il fût fait un prompt rapport sur une pétition de la ville de Thielt et de plusieurs autres communes de la France occidentale. Aujourd’hui j’ai déposé, ainsi que dix ou douze autres communes, le déplacement du chemin de fer de Gand à Bruges. Je demanderai que la commission des pétitions fasse un rapport sur ces pétitions avant l’ouverture de la discussion sur le budget des travaux publics.
M. de Roo – J’appuie cette proposition en l’étendant à toutes les pétitions relatives au chemin de fer.
M. Maertens – Le rapport est prêt. Nous en avons ajourné la présentation à demain, pour y comprendre le rapport des pétitions déposées aujourd’hui.
M. A. Rodenbach – Très bien ! A demain.
M. Scheyven fait connaître l’analyse de la pétition suivante :
« La chambre de commerce de Charleroy présente des observations sur la partie du chemin de fer de Namur à Bruxelles, située entre Mornimont et Nivelles, et demande que le chemin de fer passe à Charleroy. »
M. Pirmez – Je demanderai que cette pétition soit renvoyée à la section centrale des travaux publics avec demande d’un prompt rapport. Lorsqu’on discutera ce budget, cette pétition pourra éclairer la chambre sur la partie du chemin de fer de Namur à bruxelles. Je sais que le gouvernement a prononcé. Mais la chambre a au moins des avis à donner.
- La proposition de M. Pirmez est adoptée.
M. de Brouckere – Je suis chargé de déposer sur le bureau une pétition qui mérite par son objet toute l’attention de la chambre. Je veux parler de la pétition qui émane de tous les hommes les plus recommandables comme littérateurs et comme musiciens. Au nombre des signataires sont MM. de Relffenberg, Baron Pellaert, Victor Joly, etc. Ces messieurs demandent à la chambre : 1° qu’il lui plaise d’assurer la position des hommes de lettres et des musiciens belges en votant une loi sur les bases qu’ils indiquent ; 2° que 25 ou 30 mille francs soient distraits du budget des beaux-arts, soient assignés à la littérature dramatique et aux œuvres lyriques, et mis à la disposition d’un comité chargé d’examiner les ouvrages de ce genre.
Il va sans dire que cette pétition doit être renvoyée à la section centrale du budget de l’intérieur. Si donc cette section n’a pas terminé son travail, je demande que cette pétition lui soit renvoyée, pour qu’elle s’en occupe avant de faire son rapport.
- La proposition de M. Pirmez est adoptée.
M. Simons – Dans une de vos précédentes séances, un des secrétaires de la chambre vous a présenté l’analyse d’une pétition adressée à la chambre par trois avoués de Tongres, qui demandent une indemnité ou un traitement d’attente, attendu que par l’exécution du traité des 24 articles ils ont perdu leur clientèle et leurs moyens d’existence. La chambre a renvoyé cette pétition à la commission des pétitions. Comme l’objet de cette pétition a du rapport avec le budget des finances, il y aurait peut-être lieu de renvoyer ces pétitions à la section centrale du budget des finances. Cependant je ne veux pas revenir sur la décision prise par la chambre. Je propose seulement que la commission des pétitions soit invitée à faire un prompt rapport sur la réclamation de ces avoués, pour que la chambre, lors de la discussion du budget des finances, puisse avoir tel égard que de droit aux pétitions dont ils s’agit.
- La proposition de M. Simons est adoptée.
M. le président – La parole est à M. de Brouckere
M. de Brouckere – La section centrale, chargée de l’examen du budget de la dette publique et des dotations, avait terminé son travail dans les premiers jours de la semaine, et le rapport devait vous être présenté aujourd’hui ; mais il s’est élevé quelques difficultés, que la section centrale n’a pu résoudre, plusieurs membres ayant quitté Bruxelles, croyant qu’ils n’auraient plus à s’occuper de ce budget. La section centrale s’est réunie aujourd’hui ; mais elle n’a pu terminer ; elle doit se réunir cette semaine. J’ai dû prévenir la chambre que ce n’est pas par la faute de la section centrale que son rapport a été retardé. Il sera déposé vendredi ou samedi.
M. le ministre des finances (M. Desmaisières) présente un projet de loi ayant pour objet de faire déposer à la chambre des représentants les étalons des poids et mesures.
- La chambre donne acte à M. le ministre des finances de la présentation de ce projet de loi, en ordonne l’impression et la distribution, et le renvoie à l’examen d’une commission qui sera nommée par le bureau.
M. le ministre des finances (M. Desmaisières) présente un projet de loi relatif à la refonte des monnaies provinciales.
La chambre donne acte à M. le ministre des finances de la présentation de ce projet de loi, en ordonne l’impression et la distribution, et le renvoie à l’examen des sections.
M. le ministre de l'ntérieur et des affaires étrangères (M. de Theux) présente un projet de loi, relatif à la diminution du droit de sortie sur l’orge.
La chambre donne acte à M. le ministre de l'ntérieur et des affaires étrangères de la présentation de ce projet de loi, en ordonne l’impression et la distribution, et le renvoie à l’examen de la commission qui a été chargée de l’examen du projet de loi relatif aux céréales.
M. de Brouckere – Et le projet de loi relatif à la sortie des farines…
M. Mast de Vries – Le rapport sur ce projet de loi sera présenté demain.
M. Delehaye – Au nombre des objets les plus importants dont ait eu à s’occuper le gouvernement, est assurément la loi qui l’autorise à conclure un traité de paix avec la Hollande. Je pense que ce traité a été conclu ; et d’après l’article 68 de la constitution, il aurait dû être communiqué à la chambre. Il me semble étrange que le pays n’ait pas été éclairé sur la position que lui fait ce traité ; il me semble étrange que le gouvernement n’ait pas songé à communiquer aux chambres les traités passés entre la Belgique et des gouvernements étrangers. Je demanderai à ce sujet une explication à M. le ministre des affaires étrangères.
M. le ministre de l'ntérieur et des affaires étrangères (M. de Theux) – Ce traité a été communiqué à la chambre dans la séance du 2 mai ; il est annexé au rapport de cette date.
M. Delehaye – Si je conçois bien cette réponse, elle signifie que le traité ne sera pas communiqué aux chambres.
M. le ministre de l'ntérieur et des affaires étrangères (M. de Theux) – Il l’a déjà été.
M. Delehaye – Je pense qu’un traité aussi important que celui dont il est question en ce moment mérite bien toute l’attention de la législature. Les divers actes du ministère à l’égard des étrangers et des régnicoles ne sont pas de nature à nous donner en lui une confiance aveugle au sujet de la conclusion de ce traité. Si le traité n’a pas été déposé, ce que j’ignore. Je pense qu’il est de la dignité de la chambre d’ordonner qu’une discussion soit ouverte à ce sujet, afin que le pays puisse, à son tour, exprimer une opinion.
M. Dumortier – L’interpellation de l’honorable député de Gand est certainement très fondée, et, quoi qu’en dise M. le ministre des affaires étrangères, le traité des 24 articles n’a pas été communiqué à cette assemblée revêtu de sa sanction définitive. Un traité n’est traité que par les ratifications, que par la signature des parties, et nous n’avons pas encore eu communication du traité revêtue des signatures des parties contractantes, non plus que des ratifications. Pour remplir le vœu de la constitution, le gouvernement doit déposer sur le bureau du président les divers traités ratifiés passés à l’occasion des 24 articles.
Je sais qu’on a distribué à domicile un document intitulé : « Rapport fait à la chambre et au sénat par le ministre des affaires étrangères et de l’intérieur sur l’état des négociations, suivi de pièces justificatives. » Mais ce rapport, c’est un mensonge ; il n’a jamais été fait à la chambre, et elle ne doit pas tolérer qu’on vienne par une imposture préméditée lui enlever le droit que la loi lui accorde, d’examiner les traités que le gouvernement a conclus.
Le gouvernement ne pourrait, sans manquer à son devoir, se soustraire à l’exécution de l’article 68 de la constitution. Il est donc nécessaire que les traités conclus en vertu de la loi du 19 avril soient déposés sur le bureau avec leurs ratifications, lesquelles n’ont pas été communiquées à l’assemblée, et de voir comment le gouvernement s’est conduit dans ces ratifications. Je crois pouvoir démontrer que dans cette circonstance les intérêts du pays ont été indignement outragés. Nous devons avoir des explications sur ce point.
M. le ministre de l'ntérieur et des affaires étrangères (M. de Theux) – Il est échappé au préopinant une expression très imparlementaire. Messieurs, nous ne nous écartons jamais de la ligne de la vérité. J’ai dit que le traité du 19 avril a été communiqué à la chambre des représentants dans la séance du 2 mai. Ce traité était revêtu de la signature de toutes les parties ; il a été communiqué avec tous les actes qui s’y rapportent. A cette époque les ratifications n’étaient pas encore échangées. Elles sont pures et simples. Je les déposerai également sur le bureau de la chambre.
En attendant que ce dépôt pût être officiellement effectué, j’ai fait imprimer et distribuer aux membres des deux chambres les actes de ratification avec le rapport du 11 juin dernier.
Il y a une note en marge de ce document conçue dans les termes suivants :
« La clôture de la session n’ayant pas permis que ce rapport fût présenté à la tribune, il en sera envoyé à domicile un exemplaire à tous les membres de la législature. »
Il n’y a dans ce fait aucune erreur ni aucune surprise.
M. Dumortier – Je tiens à justifier ce que j’ai avancé tout à l’heure ; car le fait d’un rapport supposé et qui n’a pas eu lieu, me paraît tellement grave, que je ne comprends pas comment le ministre peut commettre une inexactitude aussi palpable. Il y a de l’impudeur à soutenir une pareille contre-vérité.
En effet, le document distribué à domicile est intitulé : « Rapport au sénat et à la chambre des représentants, sur l’état des négociations… »
Eh bien, ce rapport, page 72, énonce qu’il a été fait à la date du 11 juin ; or le 6 juin la session avait été clôturée ; ainsi, quand, pour soustraite à la chambre l’examen de ses actes, le ministre dit qu’il a fait un rapport à la législature le 11 juin, il dit un mensonge, car il n’y avait plus de chambres le 11 juin.
Ce rapport, cet imprimé, s’exprime d’ailleurs de la sorte : « J’ai l’honneur de mettre sous vos yeux le protocole de cette séance avec les procès-verbaux… » Dire qu’on met sous les yeux de l’assemblée des pièces, quand il n’y a plus de chambres ! peut-on pousser plus loin le mépris des convenances et de la vérité ! Pour moi, je ne saurais flétrir assez la conduite d’un ministre qui emploie de tels moyens, afin qu’on n’ait pas à s’expliquer sur les ratifications. Mais, quoique le ministre veuille éluder les explications, je m’expliquerai moi.
M. de Brouckere – Mais avant tout il faut savoir si communication a été faite.
M. Dumortier – Soit ; mais je me réserve de présenter des explications.
M. le ministre de l'ntérieur et des affaires étrangères (M. de Theux) – Pour justifier des expressions véritablement antiparlementaires, on emploie un jeu de mots. Je répéterai donc que j’ai dit dans le document dont il s’agit :
« La clôture de la session n’ayant pas permis de déposer ce rapport sur le bureau, il en sera envoyé un exemplaire, à domicile, à chacun des membres des deux chambres. » Et je viens d’ajouter que les ratifications seraient communiquées officiellement aux chambres.
Quant au traité, il a été déjà communiqué à la chambre, revêtu de toutes les signatures, dans la séance du 2 mai.
M. Delehaye – Puisque des pièces seront communiquées par le ministère à la chambre, les observations faites par M. Dumortier sont donc exactes. Vous avez dit, vous, ministre, que tout avait été communiqué, et cependant vous dites encore que vous communiquerez. Quoi qu’il en soit de ces dires, j’espère que les pièces seront communiquées assez à temps pour que, dans la discussion du budget des voies et moyens, on puisse émettre son opinion sur les ratifications.
M. le ministre de l'ntérieur et des affaires étrangères (M. de Theux) – Le préopinant a demandé communication du traité ; j’ai répondu que ce traité avait été communiqué. Maintenant vous recevrez communication des ratifications ; mais elles ne vous apprendront rien de nouveau, car c'est dans le traité que se trouvent les conditions qui lient les parties.
M. Pirson – M. le ministre dit que les communications concernant les ratifications ne nous apprendront rien de nouveau : moi je sais quelque chose de nouveau, et les journaux en ont parlé : ce sont les réserves faites dans les ratifications.
Vous avez donné au ministère le droit de faire des réserves ; dans votre pensée, que devaient-elles être ? Elles devaient être dans l’intérêt de la nation, dans l’intérêt des populations abandonnées ; mais celles qui ont été faites par le gouvernement ne s’élèvent pas si haut ; elles sont mesquines. Le gouvernement a reçu dans cette occasion une leçon de dignité du roi Guillaume ; toutefois il ne peut échapper au jugement que vous devez en porter. Il voudrait éluder ce jugement ; et c’est là le motif pour lequel il tarde à communiquer les ratifications.
M. le ministre de l'ntérieur et des affaires étrangères (M. de Theux) – Je déclare de nouveau que les ratifications sont pures et simples. Quant aux déclarations qui ont été faites avant la signature du traité, elles ont été communiquées dans la séance du 2 mai avec le traité. Je le répète, les ratifications ne renferment aucune réserve. Voilà l’exacte vérité.
M. Dumortier – Il est incontestable que le ministre dit une nouvelle inexactitude quand il dit que toutes les réserves ont été présentées dans la séance du 2 mai ; tandis qu’il est vrai, selon les journaux, que de nouvelles réserves ont été faites après cette communication, et notamment sur le tonnage des navires dans les eaux de l’Escaut. M. Delehaye avait raison quand il demandait communication du traité et des réserves.
Le ministre, pour justifier sa conduite, dit qu’il a communiqué le traité à chaque membre, à domicile. Mais est-ce que cent membres isolés au sein de leurs familles, constituent une assemblée nationale ? Individuellement nous sommes des représentants, mais ce n’est que réunis que nous constituons la chambre. La communication n’a donc pas été faite, puisqu’elle n’a pas eu lieu après les ratifications, c’est-à-dire quand il y a eu traité ; mais pourquoi n’a-t-on pas fait la communication après la signature des souverains ?
C’est, comme l’a dit M. Pirson, afin de cacher la turpitude du gouvernement, qui a honteusement déclaré avoir vu avec plaisir la cession du Limbourg et du Luxembourg.
Il y a plus : dans le traité ratifié, le ministère s’est engagé pour nous, pour le Roi et pour sa postérité ; mais le roi Guillaume n’a pas engagé sa postérité. De telles choses doivent être jugées par l’assemblée ; et l’observation de M. Delehaye est importante.
Si on tolérait une pareille conduite, il n’y aurait plus de législature dans le pays, il n’y aurait pus qu’une dictature ministérielle que nous devons tous repousser.
M. le ministre de l'ntérieur et des affaires étrangères (M. de Theux) – Je m’étonne de la chaleur du discours du préopinant. J’ai déclaré que les actes de ratification seraient communiqués aux chambres. Nous n’avons aucun motif pour éluder cette communication. Les ratifications ont d’ailleurs été rendues publiques, et chacun a pu s’en faire une idée. Je dois pourtant réfuter ce qu’on a dit relativement à la manière dont les souverains se sont engagés ; il n’est pas exact d’avancer que le roi des Pays-bas ne se serait pas lié comme le roi des Belges ; le lien est réciproque et au même degré pour les parties.
Je dois encore rectifier une assertion du préopinant relative au tonnage : les explications relatives au tonnage des navires sur l’Escaut se trouvent dans le rapport adressé aux chambres.
M. le président – Il est convenu qu’on commencerait par une discussion générale. La parole est à M. de Foere.
M. de Foere – Je me suis déclaré ouvertement, depuis deux ans, contre l’administration actuelle. La chambre me fera la justice de croire que je ne fais pas au ministère une opposition personnelle, et que jamais je ne suis entré dans aucun parti ni dans aucune coalition. Les noms des ministres et les personnes qu’ils représentent me sont, à moi comme député du pays, tout à fait indifférents. Les partis et les coalitions, je les déteste. Mon opposition est exclusivement fondée sur le système de gouvernement que cette administration suit avec persévérance, et sur les faits qui en sont la conséquence. J’ai la conviction que ce système est très pernicieux au pays ; c’est cette conviction qui me rend hostile au ministère actuel.
Depuis deux ans, les résultats ont justifié mes motifs d’opposition ; les faits ont confirmé mes prévisions.
J’éprouve le besoin de définir de nouveau mes raisons d’opposition contre l’administration actuelle et d’énumérer les faits qui les ont confirmées. Il en résultera la preuve que mon opposition n’a rien de commun avec celle que d’autres dirigent contre le ministère et que je déclare formellement ne pas partager. Ensuite il sera aussi prouvé par mon opposition formelle et par celle d’autres membres qui appartiennent à mon opinion, qu’il est injuste d’accuser une faction de la chambre, que l’on désigne sous le nom de parti catholique, comme étant le soutien de ce déplorable ministère. Je ne veux pas, pour ma part, que l’opinion à laquelle j’appartiens, soit rendue responsable des maux qui accablent le pays, et qui ne feront qu’empirer tant que l’administration persiste dans les voies funestes dans lesquelles elle est entrée.
Vous connaissez, messieurs, la perturbation que la débâcle de la banque de Belgique a jetée dans l’industrie et dans le crédit du pays. Bien que l’administration actuelle ait été modifiée, elle est responsable de ce désastre public. Ce sont toujours les mêmes principes qui la gouvernent. Sans consulter les chambres, elle s’est ingérée imprudemment, contre tous les avertissements de l’histoire des sociétés financières, dans l’établissement de la banque de Belgique, et a compromis les intérêts de l’état. Ensuite, ignorant ou négligeant les nombreuses expériences qui avaient été faites dans d’autres pays, elle a octroyé à cette banque des statuts sans stipuler aucune garantie réelle dans l’intérêt des créanciers de cet établissement. Elle lui a accordé des facilités exorbitantes d’opérations financières sans aucun contrôle et sans se réserver, par les statuts, aucun moyen efficace d’arrêter la marche imprudente de cette banque. Dès que ses statuts eurent été portés à la connaissance du public, je me suis prescrit le devoir de signaler au ministère les dangers imminents et certains de ses statuts et de son intervention. L’administration a persisté dans son opinion, et, en moins de trois ans, les effets désastreux, qui ont été prévus, ont été produits par les mêmes causes auxquelles j’avais attribué d’avance la chute de cette banque et les conséquences désastreuses qu’elle devait entraîner.
Sans l’intervention de la chambre, l’administration actuelle se crée un système commercial que, de sa propre autorité, elle impose au pays. Jamais ce système n’a été discuté par la législature. Jamais les chambres de commerce, ni aucuns autres corps constitués n’ont été consultés ; jamais aucune enquête n’a été instituée sur cette politique commerciale. Elle est tout à fait de l’invention du ministère. Sur lui pèse tout entière la responsabilité de ce fait incroyable ? Messieurs, ce système, c’est le transit. Le gouvernement déclare ouvertement que « le transit forme la base du système commercial de la Belgique ». ce système est érigé en première ligne de politique commercial du pays. Zen effet, tous les actes ministériels ne sont dans l’espèce que des applications et des conséquences de ce principe ; Tous les autres intérêts commerciaux et industriels du pays sont impitoyablement sacrifiés à ce système.
Si cette politique était enseignée par l’histoire commerciale, ou conseillée par la pratique des autres nations, le pays pourrait suspendre le pénible étonnement qu’il éprouve et le désespoir auquel il se livre ; mais nous pouvons hardiment défier le ministère de citer aucun fait de l’histoire commerciale des nations qu’il puisse invoquer pour soutenir sa politique, ou aucune nation commerçante et industrielle qui jamais ait érigé le transit en commerce principal et lui ait subordonné le commerce direct. Toutes les nations maritimes et industrielles à la fois ont constamment considéré le transit comme commerce secondaire ou accessoire. ; C’est donc messieurs, vouloir, de sa propre autorité, et dans une question qui doit décider de la vie ou de la mort commerciale et industrielle du pays, c’est, dis-je, vouloir substituer de vaines théories à des faits constamment pratiqués ; c’est abandonner la pratique constante et la vieille expérience des nations consommées dans l’intelligence des affaires commerciales, pour recourir à des essais qui, dans mon opinion, ne sont pas seulement dangereux, mais incontestablement désastreux pour le pays. C’est à la Belgique que l’on prétend imposer le transit comme système fondamental de son commerce, à la Belgique dont les ports sont situés au milieu des ports de la France, de l’Angleterre, de la Hollande , de la Prusse et des villes anséatiques, qui toutes font des efforts incessants pour s’attirer autant de transit que possible, et non pas comme commerce principal, mais comme commerce accessoire ; c’est à la Belgique, ainsi située entre des puissances rivales et redoutables, à la Belgique privée de colonies et de navigation, que l’on promet, avec une fatuité inconcevable de devenir le marché général de l’Europe, le bazar du monde continental. Si le système n’était qu’absurde, s’il n’était que grotesque et ridicule, on pourrait ne pas en occuper l’attention de la chambre et l’abandonner à des esprits ironiques, qui en feraient le texte de plaisanteries fines et spirituelles, mais, messieurs, c’est un principe immense dans lequel tout l’avenir de notre industrie et de notre commerce extérieur est engagé, un principe qui n’a aucun antécédent, aucune chance de succès, qui réduira une grande partie de la classe ouvrière à la misère et au désespoir, et jettera le pays dans la perturbation la plus profonde. C’est néanmoins à ce système commercial que tous les autres intérêts industriels et commerciaux sont sacrifiés ; c’est à lui que le pays doit le désastreux projet de traité de commerce et de navigation avec la France ; c’est à ce système qu’il faut attribuer la coupable négligence de créer des débouchés ou des moyens sûrs et réguliers, d’exporter au loin et au large les produits du pays ; c’est à ce système que nous devons qu’alors que nous n’avons pas de débouchés, le marché intérieur, comme celui des autres nations, n’est pas même accordé à une grande partie de notre industrie. C’est à ce système qu’est due la belle découverte de charger le pays d’une dette considérable pour donner à l’industrie et au commerce étrangers des facilités de transiter leurs marchandises sur notre chemin de fer, et pour réduire les négociants d’une localité, aux dépens de l’industrie et du commerce direct du pays, au triste rôle de facteurs et de commissionnaires de l’étranger.
Il y a à peu près deux ans, messieurs, que, rattachant des effets constants à des causes constantes, et prévoyant les conséquences infaillibles de ce malheureux système, je vous ai dit qu’en peu de temps l’industrie du pays, qui avait pris un si bel élan, aurait été relancée au-delà de son point de départ. Les événements ont répondu. Vous connaissez la triste situation actuelle de notre industrie.
Et remarquez, messieurs, ce n’est pas là une crise momentanée, ce n’est pas une interruption due à des causes passagères ; ce sont les premières convulsions d’une agonie qui augmentera d’intensité tant que le malheureux système sera suivi, et que la pratique et l’expérience des autres nations maritimes et industrielles ne serviront pas de règle à notre politique commerciale.
Si, comme les autres nations, vous ne protégez pas votre navigation nationale, vous n’aurez ni industrie d’exportation, ni commerce extérieur destiné à être le véhicule de vos produits industriels. Le peu de navigation lointaine que vous avez comme moyen d’exporter vos produits, sera absorbé et réduit à l’inaction par certains traités de prétendue réciprocité, si vous avez le malheur de leur donner la sanction constitutionnelle de la législature. Alors, messieurs, tout espoir de commerce extérieur et régulier d’échanges d’articles coloniaux contre les produits de notre industrie est à jamais anéanti.
Depuis plusieurs années nous avons fait sentir au ministère le besoin de garantir, par des mesures législatives et dans des circonstances éventuelles, à une classe ouvrière considérable les instruments mêmes de son travail, et à une ancienne industrie les moyens de sa propre conservation. Les avis qui ont été donnés, les efforts qui ont été faits, tout a été inutile. Les nombreux tisserands et fileuses sont plongés dans la plus profonde misère. Déjà un honorable sénateur, témoin de cette misère, vous en a tracé le sombre tableau.
L’étranger enlève nos lins par accaparement, on dirait dans le dessein de détruire notre industrie linière, en lui enlevant les éléments mêmes de son existence. Il en résulte que, cette année, les prix des lins sont presque doublés, et qu’eu égard aux prix des toiles, les ouvriers ne peuvent travailler qu’avec perte. Il en résulte aussi que notre ancienne industrie linière est menacée de destruction totale. Le fabricant ne pouvant pas travailler avec perte ne peut livrer des toiles au négoce. Le commerce ne pourra pas fournir régulièrement les marchés extérieurs qu’il a conservés, et la moindre interruption d’envois faits à la consommation étrangère sera la cause que notre belle industrie linière sera supplantée par d’autres toiles. Une mesure législative aurait pu prévenir ce déplorable état de choses. Une échelle qui aurait eu pour base un prix moyen, un prix qui aurait satisfait à la fois les intérêts de l’agriculture et de la fabrication, cette échelle de droits ascendants et descendants, selon les prix des lins, aurait protégé notre ancienne industrie et sauvé une nombreuse classe ouvrière de la misère dans laquelle elle est maintenant plongée
Et qu’on n’objecte pas, messieurs, que cette déplorable situation de l’industrie linière tient à la concurrence que lui fait une industrie nouvelle ; c’est là une erreur. Il est reconnu par les nouveaux industriels même que certaines espèces de toiles, celles qui demandent de la solidité et de la résistance dans l’usage, ne peuvent être confectionnées à la mécanique, que ces toiles resteront toujours à l’ancienne industrie linière ; or, la fabrication de ces toiles occupe un nombre considérable d’ouvriers dont une grande partie est maintenant, à défaut de matières premières, livrée à l’inactivité et à la misère. Le ministère préfère donner du travail aux populations étrangères en leur livrant sans restriction aucune, même dans un temps de disette, nos matières premières, en en renonçant ainsi aux bénéfices de la main-d’œuvre portés ordinairement de 60 à 75 pour cent.
Vous avez dû remarquez, messieurs, que les dates et les faits accomplis est la logique favorite de M. le ministre des travaux publics. Une date, un fait accompli, quelle qu’en soit la signification ou l’application, semble être pour lui le comble du bonheur parlementaire. Il doit nécessairement triompher dans la question du canal de l’Espierre, car c’est lui-même qui a créé les dates, lui-même qui a posé les faits accomplis. Je n’entrerai pas, pour le moment dans le fond de cette question ; je ne l’ai pas examinée. Mais je soutiens que le ministre, avant de créer ces dates et de poser ces faits, aurait dû consulter les chambres. Il n’appartient pas au ministère de trancher, de sa seule autorité, une question aussi grave, et dans laquelle la commission d’enquête, malgré la partialité qui caractérise sa nomination, avait été partagée de voix. J’ajouterai qu’en tout cas les convenances parlementaires et constitutionnelles, ainsi que les égards dus au pays, exigeraient que la construction du canal de l’Espierre fût soumise aux délibérations des députés de la nation.
La composition du ministère est pour moi, à elle seule, un grave motif d’opposition. A moins que M. le ministre de l'ntérieur, ou M. le ministre des finances, n’ait changé de système commercial, ou si l’un et l’autre n’ont pas renoncé à leurs antécédents parlementaires, l’alliance de ces deux hommes d’état dans un même ministère est non seulement une anomalie inexplicable dans un pays franchement constitutionnel et loyalement parlementaire, mais c’est encore un amalgame très pernicieux pour les intérêts du pays. En premier lieu, les délibérations des chambres sont considérablement entravées par l’ignorance dans laquelle les députés sont maintenus à l’égard des principes politiques qu’en matière commerciale le ministère adopte ou n’adopte pas. Sont-ce les principes connus de M. de Theux, ou ceux également connus de M. Desmaisières ? C’est ce que la chambre ignore au point qu’aucun membre ne peut donner à cet égard aucun renseignement. Tout ce que nous savons, c’est que jusqu’à présent l’ancien système est maintenu. Ces deux ministres se sont-ils fait des concessions mutuelles à l’égard de leurs antécédents parlementaires, c’est ce que la chambre ignore encore. Cependant il est une sorte de questions que la chambre ne peut discuter logiquement, sur lesquelles elle ne peut voter sans tomber dans les plus déplorables conséquences. Elle doit connaître la politique prédominante du ministère.
Le pays commercial et industriel se trouve, à l’égard de la position équivoque du ministère, dans le même embarras. Beaucoup de négociants et d’industriels, dans l’ignorance où ils sont du système commercial que le ministère veut définitivement imprimer au pays, n’osent ni avancer, nu reculer, ni entreprendre, ni fonder. Ce sont d’abord les armateurs négociants qui n’osent pas faire construire des navires dans la crainte que la navigation du pays ne soit débordée par la navigation étrangère, si le système actuel est maintenu. Ce sont ensuite les négociants qui hésitent de former des établissements ; ce sont des industriels qui n’osent pas donner à leurs fabriques plus d’activité, plus d’extension, leur consacrer plus de capitaux, et employer plus d’ouvriers afin de produire pour l’exportation. La force productrice du pays se trouve partout paralysée par l’incertitude de la future politique commerciale du ministère. Le manque de travail se fait apercevoir partout, la population ouvrière souffre cruellement et menace le repos et l’ordre publics.
Depuis plusieurs années les ministres en présentant leurs budgets annuels, ont la prétention de balancer les dépenses avec les recettes, et chaque année, pour faire face aux dépenses, ils nous demandent l’émission d’une énorme quantité de bons du trésor. Ils comprennent et ils avouent le principe que, dans tout état bien gouverné, l’équilibre doit être établi dans les recettes et les dépenses, et, à chaque budget, ils le faussent ouvertement dans son application. Chaque année, les déficits en recettes sont comblés par des bons du trésor. Ces bons ne sont au fond autre chose qu’un emprunt qui devra être consolidé. Les ministres vous disent dans leur projet de loi que c'est « pour faciliter le service du trésor » que les 18 millions de dette flottante nous sont demandés. La section centrale a eu l’extrême bonté de répéter la phrase du ministère. Elle dit aussi dans son projet de budget que ces millions sont demandés pour faciliter le service du trésor. Cependant, il n’y a pas de membre dans toute la chambre qui ne sache, et le ministère le sait aussi, que deux à trois millions suffisent pour faciliter le service du trésor. La destination des autres millions n’a d’autre but que de combler les déficits en recettes, et on n’a pas la franchise de l’avouer.
J’ai proposé des économies assez considérables. Il a été reconnu que nos ambassadeurs à Londres, à Paris, et ailleurs, se trouvaient dans la plus complète dépendance des puissances étrangères, et qu’il leur était impossible d’agir d’une manière vraiment libre dans les intérêts du pays ; alors quelle utilité peut-il y avoir à entretenir des ambassades aussi dispendieuses ? Pourquoi jeter plusieurs milliers de francs sans qu’il en puisse rien résulter de profitable au pays ?
Ensuite, on vous propose d’autres dépenses ; ce sont des établissements consulaires. Si, messieurs, cette dépense était employée à établir dans des pays lointains, où nous pouvons avoir des débouchés, des agents qui seraient chargés de nous transmettre des commissions, de nous transmettre les échantillons des produits qui se consomment dans ces contrées, alors la dépense aurait pu être utile au pays, alors notre industrie aurait pu confectionner ces produits, et l’on aurait pu charger ces agents d’en assurer le placement. Mais ce que je ne conçois pas, c’est qu’on établisse à grands frais des agents consulaires dans des pays avec lesquels nous n’avons pas de communications et avec lesquels nous n’en aurons pas puisque nous n’avons pas de moyens de transport. Evidemment les dépenses que l’on fait pour cet objet sont autant de dépenses inutiles.
On vous a proposé, messieurs, le maintien de la flottille canonnière sur l’Escaut ; cette dépense excède une somme de 300,000 francs. Or, je le demande, messieurs, quelle peut être l’utilité de cette flottille, surtout dans l’état de paix où nous nous trouvons ? Interrogez chaque habitant de la ville d’Anvers, interrogez tous ceux qui ont quelques connaissance en cette matière sur l’utilité de cette flottille, ils vous diront tous qu’elle n’en a aucune.
Ainsi, messieurs, toutes les dépenses dont je viens de vous entretenir, et dont le ministère vous propose le maintien, sont des dépenses complètement inutiles.
M. de Brouckere – Messieurs, en insistant dans une précédente séance pour que l’examen des budgets fût précédé d’une discussion générale, j’ai en quelque sorte pris l’engagement d’apporter mon contingent dans cette discussion ; je vais tenir ma parole ; mais avant de m’occuper des budgets eux-mêmes, je demande à la chambre la permission de lui soumettre quelques observations sur le gouvernement, sur sa marche, sur le degré de confiance qu’il doit inspirer.
En 1832, je reprochai aux ministres qui formaient alors le cabinet (et veuillez remarquer, je vous prie, que deux d’entre eux siègent encore aujourd’hui sur les bancs qu’ils occupaient alors), je leur reprochai de manque d’unité, de n’avoir ni système arrêté, ni pensée commune en matière de gouvernement, de marcher chacun de son côté et pour ainsi dire à l’aventure. Le discours que je prononçai alors fut accueilli par la chambre avec une faveur marquée ; il fut loué par la presse, voire même par celle qui a coutume d’appuyer le pouvoir et dont le principal organe n’hésita pas de déclarer que j’avais touché le côté faible de l’administration d’abord. Si ce reproche était fondé à cette époque, je vous le demande, messieurs, combien ne l’est-il pas à plus forte raison aujourd’hui qu’en recrutant des ministres on a égard à toute autre chose qu’à leurs opinions gouvernementales ou à leurs connaissances spéciales en administration, aujourd’hui que, par un inconcevable oubli de ce qui est de l’essence du gouvernement représentatif, on en est venu à fausser complètement ce gouvernement !
Dans un état représentatif où les pouvoirs sont bien marqués, bien définis, bien distincts, où chaque pouvoir doit avoir pour devise « franchise et publicité », il faut, pour que le gouvernement ne soit point débordé par les autres pouvoirs, pour qu’il inspire à tous respect et confiance, il faut qu’il dise à chacun quel il est, où il marche, il faut que cela soit connu de tous.
Il est pour les grands corps de l’état comme pour la nation deux moyens de connaître un ministère, de savoir à quoi s’en tenir sur son administration.
Ou bien le ministère est composé d’hommes connus par les opinions qu’ils ont défendues, par les actes qu’ils ont posé, par leur vie politique antérieure, et alors le passé répond de l’avenir ; mais aussi le ministère doit être homogène. Ou bien le ministère est composé soit d’hommes nouveaux, soit d’hommes ayant professé jusque-là des opinions différentes ; c’est ce qu’on nomme un ministère de coalition, ministère où chacun modifie quelque peu ses opinions premières dans un but d’union et d’intérêt général : alors ce ministère, en entrant aux affaires, doit faire une sorte de profession de foi ; il doit donner le programme de son administration future. Ainsi, messieurs, chacun sait tout d’abord à quoi s’en tenir, les chambres, les fonctionnaires, le pays.
Rien de tout cela chez nous aujourd’hui, messieurs.
A coup sûr, on ne dira pas que le ministère est homogène, et personne n’oserait soutenir que c’est une communauté d’opinions, une sympathie quelle qu’elle soit qui a réuni les cinq ministres qui forment le cabinet ; si quelqu’un voulait le prétendre, rien ne serait plus facile que de faire voir que si, à leur sortie du ministère, chacun d’eux reprend son ancienne opinion, il en est parmi eux qui s’établiront les adversaires de leurs collègues d’aujourd’hui. Jamais cependant, messieurs, ils n’ont rien dit ni sur les principes qui les dirigeaient ni sur les concessions qu’ils doivent s’être faites mutuellement ; et dans la dernière session, un honorable membre, celui là même qui a pris aujourd’hui le premier la parole dans cette discussion ayant adressé aux ministres des interpellations directes à cet égard, les ministres ont refusé de répondre.
M. le ministre de l'ntérieur et des affaires étrangères (M. de Theux) – Il a été répondu.
M. de Brouckere – Il n’a jamais été répondu. L’honorable M. de Foere a demandé comme il le demande encore aujourd’hui, comment M. Desmaisières et de Theux avaient pu concilier leurs opinions en matière de douanes ; malgré ces interpellations réitérées, les ministres ont gardé un silence obstiné.
Du reste, messieurs, pour mieux démontrer qu’aucun système, qu’aucune pensée commune n’a présidé à la formation du ministère, permettez-moi de vous rappeler comment il s’est formé.
Au ministère Lebeau-Goblet, qui s’est retiré sans qu’on ait jamais su pourquoi, a succédé un ministère composé de MM. de Muelenaere, de Theux, d’Huart, Ernst et Evain. Ce ministère prit la direction des affaires sans se donner la peine d’expliquer si, soit dans la politique extérieure, soit dans l’administration du pays, il y aurait un changement quelconque apportée à la marche suivie par le ministère précédent.
Au bout de quelque temps la division se mit entre les coalisés : je dis entre les coalisés ; on doit cependant, je pense, en excepter le ministre de la guerre, qui ne fut pour rien dans cet épisode ; il y avait d’un côté M. de Muelenaere, de l’autre MM. de Theux, Ernst et d’Huart ; trois devaient l’emporter contre un, M. de Muelenaere se retira. M. de Theux, qui déjà réunissait dans ses mains l’intérieur, la police, l’industrie, le commerce, l’instruction publique, les beaux-arts, les travaux publics, profita de l’occasion, et s’empara encore du portefeuille des affaires étrangères. Ce département, privé de son ancien chef, et confié à la direction d’un homme qui avait à faire son noviciat, fut aussitôt abandonné par son secrétaire général : grand fut l’embarras, il fallait en sortir, et l’on en sortit en élevant au rang de ministre le secrétaire général démissionnaire. Celui à qui l’on donnerait pour la première fois connaissance de ces faits croirait nécessairement que c’est aux affaires étrangères que fut placé le nouveau ministre, lui qui, depuis la révolution avait fait des affaires étrangères, en quelque sorte, son unique étude, son unique occupation ; point du tout, ce qui est bon à prendre est bon à garder ; c’est là une maxime qui trouve des prosélytes même chez les ministres. M. de Theux conserva donc les affaires étrangères, et l’on créa exprès pour M. Nothomb un nouveau ministère dans lequel chacun apporta son petit contingent : l’un donna la milice ; l’autre, les travaux publics ; un troisième, la marine ; un autre, les postes.
Les choses restèrent ainsi, messieurs, jusqu’au moment ou advient la retraite du général Evain, retraite volontaire, retraite forcée, nous l’ignorons, car jamais on ne découvre les arcanes ministériels. On fit choix du général Willmar. Etait-ce que l’honorable général sympathisât politiquement parlant avec les quatre ministres qui se l’adjoignaient ? Je ne le pense pas, et je crois pas même qu’il ait beaucoup approuvé certains actes administratifs qui, posés peu après son entrée aux affaires…
M. le ministre de l'ntérieur et des affaires étrangères (M. de Theux) – Je demande la parole.
M. de Brouckere – Mais comme ses collègues n’avaient pas eux-mêmes entre eux une grande communauté d’opinions, cela n’était pas un obstacle.
Enfin arriva le moment où il fallait prendre un parti sur le traité des 24 articles. Le ministère se partagea en deux fractions : MM. de Theux, Nothomb et Willmar restèrent au pouvoir et furent abandonnés par MM. Ernst et d’Huart dont l’exemple fut suivi peu après par M. le comte de Mérode, qui jusque là avait siégé dans le conseil en qualité de ministre d’état.
Pendant plusieurs mois, et je dois le dire, dans des temps bien difficiles, l’état fut dirigé par ces trois ministres. Enfin, ils jetèrent les yeux sur un honorable membre de cette chambre qui consentit à s’associer à eux et à prendre la direction des finances, bien que dans la plupart des questions et surtout des questions de commerce, il eût été le plus constant et le plus violent adversaire de ses nouveaux collègues.
Il manquait un ministre de la justice ; l’honorable président de cette chambre, la session terminée, accepta la direction de ce département, sauf sans doute à le diriger suivant ses opinions à lui, et non suivant celles de quelques-uns de ses collègues qui, depuis la révolution, n’ont certes pas marché dans la même voie que lui.
Maintenant, à en croire le budget, il semble que l’honorable M. de Theux soit d’intention d’abandonner le portefeuille des affaires étrangères à un nouveau collègue ; soit dit en passant, c’est une chose assez bizarre qu’on ait cru pouvoir traiter le ministère des affaires étrangères comme d’une importance assez minime, pour ne pas réclamer tous les instants d’un chef spécial, de ne le regarder en quelque sorte que comme l’accessoire d’un autre ministère, alors qu’on avait à traiter des questions du plus haut intérêt, des questions auxquelles se rattachait l’existence même du pays ; et qu’aussitôt ces questions résolues, on se hâte de donner aux affaires étrangères un chef spécial. C’est une chose assez étrange que quand des réclamations s’élevaient de toutes parts contre le cumul de l’honorable M. de Theux, on n’y ait point eu le moindre égard, et qu’aujourd’hui on vienne en quelque sorte au-devant de ces réclamations. Quoi qu’il en soit, mieux vaut tard que jamais ; et telle est d’ailleurs l’opinion des sections, qui ont été, à ce qu’il paraît, unanimes pour approuver la division des deux ministères.
On va donc chercher un sixième ministre ; mais si celui auquel on s’adressera est un homme de cœur, un homme à opinion, et qu’il demande à MM. les ministres de lui faire connaître au préalable le programme de leur administration, leur système en telle ou telle matière, en matière de douane, par exemple, que lui répondront-ils. ? ne sera-ce pas d’ailleurs un langage assez singulier que de lui dire : « tant que le ministère des affaires étrangères a été d’une haute importance, nous l’avons géré, et très bien géré accessoirement ; aujourd’hui que cette importance est de beaucoup diminuée, nous vous croyons digne de le diriger ; mais si vous acceptez, vous irez vous loger où bon vous semblera ; car d’hôtel nous n’en avons pas à vous donner ; nous nous sommes emparés de celui qui est destiné aux affaires étrangères ; de local pour vos bureaux nous n’en avons aucun de disponible. » Je souhaite qu’on trouve à ces conditions un homme digne de figurer au banc des ministres.
Quel est le résultat d’une manière de faire aussi peu conforme à l’esprit et aux usages du gouvernement représentatif ?
Je laisse de côté la question parlementaire ; je m’en réfère à cet égard à ce que j’ai dit en 1832 : je n’ai rien à y ajouter, ni à en retrancher.
La première conséquence de ce manque d’unité, c’est qu’il amène la déconsidération des fonctionnaires, qu’il déprécie toutes les fonctions. Et en effet, chaque fonctionnaire sait qu’il tient sa place, non du gouvernement (il n’y a pas de gouvernement), mais d’un seul membre du cabinet ; il sait aussi qu’il n’est placé qu’à condition d’être sous la dépendance absolue de ce ministère, ; il sait qu’il est son agent, qu’il peut être renvoyé par lui au premier sujet de mécontentement personnel.
Il est beaucoup d’hommes, messieurs, auxquels cet état de dépendance, non de l’être moral appelé gouvernement mais d’un seul chef, ne peut convenir. Aussi voit-on fréquemment refuser les fonctions les plus honorables et les plus élevées. Autant on se glorifiait autrefois de devoir sa nomination au chef de l’état ou au gouvernement, autant on est insensible aujourd’hui à l’honneur d’avoir fixé l’attention d’un seul ministre.
Une autre conséquence, c’est que le gouvernement marchant sans unité, sans principe commun, les fonctionnaires deviennent nécessairement froids, incertains ; que petit à petit ils perdent tout dévouement.
Et, à qui, à quoi voulez-vous qu’ils soient dévoués ? d’après quels principes voulez-vous qu’ils se dirigent ? Quelle pensée voulez-vous qui les domine ? Qu’ils soient dévoués au gouvernement, direz-vous ; mais le gouvernement, je viens de le dire, est un être moral, marchant avec ensemble, avec harmonie, se conformant à certains principes, à un système adopté ; des ministres allant à l’aventure, ne peuvent composer cet être moral. Chaque fonctionnaire cherche donc uniquement à se tenir dans de bons termes avec le chef du département auquel il appartient. Or, à coup sûr, l’on ne me dira pas, par exemple, que les qualités qui, dans un de ses subordonnés, peuvent complaire M. le ministre de la justice, soient précisément celles qui doivent séduite M. le ministre de la guerre. Les fonctionnaires, au lieu d’avoir la même inspiration, le même but, se ressentent du manque d’unité qui a présidé à la composition du cabinet. Ils agissent comme ils pensent devoir le faire, l’un pour plaire à tel ministre, l’autre pour ne pas être mal avec tel autre ministre.
Cette incertitude, ce manque d’un point central réagit des fonctionnaires sur tous les citoyens ; c’est au gouvernement, c’est-à-dire, ce mot pris dans son acception la plus large, à l’ensemble de tous les fonctionnaires, à former, à entretenir l’esprit public. Or, quand il y a chez les fonctionnaires hésitation, incertitude, lutte même parfois, tout cela faute d’unité dans les ministres, faute à eux d’avoir franchement et loyalement formulé leurs opinions et leur système, comment voulez-vous que cette hésitation, cette incertitude ne se change pas dans l’esprit des citoyens en indifférence, en apathie ; et prenons-y bien garde, cette indifférence, cette apathie pour le gouvernement, pourrait finir par dégénérer en insouciance pour l’ordre des choses qui est le résultat de la révolution de 1830 ! Déjà, messieurs, on n’entend que trop souvent répéter : « Qu’importe la liberté de la presse ? qu’importe la liberté de l’enseignement ? qu’importent toutes les libertés consacrées par la constitution (libertés acquises cependant au prix d’un sang précieux), pourvu que nous ayons l’ordre ? » Du jour où un pareil cri deviendrait général, c’en serait fait de l’indépendance du pays et de toutes les libertés.
Mais voulez-vous, messieurs, que je vous fasse voir une conséquence précise, directe du danger qu’il y a dans la composition d’un ministère sans homogénéité, et sans énonciation de principes ? Il y a quelques années, les fabricants d’étoffes de coton réclamèrent auprès du gouvernement et des chambres des mesures prohibitives en faveur de leur industrie. Le gouvernement repoussa leurs réclamations, et dans cette assemblée, il combattit entre autres, par l’organe de M. le ministre de l'ntérieur, les orateurs qui se déclaraient en faveur de ces mesures. Parmi les défenseurs des fabricants, le plus ardent de tous fut M. Desmaisières, qui voulait alors et la prohibition des cotons étrangers, et l’estampille et les visites domiciliaires. Près une lutte longue et acharnée, le ministère resta triomphant ; les fabricants se résignèrent. M. Desmaisières entre aux affaires. Les fabricants qui ont eu le tort, la maladresse de prendre le gouvernement représentatif au sérieux, de se figurer que quand un homme parlementaire entre aux affaires, c’est pour réaliser les principes qu’il a défendus comme représentant, se réjouissent beaucoup de l’élévation de l’honorable M. Desmaisières. Ils réclamèrent donc aussitôt de plus belle. Mais M. Desmaisières, ministre, n’était plus le même que M. Desmaisières, représentant. Au lieu de mesures prohibitives, de ces mesures tant vantées par M. Desmaisières député, au lieu d’estampille et de visites domiciliaires, le ministre paya les fabricants en paroles et en commissions : car des commissions, vous savez, messieurs, qu’il ne s’en fait pas faute. Vous comprenez combien fut grand le désappointement des anciens amis, des anciens clients de l’honorable M. Desmaisières. Des fabricants, ce mécontentement si légitime passa aux ouvriers, et voilà, messieurs, l’explication de l’émeute de Gand, émeute qui troubla le repos d’une grande ville, émeute qui fit y couler le sang belge.
Cette émeute doit être attribuée à l’entrée d’un ministre aux affaires sans communauté d’opinion avec ses collègues et sans explication aucune.
Du reste, messieurs, vous le savez tout aussi bien que moi, toutes les affaires se ressentent de ce manque d’ensemble dans le gouvernement, et tandis que si le gouvernement marchait avec franchise, avec loyauté, avec dignité, tous dans le pays se soumettraient à son influence ; nous sommes à chaque instant témoins des difficultés et des embarras qui lui sont suscités. Namur, depuis bientôt deux ans, n’a pas de bourgmestre ; Bruxelles est dans le même cas ; cette dernière ville a de plus été plusieurs mois sans gouverneur. Gand n’avait pas de procureur du Roi au moment de l’émeute. Pour la régence de Gand, c’est perpétuel, et quant à ce qui regarde la régence de la capitale, la conduite du gouvernement est injustifiable, puisqu’elle entraîne une inconstitutionnalité flagrante.
Vous savez que la régence tout entière, ayant des sujets de mécontentement contre le gouvernement, donna sa démission. Les électeurs renommèrent les mêmes membres, sans en excepter un seul. Ils déclarèrent unanimement ne pas vouloir accepter ce nouveau mandat, avant que le gouvernement eût fait droit à leurs réclamations. Ce sont donc les conseillers démissionnaires et non les nouveaux élus qui sont provisoirement en fonctions.
Quand est arrivé le moment où devait s’opérer la première sortie des membres du conseil, cette sortie n’a pas pu avoir lieu. Il en est résulté, grâce à l’hésitation et à la lenteur du gouvernement qui ne veut ni démissionner la régence, ni prendre de résolution sur les difficultés existantes, que la régence est obligée de se perpétuer en violation des lois, en dépit d’elle-même.
Messieurs, j’abandonne ce thème, bien qu’il soit loin d’être épuisé, bien que j’eusse pu en établi la vérité par d’autres raisonnements et par d’autres exemples ; mais il se comprend du reste, que des hommes qui pensent différemment et qui, en se réunissant pour former un cabinet, n’ont point fait connaître ni arrangement, ni concessions réciproques sur les points sur lesquels ils n’étaient pas d’accord, doivent être à chaque instant arrêtés au moment de prendre une résolution ; que ces hommes ne peuvent avoir une entière confiance l’un dans l’autre, ni par conséquent inspirer une confiance entière au pays.
Si maintenant nous passions à l’examen des rapports de notre gouvernement avec l’étranger, nous le verrions toujours obséquieux, toujours cédant. La dernière loi apportant des modifications au tarif des douanes est une concession à l’étranger, concession dont nous n’avons eu aucune compensation.
Le projet de loi concernant les officiers étrangers, projet antinational, tel qu’il était conçu, fut une concession à l’étranger. Le projet de loi relatif aux hostilités françaises, concession à l’étranger. L’adjudication du canal de l’Espierre, concession à l’étranger.
Ainsi, messieurs, si le ministère à l’intérieur a pour devise hésitation, incertitude, sa devise à l’étranger, c’est faiblesse.
Ma conclusion est toute simple. Avec un ministère sans unité, on ne peut avoir que des fonctionnaires sous dévouement ; avec un pareil état de choses, il ne peut y avoir d’esprit public dans le pays, or, l’esprit public est la sauvegarde de l’indépendance des libertés du pays.
Je croyais traiter d’autres questions encore ; je comptais m’expliquer surtout sur cette fameuse maxime qui, en France a donné lieu dernièrement à de si remarquables débats, maxime qui paraît plaire beaucoup à nos ministres : Le roi règne et ne gouverne pas.
Je préfère remettre à d’autres temps l’examen de cette matière délicate ; quand le moment sera venu, j’expliquerai mon opinion à cet égard.
Il me tarde, pour ne pas abuser de vos moments, d’arriver au budget.
Messieurs, je suis forcé d’exprimer encore une fois mon regret de l’ordre établi dans la discussion des budgets, de la nécessité où l’on nous a placés, non seulement de voter le budget des voies et moyens avant le budget des dépenses, ce que tout le monde a reconnu être irrégulier, mais encore de devoir voter le budget des voies et moyens avant même que nous n’ayons quelques rapports sur le budget des dépenses. Vous comprenez combien devient difficile, dans une pareille position, la comparaison des deux budgets. Vous vous rappelez que quand cette question a été agitée dernièrement, les ministres n’ont trouvé pour me répondre qu’un seul argument, et cet argument le voici : Nous n’avons pas pu convoquer les chambres plus tôt, parce que nous étions préoccupés par tout ce qui se rapportait au traité de paix : Nous n’avons pas eu le temps de préparer les budgets. Il est bien fâcheux que Messieurs les ministres aient pris le soin de se donner un démenti à eux-mêmes. Ils n’avaient pas eu le temps de préparer les budgets avant le 12 novembre ? Mais les projets de loi qui précèdent le budget des voies et moyens et le budget des dépenses sont tous deux signés sous la date du 16 octobre.
Est-ce que par hasard les ministres pousseraient l’inconvenance au point de demander au chef de l’état des signatures en blanc ? Non sans doute. Alors le fait allégué par le ministre est inexact, le budget était prêt, on aurait dû nous convoquer un mois plus tôt, tout aurait marché régulièrement, nous voterions les dépenses avant les voies et moyens.
Quoi qu’il en soit, j’ai fait tout ce qui a dépendu de moi pour comparer les deux budgets ; il est une première observation qui frappe en les examinant ; c’est que pendant les neuf années qui se sont écoulées depuis la révolution, nous avons été obligés de faire des emprunts pour plus de 181 millions ; c’est-à-dire que nos voies et moyens ont été trop faibles de 20 millions par an. Ces 181 millions se composent de 100 millions à 5 p.c., 30 millions à 4 p.c. et 50 millions à 3 p.c.
Une seconde observation qui a déjà été faite par l’honorable préopinant auquel je succède, c’est qu’à ces 181 millions il faut ajouter non pas 18 millions de bons du trésor comme il l’a dit, mais 30 millions dont on demande la création pour 1840. Je sais qu’une partie de ces bons du trésor n’est destinée qu’à faciliter les besoins du service ; mais je pose en fait, en je demande que le ministre me contredise, je pose, dis-je, en fait que les dépenses extraordinaires auxquelles nous aurons encore à subvenir avant deux ans, s’élèveront à plus de 30 millions. De bon compte, voilà 211 millions 650 mille francs de dettes contractées ou au point de l’être.
Maintenait, veuillez faire une remarque que je ne présente que très sommairement parce que tôt ou tard elle donnera lieu à une discussion très approfondie. La voici : une dette de 5,000,0000 de florins est imposée à la Belgique par le traité, à partir du 1er janvier 1839 ; cela fait donc 5 millions de florins pour 1839 et 5 millions pour 1840. Que vous ne portiez au budget de 1839 qu’un seul semestre et le second semestre à l’exercice suivant, pour continuer de même, ou que, agissant régulièrement, vous portiez deux semestres chaque année, toujours devons-nous cinq millions de florins pour chaque exercice. Vous n’avez voté jusqu’à présent que pour solder un seul semestre de 1839, et l’on ne vous demande pour 1840 que deux semestres. Laissant à part le mode de régler la comptabilité, nous serons toujours en arrière d’un semestre de la dette ou de 5 millions de francs, ce qui fait 216,650,000 francs.
Maintenant on vous présente un budget de dépenses montant à 101 millions et quelques cent mille francs. Mais à côté de ce budget on vous présente des voies et moyens s’élevant à une somme égale, la dépassant même de quelques cent mille francs. Ainsi donc, d’après le calcul du gouvernement, laissant en dehors les 216 millions dont j’ai parlé, le budget qu’on nous présente cette année comme budget normal, et qui par là même à une importance spéciale, ce budget doit couvrir les dépenses ordinaires.
Je vous prie de faire attention àune chose qui n’a peut-être pas été prématurée par tout le monde, le budget des voies et moyens est divisé en quatre parties, non compris celle des non valeurs : impôts, péages, capitaux et revenus, remboursements.
Je ferai remarquer en passant que c’est une chose singulière que de ranger l’impôt des barrières et le produit des postes sous le titre de péages. Ce sont de véritables impôts.
Mais voici ce qui est plus important : c’est qu’aux deux chapitres : « Capitaux et revenus », et « Remboursements », on porte différents articles qui ne sont nullement des ressources ordinaires. Ainsi je lis au chapitre 3, Capitaux et revenus :
« Prix de vente de domaines en vertu de la loi du 27 décembre 1822, payés en numéraire ensuite de la loi du 28 décembre 1835 : fr. 2,020,000. »
C’est là une recette momentanée, une recette sur laquelle nous ne pouvons pas compter pour l’avenir. Je puis en dire autant de la plupart des articles qui figurent au chapitre des remboursements ; ainsi, par exemple, des suivants :
« Recouvrement d’une partie des avances faites aux régences par le département de la guerre pour constructions d’écuries, destinées à la cavalerie : fr. 30,000. »
« Recouvrement d’avances faites par le trésor pour le fonds de cautionnement de 1830 à 1839 inclusivement : fr. 1,522,000. »
Si vous énumérez les articles relatifs à des recettes momentanées, recettes qui seront épuisées d’ici à peu de temps, vous verrez qu’il y a déficit de près de 6,000,000 de francs.
Il faut ajouter à cela que les recettes de l’état ne s’élèveront plus au même taux que les années précédentes : le déclin de l’industrie, la diminution de l’armée seraient deux causes suffisantes pour opérer cette diminution.
Mais chacun de nous doit se demander comment, dans un gouvernement qu’on appelle à bon marché, nous en sommes venus à un budget de 101,000,000 francs.
Il serait curieux de faire une comparaison entre le budget du royaume des Pays-Bas de 1830 et celui du royaume de Belgique de 1840. cette comparaison je n’ai pu la faire d’une manière complète ; je vais vous la soumettre seulement pour quelques articles.
Le budget du royaume des Pays-Bas s’élevait en 1830 à 77,853,200 florins, savoir :
Au budget décennal, fl. 60,750,000
Au budget annal, fl. 17,103,200
Total, fl. 77,853,200
Dans ce chiffre, le ministère de la marine et des colonies figure pour une somme de 8,700,000 florins. De colonies, nous n’en avons pas, que je sache ; de marine, nous n’en avons guère plus que de colonies. Je me trompe : nous avons une marine qui coûte 912,726 francs, ce qui est fort cher pour les services qu’elle rend.
Quoi qu’il en soit, le budget des Pays-Bas, sans le ministère de la marine et des colonies, s’élevait à 70,000,000 de florins au plus, et comme la Belgique supportait la moitié du fardeau (ce qui a été démontré et ce qui est justifié par les négociations diplomatiques), comme de cette Belgique on a retranché deux demi-provinces avec leurs chefs-lieux qui rapportaient près de 3,000,000 de florins, il en résulte que nos charges de toute nature ne devraient s’élever, dans les mêmes conditions, qu’à 32,000,000 de florins ou 68,000,000 de francs, c’est-à-dire à la bagatelle de 32,000,000 de francs de moins que le montant du budget actuel.
Est-ce la dette que nous avons contractée qui est cause de cette augmentation ? Cette dette est assez considérable, comme je viens de le montrer. Mais enfin les dettes et les pensions forment ensemble une somme de 25,000,000 de francs ; Au budget des Pays-Bas, elles formaient une somme de 51,500,000 francs. Ainsi, quant aux dettes et aux pensions, la proportion est restée la même.
On dira peut-être que dans un petit pays on a besoin d’un personnel central proportionnellement plus considérable ; mais là n’est pas la différence, car nous n’avons pas de conseil d’état, nous n’avons pas de première chambre à appointements. La liste civile et les grands corps des Pays-bas coûtaient à l’état 3,208,000 florins ou 6,772,000 francs. Les dotations, en Belgique, s’élèvent seulement à 3,308,458 francs, c’est-à-dire à moins de la moitié.
Le chiffre qui frappe le plus est assurément celui de la guerre : il s’élève pour 1840 à 32,790,000 francs ; Eh bien, le budget de la guerre du royaume des Pays-Bas s’élevait à 18,240,000 florins ou à 38,000,000 francs ; en d’autres termes, pour 17 provinces on ne portait au budget de la guerre du royaume des Pays-Bas qu’un septième de moins qu’on ne porte aujourd’hui pour 7 provinces et 2 demi-provinces. Et remarquez que dans les 2 demi-provinces cédées il se trouve 3 forteresses ; pour le royaume des Pays-Bas tout entier, 38,000,000 de francs ; pour la Belgique mutilée, 32,790,000 francs. Vous le voyez, c’est un septième de moins.
Il est extrêmement difficile de comparer les chiffres du budget de la guerre du royaume des Pays-Bas avec ceux du budget de la guerre de la Belgique, parce qu’on n’a pas suivi le même ordre. Cependant je ferai connaître quelques chiffres à la chambre.
Etat-major général : pour le royaume des Pays-Bas : fr. 750,000 ; pour la Belgique : fr. 766,028
Intendance : pour le royaume des Pays-Bas : fr. 107,000 ; pour la Belgique : fr. 135,021
Solde de la gendarmerie : fr. 1,150,000 ; pour la Belgique : fr. 1,508,904.
(Cependant remarquez que du temps du royaume des Pays-Bas il y avait de la gendarmerie dans les parties cédées du Limbourg et du Luxembourg et dans le Brabant septentrional.)
Solde de l’infanterie : pour le royaume des Pays-Bas : fr 11,900,000 ; pour la Belgique : 9,811,500 fr.
Solde de la cavalerie : pour le royaume des Pays-Bas : fr 3,000,000 ; pour la Belgique : fr. 3,058,000
Solde de l’artillerie : pour le royaume des Pays-Bas : fr 3,475,000 ; pour la Belgique : fr. 2,312,000
Solde du génie : pour le royaume des Pays-Bas : fr 9,000,000 ; pour la Belgique : fr. 618,000
Passons-nous maintenant de la guerre aux finances, nous trouvons que l’administration centrale coûtait pour le royaume des Pays-Bas 150,664 florins ou 317,901 francs, et qu’elle coûte pour la Belgique 375,000 francs.
En recourant aux détails, nous trouvons ces sommes réparties comme suit :
Ministre : pour le royaume des Pays-Bas : fr 42,000 ; pour la Belgique : fr. 21,000
Secrétaire général: pour le royaume des Pays-Bas : fr 8,500 ; pour la Belgique : fr. 9,000
Employés de tout rang : pour le royaume des Pays-Bas : fr. 255,000 ; pour la Belgique : fr. 318,000
Huissiers, etc. : pour le royaume des Pays-Bas : fr. 31,000 ; pour la Belgique : fr. 27,000
Pour que les chiffres fussent plus exacts, j’ai défalqué les frais de vérification de la comptabilité et de l’administration des monnaies, maintenant réunis à l’administration centrale et qui n’en faisaient pas partie sous le royaume des Pays-Bas.
En fin, je dirai quelques mots du département de l’intérieur. D’abord les dépenses de l’instruction publique ne s’élèvent pas à une somme plus considérable qu’au temps du royaume des Pays-Bas, et cela se conçoit ; mais nous voyons figurer au budget de ce département, pour encouragements à l’industrie, au commerce et à l’agriculture, une somme de 1,175,000 francs, tandis qu’au budget des Pays-Bas (et on a beaucoup critiqué le système adopté sous ce rapport) on ne trouve qu’une somme de 1,500,000 francs.
Au crédit qu’on demande aujourd’hui on trouve les détails suivants :
Encouragements : fr. 400,000
Navires : fr. 150,000
Pêche : fr. 160,000
Agriculture : fr. 565,000
Ajoutez à cela que les archives des Pays-Bas ne coûtaient que 53,000 francs, et que pour les archives de la Belgique on vous demande 148,000 francs ; il est vrai que dans ce chiffre figurent 100,000 francs pour bâtiments ; mais chaque année on nous demande des sommes à ce titre.
On voit figurer au budget de l’intérieur les articles suivants :
Fêtes nationales : fr. 50,000
Police : fr. 80,000
Jeux de Spa : fr. 22,000
Au budget du royaume des Pays-Bas, il n’y avait ni fêtes nationales, ni police, ni jeux de Spa.
Une dernière réflexion applicable à tous les ministères, c’est qu’à aucun budget du royaume des Pays-Bas on n’a vu figurer le chapitre des dépenses imprévues que nous trouvons aujourd’hui à tous les budgets. Qu’il y ait un chapitre des dépenses imprévues dans des temps extraordinaires, cela se conçoit ; mais qu’en temps ordinaires, on ajoute encore un chapitre pour les dépenses non prévues, c’est ce dont je ne vois pas la nécessité.
Je termine ici mes observations ; vous en tirerez la conséquence que le budget proposé pour 1840 étant un budget normal et s’élevant à un chiffre tel que, s’il était adopté comme tel, nous marcherions de déficit en déficit, il faut que nous le soumettions à un examen rigoureux, il faut que nous avisions à diminuer les dépenses ou à augmenter les recettes.
M. Vandenbossche – Messieurs, je ne suis pas de ceux qui se sont attendus à un discours du trône avant l’ouverture de la présente session ; un discours du trône doit signaler à la nation la situation du pays, et résumer les vues du gouvernement sur l’avenir. Or, la situation du pays est telle qu’il eût été par trop pénible de nous en retracer le tableau, de la part de ceux qui nous l’ont faite. L’avenir est si sombre et si incertain qu’il était impossible à nos ministres de déterminer la conduite qu’ils se proposeraient de suivre, et dont les circonstances peuvent seules régler la marche ; et ainsi le gouvernement a cru convenable de se taire.
Cependant il importe au pays de connaître sa situation et l’avenir qu’elle nous prépare ; ce n’est qu’en connaissant sa maladie qu’on trouvera peut-être à y porter remède.
C’est donc à la chambre des représentants à découvrir cette situation et cet avenir ; aussi c’est à cet effet qu’il a été statué que l’examen du budget serait précédé d’une discussion générale.
Pour bien apprécier et notre situation actuelle et l’avenir qui nous attend, on doit, je pense, examiner le passé.
Les hautes puissances réunies et conférence à Londres ont reconnu notre nationalité et notre indépendance de la Hollande, en offrant aux deux peuples leur médiation pour parvenir à une séparation définitive. Elles l’ont reconnue en nous proposant les préliminaires de paix du mois de juillet 1831, où elles ont levé toutes les difficultés qui pouvaient se présenter, pour arriver, à l’amiable et sans effusion de sang ultérieure, à cette séparation, le désir de tous.
Quant au territoire, elles ont établi que les limites de la Hollande comprendraient tous les territoires, places, villes et lieux qui appartenaient la ci-devant république des provinces unies des Pays-Bas, en l’année 1790.
Et par contre que la Belgique serait formée de tout le reste des territoires qui avaient reçu la dénomination de royaume des Pays-Bas dans les traités de 1815.
D’après ces dispositions, la Belgique, du vœu des puissances, se trouvait être telle que la constitution l’avait constituée.
Toutefois du chef du Luxembourg, pour le conserver, il fallait ouvrir une négociation distincte avec le roi Guillaume et la confédération germanique. Il fallait remplir deux conditions : 1° indemniser le roi guillaume, attendu qu’en 1815 il avait obtenu le Luxembourg en compensation d’autres territoires qu’il avait cédés au roi de Prusse, et 2° entrer, du chef de cette province, dans la confédération, attendu que les princes souverains et les villes libres de l’Allemagne, y compris le roi des Pays-Bas, pour le grand-duché du Luxembourg, avaient établie entre eux une confédération perpétuelle, offensive et perpétuelle, pour maintenir la sûreté de l’Allemagne, de l’indépendance et de l’inviolabilité des états fédérés.
Qu’a fait notre gouvernement ? Il a refusé d’accepter ces conditions, et d’entrer dans la confédération germanique, poussé à ce refus par le gouvernement français ; il a prétexté l’indépendance et la neutralité de la Belgique, comme si la Belgique n’eût pu rester neutre et indépendante, et tout en même temps le roi des Belges, en qualité de grand-duc de Luxembourg, être membre de la confédération germanique, et en exécuter religieusement tous les engagements.
Ayant refusé d’accomplir ces deux conditions, la conférence a cru devoir chercher une autre combinaison, pour satisfaire aux exigences des souverains formant la confédération, et ainsi on est arrivé à nous enlever les plus belles parties du Luxembourg et du Limbourg, et 360 mille de nos frères.
Si le ministère avait communiqué ces négociations aux chambres, celles-ci auraient fait voir à la France qu’elle n’avait pas de droits à s’opposer à cette alliance, et même qu’elle n’y avait point d’intérêt ; elles auraient fait voir aux puissances du nord et de l’Allemagne que la Belgique comprenait sa destination et qu’elle entendait la remplir, en restant neutre et indépendante de tous, en repoussant toute suggestion de la France, et en acceptant à cœur-joie les conditions imposées à la conservation du Luxembourg, d’autant plus que la constitution s’y était référée. En repoussant ces conditions, les puissances du Nord ont dû nous regarder comme un peuple soumis à la France, et prêt à faire cause commune avec elle à la première explosion ; de là, tout affaiblis que nous sommes, nous porterons toujours ombrage à l’Allemagne ; et nous n’avons pas de paix véritable à espérer, aussi longtemps que nous n’aurons pas déchiré le traité soi disant de paix qu’une majorité de la législature a adopté en dépit du peuple et de la constitution.
Quant à la navigation de l’Escaut, les puissances pouvaient-elles faire plus, que de déclarer cette navigation libre et exemple de tout droit de péage, ainsi qu’elles ont fait dans l’article 9 du traité du 15 novembre 1831 ?
Cette article porte : « Les dispositions des articles 108-117 inclusivement de l’acte général du congrès de Vienne, relatives à la libre navigation des fleuves et rivières navigables, seront appliqués aux fleuves et rivières qui séparent ou traversent à la fois le territoire belge et le territoire hollandais.
« En ce qui concerne spécialement la navigation de l’Escaut, il sera convenu que le pilotage et le balisage, ainsi que la conservation des passes de l’Escaut, en aval d’Anvers, seront soumis à une surveillance commune ; … que des droits de pilotage modérés seront fixés d’un commun accord, et que ces droits seront les mêmes pour le commerce hollandais et pour le commerce belge.
« Il est également convenu que la navigation des eaux intermédiaires entre l’Escaut et le Rhin, pour arriver d’Anvers au Rhin, et vice versa restera réciproquement libre, et qu’elle ne sera assujettie qu’à des péages modérés qui seront provisoirement les mêmes pour le commerce des deux pays.
« Des commissaires se réuniront de part et d’autre à Anvers, dans le délai d’un mois, tant pour arrêter le montant définitif et permanent de ces péages qu’afin de convenir d’un règlement général pour l’exécution des dispositions du présent article, et d’y comprendre l’exercice du droit de pêche et de commerce de pêcherie dans toute l’étendue de l’Escaut, sur le pied d'une parfaite réciprocité et égalité en faveur des sujets des deux pays. En attendant, et jusqu’à ce que ledit règlement soit arrêté, la navigation des fleuves et rivières navigables, ci-dessus mentionnés, restera libre au commerce des deux pays, qui adopteront provisoirement à cet égard le tarif de la convention signée, le 31 mars 1831, à Mayence, pour la libre navigation du Rhin ainsi que les autres dispositions de cette convention, en autant qu’elles pourront s’appliquer aux fleuves et rivières navigables qui séparent et traversent à la fois me territoire hollandais et le territoire belge. »
Le deuxième paragraphe de article place expressément l’Escaut dans une position exceptionnelle des autres fleuves et rivières. De quoi s’agit-il de convenir à son égard ? Du pilotage, du balisage et de la conservation des passes en aval d’Anvers. Et rien de plus.
Le paragraphe 3 admet un droit de péage sur les eaux intermédiaires entre l’Escaut et le Rhin ; de l’Escaut, il n’en parle pas : l’Escaut est donc maintenu dans son exception.
D’après le paragraphe 4, le montant de ces péages doit être arrêté, et les deux parties doivent convenir d’un règlement général ; Dans ce règlement on comprendra à l’égard de l’Escaut, quoi ? l’exercice du droit de pêche et du commerce de pêcherie.
Enfin du cinquième et dernier paragraphe, et notamment de son exécution, résulte encore la preuve évidente que la navigation de l’Escaut devait rester exempte de tout droit de péage. Pour tous les fleuves et rivières susceptibles d’un droit de péage, en attendant, dit ce paragraphe que ledit règlement soit arrêté, les deux pays adopteront provisoirement les tarifs de Mayence. Ce tarif a été appliqué aux eaux intermédiaires entre l’Escaut et le Rhin, mais jamais il n’a été appliqué à l’Escaut, preuve incontestable que l’Escaut a toujours conservé son exemption du droit de péage, et qu’il devait la conserver pour l’avenir.
Dans cette situation, on est parvenu à faire peur à notre diplomatie et au commerce d’Anvers pour le tarif de Mayence, et nos ministres ont proposé ou adopté un droit de péage d’un florin et demi par tonneau sur la navigation d l’Escaut, en dépit du traité du 15 novembre 1831, qui en avait prononcé l’exemption. Les ministres ayant caché à la chambre les pièces diplomatiques de leurs négociations, la majorité de la chambre, dans sa confiance sans bornes à tout ce que le ministère peut lui présenter, a encore voté cet odieux impôt.
Quant au partage de la communauté, la dette seule offrait des difficultés entre parties, nos droits aux bénéfices communs étaient hors de toute contestation. La conférence, dans ses préliminaires de paix, a cru devoir lever les difficultés et s’abstenir de parler de ce qui ne pouvait point former un objet de litige.
Elle a donc statué, par son article 12, que : « Le partage des dettes aura lieu de manière à faire retomber sur chacun des deux pays la totalité des dettes qui originairement pesait, avant la réunion, sur les divers territoires dont ils se composent, et à diviser dans une juste proportion celles qui ont été contractées en commun. »
Conformément à cette disposition les plénipotentiaires hollandais ont produit un tableau de dettes et de prétendues dettes, sans faire mention des avantages à partager ; nos diplomates, notamment en 1838, ont négocié à perte de vue sur la dettes sans également s’occuper des bénéfices communs, et on est finalement arrivé à nous faire supporter une dette annuelle et perpétuelle de cinq millions de florins, tandis que d’après un compte régulier et conforme aux principes prescrits par la conférence, la Hollande aurait dû nous payer cette somme.
Ce traité de paix, les ministres l’ont présenté à l’adoption de la législation, et comment ? En assurant la législature qu’ils avaient fait tout ce qui était humainement possible pour obtenir des conditions plus favorables ; que telle était la décision finale de la conférence, et que les puissances nous auraient fait exécuter ces dispositions par la force des armes, si nous refusions d’y obtempérer de bonne volonté ; que nous avions toute l’Europe contre nous ; qu’il y aurait eu démence à s’y opposer, etc., etc. et il a trouvé dans la législature une majorité pour l’adopter ; et comment cette majorité a-t-elle donné son vote affirmatif ? la plupart en protestant contre l’iniquité du traité, contre la force majeure qui nous l’imposait ; en décrivant les puissances et notamment la Prusse, la Russie et l’Autriche, comme étant les principaux auteurs de ces infamies.
J’ai examiné toutes ces questions et je suis parvenu à me convaincre qu’il n’en est rien. Nous n’avons aucun reproche à faire aux puissances et notamment pas à la Russie, à l’Autriche ou à la Prusse. Pareille assertion est pas trop inattendue sans doute pour espérer de faire partager mes convictions sans entrer dans de longs détails, que j’ai recueillis et que je me propose de publier, le cadre d’un discours étant trop rétréci pour les y comprendre.
Si nous avons des reproches à faire, nous devons, en grande partie, les adresser à nous-mêmes. Lors de la grande discussion, j’ai demandé la communication des documents officiels des négociations relatives au Luxembourg ; l’honorable M. Gendebien, de tous les documents. Le ministre les a refusés, et la majorité de la chambre a appuyé le refus du ministère ; En 1831 une demande analogue a aussi été faite, et le ministre est également parvenu à s’y refuser en prévenant la chambre qu’il les aurait déposés au greffe dans un paquet cacheté. Ainsi la majorité, par une confiance sans bornes dans les capacités du ministère, a toujours refusé jusqu’aux moyens de s’éclairer sur l’objet même dont dépendaient les destinées de la patrie.
Si la chambre avait examine les documents des négociations, elle y aurait trouvé les erreurs commises, et elle aurait éclairé le gouvernement, qui à son tour aurait éclairé la conférence de Londres, laquelle, ne voulant pas nous traiter avec justice et équité, aurait prescrit aux parties des conditions tout opposées, et la Belgique n’aurait pas à gémir aujourd’hui sur un traité ruineux et injuste dont l’acceptation l’a rendue odieuse aux puissances, méprisable aux peuples et ridicules aux yeux de tous.
Grande leçon pour les ministres présents et futurs de ne plus chercher, dans la représentation nationale, une majorité quand même en faveur de leurs propositions ; qu’ils y apprennent que tout homme est faillible, et que personne n’est à l’abri de l’erreur.
Grande leçon pour tous mes honorables collègues, qui, jusqu’à présent, ont eu une confiance aveugle dans les lumières d’un ministère quelconque, qu’ils y apprennent que c’est ainsi qu’on perd les empires et non qu’on les soutient.
Grande leçon pour tous les hommes en crédit, qui, lors d’un renouvellement des chambres, influencent les élections pour faire envoyer les candidats que le ministre leur signale, afin de n’y rien contrer de ce qu’il appelle opposition.
L’idée d’une opposition parlementaire répugne beaucoup de personnes haut placées ; et, en effet, une opposition systématique, en majorité rendrait le gouvernement impossible. Mais, existe-t-il bien une opposition parlementaire en Belgique ? non. Les membres les plus avancés de la catégorie, qu’on appelle opposition en Belgique, ne sont que ceux qui examinent scrupuleusement les propositions et la conduite ministérielles, et qui les approuvent ou les blâment, les adoptent ou les rejettent suivant que leur conviction intime leur en prescrive la loi. Voilà l’opposition que l’on a rencontrée en Belgique, voilà l’opposition que j’espère y rencontrer toujours et voir un jour une majorité dans l’intérêt de la patrie et du ministère lui-même.
Toutefois nous sommes placés dans une situation où la paix que l’on nous vante, ne pourra guère diminuer les besoins du pays, et Dieu sait quand nous en sortirons. Le gouvernement doit marcher, et je me propose de voter en faveur des budgets, sauf à admettre les économies que la discussion me démontrera pouvoir y être introduites.
En tous cas, c’est l’économie que nous devons tâcher d’introduire dans toutes les branches de notre administration ; économie qui ne paraît pas avoir toujours été consultée : à ce sujet je me permettrai de signaler à M. le ministre de la guerre quelques faits qui m’ont été rapportés.
En 1838, on a mis en adjudication, par lettres cachetées, la fourniture du pain à la garnison d’Audenaerde pendant l’année 1839 ; le sieur Van Aeltert d’Alost a soumissionné cette fourniture à raison de 18 centimes la ration, et il se trouvait à ce prix le plus bas soumissionnaire les soumissions connues, l’intendant militaire ouvre un rabais sur le rabais ; la fourniture est offerte à 17 centimes et ainsi acceptée.
En 1839, l’adjudication de la fourniture du pain à la garnison d’Alost pendant l’année 1840 a eu lieu de la même manière. Ici le plus bas avait soumissionné pour 17 ¾ centimes la ration ; le susdit sieur Van Aeltert propose à son tour un rabais, et offre de fourni le pain à raison de 17 centimes : sa proposition a été rejetée.
Un autre fait.
En 1838, on a mis en adjudication la fourniture du foin, de la paille et de l’avoine à la garnison de cavalerie à Alost.
Le sieur Jean Eeman a soumissionné la fourniture de la paille, à raison de 63 centimes les 10 kilogrammes ;
Le foin, à raison de 73 centimes les 10 kilogrammes ; L’avoine, à raison de 158 centimes les 10 kilogrammes ;
Un autre a soumissionné les mêmes fournitures ;
La paille, à raison de 73 centimes les 10 kilogrammes ; Le foin, à raison de 84 centimes les 10 kilogrammes ; Et l’avoine, à raison de 158centimes les 10 kilogrammes.
Sur le foin et la paille il y avait une différence de 10 centimes par ration. Eh bien ! on a adjugé cette fourniture au soumissionnaire le plus élevé. Tous ces faits méritent, je pense, l’attention de M. le ministre de la guerre.
M. le président – La parole est à M. le ministre des affaires étrangères.
M. le ministre de l'ntérieur et des affaires étrangères (M. de Theux) – Je pense que la chambre est fatiguée, et je demanderai la remise à demain.
M. le président – Voici la composition de la commission chargée de l’examen du projet de loi concernant les étalons des poids et mesures : MM. Dumortier, Brabant, de Puydt, Devaux, d’Huart, Duvivier, Lesoinne.
M. Lesoinne – Je suis membre de la commission de navigation et spécialement délégué pour commencer les négociations relatives à la Meuse ; il me serait impossible de remplir ici mes devoirs sans abandonner la commission mixte.
M. le président – L’affaire du projet de loi n’est pas urgente ; et vous pourrez vous entendre avec vos collègues.
- La séance est levée à quatre heures.