(Moniteur du 15 mai 1839, n°135)
(Présidence de M. Raikem)
M. Lejeune procède à l’appel nominal à 1 heure moins le quart. Il donne lecture du procès-verbal de la séance précédente dont la rédaction est adoptée.
M. Lejeune présente l’analyse des pièces suivantes adressées à la chambre :
« Le sieur Nathan Reiss, médecin adjoint à l’hôpital militaire de Diste, né à Dantzick, demande la naturalisation. »
- Renvoi à M. le ministre de la justice.
« Le sieur Boisacq, aubergiste à Anvers, demande que la chambre s’occupe de la réclamation des hôteliers du royaume, ayant pour but la révision de la loi du 22 juin 1822. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le conseil communal d’Aubel demande qu’il soit apporté une extension aux modifications au tarif des douanes en ce qui concerne la frontière du Limbourg et que la libre entrée de différents objets soit autorisée par le bureau d’Aubel. »
- Renvoi à la commission des pétitions, avec demande d’un prompt rapport sur la proposition de M. Demonceau.
« Le conseil communal de Beeck (Ruremonde) demande que le canton de Bree ressortisse de l’arrondissement de Hasselt, et que le chef-lieu du 3e arrondissement administratif soit établi à Bree. »
- Renvoi à la section centrale chargée de l’examen du projet de loi en la matière.
« Le conseil communal de Aleix (Luxembourg) adresse des observations sur le projet de circonscription de la province du Luxembourg. »
- Renvoi à la section centrale chargée de l’examen du projet de loi sur la matière.
M. B. Dubus ne peut, à cause d’une indisposition, se rendre à la séance.
- Pris pour notification.
M. Morel-Danheel, rapporteur – Messieurs, votre commission s’est occupée de l’élection qui a eu lieu le 8 de ce mois, à l’effet de pourvoir au remplacement de M. Mercier.
Voici quel a été le résultat des opérations. Le collège électoral était composé de trois bureaux ; 205 électeurs se sont trouvés dans le premier bureau : M. Ed. Mercier a obtenu 200 voix, M. Jonet, 3, deux bulletins nuls ; 120 électeurs ont voté dans le second bureau ; M. Ed. Mercier à obtenu 118 voix. Au troisième bureau il y a eu 33 électeurs ; M. Ed. Mercier a obtenu 32 voix ; 1 voix a été donnée à M. Jonet.
Deux bulletins ayant été déclarés nuls, faute de désignation, le total des votants s’est trouvé réduit, pour les trois bureaux, à 356 ; majorité absolue, 179. M. Mercier a obtenu 250 suffrages. Toutes les opérations ont été trouvées régulières, aucune réclamation n’a été faite.
En conséquence, votre commission a l’honneur de vous proposer, par mon organe, l’admission de M. Ed. Mercier, comme membre de la chambre des représentants.
- Les conclusions de la conclusion sont mises aux voix et adoptées. En conséquence, M. Ed Mercier est proclamé membre de la chambre des représentants. Il sera admis au serment prescrit par la loi, quand il sera présent.
M. Pollénus – Messieurs, dans la séance d’hier, M. le ministre des travaux publics a déposé divers amendements qui se rapportent au projet de loi concernant les Limbourgeois et les Luxembourgeois. Il avait été convenu que ces amendements seraient imprimés et distribués ; cependant le Moniteur de ce matin ne les contient pas.
Le projet dont il s’agit est de la plus haute importance ; il se rattache à l’état civil des citoyens. Il importe donc qu’on examine avec soin non seulement les dispositions du projet en elles-mêmes, mais encore la rédaction ; car, ainsi que la chambre se le rappelle, diverses parties de la rédaction primitive ont donné lieu à d’assez longs débats. Il importe donc de prendre une connaissance suffisante des nouveaux amendements, afin que nous puissions d’autant plus aisément nous livrer aux nouveaux débats qui s’ouvriront sur le projet.
M. le ministre des travaux publics (M. Nothomb) – Messieurs, j’ai soumis les amendements à la section centrale qui malheureusement n’était pas complète ; M. le rapporteur, entre autres, manquait. La section centrale se réunira peut-être tout à l’heure, et ce soir l’on pourra livrer la nouvelle rédaction à l’impression.
M. Pollénus – Si la section centrale mentionne les propositions nouvelles du gouvernement, à côté de celles qu’elle pourra faire elle-même, je me déclare entièrement satisfait.
M. de Foere – Je demande la parole pour une motion d’ordre.
Messieurs, M. Desmaisières a été nommé dernièrement au ministère des finances. Il a accepté cette nomination. Vous savez, messieurs, que pendant toute sa carrière parlementaire, l’honorable membre a suivi une politique commerciale opposée à celle de ses collègues actuels. Il était même, sous ce rapport, un des membres les plus avancés de l’opposition. Je suis loin de tirer du seul fait de son entrée au ministère une conclusion déshonorante pour M. le ministre des finances. Il est possible que ses convictions consciencieuses en politique commerciale aient été altérées. Il est possible aussi qu’il les ait conservées et que M. de Theux et ses collègues aient reconnu depuis leurs erreurs, que M. Desmaisières a si souvent combattues avec autant de talent que de fermeté. Quoi qu’il en soit, il est du plus haut intérêt pour le pays que cette nouvelle position du ministère soit nettement dessinée.
La chambre doit connaître le système commercial que le ministère actuel se propose dorénavant de suivre : ou celui pour lequel M. Desmaisières a combattu, jusqu’à son entrée au ministère, avec non moins d’ardeur que de persévérance ; ou celui dans lequel ses collègues ont persévéré jusqu’à présent. Si l’opinion de la chambre n’était pas arrêtée à cet égard, elle pourrait être menée, par une aveugle confiance, dans des voies où il n’est pas possible de sortir par les plus amers regrets. Il importe à la chambre de savoir d’où elle part et où elle va. La direction qui lui est imprimée par le ministère ne peut pas même être rationnelle si elle n’en connaît pas le but. Je suis le premier à déclarer que le projet de loi qui nous occupe actuellement me met dans un grand embarras. Mon vote, modifié par de sages et de justes restrictions, pourrait être favorable au projet avec telle politique commerciale adoptée par le ministère ; avec telle autre, il lui serait entièrement opposé. Un député ne peut d’ailleurs pas voter par pièces détachées ; il doit avoir des principes qui règlent sa conduite parlementaire. Malheureusement c’est par parties isolées et incohérentes que le ministère a jusqu’à présent procédé. Jamais aucun système commercial n’a été offert à la discussion. Il en résulte non seulement des anomalies choquantes dans notre politique commerciale ; mais cet état continuel d’hésitation et d’absence de fixité jette l’industrie, le commerce et la navigation du pays dans la plus déplorable incertitude. Ils ignorent s’il faut avancer ou reculer,. Plusieurs branches de la prospérité publique sont paralysées. Confiant trop dans un système efficacement protecteur que l’exemple de tous les autres pays et la saine raison politique nous enseignent, quelques industries se sont jetées dans des entreprises dangereuses.
Le projet de loi sur lequel nous délibérons n’est pas fondé sur les motifs allégués par le ministère dans l’exposé qui l’accompagne. En effet, comment s’expliquer cette « grandeur de la Belgique par laquelle elle réparerait, envers le monde entier, le grave inconvénient auquel l’astreint la conférence » ? Quelles sont les raisons saisissables pour lesquelles le pays serait appelé à faire « ce grand acte de générosité et de réparation qui sera compris par le monde civilisé, et auquel vous, messieurs, vous tiendrez à honneur d’avoir donné votre assentiment. » ?
Ces motifs, messieurs, ne peuvent pas nous conduire sans nous exposer à la risée universelle. Je sais très bien que de semblables idées peuvent entrer dans des esprits exaltés, mais le « monde civilisé » ne les comprendra pas. Il est devenu si positif et si précis que tout ce qui ne porte pas ce caractère est tourné en ridicule . Quant à moi, je déclare que je ne comprends pas cette « grandeur » et ce « grand acte de générosité » envers des nations qui ont créé le « grave inconvénient » du péage imposé sur la navigation de l’Escaut, ni envers les autres nations étrangères. Je comprends seulement que le pays doit aviser à ses propres intérêts et non aux intérêts des autres. Il y aurait par trop de simplicité à en agir autrement.
Le ministère allègue un autre motif. « Il lui a paru juste que la charge du péage ne fût pas en quelque sorte locale. » Cette raison est encore un prétexte : s’il n’en existait pas une autre, pourquoi le pays se soumettrait-il inutilement, et au profit de la Hollande, à une charge qu’il peut si bien éviter en recevant, comme autrefois, ses provisions par les autres ports du pays ?
Il existe donc une autre raison que le ministère ne produit pas ouvertement, mais qui est voilée sous ces paroles de l’exposé des motifs : « Le péage est de nature à causer préjudice aux destinées commerciales des ports d’Anvers et de Gand, et par là aux intérêts du pays en général » Ces vagues expressions semblent impliquer de nouveau l’intention de persévérer dans les efforts que le ministère a fait jusqu’ici pour ériger le transit en base du système commercial du pays, système que M. Desmaisières a toujours, et avec raison, ouvertement combattu.
Dans l’exposé des motifs accompagnant le projet de loi, relatif au transit, présenté en 1835, par M. de Theux, on lit cette phrase qui, quoique d’une haute portée, n’y est cependant insérée que par transition : « cependant, y est-il dit, comme le transit forme la base du système commercial de la Belgique. » Plus loin, un fait que personne en Belgique n’avait aperçu, est révélé au pays. Selon le rapport ministériel, le transit avec l’Allemagne était, en 1829 et 1830, le pivot de la prospérité matérielle de nos provinces.
M. Desmaisières fut nommé rapporteur de ce projet de transit. Dans son rapport, « il ne partageait pas, disait-il, l’opinion de l’auteur de l’exposé des motifs, qui semble voir dans la liberté du transit de si grands avantages qu’il en fait la base fondamentale de la prospérité matérielle du pays et par suite du système commercial que doit adopter la Belgique. » Dans le même rapport, il restreignit la prospérité à laquelle le transit pouvait avoir donné lieu en 1829 et 1830, aux ports du pays. Il n’admettait pas que cette prospérité eût été étendue à toutes les provinces du pays.
Le projet de loi, actuellement en discussion suppose que le transit est érigé en système principal du commerce du pays. C’est sur ce système que le projet est fondé, et M. Desmaisières l’a comme nous répudié.
Il importe donc à la chambre de savoir si l’honorable membre combat encore sous ses anciens drapeaux, ou bien si, en acceptant le portefeuille ministériel, il les a abandonnés pour s’associer au système commercial que ses collègues ont suivi jusqu’à présent. Y a-t-il eu transaction entre les membres de l’administration actuelle ? Se sont-ils fait des concessions mutuelles ?
Il est de l’essence d’un état constitutionnel que la politique du gouvernement soit nettement dessinée. Si elle n’était pas positivement conne et qu’elle fût contraire aux intérêts de la Belgique, le pays et la chambre ne pourraient pas lui faire une opposition opportune et raisonnée.
Cette conduite parlementaire est suivie en Angleterre comme en France. Ni dans l’un ni dans l’autre pays, aucun membre des chambres ne s’associe à un ministre qui aurait posé des antécédents contraires aux siens, à moins que, de part et d’autre, il n’y eût un abandon de principes.
Je prie l’honorable ministre des finances de croire que l’interpellation que je viens de lui adresser, n’est pas dictée par un esprit d’hostilité ; je déclare que je l’ai vu arriver au ministère avec plaisir. Mais je désire être fixé sur le système commercial que le ministère, depuis sa recomposition partielle, se propose de suivre. Mon vote sur le projet de loi en discussion, comme je l’ai déjà dit, dépend en partie de la réponse à la question que j’ai proposée. D’autres membres de la chambre pourraient se trouver dans la même position.
M. le président – La parole est à M. Van Cutsem, qui est inscrit pour le projet, et qui doit présenter un amendement.
M. de Brouckere – Est-ce que la motion d’ordre de M. de Foere n’a pas de suite ?
M. le président – Personne n’a demandé la parole sur la motion ; il est dès lors inutile de la discuter.
M. de Brouckere – Si personne n’insiste, je n’insiste pas non plus.
M. de Foere – Mon intention n’est pas de surprendre M. le ministre des finances ; je ne tiens pas à ce qu’il réponde aujourd’hui ; mais je désirerais qu’i s’expliquât au moins pendant le cours de cette discussion ; ces explications doivent influer sur mon opinion et celle des autres membres de cette chambre, dans la question qui nous est soumise.
M. le ministre des finances (M. Desmaisières) – Messieurs, je ne suis pas absolument obligé de répondre à toutes les interpellations qui pourraient m’être adressées par l’un ou l’autre des membres de cette chambre. Toutefois, pour mettre fin à ce débat, quant à présent, je dirai que je m’expliquerai, quand je le jugerai convenable, dans le cours de cette discussion.
Discussion générale
M. Van Cutsem – Messieurs, j’ai hésité longtemps avant de me décider à prendre la parole dans cette grave enceinte : homme nouveau, la prudence me commandait de me taire et d’observer les hommes et les choses pendant quelques temps avant de me faire entendre, et le mandat qui m’est confié par mes concitoyens des Flandres me disait de défendre leurs intérêts et ceux de la nation belge dans une discussion aussi importante pour le pays que celle du projet de loi relatif à la perception du droit de tonnage sur l’Escaut ; c’est ce dernier parti que j’ai pris, messieurs, avec la conviction que si je ne parviens pas à jeter quelque lumière sur la question que nous agitons, vous me tiendrez toujours compte de ma bonne volonté.
Le projet de loi relatif à la perception du droit de tonnage sur l’Escaut porte que le péage à percevoir par le gouvernement des Pays-Bas sur la navigation de l’Escaut, pour se rendre de la mer en Belgique ou de Belgique à la mer par l’Escaut ou le canal de Terneuzen, sera remboursé par l’état aux navires de toutes les nations, les navires néerlandais exceptés, et qu’à cet effet il sera ouvert au gouvernement un crédit de 300,000 francs ; et on y fixe la durée de ce remboursement et le moyen d’y faire face.
Cette loi proclame la liberté absolue du commerce maritime en Belgique, et a cela de bon qu’en théorie elle aurait l’approbation de tous les économistes si nous ne nous trouvions pas entourés, de toutes parts, de nations qui ont admis chez elles la prohibition de telles marchandises, l’introduction de telles autres avec des droits différentiels d’après les navires sur lesquels elle sont importées, en enfin d’autres encore sans droits, d’après les besoins du pays et le degré de perfectionnement que les différents genres de fabricats qui sont importés, ont atteint chez elles.
Ce qu’il conviendrait donc de faire dans la circonstance dont s’occupent les économistes ne peut nous convenir, si nous nous trouvons dans une position différente de celle dont ils parlent, comme je viens de le prouver.
Quels motifs avons-nous, messieurs, pour donner les premiers, sans en obtenir quelque chose en échange, l’exemple de la suppression de droits qui peuvent devenir protecteurs pour notre marine marchande, et pour le commerce et l’industrie de la Belgique une source de prospérité ?
Serait-ce parce qu’il faut témoigner de la reconnaissance aux puissances qui nous ont imposés le droit que nous voulons payer pour elles, ou pour les engager à conclure des traités de commerce avec nous ?
Serait-ce parce que notre marine, notre commerce, sont dans un état prospère qui peut leur permettre de lutter avec les nations auxquelles vous voulez rembourser le droit de péage ?
Serait-ce parce que le commerce de la Belgique a prospéré depuis que nous recevons dans nos ports les navires étrangers comme les nôtres ; car notez-le bien, sous ce rapport vous n’avez plus d’expérience à faire : vous savez si l’admission sans droit des navires étrangers dans nos ports a augmenté la prospérité commerciale de la Belgique, ou si elle l’a diminuée ?
Nous ne pouvons rembourser aux puissances étrangères ou du moins à leur commerce, sans obtenir quelque faveur en retour de celle que nous leur faisons, les droits que la Hollande prélève sur l’Escaut sans nous humilier ; en effet, celui qui baise la main qui le frappe ne mérite pas l’estime de celui qui lui porte le coup. En entrant dans la grande famille des puissances étrangères, nous devons commencer pour leur montrer que nous sommes dignes d’y occuper la place que notre bravoure, et le sang de nos frères versé pour notre indépendance, ont su nous acquérir ; nous ne devons pas dire aux nations voisines : Venez chez nous, faites-y le commerce comme les indigènes tant qu’il vous plaira, et si un jour vous voulez faire quelque faveur à notre commerce, semblable à celle que vous faites aux autres nations, nous vous en serons reconnaissant. Il faut tenir un autre langage pour nous rendre dignes du nom de nation indépendante ; nous devons leur dire : L’Escaut est imposé au profit de la Hollande, nous remboursons ce droit à nos navires ; si vous voulez avoir la même faveur, recevez-nous dans vos ports comme les nations les plus favorisées, et nous vous ferons jouir de l’exemption que nous accordons à notre marine indigène.
En nous conduisant ainsi, nous nous mettrons à la hauteur d’une nation indépendante ; nous favoriserons notre commerce à l’extérieur, et nous encouragerons notre marine marchande, qui ne manquera pas de se relever de l’abaissement dans lequel elle est tombée aujourd’hui.
Nous ne sommes pas obligés, messieurs, à faire cette concession aux puissances étrangères, sans rien demander d’elles, pour ne pas encourir leur mauvais vouloir lorsqu’il s’agira de faire des traités de commerce avec elles, parce que ce péage n’étant pas levé au profit de la Belgique, mais bien au profit de la Hollande, nous n’avons pas à rendre compte des mesures que nous prenons pour y soustraire notre marine ; nous ne sommes tenus à rien à l’égard de la marine étrangère, et les autres nations peuvent suivre notre exemple en faisant, elles aussi, acquitter le droit par le trésor public de leur pays.
Que notre marine marchande est venue à presque rien depuis 1830, personne n’osera le contester ; qu’elle va chaque jour en déclinant de plus en plus, et cela malgré la loi du 7 janvier 1838 qui accorde des primes aux constructions maritimes, cela est encore tout aussi évident ; que nous devons empêcher, dans l’intérêt de notre industrie et de notre commerce, cette décroissance, en encourageant nos armateurs belges par des primes d’exportation ou par des remises d’impôts qui ne seront pas restitués aux navires des nations qui ne sont rien pour nous, cela est encore hors de doute : en effet, c’est le seul moyen de faire armer des navires au long cours pour aller échanger nos produits contre les denrées et produits des pays d’outre-mer ; c’est protéger le commerce maritime de la Belgique sans exclure le concours ou la concurrence étrangère en garantissant à l’industrie et au commerce du pays un appui suffisant pour lui réserver la meilleure part au marché intérieur et des transports maritimes. Ce système protecteur est en harmonie avec les véritables intérêts nationaux, et est fondé sur l’équité et sur l’exemple des peuples qui ont voulu se créer une industrie et un commerce national.
En protégeant le transport par navires belges, nous favoriserons aussi le commerce et l’industrie belges, car les navires nationaux contribuent seuls puissamment à l’exportation des produits du pays. Pour vous convaincre de cette dernière assertion, il me suffira de vous dire que, sur cent navires nationaux, soixante-dix sortent chargés de nos produits et trente seulement naviguent sans lest vers des contrées lointaines, tandis qu’on peut dire que, sur cent navires étrangers, soixante sortent sans lest et une quarantaine avec des marchandises de notre pays, ce qui est cause, comme cela résulte des renseignements officiels transmis aux chambres de commerce de la Belgique par M. le ministre de l'ntérieur et des affaires étrangères, qu’annuellement il est importé en Belgique pour quarante ou cinquante millions plus de marchandises qu’il n’en est emporté, et ce résultat est d’autant plus désavantageux que notre pays est un pays de production où il y a exubérance et par suite besoin d’un écoulement à l’étranger.
Pour enlever à la marine marchande belge le droit protecteur que je voudrais lui voir obtenir, on préconise les avantages que la Belgique doit retirer du commerce de transit par la liberté absolue de l’Escaut ; en principe nos adversaires ont encore une fois raison quand ils prétendent, sans s’occuper du commerce que la nation est obligée de faire pour se débarrasser de ses produits, que ce commerce de transit est avantageux à la nation que le crée chez elle ; mais quand, pour avoir ce commerce de transit, on est forcé de sacrifier son propre commerce, peut-on encore en dire autant ?
C’est comme cela qu’en isolant les différents commerces qui peuvent être productifs pour un pays, ils convainquent ceux qui ne considèrent pas le commerce dans son ensemble ; en effet il ne faudrait avoir aucune idée d’économie politique pour ne pas comprendre que le transit des marchandises étrangères sur notre territoire concourt à cette production, qui augmente les richesses d’un pays en élevant la valeur d’un produit qui y passe par son transport d’un lieu dans un autre, s’il peut se faire sans nuire au commerce des produits de ce pays ; or, je vous ai prouvé que la marine marchande a besoin d’encouragement dans l’intérêt de notre industrie et du commerce de nos produits, et d’un encouragement qu’elle ne peut recevoir en apparence qu’au préjudice du commerce de transit qui, d’après toutes les probabilités, n’en recevra pas d’atteintes réelles ; donc je vous ai encore une fois démontré que le commerce de transit, de la manière que ceux qui n’ont pas sur la question du péage de l’Escaut la même opinion que nous, veulent nous le faire, ne peut que nous porter préjudice au lieu d’être pour nous une source de richesses.
Nos adversaires ont recours au passé pour établir que l’Escaut doit être, dans l’intérêt de notre prospérité nationale, affranchit de tous droits sans rien exiger en échange de cette faveur, et ils vantent la splendeur de la marine marchande belge en 1829, époque à laquelle les navires de toutes les nations arrivaient dans le port d’Anvers sans payer de droit ; cet argument qu’ils font valoir en faveur du projet de loi peut se réfuter victorieusement en peu de mots : ce n’est pas la liberté de l’Escaut qui a créé cette marine marchande qu’on vante tant ; c’est Batavia, c’est la société de commerce, ce sont les belles primes qu’on accordait pour la construction des navires marchands, ce sont les énormes bénéfices que faisaient les armateurs en affrétant leurs navires à la société de commerce, qui l’ont produite.
Mais puisque ceux qui ne sont pas de notre avis ont recours au passé pour étayer l’opinion qu’ils ont conçue sur le remboursement du péage à toutes les nations indistinctement, nous aussi nous nous y reporterons en examinant si à dater de 1830 le commerce de la Belgique a prospéré depuis que nous recevons dans nos ports les navires étrangers comme les nôtres, et je m’abstiendrai de revenir sur la décroissance de la marine marchande, que personne ne révoquera en doute puisque le nombre actuel de ses navires l’établit sans autre démonstration.
Pour prouver que le commerce belge n’a pas prospéré par la libre navigation de l’Escaut, lorsqu’il n’a rien obtenu en échange de cette faveur, je vous ai déjà appris que le chiffre des importations de marchandises en Belgique surpassait de plusieurs millions celui des exportations, et qu’il y avait cependant dans notre pays excédant de produits et de capitaux qui font baisser les uns et les autres de valeur ; je ne m’arrêterai pas à vous faire la nomenclature des produits qui ont baissé de valeur depuis la liberté de la navigation de l’Escaut, elle serait trop longue ; je me bornerai à vous dire que la diminution de la valeur de l’argent qui s’enfouit dans l’achat de terres pour donner à leurs propriétaires un intérêt de deux ou de un pour cent, établit, jusqu’à la dernière évidence, combien de tort la liberté de la navigation sur l’Escaut ou plutôt l’absence de toute marine marchande a fait à notre commerce.
S’il y avait échange de produits importés contre de produits exportés, ce pourraient être des nations étrangères à la Belgique et au pays de provenance de ces marchandises qui en feraient le commerce ; mais comme cet échange n’a pas lieu, nous devons créer des moyens de transport pour exporter nous-mêmes nos produits et pour prendre ceux qui sont nécessaires à notre consommation, et ces moyens nous ne pouvons les trouver que dans la création d’une marine marchande que nous devons encourager par des droits différentiels et par des primes au constructeur.
Si nous avions une marine marchande pour transporter nos produits à l’étranger, nous n’aurions plus d’encombrement dans les productions de nos manufactures et de nos usines.
Si nous avions une marine marchande en rapport avec notre industrie et avec la grande quantité de nos produits, nous pourrions fournir nos draps aux Etats-Unis, où l’Angleterre et la France nous priment aujourd’hui, tandis que la Belgique les produit à plus bas prix que la France ; si nous avions une marine marchande nous pourrions emporter nos belles toiles des Flandres aux mêmes Etats-Unis, où elles sont affranchies de tout droit, puisque la France qui vient les prendre en grande partie dans notre pays, et qui paie des droits pour les introduire chez elle, les importe encore avec grand bénéfice. Oui, messieurs, c’est parce que notre marine marchande n’est pas assez encouragée, que nous sommes privés d’agents pour offrir nos marchandises sur les marchés des autres continents, et que plusieurs branches de notre commerce languissent. Pour vous démontrer ce que j’avance, je ne parlerai que du seul commerce de toile qui est le premier de l’arrondissement que je représente : les fabricants de toile qui doivent employer tout leur temps à l’achat en détail de leurs toiles, ne pouvant se faire armateurs, la seule ressource qui leur reste aujourd’hui pour les placer hors du pays, c’est de les confier à des capitaines, à des subrécargues ou à des commissionnaires auxquels il faut concéder des provisions de vente, des droits de magasinage fort élevés qui enlèvent tout le bénéfice que les négociants peuvent faire sur ces expéditions, ou au moins sur une grande partie de ce bénéfice ; ajoutez encore à cela que la distance ne permet pas le contrôle de la gestion, que les pouvoirs des commissionnaires étant indéfinis, les marchandises doivent être souvent vendues pendant le temps que les bâtiments séjournent dans les ports de leur destination, que toute vente forcée est onéreuse, et vous ne serez pas étonnés que les négociants en toile ne seront pas tentés de renouveler les essais qu’ils ont fait d’expéditions vers les pays d’outre-mer, et qu’ils s’en abstiendront tant qu’il n’y aura pas d’armateurs belges qui feront ces expéditions vers les contrées lointaines, en avançant sur ces mêmes marchandises quelquefois la moitié, les trois quarts de leur valeur, et en les achetant même.
Ce qui est applicable au commerce de toile l’est à tous les autres.
Si nous avions une marine marchande, nous aurions dans nos ports de mer un grand mouvement d’exportation ; mais c’est parce que nous n’en avons pas, que les marchandises n’affluent pas sur un point donné pour former une cargaison, d’où la conséquence, ou que les produits du pays ne s’exportent pas, ou qu’ils ne s’exportent pas en temps utile, ou qu’ils s’exportent avec perte ; et que les navires étrangers qui ne veulent pas perdre de temps dans nos ports de mer, vont prendre un chargement à Londres, à Liverpool, au Havre ou à Rotterdam, ou des cargaisons les attendent toujours.
Je ne finirai pas, messieurs, de vous entretenir du projet de loi qui nous occupe en vous proposant un amendement à cette même loi, sans rencontrer le plus fort argument que mes adversaires invoquent à l’appui du remboursement du droit de péage à toutes les nations indistinctement, l’avantage que doit nous produire, par suite de la liberté de l’Escaut, le chemin de fer d’Anvers à Cologne. J’y répondrai que, si cette route ne présente pas d’autres avantages que la légère différence du droit du tonnage sur l’Escaut, on doit la considérer dès à présent comme proscrite ; c’est spécialement pour les cafés qu’elle devrait servir ; mais la Hollande domine les autres nations par ses prix sur cet article, et jamais ce chemin ne pourra lui faire concurrence dangereuse ; s’il en était autrement, la Hollande finirait par affranchir entièrement le Rhin pour attirer cette navigation chez elle : d’ailleurs, pour les étrangers comme pour les indigènes, on pourra toujours user de la faculté du transit si le chemin de fer offrait des avantages.
Je mets fin, messieurs, à un discours que beaucoup d’entre vous auront peut-être trouvé trop long, mais je n’ai pu être plus concis en traitant une matière aussi vaste ; et je vous prie de saisir l’occasion que les puissances signataires nous ont fournie en imposant la navigation de l’Escaut, pour réhabiliter notre marine marchande et favoriser notre industrie et notre commerce, en introduisant l’amendement suivant à l’article premier du projet de loi relatif à la perception du droit de tonnage sur l’Escaut, auquel le présent discours servira de développement :
« Art. 1er. Le péage à percevoir par le gouvernement des Pays-Bas sur la navigation de l’Escaut pour se rendre de la mer en Belgique ou de Belgique à la mer par l’Escaut ou par le canal de Terneuzen, sera remboursé par l’état aux armateurs belges et à ceux des autres nations qui admettent nos navires sur le pied des navires provenant des nations les plus favorisées, et à la Hollande, du moment où cette puissance admettra également nos navires, tant dans son pays que dans ses colonies, sur le pied des Belges aux Indes, en les réduisant au taux perçu sur celles des nations les plus favorisées. »
M. le président – Voici l’amendement de M. Van Cutsem :
« Le péage à percevoir par le gouvernement des Pays-Bas sur la navigation de l’Escaut pour se rendre de la mer en Belgique ou de Belgique à la mer par l’Escaut ou par le canal de Terneuzen, sera remboursé par l’état aux armateurs belges et à ceux des autres nations qui admettent nos navires sur le pied des navires provenant des nations les plus favorisées, et à la Hollande, du moment où cette puissance admettra également nos navires, tant dans son pays que dans ses colonies, sur le pied des Belges aux Indes, en les réduisant au taux perçu sur celles des nations les plus favorisées. »
- L’amendement est appuyé.
M. Hye-Hoys – Messieurs, j’adopterai le principe du projet du gouvernement parce qu’il me parait conçu dans l’intérêt du pays et de nature à favoriser le commerce ; je pense cependant que ce dernier réclame une protection plus efficace : j’entends parler des droits différentiels ; j’en ai fait ressortir la nécessité dans la section de l’année dernière, et je persiste à croire qu’il faut les établir au plus tôt, pour favoriser l’extension de notre marine marchande, et que rien ne peut les remplacer d’une manière convenable. Toutefois, je crois que le moment de nous en occuper ne viendra que plus tard. En adoptant le principe du projet, je dois appeler l’attention de M. le ministre des travaux publics sur un objet qui intéresse beaucoup la ville et le commerce de Gand. Le canal de Terneuzen dont la libre navigation nous est assurée par le traité de paix avec la Hollande, demande des travaux assez important pour rendre au commerce les services qu’il a droit d’en attendre. Creusé aux frais de la province de la Flandre orientale, de la commune de Gand et du gouvernement, il fut cédé à titre onéreux, quelque temps après sa construction, au syndicat d’amortissement. Cette administration en a tiré d’assez grands bénéfices, mais il n’y a pas supporté les améliorations dont il était susceptible. Fermé à la navigation depuis 1830, son entretien a été négligé : on a craint de faire même des dépenses de conservation pour un canal qui ne rapportait rien, de telle sorte que la libre navigation par cette voie ne sera possible et utile pour le pays qu’il traverse, et pour la ville de Gand où il aboutit, que lorsque le gouvernement y aura faire faire certains travaux de la plus haute urgence. D’après les informations que j’ai prises, l’on pourrait évaluer à plus de 150 mille mètres carrés la quantité de terre à extraire de ce canal pour le rendre à sa destination, et les frais de ce travail se monteraient à environ 200,000 francs. Je viens dans l’intérêt de la ville de Gand, réclame cette opération qui peut parfaitement bien se faire dès à présent, pendant cette campagne, afin que nous puissions, sans retard, retirer du canal de Terneuzen les avantages dont nous avons été si longtemps privés, et que cette construction, faite à grands frais, n’a réalisés que pendant bien peut de temps. Je demande dont à M. le ministre des travaux publics de rassurer le commerce de Gand sur ce point.
M. A. Rodenbach – L’honorable préopinant vient de dire qu’il adoptait le principe du remboursement du péage de l’Escaut. Pour ma part, je ne puis donner mon assentiment à ce principe de liberté. Les craintes que l’on manifeste pour le cas où ce principe ne serait pas adopté, sont exagérées. Je ne pense pas que cela nuise beaucoup au commerce du pays. L’impôt que la conférence a établi est d’un florin 50 cents ; cet impôt ne représente pas un demi pour cent de la valeur des marchandises, et pourtant l’on s’obstine à voir dans le non remboursement de ce péage la ruine du commerce d’Anvers, l’anéantissement de tout notre commerce maritime. Ce sont là des exagérations. Je le répète, l’impôt ne sera pas d’un demi pour cent sur la valeur des marchandises, et le commerce réalise d’assez gros bénéfices pour pouvoir supporter sans peine cet impôt.
Attendons encore au moins quelque temps, avant de proclamer ce principe de liberté commerciale. Nous allons envoyer des commissaires à Utrecht. Voyons ce que veut la Hollande. Les publicistes hollandais ont déjà témoigné le désir de nouer des relations commerciales avec nous ; mais ils ont eu bien soin de faire leurs réserves et de dire que les fabriques qui s’étaient établies depuis 1830 avaient besoin de protection.
Le système commercial de la Hollande a été, jusqu’ici, celui de la liberté commerciale. Cela est tout naturel pour ce pays ; mais pour un pays agricole comme le nôtre, il ne faut pas adopter un système de liberté illimitée. Il faut un système sage, prudemment progressif ; il faut assurer la main-d’œuvre dans le pays. Parcourez les magasins de nos grandes villes, et vous remarquerez que les sept huitièmes des marchandises sont des marchandises étrangères. Si ces marchandises avaient été faites dans le pays, l’ouvrier en aurait profité, ainsi que le fabricant. Je conçois que, pour les commissionnaires et les courtiers, ils aient intérêt à ce que la Belgique devienne un immense bazar de marchandises étrangères. Mais, messieurs, ce ne sont pas seulement les intérêts de ces courtiers et de ces commissionnaires que nous devons avoir en vue.
Messieurs, en 1838, il est entré dans le port d’Anvers 1,534 navires dont 364 seulement étaient belges. L’honorable député de Courtray l’a dit ; les navires étrangers exportent les matières premières, telles que le lin, les écorces, mais très peu de fabricats.
Messieurs, je dis que le système suivi maintenant tend à l’anéantissement de notre marine. Nous n’avons que 130 bâtiments. Si vous voulez exporter, il faut accorder des faveurs à la marine nationale.
On a déposé une pétition de la chambre de commerce d’Anvers. On y voit que cette chambre de commerce qui, d’abord a adhéré au péage de 1 florin 50 cents, considère aujourd’hui le péage comme l’anéantissement de la liberté de l’Escaut.
Je le répète en terminant, le système suivi actuellement conduit à l’anéantissement de notre marine. J’engage le ministère à conserver la main-d’œuvre dans le pays. Sans cela, il n’y a plus pour la Belgique de prospérité possible.
M. Dechamps – Après la question territoriale, le motif le plus puissant qui nous a déterminé à refuser notre adhésion au traité du 23 janvier, c’est, vous le savez, messieurs, ce péage qui compromet si directement la liberté de l’Escaut, et dès lors notre avenir commercial. Lorsque d’autres se taisent (je respecte les motifs de leur silence et de leur discrétion, quoique je les comprenne peu), nous vous avons parlé les premiers de l’importance de l’Escaut, nous vous avons démontré, comme vous l’a rappelé hier un honorable député d’Anvers, que la prospérité commerciale de la Belgique avait toujours été en s’élevant ou s’abaissant selon que la liberté de l’Escaut était plus ou moins entravée. Lorsque d’autres se taisent, nous avons rappelé à votre souvenir cette longue conspiration contre l’Escaut, contre Anvers, que la Hollande ourdit, sans se lasser, depuis le traité de Munster jusqu’à aujourd’hui. Ce n’est donc pas nous qui, nous laissant aller à de mesquines rancunes, unirons nos efforts à ceux du commerce de Rotterdam pour consommer l’asservissement de l’Escaut et la décadence d’Anvers, qui serait suivie peut-être de la décadence de notre commerce tout entier. J’avoue que je ne me consolerais pas de la décadence d’Anvers, même en ayant la perspective de voir se rétablir la fameuse compagnie d’Ostende.
Ainsi donc, s’il ne s’agissait que de savoir, en général, si la nation est intéressée à dégager le fleuve des entraves que lui a imposées la conférence, si elle est intéressée, en un mot, à la liberté de l’Escaut ; la réponse ne serait pas douteuse, et je ne pense pas qu’il y ait à cet égard en Belgique une seule divergence d’opinions. Mais la liberté de l’Escaut, la prospérité de l’Escaut, comment la consoliderez-vous mieux, ou bien en remboursant le droit de péage indistinctement à tous les navires, ou bien en formant des catégories, d’après les principes de législation commerciale, adoptés chez toutes les nations industrielles et expérimentées ?
Question grave, messieurs, et qui mérite bien d’être examinée avec attention et impartialité.
Vous concevez facilement qu’il se pourrait que l’Escaut fut fermé en fait, quand même nous rembourserions le droit de péage à tous les navires indistinctement, quand même vous débarrasseriez le fleuve de toute espèce d’entraves. Et, en effet, s’il arrivait, par exemple, qu’un mauvais système de navigation et de commerce, que nous adopterions par inexpérience, amenât pour résultat d’éloigner les navires de long cours du port d’Anvers pour les pousser vers Rotterdam, n’est-il pas vrai que vous auriez beau rembourser les droits de péage et autres, que le fleuve n’en resterait pas moins ferme, puisqu’il serait désert ? C’est donc, avant tout, une bonne législation commerciale qui doit libérer l’Escaut.
Pour amener ce résultat dans la question actuelle, il faut donc que le remboursement du péage s’opère d’après le meilleur système de navigation. Si c’est le laisser-aller qui doit dominer notre législation maritime, eh bien, remboursez à tous les navires indistinctement ; si, au contraire, il est de l’intérêt du pays d’adopter quelques-uns des principes de navigation mis en vigueur en Angleterre, en France, en Hollande, aux Etats-Unis, eh bien, il faut former des catégories ; le remboursement égal, à tous, serait une faute.
Je ne comprends pas comment il serait inopportun d’établir, pour le remboursement du péage une différence, selon que le navire arrive de tel ou tel pays, si ce système différentiel est conforme aux intérêts de la Belgique. Vous qui pensez qu’il importe peu à notre prospérité commerciale que les navires nous arrivent directement des pays de provenance ou bien des entrepôts d’Europe, vous qui croyez qu’il importe peu de favoriser notre navigation nationale, qu’il est indifférent, pour le bien-être du pays, qu’Anvers soit un port de commission de marchandises étrangères, ou bien un marché d’échanges de nos propres produits, je le conçois, pour vous autres, il est inopportun, et il sera toujours inopportun de plaider cette grande cause devant le jury de la représentation nationale, parce que notre système, selon vous, est mauvais ; or il est toujours inopportun d’adopter un système mauvais.
Mais pour nous, qui rattachons à ce système le sort de notre commerce et de notre industrie ; pour nous qui sommes convaincus que nous n’aurons jamais sans lui un commerce d’exportation, pour nous qui tremblons de voir la Belgique s’engager dans ce que nous regardons comme une fausse voie, vous devez comprendre notre insistance à vous proposer d’entrer, par des essais adoptés avec prudence, dans notre système qui est celui de toutes les nations expérimentées ; vous devez comprendre que nous saisissions les occasions qui se présentent pour le réaliser. Or, messieurs, peut-il y avoir une occasion où ces essais peuvent être tentés avec moins de secousses et de dangers ?
L’objection la plus spécieuse qu’on a toujours opposée à l’introduction de droits graduées dans notre législation commerciale, c’est que nous allions faire acte d’hostilité contre telle nation avec laquelle nous sommes en relation, et qui ne manquerait pas d’user de représailles contre nous. Eh bien, messieurs, ici ce sont les grandes puissances européennes elles-mêmes qui frappent d’un droit leurs propres navires pour le parcours de l’Escaut. Si la Belgique pouvait, sans se nuire à elle-même, ne pas opérer le remboursement, les puissances n’auraient aucune plainte à élever. Le remboursement que nous effectuons constitue une faveur gratuite à leur égard.
Ets-il rien de plus simple, de plus convenable, de plus logique, que de rembourser le péage aux navires des pays qui font avec la Belgique le commerce direct, de ne pas le rembourser aux navires qui nuisent à notre commerce d’échanges, en n’arrivant chez nous que des ports intermédiaires ? N’est-il pas de notre intérêt de tenir en réserve une arme que les puissances placent entre nos mains, pour nous en servir dans nos négociations, pour amener celles qui nous repoussent à nous recevoir comme nation amie ?
Ainsi, messieurs, si l’on veut tenter, dans cette direction, quelques essais partiels, l’occasion est belle, et nous n’avons à craindre aucune réclamation de la part des puissances, puisque l’initiative vient d’elles et non de nous.
Toutes les nations ont toujours attaché une haute importance aux relations directes.
Est-il avantageux à un pays qui produit et consomme beaucoup comme la Belgique, à un pays qui possède les grands éléments de la richesse publique, l’agriculture, les mines, et le plus beau port du monde, est-il avantageux pour un tel pays d’établir le commerce direct ?
Vaut-il mieux, pour nous, continuer à acheter le coton de Charlestown à Londres, le sucre de la Havane à Liverpool, le café à Rotterdam, plutôt que de recevoir ces produits coloniaux immédiatement des lieux de production ? Voilà la question ; question importante pour laquelle toute l’attention de la chambre et du gouvernement n’est pas de trop.
Avant d’entrer dans l’examen de cette question, il est bon de vous rappeler ce que sont actuellement les relations directes pour la Belgique.
Les deux tiers à peu près du coton que nous mettons en œuvre nous vient de Londres, de Liverpool et du Havre.
Une grande partie de nos laines nous parvient par voies intermédiaires.
Pour le sucre, la discussion qui a eu lieu sur cet objet vous a révélé que plus de la moitié nous est fourni par les entrepôts de l’Angleterre.
Le café ? la Hollande nous en fourni les deux tiers ; Londres et Le Havre une partie ; il reste donc très peu de chose pour le commerce direct.
La statistique des importations de thé, de tabacs, du riz de l’indigo présenté à peu près le même résultat que par le café.
Vous le voyez, messieurs le commerce direct avec les pays lointains n’existe pour nous que d’une manière insignifiante et secondaire. Faut-il laisser subsister cet état de choses ?
Mais qu’a-t-il produit depuis 8 ans ? N’est-ce pas à cet état de choses que nous devons de voir tant de navires partir sur lest après avoir versé chez nous leur cargaison de produits étrangers ?
N’est-ce pas ce système établi qui rend nos échanges si rares, si embarrassés, avec les nations hors d’Europe, qui rend nos exportations si difficiles à opérer et nos négociations si lentes à porter leurs fruits ?
N’est-ce pas ce système établi qui empêche que le coton, les laines, le sucre, le café, le thé, ne reviennent à des prix aussi bas dans nos ports qu’ils le sont à Londres, au Havre ou à Rotterdam.
Messieurs, pour moi, je le pense, et je vais reprendre chacune de ces questions et vous développer les motifs sur lesquels j’appuie la solution que je leur donne.
Messieurs, un fait vous a été souvent signalé, c’est qu’une grande partie des navires étrangers qui nous amènent des marchandises exotiques, retournent à vide et ne réexportent de chez nous le plus souvent que ce qui est nécessaire pour former leur lest. Interrogez les fabricants de draps, de toiles, de cotons, et ils vous diront combien rarement ces navires prennent leurs fabricats en retour ; ils vous diront que ce n’est que par le petit nombre des vaisseaux belges que ces exportations ont lieu.
D’où vient donc cela ? La raison est facile à saisir, et vous allez voir, messieurs, que cette raison consiste surtout en ce que les produits étrangers nous arrivent en grande partie indirectement des ports d’Europe, parce que nous n’encourageons pas le commerce direct.
- Les conversations auxquelles donnent lieu les nouvelles de Paris interrompent l’orateur. La séance est suspendue ; elle est reprise au bout de dix minutes.
M. Heptia, au nom de la section centrale chargée de l’examen du projet de loi relatif à la circonscription judiciaire du Limbourg dépose le rapport sur ce projet de loi.
- La chambre ordonne l’impression et la distribution du rapport et met le projet de loi à l’ordre du jour.
M. Rogier – Je n’aurais pas interrompu l’honorable préopinant tandis qu’il parlait, si un incident n’était venu le faire. Je me proposais après son discours de demander à la chambre et au ministère si, contrairement à ce qui a été décidé par la section centrale, on saisirait l’occasion de la loi actuelle pour introduire dans cette chambre le système des droits différentiels, ou tout au moins une discussion sur cette grave et importante question devant laquelle la chambre a reculé jusqu’ici.
Le but de la loi, qu’est est-il ? de maintenir sur l’Escaut le statu quo. Il ne s’agit pas d’accorder des faveurs, des privilèges aux ports d’Anvers, de Gand, de Louvain, de Bruxelles, mais de laisser ces ports dans la situation où ils étaient sous le régime des Pays-Bas. Du jour où la question du péage a été introduite à la conférence, le gouvernement a pris l’engagement de demander aux chambres de mettre le péage à la charge du pays. A propos de cette question, des membres, toujours à la piste pour introduire, malgré le gouvernement, dans cette enceinte la discussion sur les droits différentiels, viennent présenter des amendements qui, je le reconnais, se rattachent plus ou moins au projet, mais qui, s’ils étaient discutés, entraîneraient peut-être l’ajournement de toute la discussion sur le projet lui-même. Or, pour ceux qui, de bonne foi, veulent adopter le principe du rachat du péage sur l’Escaut, lequel n’a rencontré aucune opposition dans les sections, il ne peut être question dans ce moment d’une discussion sur les droits différentiels. Cette question, cous le reconnaîtrez tous, a une immense portée. Quelques-uns de nous sont plus ou moins préparés à cette discussion. Mais je demanderai si le ministère est disposé à l’aborder ; je lui demanderais s’il compte laisser introduire dans la loi un système nouveau de droits différentiels. Si, comme je le suppose, il répond négativement, je prierai les honorables partisans des droits différentiels de vouloir bien formuler à cet égard un système complet. Alors nous pourrons, le gouvernement pourra l’examiner, le discuter, et nous commencerons sur cette rave question une discussion régulière et complète. Je ne puis donc qu’insister pour que la chambre, comme l’a fait la section centrale, se renferme uniquement dans la question du rachat du péage et ajourne la question des droits différentiels.
J’insiste d’autant plus sur ce point que je suis convaincu que si l’honorable orateur que j’ai pris la liberté d’interrompre formulait un système et le comparait à celui que formulerait un honorable membre qui siège derrière moi, il y aurait entre eux de grandes divergences ; et cette confusion ne peut manquer de se reproduire dans la chambre ; alors qu’il n’y a aucun système formulé.
Messieurs, de bonne foi, voulez-vous affranchir l’Escaut, voulez-vous laisser l’Escaut dans la position où il était avant le traité, voulez-vous, par vous-mêmes, ce qu’on vous a laissé à faire, pour que l’Escaut demeurât libre ? Eh bien, discutez, adoptez le projet de loi, et remettez à une autre époque, rapprochée si vous voulez, la question du droit différentiel, et ne confondez pas deux questions distinctes. J’ai reconnu dans le rapport que la question du remboursement du péage était une occasion de discuter les droits différentiels ; mais je le demanderai, le moment est-il bien choisi, assez de temps vous reste-t-il pour examiner la question à fond ? la situation même de nos esprits nous permet-elle de nous livrer à cet examen ? je proposerai donc la question préalable sur toutes les propositions relatifs aux droits différentiels.
M. Desmet – Je crois que l’honorable préopinant est tout à fait dans l’erreur ; je crois qu’à l’occasion du remboursement du péage sur l’Escaut nous pouvons faire une loi sur les droits différentiels. Ce que veut la chambre, c’est qu’on ne fasse pas de tort au commerce belge ; on veut que le péage soit soumis à des conditions ; c’est ce que veut la chambre…
M. de Brouckere – Non, ce n’est pas ce que veut la chambre.
M. Desmet – C’est ce que veut un grand nombre de membres ; on peut modifier la proposition du gouvernement ; il faut continuer la discussion.
M. Pirmez – On peut, en discutant la question du remboursement du péage, ne pas s’occuper des droits différentiels, et les partisans des droits différentiels pourront introduire cette question immense quand ils le voudront. On en a déjà beaucoup parlé ; elle a été l’objet de beaucoup d’écrits ; la question peut être éclaircie par quelques membres ; quant à moi, elle est encore obscure ; quoi qu’il en soit, c’est une question principale et non une question accessoire. Celle du remboursement est peu de chose en comparaison et ne saurait être le prétexte pour discuter les droits différentiels. Comment examiner ces droits quand chaque orateur présente un système différent ? Soumettez-nous un projet et nous nous en occuperons. Occupons-nous maintenant du remboursement du péage.
M. de Foere – Toutes les fois que la question des droits différentiels a été soulevée, les membres de cette chambre opposés à cette question en ont toujours proposé l’ajournement ; toujours ils ont inventé des prétextes pour éloigner le débat. L’honorable membre qui vient de s’opposer à la discussion dit que chaque membre peut prendre l’initiative ; eh bien, j’ai pris cette initiative, j’ai présenté un projet ; il est encore dans les cartons.
En examinant le projet relatif au remboursement, les sections ont agité la question de savoir s’il convenait de rembourser indistinctement toutes les nations ; les droits différentiels sont là, ils sont intimement liés au remboursement du péage, puisque nous devons prendre tous les moyens pour protéger notre commerce.
On prétend que l’honorable M. Dechamps et moi ne sommes pas d’accord sur les droits différentiels. Je demanderai sur quoi cette assertion est fondée ? Nous sommes parfaitement d’accord sur le principe ; je pourrais, il est vrai, préférer tel mode d’application à tel autre ; quoi qu’il en soit, la question des droits différentiels étant extrêmement intéressante pour le pays, je demanderai au ministère s’il veut encore l’ajourner et la séparer de la matière en délibération.
M. Dechamps – Messieurs, voter la proposition de M. Rogier, me paraît amener un résultat fort singulier. En discutant la question du remboursement du péage, je demande si on remboursera tous les navires, et je propose des catégories : empêcher cet examen, ne serait-ce pas empêcher toute discussion, ne serait-ce pas empêcher tout amendement ? J’admets le principe de la loi du remboursement, mais je veux qu’il se fasse à l’avantage du pays ; « je veux le remboursement aux navires belges et aux navires appartenant aux pays de provenance et arrivant directement de ces pays, et sans rompre charge. » Tel est l’amendement que je déposerai. C’est un essai que nous voulons tenter, et un essai qui ne pourra pas porter préjudice au pays.
M. Lebeau – Je sens qu’il est assez difficile de limiter la discussion, de déclarer ce qui est la question et ce qui ne l’est pas ; car chacun peut élargir le cercle du débat selon la manière dont il entend la loi. Cependant il n’est pas exact de dire que le gouvernement ait introduit lui-même le système des droits différentiels, par l’exception relative aux navires hollandais, puisque, s’il a fait cette exception, c’est dans la supposition que le gouvernement hollandais exempterait du droit ses propres navires. Mais si l’on voulait admettre l’opinion de nos honorables adversaires, la question des droits différentiels entrerait tout entière dans la discussion ; or, M. de Foere vous l’a déclaré, cette question est immense ; et nous aurions à examiner, en huit ou dix jours qui nous restent de session, un système de législation aussi important, ce qui est évidemment impossible.
De plus il faudrait nous livrer à cet examen sans avoir consulté le pays, sans avoir consulté les organes du commerce, ce que nous ne manquons pas de faire pour toutes les questions de douane. Considérez de plus à propos de quoi la chambre introduirait la question des droits différentiels : serait-ce à propos d’une question concernant tous les ports de la Belgique ? Non ; ce serait à propos d’une question concernant le seul port d’Anvers, quoique les droits différentiels dussent affecter tous les ports, ceux de Bruges et d’Ostende, comme celui d’Anvers.
Quand vous voudrez abordez cette grave question, vous devrez évidemment, dans cet examen, embrasser tous les ports de la Belgique, toutes les places de commerce de la Belgique.
Remarquez, en outre, messieurs, à quelles conséquence on arriverait en cherchant à introduire le système des droits différentiels, à l’occasion du péage sur l’Escaut ; vous arriveriez à un résultat tout à fait inefficace, car c’est pour favoriser, comme l’a dit l’honorable M. Dechamps, les bâtiments venant directement des pays de provenance, c’est pour attirer à Anvers la navigation de long cours que l’on voudrait établir des droits différentiels, au moyen du péage sur l’Escaut ; mais, messieurs, cette faveur est insignifiante pour les voyages de long cours, ce système est complètement inefficace. On veut donc davantage, on veut aller plus loin, et le système des droits différentiels, annoncé sous le passeport du péage de l’Escaut, arriverait tout entier avec toutes ses conséquences. Eh bien, je dis qu’il est impossible d’examiner ce système maintenant ; je fais un appel à la bonne foi de ceux qui sont en ce moment nos adversaires ; je leur demande si dans les circonstances actuelles il y a possibilité d’examiner ce système, de l’introduire partiellement.
Je me propose donc, messieurs, si des amendements tendant à introduire ce système à l’occasion du projet de loi qui nous occupe, étaient présentés à la chambre, d’appuyer la question préalable sur de semblables amendements.
M. Pollénus – Messieurs, la proposition de l’honorable M. Rogier entend à autre chose, selon moi, qu’à forcer la chambre à répondre par oui ou par non aux conclusions de la section centrale, à lui enlever jusqu’au droit de discuter la proposition du gouvernement. La proposition de l’honorable député d’Anvers a quelque chose de tellement insolite, de tellement extraordinaire, qu’on n’en a jamais vu d’exemple dans la chambre, et je crois ne pouvoir mieux faire que de demander la question préalable sur une proposition qui porte une atteinte grave aux prérogatives de la représentation nationale en blessant les dispositions les plus élémentaires de notre règlement.
Je me hâte, messieurs, de motiver cette proposition : voici ce que porte l’article 42 de notre constitution :
« Les chambres ont le droit d’amender et de diviser les articles et les amendements proposés. »
A quoi tend la proposition de M. Rogier ? A réduire les chambres belges à la triste prérogative des chambres hollandaises, qui sont forcées de délibérer et de répondre par oui ou par non sur les propositions du gouvernement, à nous enlever le droit de discussion partielle, le droit de faire des amendements. Telle n’est pas la position que la constitution a faite à la représentation nationale ; les chambres belges ont le droit de discuter d’une manière complète, entière : les propositions qui leur sont faites, je crois, messieurs, que vous ne vous ne voudrez pas vous dessaisir de ce droit, et que vous repousserez sans hésiter une proposition qui y portera sérieusement atteinte.
Je me borne, messieurs, à ce peu de mots parce qu’il me paraît que la question ne peut pas souffrir la moindre difficulté.
M. de Brouckere – Messieurs, l’honorable M. Rogier, en demandant la question préalable sur tous les amendements qui tendent à introduite la question des droits différentiels dans la discussion actuelle, n’a eu d’autre but que de gagner du temps, car l’honorable membre a demandé lui-même que si quelqu’un veut faire une proposition générale relativement aux droits différentiels, on fixe une époque pour la discuter, et il a ajouté qu’il se préparera pour apporter son tribut dans l’examen de la question. Je le répète, donc ce que veut M. Rogier, c’est de gagner du temps, et je pense qu’il a parfaitement raison : en effet, dans quelques jours auront lieu les nouvelles élections, et avant cela nous devons terminer non seulement le projet de loi qui nous occupe en ce moment, mais encore dix ou douze autres projets qui doivent absolument être votés pendant cette session ; il est donc impossible que nous abordions maintenant la question des droits différentiels qui, de l’aveu de tout le monde, est la plus grave de toutes les questions commerciales qui puissent être soulevées.
« Mais, dit l’honorable préopinant, vous voulez porter atteinte aux prérogatives de la chambre, vous voulez lui enlever le droit d’amendement. » Et qui dont porterait atteinte aux prérogatives de la chambre ? la chambre elle-même, probablement ? car ce n’est pas M. Rogier, ni aucun autre membre de cette assemblée qui a la prétention de lui imposer sa volonté. L’honorable M. Rogier ne fait donc autre chose que de soumettre à la chambre une question de convenance ; il dit à la chambre : « Vous allez être entraînée trop loin, si vous vous livrez à l’examen de tous les amendements qui vous sont présentés relativement aux droits différentiels ; je vous engage à remettre cette discussion à un autre temps, je vous engage à la différer jusqu’au moment où vous pourrez mûrement examiner la question.
Une voix – Ajournez alors toute la loi.
Plusieurs membres – Elle ne peut pas l’être ; elle est urgente.
D’autres membres – Elle n’est pas urgente.
M. A. Rodenbach – Elle n’est pas opportune.
M. de Brouckere – Vous voyez, messieurs, que nous ne pouvons pas discuter la question des droits différentiels en ce moment, puisque nos honorables adversaires le sentent si bien, que huit ou dix d’entre eux viennent de s’écrier que la loi sur le péage de l’Escaut n’est pas urgente. On est allé plus loin, messieurs, on a dit (et c’est l’honorable membre qui siège vis-à-vis de moi) qu’elle n’est pas opportune. Eh bien, messieurs, examinons cette question-là, examinons aujourd’hui même si la loi est opportune, si elle est urgente, oui ou non ; si elle n’est pas urgente, remettons-en la discussion ; mais, encore une fois, n’introduisons pas la question des droits différentiels à propos d’une simple loi de péage. Remarquez bien, messieurs, que je n’exprime pas d’opinion relativement aux droits différentiels, je ne dis pas si plus tard je me prononcerai pour ou contre ce système, je n’ai pas assez mûrement examiné la question ; mon désir est uniquement que l’on s’en tienne pour le moment à la loi en discussion.
M. le ministre de l'ntérieur et des affaires étrangères (M. de Theux) – Je dois, messieurs, protester hautement contre l’assertion que la loi autorisant le remboursement du péage sur l’Escaut est inopportune. Ajourner cette loi, ce serait porter la perturbation dans les relations de commerce les plus essentiels du pays. Comment pourrait-on, messieurs, laisser pendant quelques mois établir le péage pour décider ensuite que ce péage serait remboursé ? Ce que nous avons à faire, c’est de nous borner pour le moment à la discussion du projet qui est soumis à la chambre, et ne pas mêler incidemment à cette discussion une question de la plus haute importance et à l’examen de laquelle peu de personnes certainement sont préparées. Cette question doit nécessairement être ajournée jusqu’au moment où elle pourra être traitée avec la maturité qu’elle exige ; et remarquez, messieurs, que l’occasion de la traiter se présentera prochainement, lorsque vous aurez à examiner les traités de navigation qui vous sont soumis ; ce sera là le véritable terrain de la discussion des droits différentiels, et si alors la chambre juge convenable de s’en occuper, elle pourra le faire avec toute la maturité nécessaire.
M. Rogier – Messieurs, je n’ai entendu en aucune manière enlever à aucun membre de la chambre le droit de discuter aussi longuement que bon lui semblerait la question qui nous est soumise ; en demandant la question préalable sur les amendements qui tendent à introduire, à l’occasion de cette question, le système des droits différentiels, je n’ai fait que soutenir la décision de la section centrale qui m’a chargé de faire son rapport. Je pense qu’en cela je n’ai fait que mon devoir et que je n’ai en aucune façon cherché à empêcher qui que ce soit de parler, ni à restreindre la discussion en dehors du règlement. Je pense que les observations que j’ai faites étaient suffisantes pour convaincre tout le monde que si je m’opposais à ce qu’on introduisît la question des droits différentiels, c’était uniquement parce que le temps nous manque pour traiter cette question d’une manière complète et la résoudre en connaissance de cause. Je ne me suis point prononcé jusqu’ici d’une manière absolue sur les droits différentiels ; j’ai dit qu’avant de combattre ou d’appuyer ce système je désirais savoir ce qu’il en est ; j’ai dit que si le gouvernement ne formulait pas un projet à cet égard, j’engagerais les honorables membres qui sont partisans des droits différentiels, à nous soumettre eux-mêmes une proposition, mais une proposition complète et indépendante de tout autre projet, qu’une fois le système formulé, on pourrait l’examiner dans les formes régulières, le renvoyer aux sections, prendre les renseignements nécessaires, en un mot, suivre la marche que l’on a toujours suivie pour les questions de cette nature, même quand elles n’étaient que d’une importance extrêmement minime.
Ce qui serait, messieurs, beaucoup plus inconstitutionnel, beaucoup plus contraire au règlement que ma proposition, ce serait d’ajourner, pour une question incidente, toute la loi qui nous occupe ; or, d’après l’aveu qui a échappé aux honorables membres que nous combattons dans cette circonstance, on ne verrait pas grand inconvénient à l’ajournement de cette loi. Ainsi, messieurs, lorsque vous êtes occupés à donner suite au traité du 23 janvier par une série de lois qu’on peut appeler réparatrices des lésions faites au pays, dont la plus grave, après la cession de deux parties de provinces, est certes l’asservissement de notre navigation à un péage qui, s’il n’était remboursé, porterait un grave préjudice à cette navigation ; lorsque vous êtes, dis-je, occupés à réparer autant qu’il est en vous ces lésions, ce serait précisément celle dont je viens de parler qui resterait sans réparation ! on laisserait l’Escaut grevé de péage aussi longtemps qu’il plairait à la chambre de résoudre la question des droits différentiels !
Je vois bien, messieurs, que je me ne me suis pas trompé sur les témoignages de sympathie pour l’Escaut que l’on a manifestés dans la discussion du traité ; je vois que j’ai bien compris dans quel but on le faisait ; mais j’en ai pris acte, et je viens maintenant, avec l’honorable M. Verdussen, rappeler les discours qui ont été prononcés à cette occasion ; je demande si c’est de bonne foi que l’on déclarait alors que sans la liberté de l’Escaut il n’y avait point de Belgique possible. Les honorables membres qui tenaient ce langage veulent-ils pour la Belgique indépendante cette liberté de l’Escaut qui, lors de l’existence du royaume des Pays-Bas, faisait la prospérité de notre commerce ; veulent-il un Escaut libre ou veulent-ils un Escaut fermé, ou simplement à demi ouvert, ouvert seulement à quelques pavillons, à quelques intérêts privés ? nous ne voulons pas d’un Escaut pareil,, nous voulons un Escaut tel que le traite de Vienne l’a voulu, un Escaut ouvert à toutes les nations du monde.
Nous ne demandons pas de privilège en faveur de quelques localités particulières, nous demandons seulement que vous leur laissiez ce qu’elles avaient. Nous ne demandons pas, comme Gand par exemple, que tel canal qui conduit à l’Escaut soit affranchi de tout droit. Là, messieurs, il y a véritablement faveur : outre le remboursement du péage, il y a exemption de tout droit sur le canal. C’est une faveur particulière pour la ville de Gand, faveur que nous appuierons encore, car nous voulons nous mettre au-dessus de ces petites rivalités de clocher qui surgissent dans cette question.
N’est-il pas déplorable qu’un fleuve qui produit pour le pays tant de richesses, qui jette sur plusieurs de nos villes tant de relief, qui est la source de la plus grande partie de nos ressources ; un fleuve qu’on devrait payer par des millions si la nature ne nous l’avait pas donné gratis ; n’est-il pas déplorable de voir avec quel acharnement on se réunit pour en restreindre la liberté ? je ne sais quelle espèce de jalousie, de vues mesquines, le poursuit ; mais en vérité je me sens l’amertume dans l’âme quand je me vois obligé de prendre la défense d’un fleuve dont la conférence, je commence à le reconnaître, s’est montrée plus soigneuse que plusieurs d’entre vous. Aujourd’hui ce ne serait plus la Hollande, ce ne serait plus l’Europe, ce serait la Belgique elle-même qui ferait courir des dangers à la liberté de l’Escaut ! Je ne puis pas le croire ; j’espère que vous aurez assez de patriotisme, un sentiment assez vif de la nationalité pour compléter l’œuvre de la conférence ; j’espère que vous vous montrerez au moins belges autant qu’elle l’a été.
M. Pollénus – Messieurs, l’honorable préopinant vient de demander aux membres de cette chambre qui ont combattu le dernier traité, ce qu’est devenue l’opinion qu’ils ont émise dans le temps sur l’importance de l’Escaut. Il veut qu’aujourd’hui, dans une mesure qui se rapporte à l’exécution du traité, l’on suive une appréciation donnée par la minorité. Mais la majorité gardait alors le silence, et si l’on nous demande si nous étions sincères, lorsque nous parlions de l’importance de l’Escaut, nous pourrions à notre tour demander si le silence de nos adversaires était bien sincère alors…
Messieurs, ne nous exagérons pas l’importance de cette discussion. Et ici, je me trouve entraîné vers une autorité que j’ai combattue dans une autre occasion : je veux parler de l’opinion récente manifestée par l’honorable rapporteur du projet de loi relatif aux propositions du 23 janvier.
Que vous a dit l’honorable M. Dolez ? il vous a dit en substance : la question du remboursement du péage sur l’Escaut est une question que je considère comme étant d’intérêt local ; je la considère comme une question anversoise, mais la ville d’Anvers est une ville très importante ; si à l’occasion vous voulez appuyer les intérêts de ma localité, j’appuierai les vôtres. (Réclamations.)
Je ne pense pas que je dénature le sens des expressions de M. Dolez. Or, cette opinion est celle du rapporteur du projet de loi relatif au traité ; elle m’a, je dois le dire, plus ou moins étonné ; les partisans du projet actuel, comme partisans du traité, auraient mauvaise grâce de récuser une autorité semblable. Du reste, n’oublions pas que les seules pétitions sur le rachat du péage sur l’Escaut nous viennent d’Anvers.
Mais, dit-on, les amendements qui se rapportent au système des droits différentiels sont inopportuns, et un membre du cabinet a ajouté que si l’on n’écartait pas aujourd’hui la discussion de ce système, l’on jetterait la perturbation dans les réalisations commerciales.
Je prie la chambre d’y faire attention : lorsque vous aurez mis toutes les nations, quelle que soit la nature de vos relations avec elles, sur un pied uniforme, c’est alors que vous aurez de nouveaux et de véritables obstacles à vaincre. Aujourd’hui la Belgique n’a pas de motifs de se montrer reconnaissante envers plusieurs nations ; elle pourrait aujourd’hui établir des catégories, sans que l’on eût à se plaindre, elle ne ferait que maintenir l’œuvre de la conférence. Mais si vous sanctionnez ce projet de la section centrale, vous aurez créé un ordre de choses contre lequel vous aurez à lutter plus tard, et que vous ne pourrez renverser qu’en occasionnant des perturbations, en détruisant le système d’uniformité que vous propose la section centrale.
On nous dit : Présentez un projet qui résume tout un système de droits différentiels. Eh bien, si l’on présentait des propositions complètes, l’on dirait : De pareilles propositions doivent émaner de l’initiative du gouvernement ; le gouvernement seul possède les renseignements qui doivent aider à formuler ces propositions ; lui seul peut apprécier ce que commandent les relations internationales.
Mais, messieurs, on sait à quoi s’en tenir sur la valeur de cette objection. Il y a sept ou huit ans que des membres de cette chambre réclament un nouveau système financier complet en Belgique. Les plus belles promesses sont encore aujourd’hui sans résultat. Du reste je ne m’attendais pas à une prétention semblable de la part de ceux qui ordinairement ne prennent la défense que des progrès lents et progressifs.
Je le répète, il est impossible d’interdire à un membre de cette chambre la présentation de tel ou tel amendement ; que l’amendement présente un système entier ou partiel, peu importe : au surplus les amendements ne sont encore qu’annoncés ; la chambre ne peut nous ôter d’en présenter et de les discuter.
Je persiste donc dans a demande de la question préalable sur la motion de l’honorable M. Rogier..
M. de Brouckere – Messieurs, je me lève uniquement pour lire les paroles de l’honorable M. Dolez, auxquelles M. Pollénus vient de faire allusion. Je fais cette lecture, parce que M. Dolez n’est pas dans la salle.
Voici ce que disait M. Dolez :
« M. Dolez – Je n’ai demandé la parole que pour soumettre quelques observations qui ne se rattachent que d’une manière indirecte à la loi, mais que toutefois j’ai cru devoir consigner dans la discussion. Je voterai pour le principe de la loi, me réservant d’examiner les modifications qui pourraient être proposées ; cependant, tout en votant pour son principe, je suis quelque peu de l’avis de M. Donny, en ce sens que, sans donner à la loi toute son importance, elle me paraît renfermer plus spécialement une question d’intérêt local. Mais, dans tous les pays et dans un pays comme le nôtre surtout, il est des intérêts de localité tellement majeurs qu’ils ont droit à la même protection, à la même sympathie que les intérêts généraux eux-mêmes ; tel est celui qui, pour la ville d’Anvers, se rattache à la navigation de l’Escaut. »
M. Dubus (aîné) – Messieurs, il me semble que l’honorable rapporteur de la section centrale doit retirer sa motion ; il doit souffrir que le règlement s’exécute, et, en cela, il rendra hommage à la constitution.
La discussion générale n’est pas close ; nous ne pouvons pas encore aborder les amendements ; que dis-je ? l’amendement qui paraît avoir effrayé le rapporteur à l’avance, n’est pas encore déposé, et tout d’abord il propose la question préalable dans la discussion générale. Nous n’avons rien à mettre aux voix dans une discussion générale ; quand la discussion des articles sera ouverte, nous aborderons les amendements, et s’il en est un qui déplaise à M. le rapporteur de la section centrale, il pourra proposer soit de le repousser par la question préalable, soit de le rejeter au fond. Mais, en ce moment-ci, une pareille motion est prématurée. Dans tous les cas, il me paraît que la chambre, même si la discussion générale était close, ne pourrait pas l’accueillir.
Comme on l’a fait observer, plusieurs honorables membres agrandissent la question, pour en écarter l’examen. Ils disent : mais c’est la question tout entière des droits différentiels, c’est une question immense ; par conséquent, ne l’examinons pas.
Mais, au moins, nous avons à examiner les propositions du gouvernement ; nous avons à les examiner pour les admettre, les rejeter ou les modifier en connaissance de cause. Or, c’est précisément ce qu’on ne veut pas. On veut que nous les admettions aveuglément, sans examen, sans discernement, et cela, parce que vous n’avez pas le temps d’examiner, de discerner, de chercher jusqu’à que point il y a lieu d’admettre la proposition.
Mais c’est là renverser tout à fait le règlement et la constitution.
Quelle est la proposition du gouvernement ? Le gouvernement vous propose de puiser dans la poche des contribuables pour indemniser les navigateurs qui seraient frappés par le péage que la conférence vient d’imposer sur la navigation de l’Escaut. Je vous le demande, devez-vous sans examen aveuglément adopter une semblable proposition ? ou bien, ne devez-vous pas examiner s’il y a lieu ou non de puiser dans la poche de vos commettants pour indemniser les victimes de cette stipulation du traité ?
Eh bien, cette question est complexe. Faut-il puiser dans le trésor pour indemniser les armateurs belges ? Je crois qu’à cet égard nous sommes à peu près tous d’accord ; voilà un membre de la question. Faut-il puiser dans le trésor pour indemniser les armateurs hollandais ? Je crois que la grande majorité de cette chambre se lèvera pour la négative, et le gouvernement lui-même la propose.
Faut-il puiser dans le trésor pour indemniser les navigateurs étrangers qui ne sont ni belges ni hollandais ? Voilà une troisième question.
Vous voyez donc que la question est complexe. Mais, dit-on, vous n’avez pas le temps de l’examiner, et pour ce motif on veut que vous adoptiez aveuglément le projet. Mais on n’a pas pris garde à une disposition du règlement portant qu’on a toujours le droit, non seulement d’amender, mais encore de diviser les questions. La division est de droit ; pour qu’elle ait lieu, il n’est pas nécessaire que la majorité de la chambre le demande. Un seul membre de la chambre a le droit de proposer la division ; et du moment qu’un seul le demande, vous devez voter par division, parce qu’il y aurait tyrannie à ne pas diviser quand un seul membre demande la division. Voilà toute la portée de l’article du règlement. Au nom du règlement, vous devez repousser la question préalable ; sans cela vous détruiriez le règlement. Vous devez admettre la division lorsqu’elle est demandée ; or, les amendements ne sont pas autre chose que la division. Cette division existe déjà dans le projet du gouvernement qui vous propose de ne pas accorder la restitution du péage aux armateurs hollandais ; d’autres sont d’avis de ne pas l’accorder non plus aux autre armateurs étrangers, et on veut repousser une telle proposition par la question préalable sans l’examiner.
Convient-il maintenant d’entrer dans le système des droits différentiels, d’examiner un système complet de ces droits ? Ce n’est pas là la question qui vous est soumise. L’honorable membre auquel je réponds provoque ses collègues à proposer un tel système ; libre à lui d’en présenter un. Mais les membres auxquels il s’adresse ne sortent pas du cercle du projet de loi, tandis que, lui, il veut agrandir la question pour en faire ajourner l’examen.
Par les observations que je viens de faire, j’ai répondu à l’observation d’un honorable membre qu’on veut à propos d’une question accessoire faire ajourner la question principale. Mais il n’y a ici rien d’accessoire, c’est la question même, ce sont les entrailles de la question ; car la question est de savoir s’il faut restituer le droit de péage aux dépens du contribuable, et à qui il faut le restituer. Véritablement je ne comprends pas la question préalable, ni ce système d’ajournement, à moins que ceux qui veulent cet ajournement ne proposent d’ajourner la loi ; car ils veulent faire adopter la loi, en faisant ajourner l’examen de cette loi.
M. Rogier – Mon intention était de faire gagner du temps. Je m’aperçois que ma proposition a un résultat tout contraire. Je retire donc provisoirement la proposition de question préalable, me réservant de la reproduire sur les propositions partielles, qui auraient pour but d’introduire le système des droits différentiels.
M. le président – La parole est continuée à M. Dechamps.
M. Dechamps – L’honorable M. Rogier aurait bien mal compris mes intentions s’li croyait que je n’attache pas autant d’importance qu’il en attache lui-même à la liberté de l’Escaut et à la prospérité d’Anvers. La différence entre nous réside dans les opinions, mais non dans les intentions. Je crois, je suis convaincu, que la liberté de l’Escaut et la prospérité d’Anvers seront mieux assurées par le système que je défends que par celui de la section centrale. Je suis persuadé que l’honorable M. Rogier, qui a étudié les différents systèmes et qui est à même d’apprécier combien ils sont sérieux chacun, je suis persuadé qu’il ne mettra pas en cause ma bonne foi. (M. Rogier fait un signe d’assentiment.)
Lorsqu’un incident est venu m’interrompre, je m’étais attaché à démontrer l’importance de relations directes pour la Belgique. Je vous ai démontré que c’est le seul moyen de faire du port d’Anvers, au lieu d’un marché de consignation, comme il est maintenant, un marché important d’échanges, et de provoquer l’exportation de nos produits.
Prenons pour exemple l’Angleterre.
Le coton, le sucre, les laines, l’indigo que nous fournissent Londres et Liverpool, n’amènent que très peu d’échanges avec ces ports anglais. Vous le concevez, messieurs, la Belgique étant en concurrence de mêmes produits avec l’Angleterre, fabriquant l’une et l’autre à peu près les mêmes choses, il sera toujours très difficile que les arrivages de sucre et de coton de Liverpool nous fournissent le moyen et l’occasion d’opérer ces échanges. Il est tout simple que les navires qui nous amènent le sucre et le coton ne forment dans nos ports aucune cargaison de retour, parce que, je le répète, la Belgique étant en concurrence de produits similaires avec l’Angleterre, elle n’a à lui envoyer que des lins, des os et des écorces qui constituent notre seul commerce d’échanges avec elle : échanges insignifiants dans lesquels n’entre aucune de nos principales industries.
Pour que notre commerce d’échanges devienne actif, il faut que des relations directes soient établies avec les pays qui consomment nos produits sans les produire eux-mêmes, et qui nous fournissent les matières premières, et les objets de consommation que nous ne possédons pas.
Mais consentir à acheter en Angleterre les produits américains dont vous avez besoin, n’est-ce pas évidemment consentir à ne jamais vendre à l’Amérique vos propres produits ?
Les habitudes commerciales sont longues à former et à détruire. L’Angleterre a formé ces habitudes de relations directes et continues avec l’Amérique, la Havane, avec tous ces grands marchés d’outre-mer, par son système de navigation qui ne permet aucun arrivage indirect. En continuant à favoriser exclusivement ce commerce de seconde main, nous aidons à perpétuer ce qui existe aujourd’hui, nous empêchons que des relations directes ne se nouent entre la Belgique et ces pays lointains.
Ne permettrez les arrivages indirects qu’en les frappant d’un droit plus élevé, comme ont fait l’Angleterre, les Etats-Unis, la France, et vous aurez bientôt créer les habitudes commerciales qui existent à peine entre nous et ces grands marchés de consommation des produits européens.
Un autre avantage qui résultera du commerce direct, c’est qu’il amènera au prix le plus bas dans nos ports les articles coloniaux.
Pourquoi le coton, par exemple, arrive-t-il à Londres et à Liverpool à un prix plus bas qu’à Anvers ? Comment se fait-il que les fabricants de coton aient intérêt à aller chercher leur matière première à Liverpool plutôt que dans les pays de production ? Comment se fait-il qu’Anvers ne soit pas un marché de coton aussi bien que Londres ? Je pense que nos adversaires auront beaucoup de peine à répondre à ces questions, dans l’ordre d’idées qui les préoccupe. Mais pour nous, la raison en est très simple.
L’Angleterre paie le coton aux Etats-Unis non avec du numéraire, mais avec des produits manufacturés sur lesquels elle obtient des bénéfices élevés. Le prix du coton à Liverpool est plus bas qu’à Anvers de tout le bénéfice réalisé sur les marchandises anglaises livrées en échange. Cette considération est essentielle ; elle domine toute la question.
Il résulte de ces considérations que le commerce direct s’il était établi en Belgique, si nous le favorisions, amènerait d’abord plus facilement l’exportation de nos propres produits, et le meilleur marché des articles coloniaux.
La différence entre les deux députés d’Anvers et nous, c’est que les honorables membres veulent faire du port d’Anvers une espèce de port libre comme celui de Hambourg, tandis que nous voulons en faire plutôt un marché d’échange comme celui de Londres et du Havre. Je conçois ce système de port libre pour Hambourg, qui n’a pas derrière lui un pays productif comme le nôtre. Mais pour que la prospérité d’Anvers se lie à la prospérité du pays, il faut, je le répète, que ce port cesse d’être à peu près exclusivement un marché de consignation, et devienne un véritable marché d’échange. Anvers sera loin d’y perdre et l’industrie participera à sa prospérité.
Dans mon opinion, le commerce général du pays va courir un immense danger dans les négociations qui vont être ouvertes entre la Belgique et la Hollande, pour rétablir nos relations commerciales.
Le commerce de Rotterdam a toujours eu pour but, et continuera d’avoir pour but de dominer Anvers. Pour cela que faut-il ? Il ne faut qu’une chose, c’est que nous consentions à voir s’établir à Rotterdam le commerce direct, c’est que nous nous contentions du commerce indirect que nous faisons avec les entrepôts européens.
Le commerce d’échange une fois établi à Rotterdam, c’est là que nous irons chercher les denrées coloniales ; c’est là que nous verserons nos produits, parce que c’est là que s’opéreront les échanges, parce que les articles coloniaux s’y trouveront à des prix moins élevés.
La supériorité du marché de Rotterdam assurée, que deviendront alors le transit vers l’Allemagne, la liberté de l’Escaut, Anvers et notre chemin de fer ?
Lisez attentivement un article publié récemment dans le Handelsblad sur les relatons commerciales à renouer entre la Hollande et la Belgique, toute la pensée de la Hollande y est manifeste, et le journal ne s’est même pas donné la peine de cacher le piège qu’il nous tend ; le piège n’est nullement caché. Vous êtes pays producteur, nous dit le journal hollandais, et nous sommes une nations commerçante ; l’alliance est toute faite. Nous échangeons nos denrées coloniales contre vos produits, mais renoncez à être nation maritime ; adoptez une législation libérale.
Nous, Hollande, nous nous chargerons de vos exportations, nous vous trouverons des débouchés que vous n’avez pas. Ce sera le système de 1822 que nous rétablirons ; nous aurons les avantages de la réunion sans en avoir les inconvénients.
Eh bien, messieurs, c’est là un écueil sur lequel nous nous briserons, si nous n’y prenons garde, et déjà je vois beaucoup d’esprits disposés à se laisser séduire.
Ce système exposé par le Handelsblad n’est autre chose que le traité de Munster, la fermeture de l’Escaut, la vassalité d’Anvers ; et cela est évident.
La Belgique, en consentant à recevoir le café, le thé, le sucre, des ports intermédiaires de Rotterdam et d’Amsterdam, par les eaux intérieures de la Hollande, au lieu de les recevoir directement des pays de provenance, par la mer et l’Escaut, la Belgique, d’un autre côté, envoyant, par les mêmes eaux intérieures, ses propres produits à Rotterdam, pour être exportés par la marine hollandaise, au lieu de chercher elle-même, directement, ses débouchés ; la Belgique ne frappe-t-elle pas l’Escaut de nullité, et peut-on le fermer plus hermétiquement ?
Pour moi, je crains la vieille expérience de la Hollande ; je crains notre inexpérience. Déjà le gouvernement est tombé dans le piège à son début dans la loi qui nous est soumise ; ceci est évident. Il propose d’excepter de la faveur du remboursement les navires hollandais.
C’est précisément ce que demande le roi Guillaume. Que veut le roi Guillaume ? empêcher les relations directes entre les pays lointains et la Belgique et attirer ce commerce direct à Rotterdam. Dans le projet primitif que fait le gouvernement, il frappe du péage les navires hollandais se rendant directement des Indes à Anvers par la mer et l’Escaut. Mais c’est le repousser précisément vers Rotterdam où ils déposent leurs produits pour nous être amenés ensuite par voie indirecte. C’est prendre le contre pied de ce qu’il fallait faire.
Le système que je propose consiste, au contraire, à favoriser les bâtiments venant de Batavia dans nos ports, si la législation hollandaise permet jamais qu’ils y arrivent de cette manière.
Je terminerai là mes observations et je déposerai sur le bureau un amendement par lequel je propose de terminer ainsi le premier paragraphe de l’article 1er :
« … sera remboursé par l’état :
« 1° Aux navires belges ;
« 2° Aux navires étrangères appartenant aux pays de provenance et arrivant de ces pays, directement et sans rompre charge. »
M. Ullens – Messieurs, la question qui nous occupe en ce moment, me parait une des plus graves que vous ayez eues à résoudre pour l’avenir commercial du pays. Permettez donc que je réclame quelques instants votre attention. A mon avis, de la liberté franche et entière de l’Escaut dépend, en grande partie, la prospérité de l’industrie et du commerce belge. Ne rembourser que partiellement le péage, comme le voudrait l’amendement déposé par l’honorable député d’Ostende, serait donner une prime à nos navires, à l’exclusion des autres pavillons. Ce serait frapper d’un impôt dont ne seraient point grevés nos ports de l’ouest les villes d’Anvers, Bruxelles, Louvain, Malines, Gand, etc., qui reçoivent fréquemment les bâtiments de nos voisins, ou plutôt ne serait-ce pas détruire une partie de leur industrie au profit de nos quelques armateurs ? D’après mon opinion privée, la vraie théorie du commerce consiste à se procurer, soit des pays de provenance, soit des (erratum, Moniteur du 16 mai 1839 : ) autres d’Europe, les marchandises au plus bas taux possible, pour pouvoir les émettre avec facilité et prendre fret de retour de productions belges, pour autant que possible. Toutefois, je conviens que ce n’est pas accidentellement que l’on peut trancher la grande difficulté des droits différentiels, chose d’une si haute portée. Quant au gouvernement, il doit voir dans la question de l’Escaut l’avantage des masses ; sacrifier une localité ou une industrie à une autre sans extrême urgence, serait faute grave de sa part. Aussi s’est-il placé à la hauteur de sa position. Pour lui, la somme des intérêts privés réagit sur l’intérêt général.
La législature a pensé de même lors des grands ouvrages faits pour améliorer le port d’Ostende, et quand des travaux ont été jugés nécessaires à l’Ourthe et à la Meuse, nous n’avons pas reculé devant la dépense.
Il ne peut en être autrement du péage sur l’Escaut, qui froisse tant d’existences en péril. Supposons un instant qu’au lieu d’un empêchement que j’appellerai, moi, pécuniaire, et qu’on voudrait laisser en tout ou en partie sur le fleuve, il se présentât un obstacle matériel à la libre navigation, le trésor se chargerait-il, oui ou non, en entier de la dépense nécessaire pour le faire disparaître ? La réponse ne peut être douteuse, les antécédents sont là. Eh bien, messieurs, il y a analogie dans la position.
D’ailleurs, la somme qu’on demande est-elle donc si énorme ? nullement. Je dirai même plus : si l’Escaut n’existait pas, et qu’on fût trouver un ingénieur assez habile pour improviser un projet de canal d’Anvers à la mer avec les avantages que nous avons pour la navigation, et qu’il ne demandât que le capital dont l’intérêt représenterait le péage, vous n’hésiteriez pas à le déclarer grand homme, et vous vous hâteriez de lui allouer les fonds. Voyez et jugez si ce ne serait pas une honte pour le pays de ne pas savoir conserver un aussi puissant élément de prospérité que tant d’autres nations nous envient. Mais, diront peut-être quelques représentants de nos ports de l’ouest, le commerce ne sera pas perdu pour la Belgique, il n’y aura que déplacement. A mille lieues de ma pensée de dénigrer certains ports, pour en faire valoir d’autres ; mais une triste expérience nous a appris qu’alors que l’Escaut était fermé au commencement de notre révolution, la navigation n’avait pas notablement augmenté dans ces ports, tandis que nous avons vu les bâtiments prendre la route de la Hollande. Ne faisons pas, par notre maladresse, les affaires des autres ; nous serions les premières victimes de notre incurie, nous pourrions devenir peut-être la risée de l’Europe. Prenons garde ensuite de paralyser les recettes du chemin dont le transit doit être une des meilleures branches ; cet œuvre d’une vaste conception n’atteindrait plus son noble but : sans arrivages, on est sans exportation. Enfin, messieurs, une dernière observation que je vous soumettrai à l’appui de mon système, qui est le péage en entier par l’état ; la voici :
Nous devons autant que possible, surtout à la paix, tâcher de rallier toutes les opinions autour du trône et du chef de l’état librement élu par nous. Faisons donc en sorte d’éviter à nos détracteurs tous sujets de récriminations ; que l’Escaut, qui était libre sous l’ancien gouvernement, ne soit pas entravé sous le nouveau ; et surtout, alors, qu’il ne le soit point quand il ne tient qu’à nous de le voir libre, et aussi libre que par le passé.
Messieurs, il y a ici, dans ma manière de voir, une question de justice ; nous ne demandons que le droit commun, point de privilège ; il y a en outre une question grave d’opportunité, vous la comprenez sans que je le dise. Arbitres du sort d’une classe notable de citoyens belges, vous vous placerez, j’en suis convaincu, à la hauteur du mandat que vous avez juré en entrant dans cette chambre : car, d’après notre serment, nous ne sommes plus les représentants de provinces ou de subdivisions de province mais ceux de la nation entière. Nous devons donc tous défendre les intérêts de tous, pour rester fidèles à nos engagements.
Je voterai le projet de la section centrale.
- La séance est levée à 4 heures et demie.