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Chambres des représentants de Belgique
Séance du lundi 11 mars 1839

(Moniteur du mardi 12 mars 1839, n°71)

(Présidence de M. Raikem)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. Lejeune procède à l’appel nominal à midi ¾.

M. B. Dubus lit le procès-verbal de la séance précédente. La rédaction en est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. Lejeune fait connaître l’objet des pièces adressées à la chambre :

« Des habitants de la ville d’Ath demandent que la chambre rejette le projet de loi relatif au traité de paix. »

« Des habitants notables des communes de Boom et de Merchlen demandent que la chambre adopte le projet de loi relatif au traité de paix. »

« Le sieur Heindryckx, particulier à Roucourt, adresse des observations sur le projet de loi relatif au traité de paix. »

- Ces trois pétitions seront insérées dans le Moniteur.


« Le conseil communal d’Andenne demande que la chambre prenne des mesures efficaces en faveur des établissements de M. John Cockerill. »

- Renvoi à la commission des pétitions.

Projet de loi relatif au contentieux en matière de milice et de garde civique

Dépôt

M. le ministre des travaux publics donne lecture d’un projet de loi dont voici l’exposé des motifs et le texte (non repris dans la présente version numérisée).

Sur la demande de M. le ministre, ce projet est renvoyé à la commission déjà chargée de l’examen d’une proposition relative au même objet, mais tendant à instituer le recours en cassation.


M. Dumortier – Je dépose sur le bureau une pétition adressée à la chambre par un grand nombre d’élèves de l’université de Liége. Je suis fier et heureux d’avoir à déposer cette pièce, qui prouve l’attachement de la jeunesse belge pour les principes de la constitution et l’intégrité du territoire.

- Cette pétition sera insérée au Moniteur.

Projet de loi qui autorise le roi à signer le traité de séparation entre la Belgique et la Hollande

Motion d'ordre

M. Lebeau – La discussion qui est ouverte a déjà été longue ; elle se prolongera probablement encore. Je pense que la gravité de ces débats explique suffisamment l’étendue qu’elle a prise et qu’elle pourra prendre encore. Mon intention n’est donc pas de les restreindre. Il y a d’ailleurs ici des positons spéciales qui ont droit à des égards, et je serais le dernier à vouloir qu’on y manquât. Mais je crois que l’on doit tenir compte de l’anxiété, de l’inquiétude qui règnent dans le pays, et qu’il est de notre devoir, en laissant à chaque opinion le droit de se faire entendre, d’abréger, s’il est possible, de semblables débats.

Nous consacrons trois heures sur 24 à la discussion solennelle ouverte devant vous. Je ne viens pas proposer à la chambre d’imiter l’exemple de la chambre des communes qui siège souvent jusqu’à 3 ou 4 heures du matin. Mais je crois que dans une circonstance aussi grave, nous ne devons pas rester au-dessous de ce que fait habituellement la chambre des députés de France et de ce qu’a fait le congrès national dans des circonstances moins solennelles. Je propose donc qu’à partir de demain les séances publiques s’ouvrent à dix heures. (Adhésion.) Et je le fais avec d’autant moins de scrupule, qu’à l’exception d’une ou deux commissions spéciales, il n’y a pas de travaux dans les sections, urgents du moins, qui empêchent les membres de l’assemblée de prendre part aux travaux de la séance publique.

Je ne parlerai pas du dommage matériel que chaque jour de retard cause au pays, ni des dépenses de l’armée, mais bien de l’anxiété dans laquelle se trouvent les esprits par suite de la discussion actuelle. Je ferai remarquer que trois heures de débats sur une question aussi grave sont en dessous de ce que réclame l’intérêt du pays, et que continuer ainsi ce serait manquer à notre mandat, ce serait mal répondre à la confiance de nos commettants.

Je propose donc que les séances soient fixées à dix heures. Ce qui équivaudra à peu près en réalité à 11 heures. J’en appelle à ce qui se passe dans cette chambre depuis 8 jours.

M. Dumortier – Lorsque j’ai entendu l’honorable préopinant déclarer qu’il n’avait pas l’intention de précipiter la discussion, je ne m’attendais pas à ce qu’il voulût faire perdre à la chambre un temps aussi précieux que celui de cette discussion. Comment ! en France le ministère qui nous a vendus vient d’être renversé, et vous voulez précipiter les choses, alors que la Belgique a le plus grand intérêt à attendre les événements ! Vous vous êtes bien gardé de faire une proposition de ce genre tant qu’a duré en France le ministère favorable à votre opinion. Maintenant que vous prévoyez que le nouveau ministère et la nouvelle chambre de France sont au contraire favorables à notre opinion, vous voulez précipiter ces débats, vous voulez qu’on examine d’une manière légère et rapide les questions si graves qui nous occupent. Je ne puis croire que la chambre admette un pareil système.

Je ferai remarquer que les séances trop longues finissent par fatiguer les auditeurs. C’est ce qu’on a toujours vu dans les chambres françaises comme dans les chambres belges. Aussi jamais une discussion ne dure plus de quatre heures. Au-delà de ce temps, la fatigue empêche de prêter attention.

Ne faut-il pas d’ailleurs que les orateurs aient le temps de préparer leurs arguments ? Comment auront-ils pour cela le loisir nécessaire, si la chambre se réunit dès 10 heures du matin, et consacre la journée entière à entendre les orateurs ?

Vous voyez qu’adopter la proposition du préopinant, ce serait tronquer la discussion, ce serait la rendre impossible. Je vous adjure donc, si la patrie vous est chère, comme je n’en doute pas, de repousser la motion et de continuer la discussion. Il ne peut être question de se constituer en permanence, alors que notre intérêt doit nous porter à temporiser.

M. Lebeau – L’honorable préopinant, fidèle à ses habitudes, a vu dans une motion très naturelle, et à laquelle paraissent adhérer un grand nombre de membres de la chambre, des arrière-pensées. Il n’y en a aucune, mais j’ai cédé ici à des réclamations générales, dont il suffit de sortir de cette chambre pour entendre le retentissement.

Si le préopinant croit un ajournement nécessaire, qu’il en fasse ouvertement, directement la proposition.

M. Pirson – Je vais la faire.

M. Lebeau – Eh bien, vous la ferez, et M. Dumortier l’appuiera par tous les moyens qu’il a fait pressentir. Mais ce n’est pas par des moyens indirects qu’on doit arriver à cet ajournement.

Je persiste dans ma motion. Je dis que la chambre ne doit pas rester en dessous de ce qu’a fait le congrès dans des circonstances moins graves.

M. Dumortier – Le congrès national s’est déclaré en permanence, et ne perdait aucun instant, alors qu’il existait des circonstances graves et urgentes qui n’existent pas aujourd’hui. Loin de là, je suis convaincu que l’intérêt de la Belgique est de temporiser. Si le préopinant croit, lui, qu’il est préférable de tronquer la discussion, de telle sorte qu’elle ne dure plus que 3 ou 4 jours, qu’il en fasse la proposition, alors il y aura de la franchise. Mais, au lieu de cela, proposer des séances qui ne sont pas tenables, c’est tomber dans le manque de franchise qu’on me reproche en ce moment.

M. Verhaegen – Il me semble qu’on ne veut autre chose que ce que nous faisions il y a trois jours. On veut se mettre dans une exception ; nous réclamons, nous, l’application de la règle.

Que faisons-nous depuis quelques jours ? Nous commençons nos séances à midi et demi. Des motions d’ordre nous conduisent jusqu’à 1 heure ou 1 heure ½, et les séances finissent à 4 heures ; de sorte que nous ne consacrons à la discussion que 2 heures ou 2 heures ½. Il est certain que si nous continuons ainsi, cette discussion se prolongera indéfiniment.

L’honorable M. Lebeau n’a pas demandé que la chambre siégeât en permanence, il n’a pas demandé qu’on fît ce que faisait le congrès, mais seulement qu’on se réunit en séance publique 4 ou 5 heures par jour.

M. Dumortier, qui a cité l’exemple de la France, dit qu’à la chambre des députés on siège 4 heures ou 4 heures ½ par jour.

Eh bien, si l’on commence à 10 ou 11 heures pour finir à 4 heures, on aura 5 heures de séance ; est-ce trop ? sera-t-on fatigué ? sera-ce quelque chose d’extraordinaire ? Mais non, nous ferions ce qu’on a toujours fait.

Réduisons donc la question à ses véritables éléments : veut-on un ajournement, qu’on le demande franchement, on discutera cette proposition. L’honorable M. Pirson vient de déclarer qu’il la fera ; eh bien, M. Dumortier doit donc être tranquille : si la majorité de la chambre pense qu’il y a lieu d’ajourner, elle ajournera ; si elle est d’un avis contraire, elle rejettera l’ajournement, et nous ferons ce que nous avons toujours fait en consacrant 4 ou 5 heures par jour à la discussion de la grande question qui nous occupe. Nous devons à nos commettants compte de notre temps, et en ne siégeant que deux heures ou deux heures et demie par jour, nous manquons évidemment à notre mandat.

M. Pollénus – Je crois, messieurs, que l’honorable préopinant a eu tort de dire que la chambre manque à son mandat ; je n’accepte point ce rappel à mes devoirs de la part de l’honorable membre.

Nous ne faisons, messieurs, que demander l’application du règlement, et non pas le maintien d’une exception comme on vient de le dire ; car veuillez le remarquer, l’heure de l’ouverture de nos séances a été fixée par le règlement, et c’est de cette disposition du règlement que nous demandons le maintien.

Veuillez, messieurs, ne pas perdre de vue la position que la majorité nous a faite à moi et à ceux de mes honorables collègues qui tâchent de détourner de la Belgique le coup dont on la menace ; lorsqu’à notre première réunion nous demandâmes au gouvernement qu’il voulût nous communiquer les pièces du procès que nous avons à juger, on repoussa notre demande ; avide de prendre une décision, on n’a pas seulement voulu nous laisser prendre connaissance des pièces qui pouvaient seules nous mettre à même de nous prononcer en pleine connaissance de cause. Aujourd’hui les débats font chaque jour surgir quelque nouveau moyen, qui était inconnu la veille ; on daigne quelquefois nous communiquer des pièces, comme on l’a fait dans une précédente séance ; quel est le moyen qui nous reste pour pouvoir examiner ces pièces et connaître le procès que nous avons à juger ? C’est d’y employer le temps qui nous reste entre l’arrivée du Moniteur, à 10 heures ou 11 heures du matin, et l’ouverture de nos séances. Ce moyen on veut nous l’enlever, et en cela on est conséquent avec la résolution qu’on a prise précédemment, lorsqu’on nous a refusé les pièces que nous demandions.

Je regrette, messieurs, que dans un débat comme celui-ci, on nous ait adressé le reproche d’avoir des arrière-pensées ; pour ma part, je proteste contre cette insinuation ; je n’ai jamais eu d’arrière-pensée ; lorsque j’ai défendu une opinion, je l’ai toujours fait loyalement ; aujourd’hui, tout ce que nous demandons, c’est de rester dans la règle ; et si des soupçons pouvaient s’élever, ce serait plutôt contre ceux qui veulent dévier de la règle.

- La proposition de M. Lebeau est mise aux voix et adoptée.

Discussion générale

M. le ministre de l'ntérieur et des affaires étrangères (M. de Theux) – Messieurs, la nécessité d’accepter la paix résulte de l’impossibilité où se trouve la Belgique de conserver les territoires qui lui sont contestés ; elle résulte de l’étendue des sacrifices de tout genre que le pays s’imposerait inutilement ; elle résulte des dangers sérieux auxquels le pays entier serait exposé et des calamités que la résistance attirerait certainement sur le Limbourg et le Luxembourg.

Pour apprécier l’avenir, nous devons consulter le passé, nous devons examiner les actes qui dominent notre situation.

En 1832, l’on a enlevé de vive force à la Hollande la citadelle d’Anvers ; l’on a mis l’embargo sur ses vaisseaux et bloqué ses ports pour l’obliger à accepter le traité du 15 novembre 1831, traité qui lui enlevait, au profit de la révolution belge, la moitié de son territoire. Les mesures coercitives n’ont cessé que du consentement de la Belgique qui a préféré la convention du 21 mai à une paix prochaine.

De ces précédents on peut conclure avec certitude que la déclaration faite par la conférence à notre plénipotentiaire, le 23 janvier dernier, n’est pas illusoire. Les termes de cette déclaration sont précis, elle a été notifiée au cabinet de La Haye, qui par son adhésion a acquis un titre à l’appui que la conférence lui a promis pour le cas où les propositions de paix seraient rejetées par la Belgique.

Il est inutile d’examiner si les puissances tomberont toutes d’accord sur les moyens d’exécution. La dissidence qui s’est manifestée en 1832, lorsqu’il s’est agi de contraindre la Hollande, dût-elle se renouveler aujourd’hui, il n’en est pas moins vrai que cette dissidence, de même qu’elle n’a pas empêché les mesures coercitives contre la Hollande, n’empêcherait pas davantage celles contre la Belgique.

La position de la Belgique est même, sous ce rapport, beaucoup plus défavorable que celle de la Hollande, puisque les puissances la considèrent comme liée, quant à la question territoriale, par le traité du 15 novembre, et que les seules puissances sur l’appui desquelles nous eussions pu compter sont celles qui ont commencé et qui ont voulu achever l’exécution contre la Hollande, et qu’elles viennent de se lier vis-à-vis de cette puissance par un nouvel engagement contracté de commun accord avec les cours du Nord.

Notre position est d’autant plus défavorable encore que les cinq puissances ont, dès le principe de notre révolution, reconnu les droits de la diète germanique sur le Luxembourg, et que la diète peut agir de son propre mouvement, indépendamment de toute délibération de la conférence.

Craindrait-on, pour l’exécution, l’opposition du cabinet français ou du peuple français ? Mais cette crainte ne peut être sérieuse, puisque le gouvernement s’est lié irrévocablement, puisque la nation, par l’organe de ses députés, a décliné toute chance qui pourrait la conduire à une guerre pour nous conserver l’intégrité du Limbourg et du Luxembourg. Fonderions-nous des espérances sur la politique d’un nouveau cabinet ? mais les hommes qui y seraient appelés se trouveraient liés par les actes de leurs devanciers, par leurs proclamations à leurs commettants dans les dernières élections. Dans ces circonstances, nous contesterions en vain les droits de la diète, la force obligatoire du traité du 15 novembre ; nous invoquerions en vain la convention du 21 mai, dont les puissances signataires proclament l’anéantissement par suite de l’acceptation faite par la Hollande de leurs dernières propositions. En présence de ces faits, il est donc indubitable qu’une contrainte sera exercée contre la Belgique.

Cette contrainte sera aussi efficace qu’elle l’a été contre la Hollande, peu importe le moment où elle sera exercée et les moyens qui seront employés.

Ce qui est évident pour tout le monde, c’est que la prolongation de l’état actuel des choses, c’est que la résistance aux mesures coercitives, entraîneraient des sacrifices immenses et la ruine de l’industrie et du commerce.

En effet, les partisans de la résistance admettent qu’elle doit être armée ; dès lors, est-il au pouvoir de personne de limiter l’étendue des combats et leurs conséquences ? Et pour répondre à l’observation d’un ancien et honorable collègue, que la France a déclaré qu’elle ne souffrira point l’occupation du territoire qu’elle a reconnu à la Belgique par le traité de 1831, nous dirons que, tout en rendant justice à la loyauté de son gouvernement, nous ne croyons pas qu’il soit en son pouvoir, ni au pouvoir du cabinet britannique, de nous donner la garantie qu’une guerre soutenue par nous, au point d’exiger l’intervention armée de la France, pour s’opposer aux progrès de l’armée ennemie, n’amènerait point une guerre générale qui puisse avoir des conséquences dangereuses pour notre nationalité.

Mais, messieurs, en admettant que notre nationalité ne soit pas mise en péril, une résistance armée ne nous exposerait-elle pas à perdre les avantages matériels que nous avons obtenus dans la dernière négociation ? Ne nous exposerait-elle pas au paiement des frais de la guerre, et quel serait alors le sort du pays ? les Limbourgeois et les Luxembourgeois peuvent-ils exiger pour leur satisfaction que la Belgique ne cède qu’après avoir épuisé inutilement toutes ses ressources, qu’après avoir laissé ruiner son industrie, son commerce, qu’après avoir versé le sang de ses enfants ? non, messieurs, de tels sentiments ne seraient point ceux de frères, et je ne crains point de le dire, tels ne seront point les leurs. Nous en avons déjà la garantie dans la déclaration faite par un député du Limbourg.

S’ils aiment encore à se faire illusion sur la situation du pays et sur les conséquences de la résistance pour leurs commettants, il n’en est pas moins de notre devoir d’apprécier sainement les choses et de prendre une décision dictée par la nécessité la plus impérieuse, la plus évidente.

Le congrès qui a voté les 18 articles a été justifié par les événements d’août 1831.

Les chambres qui ont voté les 24 articles ont été justifiées par le crédit que la Belgique a puisé dans cet acte pour obtenir des emprunts indispensables à son existence et pour se constituer à l’abri de la protection de la France et de la Grande-Bretagne.

Votre vote dans les circonstances graves où nous nous trouvons est justifié de même par la nécessité.

Si la révolution belge, obligée de rompre non seulement avec une dynastie, mais encore avec la Hollande, n’a pu se consolider dans son intégrité à cause des liens qui rattachaient le Luxembourg à la confédération germanique et à cause de la rivalité des grandes puissances ; si elle perd une partie du Luxembourg et du Limbourg à cause des forteresses qui dominent ces territoires, il n’en peut rejaillir aucun déshonneur sur elle.

La constitution de l’état belge n’en sera pas moins l’un des faits les plus extraordinaires de notre époque. L’étendue du territoire ne constitue pas seule la force d’une nation ; la Belgique, reconnue par toutes les puissances, devient l’un des principaux éléments de l’équilibre européen ; elle sera distinguée par la libéralité et par l’origine de ses institutions : la moralité de ses populations, la culture des arts et des sciences, le commerce, l’industrie, l’agriculture lui assureront un rang honorable parmi les nations ; elle sera toujours heureuse d’offrir aux habitants des territoires cédés qui voudront suivre ses destinées tous les avantages par lesquels elle pourra compenser le sacrifice douloureux auquel elle ne peut se soustraire aujourd’hui.

M. Pirson monte à la tribune et donne lecture de la proposition suivante :

« Vu les projets de traités adressés au gouvernement, sous la date du 23 janvier dernier ;

« Vu la proposition du gouvernement, tendante à être autorisé à accepter et à signer lesdits traités ;

« Considérant que la question de territoire en ce qui concerne la province de Luxembourg n’a pas été traitée à la conférence après la reprise des négociations et avant la signature de ces derniers actes ;

« Considérant que cette question si importante a besoin de nouveaux éclaircissements et qu’il est nécessaire d’appeler sur eux l’attention des puissances médiatrices,

« La chambre ajourne la discussion sur la question de refus ou d’acceptation des actes de médiation de la conférence jusqu’au moment où le gouvernement, ayant fait de nouvelle démarches, croira devoir la remettre à l’ordre du jour. »

Après cette lecture, M. Pirson s’exprime dans les termes suivants – Messieurs, nous voilà, comme en France, dans une complète anarchie gouvernementale. Je la voyais venir ; je vous ai prévenus en termes énergiques ; mais ma voix a été couverte par celle de quelques hommes qui, pour le malheur des nations, se trouvent partout, des lâches, des égoïstes, des hommes corrompus…

M. le président – Je rappelle à l’orateur que le règlement ne permet pas qu’on se serve d’expressions semblables. Je l’invite à s’en abstenir.

M. Pirson – Ce n’est pas à des membres de la chambre que j’adresse ces reproches ; hors de cette enceinte il y a des lâches et des égoïstes ; il y a de ces hommes partout ; il y en avait même dans les armées de Napoléon, dans celles de la république ; car il est constant qu’au commencement de la révolution française, on a payé des hommes pour crier : « sauve qui peut. » Je continue. Ma voix a été couverte aussi par des hommes de bonne foi qui se laissent aisément fasciner les yeux dont le jugement est faussé par l’habitude qu’ils ont de soutenir avec talent la cause que leur impression première leur a fait adopter.

De qui s’agissait-il en France ? du principe sans lequel point de liberté ni en France ni en Europe ; de la restauration, non d’une branche de la famille ancienne, mais de la restauration de la monarchie pure, autrement dit du despotisme, et c’étaient les partisans de celui-ci, qui se disaient perfidement constitutionnels.

De quoi s’agit-il en Belgique ? de savoir si, en 1839, les rois absolus pourront encore trafiquer des nations comme de vils troupeaux ; en un mot, si la traité des noirs abolie en Afrique sera introduite pour les blancs en Europe par ceux-là même qui ont aboli la première. Là, en France, en termes absolus, on a posé la question de paix ou de guerre ; ici, en Belgique on a posé dans les mêmes termes la question de paix ou de guerre. On voulait des deux côtés faire diversion, on voulait détourner l’attention ; en un mot, on voulait faire peur.

Les électeurs français n’ont point eu peur.

Messieurs, vous n’aurez point peur.

Au fond de la question de quoi s’agit-il chez nous ? d’obtenir la signature d’un seul homme en faveur d’un seul homme. Je la veux moi aussi cette signature, je la réclame de tous mes vœux, parce que ce seul homme est notre point de ralliement à tous ; mais elle nous coûterait trop cher s’il fallait l’acheter au prix du sacrifice de 400 mille frères. A côté de la traité des blancs, voudriez-vous introduire en Europe les sacrifices humains ? cette signature, messieurs, nous l’obtiendrons avec de la persévérance et du courage ; cette France, que l’on a tant calomniée ici depuis quelques jours, nous tendra désormais son bras de fer. Je me trompe lorsque je dis qu’on a calomnié la France ; nous ne devons point la confondre avec sa diplomatie plus perfide envers elle qu’envers nous. Ce n’est point la France qui repousse l’alliance des peuples libres, c’est sa diplomatie./ ce n’est point elle qui nous a repoussés, nous, son dernier allié ! c’est sa diplomatie. Elle renversera sa diplomatie, nous renverserons la nôtre.

Au fait ! Un traité de séparation entre la Belgique et la Hollande est soumis à notre approbation ; il ne nous convient sous aucun rapport, il compromet notre navigation, il nous impose un véritable tribut ; il morcelle notre territoire, il nous arrache 400 mille de nos frères ; et cependant le triumvirat ministériel nous propose de l’accepter « sans résistance aucune », et cependant ils avaient tout préparé pour la résistance. Pas moyen, dit-il aujourd’hui, d’échapper à une humiliante exécution. L’Europe entière est coalisée contre nous ; nous allons être accablés : si ce n’est la Belgique entière, ce sera le Limbourg et le Luxembourg, que nous ne pouvons espérer de défendre avec succès. Qu’on leur demande à ces hommes effarés qui tremblent de peur (mais, messieurs, croyez-moi, ce n’est point de la guerre qu’ils ont peur, c’est de tout autre chose ; j’expliquerai cela plus loin) ; qu’on leur demande, dis-je, à ces hommes, où sont les armées de l’Europe qui nous menacent, si ce n’est celle de la Hollande que nous avons devant nous depuis 8 ans, ils vous répondront : Oh ! il est vrai que les grandes puissances craignent la guerre générale, elles ne veulent pas qu’il soit tiré un seul coup de canon ; mais elles vous bloqueront par terre et par mer, vous périrez dans le marasme.

Quand on a tout expliqué, on voit que l’Angleterre, si elle nous bloquait, perdrait plus que nous au blocus. Tous les produits de ses manufactures, ses fers dont elle nous inonde seraient prohibés chez nous. Nos fabriques, nos hauts-fourneaux auraient exclusivement tout le marché intérieur, cela serait bien beau pour eux ; du reste, lord Palmerston a déclaré au parlement anglais qu’il n’était nullement question de coercition contre nous de la part de l’Angleterre. La Prusse et la confédération germanique se contenteront de nous observer. La France ! oh ! la France ne nous fera point la guerre non plus. Reste donc la Hollande ; eh bien, vis-à-vis d’elle, nous resterons dans le statu quo. Si elle bloque l’Escaut, c’est un cas de guerre ; nous attaquerons le Brabant septentrional et nous bloquerons Maestricht ; mais il est à observer qu’avant de commencer la guerre ou d’en venir à un cas de guerre entre la Hollande et la Belgique, il faut que l’une ou l’autre soit libérée par la France et l’Angleterre de ses engagements dans le traité du 21 mai. Eh bien, aucune des deux parties n’obtiendrait la permission de se battre ou de commettre un acte, on la craint plus que nous ; cela est si vrai qu’on a signifié aux deux parties de se retirer de la frontière.

Au reste, ce n’est point un refus net du traité que moi je demande. Je ne le considère que comme une proposition à laquelle nous pouvons et devons faire une contre-proposition.

Remarquez, messieurs, que le ministre des travaux publics, qui a été en position de suivre toutes les négociations, déclare qu’en France le ministère Laffitte, Bignon le diplomate, Molé lui-même ; en Angleterre le ministère Palmerston, ne connaissaient nullement la véritable position du grand-duché de Luxembourg vis-à-vis la confédération germanique, position qui n’était plus comme l’avait faite le congrès de Vienne. Cette ignorance était telle que M. Bignon a dit à la tribune française que nous n’avions pas le droit d’aller conquérir un des états faisant partie de la confédération germanique, il ne savait pas que le grand-duché avait été identifié, incorporé avec le royaume des Pays-Bas, qu’il comptait parmi les provinces méridionales avec nous d’une manière tout à fait identique ; que les agnats étaient hors de cause, qu’on leur avait fait une dotation en biens-fonds, situés dans les provinces septentrionales, pour leur tenir lieu de tous droits sur le grand-duché. Or, ce grand-duché ayant fait cause commune avec les autres provinces méridionales, il n’y a donc point eu de conquête de l’une sur l’autre partie ; mais maintenant il serait juste peut-être que le royaume de Belgique payât à la Hollande la valeur des biens de la dotation. Cette valeur peut être fixée nettement en se reportant aux actes publics à l’époque.

C’est M. de Mérode qui, le premier, a publié des explications dans sa lettre à lord Palmerston. M. Nothomb nous les répète dans son discours : après avoir satisfait la Hollande, comme je viens de le dire, c’est avec la confédération germanique que nous avions et avons encore affaire.

Mais on n’a fait aucune démarche auprès d’elle, on a laissé agir le roi Guillaume à son aise, et, il s’est posé comme étant toujours souverain et maître du Luxembourg, et cependant il n’avait plus rien à y dire ; c’était à nous d’intervenir, nous qui possédions le Luxembourg à titre d’union ancienne et actuelle.

Il est bien avéré maintenant que la question de territoire a été décidée par la conférence, sans être instruite le moins du monde par nos diplomates. Il eût fallu écouter plus favorablement dans le temps ce que disaient de l’Allemagne Messieurs Lebeau et Devaux ; mais alors toutes nos sympathies se tournaient vers la France ; nous étions trop engoués d’elle. Sa diplomatie nous trompait déjà à cette époque. Hé bien, elle nous a encre trompés au moment décisif. Je dirai pourquoi un peu plus loin.

Recommençons ou plutôt commençons l’instruction de notre cause, et faisons appel du mal informé au mieux informé. Nous en avons le droit, car à quoi servirait l’article 68 de notre constitution, si nous devions accorder sans examen notre approbation à tout traité qui nous serait présenté par le gouvernement ? Non, messieurs, aucune puissance ne peut sans notre consentement détruire légalement, ni selon le droit international, ni selon le droit public, le fait de notre jouissance du Luxembourg uni depuis des siècles à la Belgique, unit avec elle dans le divorce qui s’est opéré entre les provinces méridionales et les provinces septentrionales du royaume des Pays-Bas et ce pour cause d’antipathie de mœurs, de religion, de langage et de tous les intérêts administratifs et commerciaux. La conférence elle-même a reconnu que le congrès de Vienne avait fait une mauvaise combinaison en voulant amalgamer des populations aussi antipathiques. C’est dans cet aveu que nous devons trouver notre force. Mais restons unis ; si nous cédons une fois à l’égoïsme, bientôt nous nous disperserons Le mot, « chacun pour soi », n’est point une bannière ; c’est le signal de la destruction de la famille et des empires.

Je vous ai prouvé que nos affaires avaient été mal dirigées. A la séance de samedi, M. Nothomb, ancien secrétaire au ministère des affaires étrangères, pour excuser la diplomatie belge, nous a dit qu’immédiatement avant la signature du traité du 15 novembre, les arrangements territoriaux avaient été réglés tout à fait à l’insu de notre envoyé ; cela n’est pas probable : au reste, tout espoir d’amener les choses à une meilleure fin n’est point perdu, c’est pourquoi je propose de suspendre notre vote ; mais pour cela, il faut que le triumvirat ministériel se retire. Il nous faut d’autres hommes ; je ne dirai point que ceux-ci sont usés, car ils n’ont encore rien fait. De l’aveu du ministère, aucune note officielle et explicative sur la question du territoire n’a été remise à la conférence de la part de la Belgique depuis la reprise des négociations à Londres, et avant la signature des actes de médiation.

M’apercevant bientôt que nos diplomates avaient tout à fait négligé la question territoriale du Luxembourg, je formulai un projet de transaction avec la confédération, en vue de la mettre tout à fait en dehors de la Belgique, et de n’avoir plus rien à démêler avec elle.

Je fis part verbalement de ce projet à M. le ministre des affaires étrangères qui me répondit : La France ne consentira point à cette modification territoriale. Tout à l’heure vous allez voir que la France, en signant les 24 articles, accorde bien plus à la confédération que je ne proposais, car elle donne et les forteresses et le territoire, tandis que moi je ne donnais que les forteresses et des routes militaires. Rebuté de M. le ministre des affaires étrangères, je m’adressai à M. de Mérode, alors ministre d’état ; celui-ci venait de publier sa lettre à lord Palmerston ; il comptait sur ses bons effets ; il trouva que j’étais beaucoup trop généreux envers la confédération ; il ne voulait point perdre un seul homme ni un hectare de territoire. Il m’observa d’ailleurs que je faussais le principe de l’intégrité, du moment que je faisais la plus petite concession.

Je voulais publier mon projet, mais on me conseilla de l’adresser au Roi. C’est ce que je fis dans le courant de décembre. Voici ce projet, qui était accompagné d’une lettre d’envoi à S.M. :

« Projet sur la question de territoire, adressé au Roi par M. Pirson, représentant.

« Il paraît certain qu’à la conférence de Londres il n’a été aucunement question de modification au traité des 24 articles concernant le territoire ; on ne s’est occupé que de la dette.

« Cependant il est possible, ce me semble, de donner à cette question une solution satisfaisante pour tout le monde, moins peut-être le roi de Hollande personnellement qui ne peut que s’imputer à lui-même les résultats de son accession tardif audit traité.

« Les Limbourgeois et les Luxembourgeois sacrifieront tout plutôt que de retourner sous le joug hollandais. Les Belges, leurs frères, ne peuvent les abandonner sans déshonneur. L’esprit public est tellement prononcé dans tout le pays, qu’on ne peut espérer d’exécuter sans collision le traité des 24 articles, en ce qui concerne le territoire.

« Cependant d’aucun côté on ne désire la guerre : au fait, quel est le point culminant de la question territoriale ?

« La Prusse veut, toute l’Allemagne veut, l’Angleterre elle-même veut des garanties contre la soi-disant tendance conquérante de la France vers le Rhin. Il faut donc que Luxemburg, forteresse du premier ordre, reste à la disposition de la confédération germanique ; il conviendrait pour elle qu’il en fût de même de Maestricht. Eh bien, soit que Luxembourg et Maestricht fissent partie du grand-duché du Rhin, que deux routes militaires, l’une de Trèves à Luxembourg, l’autre d’Aix-la-Chapelle à Maestricht, large de 5,000 mètres, avec un rayon de 5,000 mètres aussi autour de chacune de ces deux places, appartiennent également au grand-duché du Rhin.

« S’il fallait absolument, on pourrait céder Venloo et le territoire au-delà et à la Hollande contre la remise de Lillo et Liefkenshoek ; car si nous invoquons pour nous le statu quo de 8 ans pour conserver le territoire que nous possédons, la Hollande peut aussi le réclamer pour Lillo et Liefkenshoek : il sera facile de mettre à couvert des persécutions du roi Guillaume la petite population de Venloo et de sa banlieue.

« Mais la France s’opposerait, dit-on, à cette combinaison. Je ne vois pas pourquoi. Aimerait-elle mieux que Léopold et la Belgique entrassent dans la confédération germanique ? non sans doute, car alors elle perdrait tout le fruit de ce qu’elle a fait pour nous dans son propre intérêt.

« Et qu’importe à la France le titre en vertu duquel la Prusse occupe Luxembourg ? le fait est qu’elle l’occupe réellement et qu’on ne l’en délogera pas sans une guerre heureuse. Elle n’est point à Maestricht, il est vrai ; mais si cette forteresse était attaquée par la France, la Prusse arriverait à l’instant même.

Qu’on examine la carte, on verra que de Luxembourg à la frontière belge vers Trèves, et de Maestricht à ladite frontière vers Aix-la-Chapelle, il n’y a que quelques lieues. Ainsi, cette combinaison enlèverait bien peu de territoire à la Belgique ; elle règlerait définitivement le sort des habitants qui passeraient au grand-duché du Rhin ; ils ne seraient point dans l’isolement que consacre le traité des 24 articles en ce qui concerne la partie soi-disant cédée du Luxembourg ; ils ne retourneraient point sous le joug d’un prince irrité.

« Quant aux agnats, ils sont tout à fait hors de cause, ils ont consenti à ce que le Luxembourg fît partie intégrante du royaume des Pays-Bas moyennant une indemnité en biens-fonds. Ces biens sont situés en Hollande ; offrons à la Hollande la valeur de ces biens.

« Si la Belgique ne doit que deux ou trois millions de florins de rente pour sa part de la dette commune, et si elle consent à en payer cinq, en voilà du reste pour la dotation de ces agnats. Quant à moi je consentirais encore à payer, en sus des cinq millions le montant de cette dotation pour en finir avec la Hollande.

« Je n’ai point la prétention de croire qu’on ne puisse imaginer quelque chose de mieux : toutefois, dans mon système, on peut faire remarquer à la Prusse que l’état de choses que veut créer la conférence constitue une barrière entre la Belgique et l’Allemagne, nuisible aux intérêts réciproques du commerce ; qu’en résultat l’Allemagne perdrait les avantages de la concurrence qu’elle obtient par le contact de la Belgique, et se verrait peut-être bientôt rançonnée par la Hollande, seule maîtresse de l’embouchure et du cours des grands fleuves. D’après mon projet, la confédération et l’Europe obtiennent tout ce qu’elles peuvent désirer sous le rapport militaire et comme barrière contre les invasions de la France. Ce n’est point, en pays ouvert, quelques hommes de plus ou de moins du côté de l’Allemagne qui ajouteront à sa force ; la perte pour elle ne serait pas d’un deux centième, tandis que du côté de la Belgique la perte en hommes serait du dixième d’après le traité des 24 articles.

Lorsque j’écrivais au Roi, je n’avais rien à observer sur la liberté de l’Escaut, puisque je ne savais point ce qu’allait faire la conférence ; mais aujourd’hui il y aurait à dire à la Hollande, que si nous consentons à payer 5 millions de rente, c’est à la condition que l’Escaut sera libre de tout péage.

Croirait-on maintenant que le ministère, en offrant, le 15 janvier dernier, 50 millions à la Hollande lorsque tout était déjà signé, sinon par la France, a pu espérer un succès quelconque ? C’était avec la confédération germanique qu’il fallait entamer de nouvelles négociations. En supposant que le roi Guillaume eût accepté les 50 millions, restaient toujours les mêmes difficultés avec l’Allemagne. N’était-ce point là se présenter en dupe ?

Plus tard, le 4 février, lorsque déjà le roi Guillaume avait accepté les dernières décisions de la conférence, on a présenté un autre projet : celui-là, je comprends que la France devait le rejeter, parce qu’il créait une sorte de souveraineté mixte sur le Luxembourg entre la Belgique et la confédération germanique. Il ne convenait ni à la France ni à nous, en supposant une alliance intime entre elle et nous ; mais si elle y renonce, ce que je ne crois pas, si elle ne voulait plus d’alliés, si avec son roi elle voulait se concentrer en elle-même comme dans un fort isolé, oh ! alors passons le Rubicon, soyons à la confédération germanique ce qu’était le royaume des Pays-Bas ; l’Angleterre nous soutiendrait parce que c’est son intérêt ; nous serions d’ailleurs un appui pour les petits états constitutionnels de l’Allemagne, et dans cette position nouvelle nous contribuerions peut-être au triomphe des principes de liberté en Allemagne.

Messieurs, le verre fantasmagorique auquel nos trois ministres vous avaient conviés est brisé : point de guerre possible contre nous, nos ennemis la craignent ; ne la craignons pas, cela suffit. Mais des révolutions, je n’en réponds pas ; cela dépend de la sagesse et de la modération des gouvernements ; qu’ils apprennent donc enfin quelque chose.

Je ne vous ai rien dit de la crise ministérielle ; cependant je ne puis me taire ; à en juger par tout ce que les ministres ont fait pour la résistance, je crois qu’une majorité flottante penchait à la résistance ; deux la voulaient franchement et loyalement. Un seul homme de caractère toujours indécis en tout et partout formait la majorité. Quant aux deux membres qui ne voulaient point de la résistance, ils sont bien connus : l’un tenait à ses antécédents ; selon lui, il y avait jugement, et il avait coopéré à ce premier jugement ; l’autre était tombé dans le marasme des hauts-fourneaux.

M. le président – J’invite l’orateur à s’abstenir de tout insinuation ; le règlement défend formellement des attaques de cette nature.

M. le ministre des travaux publics (M. Nothomb) – De semblables sorties ne font aucun tort aux ministres ; elles ne font tort qu’à ceux qui se les permettent et à la chambre qui les tolère.

M. Pirson – Je ne fais aucune insinuation concernant tel ou tel ministre ; le ministère a invoqué en faveur de ses projets le marasme de l’industrie ; j’explique les causes de ce marasme.

Je dis que les hauts-fourneaux se sont éteints non par la crise politique, mais par l’inintelligence et la foule des imitateurs sous le protectorat de la société de commerce de Bruxelles. Ils se relèveront, mais pour cela il faut des mois et peut-être des années ; la décision de la chambre n’y fera rien ; l’entrée des fers anglais leur fera toujours plus de tort que la guerre même.

Ceux qui se relèveront, ne le pourront que par une grande intelligence et l’économie. Y avait-il intelligence, y avait-il économie lorsqu’à tout prix on voulait des fourneaux et des bâtiments somptueux ; lorsqu’on payait 4 et 5 francs la journée de manœuvre qui, dans une situation normale de l’industrie, ne se payait qu’un franc, un franc et demi au plus ; lorsqu’on payait 25, 30 et 40 francs la cense de mine (à peu près une voiture), tandis que dans une situation normale aussi, elle ne valait que 5, 6 et 7 francs ? C’est au point que les mineurs, les extracteurs de mines gagnaient 20, 30 et 40 francs par jour ; aussi ne buvaient-ils que du champagne. Aujourd’hui le champagne est cuvé et la maison est vide. Ce que je dis des hauts-fourneaux peut s’appliquer aux houillères ; pour elles se sont formées des sociétés nouvelles, dirigées aussi sans intelligence ni économie ; celles-ci ont compromis les sociétés anciennes fondées avec probité. On pourrait même accuser quelqu’une des sociétés nouvelles d’une immoralité qui mériterait peut-être le nom d’escroquerie. Vous verrez, messieurs, ces jours-ci les actionnaires français de ces dernières se réunir aux actionnaires français de la banque de Belgique pour vous demander justice.

Que faisaient nos agriculteurs dans ce temps de fièvre industrielle ? ils étaient dans le marasme, ils ne pouvaient plus trouver un domestique ni un ouvrier ; ceux qui n’avaient point de famille étaient obligés de laisser leurs denrées à terre jusqu’à ce que ceux-ci vinssent les aider tardivement et après avoir réuni leurs récoltes.

Messieurs, en décomposant devant vous le ministère tel qu’il était encore le 1er février, j’ai voulu vous prouver que ce qu’il en reste, quand même il parviendrait à se compléter, est incapable de nous faire sortir de l’ornière dans laquelle il nous a enfoncés. En supposant même que vous votiez pour le traité, il faudrait encore d’autres hommes ; car, ne vous y trompez pas, il y aura beaucoup, beaucoup à faire après l’acceptation.

Au reste, je n’ai pas besoin de m’étendre sur la nécessité d’un changement de ministres. Jusqu’à présent il n’est pas un seul orateur de la chambre, parlant pour ou contre le projet, qui ne les ait blâmés. Leur seul véritable orateur à eux a eu même la franchise d’aller au devant de deux chefs d’accusation ; entendez-vous le mot d’accusation sortir de leur propre bouche ? mais, je me trompe peut-être trop favorablement pour eux, quand j’attribue à la franchise ce qu’ils ne disent peut-être que pour détourner l’attention et amuser le tapis.

N’y aurait-il pas sous le rideau un chef d’accusation grave ? Le revirement subit qui s’est opéré dans le gouvernement, qui, après l’arrivée même des actes de médiation, avait nommé un général polonais, avait laissé partir les envoyés de Prusse et d’Autriche, ce revirement ne proviendrait-il point de l’ordre subit qu’ils auraient reçu d’une puissance étrangère de nous amener bien vite à la nécessité d’accepter les 24 articles, parce que cela entrait dans les moyens de cette puissance pour maintenir dans son intérieur un système qui rencontrait beaucoup d’obstacles ? Aussi voyez comme ils rejettent sur cette puissance tout le blâme, tout l’odieux de la position.

S’il était vrai que nos ministres eussent accepté le vasselage de l’étranger, en sacrifiant l’honneur et les intérêts du pays, ce n’est plus à la retraite qu’il faudrait les condamner !

Voilà, messieurs, ce qui épouvante nos ministres ; ce n’est point la guerre qui leur fait peur : croyez-moi, ils ne se placeraient point à l’avant-garde de l’armée ; mais savez-vous ce qui leur fait peur, c’est la réprobation générale, c’est vous qui leur faites peur, car ils doivent se séparer de leurs portefeuilles.

Je m’étais réservé plus haut des explications sur la véritable peu des ministres, les voilà.

A présent, je me joins de tout cœur et d’âme aux paroles des Beerenbroeck, Scheyven, Doignon, Simons, Angillis, d’Hoffschmidt, d’Huart et surtout de M. Dechamps.

Belge ! votre position est belle, sachez en profiter ; n’écoutez pas ceux qui osent vous parler d’avenir, tout en vous proposant d’abandonner vos moyens présents et votre honneur. S’il y a des hommes de bonne foi qui attachent trop de prix à la signature d’un homme, trop de prix sans doute puisqu’elle serait achetée par le sacrifice de 400 mille de nos frères, il y a aussi en dehors des perfidies qui, par la division, veulent vous conduire à l’anéantissement. Des lâches ont crié « sauve qui peut », avant que de nouveaux ennemis parussent ; quelques égoïstes se sont pris de panique ; mais le cœur de la nation est toujours le même, il bat dans toute sa force. Vous n’échangerez point le drapeau de la vie, sur lequel est écrit : « Union et force », contre le drapeau de la mort, sur lequel est écrit : « Hodie mihi, cras tibi. »

Mânes du valeureux Mérode et vous, martyrs de la révolution, éveillez-vous, sortez de vos tombeaux, ralliez tous les Belges prêts à se désunir ; ne permettez pas que le despotisme vienne bientôt détruire les monuments élevés à votre patriotisme et à votre gloire ! …(Ici M. Pirson termine son discours par une phrase qui soulève de nombreuses protestations.)

M. le président – Je rappelle à l’orateur que l’inviolabilité royale est consacrée par la constitution….

M. le ministre de la guerre (M. Willmar) – M. Pirson a manqué au premier principe constitutionnel en mettant la royauté en cause ; je demande qu’il soit rappelé à l’ordre.

Voix nombreuses – Appuyé ! appuyé !

M. Gendebien – Je regrette, messieurs, que, dans une discussion aussi grave, on se montre aussi pointilleux sur les détails ; il aurait été beaucoup plus prudent de ne pas s’arrêter à chaque mot pour y donner une interprétation dangereuse par des interruptions intempestives. Je ne parle pas ici des dernières paroles qui ont échappé à l’honorable M. Pirson et auxquelles je n’adhère point, dans la signification que vous seuls leur avez donnée. Si, dès le principe, on ne s’était pas montré aussi pointilleux, on n’aurait pas vu dans ces paroles des choses qui n’y étaient point. M. Pirson, se lançant dans un langage allégorique, invoque les mânes des malheureuses victimes de la révolution (oui, trop malheureuses victimes, puisque ce sont maintenant des victimes inutiles) ; il fait en leur nom des vœu pour que le Roi ait une longue lignée, et en même temps il manifeste des inquiétudes sur les conséquences qui doivent résulter du démembrement de la Belgique ; mais, messieurs, ceux qui se vantent d’avoir fait le Roi, et qui se montrent si susceptibles aujourd’hui, n’ont-ils pas, en le faisant proclamer, messieurs à côté de son trône des conditions d’existence qu’il va perdre ? N’ont-ils pas dit qu’ils défiaient un prince, quel qu’il fût, de régner six mois en Belgique sans le Luxembourg ? Eh bien, messieurs, pourquoi ne pourrait-on pas exprimer l’appréhension que cette prédiction peut se réaliser ? Personne ici ne fait des vœux pour qu’elle se réalise, et M. Pirson, tout le premier, n’a-t-il pas fait des vœux directement opposés ? mais je voudrais bien savoir qui de nous a fait intervenir malencontreusement le nom du prince dans nos discussions, ou ceux qui paraissent aujourd’hui si chatouilleux, ou ceux qui expriment le regret de voir venir un état de choses que d’autres ont déclaré devoir être funeste à la royauté belge. Au moment où nous discutons la question de savoir si nous sacrifierons le Luxembourg, on peut sans inconvénient faire allusion à la prédiction que vous avez faite lors de l’élection du prince Saxe-Cobourg ; les imprudentes paroles les allusions inconvenantes ne sont pas celles qui ont été prononcées aujourd’hui ; ce sont celles qui ont été prononcées au mois de juin 1831.

Quoi qu’il en soit, messieurs, si l’on donne aux dernières paroles de l’honorable M. Pirson la signification que certains membres ont voulu leur attacher, je n’entends en aucune façon les approuver.

Mais je dis qu’on a eu tort de se montrer aussi susceptible, alors que des précédents pouvaient légitimer ou au moins expliquer ces paroles. Je demande que, donnant moins d’importance à ce qui a été dit dans cette séance, l’on soit plus indulgent et qu’on n’interrompe plus les orateurs ; c’est le seul moyen d’éviter l’excitation et de maintenir le calme et la dignité de la chambre.

M. Lebeau – Messieurs, je ne suis pas du nombre de ceux qui se sont montrés pointilleux, car je n’ai pas entendu le discours de M. Pirson. Ainsi, je n’accepte pas le reproche qui vient d’être articulé par l’honorable préopinant, comme je n’accepte pas non plus le reproche d’imprudence ; je m’en expliquerai ultérieurement dans la discussion. Je ferai voir que si l’on veut apporter une entière bonne foi dans le reproche que l’on m’adresse, il convient de ne pas séparer la phrase qu’on a citée, de tout ce qui la précède et de tous les événements qui l’ont suivie. Je ferai, en ce moment, remarquer cette différence que lorsque le congrès délibérait, la royauté était absente, le peuple seul délibérait ; la constitution n’avait pas encore d’application possible à la royauté. Ce qu’on réclame en ce moment, c’est le respect de cette inviolabilité. La chambre doit la première en donner l’exemple, si elle ne veut pas que le pays l’oublie. Voilà la différence fondamentale qu’il faut signaler, et lorsqu’on reviendra sur d’anciennes discussions, je saurai expliquer les paroles que j’ai proférées, je saurai montrer, s’il le faut, que je ne suis pas le seul qui aie prononcé des paroles que l’événement a démenties.

M. le ministre de la guerre (M. Willmar) – Messieurs, je consens à passer condamnation sur la première accusation de M. Gendebien, que je crois aller à mon adresse. J’avoue que j’ai cédé à un mouvement d’indignation qu’a excitée en moi la répétition de ces scènes inconvenantes qui se reproduisent trop souvent dans cette chambre, et qui, à mon avis, déconsidèrent et la chambre et le pays lui-même. C’est ce sentiment de profonde indignation, je dirai plus, ce sentiment de mépris que de semblables procédés m’inspirent, qui m’a fait brusquement interrompre l’orateur. Je passe néanmoins condamnation mais j’ai pensé que les paroles prononcées par M. Pirson ne devaient pas passer sans qu’on le relevât.

Je ne reviendrai pas sur la question d’inconstitutionnalité dont on a fait un reproche à M. Piron ; l’honorable M. Lebeau vient d’en faire justice, et j’espère que la chambre en fera justice à son tour, en rappelant M. Pirson à l’ordre.

Je viens maintenant au fait personnel pour lequel j’ai demandé la parole.

Pendant que j’étais hors de la salle, M. Pirson a prononcé mon nom au milieu d’insinuations injurieuses. Ceci est de sa part rien autre chose qu’une insolence anti-parlementaire (réclamations sur quelques bancs) ; oui, messieurs, une insolence anti-parlementaire, et d’autant moins honorable que l’âge de M. Pirson est pour lui une sorte de privilège d’insulter avec impunité. Voilà ce que j’étais bien aisé d’avoir l’occasion de dire : il faut que ceux qui entendent M. Pirson proférer continuellement des injures sachent qu’il est tout à fait un vieillard de qui on peut supporter des choses qu’on ne supporterait pas de la part d’autres personnes. (Très bien !)

Quant à ce que M. Pirson a dit, non pas de moi, puisqu’il a déclaré que ce qu’il disait ne s’adressait pas à moi, mais de ma famille, je suis désolé d’être obligé de me mettre en scène. Mais je déclare ici, et la chose serait facile à vérifier, que la famille nommé par M. Pirson se trouve précisément dans la situation où elle était lorsqu’elle était propriétaire direct de certaines établissements qui sont ensuite devenus des apports dans une société ; que ce qu’elle possédait, elle le possède encore avec plus ou moins de valeur, il n’importe, et qu’elle a été en dehors de toute opération qu’on pourrait appeler agiotage.

M. F. de Mérode – Messieurs, je pense que M. Pirson s’est servi d’expressions qui, dans mon opinion (je lui en demande pardon), lui mériteraient le rappel à l’ordre. Cependant, il est à remarquer que M. Pirson est notre doyen d’âge ; M. Pirson est un excellent citoyen, dévoué au Roi et au pays.

Messieurs, dans la question qui occupe la chambre, nous avons un sujet continuellement irritant à discuter, et je me suis déjà suffisamment expliqué sur la tolérance que les diverses opinions doivent avoir mutuellement. Je regrette beaucoup que M. Pirson ne comprenne pas mieux que dans cette affaire chacun des membres de la chambre est dirigé par des sentiments et des motifs qu’il devrait respecter, car enfin la position n’est pas facile. M. Pirson est obligé d’en convenir. Quant à moi, je pense qu’en droit M. Pirson mérite le rappel à l’ordre, mais qu’en fait la chambre pourrait s’abstenir de voter ce rappel à l’ordre.

M. Pirson – Je n’accepte pas l’absolution que vous voulez me donner. J’ai tort ou je n’ai pas tort ; si j’ai tort, rappelez-moi à l’ordre. J’ai été menacé d’un rappel à l’ordre aux états-généraux. Il y a encore ici des membres qui m’ont entendu ; ils pourront vous dire à quel sujet on voulait me rappeler à l’ordre : ce fut lorsque j’annonçai à la tribune que si le roi Guillaume ne changeait pas de système envers la Belgique, elle se soulèverait à la première occasion, et qu’il la perdrait. (Mon discours a été imprimé dans tous les journaux du temps.) On a provoqué un rappel à l’ordre qui a été discuté pendant une heure, et le rappel à la suite de cette discussion, n’a pas été voté.

Messieurs, j’accepte toutes les explications que l’honorable M. Gendebien a donnés de mes paroles. S’il y a des doutes sur le véritable sens de la dernière phrase que j’ai prononcée, et que j’ai cru pouvoir sans inconvénients placer dans la bouche des mânes que je faisais comparaître, je consens à la biffer de mon discours, et elle ne sera pas non plus insérée dans le Moniteur. (Très bien !)

M. de Puydt – Messieurs, la question qui se débat ici va décider du sort de deux provinces. Je suis partie intéressée dans cette discussion, en ce sens que je suis représentant d’un district dont on propose la cession. Je viens donc, dans l’intérêt de cette cause, prier ceux qui la défendent avec nous de vouloir bien s’abstenir de toutes paroles blessantes, qui ne peuvent que lui nuire. C’est le calme et la dignité qui doivent présider à cette discussion. (Très bien ! très bien !)

M. le président – Puisque M. Pirson consent à retirer l’expression dont il s’est servi, la chambre ne croira sans doute pas devoir donner suite au rappel à l’ordre.

De toutes parts – Non ! non !

M. Pirson – M. le président, j’ai déposé un amendement ; avez-vous demandé s’il était appuyé ?

M. le président – Non, parce que l’amendement ne se trouvait pas sur le bureau.

M. Pirson – Je vais vous l’envoyer.

M. le président – Voici l’amendement de M. Pirson : il est ainsi conçu :

« Vu le projet de traité adressé au gouvernement, sous la date du 23 janvier dernier, vu le projet de loi du gouvernement, tendant à être autorisé à accepter et à signer ledit traité ; considérant que la question de territoire en ce qui concerne la province de Luxembourg n’a pas été traitée à la conférence après la reprise des négociations et avant la signature de ces derniers actes ; considérant que cette question si importante a besoin de nouveaux éclaircissements et qu’il est nécessaire d’appeler sur eux l’attention des puissances médiatrices, la chambre ajourne la discussion sur la question de refus ou d’acceptation de l’acte émané de la conférence, jusqu’au moment où le gouvernement, faisant une nouvelle demande elle croira devoir la remettre à l’ordre du jour. »

- L’amendement est appuyé.

M. Pirson – Ma proposition n’entraîne pas l’ajournement de la discussion pour le moment ; j’ai annoncé qu’elle ne pouvait pas être discutée maintenant et qu’il était nécessaire qu’on l’examinât préalablement.

M. le président – La parole est à M. de Foere.

M. de Foere – Messieurs, tous les moyens de négocier un traité moins inique et moins humiliant ont-ils été épuisés ? Oui, répond le ministre des affaires étrangères, tout ce qui a été humainement possible a été tenté. Oui, répond le ministre des travaux publics, tout a été essayé. Ces réponses sont positives, cependant le doute est si sage, si judicieux dans les affaires humaines souvent si compliquées par elles-mêmes et si embrouillées à dessein. Le doute revêt même un caractère de haute probité quand il parle des droits et des intérêts d’autrui. Or, ici, ce sont les droits et les intérêts de la nation tout entière sur lesquels ces assertions impérieuses sont prononcées. Mais, dit-on, dans certains cercles politiques, un ministère ne peut pas hésiter ; il ne peut pas douter ; il n’atteindrait pas son but. C’est dire en d’autre termes : toutes les moyens sont bons… Or, messieurs, vous connaissez la réponse que toujours la morale publique et la conscience commune se chargent de donner à cette odieuse maxime politique.

C’est sur vos assertions empiriques que vous basez la valeur de votre cruel mot « nécessité ». Que deviennent à mes yeux et vos assertions et la fatale conséquence que vous en tirez, si vous-mêmes, par vos propres œuvres, vous m’avez prouvé que, loin d’avoir épuisé tous les moyens de négociation, vous avez complètement négligé les seuls moyens qui pussent produire quelque résultat ; que vous avez totalement méconnu le vrai caractère des négociations diplomatiques ; que vous vous êtes jetés dans le labyrinthe d’une diplomatie minutieuse et insignifiante qui n’offrait aucune chance de succès ; que vous n’avez su éviter les pièges que l’on vous tendait de toute part, ni vous tirer de ceux dans lesquels vous étiez tombés ; que vous n’avez rien compris aux vrais et presque seuls ressorts qui font mouvoir la diplomatie ; enfin que vous avez même usé de moyens que les ennemis de la Belgique n’auraient pas mieux employés.

Cette tâche, messieurs, vous paraît difficile ; c’est un titre à votre bienveillance et à votre attention. Avant de juger, je demande d’être entendu. Pour moi, cette tâche est pénible, mais l’intérêt et l’amour de mon pays me l’imposent ; à cette enseigne, je proteste d’avance contre toute autre interprétation.

Posons d’abord des prémisses que vous-mêmes, sans déchirer l’histoire, vous ne nierez pas.

Quels sont les moyens de négociations diplomatiques ? le plus puissant c’est l’attitude menaçante de la force, prête à décider les questions qui n’ont pu être aplanies par voie de négociations ; afin d’augmenter cette force, la diplomatie cherche à contracter des alliances formées avec discernement et fondée sur une vraie conformité d’intérêts. Ensuite une politique prévoyante se réserve des concessions voulues par ses adversaires, pour les échanger contre celles que l’on désire obtenir ; c’est le seul moyen possible de négocier. De plus, la politique choisit bien son temps, c’est celui de sa propre force et de la faiblesse de ses adversaires. Enfin la diplomatie fait manœuvrer la ruse, l’intrigue, l’astuce, les menaces ; elle s’empare de l’opposition des intérêts pour semer sur le sol de la partie adverse la désunion et le découragement.

C’est sous ces diverses formes de pression, dont l’action se fait sentir de toutes parts, que les droits et la dignité des peuples se trouvent engagés ; cependant ils ne le sont qu’en apparence. La question commerciale est au fond de la politique. Elle est l’âme des négociations. Elle est le vrai et presque le seul ressort de la diplomatie. Vous auriez puisé dans l’arsenal de cette question des armes puissantes. Vous les avez complètement négligées. Vous avez fait plus ; vous saviez que tôt ou tard la lutte diplomatique devait commencer et d’avance, dans votre fatale imprévoyance, vous avez déposé ces armes ; vous les avez jetées dans l’arsenal même des ennemis du pays.

Eprouverais-je ici, à cette tribune, le besoin de vous prouver la tout puissance de la question commerciale, si, au lieu d’étudier l’histoire pour venir lancer dans la discussion d’ingénieux rapprochements historiques, d’impuissantes subtilités d’esprit, vous aviez compris les faits de votre temps ? Tout doute devrait être dissipé après l’aveu formel que le chef du cabinet français a laissé tomber, de la tribune de France. Il a déclaré hautement que, dans les affaires de la Belgique, il a dû céder devant la question commerciale et devant la préférence, la conformité d’intérêts, que l’Angleterre, son alliée, avait vouée à la Hollande.

La question industrielle et commerciale est tout pour l’Angleterre. Jetons un coup d’œil rapide sur sa politique extérieure et sur sa diplomatie.

En 1804, elle conclut, à Amiens, une paix avec la France. Elle n’a que quatre mois de durée. Pourquoi déchire-t-on cette paix ? L’équilibre de M. Nothomb est-il rompu ? Non. La France prohibe la sortie des soies brutes dont l’Angleterre éprouve le besoin. Elle ne veut entendre aucune raison puisée dans une réciprocité d’avantages. Afin de la réduire à la raison, la France lui oppose, par une juste réciprocité, son système continental. L’Angleterre persiste ; elle prétend que, tout en fermant ses frontières aux articles fabriqués des autres nations, celles de tous les pays doivent lui être ouvertes. Elle veut que, sans compensation aucune, les nations étrangères lui fournissent les éléments nécessaires à ses manufactures. Les matières brutes qu’elle ne produit pas et qu’elle ne peut produire lui sont acquises de droit ! Son ancien despotisme commercial et maritime doit continuer de peser sur l’Europe, telle est sa volonté. Son or déchaîne partout le démon de la guerre. Pendant dix ans, le continent européen est ensanglanté pour le faire fléchir devant les idoles de Manchester et de Sheffield.

Le congrès de Vienne s’ouvre. Castlereagh pose ou fat poser le principe du statu quo de 1790. La proposition sourit aux cinq puissances. Elle réintégrait chacune dans les états que les guerres lui avaient successivement enlevées. La couronne d’Angleterre recouvre celle du Hanovre. Cette possession ouvre comme autrefois les portes de l’Allemagne au commerce anglais. Conduit par le même intérêt, lord Castlereagh pousse la conséquence du principe aux villes hanséatiques. Ces ports libres devaient ouvrir d’autres voies aux marchandises anglaises destinées à la consommation de l’Allemagne centrale et orientale. L’ambassadeur anglais obtient une autre victoire sans combattre. Les autres puissances, moins la France, ne s’aperçoivent pas encore que l’Angleterre cherche à étendre sur l’Europe son ancien joug commercial et maritime. Plus tard, les prétentions individuelles de chaque puissance jettent le congrès dans la plus déplorable anarchie. Pendant longtemps il n’avance pas d’une ligne. Enfin les proclamations russes de Dresde et de Varsovie portent le désordre au comble. L’armement est général. C’est la Russie et la Prusse d’un côté, la France et l’Autriche de l’autre. La guerre est près d’éclater. Les prétentions que l’Angleterre avait successivement élevées avaient donné à la Russie et à la Prusse l’éveil sur l’ancienne tendance de cette puissance commerciale. Elles avaient enfin compris que son despotisme maritime est un élément inconciliable avec une paix solide et durable que le congrès avait mission d’établir.

Ces deux puissances du Nord ont l’heureuse pensée de proposer au congrès de régler les droits maritimes des nations. Le projet était voué au secret et attendait l’opportunité de l’exécution. Mais l’Angleterre l’avait pénétré. Elle n’avait d’ailleurs pas oublié les sympathies que, dans d’autres temps, l’empereur Alexandre avait témoignées pour le système continental. Au milieu de l’exaspération des esprits, excitée par d’autre causes, la flotte anglaise qui croise devant l’île d’Elbe, ordinairement si vigilante, sommeille cette fois-ci. Napoléon pose le pied sur le sol de la France. Une partie de l’Europe est de nouveau ensanglantée. L’opinion s’est accréditée que l’Angleterre avait calculé que les puissances s’empresseraient de décider les questions pendantes et de prendre les mesures pour s’opposer à l’ennemi commun, sans qu’il leur eût été possible de s’occuper de l’immense question maritime contre laquelle elle eût été, à Vienne, le seul combattant. On a cru aussi que l’Angleterre avait choisi l’île d’Elbe, afin d’ouvrir, en cas de besoin, les portes de cette prison voisine. Ces versions sont vraies ou fausses, toujours est-il que Napoléon, confié, en grande partie, à la croisière anglaise, quitta sans opposition aucune son île, et atteignit le sol de son ancien empire. L’Angleterre avait bien calculé. Dans la précipitation à laquelle le congrès de Vienne s’est livré pour régler les questions européennes, l’Angleterre obtint le but de tous ses désirs, de belles colonies, un grand nombre de stations pour sa marine commerciale et militaire, la neutralité militaire du port d’Anvers, et la grande question maritime ne fut pas soulevée. Plus tard les puissances ont unanimement regretté leur faute. Plus loin, discutant la question des alliances que le ministère belge s’est formées, je vous dirai les moyens par lesquels les puissances ont depuis cherché à la réparer partiellement.

Le congrès de Vienne avait rendu à l’Espagne ses possessions sur le continent de l’Amérique méridionale. Cette puissance renouvelle à leur égard son ancienne politique coloniale. C’est au fond la même que l’Angleterre suit envers ses propres colonies. Cette politique gêne l’industrie, le commerce et la navigation de la Grande-Bretagne. Bientôt toute l’Amérique méridionale est en révolution et se débat encore aujourd’hui dans les partis qui se disputent le pouvoir et dans les horreurs des guerres civiles. La Havane seule est réservée pour servir d’instrument à un autre but commercial qui ne tardera pas à se développer, lorsque les deux grands chefs de la quadruple alliance s’en disputeront entr’eux les dépouilles commerciales aux dépens de leurs deux alliés mineurs, l’Espagne et le Portugal. Qui a poussé à la révolution les malheureuses populations de l’Amérique méridionale ? Quelle que soit la réponse que l’histoire réservé à cette question, toujours est-il que le cabinet britannique s’empressa de reconnaître leur indépendance. C’était pour l’Angleterre un immense débouché et un moyen de réduire la marine marchande de l’Espagne et d’empêcher que jamais elle se relevât. C’était dans son système politique, un beau triomphe acheté par les malheurs de l’Amérique du Sud.

Ferdinand VII n’a plus que quelques mois à vivre. Aucune intrigue n’est épargnée pour lui faire bouleverser l’ordre de successions au trône. L’équilibre de M. Nothomb est-il ébranlé ? Non. L’Angleterre avait pénétré la politique de don Carlos. Ce prince prétendait, avec raison, que son peuple vécût de son propre travail, et non de celui du peuple anglais. A l’exemple de la Russie, de la Prusse, de l’Autriche et même de la France, ce prince ne prétend pas que l’insolent luxe britannique s’alimente de la misère de l’Espagne. Entre-temps des frères de patrie et de nation se déchirent aveuglément dans la plus horrible des guerres civiles, pour recevoir, à leur insu, quelques ballots de marchandises de plus ou de moins. L’Angleterre couvre cette auri sacra fames d’intentions libérales, de sympathies constitutionnelles et d’indépendance des peuples. M. Nothomb, à l’heure qu’il est, doit avoir compris la valeur de ces mots.

Le même drame, dégoûtant d’honneur, est joué dans le même but mercantile sur la scène du Portugal. Don Miguel ne s’était point laissé éblouir, comme son frère, par la protection oppressive de l’Angleterre. Ses défenseurs ont succombé sous les couteaux que les fabriques de Sheffiels ont mis entre les mains d’une population ameutée contre son propre bonheur.

Quel est, messieurs, le secret de l’animosité que l’Angleterre cherche constamment à entretenir chez elle et sur le continent contre la Russie. A l’entendre dans ses journaux, chaque fois que la Russie veut s’opposer à sa domination commerciale, cette politique serait prête à étendre sur l’Europe son absolutisme politique. Chaque fois la Russie répond à ces calomnies par des dénégations péremptoires. La Russie ne veut pas subir chez elle et dans l’Orient la loi de (erratum, Moniteur du 13 mars 1839 : ) l’impérieux insulaire britannique.

Elle oppose aux ballots anglais un tarif prohibitif. Ses constructions maritimes et son alliance avec les Etats-Unis et avec la Hollande, effraient l’Angleterre ; elle pénètre les intentions de sa rivale avec inquiétude. Elle n’est pas sûre des dispositions éventuelles de la France à l’égard du plan dont la Russie prépare lentement l’exécution. Elle craint que l’empereur Nicolas ne partage encore la conviction de son généreux et magnanime frère Alexandre, qui ne pensait pas que la paix pût être solidement établie, tant que le joug commercial de l’Angleterre ne fût pas brisé. L’Angleterre comprend d’ailleurs la vraie définition de l’équilibre telle qu’aujourd’hui toutes les nations l’entendent. A coup sûr ce n’est pas l’équilibre de M. Nothomb qui, à propos de la Belgique, le fixe sur les rives impuissantes de la Meuse et de la Moselle, ni celui du premier président de notre cour de cassation, qui, après avoir plaidé pour l’équilibre des 24 articles, veut bien le déplacer dans son imagination et l’étendre, dans je ne sais quel avenir, jusqu’aux confins du Brabant septentrional. Non, messieurs, l’Angleterre sait que tout équilibre factice est un roseau que le premier orage doit faire plier. L’équilibre qui l’effraie, qu’elle ne veut pas et qui dans un temps donné, lui sera imposé malgré elle, cet équilibre est dans les rapports généraux des peuples, établis de manière que chaque nation, travaillant pour son propre avantage, concoure en même temps à l’avantage de tous. En effet, hors de là, tout équilibre est une utopie, un abus de mots, une insulte dirigée contre le sens commun de l’Europe. L’Angleterre (erratum, Moniteur du 13 mars 1839 : ) se montra-t-elle, elle-même, bien rassurée sur les intentions de l’Europe, lorsqu’au congrès de Vienne elle fit tant d’instances pour que le port d’Anvers ne fut pas un port militaire ? Ce fait ne parle-t-il pas plus haut que tous les petits calculs d’arpentage militaire. L’Angleterre sait que le vrai équilibre de l’Europe est dans la question commerciale et sur mer, et que, lorsque les puissances européennes auront préparé les moyens de l’établir, c’est là où les limites en seront tracées ; la tactique de la Grande-Bretagne, est habilement combinée d’avance. C’est celle de Bonaparte sur terre : détruire les flottes avant qu’elles puissent opérer leur réunion. La longueur et la profondeur du port d’Anvers permettaient de construire une flotte formidable hors de l’atteinte des canonnières anglaises. L’Angleterre ne veut pas jouer deux fois sur l’Escaut le rôle ridicule dont en 1808, elle chargea lord Chatam. Le prestige de sa force navale serait compromis. Elle sait d’ailleurs qu’Anvers n’est pas un Copenhague, qu’une flotte anglaise peut incendier en peine paix et sans déclaration de guerre.

Les puissances du congrès de Vienne ont reconnu depuis leur erreur, et le commerce anglais pleure encore les faciles victoires que Castlereagh a remportées. En attendant la réparation de leur faute, l’Angleterre brave le monde entier. Elle peut s’emparer, quand elle veut, des colonies des états européens toutes les fois qu’ils ne se soumettent pas assez docilement à son sceptre commercial et maritime. Les puissances européennes cherchent à temporiser ; le commerce serait inutilement interrompu. C’est la raison pour laquelle l’Angleterre est la puissance la plus influente dans les congrès et dans les conférences diplomatiques. La prévoyance du roi de Hollande n’est pas en défaut. L’Angleterre convoite les belles colonies qui lui sont restées. Elle regrette de les avoir abandonnées à Vienne. Afin de détourner le coup autant qu’il le peut, le roi Guillaume charge d’avance ses colonies de dettes énormes.

Toute les fois que la Russie menace de s’opposer aux progrès du despotisme commercial de l’Angleterre, celle-ci entonne dans ses journaux ses machiavéliques (erratum, Moniteur du 13 mars 1839 : ) déclamations contre son redoutable ennemi. La France, traînée à la remorque de l’Angleterre, s’associe lâchement à ce machiavélisme. C’est le secret de la rhétorique anti-russe que, dans les mêmes moments, le Journal des Débats étale dans ses colonnes. Si la Russie ne jette pas son épée dans la balance de la question commerciale qui, en Orient, menace en ce moment quelques établissements commerciaux de l’Angleterre, situés entre les frontières russes et les possessions anglaises dans les Indes orientales, c’est que l’Angleterre a acheté sa neutralité au prix de l’appui que, en ce moment, elle accorde à la Hollande, l’alliée de la Russie. Aussi, dans ce moment, la presse ministérielle anglaise et française est muette. On dirait que tout à coup la Russie est devenue une puissance libérale.

Ces faits, qui caractérisent la politique anglaise prouvent que vous auriez dû parler à ses intérêts matériels. La était un premier moyen possible de succès. Dans vos négociations diplomatiques, vous n’aviez pas derrière vous une armée de 300 mille hommes. Bientôt je vous prouverai que vous n’aviez l’appui d’aucune alliance fondée sur une vraie conformité d’intérêts, sans laquelle toute alliance est impossible et n’est qu’une perfidie. Vous auriez dû chercher une force, un appui dans d’autres éléments ; ils étaient dans vos propres ressources.

Dès que vous vous étiez aperçus que l’Angleterre prenait, sur les points les plus culminants, la défense de la Hollande et qu’elle vous abandonnait à vous-mêmes, vous auriez dû proposer à la législature le changement du tarif belge. Il était de votre devoir, il était de votre honneur. Si l’Angleterre fléchit, ce n’est jamais que devant la question commerciale. Ce moyen de négociation vous donnait contre l’Angleterre un appui qui vous valait une armée de 300,000 hommes. L’Angleterre vaincue, la France l’était aussi ; car la France, depuis sa révolution, n’est autre chose que l’ignoble pupille de l’Angleterre. En adoptant cette politique commerciale, vous vous seriez concilié plus de bienveillance de leur part. Vous auriez de plus prouvé d’avance que vous pouviez prendre l’attitude de nation. En négligeant le puissant moyen de la question commerciale, vous avez prouvé que vous ignoriez jusqu’au vrai caractère, la nature même des négociations diplomatiques qui, en grande partie, ne consistent que dans un échange de concessions réciproques. Vous vous êtes présentés devant la conférence désarmés, dans le dénuement le plus complet, sans appui, sans aucun moyen réel de négociation. Vous avez été réduits, devant le banc du congrès de Vienne, à demander, comme des coupables, votre grâce, et à supplier vos juges de laisser à la Belgique quelques lambeaux d’existence. Telle est l’exacte analyse, le vrai et le seul résultat de vos négociations. Ils sont attesté par vos propres rapports.

Comment, messieurs les ministres, la question commerciale est l’âme de toutes les négociations diplomatiques ; le projet de traité, lui-même, proclame hautement cette vérité ; de 1831 à 1836, l’Angleterre a importé en Belgique au-delà de 346 millions de marchandises, et pendant la même période de six années, la Belgique n’a importé en Angleterre qu’environ 272 millions. Pendant 1837 et 1838, cette balance commerciale a suivi à peu près la même disproportion ; et vous ne trouvez dans ces faits commerciaux, relevés par votre propre statistique, aucune moyen de négociations ! Si, sans spécialiser les marchandises anglaises, sans indication d’origine ou de provenance, vous aviez élevé les droits d’importations à des majorations prohibitives, il est probable que vous auriez fait fléchir l’Angleterre. Vous auriez disposé de puissantes concessions. Vous auriez pu les échanger contre d’autres qu’elle aurait été empressée de vous accorder. Toujours cette puissance a cédé devant ces armes, toutes les fois que d’autres nations les ont dirigées contre elle d’une main ferme. Les intérêts industriels et commerciaux sont la vie de l’Angleterre. Les froisser, c’est attaquer l’Angleterre dans son existence même. Vous auriez placé ce puissant membre de la conférence dans une position qui l’aurait forcé à vous être plus favorable.

Cette majoration de droits n’eût pas même été de votre part un acte d’hostilité, ce n’était qu’un acte de parfaite réciprocité, car le tarif belge serait resté en dessous du tarif anglais qui, envers tous les produits fabriqués de la Belgique et envers son commerce extérieur tout entier, est prohibitif dans le sens le plus absolu du terme. Vous n’auriez pas même arrêté l’exploitation de nos deux produits bruts presque les seuls articles que nous fournissions à l’Angleterre. Elle éprouve un besoin impérieux de nos lins et de nos écorces. Ces matières premières sont pour elle la condition sine qua non d’une immense fabrication. Quels qu’eussent été les droits que l’Angleterre, par voie de menace, eût tenté d’imposer sur ces produits belges, ces droits eussent été exclusivement supportés par la fabrication et le commerce anglais, et bientôt le parlement eût été forcé par l’industrie et le commerce de retirer son bill, si tant est qu’en égard à l’absurdité d’un semblable projet, il eût jamais été présenté par le ministère ou voté par le parlement. Les matières premières du continent sont pour l’Angleterre la condition même de son existence industrielle. Son île, son terrain cultivable n’est pas même en raison des besoins de la vie animale de sa population. Dès que l’Europe aura compris cette vérité et qu’elle sera fermement résolue de refuser à l’Angleterre ses matières brutes ; du moment qu’elle le voudra, elle aura entre les mains les moyens de se soustraire à la loi et aux violences de la Grande-Bretagne.

Mais, direz-vous, vous auriez perdu l’appui de la Grande-Bretagne. Eh ! à quelle époque vous a-t-elle accordé son appui ? Sur la fin de 1830, lorsque Palmerston niait, en plein parlement, et contre la lumière du soleil que la Belgique eût jamais existé comme nation ? En 1831, lorsqu’il voulait une restauration partielle de la maison d’Orange, et que, pour atteindre ce but, son ambassadeur à Bruxelles organisait une conspiration que le roi Guillaume lui-même, dans la partie noble de son caractère et dans ses intérêts bien entendus, a fait avorter ? Ou lorsque sur la scène du 15 novembre de la même année, l’action de la diplomatie anglaise se déploya contre la Belgique d’une manière plus impérieuse et plus malfaisante que celle des autres membres de la conférence ? Est-ce en 1833, peut-être, que le cabinet anglais vous a accordé son appui, lorsque, tout en négociant auprès du roi Guillaume pour obtenir le transit anglais par les eaux de la Hollande et pour lui vendre ensuite les droits de la Belgique au prix de cette concession, il fit les démonstrations hypocrites d’un blocus maritime ? Ou lorsque dans la même année, il établit le statu quo ? mais il avait déjà sondé les intentions du haut commerce d’Amsterdam et de Rotterdam pour reprendre, de commun accord, au bout du statu quo, la politique de 1648 contre l’Escaut et sur la Meuse. Le statu quo a profité exclusivement à l’Angleterre et à la Hollande.

Ces vieux gouvernements, si riches d’expérience et de prévoyance ne suivent pas l’aveugle politique qui caractérise celle de la Belgique. Ils ont le bon sens de se soumettre à quelques moments de gêne ou d’embarras pour s’assurer pour longtemps un avenir de bonheur et de prospérité. L’Angleterre et la Hollande ont seules spéculé utilement sur le statu quo. Leur avenir commercial est assis sur la ruine du commerce belge. Entre-temps, le pays a fait d’énormes dépenses d’armements, et les arriérés de la dette sont payés par son avoir dans le syndicat ou par la surcharge de sa propre dette.

Est-ce que l’appui de l’Angleterre vous a été acquis sur la fin de 1837, lorsque, par son traité de réciprocité, conclu avec la Hollande, elle atteignit le véritable but de son statu quo et qu’en même temps, pour prix de ce traité, elle convient d’avance avec la Hollande des stipulations onéreuses et humiliantes qu’elle soumet maintenant à notre acceptation ? M. Molé vous l’a dit à la tribune de France. Il lui a fallu céder devant la question commerciale et devant la préférence que son allié avait voué à la Hollande. Cette déclaration du chef du cabinet français était d’ailleurs inutile. La fin de 1837 avait tout dévoilé à l’observateur politique le plus vulgaire ; enfin cet appui vous a-t-il été octroyé pendant les négociations de 1838 ; mais, en 1839, vous venez avouer vous-mêmes que l’Angleterre vous a abandonnés, et M. Nothomb, qui proclame cette assertion, ne voit pas qu’il tombe dans une pétition de principe, dans un énorme sophisme. L’Angleterre vous a abandonnés ; aviez-vous prouvé qu’à une époque quelconque cette puissance avait pris envers vous des engagements ? ou bien car je ne veux pas pousser la logique à sa dernière rigueur, aviez-vous au moins établi que jamais l’Angleterre avait été disposée à vous soutenir sur aucun des points qui dominaient les négociations ? Vous n’avez pas administré cette preuve, et, qui plus est, vous ne le pouviez pas. Votre phrase prouve seulement que vous n’aviez jamais rien compris à l’Angleterre et que vous vous êtes laissé aider à une aveugle confiance qui a été fatale au pays.

Si l’honorable ministre des travaux publics avait porté son esprit d’investigation sur l’histoire de son temps, et s’il l’avait combinée avec celle des deux siècles antérieurs, il aurait mieux rattaché les causes à leurs effets. S’il s’était donné la peine de suivre, pendant quelques années les discussions du parlement anglais, ou la lecture des Revues de ces discussions, au lieu de se livrer aux illusions du statu quo, il en aurait compris tout le danger et toute la perfidie. M. Devaux a compris ce danger ; mais il l’a montré là où il n’était pas, là même où beaucoup d’esprits sages et pénétrants voyaient une ancre de salut, et où, tout au moins, on pouvait rencontrer des chances de sauver nos droits. Les affaires hollando-belges, devant arriver tôt ou tard à leur dénouement, il fallait préparer le terrain des négociations, et non pas, comme le ministère belge l’a fait, s’endormir dans une aveugle confiance dans une dangereuse sécurité et dans une molle inertie. Dès le principe des négociations de 1838, vous avez trouvé Palmerston inflexible. C’était dans l’ordre naturel de la diplomatie. La Hollande, en diplomate consommé avait préparé son terrain. Elle s’était réservé des concessions. L’Angleterre les a acceptées avec empressement. C’était le but de tous ses désirs ; le triomphe de son statu quo. Par le traité de réciprocité conclu, sur la fin de 1837, avec la Hollande, elle a échangé son appui contre l’enlèvement des barrières qui, entre la mer et l’Allemagne, avaient été opposés, pendant 22 ans, à son transit commercial. Si vous aviez étudié l’histoire de votre temps, vous auriez connu ce conflit d’intérêts qui existait entre l’Angleterre et la Hollande, et vous auriez compris qu’à chaque instant du statu quo, ce conflit pouvait cesser par le sacrifice de la Belgique. Ce sacrifice a été consommé. La Belgique est tombée victime des intérêts de l’Angleterre et de la Hollande et des concessions qu’elles se sont mutuellement accordées.

Votre devoir était de devancer le cabinet de La Haye à Londres. Dès 1834, vous auriez dû élever considérablement votre tarif de douanes contre les marchandises anglaises, afin de vous armer d’avance de moyens de concessions et de les échanger, autant que l’industrie et le commerce du pays le permettaient, contre l’appui de l’Angleterre, et de lier d’avance cette puissance à la cause de la Belgique par des engagements (erratum, Moniteur du 13 mars 1839 : ) positifs. C’est là le vrai et le seul caractère de la diplomatie. Je ne conçois même pas la possibilité de négocier autrement que par des échanges d’avantages réciproques. Car enfin qu’est-ce que négocier ? dans les plus hautes comme dans les plus basses transactions humaines, c’est la commutation d’intérêts transportés d’une partie contractante à l’autre. En dehors de ce cercle, il n’existe pas de négociation, surtout en diplomatie, où la justice et le droit sont toujours immolés aux intérêts matériels. Il vous a manqué l’un des termes de négociation. Vous n’aviez nulle concession à faire à aucune puissance de la conférence. Vous étiez à la merci de cette assemblée. Voilà pourquoi vous avez été expulsés de toutes vos positions et dans votre simplicité, vous vous présentez stupéfaits et atterrés à la chambre et au pays protestant que tout a été essayé et n’ayant plus que le mot fatal « nécessité » à prononcer ! C’est là encore la raison pour laquelle vos deux rapports ne présentent que des négociations conduites, en dehors des réalités de ce monde, dans des régions éphémères, et, après cela, vous vous posez comme des hommes positifs ?

Il y a plus, messieurs : non seulement, la politique belge ne s’est pas construit d’avance un arsenal diplomatique pour y puiser des armes dans l’éventualité de la cessation du statu quo ; elle a encore déposé d’avance les armes qu’elle tenait en mains pour conduire les négociations à un meilleur résultat. Le ministère a, sans s’en apercevoir, travaillé contre la Belgique et pour la Hollande. En 1834, il a proposé à la chambre la construction en fer d’une ligne commerciale, qui, dans les intérêts du transit commercial, devait lier le port d’Anvers à l’Allemagne. Il ne découvrit pas le piège que l’Angleterre lui tendait. Cette puissance savait d’avance que l’adoption de ce projet, c’était le triomphe de sa longue lutte qu’elle soutenait en Hollande dans les intérêts de son propre transit commercial. Il était tout à la fois dans les intérêts et dans la vieille politique de la Hollande d’empêcher que le transit en Allemagne s’opérât par l’Escaut. Afin d’atteindre ce but, force a été à la Hollande de lever son opposition au transit anglais par ses eaux intérieures. Ce fait fut consommé en 1837. La politique commerciale de 1648 apparut renforcée sur la scène politique de l’Europe ; car alors la Hollande ne s’était assise que sur les rives de l’Escaut. Aujourd’hui, elle occupe, dans le même intérêt, la rive droite de la Meuse, but qu’avant le traité de Munster, elle avait constamment recherché.

L’insuffisance du ministère ne s’est pas bornée là. Au lieu de majorer les chiffres du tarif, pour se servir, en cas de besoin, de leur abaissement, comme d’un moyen sûr d’obtenir dans les négociations un résultat plus avantageux, les ministres sont venus proposer, en 1837, à la chambre la réduction de ces chiffres. Ce n’est pas tout. Il ne restait au pays qu’un seul moyen de négociation possible. Ce moyen-là, il est encore aveuglement sacrifié, et même, à part la question hollando-belge, c’était le sacrifice des intérêts les plus vitaux du pays. Il restait encore à la Belgique les droits différentiels de navigation, dont le ministère aurait dû proposer la majoration, afin d’entraver la navigation, le commerce et, par une conséquence nécessaire l’industrie, de l’Angleterre et de la France, et de protéger les mêmes intérêts de la Belgique. La diplomatie belge aurait trouvé dans cette politique commerciale des moyens efficaces de négociation. Elle aurait eu en mains des concessions à accorder contre d’autres, non pas en supprimant totalement les droits différentiels, cette suppression aurait été contraire aux intérêts du pays, mais en baissant les droits, lorsqu’ils auraient été préalablement majorés. Eh bien, cette dernière arme est encore jetée. Le ministère se met à négocier des traités de réciprocité navale et commerciale, par lesquels les droits différentiels existants sont totalement supprimés. C’est ainsi, que la politique belge s’est constamment désarmée avant la lutte, ainsi qu’elle a couru aveuglement le loup dans la gueule, et poussé la Belgique dans une voie d’où elle se prépare à sortit par la ruine de son commerce extérieur et de son industrie d’extraction, et par le plus grand des sacrifices, celui de sa probité et par conséquent de son honneur.

Les traités de réciprocité compromettaient de plus en plus les intérêts maritimes commerciaux et coloniaux de la Hollande. Le triomphe que l’Angleterre a cherché dans le statu quo en devenait chaque jour plus sûr. Ces traités menaçaient la position commerciale de la Hollande ; ils compromettaient même son existence tout entière. M. de Theux, ministre du commerce et des affaires étrangères, ne s’est pas douté que, des deux mains, il travaillait contre le pays. L’Angleterre a préféré pour voie de transit les eaux à un chemin de fer. L’expérience du chemin de fer et du canal qui, tous deux lient parallèlement Manchester à Liverpool, a prouvé la justesse de cette préférence jusqu’à la démonstration. Depuis la construction de ce chemin de fer, la navigation du canal de Bridgewater a été constamment en progression. Il est prouvé que les chemins de fer ne se prêtent pas aussi bien que les eaux au transport des marchandises encombrantes. Cette préférence est d’autant plus fondée que les affaires de transit continental n’ont, en majeure partie, pour objet que les articles coloniaux. Or, le secret de ces affaires n’est point dans la célérité du transport, mais dans le soin d’approvisionner constamment les entrepôts. Pour comble de malheur, le ministère a dilapidé des millions pour construire cette ligne de communication devenue sans objet comme sans but.

Vous êtes prêts à me dire : vous raisonnez a posteriori. Vous vous emparez des faits accomplis pour les rattacher à leurs causes et vous nous accusez de ne pas les avoir connus.

Messieurs, les faits parlementaires sont là. Ils sont consignés dans le Moniteur et dans les archives de la chambre. Nous n’avons cessé de donner au gouvernement des avertissements sur la tendance dangereuse de sa politique commerciale. Dès 1834, nous nous sommes opposés au but que l’administration d’alors voulait imprimer au chemin de fer. Ce but était ouvertement déclaré. A la construction de ce chemin de fer était lié le système de liberté commerciale et maritime. Ce système a été depuis ouvertement développé. Eh bien, dans la discussion du projet du chemin de fer, j’ai combattu cette politique commerciale. J’ai même présenté à la chambre un projet de loi qui avait pour but de lui substituer le système commercial opposé. Le projet de loi et ses développements sont déposés dans les bureaux de la chambre. Si ce système commercial avait été suivi, vous auriez trouvé dans ses exécution des concessions sans lesquelles on ne négocie pas. Vous avez préféré suivre les instigations d’une fraction de la ville d’Anvers, presque tout entière étrangère au pays et dont le système commercial, en présence de la Hollande et du statu quo, conduisait directement au fatal traité.

Dans tous les rapports que j’ai eu l’honneur de présenter à la chambre, je n’ai cessé de vous dire que les traités sont uniquement dans les tarifs, que les seuls moyens de négociation étaient dans la hauteur des chiffres des tarifs, et dans leur abaissement employé comme moyen de concession en échange d’autres concessions.

Vous n’avez pas voulu ou pu comprendre ni votre temps, ni la grave position dans laquelle le pays se trouvait.

Enfin, lorsque dans la session dernière, vous êtes venus révéler à la chambre (erratum, Moniteur du 13 mars 1839 : ) vos négociations commerciales, tendantes à conclure avec les puissances maritimes des traités de réciprocité, j’ai vu dès lors que la ruine commerciale du pays était consommée. Le traité anglo-hollandais de 1837 aurait dû paraître à vos yeux un événement immense, un fait qui devait détruire d’avance toutes nos espérances ; votre esprit politique a été frappé de stérilité. La Hollande, par ce traité, faisait des sacrifices énormes ; vous n’en avez pas calculé le prix. Le 14 mars dernier, le jour même que le roi de Hollande accepta les 24 articles et avant que son acceptation fût connue, j’ai signalé en termes énergiques, à la chambre et au pays, votre imprévoyance et votre impéritie. Je croyais que c’était mon devoir ; je l’ai rempli. Je prévoyais que l’infâme système de 1648 allait être de nouveau imposé à la Belgique. Le traité anglo-hollandais de 1837 en mains, je vous en ai signalés les conséquences infaillibles. Je vous ai prédit que l’Angleterre et la Hollande tendaient toujours au but qu’ils avaient atteint par le monstrueux traité de Westphalie. J’ai tâché de vous montrer au doigt les dangers de votre système commercial et de détruire vos illusions sur votre transit en Allemagne. Afin de vous tirer de votre dangereux sommeil, je vous ai accusés d’être les innocents continuateurs de l’infâme traité de Munster. J’ai ajouté que je ne vous considérais pas comme traîtres, mais que votre ineptie avait pour le pays le même résultat.

Je dirai, à mon tour : « j’ai tout essayé ; tout a échoué. » Dans la séance précédente, celle du 13 mars, vous n’avez pas même voulu que le pays, par sa représentation, vous éclairât sur la question. Vous avez étouffé la discussion. Le pays subit maintenant les malheureuses conséquences de votre déplorable aveuglement. Ici, messieurs, j’éprouve le besoin d’être juste envers tous. Un orateur vous a dit qu’ « il déplorait les erreurs qui ont été commises à l’extérieur comme à l’intérieur » ; selon lui, non seulement le discours du trône, mais la négociation, mais la politique qu’on a suivie sont des fautes. » Il a cherché à justifier le ministre des travaux publics, et à faire peser ces erreurs et ces fautes sur ses collègues. Eh bien, messieurs, vous savez tous à quelle opinion commerciale, représentée par l’Indépendant, l’honorable député de Bruges appartient dans cette chambre. Vous savez que lui et ses amis politiques ont constamment poussé le ministère et la chambre dans la voie de liberté commerciale et maritime. Ce système, en compromettant l’existence même de la Hollande, devait pousser cette puissance aux plus grandes sacrifices, faire triompher le but que l’Angleterre a cherché dans le statu quo, et nous amener le triste résultat que nous subissons maintenant.

Le ministère ne voit pas encore que les intérêts commerciaux de la Hollande et de l’Angleterre sont seuls dans la question du Limbourg. Répondant à l’honorable M. Corneli, l’échange d’une partie du Luxembourg contre celle du Limbourg aurait été proposée, selon lui, par la conférence afin d’établir la contiguïté du territoire avec la place de Maestricht. Là aussi le ministre des travaux publics est encore assis sur son équilibre, sur ses barrières contre la France. Les deux ministres ne voient pas que ce soit là l’ancienne politique de l’Angleterre et de la Hollande, leur vielle hostilité commerciale contre l’Escaut, leurs constants efforts d’élever une barrière entre Anvers et l’Allemagne et de réduire Anvers à un port de consommation intérieure. Leurs illusions seront détruites lorsqu’ils verront surgir à Maestricht des entrepôts et des magasins pour approvisionner les provinces rhénanes et construire de cette dernière ville un bout de chemin de fer qui, se raccordant à celui de la Prusse, transportera les marchandises coloniales dans les entrepôts et les magasins de Cologne. Il y a plus, ne comprenant pas toute la puissance de la question commerciale dans ses rivalités entre Anvers, Rotterdam et Amsterdam, ils sont sur le point de compromettre davantage les intérêts de l’Escaut. Déjà M. de Theux avoue, dans son rapport, que sa proposition de racheter le péage a échoué une première fois. Elle échouera une centième fois. Il se propose d’avoir recours à d’autres moyens de lever le péage. Là est le danger. Il n’y a à cet égard qu’un seul moyen possible de succès ; mais l’intérêt (erratum, Moniteur du 13 mars 1839 : ) que j’attache à l’Escaut me commande ici la réticence de ce moyen.

Vous n’avez pas compris la toute-puissance de la question commerciale qui vous offrait des moyens si efficaces de négociation. Vous l’avez complètement négligée. Avez-vous mieux compris le système des alliances ? Voyons.

A Londres, vous n’aviez pas derrière vous une nation de 30 millions d’âmes. Dans votre faiblesse, vous deviez chercher un appui dans les alliances (erratum, Moniteur du 13 mars 1839 : ) c’était une nécessité. Votre choix a-t-il été fait avec discernement ? l’alliance de l’Angleterre et de la France était-elle fondée sur une vraie similarité d’intérêts ? Les intérêts commerciaux sont seuls au fond de la diplomatie, et vous avez pris pour des alliés deux nations qui sont, sous le rapport commercial, vos plus cruels ennemis ! Si vous aviez compris l’histoire politique et commerciale, écrite depuis deux siècles, vous ne vous seriez pas livrés à ceux-là même, dont l’intérêt était de vous perdre. Vous n’avez vu dans les nombreux faits politiques, ni vu dans un grand nombre d’actes diplomatiques, la proscription commerciale du port d’Anvers, que l’Angleterre et la France ont jurée depuis un siècle et demi. Ces deux puissances ont l’intime conviction, et elle est bien fondée que, si la position commerciale d’Anvers était libre, elle entraverait considérablement l’industrie, le commerce et la navigation de l’Angleterre ; elle lui enlèverait une grande partie du marché de Londres et de Liverpool, et aux ports de Dunkerque et du Havre la moitié de leur importance. Les affaires seraient, en grande partie, transportées des ports anglais à Anvers. C’est la raison la plus puissante pour laquelle l’Angleterre ne veut pas que la Belgique appartienne à la France. Cette dernière puissance, détachée de la Belgique, a, de son côté, un intérêt puissant à entraver le libre mouvement commercial de l’Escaut. Depuis la maison de Bourgogne jusqu’à l’infâme traité de Munster, la Belgique était la première puissance industrielle commerciale et maritime du monde. En restant dans les proportions de sa population, elle s’élèverait infailliblement à la même grandeur. C’est ce que l’Angleterre et la France ne veulent pas. Elles le voudraient, ce serait abdiquer, en grande partie, l’importance de leurs affaires. Cependant, c’est l’alliance si ouvertement hostile de ces deux états que vous avez imprudemment recherchée.

Chaque état n’a-t-il pas l’instinct de sa propre conservation ? Est-il naturel que les nation se donnent à elles-mêmes des blessures profondes, ou transportent bénévolement leurs intérêts sur d’autres pays ?

Mais vous avez fondé votre espoir sur des alliances dynastiques et sur l’affinité libérale de principes de politique intérieure. Les faits les plus patents ne vous ont donc rien appris ! Les rois et les reines en Angleterre sont de vains simulacres. Ils n’ont pas même le pouvoir d’exercer librement le droit de leurs prérogatives constitutionnelles. Le ministère, appuyé sur la majorité du parlement, est tout dans ce pays ; et un ministère quelconque, soit tory, soit whig, est impossible, si sa politique extérieure ne tend pas constamment vers l’accroissement de sa puissance industrielle, commerciale et navale. Demandez au cabinet anglais une alliance fondée sur l’affinité de principes libéraux, vous recevrez pour toute réponse un rire sardonique de pitié. Quant à la France, j’ignore si la discussion de l’adresse a tout a fait dissipé vos illusions qui ont été si fatales au pays. M. Molé, répondant aux accusations de la coalition relative aux affaires de la Belgique, n’a-t-il pas ouvertement avoué que, malgré l’alliance de la France et de l’Angleterre la plus vraie et la plus sincère, il avait dû céder devant la question commerciale ? Etait-il même besoin que M. Molé vous révélât ce fait ? n’était-il pas déjà ouvertement accompli depuis la fin de 1837, lorsque l’Angleterre conclut avec la Hollande un traité de commerce et de navigation qui lui accorda le libre transit de ses marchandises en Allemagne par les eaux de la Hollande, transit pour lequel elle avait lutté vainement pendant 22 ans, contre le sens que le roi de Hollande attribuait à quelques mots du règlement de Mayence ? L’Angleterre n’a-t-elle pas enfermé le roi de Hollande dans la serre chaude du statu quo et de la politique commerciale qu’elle a suggérée à la Belgique pour obtenir de la Hollande cette concession en échange de l’appui qu’elle était prête à lui accorder dans les affaires hollando-belges, et le roi de Hollande lui-même, en homme d’état prévoyant et habile, ne s’est-il pas réservé cette concession mercantile pour l’accorder à l’Angleterre en échange de l’appui qu’il lui aurait demandé, lorsque, fatigué de spéculer dans ses intérêts (erratum, Moniteur du 13 mars 1839 : ) dynastiques sur les événements, il aurait cru devoir renoncer à ses prétentions sur la Belgique ? Quatre mois après la conclusion du traité de commerce et de navigation, et après s’être assuré l’appui de l’Angleterre, Guillaume accepte les 24 articles. Les droits de la Belgique sont clandestinement vendus aux intérêts commerciaux de l’Angleterre, et vous ne cessez de répéter que le statu quo vous a été favorable.

En hommes du moment vous ne voyez pas que l’avenir soit tout pour les nations. Je vous fera la concession gratuite que le statu quo a été onéreux pour la Hollande et favorable à la Belgique ; dans ce cas, plus vous poussiez votre système de liberté commerciale et maritime, plus vous pressiez le roi Guillaume de sortir du statu quo. Tous vos efforts, dites-vous, ont été dirigés vers la prolongation du statu quo ; et moi je vous réponds que tous vos efforts ont été maladroitement dirigés vers la cessation du statu quo. Votre chemin de fer et vos traités de réciprocité compromettaient gravement les intérêts commerciaux de la Hollande. Rotterdam et Amsterdam ne pouvaient souffrir que le commerce entrât en possession de l’Escaut. Voilà la seule raison pour laquelle le haut commerce en Hollande a pressé le roi de sortir du statu quo. Sans le port d’Anvers, le haut commerce hollandais aurait spéculé avec le roi sur les événements.

Mais, dites-vous, dans notre pensée, les stipulations du statu quo, onéreuses qu’elles étaient pour la Hollande, avaient pour but de hâter la reconnaissance de la Belgique, l’abdication du roi de Hollande. L’indépendance de la Belgique était assurée dès le milieu de 1831. La conférence avait dès lors unanimement reconnu que la restauration était impossible et, de plus, irréconciliable avec la paix de l’Europe. Le haut commerce de Rotterdam et d’Amsterdam la repoussait avec la Hollande tout entière. Ils ne voulaient pas la communauté de l’Escaut. M. Devaux s’est épuisé en vains efforts pour prouver que ce titre de reconnaissance pourrait empêcher la France de faire la conquête de la Belgique. Le haut commerce de Hollande, à cause du port d’Anvers, n’aurait jamais souffert la restauration. Depuis la révolution, il n’a cessé de le dire lui-même. Interrogez-le aujourd’hui, il vous le répétera avec la Hollande tout entière. Il est même probable que le haut commerce hollandais a poussé à la révolution, en encourageant le roi dans sa politique oppressive envers la Belgique. Toujours j’ai partagé cette opinion avec beaucoup d’autres.

Vous prouvez vous-mêmes que vous n’avez su rien pénétrer au milieu de la lumière qui dissipait toutes les ténèbres. Le ministre des affaires étrangères proposa à la conférence une longue trêve, comme si la Hollande, pressée commercialement de trouver une issue honorable et en même temps avantageuse, n’avait pas saisi cette issue dans les conditions qui la faisaient rentrer, avec ses anciens alliés, la France et l’Angleterre, dans l’esprit du traité de Munster, et comme si l’Angleterre et la France n’avaient point été pressées elles-mêmes d’exploiter commercialement la Belgique. L’autre jour afin de donner une dernière preuve qu’encore aujourd’hui vous ne comprenez rien aux intérêts internationaux, vous êtes encore venus vanter devant la chambre la longue trêve que vous avez proposée à la conférence.

Vous vous êtes reposés sur les affinités dynastiques et libérales de la France. La France n’a pas même répondu à votre espoir par son inertie ou par sa neutralité. Elle vous a fait une opposition formelle. Ce résultat était inévitable. Les intérêts dynastiques et libéraux sont dans les états constitutionnels de véritables utopies. Ils sont entièrement absorbés par les intérêts industriels et commerciaux. Il faudrait fermer les yeux à la lumière pour soutenir une thèse contraire. Ce serait une illusion de croire que M. Molé a dit toute la vérité, lorsqu’il vous a dit qu’il avait été forcé de céder devant la question commerciale posée par l’Angleterre. Cette question, la France la posait elle-même contre la Belgique. Voulez-vous en avoir la preuve ? dépouillez les votes ministériels dans la dernière discussion de l’adresse. Quels sont les noms qui, à côté des fonctionnaires publics, sont venus jeter leurs votes dans l’urne ministérielle ? Ce sont les députés des villes et des départements maritimes et les intéressés dans la fabrication du sucre indigène qui ont donné à M. Molé le triomphe qu’il a obtenu. Ces votes sont-ils assez signifiants ? pouvez-vous douter un instant que, dans les réunions clandestines, le chef du cabinet français, le traite des 24 articles en mains, n’ait prouvé au commerce et à l’agriculture de France que les stipulations du traité leur étaient favorables ; que les ports de France, surtout ceux de Dunkerque et du Havre, auraient pâti à côté de la liberté pleine et entière de l’Escaut ; que ce fleuve, par sa superbe position, aurait absorbé une grande partie des affaires des ports de France ; que l’activité des ports français serait augmentée en raison de la réduction du port d’Anvers ; que les intérêts de l’Angleterre, la puissance alliée de la France, étaient exactement les mêmes ; que c’était là l’ancienne politique de la France et de l’Angleterre soutenue et emportée au congrès de Munster ; que lui, M. Molé, et toujours de concert avec l’Angleterre, avait en outre, si bien combiné leurs vues qu’au moyen de traités de réciprocité commerciale et navale, les ports de la Belgique ne seraient guère plus que des ports français et anglais ; que ces ports ne vivraient plus que des misérables profits de commission et de consignation ; que les immenses bénéfices de l’industrie et du commerce étaient définitivement acquis à la France et à l’Angleterre ; qu’il était même laissé au commerce français la faculté d’enlever aux villes maritimes de la Belgique jusqu’à la commission et la consignation, attendu qu’il jouirait du droit d’y établir des comptoirs ; que c’était là un des plus beaux triomphes de la politique commerciale de la France ; que les produits coloniaux de la France étant exclus de l’Angleterre, le commerce français pouvait les verser dans les ports de la Belgique, qu’à la vérité la Belgique ne serait pas un pays de transit, mais que c’était un pays de consommation, qu’ainsi se trouvait résolue en grande partie, la question, si grave et si embarrassante pour la France, des intérêts opposés entre les sucres coloniaux et indigènes, entre le commerce et l’agriculture de la France. Et c’est à un allié de cette nature, si hostile aux intérêts du pays, que vous avez confié la défense de ses droits. C’est en présence d’une diplomatie dont tous les ressorts sont, plus que jamais, mis en mouvement par les agents de l’industrie et du commerce que vous allez chercher des appuis dans l’impuissance d’alliances dynastiques ou libérales, et dans les vieilleries d’un équilibre d’âmes et de territoire, alors qu’aux yeux de l’observateur le plus vulgaire, cet équilibre n’est plus ailleurs que dans le nombre des débouchés commerciaux, dans celui des consommateurs de l’industrie étrangère.

Il y a, en France, un opinion généreuse ; sa grandeur d’âme se dessine ouvertement dans la chambre des députés. Cette opinion vous la calomniez ; vous lui prêtez des intentions machiavéliques et conquérantes. C’est pourtant cette opinion qui ne croit pas que le bonheur et la dignité des peuples soient dans quelques balles de café ou dans quelques canastres de sucre plus ou moins.

Je vous ferai la concession gratuite que la diplomatie du cabinet français n’était pas dans ses intérêt matériels. Je supposerai que la France ait eu des dispositions favorables à notre cause et fondées sur des intérêts purement dynastiques et libéraux, et, qu’ayant foi dans ses dispositions, vous ayez réclamé son alliance. Vous-même vous croyez que la non-acceptation des 24 articles c’est la guerre, et la guerre contre les cinq puissances, plus contre la Hollande et la confédération germanique. Avec l’appui de la France, c’était, dans votre système, un ennemi de moins. Dans quel moment avez-vous cherché cet appui ? Dans un moment où la France est encore sans force (erratum, Moniteur du 13 mars 1839 : ) intérieure, où elle se débat depuis sa révolution dans son propre sein contre ses ennemis intérieurs et contre les convulsions de sa propre agonie ; dans ce moment où ses flottes navales sont dispersées de l’orient à l’occident du monde, sans qu’il lui soit possible de les retirer pour les réunir ; dans un moment où ses forces de terre sont en partie engagées dans la conquête de l’Afrique ; dans un moment où, depuis la révolution de juillet, l’alliance de l’Angleterre tient la France dans une honteuse tutelle ; dans un moment où, si cette alliance était rompue, l’Angleterre s’emparerait de ses colonies et où la France seraient abandonnée à elle-même ; dans un moment enfin où chaque jour quelqu’événement peut résoudre, dans l’un ou l’autre sens, la sanglante question de l’Espagne et où la France et l’Angleterre se trouveront entre elles, dans cette partie de l’Europe, sur un terrain d’hostilité commerciale. C’est dans une situation semblable que vous êtes allé invoquer son appui impuissant, comme si la France n’avait pas l’instinct de sa propre conservation, et comme si elle pouvait s’exposer au suicide pour courir les chances si peu probables de vous donner la vie !

En prenant envers vous les formes hypocrites de la protection, la France vous a perfidement joués. Elle vous a conduits de déception en déception jusqu’au bord de l’abîme sur lequel le pays se trouve acculé. Il ne vous a cependant pas manqué d’avertissements. Outre l’impuissance de la France, outre ses engagements diplomatiques et la défense de ses propres intérêts matériels, vous ne pouviez avoir oublié l’action perfide qu’elle a exercée sur la Belgique lors du vote de l’exclusion des Nassau et de l’élection du duc de Nemours.

Ces faits, que vous ne contesterez pas, auraient dû vous faire observer la France avec un œil de défiance. Il était de votre devoir. Vous vous êtes laissé leurrer dans un labyrinthe de marches et de contremarches diplomatiques, sans issue favorable pour le pays et qu’il n’avaient d’autre but que de vous promener autour d’un simulacre de négociations, et de présenter à l’acceptation du pays un traité prétendument « négocié », traité que ni la France ni l’Angleterre n’osaient et ne pouvaient nous imposer et encore moins exécuter elles-mêmes.

Si vous aviez porté vos études historiques sur le véritable terrain de la lutte, vous auriez compris que la position industrielle de l’Angleterre et de la France, relativement à celle de la Belgique, était encore celle de 1648 et du premier quart du dernier siècle. Ce sont ces mêmes puissances qui, avec la Hollande, s’emparèrent de la lassitude de l’Espagne et de la faiblesse de l’Autriche, pour arracher, par la violence, à l’une la fermeture de l’Escaut et à l’autre l’abolition de la compagnie d’Ostende. Ce sont les mêmes puissances qui, dans leur intérêt exclusif, ont stipulé les conditions de l’Escaut et de la Meuse.

Elles comprennent trop bien l’incomparable position commerciale d’Anvers. Elles savent que ce port, rendu à la liberté, ne tarderait pas de reprendre la splendeur qu’elles lui ont enlevée en 1648. L’Angleterre, dans ses aveux officiels, dans ses actes parlementaires, désigne le port d’Anvers comme un des plus grands marchés du monde, si les barrières de sa politique n’en obstruaient pas constamment les avenues. Le haut commerce du Havre et de Dunkerque a la même conviction. Et c’est dans vos plus cruels ennemis, dans l’Angleterre et la France, qu’en négociations diplomatiques, dont l’âme est le commerce, vous avez cherché des appuis, et c'est entre leurs mains hostiles qu’en abandonnant vos propres ressources, vous avez confié les destinées de la Belgique !

Quels ont été les autres fruits amers que le fatal choix exclusif de vos deux appuis ont porté pour la Belgique. Vous avez doublé l’hostilité des puissances du Nord sous les deux rapports de la politique commerciale et militaire. La question commerciale était un des plus puissants ressorts que votre diplomatie devait faire mouvoir. Il fallait pénétré les intérêts divers et opposés de chaque puissance représentée à Londres et chercher à connaître la marche de sa politique individuelle dans ses intentions, dans ses moyens et dans son but, politique d’ailleurs si bien connue par ceux qui ont étudié l’histoire de leur temps. Il fallait parler à la diversité de ces intérêts ; sans prendre une position exclusive, vous rapprocher des uns et vous éloigner sur les mêmes points de la politique commerciale des autres. Il fallait éviter un système exclusif, surtout celui de la France et de l’Angleterre, et vous rapprocher du système continental du nord de l’Europe, dans lequel vous auriez trouvé un appui, fondé sur une vraie conformité d’intérêts industriels et commerciaux. En associant exclusivement votre politique commerciale à celle de l’Angleterre et de la France, vous avez commis une faute énorme. Vous avez contrarié celle de la Russie, de la Prusse, de l’Autriche et de l’Allemagne tout entière. Ces puissances, bien loin d’avoir le même intérêt fluvial, avaient un intérêt contraire même sur la Meuse. Vos rapports et vos discours prouvent que vous n’avez rien compris à cette position européenne, d’ailleurs si bien dessinée par l’histoire du congrès de Vienne et par le système commercial que les diverses puissances du Nord n’ont cessé jusqu’au moment actuel de développer devant vos yeux.

Toutes les puissances du Nord, y compris l’Autriche, élèvent contre les prohibitions de l’Angleterre et de la France, et malgré les réclamations égoïstes de leurs villes maritimes, un tarif prohibitif. C’est l’exécution d’un système de juste réciprocité, dicté dans le vrai intérêt des peuples. C’est à cette même pensée qu’est due la réunion des douanes allemandes. La Russie et la Prusse sont à la tête d’une coalition commerciale anti-britannique. Elles ne veulent pas faire subir à leurs peuples le joug de l’Angleterre et de la France. La Russie ne veut pas non plus que son commerce en orient accepte la loi de la Grande-Bretagne. Si jamais le continent est délivré du joug commercial anglais, c’est à la Russie et à ses alliés que nous devrons leur délivrance. Entre-temps, les puissances du Nord, par leur système prohibitif, ne nuisent en rien aux intérêts agricoles de leurs peuples. Il est démontré à la dernière évidence que l’Angleterre ne peut pas se passer des matières brutes du Nord. Ce serait la ruine d’une grande partie de son industrie. La situation de la Belgique est la même envers l’Angleterre. Traitez ou ne traitez pas avec elle ; dans les deux cas, elle viendra vous enlever vos lins, vos écorces, et, au besoin, vos céréales.

Dans des congrès postérieurs à celui de Vienne, afin de soustraire tous les peuples au joug britannique et d’assure autant que possible la paix à l’Europe, les puissances du Nord ont posé le principe de la non-intervention étrangère dans les affaires et les lois commerciales de chaque pays. L’Angleterre a été forcée de reconnaître la justice du principe. Il est posé sans possibilité de réplique.

Vous étiez donc libres, comme vous l’êtes encore, d’établir tel système commercial que les vrais intérêts du pays vous auraient dicté. Si l’Angleterre ou la France voulaient vous faire violence, les puissances du Nord viendraient défendre vos intérêts ; en même temps elles défendraient les leurs.

Par votre déplorable système d’alliances vous avez attiré sur le pays toute la pression des puissances du Nord et repoussé toute possibilité de sympathie.

Mais, dites-vous, ces puissances sont absolutistes ; elles en veulent à nos institutions libérales. Vous ont-elles permis ou non de discuter et d’établir au milieu de votre faiblesse, la constitution la plus libérale du continent ? Quelles entraves ont-elles apportées jusqu’à présent à nos institutions ? Je demande des faits et non des paroles. N’ont-elles pas respecté le principe de non-intervention dans les affaires intérieures du pays ? n’ont-elles pas poussé ce principe jusqu’à protéger d’avance contre les violences commerciales de l’Angleterre et de la France ? Croyez-moi si nos institutions ont des ennemis, ils sont à l’intérieur. Elles opposent des barrières à leur esprit de coterie et d’envahissement. Si les institutions constitutionnelles du pays étaient menacées, croyez-vous que l’Angleterre viendrait les défendre ? Tant qu’elle trouverait chez vous des marchés et des consommateurs, elle vous répondrait par un sourire sardonique de pitié. Elle ne ferait qu’exploiter vos dissensions, comme elle le fait en Espagne, en Portugal et dans l’Amérique du Sud.

Un autre résultat malheureux de votre politique maladroite, c’est d’avoir resserré de toutes parts, et sans possibilité d’issue, le pays entre des frontières prohibitives, frontières que, dans leur intérêt, vos deux perfides alliés ne vous offrent pas eux-mêmes. L’Angleterre ne veut de nous que des produits bruts dont elle éprouve le besoin le plus impérieux. La France, de son côté, repousse aussi nos articles fabriqués, à l’exception de ceux qu’elle ne produit pas ou qu’elle ne produit qu’en quantité suffisante pour sa consommation intérieure et pour son commerce extérieur.

En outre, la Belgique, serrée qu’elle sera entre ses frontières qui lui seront industriellement hostiles, ouvrira de tous côtés les voies au commerce de fraude, et c’est une semblable Belgique que vous nous avez faite et que vous proposez à notre acceptation.

Vous n’avez pas trouvé des moyens de négociation ni dans vos propres ressources commerciales, ni dans un bon système d’alliance fondés sur une vraie conformité d’intérêts. Avez-vous saisi les moyens que le cours des négociations même vous offrait ? Là aussi votre diplomatie s’est fourvoyée dans une politique qui relève votre déplorable insuffisance.

Il est évident que la conférence vous a amusés par des formes extérieures de négociation. Son but était de nous présenter un traité négocié et d’en amener l’acceptation par tous les moyens de déception et de violence morale capables d’influencer les esprits timides et les caractères circonstanciels. La conférence a senti elle-même que le traité était trop inique, trop odieux ; elle n’a pas osé l’imposer, encore moins l’exécuter par la force brutale. Elle comprend à cet égard sa position. Elle demande que vous-mêmes vous reconnaissiez la souveraineté étrangère de l’Escaut, souveraineté que jamais la nation belge, à aucune époque de son histoire, n’a reconnue et n’a voulu reconnaître. Elle exige que vous-mêmes vous partagiez votre population par un contrat, partage devant lequel la conférence elle-même recule d’effroi. Vous êtes tombés dans le piège. Vous auriez dû éviter, à tout prix, un résultat de négociation si odieux par lequel la nation est amenée elle-même à souscrire à la renonciation de ses droits et au sacrifice de sa population.

Le cours des négociations vous a offert tant d’occasions, tant de justes motifs de les rompre, et vous ne les avez pas saisis. En les rompant, vous auriez abandonné l’œuvre inique à la conférence et la nation ne se trouverait pas entre les deux termes d’un dilemme épouvantable dont l’un est certain, c’est son déshonneur, sons avilissement, sa flétrissure qu’elle doit prononcer elle-même ; l’autre, qui est incertain, ce sont les conséquences désastreuses du refus de la nation, conséquences que vous tirez de prémisses que vous ne prouvez pas, que même vous ne pouvez prouver, et par lesquelles néanmoins vous intimidez la nation et jetez la terreur dans les esprits.

Je conçois que le pays, dans le sens le plus rigoureux du terme, ne pouvait se constituer diplomatiquement par lui-même. Je partage à cet égard l’opinion de M. Nothomb. Mais lorsque, bien loin de présenter le caractère de négociations, elles n’étaient plus qu’un enchaînement de déceptions, de violences, de perfidies, lorsque d’humiliations en humiliations elles traînaient le pays sur le bord de l’abîme, qui se présente maintenant devant ses yeux épouvantés, était-il d’une saine politique de les continuer ?

Vous-mêmes vous avez eu un jour la sage pensée de refuser à la conférence le droit d’arbitrage. En effet , elle était juge et partie dans votre cause. Vous n’avez cessé de sentir toute la pression de cette position, et vous n’avez pas eu le courage de vous y soustraire.

Vos adversaires vous ont serré continuellement sur le terrain du congrès de Vienne, et lorsque vous pouvez sauver la liberté de l’Escaut, dont, par le congrès de Vienne, la Belgique est en possession depuis 22 ans, vos adversaires changent de position, ils invoquent le règlement de Mayence, et vous ne rompez pas les négociations.

Afin de prouver que le traité de 1831 n’a pas perdu sa valeur, la conférence vous a dit qu’elle n’a cessé de remplir les engagements qu’elle avait pris dans le but de forcer la Hollande à l’acceptation du traité de 1831, et Palmerston, dans ses protocoles de 1833 vous prouve le contraire. Il déclare que trois puissances de la conférence se sont refusées à prendre part dans les moyens de coercition ; c’était déclarer que ces puissances n’avaient pas rempli les engagements qu’elles avaient pris en 1831, et que la Belgique était déliée envers le traité du 15 novembre ; et vous continuez de négocier !

Vous demandez à la conférence les bases sur lesquelles la majoration du chiffre de votre commission financière est fondée. Vous éprouvez un refus formel, une nouvelle insulte est faite à la négociation, et vous la subissez. Le débiteur faible est livré aux exigences arbitraires du créancier puissant, et vous persistez dans une négociation qui ne présente, sur tous les points culminants, que le caractère de la violence.

Si vous n’acceptez ni l’un ni l’autre traité, la conférence vous dépouille de tout titre d’existence nationale. Elle vous relance au-delà de tous les protocoles. Il était de la dignité du pays de mépriser l’ignoble menace et d’accepter cette position. Elle était aussi digne que celle dans laquelle vous avez entraîné le pays est humiliante. La Belgique eût-elle dû périr dans cette position, sa mort eût été honorable, tandis que maintenant elle sera ignominieuse.

Comment, messieurs les ministres, une existence nationale légitimement acquise par le droit sacré de postliminie, une possession paisible de huit ans, l’impossibilité d’un partage comme celui de la Pologne, l’opposition de toutes les puissances contre la réunion à la France, les hautes protestations de la nation hollandaise contre toute restauration, l’attitude imposante de l’opinion européenne contre les injustices et les violences diplomatiques, l’avenir menacé des horreurs d’une guerre générale, toutes ces conditions d’existence nationale n’étaient pas à vos yeux des titres qu’en présence de la violence et de l’insulte la dignité du pays vous commandait d’invoquer ! Comment ! messieurs, l’oncle de la reine d’Angleterre, une princesse de France, revêtus de la royauté, assis sur le trône de la Belgique, n’étaient pas des titres ! Lorsque, dans cette circonstance, vous auriez pu parler avec succès aux intérêts dynastiques, vous vous renfermez dans un silence insultant à la dignité du trône et de la nation ! Comment ! le serment du Roi, le dévouement de la nation tout entière, éprouvé depuis par les simples paroles royales de « courage » et de « persévérance », une armée brave et disciplinée n’étaient pas aussi des titres !

Eh bien ! messieurs les ministres, je vous le demande avec un profond sentiment de douleur, est-ce ainsi que vous couvrez la dignité du trône ? ainsi que vous représentez au dehors la nation ? ainsi que vous repoussez l’insulte faite à l’une et à l’autre ? l’existence d’une nation est-elle possible quand vous permettez qu’on lui imprime de semblables flétrissures ? que ne demandiez-vous à la conférence ses propres titres ? En avait-elle d’autres que l’abus de la force qui, dans son sens, l’autorisait à fouler ainsi la dignité du Roi et de la nation ? Si en vous retirant simplement de la conférence, vous aviez repoussé l’insulte, la force morale de la cause nationale état doublée. Mais vous avez fait passer le pays par toutes les humiliations ; vous n’avez osé montrer aucune courage, exhiber aucun titre ; je me trompe vous en avez produit un, et celui-là, afin de ne pas humilier plus profondément la nation dans ses représentants au dehors et dans les agents du pouvoir exécutif au-dedans, je ne le définirai pas ; je passerai sur ce courage, sur ce titre, le silence qui m’impose le sentiment de l’honneur national.

Si, à chaque violence qui a été faite à la négociation, vous l’aviez rompue, et si à chaque rupture vous aviez, à l’exemple de la France et de l’Angleterre dans des cas semblables, eu recours à la presse publique pour publier les injustices que la conférence prétendait imposer au pays, vous vous seriez attiré le puissant appui de l’opinion européenne. Vous auriez trouvé dans cette puissance des chances probables de sauver votre population. Vous auriez dû suivre le courageux exemple du duc de Bade. Après la restauration, ce prince annonce l’intention d’établi un état constitutionnel. L’Autriche et la Prusse s’effraient. Une tribune publique en Allemagne ! On le menace de l’abandonner, de n’avoir plus aucun allié. On invente même le projet de démembrer ses états. Le duc déclare hautement appeler à son appui le plus puissant des alliés, l’opinion publique. Il établit une constitution ; il conserva ses alliés et ses états ne sont pas partagés. Son appel au peuple allemand sauva même l’Allemagne méridionale. Elle fut érigée en états constitutionnels sans la diète et en dépit de la diète. Les rois de Bavière et de Wurtemberg suivirent l’exemple du duc de Bade.

L’illustre O’connell sauve l’Irlande de l’oppression sous laquelle elle gémit depuis des siècles. Triomphe-t-il en (erratum, Moniteur du 13 mars 1839 : ) ménageant les oppresseurs de sa malheureuse patrie ? Non, ce n’est pas même par ses prodigieux talents parlementaires. C’est par son vertueux courage. Il fait entendre la voix puissante de la justice, dans le parlement et au-dehors du parlement. Cette voix fait trembler le parti qui vit de spoliation et d’oppression.

Sous ce rapport, l’appui de la nation anglaise, malgré les intérêts du parti mercantile, vous était infailliblement acquis. Le partage, par la coopération du cabinet anglais, whig ou tory, est impossible. Les dernières réponses évasives de lord Palmerston et de (erratum, Moniteur du 13 mars 1839 : ) John Russel vous en donnent l’assurance. Le partage des peuples est pour le parti whig ou tory un moyen sûr de renverser son adversaire. Le Revue d’Edimbourg demande à la nation anglaise comment elle recevrait le sacrifice d’une partie de la politique d’Essex ou de Kent, exigée par la violence étrangère. Cette seule proposition réveille tous les sentiments honorables de l’Angleterre et protège de ses sympathies les peuples que la violence veut démembrer. Lord Castlereagh a été l’ambassadeur de l’Angleterre au congrès de Vienne. Il a assisté au partage des peuples. Il est poursuivi à outrance par l’opinion publique de son pays. Vous connaissez sa fin tragique. Castlereagh s’était longtemps et vainement armé de la supériorité de son caractère. Il se plaçait, disait-il, au-dessus de l’opinion publique. Il est tombé victime de cette opinion.

Si vous avez le malheur d’accepter le traité, d’exécuter par vos votes le partage que l’on vous demande et de repousser vos compatriotes, la réponse de lord Palmerston est toute prête. Il n’aura pas, lui, ordonné l’infamie du traité ; c’était une proposition des puissances, un traité à accepter. Ce traité aura été librement discuté et voté. Le partage aura été consacré par le libre assentiment de la législature belge.

Les autres puissances ne reculent pas moins devant l’horreur d’un partage violemment opéré. Déjà les partages de la Pologne et du congrès de Vienne pèsent assez lourdement sur leur politique. Si elles vous demandent d’exécuter vous-mêmes le déchirement de votre population par la voie de la négociation et votre signature, c’est qu’elles n’osent pas exécuter elles-mêmes cette infamie par la voie de la violence brutale. Elles comprennent qu’il n’est plus possible aujourd’hui de gouverner les peuples sans justice, sans dignité, et d’assurer la paix générale au moyen de la violence et de l’oppression. Messieurs, je le déclare hautement, je le déclare avec un profond sentiment de joie, je respecte ce sentiment honorable des puissances ; leur refus de recourir à cette violence est un hommage rendu à la morale publique ; c’est le gage le plus pur de la dignité des peuples et la base la plus inébranlable d’une paix générale et durable. Mais si les puissances professent ce respect pour la morale politique, oserez-vous la violer ?

M. Nothomb a fondé cette morale sur la nécessité.

« La morale du parti qu’on vous propose est, a-t-il dit, dans la nécessité. » Messieurs, cette base de la morale est la destruction de toute morale. C’est le principe que tous les crimes politiques ont invoqué. Qui fixera la nature et les limites des nécessités devant lesquelles la morale doit fléchir ? cette dangereuse doctrine a été radicalement détruite par tous les publicistes allemands. Il n’y a plus aucun parti qui ose l’appeler à son secours. C’est la doctrine des (erratum, Moniteur du 13 mars 1839 : ) coups d’état que l’on base sur la nécessité. C’est la maxime de toutes les tyrannies, de tous les crimes politiques. C’est la consécration (erratum, Moniteur du 13 mars 1839 : ) de ces deux odieux principes : « Ce que la politique conseille, la justice l’autorise ; la suprême loi, c’est l’intérêt général ».

La suprême loi, messieurs, c’est la justice. Cette (erratum, Moniteur du 13 mars 1839 : ) maxime a été démontrée à toute évidence par tous les publicistes dont le matérialisme le plus brutal n’avait pas dénaturé la conscience. C’est là la maxime protectrice des peuples faibles comme des individus. C’est elle qui les protège contre les attentats de la force. Si la justice n’est pas inflexible devant toutes les nécessité, elle n’existe pas. Bonaparte croit qu’il est nécessaire de fonder sa dynastie. Il voit sur les bords du Rhin un jeune prince brillant de talent et d’avenir. Il menace sa dynastie. La nécessité de la fonder lui conseille l’assassinat du duc d’Enghien. Conduit par les mêmes intérêts dynastiques, il veut que sa dynastie soit assise sur le trône d’Espagne, il dépossède par la violence Ferdinand VII ; il lui substitue un frère et livre l’Espagne aux horreurs d’une guerre de spoliation et d’atrocité. Telles sont les conséquences de la doctrine qui fonde la morale sur la nécessité.

L’importante question qui nous occupe est dans ce seul principe : Vous ne pouvez pas disposer du bien d’autrui pour acheter votre propre bien-être. Or, c’est que vous nous proposez. Le rapport de la section centrale, les discours des ministres, les discours de tous les acceptants nous disent : repoussez les populations luxembourgeoises et limbourgeoises, c’est à ce prix que votre nationalité vous est acquise, à ce prix que vous éviterez la guerre, à ce prix que vous ferez cesser la crise industrielle. C’est vendre évidemment un bien qui ne vous appartient pas pour acheter votre propre bien-être. Ce bien, ce sont vos frères, ce sont les membres d’une longue communauté auxquels vous voulez faire subir une liquidation inique, auxquels vous voulez imposer par la violence de vos votes tout le passif, et vous réserver l’actif de la communauté. Je le concevrais si ces parties du Limbourg et du Luxembourg, ou les députés qui les représentent renonçaient à leurs droits ; s’ils vous disaient : Nous ne voulons pas que vous subissiez des malheurs ; nous nous retirons de la communauté.

Messieurs, quel que soit le fatal progrès que la négociation ait faite, j’ai la persuasion qu’il est encore possible de sauver nos frères. Un refus prononcé à l’unanimité ou à la presque unanimité serait un fait immense. Un appel à la justice publique, fait avec dignité en serait un autre. En tout cas, nous pourrions attendre la violence et nous soumettre à la force. La violence brutale n’est pas un contrat, un assentiment. La probité et l’honneur de la Belgique seraient et resteraient entiers. Si au contraire, vous consacrez l’odieux contrat par vos votes, il n’existe plus de nationalité ; elle est ruinée pour toujours, et si, par la résistance de notre inertie, le pays même était en partage, chaque lambeau de la Belgique serait plus honorable qu’une Belgique déshonorée et flétrie par votre propre mutilation.

- La séance est levée à cinq heures et un quart.