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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 23 janvier 1839

(Moniteur belge du 24 janvier 1839, n°24)

(Présidence de M. Raikem)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. Scheyven procède à l’appel nominal à 2 heures.

M. B. Dubus lit le procès-verbal de la dernière séance ; la rédaction en est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. Scheyven communique à la chambre l’analyse des diverses pièces qui lui sont adressées :

« Le conseil communal de la ville de Stavelot demande que son canton obtienne un changement de circonscription et ressortisse entièrement de l’arrondissement de Verviers. »

- Renvoi à la commission des pétitions.

Proposition de loi relative au canton de la justice de paix de Stavelot

Lecture, développements et prise en considération

M. David monte à la tribune et lit une proposition dont les sections ont autorisé la lecture. (Nous ferons connaître cette proposition et les développements dans un prochain numéro.)

M. le président – La proposition est-elle appuyée par 5 membres ?

- La proposition est appuyée.

M. le président – Désire-t-on procéder tout de suite à la prise en considération ?

Personne ne demande la parole dans la discussion ; la proposition est prise en considération.

M. le président – Désire-t-on le renvoi de la proposition aux sections ou à une commission ?

M. le ministre de la justice (M. Ernst) – Messieurs, la proposition de l’honorable député de Huy soulève une question de circonscription cantonale ; il me semble très rationnel de renvoyer cette proposition à la section centrale qui a été chargée de l’examen de divers projets de loi concernant la circonscription cantonale.

A cette occasion, je prierai la section centrale de vouloir bien examiner les avis des conseils provinciaux qui lui ont été renvoyés par la chambre. Dès que cet examen aura eu lieu, la chambre pourra s’occuper de toutes les questions de circonscription cantonale ; elle a déjà témoigné le désir de pouvoir s’occuper de ces questions ; et le gouvernement est d’autant plus intéressé à ce que la circonscription cantonale soit réglée dans un bref délai, que la loi sur le notariat et quelques autres lois encore sont dépendantes de la décision que la chambre prendra sur cette circonscription.

M. David – Je me rallie volontiers à la motion de M. le ministre de la justice, bien entendu qu’il sera statué sur la proposition dans le courant de la session.

La chambre envoie la proposition à la commission chargée de l’examen du projet de loi relatif à la circonscription cantonale.

Projet de loi relatif à la compétence des tribunaux en matière civile

Rapport de la commission

M. Liedts, organe d’une commission, dépose un rapport sur le projet de loi relatif à la compétence en matière civile.

Le rapport sera imprimé et distribué.

Projet de loi majorant les droits sur les bois étrangers

Discussion générale

M. le président – Voici un amendement de M. de Foere

« 1° Déjà adopté par le sénat :

« 1. Toute espèce de bois, soit en grume, soit non scié, soit en poutres, propre à la construction civile et navale, et arrivant de la Norwège, de la Baltique et de la Russie, par cargaison complète (seront réputées complètes les cargaisons dont la moitié consisterait en bois non scié). Par tonneau de mer : droit d’entrée : 60 c.

« 2. Toute espèce de bois, soit en grume, soit non scié, autre que le bois de construction civile et navale, que l’article précédent admet au droit de 60 centimes par tonneau de mer, et à l’exception des merrains, mâts, espars et rames : Droit d’entrée : 6 p.c. de la valeur ; droit de sortie : 1 p.c. de la valeur.

« 2° Amendement de M. de Foere

« 3. Toute espèce de bois scié, soit planches, solives, madriers, entièrement coupé ou non, propre à la construction civile et navale, et arrivant de la Norwège, de la Baltique et de la Russie, par cargaison complète (seront réputées complètes les cargaisons dont la moitié consisterait en bois scié). Par tonneau de mer : droit d’entrée : 4 francs.

« 4. Toute espèce de bois scié, soit planches, solives, madriers, autre que le bois de construction civile et naval que l’article précédent admet au droit de 4 francs par tonneau : Droit d’entrée : 10 p.c. de la valeur ; droit de sortie : ½ p.c. de la valeur.

« 5. Comme le n°4 du projet. »

M. le président – La parole est à M. de Foere pour développer son amendement.

M. de Foere – Messieurs, je commencerai par dégager l’amendement de toutes les difficultés qui pourraient se présenter à l’esprit des membres de la chambre. Je ferai d’abord remarquer que les numéros 1 et 2 se trouvent dans le projet ; il n’y a donc que les numéros 3 et 4de mon amendement qui pourraient devenir l’objet de la discussion.

Ces dernières dispositions de mon amendement sont fondées, messieurs, sur des principes qui devraient toujours servir de base à toute loi de douane. Le premier de ces principes est d’assurer au trésor ses revenus ; le second tout en assurant au trésor ses revenus, de ne pas gêner ni embarrasser inutilement le commerce ; le troisième enfin, c’est celui de protéger suffisamment le travail du pays.

Mes deux amendements ont pour but de soustraire le négoce aux contestations toujours fâcheuses avec les employés de la douane, sans qu’il puisse en résulter aucune frustration des droits qui sont dus au trésor. Ils tendent aussi à assurer au pays la main-d’œuvre dans le sciage des bois étrangers.

Je me bornerai, messieurs, à ces simples explications ; j’ajouterai seulement que nous avons eu, avec M. le ministre des finances, une conférence sur mes deux amendements et sur le mode de perception des droits qu’ils établissent. M. le ministre les a approuvés ; il a cru qu’il n’y avait aucun inconvénient à les voter, tous les intérêts étant saufs, les intérêts du trésor, ceux du commerce et de l’industrie, ainsi que ceux du travail du pays.

- L’amendement est appuyé.

M. A. Rodenbach – Messieurs, je donnerai mon assentiment à l’amendement proposé par l’honorable député d’Ostende, afin de donner aux armateurs le temps de combiner leurs opérations maritimes. Mais, messieurs, tout en donnant mon assentiment à cet amendement, je dois appuyer également l’amendement du sénat qui demande qu’on impose les bois étrangers sciés à raison de 10 p.c. Je sais bien que cet impôt ne rapportera au fisc qu’environ 6 à 7 p.c. par suite des déclarations inexactes que fait le commerce. L’honorable député de Thielt vient de présenter un nouvel amendement ; j’ai eu de la peine à le saisir ; les développements même en ont été très concis ; je crois qu’il s’agit d’un impôt de 60 centimes par tonneau de mer. Je désirerais savoir à combien cela revient. Si réellement cela équivaut à 6 ou 7 p.c., et si M. le ministre, selon l’assertion de M. de Foere, a donné son assentiment à l’amendement, nous devons savoir si effectivement nos bois indigènes sont protégés par un droit de 6 à 7 p.c. Lorsque M. le ministre aura fourni des renseignements je pourrai donner mon opinion sur les amendements.

L’honorable député d’Ostende vous a dit que l’intérêt général s’opposait à ce que la proposition du sénat fût accueillie Je pense au contraire que l’intérêt général réclame une protection pour nos bois d’environ 6 à 7 p.c. : c’est appuyer la main-d’œuvre. Il entre en Belgique pour (erratum, Moniteur du 24 janvier :) 2 millions de francs de bois étrangers ; ainsi, si nous pouvons nous approprier cette main-d’œuvre, voilà peut-être un million que nous donnons à la classe ouvrière. En Angleterre, en France – et même en Hollande, on impose le bois étranger à 20 p.c., dans l’intérêt de la classe ouvrière. Ainsi, si nous nous bornons à demander 10 p.c. (ce qui en réalité revient à 7 p.c ;), cette mesure ne pourra nuire à l’intérêt général. Nous donnerons de l’ouvrage à nos ouvriers, et c’est un bon système que de donner de l’ouvrage aux ouvriers du pays. J’appuie donc l’amendement du sénat. Je pense que l’honorable député d’Ostende doit savoir que, dans la ville qu’il habite, il y avait des moulins pour scier le bois ; en l’absence de mesures protectrices pour les bois, ces moulins sont tombés. Ainsi, dans l’intérêt d’Ostende même, il importe de protéger la main-d’œuvre.

M. le ministre des finances (M. d’Huart) – Messieurs, quelques instants avant la séance, les deux honorables députés m’ont communiqué leurs idées à l’égard de l’amendement qu’ils viennent de déposer sur le bureau. D’après cet amendement, le cubage du navire serait substitué au mode de la valeur, laquelle est pris pour base de l’impôt relativement au bois scié dans le projet qui nous a été renvoyé par le sénat. Ces honorables membres m’ont exprimé leurs craintes sur les gênes qu’éprouveraient le commerce si on adoptait le droit à la valeur, tandis que jusqu’à présent le droit sur le bois avait été perçu d’après le cubage du navire, et ils m’ont exposé des calculs d’où il résulterait que leur proposition donne au sciage du bois une protection qui s’élève à environ 5 ½ p.c. ; c’est-à-dire que le droit de 60 centimes porté dans le premier paragraphe de l’article premier sur le bois en grume, et qui n’est contesté par personne, représente 10 et 1/10 p.c., tandis que le droit de 4 francs proposé pour le bois scié représente un droit de 6 ½ p.c. ; or, si on défalque ce droit sur le bois non scié de celui qui serait imposé pour le bois scié, il reste 5 francs 40 centimes pour cent.

Le sénat propose de fixer à 10 p.c. à la valeur le droit sur le bois scié, mais on sait qu’avec le mode de perception à la valeur, un droit de 10 p.c. se réduit presque toujours en réalité à 6 ou 7 p.c. ; on peut dès lors considérer que le droit proposé par le sénat est sensiblement le même en résultat que celui présenté par MM. De Foere et Donny.

Quoi qu’il en soit, messieurs, n’ayant pas eu, dans le court intervalle qui s’est écoulé entre la conversation dont je viens de parler et l’ouverture de la séance, le temps de vérifier les différents chiffres qu’on a présentés, et d’un autre côté la commission qui a examiné le projet devant désirer pouvoir aussi s’assurer des effets probables de la nouvelle combinaison qui vous est soumise, je crois qu’il y aurait lieu de lui renvoyer l’amendement et de remettre la discussion à demain. La commission aura ainsi le temps de faire une vérification qui nous mettra peut-être tous d’accord.

En tout cas, il serait difficile à ceux qui n’ont pas examiné les calculs des auteurs de l’amendement d’en saisir la portée ; je propose donc de renvoyer l’amendement à la commission.

M. le président – M. Verdussen vient de déposer un amendement. Il propose de supprimer les mots : « Et arriverait de la Norwège, de la Baltique et de la Russie, par cargaison complète. »

M. Verdussen a la parole.

M. Verdussen – Messieurs, la question est singulièrement simplifiée, car tous les honorables membres que j’ai entendus dans la séance d’aujourd’hui ne se sont occupés que du sciage du bois. J’ai parcouru la discussion qui a eu lieu au sénat, et je me suis assuré qu’il ne s’agissait, pour les membres qui y ont pris part, que de favoriser la main-d’œuvre du pays. Il est donc bien entendu que nous voulons assurer à nos ouvriers le sciage du bois étranger.

Si nous favorisons l’entrée du bois en grume, nous ne ferons qu’abonder davantage dans ce système. C’est donc pour atteindre le but que s’est proposé le sénat et que se propose la chambre, que je présente l’amendement qui tend à retrancher quelques mots du n°1 du tableau, qui fait suite à l’article unique de la loi. Ce n°1 est ainsi conçu :

« Toute espèce de bois, soit en grume, soit non scié, soit en poutres, propre à la construction civile et navale, et arrivant de la Norwège, de la Baltique et de la Russie, par cargaison complète, sera imposé à l’entrée à raison de 60 centimes par tonneau de mer. »

Vous voyez que, d’après cet article, si la cargaison n’est pas complète en bois en grume, ce bois en grume, quoique non travaillé, quoique non équarri, sera encore sujet au droit à la valeur. Le but que le sénat s’est proposé ne serait pas atteint. Pour l’atteindre efficacement, il faudrait se borner à dire : « Toute espèce de bois, soit en grume, soit non scié, soit en poutres, propre à la construction civile et navale, paiera 60 centimes par tonneau de mer à l’entrée, quel que soit le lieu de la provenance et quelle que soit la quantité relative de la cargaison. »

En effet, si c’est le sciage qu’on a en vue de protéger, qu’importe que le bois en grume, non scié et en poutre, forme un quart de la cargaison, et que les trois autres quarts soient en planches, solives, madriers, etc. Cela est indifférent pour le scieur. Encore est-il indifférent, puisque nous avons besoin de bois étranger pour constructions civiles et navales, que ces bois viennent de la Norwège ou de l’Amérique ? Je cite l’Amérique parce que c’est de cette contrée qu’il nous est arrivé des bois très propres à faire des quilles de navire. Or, favoriser les constructions navales c’est encore un but que tout le monde se propose.

Voilà les motifs qui m’ont déterminé à présenter mon amendement.

- L’amendement de M. Verdussen est appuyé.

Le renvoi proposé par M. le ministre des finances est adopté.

Les autres amendements sont également renvoyés à la commission.

Projet de loi qui autorise la perception, par anticipation, de la contribution foncière de 1839

Rapport de la commission

M. Dumortier – Messieurs, l’attitude que le pays a prise par les adresses des deux chambres, et à laquelle l’Europe entière a applaudi, devait nécessairement amener le gouvernement à mettre l’armée sur un pied respectable, afin de repousser toute attaque, toute agression étrangère. Aujourd’hui que l’ennemi a augmenté ses forces, le gouvernement s’est empressé de mettre nos frontières à l’abri de l’invasion hollandaise, en rappelant sous les drapeaux les permissionnaires qui se trouvaient dans leurs foyers en congé momentané.

Cet appel d’une grande partie de nos miliciens sous les armes exige des ressources proportionnelles pour le trésor public, et c’est dans ce but que le gouvernement vous demande d’être autorisé à percevoir par anticipation la contribution foncière du premier semestre de 1839.

Votre commission n’a pu qu’applaudir à la mesure prise par le gouvernement, ainsi qu’à tout ce qui peut contribuer à la défense de l’honneur national et de l’intégrité du territoire. Elle vous propose en conséquence de donner votre assentiment au projet de loi qui vous est présenté, et qui aura pour résultat de mettre le trésor à même de faire face aux besoins que prescrivent les circonstances graves dans lesquelles le pays se trouve placé.

Messieurs, la Belgique est aujourd’hui dans un de ces moments solennels qui décident du sort des nations. Nos droits les plus sacrés n’ont pas encore rencontré justice, mais le patriotisme de notre armée nous est garant qu’elle saura répondre à ce que la patrie est en droit d’en attendre. Après avoir, dans notre adresse, offert un gage de paix à l’Europe, nous avons déclaré que nous ne reculerions devant aucun sacrifice pour la défense de notre juste cause. Prouvons aujourd’hui, par un premier vote, que la nation ne déviera jamais de la ligne qui lui est tracée par l’honneur national et la dignité du pays.

M. le président – A quel jour la chambre veut-elle fixer la discussion ?

Plusieurs voix – Immédiatement ! immédiatement !

Quelques voix – Demain ! demain !

M. Eloy de Burdinne – Il faut au moins laisser le temps d’examiner le rapport.

Plusieurs voix – C’est inutile.

M. Eloy de Burdinne – Si tout le monde est du même avis, il faut renvoyer le projet à une commission et lui laisser le soin de décider.

Quand il s’agit de voter la perception de la contribution foncière par anticipation, il faut laisser aux membres le temps d’examiner et de voir si on ne pourrait pas proposer d’autres dispositions ou quelques amendements. C’est ainsi que, dans mon opinion, on ne devrait pas astreindre tous les contribuables à faire l’avance de six mois de leurs contributions. Il en est qui paient 4 ou 5 francs et qui ne peuvent pas faire cette avance de six mois, car souvent le pain leur manque. Je serai d’avis de proposer une modification au projet ministériel.

Ne fût-ce que pour la convenance, on peut accorder 24 ou 48 heures pour examiner le projet. (Aux voix !aux voix !)

- La chambre, consultée, décide que la discussion aura lieu immédiatement.

Discussion générale

M. de Renesse – Le projet de loi maintenant en discussion me fournit l’occasion d’émettre quelques considérations sur notre situation actuelle. Par nos adresses au Roi, votées par la chambre à l’unanimité de ses membres, elle s’est tracé la voie qu’elle a à suivre dans nos affaires politiques, et elle a formellement indiqué au gouvernement celle qu’il a à observer, tant à l’égard des négociations diplomatiques que pour le cas où la conférence méconnaîtrait nos justes réclamations et voudrait nous forcer à subir le morcellement du territoire.

Le gouvernement, en demandant actuellement de percevoir par anticipation la contribution foncière des six premiers mois de l’année, désire immédiatement obtenir les ressources pour maintenir l’armée sur un pied respectable. Aussi, j’espère que, conformément à notre adresse au Roi, où nous avons déclaré que nous ne reculerions devant aucun sacrifice pour la défense du pays, il n’y aura aucune opposition au projet de loi actuel, qui doit obtenir notre assentiment unanime. Dans le moment où l’armée hollandaise est à nos frontières, où elle prend une attitude hostile à notre égard ; j’ai lieu de croire que le gouvernement aura pris toutes les mesures pour repousser toute agression ou occupation du territoire. Il faut actuellement être en état de faire face à tous les événements ; l’honneur national, le devoir sacré de la défense de nos concitoyens du Limbourg et du Luxembourg, nous prescrivent de ne reculer devant aucun moyen de défense ; notre attitude ferme et la volonté de résister à toute attaque empêcheront que nous soyons dupes comme en 1831 et sauveront le pays du déshonneur.

L’armée rivalise de patriotisme avec toute la nation ; elle brûle du désir de défendre ses concitoyens, de venger les désastres du mois d’août ; elle saura prouver, à la première occasion, que la valeur belge n’est pas un vain mot, que l’honneur national n’a pas de plus dignes défenseurs. La garde civique, chargée par son institution de veiller au maintien de l’ordre et des lois, et à la conservation de l’indépendance et de l’intégrité du territoire, répondra au premier appel pour concourir de tous ses moyens à la défense du pays ; quoique la loi organique soit défectueuse, tous les gardes, j’en ai la conviction, feront leur devoir, et se montreront dignes de contribuer à défendre l’honneur national.

Je crois que le gouvernement devrait mobiliser au plus tôt le premier ban de cette garde ; dans le moment actuel, où l’armée doit se porter aux frontières, il faut mettre en action tous nos moyens de défense ; il faut que le gouvernement, conséquent avec les paroles royales de défendre nos droits, nos intérêts « avec persévérance et courage », se montre à la hauteur de sa position.

La nation entière a protesté avec énergie contre le morcellement du territoire, contre l’exécution d’un traité inique, qui blessait les intérêts de la Belgique sous tant de rapports. Enfin c’est avec raison que les membres de la régence de Bruxelles, dans leur adresse au Roi, ont pu dire : « que l’intégrité du Luxembourg et du Limbourg est une question d’honneur pour la Belgique, comme pour la dynastie royale ; c’est donc une question de vie ou de mort pour toutes deux. En effet, la Belgique déshonorée ne pourrait exister ; perdue de réputation, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, sa nationalité ne ferait que végéter, et à la première commotion politique, elle cesserait d’être, parce qu’elle-même aurait consenti au suicide de son honneur national ; il est donc de notre devoir, si nous voulons être considérés, de montrer, dans la situation grave où se trouve le pays , la plus grande fermeté, de maintenir l’accord entre le gouvernement et les chambres, et de marcher ainsi vers le même but, qui est le maintien de l’intégrité du territoire. Nous avons tous, y compris le gouvernement, prit l’engagement formel de sauver les populations généreuses des provinces du Limbourg et du Luxembourg de la restauration. Nous devons donc employer tous les moyens en notre pouvoir, pour rejeter un traité déshonorant, pour repousser une restauration partielle qui, pour la Belgique, peut être le commencement d’un démembrement en entier, et doit avoir une influence fâcheuse sur notre avenir politique, et surtout commercial avec l’Allemagne.

Depuis 1836, où les autorités provinciales et communales du Limbourg et du Luxembourg ont derechef, sans opposition aucune, prêté le serment de l’exclusion à perpétuité des membres de la famille d’Orange-Nassau de tout pouvoir en Belgique, la nation belge et son roi ont contracté une obligation morale et d’honneur envers les populations qui, en 1830, ont reconquis avec nous notre indépendance et notre ancienne nationalité commune ; c’est un devoir sacré, autant pour le gouvernement que pour nous, de les défendre, de les maintenir Belges. Aucun de nous, je l’espère, ne voudrait aujourd’hui détruire l’effet de nos votes unanimes, de nos adresses au Roi, et le gouvernement, en prenant actuellement toutes les mesures nécessaires pour que nos droits ne soient plus méconnus et défendus dorénavant « avec persévérance et courage », aura bien mérité de la nation et répondra à la confiance des chambres.

Je crois devoir ici témoigner publiquement, et particulièrement comme Limbourgeois, tant en mon nom qu’en celui de mes commettants, toute notre vive reconnaissance à M. le comte de Montalembert, aux autres membres des chambres françaises qui ont défendu la Belgique avec autant de chaleur que de générosité ; je saisi aussi cette occasion pour exprimer toute notre gratitude à nos honorables collègues Messieurs F. de Mérode, Dumortier, Metz, d’Hoffschmidt et le comte d’Ansembourg, sénateur, pour la part active qu’ils prennent à la défense de nos compatriotes. J’espère que tous ceux qui, tant par leurs écrits que par leurs paroles, défendent les droits de la Belgique, voudront aussi accepter nos sentiments de reconnaissance.

M. Dechamps demande la parole et improvise le discours suivant – Messieurs, on rendra cette justice aux chambres belges que, depuis la reprise des négociations à Londres, elle a montré autant de fermeté et de dignité que de prudente discrétion. Le cabinet n’a jamais eu à subir l’embarras d’aucune interpellation. La marche des négociations n’a été entravée par aucune imprudence. Nos adresses, écho fidèle des paroles généreuses parties du trône ont témoigné hautement de l’accord qui règne entre le gouvernement, les chambres et le pays ; nos adresses qui n’ont donné lieu à aucune discussion passionnée ont aidé le gouvernement sans le compromettre. Ce silence expressif ce n’a pas été de la faiblesse ; il a montré que nous avions l’entente de notre position.

Aujourd’hui que tout a été divulgué à la tribune française, aujourd’hui que nous connaissons les limites jusqu’où la faiblesse de nos alliés est disposée à reculer, aujourd’hui que le pays nous demande, à nous qui sommes au gouvernail, ce qu’il doit craindre de l’orage qui gronde autour de lui, le moment de parler n’est-il pas arrivé ? Quand la tribune française vient de discuter nos droits devant l’Europe, quand la conférence, indécise encore, peut-être recueille, pour les peser, les paroles puissantes dont cette tribune retentit encore, ne nous reste-t-il tien à dire ? pouvons-nous rester enveloppés dans un silence que rien n’expliquerait ?

L’ordre du jour de vos pensées, l’ordre du jour de toutes les conversations, l’ordre du jour du pays, c’est notre situation politique. Il est impossible que nous nous taisions ; nous devons, sans compromettre en rien le gouvernement, présenter à l’Europe entière la justification de notre conduite loyale qu’on a voulu mettre en doute, nous devons au pays le témoignage de notre détermination à le défendre et à le sauver.

Notre position est grave, mais elle est belle ; notre volonté peut conjurer l’orage qui nous menace ; notre volonté peut donner à notre nationalité un nouveau baptême qui la consolidera ; notre faiblesse peut tout perdre, tout jusqu’à l’existence de la Belgique. C’est dans ce moment que toute la responsabilité des paroles qui ont retenti dans nos adresses, c’est dans ce moment que cette responsabilité pèse sur nous ; c’est le moment de donner un sens précis à ces mots « persévérance et courage » que nous avons adoptés, afin qu’on sache si nous devons exciter la risée ou l’intérêt de l’Europe. Vous le savez, la question belge aujourd’hui, comme en 1815, comme en 1830, comme toujours, est une question européenne. Cette question touche par tous les côtés à la question de paix ou de guerre générale. Eh bien, comment concevoir après cela que la conférence, installée au nom de la paix de l’Europe, vienne, au milieu de cette paix qui règne partout, la compromettre sans motif et sans nécessité ?

Le roi Guillaume, depuis 1830, a tenté par tous ses efforts d’amener cette guerre, au bout de laquelle il plaçait l’espérance d’une restauration ; dans ce but il a traîné les hautes puissances à travers 70 protocoles jusqu’au siège d’Anvers ; et il sera dit qu’aujourd’hui encore, après avoir tenu en suspens cette paix de l’Europe par son obstination et par ses refus, il lui sera encore permis de la compromettre par son adhésion qui n’est qu’un piège !

La reprise des négociations à Londres a été une immense faute, au point de vue de l’intérêt de l’Europe, comme au point de vue de l’intérêt belge.

Les cinq cours représentées à la conférence, au lieu de reprendre les négociations, n’auraient-elles pas dû dire au roi Guillaume ce que lui a dit le comte Orloff en 1832 : « Vos alliés ne peuvent plus rien pour vous » ? N’avaient-elles pas le droit de se refuser à mettre la paix de l’Europe à la merci de la Hollande ? Cette faute, la conférence, j’en suis persuadé, la sent et la regrette aujourd’hui. Je ne doute pas qu’elle ne soit très empressée de sortir de l’embarras qu’elle s’est créée à elle-même. La question belge est trop brûlante, au milieu des autres complications politiques, pour que les puissances ne tâchent de s’en débarrasser au plus tôt. Pour s’en débarrasser, deux voies sont ouvertes : ou la conférence se dissoudra, et comme en 1833 elle laissera se rétablir le statu quo que son indépendance avait compromis ; ou l’exécution immédiate des 24 articles aura lieu. Or n’est-il pas évident que la conférence, dont la mission est de conserver la paix de l’Europe, choisira celle de ces deux voies qui lui offrira le moins d’obstacles, le moins de chances de guerre ?

Le morcellement aura lieu, si elle peut espérer que ce morcellement pourra s’effectuer sans résistance de notre part. Le statu quo sera maintenu et la conférence se dissoudra, si nous nous refusons à subir cette humiliation. Vous voyez donc, Messieurs, que la question tout entière est entre nos mains. Si notre attitude avait été molle, indécise, si nous avions permis à la confédération de croire qu’elle ne rencontrerait pas notre armée dans le Limbourg et le Luxembourg, messieurs, à l’heure qu’il est, ces provinces ne seraient plus à nous, et nos collègues qui défendent aujourd’hui à cette tribune ces populations menacées qui les ont envoyés ici, nous auraient dit leur douloureux adieu.

Messieurs, soyez-en persuadés, quelques sacrifices encore, un peu de fermeté, et tout sera dit : nous touchons au moment où les cinq cours vont prendre un parti ; c’est notre attitude qui les décidera comme l’attitude de la Hollande les a décidées en 1833.

Si quelques honorables membres pouvaient ne pas partager mon opinion, pour combattre leurs craintes, je puis me placer sur un terrain qui leur fera une position bien favorable. Je veux admettre un moment que la conférence parvienne à se mettre d’accorder pour arriver à la signature du traité du 15 novembre. Remarquez par quelle série d’impossibilités politiques, il faut passer à cette supposition-là. Je veux admettre que M. le comte Molé, que le cabinet français, au moment même où il vient d’être accusé à la face du monde, par la moitié de la chambre française, d’être ou inhabile, ou faible dans sa politique extérieure, je veux admettre que dans ce moment le cabinet français abandonne la Belgique, c’est-à-dire la dernière alliée de la France ; abandonne la cause belge, la seule qui lui reste pour prouver que sa politique n’est pas toujours faible et inhabile. J’admets plus ; j’admets que le gouvernement français, à la veille d’une reconstitution d’un ministère qui cherchera avant tout à resserrer l’alliance anglaise que le ministère russe de M. Molé a laissé dissoudre, malheureusement pour nous ; j’admets que le gouvernement français choisira précisément ce moment d’hésitation politique pour donner à son plénipotentiaire à Londres, l’ordre de signer le traité du 15 novembre ; supposons que la France entière ne soit pas encore parvenue à comprendre que dans ce traité il y a contre elle une double hostilité ; j’admets qu’elle n’ait pas compris qu’en plaçant la Hollande entre l’Allemagne et nous tout le long de la Meuse, l’intention des cabinets du Nord a été évidemment d’élever une deuxième barrière contre la France, de faire couvrir le Rhin par la Meuse et par ses forteresses qu’on donne à garder à la Hollande. Je consens à admettre que la France puisse, sans se compromettre, laisser la confédération s’avancer dans le Luxembourg, et camper aux portes de Metz, afin que le chemin soit tout tracé vers la France, lorsqu’aura sonner l’heure d’une nouvelle invasion ; je veux admettre que la France, n’ait rien compris à tout cela, et qu’elle consente à signer le traité, compromettant ainsi ses intérêts et ceux de la Belgique.

L’Angleterre, messieurs, je veux bien supposer aussi qu’au moment où elle va se trouver aux prises avec la Russie, où elle aura à s’engager dans une lutte dont les proportions épouvantent, je veux bien supposer que l’Angleterre ait aussi assez d’imprévoyance pour prendre en main, à côté d’elle, les intérêts de la Hollande, le porte-drapeau de la Russie, et pour abandonner la Belgique, qui est l’avant-garde de l’alliance anglo-française.

Le ministère whig reniera donc son origine ; il oubliera qu’il représenté l’alliance de l’Angleterre et de la France, dont la Belgique a été le ciment, il vous en souvient, messieurs ; lors de l’élection de notre Roi, il va s’incliner devant le système tory qui veut, lui, appuyer la Hollande, sa vieille alliée ; lord Palmerston donnera donc ainsi une humiliante démission, comme homme politique ; j’admets toutes ces impossibilités.

Le traité, je le suppose donc signé. Eh bien ! messieurs, la question aurait-elle pour cela avancé d’un seul pas ? La conférence, qui n’a pas su courber la belle inflexibilité de la Hollande en 1832, pourra-t-elle mieux courber aujourd’hui la nôtre ? En 1832, messieurs, on pouvait prévoir le siège d’Anvers, on pouvait nomme d’avance l’armée qui serait chargée de l’exécuter ; mais maintenant, pouvez-vous prévoir qui fera le siège de Venloo ? lequel d’entre vous, messieurs, pourrait nommer l’armée qui le tenterait ?

Je ne vous parlerai pas des embarras intérieurs que chaque puissance recèle dans son sein ; je ne vous parlerai pas de leur faiblesse qui nous rend si forts ; ces choses vous sont trop connues : la Prusse n’a-t-elle pas les provinces du Rhin ; l’Autriche, la Hongrie et les populations italiennes ? L’Angleterre, n’a-t-elle pas l’Irlande et ses possessions indiennes menacées ? La Russie, a-t-elle trop de toute son attention, de toute sa puissance pour contenir la Pologne d’une main et pour remuer de l’autre l’Orient ? Je ne vous parlerai pas de tous ces faits que chacun peut peser, mais je désire appeler un moment votre attention sur la position de la confédération germanique dont on veut nous faire un épouvantail, que l’on désigne sans cesse comme devant être l’exécuteur des hautes œuvres de la conférence pour mutiler nos provinces.

Eh bien, messieurs, au sein de la diète germanique, l’Autriche et la Bavière assises en face de la Prusse pour délibérer sur les moyens coercitifs à employer contre nous, l’Autriche et la Bavière qui font de continuels efforts pour diminuer l’influence de la Prusse en Allemagne ! Si demain les provinces rhénanes sautaient, croyez-vous, messieurs, qu’on n’en ressentirait pas une secrète joie à Vienne et à Munich ?

L’Autriche et la Bavière commencent à comprendre que ce serait bien plus à la Prusse qu’à la confédération que l’on donnerait la suzeraineté du Luxembourg ; elles commencent à comprendre que la Hollande est bien plus l’alliée de la Russie et de la Prusse que la leur. Aussi vous n’ignorez pas, messieurs, que la Bavière commence à pencher vers nous, que tous les états du milieu de l’Allemagne forment en ce moment des vœux sincères pour notre cause, et je m’étonnerais profondément si, à l’aide d’une politique habile, nous ne parvenions pas à faire cesser sous peu l’hostilité de l’Autriche.

Ainsi, messieurs, c’est bien le moment maintenant de nous lever, c’est bien le moment de déclarer hautement combien nous nous sentons forts, forts de notre position, et j’ajouterai, forts de notre bon droit.

Je suis amené, messieurs, à dire ici ma pensée sur la valeur, sur l’existence du traité des 24 articles.

Vous avez vu qu’à la tribune française on a voulu s’appuyer sur l’existence de ce traité pour abandonner la cause belge. M. Molé, faisant descendre une question de politique européenne aux proportions d’une controverse de légistes, n’a trouvé pour excuse de l’abandon de la Belgique que ce qu’il appelle la loyauté dans l’exécution des traités.

Eh bien, cette excuse, messieurs, il ne faut pas la lui laisser.

Je pourrais rappeler ici cette conduite de modération et de loyauté que la Belgique a suivie depuis la révolution, je pourrais tracer un parallèle frappant entre elle et la Hollande, vous montrer celle-ci dirigeant constamment tous ses efforts pour troubler la paix, au nom de laquelle la conférence s’est réunie, et la Belgique faisant des sacrifices continuels au repos de l’Europe. Comptez, messieurs, les sacrifices que nous avons faits, comptez-les depuis l’armistice de 1830, qui arrêta notre armée victorieuse devant Maestricht et le Brabant septentrional, jusqu’à ce jour où la Belgique est prête encore à acheter, par des sacrifices pécunaires, des populations dévouées, qui lui appartiennent par droit de famille, des enfants qui lui tiennent par le fond des entrailles ; comptez ces sacrifices, messieurs, et dites s’il ne faut pas un triste courage pour venir nous rappeler la loyauté dans l’exécution des contrats politiques ! La loyauté, messieurs ! Et qui nous adresse donc cette leçon ? Avons-nous oublié ce qui s’est passé lors des traités des 18 et 24 articles ? Le prince Léopold, aujourd’hui le Roi de notre choix et de notre affection, n’avait accepté la couronne que lui offrait la Belgique, que sous la garantie formelle et solennelle des puissances que les 18 articles seraient la base même de son trône. Qu’est devenue cette promesse ? Trois mois plus tard, après avoir qualifié l’invasion de la Hollande de surprise déloyale, la conférence récompense cette déloyauté en déchirant les 18 articles et en y substituant le traité désastreux du 15 novembre. On avait besoin de l’acceptation par le prince Léopold du trône de la Belgique, on lui promit tout pour n’exécuter rien.

C’est notre Roi, messieurs, qu’on a trompé. Et c’est à nous, messieurs, qu’on adresse des leçons de loyauté, c’est à nous qu’on rappelle la bonne foi dans l’exécution des traités !

Le traité du 15 novembre, vous l’avez signé, nous dit-on : oui, messieurs ; mais, la main sur la conscience, pourquoi l’avons-nous signé ? Le gouvernement et tous les orateurs qui, à cette tribune, ont parlé pour l’acceptation pénible de ce traité, tous n’ont-ils pas répété cent fois : « C’est un sacrifice que les circonstances nous imposent, mais par compensation nous aurons du moins l’avantage de voir notre existence nationale définitivement établie ; toutes les puissances reconnaîtront notre indépendance ; nous jouirons des bienfaits de la paix et de la neutralité. » N’est-il pas vrai, messieurs, que ces sacrifices auxquels nous avons souscrit alors, nous n’y avons consenti que sous la garantie formelle que nous obtiendrions l’exécution immédiate du traité et les avantages que je viens de vous indiquer ? Eh bien, messieurs, ces avantages, cette compensation, en avons-nous joui ? notre indépendance n’a-t-elle pas été livrée à la merci du provisoire ? la Russie nous a –t-elle reconnus ? D’autres puissances n’ont-elles pas accompagné leur reconnaissance de restrictions mentales ? Au lieu de la paix, au lieu de la neutralité, n’avons-nous pas dû voter depuis 8 ans des budgets sur le pied de guerre ?

Vous le voyez, messieurs, les avantages que le traité devait nous apporter, formaient la condition synallagmatique de notre acceptation ; ces avantages, la conférence n’a pas su nous en faire jouir, et elle voudrait aujourd’hui que nous fussions tenus à subir les sacrifices auxquels nous n’avons adhéré qu’en vue des compensations qu’on nous offrait ! C’est donc la conférence elle-même qui, en refusant de remplir une condition essentielle du traité, son exécution immédiate, a déchiré l’une de ses pages.

Mais qu’est-il besoin, messieurs, de discuter les droits d’une nation comme on le ferait d’un article du code civil ? Les traités politiques ont toujours relevé surtout de considérations politiques ; des circonstances les forment et d’autres circonstances les modifient ; c’est là l’histoire de tous les traités. Ne suffit-il pas d’envisager la question du traité du 15 novembre sous le point de vue d’une franche loyauté ? ne peut-on pas espérer qu’au 19e siècle la bonne foi fera enfin son entrée dans le droit public européen ?

Le roi Guillaume a toujours espéré que l’état politique de l’Europe changerait au profit de son intérêt dynastique.

Il ne croyait pas à l’affermissement du trône de Louis-Philippe. A chaque événement qui s’élevait en Espagne, en Pologne, il croyait voir surgir un nouveau 1814, et chaque fois il ajournait son adhésion, parce qu’il espérait toujours trouver la restauration, un matin, à son réveil.

Comment ! on lui aurait permis d’épier ainsi toutes les circonstances favorables pour échapper à un traité que nous n’avions accepté que dans des circonstances douloureuses, et sous la garantie qu’il ne tarderait pas à lier la Hollande aussi bien que nous ; on lui aurait laissé toutes ces chances depuis 1831 jusqu’aujourd’hui, et maintenant que ces chances ont tourné contre lui, que ses espérances sont évanouies, maintenant que notre existence politique a reçu la sanction de quelque chose de plus fort que tous les traités : la sanction du temps, qui a entraîné le consentement formel ou tacite de toute l’Europe, on prétendrait que rien n’a changé, que notre parole loyale a été enchaînée depuis huit ans au refus du roi Guillaume et à sa mauvaise foi ?

Cela est impossible, messieurs, et si la conviction de notre droit ne suffisait pas pour nous inspirer une résolution en rapport avec les devoirs qui pèsent sur nous, la Hollande serait là encore qui nous fournirait un exemple à suivre, une leçon à retenir. Veuillez-vous souvenir, messieurs, de ce qui s’est passé lors d’un traité de Munster. Après des lutes sanglantes et de longues négociations, la Hollande s’est placée sous la médiation de l’Angleterre et de la France, comme nous le sommes aujourd’hui. Sous cette médiation, la Hollande obtint en 1609 la consécration du statu quo, comme nous l’avons obtenu par la convention du 21 mai. L’on contestait aussi alors à la Hollande des territoires à la possession desquels elle prétendait. Et bien après quarante année de statu quo, la Hollande n’est-elle pas restée maîtresse, au traité de Munster, des territoires contestés primitivement ? N’y avait-il pas là un fait accompli et que nul traité ne pouvait détruire, et n’eût-il pas été absurde en 1648 de vouloir reprendre les négociations sur le même pied où elles se trouvaient en 1609 ? Messieurs, il y a quarante ans aussi que le Limbourg et le Luxembourg partagent les destinées de la Belgique et se reposent sous le même pouvoir civil ; qui oserait me nier que ce fait n’ait pas acquis la légitimité du droit ? Messieurs, n’acceptons aussi qu’un traité de Munster, en conservant nos territoires contestés.

Messieurs, l’importance de l’intérêt belge dans cette question est immense, et pour moi j’en ai la conviction profonde, l’existence même de notre nationalité en dépendra. Je conçois, messieurs, je conçois qu’après des désastres et des défaites, comme la France, par exemple, en éprouva en 1815, je conçois, dis-je, qu’une telle nation, dans de telles circonstances, puisse se voir arracher, sans périr, quelques lambeaux de territoire. Mais pour une nation comme la Belgique, dont la complète indépendance ne date que d’hier, se voir, au milieu d’une paix profonde, au milieu d’une prospérité qui excite bien des rivalités jalouses, se voir arracher, démembrer honteusement ; devoir subir, elle qui est prospère et heureuse, une humiliation que les nations ne subissent jamais que lorsqu’elles sont coupables ou vaincues !... Mais évidemment ce serait frapper au cœur notre nationalité même.

Comment voulez-vous, messieurs, si la Belgique n’a pas, par elle-même ou par la puissance de ses alliés, la force de conserver les territoires qu’on lui conteste maintenant ; comment voulez-vous que le gouvernement puisse garantir sérieusement aux autres provinces convoitées aussi, vous le savez, par telle et telle puissance ; qu’il puisse, dis-je, garantir à ces provinces qu’un pareil sort ne leur est pas réservé ?

Une réflexion, messieurs, m’a singulièrement frappé dans tout ceci : vous n’ignorez pas qu’en 1830 un projet sérieux de démembrement général de la Belgique a été formulé et discuté ; vous en connaissez tous les bases. Eh bien, la Prusse, sous le manteau de la Hollande, aura précisément, si les 24 articles étaient jamais exécutés, aura ce que le démembrement général dont je viens de parler, lui aurait donné. Vous savez que par ce projet perfide la Prusse aurait eu la rive droite de la Meuse et la partie Allemande du Luxembourg. Eh bien, vous donneriez ces territoires à la Hollande, et vous les lui donneriez, sachez-le bien, pour le compte de la Prusse.

Sous ce projet, messieurs, sous le traité du 15 novembre, il est impossible de ne pas découvrir une arrière-pensée.

Prenez-y garde, messieurs ; sur les bancs de la chambre des députés de France, il y a bien des hommes politiques qui rêvent encore des frontières du Rhin. Pour ces hommes la Belgique doit être faible, sa nationalité doit devenir sans racines profondes, afin de l’effacer un jour de notre sol. Pour la Prusse, la Belgique doit rester faible aussi ; pour la Prusse, il faut que la Hollande s’interpose entre l’Allemagne et nous, afin d’éviter la contagion de notre contact. Pour la Hollande, notre affaiblissement est la condition sur laquelle repose l’espoir d’une restauration. Et l’on s’étonnerait que nous fissions un énergique effort pour briser ces filets qu’une politique machiavélique veut étendre autour de nous !

Comment voulez-vous que l’on croie en Belgique à la neutralité que les traités veulent nous garantir, si vous consentez à ce que la Hollande vous entoure avec une « ceinture orange », selon l’expression de M. le comte de Montalembert ? Comment voulez-vous que la Belgique ait foi dans son indépendance, si elle peut voir, à tous les points de l’horizon, la Hollande, comme une esntinelle armée, guettant toujours le moment de ressaisir la Belgique qu’elle a perdue ?

Messieurs, le traité des 24 articles, c’est pour nous le traité des barrières en petit. Ce qu’on veut, c’est de donner encore à la Hollande la garde de nos forteresses le long de la Meuse. Or, comme le traité des barrières a tari en Belgique toute existence politique, ainsi que toute vie commerciale, je ne doute pas un moment que le traité du 15 novembre, s’il pouvait être exécuté, n’ait le même résultat.

Et ici, messieurs, je vous prierai de me prêter un moment d’attention.

La question commerciale qui existe au fond du traité du 15 novembre est de la plus haute importance, et jusqu’à présent elle n’a pas, que je sache, été assez aperçue.

Quelle est la question de la rivalité commerciale entre la Hollande et nous ? Il s’agit de savoir, messieurs, lequel des deux pays, ou de la Belgique, avec son réseau de chemins de fer, ou de la Hollande, avec ses fleuves et canaux, formera la grande ligne de transit qui doit lier l’Océan à l’Allemagne.

Eh bien ! le traité du 15 novembre renferme une combinaison profonde et savante qui rappelle bien la vieille expérience de la Hollande. Le traité du 15 novembre aurait pour effet de compromettre singulièrement l’avenir commercial de la Belgique dans ses relations avec l’Allemagne ; je vais le prouver.

Il est d’abord évident que si vous laissez la Hollande se placer entre l’Allemagne et vous, tout le long de la Meuse, que si vous lui confiez les 25 lieues de territoire qui vous appartiennent maintenant et qui vous mettent, sur toute la ligne, en contact avec l’Allemagne ; il est évident, dis-je, que nos relations avec ce dernier pays deviendront, sinon impossibles, du moins très difficiles.

La Hollande, messieurs, qui, de temps immémorial, a toujours tenu à être assise sur les rives de l’Escaut, et à en avoir, pour ainsi dire, la garde ; la Hollande n’a-t-elle pas été mue par la même pensée, afin de pouvoir être assise, si je puis m’exprimer ainsi, sur les rives de notre chemin de fer, cet autre Escaut de la Belgique ?

La Hollande est en position de nous susciter mille difficultés sur l’Escaut, quand vous l’aurez placée à l’extrémité de notre chemin du côté de l’Allemagne, comme pour lui en laisser la surveillance, pensez-vous qu’elle ne trouvera pas là aussi des difficultés, des tracasseries que les circonstances pourront lui offrir ?

La liberté de notre chemin de fer sera donc compromise par l’exécution des 24 articles.

Ce n’est pas tout. La Meuse maintenant n’est que d’un importance accessoire pour la Hollande, parce que nulle part la Hollande ne touche par la Meuse à l’Allemagne ; mais si le traité du 15 novembre venait à être exécuté, la Hollande touchera à l’Allemagne par la Meuse, sur nos territoires qu’elle convoite dans ce but, et la Meuse deviendrait d’une grande importance pour elle.

D’un autre côté, vous savez qu’un canal relie Bois-le-Duc à Maestricht. Eh bien, si la Hollande était en possession du Limbourg, n’est-il pas évident que la première chose que ferait la Hollande serait de relier Maestricht à Aix-la-Chapelle par un chemin de fer court et économique ? Ne voit-on pas que, par ce moyen, notre rivale commerciale suscitera une concurrence redoutable à notre chemin de fer ? Maestricht, placé au confluent de la Prusse et de la Hollande, deviendra un entrepôt dont l’importance peut facilement être appréciée.

Une troisième considération, messieurs, prise du même point de vue, c’est celle relative au canal du Nord. Vous savez que le projet d’un canal du Nord qui doit relier l’Escaut, la Meuse et le Rhin, a été conçu par l’empereur, projet vaste et grand comme tous ceux qu’il a enfantés. Ce projet n’a été abandonné alors que sur les supplications de la Hollande que Napoléon avait intérêt à caresser. L’exécution d’une pareille conception doit élever Anvers à un haut degré de puissance. Figurez-vous Anvers assis sur un chemin de fer qui va le relier à l’Allemagne du côté de Cologne, assis en même temps sur ce canal du Nord, qui irait lutter avec le Rhin dans la direction de Düsseldorf, et dites-moi si Anvers ne serait pas dans cette position un des plus grands entrepôts européens ? Eh bien, le traité des 24 articles rend l’exécution du projet de ce canal important, inexécutable, la Hollande nous offrant sa barrière élevée entre l’Allemagne et la Belgique.

Avais-je tort de vous dire, messieurs, qu’il y avait dans le traité du 15 novembre, une savante et profonde combinaison commerciale ? Et pourra-t-on nier maintenant que toute la question territoriale repose sur le dessein de ruiner notre nationalité, d’empêcher nos relations avec l’Allemagne, de s’établir, tout en facilitant les moyens de concurrence que la Hollande a médités contre nous ?

Messieurs, j’en ai la conviction dans l’âme, il y a, pour notre pays, une question de vie ou de mort politique, de vie ou de mort commerciale et industrielle. Faites-vous un moment le tableau des deux situations opposées dans lesquelles notre fermeté ou notre faiblesse vont placer la Belgique.

Si nous sortons triomphants de la crise au milieu de laquelle nous sommes placés, comprenez, messieurs, sur quel fondement inébranlable de popularité vous aurez scellé le trône de notre Roi ; comprenez combien nous serons unis au-dedans, combien nous serons respectés au-dehors ; quelle sève de nationalité coulerait dans toutes les veines de notre corps politique ! Mais si nous devons nous courber, si nous devons passer sous ces nouvelles fourches caudines que la diplomatie nous prépare, n’est-il pas vrai que nous irions désormais le front baissé, l’amertume et le découragement dans l’âme ? Notre nationalité, personne n’y croirait plus en Europe, et nous, messieurs, tous les premiers, nous n’y croirions plus. (Bravo ! bravo !)

M. Pirson – D’après le discours du précédent orateur, je crois inutile d’entrer dans de grands développements. Nous sommes arrivés au jour où nous devons faire nos affaires nous-mêmes. Mais, pour les faire bien, il faut que nous soyons d’accord. Je n’ai, pour mon compte, aucun soupçon contre le gouvernement. La proposition qu’il nous a faite prouve qu’il veut marcher dans le sens de notre adresse au Roi. En conséquence, je ne lui adresserai pas d’interpellation sur ses projets ultérieurs. Cependant tous les journaux du pays ont soutenu les intérêts publics avec beaucoup de vigueur. Il n’en est qu’un seul qui ne l’ai pas fait. Vous remarquez que je ne parle pas des journaux payés par la Hollande, qui s’impriment dans le pays, et qui sont bien connus. Mais il en est un autre qui passe pour être le journal du gouvernement, comme les Débats passent pour être le journal du gouvernement français. Ce journal a parlé dans le sens du Journal des Débats, il a cherché à nous préparer à ce moment où l’on viendrait nous dire : Nous avons fait tout ce qui était humainement possible ; il n’y a plus rien à faire, il faut vous résigner.

Je sais bien que, dans ce moment, on fait tout ce qui est humainement possible, diplomatiquement parlant ; nos diplomates en chef et nos diplomates secondaires marchent par un très mauvais temps ; sans doute ils seront pays de leurs peines, mais cela n’est pas encore certain. Diplomatiquement, on fait donc tout ce qu’on peut faire humainement dans le moment ; mais humainement il y a autre chose à faire, c’est de recourir aux armes. Aussi longtemps qu’on n’aura pas eu recours aux armes, nous n’aurons pas fait tout ce qui est humainement possible. La première période est passée, la seconde arrive ; il faut savoir si le journal L’Indépendant a annoncé tout doucement ce qui peut arriver dans quinze jours ou trois semaines, c’est-à-dire la signification du jugement de la conférence.

Les ministres nous ont dit souvent qu’ils n’avaient aucun journal ; que quand ils avaient à faire connaître l’opinion du ministère, ils avaient le Moniteur. J’en suis convaincu ; mais, au dehors, à Paris et dans toutes les cours, L’Indépendant passe pour être le journal du ministère. Ce n’est pas que je le soupçonne, au contraire, j’ai pleine confiance en lui. Je rends hommage à son patriotisme ; mais je crois que dans le moment il ferait bien de désavouer ce journal ici, parce que ce désaveu aurait de l’écho à l’étranger et à l’intérieur.

M. le ministre de l'ntérieur et des affaires étrangères (M. de Theux) – Messieurs, il a été dit si souvent que le ministère n’a pas d’autre journal que le Moniteur, que je crois superflu de faire la déclaration que demande M. Pirson. L’Indépendant, pas plus que tout autre journal, n’est l’organe du gouvernement (Très bien ! très bien !)

Vote de l'article unique

M. le président – Personne ne demandant plus la parole, je vais mettre aux voix, par appel nominal, l’article unique de la loi qui est ainsi conçu :

« Le gouvernement est autorisé à percevoir, par anticipation, les six premiers douzièmes de la contribution foncière de l’exercice 1839.

« Cette perception aura lieu, soit provisoirement, d’après les rôles de 1838, soit définitivement, d’après ceux de 1839. »

« La présente loi sera obligation le lendemain de sa promulgation. »

- Le projet de loi est adopté à l’unanimité des 81 membres présents. En conséquence, il sera transmis au sénat.

Etaient présents : MM. Andries, Beerenbroeck, Bekaert-Baeckelandt, Berger, Brabant, Coghen, Coppieters, Corneli, David, de Brouckere, Dechamps, de Foere, de Langhe, de Longrée, de Man d’Attenrode, de Meer de Moorsel, W. de Mérode, de Muelenaere, de Nef, de Perceval, de Puydt, Dequesne, de Renesse, de Roo, de Sécus, Desmaisières, Desmet, de Terbecq, de Theux, Devaux, d’Hoffschmidt, d’Huart, Doignon, Dolez, Donny, Dubois, B. Dubus, Dumortier, Eloy de Burdinne, Ernst, Fallon, Gendebien, Heptia, Hye-Hoys, Jadot, Keppenne, Kervyn, Lebeau, Lecreps, Liedts, Manilius, Mast de Vries, Meeus, Mercier, Metz, Milcamps, Morel-Danheel, Nothomb, Peeters, Pirmez, Pirson, Polfvliet, Pollénus, Raymaeckers, A Rodenbach, Rogier, Scheyven, Simons, Smits, Stas de Volder, Troye, Ullens, Vandenhove, Van Volxem, Verdussen, Vergauwen, Verhaegen, H. Vilain XIIII, Wallaert, Willmar, Zoude et Raikem.


M. le président procède au tirage au sort des sections.

La séance est levée à quatre heures et demie.