(Moniteur belge n°69, du 10 mars 1837 et Moniteur belge n°70, du 11 mars 1837)
(Moniteur belge n°69, du 10 mars 1837)
(Présidence de M. Fallon, vice-président.)
M. de Renesse fait l’appel nominal à midi et demi.
M. Lejeune lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est adoptée.
M. de Renesse présente l’analyse des pièces adressées à la chambre.
« La dame veuve B. Feirbuch, à Gand, renouvelle sa demande de paiement du salaire gagné par son mars en 1831, comme huissier de la garde civique de Gand. »
« Le sieur F Orban, à Lèze-Fontaine, demande que la pension dont jouissait son fils pour cécité contractée à l’armée, lui soit continuée. »
« Des négociants et marchands de draps de la ville de Bruges demandent qu’il soit pris des mesures pour défendre les ventes à l’encan de marchandises neuves. »
- Ces pétitions sont renvoyées à la commission chargée d’en faire le rapport.
Le sénat par divers messages informe la chambre qu’il a adopté les projets de loi contenant le budget de la marine et le budget du département des affaires étrangères pour l’exercice 1837, et le projet de loi allouant un nouveau crédit provisoire au département de la guerre pour l’exercice 1837.
- Pris pour notification.
M. Smits. - Je demande la parole pour présenter le rapport de la commission des polders sur la proposition de M. Gendebien.
Messieurs, la commission des polders, à laquelle vous avez renvoyé la proposition de l’honorable M. Gendebien ainsi conçue : « Serait-il convenable d’acquérir les polders inondés de la rive droit de l’Escaut ? » s’est immédiatement livrée à son examen avec l’intérêt et l’importance qu’elle attache à tout ce qui peut améliorer le sort de nos malheureux concitoyens. Mais après avoir mûrement pesé les différentes considérations que la question soulève, elle a été unanime pour penser qu’elle ne pouvait être résolue aujourd’hui.
Faire l’acquisition des terrains submergés dont il s’agit, sera le moyen auquel la nation devrait probablement avoir recours, si l’on ne parvenait point par d’autres mesures à tirer les propriétaires de la position vraiment affligeante où ils se trouvent, mais y procéder lorsqu’on n’est pas sans espérance de pouvoir sous peu assécher la plus grande partie de ces terrains et de les rendre à l’agriculture a paru à votre commission un moyen prématuré auquel, par cela même, il ne faut pas encore s’arrêter actuellement.
En effet, messieurs, les premières ouvertures faites à cet égard aux autorités hollandaises n’étant pas restées sans résultat et M. le ministre des travaux publics ayant donné l’assurance positive qu’il allait rouvrir les négociations, il y a lieu de croire que celles-ci amèneront finalement la solution des difficultés non encore aplanies.
La commission a donc pensé qu’avant de prendre une détermination sur la proposition de l’honorable M. Gendebien, il convient d’attendre, si ce n’est la fin des négociations, du moins le moment où il sera permis de pouvoir induire de la tournure qu’elles prendront, ce qu’il y aura de mieux à faire.
Votre commission porte le plus vif intérêt aux habitants des polders ; la plupart de ses membres ont pu, sur les lieux des désastres, mesurer toute la grandeur de leur infortune, ainsi que l’étendue de la juste sollicitude qu’ils méritent.
Aussi espère-t-elle que la Hollande ne verra dans les négociations à ouvrir qu’une question d’humanité à résoudre d’après les principes d’une morale universelle, qu’aucun peuple ne peut jamais vouloir violer.
M. le président. - Le rapport ne proposant aucune conclusion, il suffira de le prendre pour information. J’attendrai qu’on fasse une proposition pour l’impression.
Plusieurs voix. - Au il ! Cela suffit.
M. Fallon invite M. Dubus à le remplacer au fauteuil.
M. le président. - La parole est à M. Doignon.
M. Doignon. - Dans la séance d’hier, j’avais demandé la parole pendant le discours de M. Dequesne, parce que je ne voyais personne se disposer à lui répondre ; mais après avoir entendu le discours de l’honorable M. Fallon, je crois inutile de parler. Je me proposais de traiter le point de droit. Il a été assez longuement développé par M. Fallon. Je renonce à la parole.
M. Verdussen. - Je ne rentrerai pas dans la question de principe ; je crois qu’à cet égard tout a été dit non seulement dans la discussion antérieure et si longue qui a eu lieu l’an dernier, mais encore dans la séance remarquable d’hier.
Je pense qu’il est prouvé à satiété que le vote de la chambre est aujourd’hui parfaitement libre, que le ministre n’a pas pu engager le pays par la convention qu’il a faite avec la compagnie Félix Legrand ; le vote que nous avons à émettre aura une portée réelle.
Mais, en fait de questions de budget, comme je pense que rien n’est préférable aux chiffres, je me permettrai d’en présenter quelques-uns, et je puiserai exclusivement les éléments de mes calculs dans une pièce ministérielle, qua ne porte point de date, mais qui a sans doute été adressée à chacun de vous et que le baron Evain m’a fait l’honneur de m’envoyer, avec une lettre autographe du 15 janvier dernier. Ce document porte pour litre : « Exposé succinct des modifications apportées au marché des lits militaires, et considérations sur les résultats que doivent avoir les changements faits au traité du 16 juin 1835. »
Cet exposé avait pour but principal de nous engager à accepter l’une des propositions qui venaient d’être faites par la compagnie qui avait fait l’entreprise du couchage des troupes, et qui tendaient à faire l’acquisition des lits de fer pour compte du gouvernement, soit en consentant à une prolongation de six années de service, soit en payant après le terme de 20 années une somme en écus de 325,000 francs. De ces deux propositions, je donne la préférence à celle qui tendrait à faire payer par le gouvernement la somme de 325,000 francs plutôt qu’à celle de prolonger un service qui me paraît être assez onéreux. D’ailleurs, ne fût-ce que pour la seule durée, je préférerais encore le mode d’achat en écus pour voir terminer ce marché après une période de 20 années, et ne pas courir la chance des événements qui pourraient avoir lieu au-delà de ce terme. Si je reporte mes souvenirs à 26 années en arrière, je trouve un monde nouveau. La fertilité en événements du temps écoulé peut avoir lieu pour le temps futur.
Je trouve, à la page 6 de la pièce que j’ai citée, que le gouvernement paie annuellement pour location des couchettes en fer 57,000 fr. (Je ne donnerai que des chiffres ronds pour qu’on puisse saisir plus facilement mes calculs.) Et dans une note supplémentaire nous trouvons que le capital à payer à la compagnie Félix Legrand par le gouvernement au bout de 20 ans, comme je l’ai déjà dit, s’élèverait à la somme de 325,000 fr. Pour produire de capital après un terme de vingt années, il faudrait une annuité d’une somme ronde de 10,000 francs. En d’autres termes, si on versait chaque année dans une caisse 10,000 fr. pendant 20 ans, ces versements et les intérêts composés produiraient approximativement la somme de 325,000 fr. J’ajoute donc aux 57,000 fr, qu’on vous compte pour location, ces 10,000 fr. annuels pour composer le capital du rachat, et j’ai en total une somme de 67,000 fr.
Maintenant, et toujours d’après la pièce ministérielle que j’ai citée, voyons ce que coûterait au gouvernement annuellement la propriété des lits en fer, s’il avait contracté d’après une autre base.
Nous trouvons encore, à la page 6 de la même pièce, que, d’après les indications fournies, les lits en fer ont coûté aux entrepreneurs, en capital, 650 mille fr, ce qui donne par an, à l’intérêt de 5 p.c., 32,500 fr. A la page 7 le ministre évalue le traitement à payer aux surveillants du service qat aurait dû être fait pour le compte du gouvernement, s’il avait été propriétaire des couchettes en fer, à la somme de 6,500 francs. Il portait à 800 fr. le traitement des agents comptables dans les places de Bruxelles, Anvers, Tournay, Mons et Liége, et à 500 fr. dans les cinq autres places.
Enfin la réparation annuelle des couchettes est évaluée par l’ancien ministre, à la page 7, à 10 mille fr. ; j’ajoute ces deux sommes à l’intérêt de 650 mille fr. qu’auraient coûté les couchettes, si tant est que le gouvernement eût dû payer aussi cher que la compagnie Legrand, en mettant en adjudication publique cette entreprise spéciale, et je trouve un total de 49 mille fr.
Nous venons de voir qu’aujourd’hui la location, plus les dix mille fr. que j’ai ajoutés pour former le capital de 525 mille fr., donne un chiffre de 67 mille fr. Je trouve donc une perte annuelle effective de 18 mille fr.
Toute la question se réduit à celle-ci : faut-il que nous sanctionnions un marché qui coûte à l’Etat 18 mille francs de plus que si le gouvernement avait fait faire, par Destombes par exemple, des objets de literie nécessaires aux soldats, et qu’il eût acheté les couchettes pour son propre compte ? Il me paraît que sur une somme si faible que celle qui doit être dépensée pour les lits en fer, qui fait une partie du couchage des troupes, 18 mille francs de perte sont une somme assez majeure. Et remarquons que j’ai bénévolement pris tous les chiffres ministériels pour faire mes calculs ; certainement on peut penser qu’il y a dans ces chiffres quelque exagération.
D’abord le pays n’aurait pas dû lever des fonds au taux de 5 p. c. pour payer les 650,000 d’achat des lits de fer.
D’un autre côté, il est plus que probable qu’en faisant une adjudication séparée pour la livraison des couchettes, le prix total n’aurait pas été de 650,000 fr. ; on aurait obtenu un chiffre inférieur. Je pense aussi qu’on aurait pu faire une économie sur les réparations. Et quant aux difficultés qui seraient résultées de ce que des entrepreneurs différents auraient fourni les couchettes et le couchage, je n’en tiens pas compte, car rien n’était plus facile que de mettre en contact les deux entrepreneurs, l’entrepreneur des lits et le fournisseur des literies, et au moyen d’une stipulation dans les contrats, de faire retomber sur chacun deux les dommages qu’ils auraient pu se causer mutuellement.
En résumé, messieurs, je persiste à croire qu’il n y a pas lieu à accorder au ministère de la guerre la somme qu’il a pétitionné pour le couchage des troupes quoique je sois d’avis que la réduction à faire sur le chiffre demandé ne doit pas être aussi élevée que la section centrale le propose.
(Moniteur belge n°70, du 11 mars 1837) M. Lebeau. - Messieurs, je ne traiterai que très accessoirement les questions de légalité qui ont été débattues devant vous : non que j’en méconnaisse l’importance prise dans un sens absolu ; mais parce que cette importance, dans ses rapports avec la question qui vous est soumise, ne me paraît nullement démontrée. En effet, quelle est la base des conclusions présentées l’année dernière par la commission spéciale chargée de l’examen du marché du gouvernement avec la compagnie Legrand ? Quelle est la base des conclusions présentées depuis par la section centrale chargée de l’examen du budget de la guerre ? La base de ces conclusions est que le marché est onéreux, et si, après avoir posé cette proposition, la section centrale et la commission spéciale, accessoirement, non comme but, mais comme moyen, examinent la question de légalité, il est véritablement établi et que la commission spéciale, et que la section centrale, se bornent à fonder les conclusions qu’elles ont soumises à la chambre sur la circonstance que le marché est onéreux, et non pas qu’il est illégal. Et je crois pouvoir dire ici, sans crainte d’être démenti, ni par la commission spéciale, ni par la section centrale, que si le résultat des investigations longues et consciencieuses de ces deux commissions eût été que dans leur opinion le traité était avantageux à l’Etat et onéreux à la compagnie concession, on ne se prévaudrait pas de l’illégalité du marché pour en proposer implicitement l’annulation.
Cela,, messieurs, est tellement vrai que dans les discussions précédentes on s’est servi comme point de départ de la critique faite du marché conclu par le ministre de la guerre avec la compagnie Legrand, de la comparaison des propositions faites par un autre soumissionnaire, éconduit par le ministre de la guerre ; et c’est en prenant pour point de départ cette soumission que l’on est arrivé à conclure que le marché était onéreux dans la proportion d’une somme annuelle de 27,000 fr.
Si le marché est onéreux dans cette proportion, c’est donc que la soumission que l’on a prise pour établir le parallèle ne paraîtrait pas onéreux pour l’Etat.
Et cependant, contre le contrat que le ministre pouvait faire avec le sieur Destombes, on avait à opposer les mêmes objections d’illégalité ; car le ministre eût aussi bien excédé ses pouvoirs en contractant avec le sieur Destombes qu’en contractant avec la compagnie Legrand.
Pourtant on a émis, à plusieurs reprises, le regret que le ministre de la guerre n’eût pas accepté la soumission faite par le sieur Destombes ; ainsi les scrupules d’illégalité s’effaçaient en présence des intérêts du trésor public, que l’on croyait mieux garantis que dans le marché contracté.
Vous concevez qu’en présence du système soutenu par la commission spéciale, du système reproduit par la section centrale, chargée de l’examen du budget, il résulte que nous avons à examiner particulièrement, non si le traité est inconstitutionnel mais si le marché est onéreux à l’Etat, nous avons de plus à examiner non seulement si le marché est onéreux, car ce terme est bien vague, mais s’il est onéreux dans une telle mesure, que la chambre sans écouter aucune des graves considérations qui militent en général pour le maintien des marchés publics contractés avec le gouvernement, doit répudier celui-ci.
On a demandé si un ministre ne peut engager l’Etat qu’après l’autorisation des chambres. En strict droit je suis assez porté à déclarer que non ; en droit absolu, sauf des lumières nouvelles sur une question aussi neuve, aussi hérissée de difficultés que celles qui se rattachent à la capacité d’un ministre, je ne puis, quant à présent, partager sur ce point tous les principes posés par un honorable membre, dans la séance d’hier. En strict droit je pense que légalement parlant, en règle générale, la liberté du vote de la chambre ne peut être engagée par un acte purement ministériel. Mais nous n’avons pas ici de pures théories à établir ; nous ne faisons pas un livre, nous faisons les affaires du pays ; nous ne sommes pas seulement des théoriciens, nous sommes aussi des hommes essentiellement pratiques ; et nous avons à examiner, en cette qualité, si la théorie de la liberté absolue du vote, sans qu’aucun lien moral puisse la modifier, est conciliable avec la marche d’une administration quelconque ; or, je n’hésite pas à dire que la théorie de la liberté absolue du vote, poussée à ses dernières conséquences, rend impossible toute espèce d’administration.
Ici je n’ai pas besoin de me livrer à une dissertation théorique quelconque, je n’ai pas besoin de créer des hypothèses dans l’avenir, je prends note du passé ; je prends tous les actes auxquels la chambre a consenti elle-même depuis qu’une tribune législative a été érigée en Belgique. Les travaux pour nos forteresses, les travaux à nos grandes prisons et aux locaux affectés à un service public, les marchés avec les régences pour le couchage des troupes, les travaux dans les ports de mer ; tout cela est affermé, tout cela est l’objet de contrats formés au su et au vu de la chambre, pour plusieurs années. Dans tous ces actes administratifs, le ministre aurait, dans le sens de nos adversaires, évidemment excédé ses pouvoirs légaux ; car, à la différence des objets et des périodes, qui ne touchent en rien aux principes, le cas est le même. Mais si le ministre a pu, sans approbation préalable des chambres, s’engager dans des dépenses pour lesquelles il n’avait pas encore d’allocation votée, s’il l’a pu pour tel ou tel objet, pour telle ou telle période, la question de principe perd beaucoup de son importance ; par là vous avez déclaré qu’elle n’était pas rigoureuse, et que dans toutes ces circonstances, il ne reste à examiner que la question d’utilité et de bonne administration. Voilà à quoi se réduit celle qui est soumise actuellement aux délibérations de la chambre.
Je pense donc, jusqu’à lumières nouvelles, que la chambre pourrait, à la rigueur, refuser, par une réduction sur le chiffre, de sanctionner le marché conclu avec la compagnie Legrand ; mais là n’est pas la question : le marché est-il un acte entaché de mauvaise foi, ou de collusion, engendrant de grands dommages pour le pays, de telle sorte que la chambre doive lui refuser son assentiment ? Là, selon moi, est toute la question.
La chambre ne peut pas méconnaître que quelque inviolables que soient ses prérogatives, il y a quelque chose qui les domine, ainsi que les prérogatives de tous les pouvoirs : c’est la possibilité, et il n’y a rien qui ne doive fléchir devant un tel fait ; or, je crois que la chambre a reconnu elle-même que dans des circonstances nombreuses la possibilité, la nécessité, commandaient une déviation quelconque au principe que la dépense ne peut être engagée par un ministre sans qu’elle n’ait été votée par la chambre.
Il est inutile que j’énumère de nouveau ici les différents faits qui prouvent que ce principe n’est pas inflexible, faits sur lesquels j’ai appelé tout à l’heure votre attention.
Je n’ai rien à dire de bien neuf sur la valeur intrinsèque du marché passé avec la compagnie Legrand. Je ne pense pas qu’une question ait jamais été étudiée plus mûrement, plus consciencieusement, sur laquelle il ait été jeté plus de lumières par de nombreux documents et par de longues discussions ; aussi je crois que toutes les convictions sont à peu près formées, et je n’ai pas la prétention d’en créer de nouvelles ; mais j’ai pensé que dans une question aussi grave, dans une question qui a eu tant de retentissement dans le pays, je devais à moi-même et à mes commettants de motiver mon vote.
Il paraît assez résulter des débats oraux et écrits que le dommage résultant de la préférence donnée par le ministre de la guerre au marché de la compagnie Legrand sur les autres soumissions, a d’abord été évalué à 27,000 fr. par an. Il a fallu cependant tenir compte de quelques différences de prix relevées par le ministre de la guerre, d’un fonds d’amortissement, qui n’avait point été compris dans les évaluations primitives de la commission spéciale. En tenant compte de ces objets, on paraît assez généralement d’accord que le chiffre du dommage se rapproche beaucoup de celui que vient de poser un honorable membre, qui certes fait autorité en matière de calculs, l’honorable M. Verdusssen, c’est-à-dire 16,000 fr. ; 16,000 fr. pendant vingt ans font 320,000 fr. Mais il est une autre considération qu’on fait valoir en faveur de la préférence qu’on eût dû accorder à une autre soumission ; c’est qu’indépendamment de la réduction de 16,000 fr., on aurait obtenu l’avantage de demeurer propriétaire des couchettes après les vingt années, lesquelles couchettes, si j’en crois le premier rapport de la commission spéciale, vaudront mieux, après avoir servi pendant vingt ans, que lorsqu’elles sont entrées dans les casernes. Aujourd’hui, il est vrai, la section centrale qui représente jusqu’à un certain point la commission spéciale, ne fait pas grand cas de l’offre faite par la compagnie Legrand, de céder à l’expiration du contrat les couchettes à l’Etat, à raison de 50 p. c., c’est-à-dire pour une somme de 325,000 fr. Ajoutez les 325,000 fr. aux 320,000 fr., dont je viens de parler, vous aurez pour l’Etat une perte totale de 645,000 fr. Il y aurait de cette manière une perte annuelle de 32,250 fr, ; mais ici je fait observer que si l’Etat était dès aujourd’hui propriétaire des couchettes, il faudrait des frais de garde, il faudrait rétribuer un certain nombre d’agents préposes à la surveillance des couchettes et literies, surveillance qui doit être très sévère, et qui est toujours beaucoup moins efficace, lorsqu’elle est exercée par le gouvernement, que par des particuliers ; car c’est une des notions les plus vulgaires, que l’intérêt particulier est bien autrement vigilant, bien autrement éclairé que l’intérêt que peuvent avoir les agents du gouvernement, à exercer une telle surveillance.
Nous avons encore à mettre en ligne de compte une clause qui peut être très onéreuse à la compagnie, c’est celle qui concerne les transports. Vous savez que le gouvernement a la faculté de mobiliser le matériel du couchage ; je sais fort bien que le transport ne se fait pas aux frais de la compagnie, mais il se fait à ses risques ; la compagnie est propriétaire, et, d’après le droit commun, si pendant le transport il survient des avaries, des dégradations, elles sont évidemment pour le compte de la compagnie, ce qui n’aurait pas lieu si le gouvernement était propriétaire des couchettes, car alors cette éventualité, qui n’est pas d’une faible importance, retomberait toute entière à la charge du gouvernement.
Vous avez ensuite, parmi les inconvénients qui résulteraient de la circonstance que le gouvernement serait propriétaire des couchettes, à prévoir les collisions qui pourraient s’élever entre lui et les fournisseurs, les procès qui pourraient souvent en résulter et qui pourraient entraîner le gouvernement dans des frais plus ou moins considérables ; tout cela n’existe pas dans le système actuel.
M. F. de Mérode. - Et les chances de guerre !
M. Lebeau. - L’honorable M. de Mérode me suggère les chances de guerre, mais je n’ai pas l’intention de résumer toute la discussion ; je me borne à appeler l’attention de la chambre sur quelques-uns de ses points culminants.
Messieurs, en présence des chiffres que j’ai indiqués et sur lesquels on paraît assez généralement d’accord ; en présence aussi des considérations que je viens d’exposer relativement aux frais dans lesquels un autre système entraînerait le gouvernement, je dis que la perte est extrêmement faible, que l’intérêt matériel qu’il y aurait à résilier le marché est extrêmement atténué. Nous avons donc à examiner si, à côté de ces intérêts, que je considère comme très accessoires, il n’est pas d’autres considérations qui doivent militer en faveur du maintien du marché fait avec la compagnie Legrand. Je vous avoue, messieurs, qu’une des considérations qui me porteraient le plus à refuser mon vote à la convention faite par un ministre de la guerre, ce serait le soupçon de mauvaise foi, le soupçon de fraude, non pas seulement de la part du ministre, mais encore de la part de ceux avec qui il aurait contracté. Eh bien, messieurs, une des premières conditions exclusives de la mauvaise foi, de la fraude, c’est sans contredit la publicité ; je serais très étonné qu’après avoir invoqué de toutes parts la publicité des adjudications comme une des principales garanties contre la fraude, on ne tînt aujourd’hui aucun compte de la publicité qui a présidé à la conclusion du marché du ministre de la guerre avec la compagnie Legrand. D’ailleurs, jusqu’ici, aucun soupçon de mauvaise foi n’a été élevé, ni contre elle, ni contre le ministre.
Dira-t-on, messieurs, que la longueur du terme est un grand grief ; que non seulement il cause un dommage notable au trésor public, mais qu’il pourrait encore laisser planer des doutes sur la parfaite intégrité qui aurait dû présider à l’opération ? Mais, messieurs, ici nous avons à examiner et la nature même du marché et l’usage à peu près général qui existe relativement au terme de contrats semblables. J’ai ouï dire par les adversaires mêmes du marché qu’ils n’auraient pas tenu grand compte de la question de légalité, si le marché avait été conclu pour un terme de cinq ou même de dix années ; que dans ce cas ils n’auraient pas fait de grandes difficultés pour le sanctionner ; mais qu’ils ne pouvaient pas se rendre compte de la nécessité d’une période de vingt ans, pendant laquelle le gouvernement serait lié. Nous avons donc à examiner si le ministre de la guerre, auteur de ce marché, a introduit une innovation à l’égard du terme pour lequel il a stipulé ; eh bien, messieurs, en France ces sortes de marchés se font toujours pour une période d’au moins vingt années ; l’honorable M. Ch. De Brouckere, dont personne ne révoque ici en doute la parfaite loyauté, avait dès 1832 l’intention de mettre le couchage des troupes en adjudication pour 27,000 lits, et pour une période de vingt ans ; je crois qu’on peut aujourd’hui avouer sans honte que si ce projet n’a pas été mis à exécution, cela a tenu principalement à ce que le crédit du pays n’était pas alors aussi bien établi qu’en 1835.
L’on conçoit, messieurs, la nécessité d’un long terme pour des semblables marchés ; d’abord il faut une mise de fonds considérable, et il n’est pas possible avec des conditions modérées de rentrer dans ses déboursés et de faire des bénéfices légitimes dans une période trop restreinte. D’ailleurs, si le marché avait été conclu pour un terme de dix ou cinq ans, il est de toute évidence que cette circonstance aurait exercé une grande influence sur les conditions et sur le prix : il eût été impossible, en restreignant ainsi le terme, d’obtenir des conditions qui approchassent même de celles auxquelles le ministre a contracté ; ainsi, messieurs, ce qu’il a perdu sous le rapport du terme il l’a évidemment gagné sous le rapport des conditions et du prix. Cela est incontestable.
On a fait un autre reproche au marché des lits de fer : pourquoi, dit-on, préférer une entreprise générale à des entreprises partielles ? Je citerai encore la France, (et je crois qu’on peut ici le faire sans passer pour gallomane). En France on a adopté le système des entreprises générales, certainement après l’expérience des entreprises partielles ; je citerai encore l’opinion de M. Charles de Brouckere, qui pensait que les entreprises générales doivent obtenir la préférence sur les marchés partiels. Le système des entreprises générales a d’ailleurs été conseillé au ministre par des régences dont l’autorité est de quelque poids dans cette matière ; les régences d’Anvers, de Bruxelles, de Mons, de Tournay et d’autres encore ont conseillé le système de l’entreprise générale, comme le plus convenable.
C’est, messieurs, qu’il y a dans le système de l’entreprise générale un avantage que M. le ministre de la guerre n’aura pas de peine à faire ressortir, c’est que le gouvernement peut mobiliser le matériel, le faire transporter d’une place à l’autre aux risques de la compagnie sans qu’aucune limite soit stipulée à cet égard dans le contrat.
Voilà un des avantages immédiats, qui ne peuvent être niés, du système d’entreprise générale ; mais en même temps ces avantages sont évidemment exclusifs de la condition sous laquelle le gouvernement a contracté avec certaines régences ; il est évident que le système d’entreprise générale est incompatible avec le système de non-occupation des lits. Une adjudication générale devient incompatible dans le système de l’inoccupation momentanée, parce qu’alors c’est un contrat qui devient tellement aléatoire, dont les conditions peuvent être si facilement modifiées par le ministre de la guerre au préjudice de la compagnie concessionnaire, qu’il est impossible de trouver des capitalistes qui veuillent s’engager dans une entreprise aussi incertaine.
Chaque fois que le système d’entreprise non-partielle a prévalu, un prix ferme en a été la conséquence.
D’ailleurs, encore une fois, messieurs, s’il y avait une clause de non-occupation, sans indemnité, évidemment cette disposition eût réagi sur les conditions du marché. Il faut prendre le marché tel qu’il est et ne pas en juger avec les idées qui se rattachent à tout autre système.
Le système de la mobilisation des lits n’est pas de peu d’importance dans l’état de quasi-guerre où nous sommes aujourd’hui, comme on l’a très bien caractérisé dans cette enceinte.
Le ministre de la guerre peut avoir d’un moment à l’autre à faire transporter une partie de l’armée dans des places de la frontière. Si vous voulez que la charge de cantonnements contre laquelle on s’est élevé, ne pèse pas sur les habitants, sans une nécessité absolue, ne voyez-vous pas qu’en donnant l’occasion de fournir le matériel nécessaire à une place qui en est totalement pourvue aujourd’hui, vous arrivez, messieurs, à assurer à la fois le bon couchage des troupes et à la restriction, dans les limites les plus étroites, du mal dont on se plaint sous le rapport des cantonnements ?
Nous avons tout à prévoir ici, nous avons surtout à prévoir quelles seraient les conséquences de la non-exécution du marché ; je crois qu’il appartient à M. le ministre de la guerre beaucoup plus qu’à moi de vous les exposer, et je pense qu’il ne faillira pas à cette tâche.
Aucun de vous sans doute, messieurs, ne veut revenir à l’ancien système de couchage des troupes ; aucun de vous ne peut renvoyer les soldats coucher deux à deux dans un lit en bois, sur de mauvaises fournitures, aucun de vous, messieurs, ne veut plus revenir à un pareil système, tout le monde a protesté qu’il n’en voulait plus. Et cependant si la compagnie Legrand, prenant, comme elle en a le droit, le refus de la chambre à la lettre, retirait son matériel, on ne voit pas trop comment vous éviteriez de retomber dans l’inconvénient auquel tout le monde a voulu qu’il fût porté remède.
Je sais bien qu’on peut dire : La compagnie Legrand se gardera bien d’en agir ainsi ; que voulez-vous qu’elle fasse de son matériel ? Elle transigera avec le gouvernement, elle en passera par tout ce que le gouvernement voudra.
Il me semble, messieurs, que c’est ici un peu la lutte du fort contre le faible, la lutte du grand seigneur contre le paysan.
Je ne pense pas, quant à moi, que la compagnie Legrand, quand bien même elle serait forte de son droit, ait tort de chercher à éluder la nécessité de recourir aux tribunaux. Cette nécessité est très dure pour une compagnie comme pour un particulier ; les positions ne sont pas égales ; le gouvernement, qui puisse à pleines mains dans le trésor public, peut plaider longtemps, peut ruiner beaucoup de particuliers, avant d’avoir porté une grave atteinte au trésor public. C’est là le cas pour un particulier, pour une compagnie, de composer, même au prix de plus pénibles sacrifices ; mais je crois qu’il ne serait ni moral ni digne de la part du gouvernement de spéculer sur la répugnance qu’éprouveraient les particuliers à lui intenter une action devant les tribunaux.
Si vous voulez faire une nouvelle adjudication, croyez-vous que vous obteniez, aujourd’hui que le fer a atteint une valeur beaucoup plus élevée qu’en 1835, croyez-vous que vous obteniez, aux conditions mêmes de la compagnie Legrand, les couchettes en fer destinées à remplacer celle dont on ne veut plus ? Il est permis d’en douter, car si les renseignements que j’ai reçus sont exacts, il y a une différence notable (bien qu’il y ait eu une baisse récente) entre le prix du fer à l’époque où la plupart des couchettes ont dû être confectionnées et le prix auquel le fer est coté maintenant.
D’ailleurs, messieurs, a-t-on bien pensé aux conséquences morales qui résulteraient de l’antécédent que la chambre poserait, antécédent sans exemple dans nos fastes parlementaires ? Ne croyez-vous pas que la confiance publique dans le gouvernement en serait profondément altérée ? Pensez-vous que le sens populaire pût s’élever à la hauteur des considérations de légalité et de constitutionnalité qu’on a fait valoir ; qu’il ne serait pas profondément révolté de cet exemple si rare d’un gouvernement qui répudie un contrat conclu avec toutes les garanties de publicité qu’exigent et les lois et les règlements ? On serait, messieurs, en droit de dire qu’il y a plus de sécurité a traité en Belgique avec telle compagnie financière, telle société industrielle, qu’avec le gouvernement.
Voilà une des conséquences qui dériveraient tout naturellement de l’annulation du marché fait par M. le ministre de la guerre avec la compagnie Legrand.
Vous ruineriez cette société, et pourquoi ? Pour avoir eu à une époque où l’on révoquait encore en doute la stabilité de l’Etat belge foi entière dans cette stabilité, pour lui avoir livré ses capitaux et son matériel pendant une période de 20 années.
Il est, messieurs, une autre considération dont la gravité ne peut pas échapper à la chambre, considération tout d’équité. La situation de la compagnie Legrand est notablement chargée depuis un an. Si le traité avait été résilié l’an dernier, assurément la compagnie Legrand n’eût pas été exposée aussi complètement aux désastres qui pourraient résulter d’une annulation tardive.
Il importe peu, messieurs, que M. le ministre de la guerre ait mal interprété le sens du vote qui a été émis l’an dernier par la chambre ; il importe très peu que le ministre de la guerre ait pensé bien ou mal à propos que de ce vote résultait la conséquence que le marché devait être provisoirement exécuté pendant une année entière. Là n’est pas la question. La question est de savoir si, par suite du vote dilatoire de l’an dernier, la compagnie Legrand ne s’est pas trouvée immédiatement à la merci du ministre, la question est de savoir si, le contrat à la main, le ministre de la guerre n’a pas eu le droit de dire à la compagnie Legrand : Vous fournirez tout le matériel, dussiez-vous épuiser votre capital social ; car les époques où j’ai le droit d’exiger le complément des fournitures sont arrivées.
En effet, d’après le traité passé avec la compagnie Legrand, le commencement d’exécution devait avoir lieu au 1er novembre 1835, et le complément, au 1er juin 1836. Comment, dans la position où vous avez placé la compagnie Legrand vis-à-vis du ministre, comment voulez-vous, je le répète, que le ministre venant à elle, son contrat à la main, elle ait pu décliner une seule des conséquences de ce contrat, qu’elle l’ait pu après le 1er juin 1836, sans donner elle-même l’exemple de la violation du traité, en ne complétant pas la fourniture que le ministre était en droit de lui demander ? En présence de cette circonstance, les considérations d’équité, les considérations morales qui existaient l’année dernière ne se sont-elles pas accrues dans une proportion très forte ?
Et qu’on ne vienne pas dire que le ministre s’est trompé. Que le ministre se soit trompé sur la portée du vote de l’année dernière, cette circonstance ne ferait rien pour la compagnie Legrand, car elle ne pouvait pas se servir du vote de l’année dernière pour exciper d’une fin de non-recevoir, si le ministre venait à réclamer l’exécution du contrat.
Je suis en mesure de prouver que M. le ministre de la guerre a bien interprété le vote de l’année dernière ; nous avons, messieurs, des autorités que nos adversaires ne récuseront pas sur la portée de ce vote. Je citerai d’abord l’opinion de M. Dumortier ; la voici :
« M. Dumortier dit : L’adoption de la proposition de M. Pirson sera l’approbation implicite du marché.
« M. A. Rodenbach prétend qu’en cas d’adoption de la proposition de M. Pirson, la compagnie Legrand pourrait croire que le marché et implicitement approuvé.
« M. Dumortier voit une grande difficulté à retirer le couchage actuel qui est évidemment meilleur que le mode actuel.
« Heureusement le marché est onéreux pour le soldat, ce qui permet de l’annuler en ce moment.
« Mais si vous remettez à une autre époque d’exécuter cette annulation, et si, dans l’intervalle, le ministre de la guerre améliore les réparations à charge du soldat, sans améliorer la situation du trésor public, cette position heureuse vous la perdez.
« Dire, comme le propose M. le ministre des finances, que vous n’approuvez ou n’improuvez le marché, et que vous ne préjugez rien, c’est dire que vous voulez que le marché soit exécuté jusqu’à ce qu’il en ait été autrement ordonnée.
« M. le ministre des finances… Oui… il s’agit d’exécuter le marché provisoirement jusqu’en 1837, soit parce que nous ne sommes pas suffisamment éclairés, soit parce que nous ne savons pas quelles pourraient être toutes les conséquences du rejet du marché.
« Voilà ce que nous devons faire dans l’intérêt du crédit du pays et de la loi due aux contrats, et pas d’autres considérations de la haute politique. »
Ainsi, messieurs, si la compagnie Legrand avait pu concevoir des doutes sur la portée du vote de la chambre, les honorables membres dont je viens de citer l’opinion auraient dissipé ce doute ; ils n’auraient laissé subsister aucune incertitude dans l’esprit des membres de la compagnie.
Mais j’ai établi de plus que la compagnie Legrand n’avait pas à s’enquérir de la portée du vote de la chambre. Il suffisait que le ministre de la guerre vînt à elle avec un marché qui n’était pas résilié pour qu’elle ne pût se soustraire à son exécution, pour que le ministre pût requérir la pleine exécution de ce marché ; considération nouvelle, considération d’équité que je soumets avec confiance à la sagesse et à la justice de la chambre.
Quelques honorables membres vous ont dit qu’une conséquence probable de l’annulation du marché par le vote de la chambre, c’était un procès. On a répondu que l’on prévoyait d’avance que la compagnie Legrand perdrait ce procès, que tout procès contre l’Etat serait évidemment non fondé, puisque le ministre n’avait pu l’obliger. J’avoue que je penche assez vers cette opinion. Mais cependant la question, neuve et grave, qui vient d’être posée, permet des doutes ; du reste, je crois que l’on peut avoir assez de confiance dans la magistrature telle qu’elle est organisée en Belgique, pour être bien convaincu que, quelle que soit l’opinion de la chambre à cet égard, les tribunaux jugeront abstraction faite de cette opinion ; ils puiseront la règle de leur conduite dans leurs consciences, mais non dans les opinions individuelles des membres de la chambre, ou même dans l’opinion que la majorité y ferait prévaloir. Les tribunaux ont le droit de mettre de côté de telles décisions et de s’en tenir aux principes de droit, aux principes d’équité qu’ils ont l’habitude d’appliquer tous les jours.
On a été jusqu’à faire entendre que les tribunaux donnassent-ils gain de cause à la compagnie Legrand, il faudrait n’en tenir aucun compte ! On a insinué que la chambre donnerait, la première, l’exemple au pays du mépris pour les décisions de la justice rendues en dernier ressort, en interprétation d’un contrat, sur des intérêts purement civils. (Dénégations.)
Messieurs, si on ne l’a pas dit, je crois avoir le droit d’affirmer que c’est là la pensée qui ressort d’une phrase du discours prononcé par un honorable membre qui a parlé hier. Je serais heureux de m’être trompé.
Vous pouvez sans doute, messieurs, mépriser les décisions de la justice, vous en avez le pouvoir matériel, comme Charles X avait le pouvoir matériel de faire les ordonnances de juillet. Vous n’avez pas d’autre droit que celui-là ; mais, si vous exercez ce droit, vous en rendrez compte à l’opinion publique, qui vous jugera à son tour ; car heureusement pour les droits de la justice et de l’équité, la chambre n’est pas inviolable devant l’opinion publique ; elle est jugée à son tour.
Je craindrais, en abondant trop dans l’opinion émise sur la valeur qu’aurait dans cette enceinte les décisions judiciaires, de dissimuler, sous le manteau d’un grand respect pour la légalité, la théorie du droit du plus fort.
Mais enfin, si l’Etat n’a pas peur d’un procès, procès dont l’ouverture serait, à mon avis, un scandale, est-il bien constant que le ministre de la guerre, tout au moins, n’aurait pas à répondre de son fait, de ses actes envers la compagnie Legrand ?
Quoi ! un ministre de la guerre, qui a des doutes sur sa capacité légale (doutes partagés jusqu’à un certain point par la section centrale, puisqu’elle a émis le vœu d’une loi spéciale sur la comptabilité), mais qui a puisé dans ses rapports avec la chambre la confiance que les fonds ne lui seraient pas refusés, aura, sous la foi de cette espérance, traité avec une compagnie, il l’aura entraîné, par son imprudence et son irréflexion dans des dépenses énormes, dans des pertes notables ; et il en serait quitte pour venir dire au tribunal : « J’étais incapable. Ce que j’ai fait, je n’avais pas le droit de le faire ! » Mais s’il n’avait pas le droit de le faire comme ministre, tout au moins comme homme, comme particulier, vous ne pouvez contester qu’il a commis une grande imprudence. La promesse d’obtenir, par ses relations avec la chambre, par la confiance qu’il lui inspire, les fonds nécessaires à l’exécution du marché qu’il contractait, a induit la compagnie en erreur ; vous ne pouvez contester qu’il aura par son imprudence causé un dommage très grave à cette compagnie. Dès lors, je comprendrais difficilement qu’il échappât à un recours en dommages-intérêts.
Un procès ! Voilà donc la récompense qui attend le général Evain ! Voilà le prix des services qu’il a rendus au pays pendant 5 années ! La menace d’un procès et (quelque chose de plus grave qu’un procès) la flétrissure imprimée à l’un des actes de son administration ? oui, messieurs, c’en serait une. Il est impossible de méconnaître que la considération du ministre signataire du marché recevrait une profonde atteinte de l’annulation de son marché par la représentation naturelle ; et cette annulation, pourquoi ? pour arriver à une économie annuelle de moins de 20 mille fr., dans le système de nos adversaire ; d’une économie très contestable, dans notre sens.
Est-ce ainsi qu’on peu juger la conduite d’un ministre en isolant un de ses actes de ceux qui composent une gestion de cinq années ?
Je ne suis pas le panégyriste du général Evain. Mais je le serait aujourd’hui sans scrupule puisqu’il n’est plus ministre. A mes yeux, il a toujours eu un tort : celui d’une trop grande condescendance, tantôt envers la chambre, tantôt envers les particuliers. Mais cette condescendance, nous qui en avons profité, qui en avons fait profiter le trésor public, pouvons-nous la lui reprocher bien sévèrement ? Cette condescendance, dont le trésor public et les contribuables ont profité, nous ne devons pas lui en faire un trop grand crime ; nous devons surtout prendre en considération, lorsqu’il s’agit de juger la conduite d’un ministre, non en acte isolé, mais l’ensemble d’une gestion tout entière.
Oui, j’en suis convaincu, le général Evain verrait, dans l’annulation du marché, une solennité et triste improbation. Je n’en veux d’autre preuve que le langage qu’il tenait lui-même, et que je mets sous vos yeux :
« Est-ce cette modique somme de 27,000 fr, quand, sur d’autres parties du service, je fais des économies décuplées par les soins que je donne à toutes les branches de l’administration ; quand j’ai remis 24,500,000 fr. sur les crédits qui m’avaient été accordés ; quand j ai su, par les mesures que j’ai prises, diminuer de 6 p. c. le prix des draps, et de 25 à 30 p. c. les prix des autres fournitures (le rapporteur de M. le ministre de la justice en fait foi) ; quand je suis parvenu, en réduisant les prix de confection et la quantité des étoffes employées, à ne pas accéder aux demandes assez fondées des corps pour une augmentation de la masse d’habillement, augmentation que la Hollande, régie par le même règlement, paie depuis 1831 ; quand j’ai épargné ainsi plus de 5,000,000 fr. à l’Etat, sans que le soldat en souffrît aucunement (et ce ne sont pas ici des assertions vaines, j’en prouverai l’exactitude à la commission du budget) ; quand, par les mesures que j’ai prescrites, j’ai fait rentrer au trésor plus de huit millions sur le montant des avances qu’il avait faites aux corps, avant que je prisse la direction du ministère de la guerre ?
« Quand enfin j’ai donné assez de preuves de ma capacité en affaires d’administration et des principes de probité qui me dirigent, devais-je m’attendre que, sans égard pour les services que j’ai rendus à ma nouvelle patrie, sans égard pour l’estime que mes 44 années d’expérience en administration et en organisation d’armée m’ont justement méritée en Europe, je le dis, hautement et sans crainte d’être démenti, devais-je m’attendre, messieurs, à être traité comme je l’ai été par mes adversaires ?
« Il n’y a qu’une conscience pure et sans reproche, que l’estime de ceux qui savent apprécier mes services, qui aient pu me soutenir dans le rôle où j’ai été contraint de descendre.
« Mais, je vous le déclare, messieurs, je ne peux y résister plus longtemps. J’en appelle ici à votre propre conscience, et dites maintenant si c’est le traitement que je devais éprouver, la récompense que je devais attendre de mes services. »
Je me propose de voter le chiffre pétitionné, et subsidiairement la sanction du projet de transaction.
M. Dubus (aîné). - Après le discours qu’à prononcé hier l’honorable M. Fallon, je n’avais pas le dessein de prendre la parole dans cette discussion ; je n’aurais pas pris la parole si je n’avais remarqué, en lisant le Moniteur, que l’orateur qui l’a précède à la tribune m’a attribue une doctrine qui n’a jamais été la mienne. C’est une erreur que je tiens à honneur de relever.
C’est à propos de la question de savoir (car l’honorable membre en fait une question) si la chambre peut voter un emprunt et si une loi d’emprunt peut lier les législatures futures. Je répondais (suivant ce que dit M. Dequesne) à M. Lebeau, qui avait énoncé d’une manière assez générale que la chambre, par son vote, ne peut jamais lier les législatures futures. J’avais combattu cette opinion. Voici comment elle est citée par M. Dequesne :
« Aussi, l’honorable M. Dubus, en répondant à M. Lebeau, a-t-il dû trancher la difficulté et se réfugier derrière une prétendue nécessité qui autoriserait la transgression du pacte fondamental. Il n’en pouvait être autrement ; dès qu’on exagère les droits de l’un, on exagère les droits de l’autre. Ce qu’on gagne d’un côté, on le perd de l’autre. »
M. Dequesne. - Lisez le reste. Mes paroles n’ont pas, dans mon opinion, le sens que vous leur donnez.
M. Dubus (aîné). - Je lis le passage où on rappelle mon opinion, et je le comprends comme tout le monde, à savoir que j’aurais parlé d’une nécessité qui autoriserait la transgression du pacte fondamental.
Or je proteste que je n’ai jamais dit cela, ni rien qui approche de cela. Je considère cette assertion comme une hérésie constitutionnelle, et si j’avais eu le malheur de la prononcer, je crois en devoir demander pardon à la chambre et au pays.
Je vais mettre sous les yeux de la chambre les paroles que j’ai prononcées ; car je ne puis permettre qu’on les dénature à ce point. Il est facile de se donner raison quand on se permet de pareil les libertés.
Voici comment je m’exprimais d’après le compte-rendu :
« Je veux combattre la doctrine de l’honorable M. Lebeau.
« Selon lui, nous ne pouvons, nous pouvoir législatif, engager les chambres futures. C’est une erreur qui sera reconnue par chacun de vous, si vous considérez qu’en admettant ce principe, nous ne pourrions voter une loi d’emprunt, car nous enchaînerions les législatures futures.
« Il faut qu’un marché tel que celui qui fait l’objet de notre discussion soit ratifié pour lier l’Etat. S’il était ratifié, l’Etat serait lié pour tout le terme pour lequel il est conclu.
« Si la doctrine de l’honorable membre était admise, il ne serait plus possible d’administrer même avec le concours des chambres, Car l’on ne pourrait voter une loi qui engagerait l’Etat pour une série d’années. Tous les ans, il faudrait remettre en question si l’on admettrait les intérêts de l’emprunt, la dette constituée de l’Etat. Une pareille doctrine est inadmissible. Je vous prie de considérer quelle en serait la conséquence. Après une année d’exécution, un simple vote de la législature ferait tomber le marché et en arrêterait l’exécution, sans engagement pour l’Etat et sans aucuns dommages-intérêts pour la compagnie. »
Je demande s’il y a rien dans ces paroles tendant à dire qu’il est des cas de nécessité autorisant des transgressions au pacte constitutionnel.
M. Dequesne. - Vous m’avez mal compris.
M. Dubus (aîné). - J’ai compris vos paroles comme chacun les comprendra. Si elles ont un autre sens là-dessous, je l’ignore. Mais il m’importait de rectifier le fait qu’elles énoncent, d’après leur sens apparent.
A cette occasion, je dirai quelques mots sur la question constitutionnelle, soulevée par cet honorable membre, et je crois qu’il est indubitable que les ministres n’ont pas le pouvoir d’engager le vote de la chambre pour l’exécution d’un traité qui nécessite une dépense. Du moment qu’il résulte d’un traité que l’Etat est grevé, il faut l’assentiment de la chambre. A défaut de cet assentiment, le gouvernement peut sans cesse forcer la main à la chambre, et la contraindre à voter des dépenses considérables ; il lui suffira de dépenser, de contacter d’avance.
Ces principes n’avaient, je crois, jamais été contestés dans cette enceinte avant le marché Félix Legrand. Je ne pense pas qu’avant ce malencontreux marché, personne se soit avisé de mettre cette thèse en doute. L’honorable membre, pour la combattre, s’était bien moins attaché à nos principes constitutionnels qu’aux principes de comptabilité suivis dans un Etat voisin. Mais ce n’est pas là que nous devons chercher nos règles ou nos exemples. Je crois qu’en matière de principes constitutionnels nous valons mieux que ces voisins-là, et que c’est dans notre charte constitutionnelle et dans les anciens principes constitutionnels de notre pays que nous trouverons les meilleures règles à cet égard.
Quel était l’ancien droit constitutionnel de notre pays ? Que l’on ne pouvait engager le pays sans l’assentiment des états provinciaux. C’état là la première de nos libertés, ce que l’on appelait alors des privilèges. Les souverains étaient obligés de respecter nos droits constitutionnels. Quand ils ne les ont pas respectés, le sang a coulé ; il y a eu des martyrs de la liberté du pays.
Ces principes qui étaient l’ancien droit du pays résultent, on vous l’a démontré, de plusieurs articles combinés de notre charte constitutionnelle. On vous a fait voir combien il serait déraisonnable de reconnaître qu’un ministre ne peut dépenser sans avoir obtenu un crédit, et que cependant il pouvait, en contractant des marchés, forcer la chambre à accorder des crédits. Mais, dit-on, je trouve ce droit inscrit dans l’art. 29 de la loi fondamentale, Que dit cet article ? Il porte :
« Art. 29. Au roi appartient le pouvoir exécutif, tel qu’il est réglé par la constitution. »
S’il n’y avait dans l’article que ces mots « au roi appartient le pouvoir exécutif, » le système du préopinant ne devrait pas encore prévaloir, car ce système reviendrait à dire non plus que le pouvoir exécutif serait institué pour examiner les actes du pouvoir législatif, mais que le pouvoir législatif est institué pour exécuter les ordonnances des ministres.
Le ministre rend une ordonnance par laquelle il accepte un marché, et nous n’aurions plus qu’à l’exécuter. De sorte qu’au ministre appartient le pouvoir législatif, et nous serions, nous, pouvoir exécutif.
Mais l’art. 29 ajoute : « tel qu’il est réglé. » Le pouvoir est réglé par la section 1ère du chapitre II du titre 3, où, après avoir énuméré tous les pouvoirs du Roi et avoir dit jusqu’où la constitution les a étendus, on a eu la précaution d’ajouter un article portant :
« Art. 78. Le Roi n’a d’autres pouvoirs que ceux que lui attribuent formellement la constitution et les lois particulières, portées en vertu de la constitution même. »
Ainsi l’argumentation du préopinant est une véritable pétition de principe. Il dit : « Je trouve dans l’art. 29 que le Roi a le pouvoir exécutif. » Mais il ne recourt pas aux articles qui définissent le pouvoir exécutif et en déterminent les attributions. Il n’a essayé de trouver l’attribution qu’il a indiquée dans aucun des articles où il est question de la prérogative du Roi.
Ainsi, d’après notre constitution, non seulement aucun article n’attribue au pouvoir exécutif la prérogative exorbitante dont le préopinant la gratifie, mais il en résulte au contraire formellement qu’un ministre ne peut dépenser qu’autant qu’on lui a ouvert un crédit. Notre constitution va plus loin ; elle porte que nous ne votons les lois (les lois de dépenses comme les autres) qu’article par article. Nous avons le droit d’amender, de diviser les articles. Nous avons dans l’intérêt du peuple qui nous a envoyé ici, la prérogative d’introduire dans les dépenses autant de spécialités que nous jugeons convenable. Ce sont donc les ministres qui exécutent nos lois, au lieu que la chambre exécute leurs ordonnances.
Toutes ces garanties inscrites dans notre constitution ne s’élèvent-elles pas de plus contre le système, que je considère comme insoutenable, du député auquel je réponds ?
Mais, on ne s’en est pas tenu là. Après avoir posé toutes les règles, on a considéré qu’il valait mieux prévenir le mal que le laisser arriver, et chercher seulement les moyens de le réprimer ; on a institué une cour des comptes, et on l’a chargé de tenir, en quelque sorte, la clef du trésor et de ne pas laisser en sortir un écu, à moins qu’il n’ait été dépensé de la manière prescrite par les lois de finances.
Voilà certes une précaution remarquable. Eh bien, dans le sens de l’honorable membre c’est là tout à fait la « précaution inutile. » Selon lui, un ministre, qui n’a pas obtenu de crédit pour les dépenses qu’il voulait faite, pourra obtenir de la cour des comptes un mandat de paiement pour acquitter la dépense, pourra faire la dépense et ainsi engager l’Etat. A défaut de la cour des comptes ce sera un tribunal qui viendra forcer l’Etat à payer. Voilà les doctrines subversives qui résultent du discours que vous avez entendu.
Était-ce ainsi qu’on l’entendait au congrès ? non, sans doute. Le congrès qui a fait la loi organique de la cour des comptes, l’a faite d’après le principe qu’il vaut mieux prévenir un malheur que d’avoir à chercher les moyens de le réparer. Il y a plus, ce principe a été proclamé que l’Etat ne peut être engagé sans le consentement des chambres ; il a été proclamé dans le congrès, et cela à propos de la discussion relative à la prérogative royale. Il s’agissait de l’article de la constitution qui attribue au roi le pouvoir de faire des traités, dont le deuxième paragraphe n’était pas conçu d’abord comme il l’est maintenant. Un honorable membre ayant remarqué que par le moyen d’un traité, le roi pourrait grever l’Etat sans l’assentiment des chambres, proposa un amendement qui a été admis ; et c’est cet amendement qui a amené la rédaction du deuxième paragraphe de l’article dont il s’agit : « Les traités de commerce ou ceux qui pourraient grever l’Etat, ou lier individuellement les Belges, n’ont d’effet qu’après avoir reçu l’assentiment des chambres. »
Lors de la discussion de ce paragraphe, un membre du congrès ayant élevé des doutes sur la portée de ces mots, « grever l’Etat, » et s’ils présentaient un sens assez précis (quant à moi, je le trouve suffisamment précis, je le trouve général), un autre membre du congrès voulait que l’on mît : « ne pourra reconnaître de dette à la charge de l’Etat. » Ces expressions eussent été plus précises, il est vrai, mais plus restreintes.
A cette proposition, qu’a-t-on répondu ? Que l’amendement était inutile, parce que les chambres votent le budget, et que par conséquent, on ne pouvait grever l’Etat sans leur assentiment. Vous voyez, messieurs, qu’on n’a pas attendu le moment actuel pour proclamer le principe dont il s’agit. C’est M. Lebeau qui a fait la réponse ; il disait alors : Quand le roi reconnaîtrait une dette de 20 millions, il ne pourrait en grever l’Etat, parce qu’on lui refuserait le subside pour la payer ; et il ajoutait que dans ce cas il n’y avait pas lieu à la responsabilité ministérielle, car on ne pourrait poursuivre un ministre comme coupable de concussion, mais comme fou. (On rit.) Ainsi ce serait un acte de folie que de croire qu’on peut grever l’Etat sans l’assentiment des chambres.
Le sous-amendement qui tendait à faire mention que l’on ne pouvait reconnaître des dettes à charge de l’Etat, n’a pas été déposé sur le bureau du congrès, parce que, d’après les explications données, le congrès le regardait comme superflu.
Un honorable membre a traité hier la question de la responsabilité ministérielle : sans examiner jusqu’à quel point son opinion est erronée, je dirai que nous n’avons qu’à savoir, dans la discussion actuelle, si le ministre avait le droit de faire le marché ou n’avait pas ce droit ; s’il en avait le droit, je ne vois pas en quoi sa responsabilité est engagée en faisant un marché dans les limites de ses attributions ; s’il n’en avait pas le droit, sa responsabilité n’est pas engagée non plus puisque l’acte est nul : il faut donc toujours savoir si l’acte est le résultat d’une bonne ou d’une mauvaise administration, parce que c’est là que la responsabilité est engagée. Nous votons une foule de crédits ; nous votons 90 millions divisés en un millier d’articles ; mais, dans les termes dans lesquels nous votons ces crédits, les ministres ne peuvent-ils pas en faire un usage tel, tout en se maintenant dans les limites de la loi, que la responsabilité ministérielle serait engagée, par suite de mauvais actes d’administration ? Je ne fais pas le moindre doute qu’un ministre ne peut engager l’Etat qu’en vertu d’un vote des chambres, et qu’il ne peut lier l’Etat pour plusieurs années, pour vingt ans. Mais, avec une loi qui autoriserait le marché, je crois que le ministre lierait l’Etat pour les vingt années tout entières, de la même manière qu’une loi d’emprunt lie l’Etat à toujours.
Sur ce point, je n’ai pas besoin de forcer les principes constitutionnels comme le suppose un honorable membre. La constitution veut que les impôts soient votés annuellement ; mais un emprunt n’est pas un impôt, car les impôts sont définis par le pacte constitutionnel : « une rétribution exigée des citoyens, au profit de l’Etat, » définition qui ne convient pas aux emprunts.
Si les ministres ne peuvent emprunter qu’en vertu d’une loi, c’est en vertu d’un autre principe constitutionnel qui veut qu’on ne puisse grever l’Etat qu’avec l’assentiment du pouvoir législatif. Il résulte évidemment de cette règle qu’on ne peut faire de marché pour vingt ans sans le vote des chambres.
Un honorable préopinant, sans combattre ces principes, du moins je le crois ainsi, a cependant cherché un grand nombre de considérations pour justifier le marché ; je lui dirai franchement que beaucoup de ces considérations m’ont paru étrangères à la question. Il s’est demandé si on se prévaudrait de l’illégalité du marché dans le cas où, au lieu d’être onéreux, il ne l’était pas : si le marché n’était pas onéreux, nous dirions : nous voulons bien l’adopter, et nous ferions chose utile. Et si nous ne voulons pas le ratifier, du moins moi, c’est qu’il est onéreux.
On a regretté, a-t-il dit, qu’on n’eût pas contracté sur d’autres bases avec Destombes ; alors on n’eût pas regardé le marché comme inconstitutionnel ; je dirai que si le ministre eût contracté sans l’assentiment des chambres le marché Destombes serait tout aussi illégal que le marché Legrand. Du moment que nous le trouverions favorable au trésor, nous le ratifierons, nous lui donnerions l’assentiment qui lui manque pour être valable. L’honorable membre doit bien avoir senti lui-même qu’il en est ainsi, car il a paru renfermer tout la question dans celle de savoir s’il est convenable oui ou non de refuser notre assentiment. Eh bien oui, messieurs, pour moi c’est là toute la question, et sur ce point, je le répète, on n’a pas réfuté suffisamment, pour changer ma conviction, les motifs donnés par la section centrale à la page 42 et suivantes de son rapport pour établir que, nonobstant les modifications apportées au marché, il n’en est pas moins toujours onéreux pour le trésor public.
L’honorable membre a soulevé une espèce de fin de non-recevoir contre l’exercice que la chambre ferait du droit qu’elle a d’examiner s’il y a lieu ou non de refuser son assentiment au marché ; il a dit surtout que l’adoption de l’amendement de l’honorable M. Pirson était une approbation tacite du marché : un vote dilatoire serait donc une approbation tacite ; ce serait à peu près comme si nous avions ratifié le traité. Il est bien possible que d’honorables membres qui combattaient l’amendement de M. Pirson aient exprimé la crainte que le vote de cet amendement pût être considéré comme une approbation implicite du marché, mais cela résulte-t-il des termes du vote tel qu’il a été définitivement rédigé, et cela était-il dans l’intention de ceux qui l’ont émis ? Car il ne faut pas interpréter le vote dont il s’agit d’après l’opinion de ceux qui s’y sont opposés, mais il faut plutôt rechercher quel sens a été donné à ce vote par celui qui l’a proposé et par ceux qui l’ont appuyé ; eh bien, messieurs, l’honorable M. Pirson entendait bien que la question resterait entière, et comme on soutenait que cela ne résultait pas suffisamment de l’amendement, M. le ministre des finances prit la peine de proposer un sous-amendement ; je crois qu’il a été écrit en tous termes dans la loi qu’il ne pourra résulter du vote de la chambre aucune approbation directe ni indirecte du marché ; il serait vraiment étrange qu’un vote portant expressément qu’il ne pourra être considéré comme approuvant directement ni indirectement serait un vote emportant approbation implicite ; dans ce cas on ne saurait plus que sont les expressions dont il faut se servir pour exprimer sa pensée.
Quant aux considérations tirées de la position dans laquelle se serait trouvée la compagnie Legrand vis-à-vis le ministre de la guerre, je vous avoue, messieurs, qu’à moi, député de la nation, qui suis ici pour faire les affaires du pays, cette considération ne me touche nullement : la compagnie Legrand s’est trouvée dans la position où elle s’est placée tout au moins par son imprudence. Fera-t-elle ou ne fera-t-elle pas des pertes ? je n’en sais rien ; mais ce qui est démontré, c’est qu’elle a voulu faire de très gros bénéfices ; et quelquefois, lorsqu’on veut faire d’énormes bénéfices, on se trompe. D’ailleurs, ce ne sont jamais des considérations personnelles à tel ou tel individu, à telle ou telle société, qui me détermineront, lorsqu’il s’agira d’un vote qui peut grever le pays, et le grever pour vingt ans ; je verrai l’intérêt du trésor, et rien que l’intérêt du trésor.
Mais, a-t-on dit, la société pourrait s’adresser aux tribunaux ; à cet égard on a déjà cité un de ses propres actes, postérieur à nos discussions du mois de juin dernier, et il paraît, par cet acte, qu’elle interprète la constitution comme nous l’entendons nous-mêmes ; du reste, c’est là une question de prérogatives de la chambre. Eh bien, lorsqu’on dira : Les tribunaux sont là ; allez-vous vous incliner et renvoyer aux tribunaux la question de savoir quelle est la limite de vos prérogatives ? Ce serait là reconnaître que le pouvoir judiciaire absorbe le pouvoir législatif.
D’autres membres rencontreront en détail les objections qui ont été faites contre la proposition de la section centrale. Je me bornerai, quant à moi, aux observations que je viens de vous présenter.
M. Jullien. - N’attendez pas de moi, messieurs, que j’entre dans tous les détails de la discussion relative à ces éternelles couchettes en fer, qui, comme vous le savez, n’ont pas été un lit de roses pour l’ancien ministre de la guerre. (On rit.) Après les nombreuses modifications qu’a reçues le traité primitif, après les sacrifices que s’est imposé volontairement la compagnie, je crois, messieurs, que je puis me borner à quelques observations principales que je soumettrai avec confiance aux lumières et à l’équité de la chambre.
D’abord, je pense qu’il n’est pas un seul d’entre nous qui ne reconnaisse comme un bienfait pour l’armée et pour le pays le système d’isolement qui a été introduit par l’ancien ministre de la guerre dans le couchage des troupes ; et ce bienfait est surtout sensible sous les rapports de la propreté, de la santé et de la moralité du soldat : sous le rapport de la santé, parce qu’il tend à prévenir des épidémies qui ont souvent désolé l’armée et se sont même étendues au-delà ; quant à la moralité, je n’ai pas besoin d’entrer dans des explications à cet égard.
Je n’ai pas assisté à la première discussion qui a eu lieu sur cet objet ; mais, en reliant tout ce qui a été dit dans la chambre et dans les différents écrits qui ont été publiés sur la matière, je me suis convaincu que les deux principaux griefs qu’on faisait valoir contre le marché, étaient d’abord, et à juste titre, les exactions que la compagnie pourrait se permettre contre les soldats, à raison des pertes ou dégradations d’objets de couchage ; en effet, il n’y avait à cet égard qu’un tarif ou règlement imparfait qui pouvait plus ou moins prêter à l’arbitraire de la compagnie ; eh bien, messieurs, par un arrêté qu’a pris le ministre de la guerre le 12 du mois d’août dernier, il a réparé entièrement ce grief ; si vous voulez vous donner la peine d’examiner le tarif que fixe cet arrêté, vous verrez que la compagnie elle-même est intéressée autant au moins que le soldat à empêcher les pertes ou dégradations, parce qu’elle n’en serait pas suffisamment payée. Voilà donc un des principaux griefs réparé.
Le deuxième grief, c’est qu’on n’avait pas fait pour compte de l’Etat l’acquisition des lits militaires ; ce grief est encore réparé ; la transaction du 18 août livre à l’Etat au bout de 20 ans la propriété des lits militaires pour leur valeur vénale.
Les principaux griefs, étant ainsi disparus, je suis étonné que la section centrale (à laquelle je rends d’ailleurs hommage pour le zèle qu’elle a montré pour faire obtenir à l’Etat des conditions meilleures), je suis étonné, dis-je, que la section centrale persiste dans ses premières conclusions, tout en reconnaissant les avantages que je viens de signaler ; je ne comprends pas surtout la proposition qu’elle fait, de donner à la compagnie Legrand la même indemnité qu’on a donnée aux régences : voyez, messieurs, si cela est juste. Je crois que c’est une erreur qui sera échappée à la section centrale ; car les régences fournissent seulement des bois de lit où les soldats sont couchés à deux, ces bois de lit avec les literies peuvent être évaluées à 125 fr., tandis que la compagnie Legrand fournit pour chaque homme une couchette de 135 fr., et fait ainsi une dépense plus que double ; il serait donc injuste de ne donner à la compagnie qu’une indemnité égale à celle que recevaient les régences, quand sa dépense est double et qu’elle procure en outre tous les avantages du nouveau système.
Je dis que je ne peux pas me rendre raison de ce qui a pu déterminer cette disposition ; mais enfin, messieurs, il faut cependant prendre les choses comme elles sont.
Je ne traiterai pas aussi longuement qu’on l’a fait les grandes questions de droit public, de droit constitutionnel, mais je m’attacherai surtout à ce qui va résulter de la décision que vous allez prendre.
Si l’on persiste à ne pas vouloir payer à la compagnie Legrand le prix qui a été convenu avec le ministre de la guerre, nonobstant tous les sacrifices nouveaux qu’elle a fait ; si dans son omnipotence la chambre vient à déclarer que le contrat est nul pour l’Etat, il devient nul aussi pour la compagnie ; dès lors, la société a incontestablement le droit de retirer son matériel, et si elle le fait, que devient le système d’isolement que l’on a voulu introduire pour le couchage de nos soldats ? Si les literies sont retirées, ne sera-t-on pas obligé de faire coucher les soldats chez les habitants jusqu’à ce qu’on ait monté un nouveau service ?
Ce n’est pas tout. La compagnie Legrand ne se bornera pas à retirer ses fournitures, elle intentera une action en dommages et intérêts, devant les tribunaux, parce qu’il y a aussi des tribunaux en Belgique ; elle intentera son action tant contre le gouvernement que contre le ministre de la guerre.
Mais voyons, messieurs, quelles peuvent être les conséquences de cette action ? Eh bien, la conséquence c’est que la compagnie Legrand demandera pour dommages et intérêts, d’abord tout ce qu’elle aura perdu et ensuite tout ce qu’elle aurait pu gagner, parce que vous savez aussi bien que moi qu’en droit c’est ainsi que se composent les dommages et intérêts.
Or, la compagnie commencera par réclamer les intérêts de son capital de 3 millions ; elle demandera ensuite la différence qui existera entre le produit de la vente de ses literies, et le capital qu’elle a dépensé pour les obtenir et si aujourd’hui ces objets étaient mis en vente, après avoir servi pendant un an, je vous le demande, messieurs, n’iraient-ils pas bien au-dessous du prix auquel les entrepreneurs se les ont procurés ? La différence en moins serait probablement de moitié.
Aussi, messieurs, si un procès a lieu, voila incontestablement quels seront les dommages et intérêts auxquels la société Legrand prétendra qu’elle a droit.
Mais, a dit un honorable préopinant, ce procès n’est pas à craindre, les tribunaux sauront trop bien distinguer où est l’obligation et où n’est pas l’obligation du gouvernement. Quant à moi, messieurs, qui ai aussi un peu l’habitude des procès, je crois que tout procès est à craindre, tant sont bizarres et discordants les jugements humains ! Quand même il n’aurait pas un fondement aussi solide que celui qu’on suppose dans ce procès, je dis qu’il ne faudrait pas moins chercher à l’éviter parce que c’est un procès, et qu’on ne peut pas savoir quelles considérations d’équité pourraient déterminer les juges.
Maintenant, messieurs, abordons franchement la question, ne reculons pas devant elle.
Le procès, dit-on, ne serait pas à craindre, et pourquoi ? parce qu’il n’existe aucun lien, aucune obligation de la part de l’Etat ni du ministre ; ainsi le procès ne serait fondé ni contre l’Etat, ni contre le ministre.
Ainsi donc, messieurs, un ministre de la guerre pourra appeler tout le pays à une adjudication publique de fournitures pour son gouvernement, il en fixera de la manière la plus solennelle les charges et conditions, les soumissions les plus avantageuses à l’Etat seront acceptées sans aucune réserve d’approbation ultérieure ; il y a plus, le contrat recevra un commencement d’exécution, les fournitures seront livrées et admises, l’Etat ou l’armée de l’Etat couchera dans les literies depuis plus d’un an ; et quand il s’agira de payer, on viendra prétendre que l’on ne doit rien, ou que ce qu’on voudra bien payer, et que le contrat n’est pas valable, parce que ni l’Etat, ni le ministre n’ont été liés par ce contrat !... Messieurs, je vous avoue que quant à moi, tout ce qu’il y a dans mon âme de sentiments d’équité se révolte contre une pareille prétention.
C’est là, dit-on, la conséquence du grand principe constitutionnel : que les ministres ne peuvent dépenser que ce qui est voté par les chambres. En thèse générale, ce principe est vrai ; mais si vous le poussez jusque dans ses extrêmes conséquences, vous allez tomber dans l’impossibilité et dans l’absurde.
Et en effet, l’Etat a ses obligations. Il est bien certain qu’une des principales obligations du gouvernement, c’est de nourrir, d’entretenir et de coucher le soldat ; eh bien, croyez-vous que l’obligation, de la part du gouvernement, de nourrir, d’entretenir et de coucher le soldat expire tout juste au 31 décembre de chaque année ? Croyez-vous qu’à l’expiration de chaque année le gouvernement ne soit plus obligé de faire le service de l’Etat ? Et si ses obligations n’ont pas cessé, si même elles ne peuvent cesser sans bouleversement, pourrait-il les remplir, si l’on poussait jusqu’à ses dernières conséquences le principe qu’on a invoqué ?
Vous ne pouvez, dit-on, obliger le gouvernement pour plus d’une année. Mais je répondrai encore que pour ce qui concerne le service du couchage des troupes, par exemple, l’adjudication pour un an serait impossible et en même temps ruineuse ; elle serait impossible, parce que si vous adjugez le couchage pour un an, la compagnie qui aurait été déclarée adjudicataire, aurait à peine les fournitures prêtes à l’expiration de l’année ; ruineuse, parce que les frais d’un pareil service, pour un entrepreneur qui n’aurait pas l’assurance de la continuation, seraient exorbitants.
Je reviens à une observation qui a déjà été faite, et quoi qu’en ait dit l’honorable M. Dubus, son raisonnement ne m’a pas convaincu. On a supposé les rôles changés dans l’affaire qui nous occupe, c’est-à-dire que la compagnie Legrand se serait trouvée dans une position à réclamer l’annulation du marché, parce qu’il lui aurait été onéreux ; croyez-vous, vous a-t-on demandé, que cette société eût pu venir dire à l’Etat : Le marché que j’ai conclu avec le gouvernement m’est onéreux, je n’en veux plus, et je soutiens que le marché est nul, parce que le ministre n’avait pas la capacité de contracter ?
Or, à cette hypothèque que répond-on ? Que pareille chose ne pourrait arriver, parce que la chambre, dans ce cas, aurait adopté le marché tel qu’il aurait été fait.
Je conçois très bien, messieurs, qu’en cherchant les intérêts de l’Etat, la chambre adopterait un traité qui serait avantageux au pays, quelque désavantageux qu’il fût pour les entrepreneurs. Mais encore une fois cela est-il juste ? Que faites-vous du contrat ? Le contrat, vous le savez, c’est le consentement de deux parties sur la même chose ; on dit en langue de droit : Consensus in idem placitum. Eh bien, si un contrat existait, pouvez-vous comprendre qu’il y avait une partie qui était engagée et une autre qui ne l’était pas ?
Je conçois très bien que si l’on avait inséré dans le cahier des charges comme condition que le marché ne deviendrait valable qu’après avoir obtenu la sanction des chambres, je conçois qu’alors les entrepreneurs n’eussent eu rien à dire, si le marché n’avait pas obtenu cette sanction, parce que le contrat n’eût existé que conditionnellement : mais quand les conditions du contrat ont été présentées comme devant être définitives, quand j’ai entendu m’engager sans réserve envers l’Etat, vous paraît-il juste que l’Etat puisse venir maintenant prétexter la prétendue incapacité de son ministre pour soutenir qu’il n’a jamais été lié ?
Mais poursuivons ; le contrat ne serait pas valable, parce que, dit-on, celui qui contracte doit savoir si la personne avec laquelle il contracte a capacité ou non pour contracter. Je le veux bien. Partant les entrepreneurs n’ont-ils pas le droit de dire qu’ils ont bien su avec qui ils contractaient ; qu’ils contractaient publiquement, coram popula, d’après toutes les formalités qui sont exigées pour les contrats les plus solennels, avec le ministre de la guerre se qualifiant et agissant comma mandataire et préposé de l’Etat ?
Mais, dit-on, le ministre avec lequel ils auraient contracté aurait agi en dehors de sa capacité et de sa responsabilité.
Je vous le demande, messieurs, qui connaît les limites de la responsabilité d’un ministre, responsabilité qui n’est pas même déterminée par une loi ? Je conçois très bien qu’on puisse objecter à quelqu’un qui se plaint d’un contrat, qu’il devait connaître la loi : cette obligation pour les particuliers est déjà très sévère sans contredit, mais peut-on se faire un argument contre quelqu’un d’une loi qui n’existe pas ? Or, il est incontestable que dans nos lois on ne trouve aucune disposition qui détermine les cas de capacité et de non-capacité, de responsabilité et de non-responsabilité d’un ministre.
C’était dans la jurisprudence de la chambre qu’il fallait chercher une règle de conduite ; eh bien, s’il faut chercher dans cette jurisprudence, toute la bonne foi est encore du côté de la compagnie. Consultons les antécédents de la chambre.
On a conclu il y a quelques années un marché autrement important que celui des lits de fer, le marché Hambrouck.
Ce marché avait été fait à huis-clos, comme marché d’urgence ; il avait été fait pour plus d’une année à des prix qui ont laissé des bénéfices énormes. Ce marché a excité dé vifs débats dans cette chambre ; ceux qui y ont assisté peuvent se le rappeler, et malgré toutes ses imperfections, malgré ses vices qui faisaient penser à ceux de la minorité que le contrat ne devait pas être ratifié, la chambre l’a trouvé parfait, l’a pleinement ratifié ; il a reçu une entière exécution. Je vous demande si, en présence d’un pareil précédent, vous pouvez punir une compagnie, qui a contracté au grand jour, d’avoir eu foi dans la capacité du ministre et dans votre jurisprudence.
On a dit, messieurs, que la compagnie elle-même avait reconnu en quelque sorte la compétence de cette chambre, de manière à s’interdire le recours aux tribunaux : j’ai pris la peine de lire la transaction qu’on a fait valoir pour soutenir ce moyen et la lettre du directeur de la compagnie, et je vous avoue que je n’ai rien trouvé de pareil, que je n’ai rien vu dans aucune de ces pièces qui empêchât la compagnie de recourir aux tribunaux, si elle s’y croyait fondée. A la vérité, la compagnie montre, par ces transactions, toute sa déférence pour la chambre ; mais c’est là une conséquence toute naturelle de sa position : le respect que l’on doit aux représentants du pays aussi bien que son intérêt lui dictaient cette conduite, mais elle ne fait en aucune manière abnégation du droit qu’a tout citoyen qui se croit lésé de recourir à la justice du pays. On ne peut donc tirer aucune fin de non-recevoir contre la compagnie de ce qui a été dit dans la transaction proposée par elle et dans la lettre qui l’accompagne.
Je partage tout à fait l’opinion de M. Lebeau sur ce qui aurait été avancé par l’honorable M. Fallon, que si l’affaire était portée devant les tribunaux, et qu’il intervînt au profit de cette compagnie un jugement en dernier ressort, qui condamnerait l’Etat à payer, la chambre aurait encore le moyen de faire respecter son autorité en refusant le crédit nécessaire pour acquitter les condamnations.
Je vous avoue, messieurs, que je suis étonné d’une pareille argumentation de la part d’un esprit aussi droit, aussi juste, aussi positif que celui de l’honorable membre. Pour moi, je déclare que je ne vois rien de plus subversif qu’une pareille idée, qu’un pareil principe.
Quoi ! parce qu’une compagnie qui se trouve en contestation avec le gouvernement, n’a pas réussi à faire sanctionner par la chambre un marché qui n’était pas soumis par le contrat à son approbation, aura recours aux tribunaux, à la justice du pays, l’Etat aura été condamné, et on verra la chambre s’interposer entre le citoyen et la justice, et dire au pouvoir judiciaire : Tu n’iras pas plus loin, ton arrêt ne sera pas exécuté !
Je suis fâche d’être obligé de le dire, mais c’est là de l’anarchie. Il est impossible que dans un gouvernement bien constitué, de pareilles choses arrivent sans amener un désordre complet.
Je conçois, je partage l’opinion de M. Fallon, si on voyait dans le pouvoir judiciaire une tendance à usurper le pouvoir législatif ; il serait alors tout naturel que ce pouvoir se mît en mesure de conserver ses droits et ses prérogatives, et d’empêcher l’usurpation. Mais recourir à de pareilles mesures dans un cas particulier et à l’occasion d’une contestation entre l’Etat et des particuliers, suspendre le cours de la justice, ce serait une chose exorbitante. Je ne pense pas que ce soit là le portée que M. Fallon a voulu donner à sa pensée.
Enfin, messieurs, on a parlé des obligations de l’Etat, et on les a assimilées à celles des mineurs (c’est la dernière observation que je me propose de présenter). Eh bien, en fait d’obligations du mineur, il est bon que vous sachiez qu’on ne restitue pas les mineurs contre leurs obligations, parce qu’ils sont mineurs, mais bien parce qu’ils sont lésés. C’est là encore un principe de droit. Plaçons-nous, messieurs, dans cette position du mineur, et faisons abstraction de ces grandes questions de droit public et de constitution sur lesquelles il est difficile de nous entendre, et voyons si en l’assimilant à un mineur, l’Etat est lésé par la convention passé par le ministre de la guerre avec la compagnie Legrand. Si j’en crois les calculs qui m’ont été transmis (la chambre peut remarquer que je suis en position d’avoir des renseignements de première main), si j’en crois, dis-je, les calculs qui m’ont été présentés, il est certain que cette compagnie ne retire que de 7 à 8 p. c. de son argent.
Si cela est vrai, je n’hésite pas à dire non seulement que ce n’est pas beaucoup, mais que ce n’est pas assez ; car toute entreprise qui ne rapporte pas 10 p. c., c’est une mauvaise entreprise, surtout si vous calculez toutes les chances à courir pendant 20 années, chances sur lesquelles peuvent influer tous les événements de la politique étrangère. Je ne pense donc pas qu’on puisse trouver que le marché soit onéreux. Sil y a quelques défectuosités, quelques irrégularités, dans la marche qu’a suivie le ministre dans ce contrat, il y a d’un autre côté des avantages qui compensent largement ces inconvénients.
C’est donc pour la chambre une raison d’équité et d’un intérêt bien entendu, en faisant abstraction de toutes ces grandes questions qui ne perdront rien de leur mérite, de ne pas porter atteinte au crédit du gouvernement, de ne pas lui faire perdre la confiance dont il a besoin, et de conserver intact un service dont la brusque cessation pourrait exciter les plaintes de l’armée ; c’est une raison, dis-je, pour repousser les conclusions de la section centrale et adopter le chiffre proposé par le ministre de la guerre. Quant à moi, c’est avec conviction que je voterai ce chiffre, et je croirai avoir rendu un service au pays et à un ministre que j’ai toujours estimé, en leur épargnant à l’un et à l’autre des procès qui auraient quelque chose de scandaleux et pourraient être, en outre, désastreux pour l’armée et pour les finances de l’Etat.
M. Brabant. - Messieurs, ce n’est qu’avec une grande défiance que je viens vous présenter quelques observations à l’appui des conclusions de votre section centrale. J’ai fait partie de la commission spéciale chargée de l’examen du marché des lits de fer et de la section centrale qui a examiné le budget de la guerre cette année, et quelque extraordinaires que puissent paraître les raisons que je vais donner, je crois en cette double qualité devoir les soumettre à la chambre. Si je me trompe, on voudra bien m’excuser, ce sera en fait de calculs : de plus habiles que moi se sont quelquefois aussi trompés.
Messieurs, comme on l’a fait jusqu’à présent, je crois qu’il y a deux questions à examiner relativement au marché qui vous est soumis. Ces questions les voici : l’Etat est-il obligé par le contrat passé entre le ministre et la compagnie Legrand, c’est-à-dire le ministre avait-il pouvoir de contracter dans l’espèce ? En supposant cette question résolue négativement, est-il de l’intérêt du pays de se prévaloir de la nullité ; le tort est-il assez considérable pour que l’on porte une atteinte assez grave à la fortune d’un assez grand nombre de particuliers ? Sur la question de légalité, messieurs, il me semble qu’il est une manière de présenter la chose, où mon honorable voisin lui-même reconnaîtra que le ministre avait complètement excédé ses pouvoirs. La voici : pour le couchage de la troupe le ministre de la guerre a contracté une obligation qui est de payer annuellement pendant vingt ans une somme de 431,391 fr. Si, au lieu de s’engager, d’engager l’Etat à payer cette somme annuellement, il avait contracté un emprunt représentant précisément la somme dont il s’agit, si, au lieu d’une annuité de 431,391 fr, il avait contracté un emprunt de 5,376,000 francs, somme qui répond précisément à celle qui devrait être payée annuellement, pour un emprunt contracté à 5 p. c. et remboursable en 20 ans,, croyez-vous que vous auriez pu approuver un emprunt semblable, quels que fussent du reste les avantages qui en résultassent pour la nation ? croyez-vous, messieurs, que malgré la faveur avec laquelle on se porte pour souscrire dans toutes les opérations présentées aux spéculateurs, croyez-vous qu’il se fût présenté beaucoup de souscripteurs pour cet emprunt contracté sans autorisation de la législature ? Eh bien, l’opération, est évidemment la même. Tous les financiers vous diront que 431,391 francs pendant 20 années représentent un capital de 5,376,000 francs à l’intérêt de 5 p. c. et amortissable en 20 années.
Inutile, je crois du moins, d’entrer dans les questions qui ne sont pas relatives à ce point.
Je ne crois pas que personne dans la chambre puisse dire qu’il est de l’essence du pouvoir exécutif ou de l’essence du pouvoir administratif de contracter sans vous consulter un emprunt qui devait procurer de grands avantages au pays, un emprunt qui devait améliorer considérablement la position du soldat. Mais, messieurs, supposons que le ministre de la guerre, au lieu de faire le marché que nous examinons en ce moment, que le ministre de la guerre eût fait cette opération que je regarde comme souverainement illégale, et que chacun de nous, je crois, considérera comme souverainement illégale ; supposons que le ministre de la guerre ait fait ou par lui-même ou par son collègue le ministre des finances, un emprunt de 5,376,000 francs, avec obligation d’en payer l’intérêt à 5 p. c., et de le rembourser endéans les 20 ans, je dis qu’il aurait fait une opération beaucoup plus belle que celle qu’il a faite en contractant son marché des lits de fer.
Pour cela je vais vous indiquer l’emploi qui aurait été fait de cet emprunt ; je l’indiquerai, non pas d’après des données que j’imaginerai, mais d’après des données que je trouve dans les discours et dans les écrits de l’auteur du marché.
Je suppose donc qu’on ait contracté un emprunt de 5,376,000 fr.
D’après l’énoncé de M. le général Evain (page 14 du recueil de ses discours), la compagnie a dû dépenser pour l’établissement de son service 2,660,000 fr.
Resterait donc disponible 2,710,000 fr.
J’aurais fait servir cette somme à tous les besoins ultérieurs du service. Voici comment : J’aurais ces 2,710,000 fr. remboursables en 20 annuités. Ces annuités m’auraient donné une somme de 216,800 fr., que j’aurais eu à toucher chaque année. J’aurais prélevé d’abord sur cette somme celle destinée annuellement au lavage des draps de lit, au foulonnage des couvertures, au rebattage des matelas, etc., enfin à tout ce qui est nécessaire pour l’entretien d’une fourniture de literie. A combien évaluerai-je cette dépense ? Je prends mon évaluation à la même page 14 du recueil du discours. Elle est de 102,800 fr.
Reste donc disponible 114,000 fr.
Voilà une somme, non pas que gagne la compagnie, car elle a des administrateurs et des locaux à payer ; mais certainement ces frais d’administration et de locaux sont plus considérables pour la compagnie qui a contracté qu’ils ne le seraient pour le gouvernement. Le gouvernement a des administrateurs dans toutes les places de garnison ; il a des officiers comptables ; et il n’y aurait pas pour cela un surcroît considérable de besogne. L’indemnité, le supplément de traitement à leur allouer pour surcroît de besogne serait loin d’atteindre la somme nécessaire à la compagnie pour faire face à cette nature de dépenses.
Les locaux ? Le gouvernement a des locaux dans beaucoup de villes. Dans les autres, les régences sont obligées de fournir les locaux nécessaires pour les magasins des corps.
Ainsi ces 114,000 fr. je les réduis, si vous voulez, pour avoir une somme ronde, à 100,000 fr., que l’Etat aurait bénéficiés dans ce cas.
Si je m’en tiens à la supposition de 114,000 fr., je trouve qu’au bout de 20 ans avec ce système d’opération, non seulement l’Etat est propriétaire et a servi constamment l’intérêt de l’emprunt ; mais encore nous nous trouvons avoir épargné (en entassant les intérêts) 3,762,000 fr.
Mais, nous dira-t-on, vous avez oublié que des fournitures ne durent pas 20 ans, qu’il y a des remplacements à faire. Eh bien, j’entre dans cette supposition, toujours sur les données de l’honorable général. Dans la dernière brochure qui nous a été distribuée, je vois à la page 8 que la compagnie est obligée de prélever 3 p. c. pour faire face au remplacement périodique des effets usés et suppléer à la moins-value à la fin du marché afin de retirer le montant du capital engagé. Ce capital qui n’est pas précisément engagé est évalué à 3 millions.
L’intérêt de 3 p. c est donc de 90,000 fr.
Cette somme est déduite de celle de 114,000 fr.
Reste donc disponible 24,000 fr.
Et cette annuité de 24,000 fr. me représente, au bout de 20 ans, une somme de 792,000 fr.
Mais alors l’Etat se trouve propriétaire d’un matériel que je suppose valoir ce qu’il coûte à la compagnie, c’est-à-dire 2,666,000 fr.
Total, 3,458,000 fr.
Voilà ce que vous auriez au bout de 20 ans si on avait contracté un emprunt illégal. Voilà ce que vous n’aurez pas en maintenant le marché non moins illégal qui a été contracté.
Réduisez cela à une dépense annuelle, vous trouvez que c’est 100,000 fr. que nous payons de plus chaque année pour avoir affaire à une compagnie, que pour avoir affaire au gouvernement.
Mais, nous dira-t-on, l’Etat est mauvais administrateur. Je ne suis pas de cet avis. Il est des opérations que l’Etat fait mal. Mais il est des opérations que l’Etat peut faire aussi bien que qui que ce soit.
Ce qui est à craindre dans cette opération, nous disait-on, c’est la mauvaise volonté du soldat et l’usure extraordinaire qui en résulterait. Mais vous aurez les retenues pour dégradations qui pourront s’opérer sur la literie comme sur l’armement et fourniment livrés pour une certaine durée, par l’Etat, au soldat ; vous avez la crainte des peines de discipline, de peines plus rigoureuses même : de peines correctionnelles et criminelles, pour le soldat qui se livrerait à des excès contre la propriété de l’Etat.
Les entrepreneurs, après qu’ils auront été remboursés, laisseront dormir tranquillement le contrevenant et le délinquant, tandis que l’Etat aura deux moyens de réprimer le soldat qui mésurera des objets qui lui auront été fournis.
Cette somme de 100,000 fr. opérera-t-elle pour l’Etat une lésion suffisante pour que, dans la supposition où le marché aurait été contracté sans pouvoirs, l’Etat se prévalût de la nullité de l’entreprise ? Je le pense ; je crois que nous ne devons pas payer 400,000 fr, lorsque nous pouvons ne payer que 300,000 fr., d’autant plus qu’après avoir payé 300,000. fr. pendant vingt ans nous aurons ensuite une dépense moins considérable à faire.
Ainsi mon opinion est que le marché est illégal, qu’il grève outre mesure l’Etat. Il m’est donc impossible d’y donner mon assentiment.
Maintenant quelles seront les conséquences de cela ? Je laisserai à des gens plus habiles que moi à traiter cette question de droit ; qu’ils disent si l’action qui peut être intentée par la compagnie Félix Legrand, soit à l’ancien ministre de la guerre personnellement, soit au ministre de la guerre comme représentant l’Etat, a quelque chance de succès devant les tribunaux.
Je regrette qu’une erreur administrative nous ait conduits à devoir prendre une mesure aussi extraordinaire, aussi rigoureuse.
Je regrette particulièrement que cette mesure tombe sur un homme pour qui j’ai la plus profonde estime, pour un homme de l’amitié duquel je me tiens fort honoré, un homme à qui, comme Belge, j’ai voué une reconnaissance éternelle.
Mais si je suis l’ami du général Evain, je suis encore plus l’ami des intérêts de mon pays.
Si une action contre lui devait avoir des suites fâcheuses, je n’hésiterais pas à les prévenir en raison des grands services qu’il a rendus à la Belgique, je n’hésiterais pas à voter les conséquences de ce marché, à accorder un bill d’indemnité au général Evain, et ce qui par suite d’un jugement devrait retomber à sa charge, à le faire retomber sur la nation.
Je suis fâché des conséquences rigoureuses qui résultent de l’examen que j’ai fait relativement à la compagnie Legrand, et sur laquelle votre résolution tomberait si mon opinion prévalait. J’ai fait partie de la commission chargée de l’examen de cette affaire des lits, et je me suis trouvé plusieurs fois en présence de la plupart des actionnaires, fondateurs de cette société ; il en est résulté pour moi la conviction que ces hommes avaient contracté avec la plus grande loyauté. Toutefois je ne crois pas que les conséquences en soient aussi fâcheuses pour eux qu’on le suppose ; car il est possible d’arriver à un accommodement dont l’effet serait seulement de diminuer leurs bénéfices.
M. Dumortier. - Messieurs, l’honorable orateur qui a ouvert la discussion aujourd’hui a prétendu tirer argument des paroles que j’ai proférées l’an dernier dans la discussion qui nous occupe : il est vrai que l’an dernier, dans une circonstance analogue, j’ai dit à la chambre que, dans mon opinion, il était de beaucoup préférable de trancher alors la question ; la chambre n’a pas partagé cet avis et a cru qu’il fallait laisser un délai au gouvernement, afin qu’il prît des mesures favorables au trésor public et aux soldats ; l’honorable membre a dont tort, suivant moi, d’invoquer l’opinion que j’ai émise alors, puisqu’elle n’a pas triomphé.
L’honorable orateur qui a ouvert hier la discussion a contesté à la chambre le droit d’intervenir dans la question qui nous occupe ; je pourrais m’abstenir de lui répondre et me borner à lui faire remarquer que lui-même, l’année dernière, en votant comme pis-aller la proposition qui a été admise, il a reconnu implicitement au pouvoir législatif le droit d’annuler le marché : par conséquent le discours de l’honorable membre est une guerre déclarée à son vote de l’année dernière. Vous voyez qu’il ne faut pas beaucoup d’arguments pour réfuter une opinion contraire au vote de la législature.
Cet orateur reconnaît que nous avons le droit de voter les voies et moyens, mais que nous n’avons pas ce droit pour les dépenses ; qu’en votant les dépenses nous ne faisons que voter a priori la loi des comptes ; mais si nous avons le droit de voter les voies et moyens, la chambre, en ne votant pas ce budget, arriverait toujours à son but, celui d’empêcher des dépenses onéreuse à l’Etat ou illégalement consenties. De quelque manière qu’on se retourne il faut que nous adoptions des dépenses pour qu’elles soient faites.
Je n’en dirai pas davantage sur l’opinion du préopinant, dont les théories peuvent convenir aux gouvernements absolus, et ne peuvent souffrir l’examen dans un pays constitutionnel comme la Belgique.
Cependant j’ai été étonné d’entendre dire au député de Bruxelles qui a pris la parole aujourd’hui que le ministre aurait pu lier la chambre, et que pour cela il lui suffisait de venir avec un nouveau contrat requérir la chambre de l’exécuter...
M. Lebeau. - Je n’ai pas dit un mot de cela !
M. Dumortier. - Je ne pense pas que jamais un ministre puisse requérir la chambre d’exécuter un contrat...
M. Lebeau. - Le ministre peut requérir de la compagnie l’exécution du contrat qu’elle a consenti.
M. Dumortier. - je crois que le ministre aurait mauvaise grâce de venir demander à la compagnie l’exécution du contrat quand la chambre refuse l’allocation ; après le vote négatif de la législature, le ministre ne peut requérir quoi que ce soit.
Maintenant j’examinerai la question des lits de fer au fond, et il me sera facile de démontrer en peu de mots combien le marché est onéreux. Il faut que les membres qui ne faisaient pas partie de la chambre lors de la première discussion, connaissent les faits.
Un arrêté de 1816 accordait 16 fr. 49 centimes pour le couchage de chaque soldat par année. (Par le marché Legrand, ce couchage coûterait 20 fr. 50 c.)
La somme de 16 fr. 49 c. était allouée aux corps et entraînait de grands abus ; on a voulu y porter remède.
Par une circulaire du 2 juillet 1834, le ministre fit aux villes qui tiennent garnison la proposition d’entreprendre le couchage du soldat, à raison de 5 centimes par jour, ce qui fait 18 fr. 25 c. par an (quoiqu’on veuille payer 20 fr. 50 c. à la compagnie Legrand), et à la condition que les villes ne toucheraient rien pour les jours où le soldat ne coucherait pas. Beaucoup de villes ont accepté la proposition ministérielle ; d’autres l’on refusée ; ce n’est pas qu’elles voulussent les 18 fr. 25 c. ; elles eussent été satisfaites avec une indemnité de moitié ou du tiers pour la non-occupation des lits, et alors elles eussent accepté le marché.
D’un autre côté, le gouvernement mit en adjudication les lits militaires. Deux propositions furent faites. Par l’un l’on demandait l’entreprise des lits militaires, moyennant 17 fr. 97 c., par soldat et par an ; par l’autre on demandait cette entreprise, moyennant 20 fr. 50 c. par an et par soldat ; vous croyez qu’en présence de chiffres si différents, le ministre aura préféré le chiffre le moins élevé ; eh bien, il n’en a rien été, le ministre a adjugé l’entreprise au chiffre de 20 fr. 50 c.
C’est là un grand grief que nous avons eu contre le ministre ; nous avons demandé comment on pouvait léser le trésor en acceptant la soumission la plus élevée.
La différence d’une soumission à l’autre est de 2 fr. 53 c., laquelle multipliée par 20,000 soldats forme une différence annuelle de 56,600 fr. Et comme le ministre avait annoncé l’intention d’appliquer ce système de couchage à 46,000 hommes, la différence, par année, aurait été de 125,000 fr. environ. Vous comprenez combien le trésor aurait été grevé.
Il y a donc eu, dès l’origine de cette affaire, lésion pour le trésor public. Et comme il y avait de plus illégalité dans le marché, il était tout naturel que la chambre intervînt pour examiner l’affaire.
On a comparé le prix du couchage en Belgique avec le prix du couchage en France. En France, où tous les éléments du couchage sont de 25 p. c. plus chers qu’en Belgique, le couchage se fait à raison de 15 fr. 24 c. ; ainsi en Belgique il a été consenti à un taux plus élevé de 5 fr. 36 c. qu’en France. Il est vrai que les couchettes sont fournies en France par l’Etat, ce qui n’a pas lieu chez nous.
Mais, avec une somme de 300,000 fr. employée en achats de couchettes, à raison de 15 fr ; chacune, on pouvait opérer comme en France.
Et puisque les effets qui composent un lit coûtent mois cher d’un quart en Belgique qu’en France, il s’ensuit qu’en Belgique on aurait pu avoir pour 12 francs le couchage qui coûte 15 fr. 24 c. en France.
Mais bornons-nous à la différence de 5 fr. 36 c. existant entre le couchage français et le couchage de la compagnie Legrand, et voyons ce qui en résulte.
La différence pour un soldat était de 5 fr. 36, pour 20 mille soldats, elle sera de 107,200 francs par année ; et comme le marché est pour 20 années, la différence totale sera de 2,144,000 fr.
Si le couchage était accordé pour 46,000 hommes, la différence serait de 4,931,200 francs, c’est-à-dire près de cinq millions. De manière qu’en dépensant 300,000 fr. en couchettes, on pourrait faire une économie de cinq millions sur les couchages de 46,000 hommes, toujours en supposant que le couchage soit porté au taux de 46,000 hommes.
Vous voyez donc, messieurs, combien nous avons de motifs de nous plaindre de la lésion dont le trésor public a été victime dans cette circonstance ; c’est une chose incontestable.
On a voulu laisser au ministre le temps d’introduire dans le marché des modifications, non seulement dans l’intérêt des soldats, mais aussi dans l’intérêt du trésor public ; les modifications dans l’intérêt du soldat ont été, vous le savez, admises, mais celles qui avaient pour objets de garantir les intérêts du trésor ont été entièrement écartées, et sous ce rapport vous vous trouvez toujours en présence des mêmes faits que l’an dernier, faits qui consistent en ce que deux adjudicataires se sont présentés : que l’un offrait de coucher les soldats à raison de 17 fr. 97 c., et l’autre, à raison de 20 fr. 50 c. ; que la préférence a été donnée à celui qui demandait le prix le plus élevé. En présence de ces faits, messieurs, il est impossible que nous donnions notre assentiment au marché. Je voterai donc purement et simplement pour les conclusions de la section centrale.
M. Lebeau. - Je n’accuse en aucune façon la bonne foi de l’honorable préopinant, mais je suis en droit d’accuser sa mémoire ; je n’ai pas dit que l’on pourrait aujourd’hui invoquer, à tort ou à raison, l’exécution du marché, par le seul fait du vote émis l’an dernier par la chambre ; je n’ai pas dit que ce vote crée un droit, ni pour le ministre ni pour la compagnie Legrand, contre la chambre ; je me suis borné à faire valoir, en faveur de cette compagnie, des considérations d’équité, résultant de faits auxquels elle ne pouvait pas se soustraire. Si j’avais dit quelque chose de semblable à ce que me prête l’honorable membre, ce serait évidemment contre ma pensée, et ce serait contraire à toute la contexture de l’argument que je faisais valoir.
(Moniteur belge n°69, du 10 mars 1837) M. le ministre de la guerre (M. Willmar). - Messieurs, comme la plupart des honorables membres qui ont pris la parole dans cette discussion, j’ai payé mon tribut à l’espèce de fatalité qui semble la dominer ; je me suis engagé dans la discussion, et je puis dire la réfutation, des nombreuses assertions de la section centrale ; et j’aurais dû vous occuper de cet objet pendant plusieurs heures ; mais au point où la discussion est arrivée, je crois pouvoir, en me référant aux discours qui ont été prononcés depuis l’ouverture de la discussion par d’honorables membres entre autres par MM. Lebeau, Milcamps et Jullien, me borner à m’attacher à quelques points saillants d’équité et de pratique qui serviront de base aux conclusions auxquelles j’arriverai. Cependant, je crois devoir au préalable répondre à quelques-unes des assertions qui viennent d’être mises en avant.
Suivant l’honorable M. Dumortier, on aurait pu avoir les couchettes à raison de 15 francs.
M. Dumortier. - Le modèle français.
M. le ministre de la guerre (M. Willmar). - Ce modèle doit être repoussé ; je puis à cet égard invoquer ma propre expérience et celle de l’honorable rapporteur de la section centrale ; ce modèle existait lorsque M. Desmaisières et moi étions à l’école polytechnique, et je puis déclarer que pendant toute la saison d’été, la plupart d’entre nous prenaient leurs matelas et allaient se coucher dans les corridors ou ailleurs pour échapper aux punaises dont les planches de nos couchettes étaient infectées ; c’est précisément cette incommodité très grande qui a forcé mon prédécesseur à renoncer aux couchettes en bois et à livrer au feu une grande partie de l’ancien matériel.
Le système nouveau, proposé par l’honorable M. Brabant, pourrait mériter un sérieux examen ; cependant, il y a dans ce système, quelques points principaux dont je crois qu’il est possible de faire sentir la défectuosité (permettez-moi cette expression). L’honorable M. Brabant prétend qu’en administrant lui-même tout le matériel, l’Etat pourrait coucher les soldats avec une somme de 100,000 francs de moins par an ; je vous avoue que je ne puis lui accorder cela : la responsabilité dont il aurait fallu charger les gardiens d’un matériel si facile à perdre ou à altérer aurait exigé une rétribution beaucoup plus considérable qu’on ne le pense généralement. Il est d’ailleurs à remarquer qu’en général le gouvernement ne serait pas un bon administrateur d’un matériel de cette espèce, les couchettes offriraient déjà des difficultés, mais certes les literies en offriraient de bien plus grandes ; aussi n’existe-t-il aucun pays, je pense, où l’Etat ait l’administration de tout le matériel du couchage des troupes.
On a déjà dit qu’il y a dans l’administration de trop grands détails, qui détournent l’attention du ministre des affaires plus importantes ; que serait-ce donc si on lui imposait encore le soin de celle dont il s’agit ? Vraiment ce serait le rendre presque incapable de s’occuper des grands intérêts du pays.
Quelques honorables membres ont pensé qu’après avoir exécuté provisoirement le marché pendant quelque temps, conformément, je crois, au vote que la chambre a émis en 1836, il fallait faire des tentatives pour obtenir aux conditions du marché des changements qui le rendissent plus favorable aux intérêts de l’Etat ; ces tentatives ont été faites, messieurs, et je dois avouer qu’elles ont échoué. La compagnie Legrand a prétendu qu’il lui était impossible de réduire encore les bénéfices, la seule concession à laquelle elle a consenti à souscrire, c’est celle de la réduction à 290,000 fr. du prix de 325,000 fr. qu’elle avait demandé pour céder les couchettes à l’expiration du marché ; je ne sais pas, messieurs, s’il peut entrer dans les vues de la chambre d’admettre cette proposition ; je ne sais pas si elle peut vouloir voter maintenant une somme qui ne serait payée que dans dix-neuf ans, surtout lorsque l’art. 52 du cahier des charges offre à l’Etat la chance de devenir propriétaire de couchettes à un prix qu’on doit supposer raisonnable, puisqu’il est stipulé dans cet article que l’Etat pourra devenir propriétaire des couchettes, à dire d’experts.
Un honorable préopinant a signalé l’avantage qui résulte pour l’Etat de la faculté qu’il a de mobiliser les lits ; c est surtout dans les circonstances où nous nous trouvons que nous devons apprécier cet avantage : nous sommes sur le point d’apporter de grands changements dans la répartition des garnisons, et certes nous tirerons alors grand parti de la faculté de transporter les lits d’une place à l’autre.
Il est un autre point de la question sur lequel des faits nouveaux me permettent de jeter du jour ; on a mis en doute l’importance des frais d’entretien des couchettes. Eh bien, messieurs, il a fallu faire transporter 196 couchettes d’une place à une autre ; je me suis fait donner le relevé des dépenses qu’il a fallu faire pour remettre ces couchettes dans un état convenable lorsqu’elles furent à leur destination ; la somme était tellement élevée, qu’un transport semblable de la totalité des lits de la société coûterait plus de 15,000 fr. par an.
J’arrive aux considérations que j’ai à faire valoir en faveur de la proposition que j’ai faite dans le budget et par conséquent contre la proposition de la section centrale, que je regarde comme impliquant le rejet complet du marché, comme impliquant une sorte d’inféodation aux régences du couchage des troupes.
Nos troupes, messieurs, sont, sont tous les rapports, les plus heureuses que je connaisse ; leur existence matérielle est supérieure à celle de la plupart de celles des autres nations ; elles sont bien habillées, elles ont des rations de pain plus fortes, une paie plus forte ; il ne leur manque qu’une chose tout à fait essentielle : un bon coucher ; le coucher de nos troupes était vraiment détestable ; quand on entrait dans les casernes, on était révolté de voir les misérables grabats sur lesquels étaient couchés nos soldats qui ne sont point des volontaires, mais des hommes obligés de payer leur tribut pour la défense du pays. Non seulement le coucher lui-même était matériellement mauvais, mais les soldats étaient accouplés deux à deux dans ces grabats ; savez-vous, messieurs, qu’il était vraiment pénible pour quelques-uns d’entre eux d’être obligés d’avoir malgré eux un compagnon de lit ; c’était une espèce de supplice de Mésence.
Messieurs, il est certain qu’il y a des incommodités repoussantes dont il faut ainsi qu’un individu quelconque supporte tous les désagréments ; il est certain qu’il y a des maladies qui peuvent se communiquer, et que vous doublez ces maladies, en couchant les hommes deux à deux. Je ne parle pas de la question de moralité qui doit également frapper tous les esprits.
C’était donc un bienfait réel que l’introduction du système de couchage isolé, et ce bienfait, l’armée n’oubliera pas qu’elle le doit à l’honorable général Evain.
Maintenant, messieurs, ce marché qui a mis nos troupes en jouissance d’un aussi grand avantage, on l’a représenté comme onéreux à l’Etat ; et dans les différents calculs auxquels on s’est livré, en prenant dans deux soumissions différentes les conditions les plus favorables, on est arrivé à trouver que si l’Etat n’avait accepté que la soumission la plus favorable pour un des objets du couchage, et qu’il se fût rendu lui-même propriétaire des literies ; on a trouvé, dis-je, qu’alors il y aurait en définitive à payer au moins 27,000 fr. par an.
Mais l’honorable rapporteur de la section centrale a réduit cette somme à 16,000 fr. faisant observer qu’il ne fallait pas seulement supposer la jouissance d’un intérêt, mais encore l’amortissement d’un capital.
C’est donc à 16,000 fr. qu’on a réduit la somme que l’Etat devrait payer en plus pour procurer à nos soldats un couchage qui a été proclame comme un bienfait.
Aujourd’hui les conclusions de la section centrale ne sont pas tout à fait les mêmes. La section centrale évalue à 37,310 fr. la différence qui existe entre le prix du coucher du soldat « exploité », comme on l’a dit, par la compagnie Félix Legrand, et le prix qui serait payé si les conditions accordées à quelques régences pour le même objet, avaient été applicables à toutes les troupes.
Messieurs, je m’arrête à ce dernier chiffre, et je veux vous faire voir les conséquences qui en dérivent.
Je commence par dire que je fais abstraction des demi-fournitures, parce qu’elles font un double emploi avec les fournitures entières, et je suppose que nous avons 20,600 lits complets de la compagnie Legrand qui sont pour nous l’occasion de l’excédant annuel de dépenses qui vient d’être signalé. Je trouve, messieurs, que cette dépense fait par homme et par an une somme de 1 fr. 81 c. c’est-à-dire moins d’un demi-centime par homme et par jour. J’admets ici que tous les lits sont occupés ; et ils doivent l’être ; car la supériorité incontestable fera toujours à tout ministre de la guerre une véritable obligation de ne laisser, à moins d’une impossibilité absolue, aucun de ces lits inoccupés.
Je dis que pour moins d’un demi-centime par homme et par jour, mous avons obtenu pour nos troupes un système de couchage très bon, matériellement parlant et sous le rapport de la santé du soldat, et non moins avantageux sous le rapport des la moralité.
Je demanderai maintenant si, eu égard à ces avantages, on peut regarder le prix du couchage comme trop élevé ; s’il en était réellement ainsi, c’est-à-dire si le demi-centime environ de plus que le prix donné aux régences était un surcroît de dépensé trop grand, je serais obligé de soutenir alors que le loyer accordé aux régences est aussi beaucoup trop élevé, car la valeur des objets est certainement inférieure dans une proportion infiniment plus forte que cette augmentation du loyer annuel, et les frais d’entretien sont moindres à peu près de moitié.
Il est évident, messieurs, que toute cette différence de dépense provient uniquement de ce que le système que le gouvernement a introduit est celui du couchage isolé. Un lit des régences, occupé par deux hommes, et très imparfait sous tous les rapports, est payé à raison de 10 centimes par jour. Un lit à deux places de la compagnie Legrand, lit de fer, exempt, par conséquent, de la grande incommodité des punaises, lit garni d’objets de couchage de première qualité, ce lit nous coûte fr. 0,0808.
Ainsi, si vous aviez voulu adopter les lits à deux places pour toutes les troupes et que vous eussiez voulu faire coucher les soldats à deux sur d’excellentes fournitures, vous auriez donc, en acceptant le marché F. Legrand, gagné par jour près de 2 c. par lit, et, par conséquent, avec les 9,795 lits, vous auriez gagné 68,643 fr. 36 c., c’est-à-dire à peu près le double de ce que vous payez maintenant de plus pour coucher vos hommes isolément.
Messieurs, les honorables membres de la section centrale n’ont pas trouvé que le prix du loyer qu’on paie aux régences fût trop élevé. Bien loin de là, la section centrale a proposé l’adoption de ce loyer pour toutes nos troupes. Je dois donc admettre que le prix n’est pas trop élevé ; mais alors il est hors de doute que celui qu’on paie à la compagnie Legrand ne l’est pas davantage.
Si vous voulez maintenant considérer sous ce point de vue la question de savoir si ce système est onéreux à l’Etat, je crois que vous pourrez arriver à la conclusion que ce n’est pas le marché qui est onéreux, mais que c’est le système.
Or, le système, vous l’avez approuvé ; ce système est celui du couchage isolé, par conséquent, vous ne pouvez pas dire que le marché soit onéreux, puisqu’il ne comporte qu’une rétribution équitable, eu égard au système en lui-même.
Le second point qui a surtout dominé la question des lits militaires et celui du tarif ; la crainte que les troupes ne fussent exploitées a tellement dominé que l’assemblée que l’honorable rapporteur de la commission spéciale lui a surtout attribué l’exclusion qu’on venait donner au marché Legrand : Je lis en effet dans le numéro du il du 10 juin 1836, les paroles suivantes de M. Desmaisières :
« Ce n’est pas pour l’augmentation de ces 61/100 de centime, en elle-même, que nous trouvons que vous avez mal fait, dit-il, en interpellant le ministre de la guerre, c’est parce que vous avez posé des conditions telles que le soldat est frappé d’une manière vexatoire, pour le paiement des dégradations, et par là vous le placer dans une condition vraiment onéreuse, intolérable, révoltante même. »
Ainsi, messieurs, vous l’entendez, ce, n’est pas parce que les lits de la compagnie Legrand sont payés plus cher que les lits des régences que le rapporteur de la commission spéciale a proposé de ne pas adopter le marché, mais uniquement parce que le tarif des dégradations et pertes exposait le soldat, suivant lui, à des dépenses supérieures à ses moyens.
Messieurs, je vais vous exposer quelles sont les conséquences du tarif actuel.
Dans le rapport de la section centrale on a cité des chiffres élevés comme représentant la somme totale qui a été payée pendant une année pour les frais de réparation et de remplacement. Messieurs, il y a dans les gros chiffres un prestige auquel il ne faut pas céder trop vite ; mais il faut les sonder et se rendre bien compte au fond de ce qu’ils disent.
Les 10,000 fr. payés la première année pour pertes et dégradations, représentent un prix de fr. 1 50 par au ou de moins de 1/2 centime par jour.
En admettant comme applicable aux fournitures des régences les 6,202 francs 51 cent. dépensés pour pertes et dégradations des fournitures autres que celles de la compagnie Legrand, on trouve que ces frais montent à fr 0,60 par an, c’est-à-dire, un peu plus qu’un quart par homme et que moitié par lit du taux relatif aux lits de la compagnie Legrand. En envisageant cette dépense comme une sorte de loyer que le soldat paierait lui-même de son coucher, trouvez-vous que les avantages de ce dernier coucher ne valent pas cette différence, surtout dans les faibles proportions des deux dépenses à comparer ?
Je ne pense pas qu’on puisse hésiter sur la préférence à donner. Mais ce chiffre de 6,202 fr. 51 c. qui est cité dans le rapport de la section centrale comme représentant ce qui est payé pour les lits appartenant aux régences, a été payé pour tous les lits non appartenant à la compagnie Legrand, par conséquent pour les lits de régences qui ne sont pas garnis de fournitures complètes et pour les literies qui appartiennent encore au gouvernement.
Cette somme de6,202 fr. 51 c., en supposant les lits occupés pendant toute l’année, représente une dépense annuelle de 10,784 fr. 14 c.
Si dans ce chiffre on prend celui qui est applicable aux régences, pour lesquelles existe le traité en vertu duquel les fournitures sont payées à raison de 5 centimes par homme quand elles sont entières, et de deux centimes et demi quand elles ne le sont pas, alors on trouve qu’une somme de 9,087 fr. aurait été payée pour 9,391 lits ; je dois faire observer que je ne puis pas distinguer parfaitement ce qui dans ce chiffre appartient aux régences ; mais ce qui est certain, c’est que le nombre des lits appartenant aux régences qui ont traité avec le gouvernement est seulement de 7,875.
Et comme dans une de ces villes, il existe encore 1,000 demi-fournitures, en les assimilant à 500 fournitures entières, je trouve que le prix de 9,087 fr. payé pour frais de réparation et de remplacement, pendant une année, ne s’appliquerait qu’à 8,375 lits. Mais je veux laisser de côté cette petite différence, et je trouve alors qu’un lit a coûté 94 centimes pas homme et par an. Par conséquent voilà la différence que j’ai signalée tout à l’heure et à l’égard de laquelle j’ai demandé si elle pouvait être regardée comme un prix trop élevé : la voilà réduite d’un tiers.
Ce n’est pas tout ; le maximum de ce qui a été payé pour les lits de la compagnie Legrand, pour frais de réparations et de remplacement a été compté pour 142 lits du 5ème régiment d’infanterie ; à la somme très élevée de 390 fr. ce qui représente celle de 5-48 par hommes et par an ; mais je trouve en regard de ce chiffre que 420 lits appartenant à une régence ont donné lieu à une dépense pour les mêmes frais de 2,886 fr., par conséquent fr. 6.87 par lit et par an ; ainsi donc si le chiffre élevé des frais payés par le 5ème d’infanterie prouvait l’exaction des fournisseurs, il est évident que l’exaction serait aussi forte du côté des régences que du côté de la compagnie des entrepreneurs particuliers. On a dit que les régences apporteraient toujours un esprit paternel dans la manière d’appliquer les tarifs des frais de dégradation et de remplacement. Vous voyez à quoi se réduit cet esprit de paternité. Les régences représentent d’abord les intérêts de leurs commettants, et si elles se montrent paternelles pour les troupes, elles se montreront archi-paternelles pour les intérêts des communes, elles ne sacrifieront certainement jamais ceux-ci aux premiers.
Je crois avoir établi que sous le rapport des choses louées, eu égard à ce qui est trouvé bien loué, c’est-à-dire aux objets de couchage appartenant aux régences, il est impossible de contester que ce qui appartient à la compagnie Legrand ne soit aussi bien loué, puisque la proportion lui est entièrement favorable sous le rapport de la valeur des objets. Sous le rapport des frais d’exploitation, je crois avoir établi que par la compagnie, on obtient les mêmes résultats. Cependant, messieurs, c’est ce marché qu’on vous propose de rompre, car c’est véritablement le rompre que de ne vouloir payer qu’un prix qu’on trouve équitable pour des choses d’une valeur infiniment moindre.
Un point sur lequel je dois appeler toute votre attention, ce sont les conséquences de cette rupture du marché.
Je ne traiterai pas la question de savoir si la société intentera ou n’intentera pas de procès et si l’Etat ne pourrait pas être condamné à payer des indemnités ; je m’attacherai à l’objet qui doit particulièrement m’intéresser comme ministre de la guerre, et qui est le bien-être du soldat. Si vous rompez le marché, vous serez obligé de replacer vos soldats dans la condition d’où vous les avez à peine tirés, de les coucher dans des lits infestés de punaises ou menacés de l’être ; vous les accouplerez deux à deux dans une même couchette, vous doublerez des infirmités et peut-être des vices. Certes je ne veux pas, quant à moi, m’associer à un pareil changement ; et d’ailleurs ce changement tout déplorable que je le trouve, ne serait pas immédiatement possible.
L’Etat n’a jamais possédé, en y comprenant les propriétés des régences, un nombre de moyen de couchage, couchettes et literies, suffisant pour le nombre d’hommes que nous avons sous les armes et surtout pour celui que nous devons y mettre. Comme à l’époque où notre armée était sur un pied respectable, une assez grande partie se trouvait dans les cantonnements, on n’a jamais eu besoin d’un nombre de couchettes égal à celui des hommes sous les armes.
De plus, j’ai déjà eu l’honneur de dire qu’on avait été obligé de détruire une assez grande partie des moyens de couchage à cause de leur mauvais état. Il résulte de ce qui existait antérieurement, et de cette mesure que l’on a été obligé de prendre, que nos moyens actuels de couchage se réduisent à ceux nécessaires pour un peu plus de 25,000 hommes.
D’après le rapporteur de la section centrale, avec le chiffre que vous avez voté pour la solde de l’infanterie, nous pourrions avoir sur pied une armée de 45 à 55,000 hommes, nombre sur lequel il n’y a à cantonner qu’un peu plus de 2,000 hommes. Ainsi, ce serait au coucher de 20 à 30,000 hommes qu’il faudrait absolument pourvoir ; et quel moyen faudrait-il employer, messieurs ? Pour ma part, je n’en connais pas d’autre que le cantonnement, le logement chez l’habitant, pendant le temps nécessaire pour créer un matériel nouveau. Je ne vous ferai pas le calcul de l’excédant de dépense qui en résulterait ; comme il est facile à chacun de le faire, je crois inutile de l’établir ici.
Maintenant je vous demanderai de nouveau, messieurs, si la fraction de centimes que vous payez par jour et par homme pour conserver à vos troupes le système de couchage qui résulte du marché vous semble un prix trop élevé, et si l’économie de cette fraction de centime vaut la peine que vous vous exposiez à tous les inconvénients que je viens de vous signaler.
Quel serait d’ailleurs l’objet de ce changement que vous apporteriez, indépendamment de l’économie de 37 mille francs signalés ? Ce serait d’accorder aux régences les bénéfices qui peuvent être faits sur le couchage des troupes. Devons-nous, messieurs, nous mandataires du pays en général, nous exposer aux inconvénients d’une si grande portée, je ne dis pas pour éviter des pertes, mais pour procurer des avantages à quelques corporations ? Représentant comme vous, je répondrai négativement ; ministre de la guerre, chargé de veiller au bien-être du soldat, je n’ai pas ma conscience moins tranquille en vous proposant de vous réunir à mon vote.
(Moniteur belge n°70, du 11 mars 1837) Un grand nombre de membres. - A demain ! à demain !
- La séance est levée à 4 heures 1/2.