(Moniteur belge n°335, du 29 novembre 1836 et Moniteur belge n°336, du 30 novembre 1836)
(Moniteur belge n°335, du 29 novembre 1836)
(Présidence de M. Raikem.)
M. Verdussen fait l’appel nominal à une heure.
M. Kervyn lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est adoptée.
M. Verdussen présente l’analyse des pièces adressées à la chambre.
« Le sieur van Baertens, cultivateur à Etterbeek, demande 1° le paiement, pour lui et les autres intéressés, de prestations militaires faites en 1814 et 1815, dont le sieur Hap, maire à cette époque, n’a jamais fait la liquidation, bien qu’il en ait reçu les fonds ; 2° le redressement d’un jugement qui le condamne comme calomniateur pour avoir dit que le sieur Hap avait détourné les fonds à son profit. »
« Le sieur Victoor, notaire à Messines, adresse des observations sur le projet de nouvelle circonscription judiciaire, et demande que l’art. 3 de la loi de ventôse an XI sont modifié. »
- Ces pétitions sont renvoyées à la commission des pétitions.
M. le président. - La parole est à M. Duvivier, rapporteur du projet de loi relatif aux distilleries.
M. Duvivier, rapporteur. - M. le ministre des finances, en vous présentant le budget des voies et moyens pour l’exercice qui touche à sa fin, vous a proposé d’apporter quelques modifications à des lois de finances, et notamment à celle du 18 juillet sur les distilleries ; lors de la discussion de ce budget, vous avez reconnu, messieurs, que ces modifications étaient trop importantes pour être discutées sans un examen spécial préalable, et vous avez décidé qu’une commission serait chargée de ce soin. Le bureau, par l’organe de M. le président, a désigné cette commission dans la séance du 22 décembre dernier ; j’eus l’honneur d’être appelé à en faire partie ; cette commission, messieurs, a terminé son travail, et j’ai l’honneur de déposer le rapport qu’elle fait à la chambre sur l’objet de sa mission.
- La chambre ordonne l’impression et la distribution du rapport et se réserve d’en fixer ultérieurement la discussion.
M. Fallon., vice-président, remplace M. Raikem au fauteuil.
M. le président. - La discussion est ouverte sur l’art. 3, ainsi conçu :
« Art. 3. Les dispositions ci-dessus ne sont pas applicables, lorsque le Belge a été poursuivi et jugé en pays étranger, à moins qu’il ne soit intervenu une condamnation par contumace ou par défaut, auquel cas il pourra être poursuivi et jugé en Belgique. »
M. Gendebien a proposé à cet article un amendement ainsi conçu :
« Art. 3. Les dispositions ci-dessus ne sont pas applicables, lorsque le Belge a été poursuivi et jugé en pays étranger, s’il est intervenu contre lui une condamnation par contumace ou par défaut. Dans ce cas, il sera poursuivi et jugé en Belgique, ou, s’il préfère purger sa contumace, il sera remis à l’autorité étrangère. »
M. Raikem. - J’ai quelques mots à dire sur l’amendement proposé par M. Gendebien.
D’abord je rappellerai la disposition du projet de la section centrale qui est maintenant en discussion.
« Art. 3. Les dispositions ci-dessus ne sont pas applicables, lorsque le Belge a été poursuivi et jugé en pays étranger (je crois qu’il est hors de contestation qui ne s’agit que de l’exception suivante), à moins qu’il ne soit intervenu une condamnation par contumace ou par défaut, auquel cas il pourra être poursuivi et jugé en Belgique. »
M. Gendebien demande que le Belge condamne par contumace par un tribunal étranger, pour un crime commis à l’étranger, soit admis à purger sa contumace devant ce tribunal étranger. C’est sur cette exception relative aux individus condamnés par contumace que je me propose de faire quelques réflexions.
D’abord on sait qu’il est de principe que les jugements rendus dans une souveraineté n’ont pas force exécutoire dans une autre souveraineté. Cependant, quand il s’agit de poursuites criminelles pour délits commis sur le territoire étranger, je conviens que l’équité semble exiger que l’on regarde comme chose jugée la décision rendue en pays étranger, et que par suite elle fasse obstacle à ce que les poursuites soient renouvelées.
Si le jugement rendu par défaut ou par contumace contient un acquittement de l’individu poursuivi, dans ce cas la section centrale vous propose qu’il n’y ait plus lieu à poursuites en Belgique. Mais, s’il est intervenu un arrêt de condamnation par contumace, cet arrêté vient à tomber par cela seul que l’individu condamné se représente ou est arrêté ; et dans ce cas il y a lieu à poursuivre dans l’état où était la cause avant que la condamnation par contumace eût été prononcée et lorsque la condamnation a été simplement correctionnelle sur des poursuites criminelles, le jugement tombe, néanmoins, en son entier. Ainsi si un arrêté de contumace admet l’existence de circonstances qui réduisent le crime aux proportions d’un simple délit, l’individu condamné étant repris ou se représentant, il y a lieu à le poursuivre sur le fait criminel qui faisait l’objet de l’accusation ; et cet individu qui n’avait été condamné que correctionnellement par contumace peut contradictoirement être condamné criminellement. La maxime connue « non bis in idem » ne s’applique donc en aucune manière aux jugements rendus par contumace. Or, je ne vois pas de motifs pour donner à une condamnation par contumace rendue en pays étranger plus d’effets que si elle était intervenue dans le royaume. Mais dans ce cas, on voit que le jugement est anéanti par cela seul que le condamné est arrêté ou se constitue prisonnier. Ce jugement ne peut donc être considéré comme ayant force de chose jugée.
Deux cas sont prévus par le projet de loi. L’art. 1er du projet de la section centrale prévoit le cas où un Belge aurait commis, au préjudice d’un Belge, un crime on un délit en pays étranger. L’art. 2 prévoit le cas où un Belge aurait commis, au préjudice d’un étranger, un crime ou un délit en pays étranger. Je crois que, quant aux jugements par contumace, il faut distinguer ces deux cas. Je parlerai d’abord du cas où un Belge aurait commis un crime ou délit contre un Belge en pays étranger, et où il aurait été, pour ce crime ou délit, condamné par contumace en pays étranger.
En n’ayant aucun égard à la condamnation par contumace intervenue en pays étranger, nous ne faisons qu’appliquer ce principe que la maxime « non bis in idem » ne s’applique pas aux condamnations par contumace. Mais remarquez que s’il s’agit d’un crime ou délit commis par un Belge contre un Belge, en pays étranger, le Belge lésé par ce crime ou délit a le droit d’invoquer la justice des tribunaux de Belgique, et il peut même saisir ces tribunaux en les constituant partie civile. Maintenant si vous autorisez le Belge condamné à purger sa contumace devant un tribunal étranger, ne portez-vous pas ainsi atteinte aux droits du Belge lésé ?
Il pourra, si vous adoptez la disposition, intervenir une décision portant préjudice à l’action civile intentée par un Belge contre un Belge en Belgique. Mais d’ailleurs, lorsqu’il s’agit d’offenses faites à un Belge par un Belge, les tribunaux étrangers ne se regarderont pas comme aussi intéressés à la répression du délit que s’il s’agissait d’un homme du pays où le délit a été commis.
Je crois devoir citer à cet égard les observations de l’honorable rapporteur de la section centrale, qui, dans son rapport, s’exprime ainsi :
« Nos lois, soit qu’elles ordonnent, soit qu’elles détendent, obligent tous les Belges en quelque lieu qu’ils résident ; une absence momentanée ne saurait les soustraire à cette obligation, et tant qu’ils n’ont pas abdiqué la qualité de Belge, la force des lois répressives les poursuit comme leur ombre. Si un Belge qui se trouve en pays étranger, viole envers un de ses compatriotes les dispositions de nos lois pénales, il n’est pas moins coupables que si le délit avait eu lieu en Belgique. Ce n’est pas un principe de justice, mais la force des choses qui s’oppose à ce qu’il soit immédiatement poursuivi et puni ; si le coupable revient dans le pays, l’obstacle physique cesse, et la justice reprend son cours ordinaire. »
Ainsi, messieurs, lorsqu’il s’agit d’un crime ou d’un délit commis par un Belge contre un Belge en pays étranger, vous ne devez pas, d’après ces principes, dessaisir les tribunaux belges, afin que l’accusé puisse purger la contumace qu’il a encourue dans un pays étranger, parce que vous devez protection à vos concitoyens en quelque lieu qu’ils se trouvent ; or, cette protection que l’on doit aux Belges, doit être exercée par les tribunaux belges.
C’est bien assez que l’on admette la chose jugée en pays étranger, lorsqu’elle existe, et que contre les principes reçus en matière civile vous appliquiez alors la maxime « non bis in idem ; » mais la prudence conseille de ne pas aller plus loin. Or cette règle n’est pas applicable même en Belgique lorsqu’il y a une condamnation par contumace.
Ainsi je pense que l’on ne pourrait, sans violer les règles de la justice, accorder la faculté d’aller purger une contumace qui aurait été prononcée par les tribunaux étrangers, du chef d’un crime commis, hors du royaume, par un Belge contre un Belge.
S’il s’agit d’un délit commis par un Belge contre un étranger à l’étranger, et qu’il soit intervenu une condamnation de contumace, je conçois que les raisons que j’ai fait valoir ne subsistent pas pour ce cas, et que nous ne devons pas à un étranger une protection aussi efficace qu’à un Belge.
Toutefois je ferai remarquer, lorsqu’il s’agit d’un étranger offensé par un Belge, que l’étranger pourrait porter son action civile devant les tribunaux belges : mais en outre, et en général, l’étranger a plus d’intérêt de réclamer la justice des tribunaux de son pays ; et d’un autre côté, lorsque c’est le Belge qui est poursuivi, celui-ci a plus d’intérêt à réclamer la justice des tribunaux belges.
Mais remarquez qu’à l’égard des crimes et des délits qui ont été commis envers un étranger, la faculté de poursuivre est restreinte d’après la disposition qui a été adoptée dans la séance d’avant-hier. Alors il faut non seulement que l’on se trouve dans un des cas prévus par la loi d’extradition ; mais il faut encore qu’il y ait plainte de la part de l’offensé, ou qu’il y ait un avis officiel donné aux autorités belges par les autorités étrangères ; ce n’est que dans ce cas que la poursuite est facultative.
Lorsque la plainte est portée devant les tribunaux belges, lorsqu’un avis officiel sera donné aux autorités belges, il est bien clair que la poursuite n’aura pas lieu en pays étranger, et qu’il n’interviendra pas de décision par contumace ; mais, dans le cas qui nous occupe, lorsqu’il s’agit d’un étranger qui a été offensé en pays étranger par un Belge, ce serait prévoir une chose extraordinaire, qui n’arriverait probablement jamais, que de prévoir alors l’intervention d’un arrêt par contumace ; et donner au Belge la faculté de purger sa contumace est lui donner la faculté dont il est probable qu’il n’usera jamais, parce que le Belge a plus d’intérêt à être jugé en Belgique ; l’étranger, au contraire, est intéressé à ce que le jugement soit rendu dans son pays.
Le législateur ne fait des lois que pour les cas ordinaires ; il ne s’occupe pas des cas extraordinaires ; il n’y a donc pas lieu à statuer sur ce point dans la loi en discussion.
En résumé, je pense que quand il s’agit d’un Belge offensé par un Belge par suite d’un crime ou délit commis en pays étranger, on ne peut pas admettre le Belge poursuivi en Belgique à aller purger sa contumace à l’étranger, parce qu’il s’agit d’un Belge offensé, et que les tribunaux et les lois belges lui doivent protection ; mais quand il s’agit d’un crime ou d’un délit commis à l’étranger par un Belge contre un étranger, je crois qu’il ne faut pas prévoir le cas où un Belge préférerait aller purger sa contumace à l’étranger, parce que ce cas sera très rare.
M. Gendebien. - Je dois commencer par convenir que depuis que l’on a repoussé l’amendement de M. Andries et de M. Dubus, celui que j’ai présenté à l’art. 3 perd de son importance. Je n’avais fait ma proposition que pour le cas où celle de la section centrale n’aurait pas été adoptée. Toutefois, je crois que ma proposition aurait de l’utilité, et je pense que dès qu’on s’occupe des contumaces dans la loi, on ne peut se refuser de l’admettre.
On a dit que l’on ne devait pas s’occuper des cas de contumace, parce qu’ils seraient très rares, qu’ils ne se présenteraient pour ainsi dire jamais, que le législateur ne devait pas statuer sur des faits extraordinaires, sur des cas infiniment rares ; alors je demanderai à l’honorable préopinant pourquoi la section centrale s’est occupée des contumaces dans la loi en délibération.
Je n’ai fait, moi, qu’apporter comme conséquence du principe adopté dans la loi, une modification à l’article ; voilà ma réponse aux dernières observations présentées par l’honorable préopinant.
Je n’entrerai pas dans les développements relatifs aux doctrines et aux distinctions des condamnations par contumace ou contradictoirement ; je n’ai pas à les contester ; car tout ce que l’on a dit sur cet objet ne peut conduire à la solution de la question qui s’agite ; je répondrai uniquement aux objections faites contre ma proposition.
On a dit que pour un étranger offensé par un Belge en pays étranger, on pouvait tout au plus admettre mon amendement ; on a ajouté qu’il n’en était pas de même lorsqu’un Belge avait été offensé en pays étranger par un Belge. On a dit encore que le Belge devait avoir intérêt à être jugé par des magistrats belges, tandis qu’un étranger offensé avait intérêt à faire juger par des magistrats de son pays les étrangers qui l’ont offensé. On en a tiré la conséquence que mon amendement était défavorable aux Belges.
Je répondrai à ces objections que si nous accordions, dans la loi, à l’étranger, le droit de faire juger le Belge dans son pays ; si nous forcions le Belge à aller se faire juger en pays étranger, la réflexion serait juste ; mais comme c’est un droit que nous accordons au régnicole, comme c’est une simple faculté que nous lui accordons, c’est au Belge accusé qu’il appartiendra d’apprécier s’il est avantageux ou non pour lui de préférer la juridiction étrangère ; il sera, je crois, meilleur juge que nous dans cette circonstance. Ainsi l’objection tombe, elle est sans valeur.
Un Belge ayant porté atteinte soit à la personne, soit à la propriété d’un étranger, en pays étranger, doit avoir le droit de purger sa contumace et de se faire juger ailleurs qu’en Belgique, parce que la peine peut y être moins forte que dans sa patrie. De quel droit serions-nous plus sévères que l’étranger pour un crime ou délit commis chez cet étranger ?
En effet, on ne considère pas dans tous les pays un fait déterminé sons le même aspect et on ne le punit pas partout de la même manière. Tel fait est scandaleux ici ; là il est moins scandaleux, quelquefois indifférent ; ailleurs il peut même être un fait honorable. La polygamie, par exemple, comme le dit un honorable membre, est un droit dans certains pays ; dans ceux-ci elle est un crime. J’ai cité dans les séances précédentes la loi française du sacrilège ; il y a une infinité d’autres cas semblables.
Quand un Belge a commis un acte criminel dans un pays étranger, il a offensé la société chez laquelle il a été reçu, soit dans la propriété, soit dans la personne d’un citoyen appartenant à cette société ; mais, messieurs, les lois du pays où le fait a été commis ayant apprécié le scandale et les conséquences qu’il peut produire selon les mœurs et usages qui y règnent, ont fixé une peine ; pourquoi priver le Belge de la faculté d’aller réparer le scandale de sa faute ou de son crime là où il a pu être commis ?
De quel droit le priveriez-vous de cette faculté ?
Est-ce en Belgique qu’il a commis son crime ? Est-ce la société belge qu’il a offensée ? Non ; il a offensé une société étrangère ; et vous ne pouvez être plus sévères envers un régnicole que la loi étrangère, ni le punir chez vous d’une peine plus forte.
Voilà, messieurs, l’observation que j’ai eu l’honneur de vous faire dans la dernière séance et à laquelle il convenait de répondre. Qu’on détruise cette objection, et je retirerai mon amendement, ou plutôt je proposerais alors un sous-amendement, car il faudrait toujours faire une distinction entre les poursuites dirigées par suite d’une plainte et celles qui seront faites d’office : s’il y a plainte de la part d’un Belge qui aurait été offensé par un Belge en pays étranger, je concevrais qu’alors on puisse dire que vous ne pouvez pas priver un Belge du droit de réclamer justice chez lui et des dommages-intérêts devant la juridiction de son pays ; mais si le Belge offensé n’a pas porté plainte, cette observation tombe d’elle-même, et je ne vois pas pourquoi, dans ce cas, vous soumettriez forcément le coupable à une justice qui pourra lui infliger un châtiment plus sévère que celui qu’il a encouru dans le pays où il a commis le crime ou le délit pour lequel il est poursuivi.
Mais le Belge offensé perdrait-il réellement le droit de se faire dédommager par un autre Belge qui a commis une offense contre lui ? Eh, messieurs, non ! le Belge qui a éprouvé à l’étranger des dommages dans sa personne on ses propriétés, rentrant en Belgique et y trouvant le Belge, l’auteur de ces dommages, pourra toujours intenter contre lui en Belgique une action en dommages-intérêts, devant les tribunaux civils sans recourir à la justice criminelle. Il n’est donc pas exact de dire, comme on l’a dit tout à l’heure, que vous priveriez le Belge offensé du droit de réclamer des dommages-intérêts.
Les crimes et délits commis à l’étranger, offensent d’abord la société où ils ont été commis et ensuite l’individu qui en a été victime. Eh bien, si le pays où le fait a eu lieu ne juge pas que la morale publique a été offensée, s’il ne poursuit pas, pourquoi la société belge, où il n’y a pas en de scandale, poursuivrait-elle ? Mais si la société où le crime a été commis juge convenable de le poursuivre ; eh bien, le Belge offensé pourra se porter partie civile si ce genre d’action est admis ; s’il n’y est pas admis, ou s’il le préfère, il pourra se présenter devant le juge civil en Belgique. Ainsi la morale publique et l’intérêt individuel auront de suffisantes garanties.
Ainsi, messieurs, en admettant mon amendement, vous n’ôtez aucun droit au Belge qui aura été offensé en pays étranger, mais en ne l’admettant pas, vous aggravez, contrairement à tous les principes, la position du Belge qui aura commis à l’étranger un crime ou un délit.
Je me résume, messieurs, en vous priant de remarquer que c’est au Belge seul qu’appartiendra le droit de choisir s’il veut être jugé à l’étranger on s’il préfère être jugé en Belgique, c’est là la seule modification que je demande, et il me semble que cette considération suffit pour vous déterminer en faveur de ma proposition.
M. Raikem. - En discutant l’amendement de M. Gendebien, nous avons distingué deux cas : calui où le crime ou le délit commis par un Belge à l’étranger l’a été contre un Belge, et celui où il l’a été contre un étranger. C’est principalement quant au premier cas que j’ai combattu l’amendement, et je pense que les objections que vient de présenter l’honorable préopinant, n’ont nullement détruit les raisons que j’ai fait valoir en ce qui concerne les délits commis en pays étranger par un Belge contre un Belge. En effet, comme je l’ai déjà fait observer, le Belge offensé aussi bien que celui qui a commis le crime ou le délit, a le droit, puisqu’il est Belge, de réclamer la juridiction des tribunaux du royaume de Belgique, et le dernier ne peut pas être renvoyé devant des juges étrangers pour le jugement d’un crime ou d’un délit commis contre un Belge.
Quand j’ai dit que les cas de contumace seront rares et ne se présenteront peut-être jamais, je parlais de crimes ou délits commis par des Belges à l’étranger contre des étrangers ; et sans doute, pour de semblables faits, et d’après les restrictions que le projet apporte à la faculté de poursuivre en Belgique, il y aura rarement des jugements par contumace dans les cas où les poursuites peuvent avoir lieu dans le royaume ; il n’y en aura peut-être jamais.
J’examinerai l’objection de l’honorable préopinant par rapport au second cas où il s’agit de crimes ou délits commis par un Belge contre un étranger. Mais, a dit l’honorable membre (et c’est à cela que se rapporte toute son argumentation), il peut arriver que la peine soit moindre dans le pays étranger qu’en Belgique ; vous devez donc accorder au coupable la faculté de purger la contumace qu’il a encourue dans le pays étranger. Si vous admettez cet argument, messieurs, il faut aller plus loin ; il ne faut pas vous borner aux contumaces, mais dire que tout Belge qui, ayant commis à l’étranger un crime ou un délit, demandera à être renvoyé devant les juges du pays où il s’est rendu coupable devra y être renvoyé ; car, qu’il ait été condamné par contumace, ou qu’il ne l’ait pas été, quelle différence peut-il résulter de là ?
Je suppose qu’un Belge commette en pays étranger, contre un Belge, un fait qui dans ce pays étranger emporte la peine de l’emprisonnement, tandis qu’en Belgique il entraîne la réclusion ; on exerce des poursuites en Belgique, et le coupable est jugé dans le royaume sans pouvoir être renvoyé devant les juges du pays où il s’est rendu coupable ; mais, d’après l’amendement de M. Gendebien, si des poursuites ont été dirigées dans le pays où le crime a été commis, et si le coupable a évité ces poursuites, s’il s’est laissé condamner par contumace, il pourra, étant de nouveau poursuivi en Belgique, demander à purger sa contumace ; il pourra, parce qu’il a fait défaut, invoquer la législation qui lui est la plus favorable. Il faut convenir messieurs, que ce serait là une absurdité. Je crois que nous ne devons pas admettre que celui qui a été condamné par contumace doive jouir d’une faveur que nous n’accordons pas à celui qui n’a été l’objet d’aucune poursuite, que nous ne devons pas établir une différence en raison d’une circonstance qui ne change rien à la nature du crime ou du délit, et que le Belge qui a été condamné par contumace à l’étranger, comme celui qui n’y a pas été poursuivi, doit être jugé également par les tribunaux belges.
Je ne sais pas, messieurs, si l’on pourrait citer un pays où les peines sont moindres qu’en Belgique, où les garanties que la loi assure aux accusés sont plus fortes. On a parlé de la loi du sacrilège : mais cela ne concerne nullement la Belgique. On a également parlé de bigamie : mais ce serait une question délicate que celle de savoir si le Belge qui à l’étranger se serait rendu coupable de bigamie, ne pourrait pas être poursuivi en Belgique, même dans l’état de la législation actuelle. Mais une semblable dissertation nous mènerait trop loin : vous savez d’ailleurs, messieurs, que les pays où, suivant l’honorable préopinant, la bigamie n’est pas considérée comme un crime, sont loin de nous.
M. Gendebien. - Je n’ai fait que reproduire l’observation d’un honorable membre de la section centrale.
M. Raikem. - J’ai fait l’observation que le Belge qui a été offensé en pays étranger par un Belge, a droit à la protection des tribunaux de la Belgique, et l’on m’a répondu qu’il fallait au moins distinguer le cas où l’offensé n’aurait pas porté plainte : je demande si, même lorsqu’il n’a pas porte plainte, le Belge ne doit pas avoir droit à la protection de la justice de son pays ? Est-il moins offensé, moins lésé, par la seule circonstance qu’il n’a pas porté plainte ? La loi en doit-elle moins veiller à sa sécurité ? Mais, dit l’honorable préopinant, cet argument ne touche que l’action civile, et en renvoyant le coupable devant un tribunal étranger, je ne veux en aucune manière nuire au dédommagement qui pourrait être dû à l’offensé, lequel pourra toujours intenter une action civile en dommages-intérêts devant les tribunaux du royaume. Observez, messieurs, que le Belge qui, dans le cas de renvoi de l’action criminelle devant un tribunal étranger, devrait réclamer des dommages-intérêts d’un Belge qui l’aurait offensé serait toujours placé dans une plus fausse position que si le renvoi n’avait pas eu lieu, car dans le premier cas il ne pourrait faire valoir l’action civile que séparément, tandis que dans l’autre cas, elle aurait pu être jointe à l’action publique. Et remarquez que le tribunal étranger serait saisi, non pas en vertu d’une poursuite intentée par les autorités étrangères, mais serait saisi en vertu de la loi belge, qui accorderait une espèce d’extradition du Belge qui aurait été condamné par contumace à l’étranger.
Je crois donc, messieurs, que l’amendement de M. Gendebien ne peut être admis, au moins pour le cas où il s’agit de crimes et de délits commis à l’étranger par un Belge contre un Belge, et qu’en ce qui concerne les crimes et délits commis par un Belge à l’égard d’un étranger, l’application de la disposition proposée par l’honorable membre serait fort rare. D’ailleurs, comme je l’ai déjà fait observer, nous ne pouvons pas placer celui qui aurait été condamné à l’étranger par contumace dans une position plus défavorable que celui qui n’aurait pas été poursuivi, parce qu’en effet, d’après l’amendement de M. Gendebien, le même fait serait puni différemment d’après une circonstance indifférente au fait en lui-même.
M. Gendebien. - Messieurs, l’honorable préopinant pour se justifier d’avoir lui-même introduit dans la loi un cas rare, des conséquences duquel il ne pouvait me reprocher par conséquent de m’être occupé, et dont il ne pouvait se prévaloir pour se justifier ; le préopinant vient de dire qu’il a entendu parler de crimes ou délits commis par un Belge envers un étranger ; il considère ces cas comme beaucoup plus rare que celui où un Belge en commettrait un envers un Belge, c’est de ce cas infiniment rare, a-t-il ajouté, que j’ai entendu parler.
C’est là une singulière justification.
Moi, messieurs, je pense que la proposition inverse est bien plus vraie, à moins de supposer une émigration de Belges à l’étranger ; car le Belge rencontrera toujours à l’étranger cent mille fois plus d’étrangers que de Belges, et les propriétés belges y seront aussi dans la même proportion. C’est donc dans les prévisions de la loi l’offense d’un Belge envers un Belge qui sera toujours infiniment rare et cent mille fois plus rare que celle d’un Belge envers un étranger.
De tout ce qui a été dit au sujet de mon amendement, on ne peut tirer qu’une seule conséquence, qu’il faut compléter cet amendement ; je le veux bien ; qu’on pose en principe cette question : Si un Belge a commis un crime à l’étranger, et s’il est saisi en Belgique, doit-on lui laisser la faculté de se laisser juger à l’étranger ou doit-on l’astreindre à se faire juger en Belgique ? La question ainsi posée comprend tout et fait disparaître la lacune signalée par le préopinant.
Veut-on, par une exorbitance du droit commun, écarter de mon amendement le fait commis à l’étranger par un Belge à l’égard d’un Belge ? J’y consens encore. Otez au Belge coupable envers un Belge d’un crime commis à l’étranger la faculté de se faire juger à l’étranger, lorsqu’il est saisi en Belgique ; soit. Mais, au moins, n’allez pas pousser l’iniquité jusqu’à punir un Belge en Belgique plus sévèrement qu’il ne le serait à l’étranger, pour un crime commis à l’étranger contre un étranger ; ce serait là le comble de l’injustice ; à l’égard d’un Belge qui aurait commis un attentat sur la propriété d’un autre Belge en pays étranger, la disposition est également exorbitante et contraire à tous les principes. Pourquoi, en effet, voulez-vous que la punition dont vous frapperez le Belge en Belgique, soit plus rigoureuse que celle qu’il aurait encourue à l’étranger ? Est-ce au profit de la société belge ? Mais non, cela est impossible, puisque ce n’est pas la société belge, mais bien la société étrangère qui a été blessée. Est-ce au profit du Belge offensé ? mais à quoi bon, si ce Belge a les moyens à se faire rendre justice par les lois civiles ordinaires dans son pays.
Vous voyez donc que la disposition que je combats, et que je propose d’amender, est sans but ; qu’elle est contraire aux principes en matière criminelle, et qu’elle présente le double inconvénient de ne rien faire en faveur du Belge offensé, et d’être injuste envers le Belge offenseur ! inconvénients qui sont prévenus par mon amendement.
Je sens l’utilité de compléter la disposition que j’ai présentée ; mais il me serait difficile d’improviser une rédaction qui offrît un ensemble convenable avec le reste de l’article ; qu’au mette d’abord aux voix la question que j’ai posée, savoir : si le Belge qui a commis un crime ou délit dans un pays étranger aura la faculté de se présenter devant les tribunaux de ce pays. Si la question est résolue affirmativement, on coordonnera la disposition additionnelle avec le reste de l’article.
M. Raikem. - L’honorable préopinant vient de dire que les crimes et les délits commis à l’étranger par un Belge seront dirigés plus fréquemment contre un étranger que contre un Belge ; mais ce n’est pas à dire, pour cela, que les condamnations par contumace interviendront plus souvent en ce cas. Car la faculté de poursuivre est bien plus limitée lorsque c’est contre un étranger qu’un délit a été commis.
Or, pour apprécier un raisonnement, il ne faut par sortir des termes du projet, pour prendre les choses dans une généralité qui en écarte l’application. Or, lorsque j’ai énoncé que les contumaces seraient rares dans le ces d’un crime où d’un délit commis contre un étranger, c’est eu égard aux dispositions du projet, et pour en déduire la conséquence qu’il n’y avait pas lieu d’admettre une disposition exceptionnelle à cet égard.
M. Gendebien. - Si l’autorité étrangère ne veut pas juger le Belge qu’on lui renvoie, c’est qu’il n’y aura pas eu crime, c’est que la société étrangère n’aura pas été offensée ; nous ne devons pas nous montrer plus rigides qu’elle. Si le Belge qui a été lésé en pays étranger par un de ses compatriotes veut réclamer des réparations civiles, il pourra les obtenir dans son pays ; il n’est pas nécessaire pour cela que l’offenseur soit poursuivi criminellement l’étranger. (Aux voix ! aux voix !)
- La chambre consultée décide qu’on votera par questions sur l’amendement de M. Gendebien.
Ces questions sont ainsi posées.
« 1° Le Belge qui aura commis un des crimes ou délits prévus par l’art. 2, sera-t-il, quand il le demandera, remis entre les mains de l’autorité du territoire où le crime ou délit aura été commis. »
« 2° Le Belge accusé, pourra-t-il faire cette demande quand le crime ou délit aura été commis contre un étranger ? »
Ces deux questions sont successivement mises aux voix et résolues négativement.
L’art. 3 de la section centrale est ensuite mis aux voix et adopté.
M. le président. - Le projet de loi est terminé ; le vote définitif est renvoyé à la séance d’après-demain.
Nous passons à l’autre objet de l’ordre du jour.
(Moniteur belge n°336, du 30 novembre 1836) M. le président. - La discussion générale est ouverte.
M. le président. - La discussion générale est ouverte.
La section centrale ne propose d’amendement qu’à l’article 2.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Je me rallie au projet de la section centrale.
M. Gendebien. - Messieurs, je ne sais jusqu’à quel point il est bien nécessaire de rétablir les dispositions de la haute police, qu’à la vérité on qualifie maintenant de police, alors que dans le flagrant de la révolution on a jugé cette mesure beaucoup plus dangereuse qu’utile et plus favorable au despotisme qu’au pays. Ce n’est pas que je tienne à défendre tous les actes du gouvernement provisoire ; mais j’aime à rappeler les principes qui dirigeaient le gouvernement de cette époque, principes qui paraissaient alors partagés par tout le monde, car on sait que le gouvernement provisoire se hâtait de faire tout ce que l’opinion générale réclamait. Or, l’opinion générale réclamait alors l’abolition des mesures de haute police qu’on propose de rétablir aujourd’hui.
Le considérant de l’arrêté du 22 octobre 1830 est ainsi conçu :
« Attendu que la haute police n’a été établie que dans l’intérêt du pouvoir absolu ; et que la surveillance qui lui est attribuée, sans donner aucune garantie de la conduite de ceux sur lesquels elle est exercée est funeste à la morale publique, en ce qu’elle s’oppose à ce que les condamnés qui ont fini leurs peines reprennent un état dans la société, et qu’elle les porte ainsi à entrer de nouveau dans la carrière du crime ;
« Sur la proposition de l’administrateur général de la sûreté publique,
« Arrête :
« Article 1er. La haute police et toutes ses attributions sont abolies ; en conséquence, les articles 44, 45, 46, 47, 48, 49 et 50 du code pénal sont abrogés.
« Art. 2. Tous les individus actuellement sous la surveillance de la haute police, ainsi que les condamnés encore détenus contre lesquels cette surveillance est prononcée, sont relevés des obligations que leur imposait cet état. Leurs cautions sont libérées, sauf les droits de tiers s’il y a lieu.
« Art. 3. L’administrateur général de la sûreté publique est chargé de l’exécution du présent arrêté.
« Ont signé : MM. de Potter, Van de Weyer. Ch. Rogier, Félix de Mérode, A. Gendebien. »
Remarquez que c’est sur la proposition de l’administrateur général de la sûreté publique que cet arrêté a été rendu.
Tous les hommes qui ont pris part à cet arrêté, sauf deux, sont aujourd’hui des hommes considérables. L’un a été nomme procureur-général près la cour de cassation, les autres remplissent de hautes fonctions dans l’Etat, et sont fort avant dans la confiance du souverain. Je ne sais pas jusqu’à quel point on peut mépriser l’opinion d’hommes qui passent, aux yeux du gouvernement et de nos faiseurs, pour les plus respectables, les plus sages du pays, puisqu’ils occupent les plus hauts emplois. Je désirerais qu’on voulût bien me dire quelles sont les notions acquises depuis l’arrêté du 22 octobre 1830, qui ont déterminé le gouvernement à changer de système.
Il est déclaré formellement dans cet arrêté qui, comme je vous l’ai fait voir, est signé par des hommes aujourd’hui en faveur, que la surveillance de la haute police n’avait été établie que dans l’intérêt du pouvoir absolu. Je crains qu’il n’en soit de même des mesures qu’on vous propose. Car, pour mon compte, je n’ai pas changé d’opinion et je doute que M. de Potter ait plus changé que moi. Je vois d’un autre côté que la surveillance qui lui était attribuée, sans donner aucune garantie de la conduite de ceux sur lesquels elle est exercée, est encore funeste à la morale publique. Ce sont encore les mêmes sages de 1830, aujourd’hui hommes d’Etat, qui tenaient ce langage ; ils ont dit pourquoi : en ce qu’elle s’oppose à ce que les condamnés qui ont subi leurs peines reprennent un état dans la société et qu’elle les porte ainsi à entrer de nouveau dans la carrière du crime. Ce doit être encore l’avis des signataires de l’arrêté, l’expérience est toujours la même ; car, parmi les repris de justice en France, suivant les statistiques, la presque totalité sont des individus soumis à la surveillance de la haute police en sortant de prison.
On avait raison de dire dans l’arrêté que cette surveillance ne donne aucune garantie de la conduite de ceux sur lesquels elle est exercée, et ensuite qu’elle est funeste à la morale publique, en ce sens qu’elle s’oppose à ce que les condamnés qui ont fini leur peine reprennent un état dans la société.
En effet, cette surveillance est un obstacle à ce que ces malheureux condamnés reprennent une position, exercent un état qui leur fournisse honorablement des moyens d’existence. Et, cependant, aujourd’hui, sans tenir compte de l’expérience passée, on veut revenir sur ce qu’a fait le gouvernement provisoire. Serait-ce au profit du pouvoir absolu ? Je le crois comme en 1830.
Qu’on veuille bien me dire, je le répète (car je tiens, on doit tenir pour sage, à l’exception de deux, les signataires de l’arrêté puisqu’on les a placés aux emplois les plus éminents), qu’on veuille me dire quels sont les faits qui ont démontré au gouvernement la nécessité de rapporter cette mesure.
Je les présume sages aussi, moi, jusqu’à preuve contraire. Cette preuve, je la considérerai comme acquise lorsque le ministère aura démontré que les six années écoulées depuis l’arrêté du gouvernement provisoire ont donné un démenti à toutes les considérations qui l’avaient fait preuve.
Je demande que le ministre s’explique.
Je bornerai là, quant à présent, mes observations.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Je respecte beaucoup les honorables citoyens dont vient de parler le préopinant. Mais il est à remarquer qu’il ne s’agit en aucune manière de revenir sur la mesure par laquelle ils ont aboli la haute police. Il s’agit seulement de savoir s’il convient de surveiller des hommes dangereux qui ont déjà porté des attentats graves à la société, et qui peuvent encore compromettre sa sécurité ; il s’agit de savoir s’il convient de prendre des mesures pour mettre les jurés, les témoins, la partie lésée à l’abri de nouveaux attentats. C’est ainsi que la question a été présentée aux sections, et elles ont unanimement reconnu la nécessité et l’urgence même de soumettre les condamnés libérés à une surveillance spéciale.
J’aime à croire que l’honorable préopinant lui-même, quand il aura examiné de projet, ne s’y montrera plus aussi opposé, surtout s’il veut bien voir les motifs sur les motifs sur lesquels ses dispositions sont fondées.
Comme j’ai eu l’honneur de le dire en présentant ce projet, à la place d’une surveillance inquisitoriale qui par sa nature même excluait toute garantie, nous instituons une surveillance également favorable au libéré et à la société. « Si l’intervention de la police, ai-je dit, présente des inconvénients lorsqu’elle est organisée et exercée sans discernement, le défaut absolu de surveillance laisse, par contre, la société désarmée en présence des dangers qui la menacent. Personne ne contestera qu’il ne soit nécessaire de surveiller les criminels à leur sortie des prisons, soit pour préserver de leur vengeance les plaignants, les témoins, les jurés mêmes, soit pour mettre l’autorité en mesure de déjouer les nouveaux attentats que ces criminels pourraient projeter contre les personnes ou les propriétés. Il importe d’ailleurs que ces individus ne puissent se réunir à volonté sur un même point, car leur nombre augmente leur audace, principalement dans les grandes villes, où ils parviennent plus facilement à se soustraire aux regards de l’autorité. »
Je prie l’honorable préopinant de faire la comparaison entre l’ancienne institution et la nouvelle. Sous le système de la haute police, le condamné était à la disposition du gouvernement. La surveillance avait lieu de plein droit, par le seul effet de sa condamnation et quelquefois à perpétuité. Aujourd’hui les crimes ou délits auxquels la surveillance est attachée sont déterminés, ils supposent une perversité morale ou une atteinte grave à l’ordre qui réclame des précautions ; la surveillance n’a pas lieu de plein droit, elle est prononcée par les magistrats quand ils le jugent nécessaire, et sa durée est limitée.
Enfin, les effets de la surveillance sont d’une nature toute différente. Dans aucun cas le gouvernement ne peut envoyer le condamné où il le trouve convenable, mais seulement lui interdire certains lieux.
Le condamné aura assez de latitude pour se choisir une résidence et se livrer au travail, mais l’autorité aura les yeux ouverts sur lui. La surveillance, sans empêcher l’amendement des libertés, donnera à la société les garanties dont elle a besoin.
M. A. Rodenbach. - J’ai signalé, en janvier 1835, qu’il existait une lacune dans notre législation, et j’ai même provoqué la présentation du projet de loi qui nous occupe. Je désirais une loi qui eût pour but de mettre sous une surveillance spéciale les condamnés libérés ; et je crois que l’opinion publique est favorable au projet de loi que le ministre nous a soumis.
Je n’ai nullement eu en vue le rétablissement de la haute police politique abolie par l’arrêté du gouvernement provisoire en date du 22 octobre 1830. Car nous ne voulons plus de cette haute police qui n’existe même plus en France. Mais je veux une police judiciaire, et il me semble que la police judiciaire établie par le projet est plus douce que la police judiciaire de France.
Il est certain, comme vient de le dire M. le ministre de la justice, que d’une trop grande liberté accordée aux condamnés libérés résulte pour eux la faculté de se réunir sur un même point, qu’ils usent de cette faculté, et que c’est ainsi que se forment les bandes de malfaiteurs. J’ai consulté, à cet égard, plusieurs magistrats et plusieurs administrateurs, et ils m’ont assuré que plusieurs vols et même un meurtre avaient été commis par suite de la facilité qu’ont les condamnés libérés à se réunir.
Je ne vois pas dans le projet que les condamnés libérés, soumis à une surveillance, ne puissent changer de résidence. Quand ils n’ont pas de travail dans une localité, ils peuvent en chercher dans une autre. Ils peuvent donc gagner leur vie. C’est déjà une grande liberté qui leur est accordée que celle de changer de domicile, moyennant qu’ils en préviennent 3 jours à l’avance. Je crois donc que nous devons adopter le projet.
Encore une mesure de précaution, c’est la feuille de route donnée au condamné libéré ; la police peut ainsi suivre sa marche et vérifier si son retour dans une localité ne coïncide pas avec l’exécution d’un crime ou d’un délit. Noua devons cela à la société.
On craint toujours que la surveillance des condamnés libérés ne les empêche de gagner leur vie par le travail. Mais cette surveillance peut être au contraire une ressource pour eux ; car les commissaires de police sous la surveillance desquels ils sont leur donnent des certificats de bonne conduite qui leur sont un moyen de trouver de l’ouvrage, dont ils manqueraient quelquefois sans ces certificats ; or, sans la surveillance ils n’auraient pas ces certificats.
Par ces considérations, j’appuie le projet de loi qui nous est soumis.
M. de Brouckere. - S’il était question de rétablir la haute police telle qu’elle existait avant la révolution ; si l’on nous proposait de mettre sous cette surveillance tous les individus condamnés à une peine plus ou moins grave, je vous avoue que je m’y opposerai de tous mes efforts. Mais lorsqu’il n’est question que de soumettre à des mesures de précautions des individus condamnés pour des crimes ou des délits graves, je n’y vois pas les mêmes motifs d’opposition.
Il s’agit de savoir quelles mesures de précaution il convient de prendre contre ces individus condamnés.
D’après le projet de la section centrale, lorsqu’un individu condamné aux travaux forcés, à la réclusion où an bannissement, sortira de prison, on lui demandera où il veut résider ; on lui laissera le choix de sa résidence, sauf au gouvernement la faculté d’excepter certaines localités. Si, plus tard, il convient au condamné libéré de changer de résidence, il en aura la faculté en prévenant de cette intention trois jours à l’avance. Jusqu’ici je ne vois aucun inconvénient dans le projet.
Mais je soumettrai au gouvernement et au rapporteur de la section centrale, ou au membre qui en fera fonctions puisque le rapporteur ne fait plus partie de la chambre, deux questions sur lesquelles je désire des apaisements.
Le gouvernement pourra, d’après le projet, déterminer certaines localités où le condamné ne pourra se rendre. Je demanderai si lorsque le gouvernement aura désigné une localité où le condamné libéré ne devra pas se rendre, il pourra augmenter le nombre de ces localités autant qu’il le voudra.
Ainsi un homme, ayant subi sa peine, demande à résider à Bruges ; on l’y autorise, et en même temps on lui interdit la résidence de Bruxelles et de Gand. Plus tard ce condamné désire se rendre dans une autre ville du royaume. Pourra-t-on lui interdire toutes les localités qu’il désignera ? Dès qu’il aura choisi une résidence, pourra-t-on ainsi exiger qu’il n’en sorte plus ? Voilà une première question.
Seconde question : Il ne pourra, dit le projet, changer de résidence sans indiquer, 3 jours à l’avance, le lieu où il doit se rendre et sans recevoir du bourgmestre une nouvelle feuille de route. Entend-on que le bourgmestre sera obligé de donner cette feuille de route ? Ou bien sera-t-il libre de la donner ou de la refuser ? Si on l’entend ainsi, le condamné libéré sera mis à la disposition du bourgmestre de sa résidence.
Si le gouvernement me fait à ces deux questions des réponses qui me satisfassent, je déclare que je voterai pour le projet. Sinon, à l’art. 3 je proposerai des amendements dans le sens que je viens d’indiquer.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Je commencerai par répondre à la dernière observation du préopinant.
L’article 3 porte : « L’effet du renvoi sous la surveillance spéciale de la police sera de donner au gouvernement le droit de déterminer certains lieux dans lesquels il sera interdit au condamné de paraître après qu’il aura subi sa peine. Le condamné déclarera, avant sa mise en liberté, le lieu où il veut fixer sa résidence : il recevra une feuille de route réglant l’itinéraire dont il ne pourra s’écarter, et la durée de son séjour, dans chaque lieu de passage. Il sera tenu de se présenter, dans les vingt-quatre heures de son arrivée, devant le fonctionnaire désigné dans sa feuille de route. Il ne pourra changer de résidence sans avoir indiqué, trois jours à l’avance, à ce fonctionnaire, le lieu qu’il se propose d’aller habiter, et sans avoir reçu de lui une nouvelle feuille de route. »
L’honorable membre demande si on peut refuser une nouvelle feuille de route au condamné mis sous surveillance.
Non, cela serait contraire au texte et à l’esprit de la loi. Une nouvelle feuille de route est exigée pour qu’on connaisse les lieux de passage du condamné et dans quelle commune il va résider, afin qu’on puisse le surveiller pendant son voyage et dans sa nouvelle résidence. Mais on ne peut le forcer à habiter toujours dans le même endroit.
La deuxième interpellation du préopinant tombe sur cette partie de l’art. 3 qui permet au gouvernement d’interdire au condamné de résider dans certains lieux.
Je ferai d’abord remarquer que c’est une simple faculté donnée au gouvernement que l’indication des lieux où la résidence est interdite. Lorsqu’il aura la certitude, par la conduite que le condamné a tenue dans les prisons, qu’il s’est amendé, qu’il s’est appliqué au travail, qu’il s’est crée des moyens d’existence, qu’il est tranquille, on le laissera aller où il voudra ; mais quand le gouvernement croira utile de prendre des précautions, il désignera les lieux où la résidence sera défendue. Il appartient au gouvernement, pendant tout le temps de la surveillance, de désigner ces lieux, sans quoi la surveillance serait insuffisante, serait illusoire.
Le préopinant ne peut croire qu’on abusera de cette disposition. Il ne s’agit pas de délits politiques ; il s’agit, en général, d’individus flétris aux yeux de tous les citoyens. Il faut prévoir le cas où un mauvais sujet serait entraîné à s’associer à d’autres pour compromettre la sécurité générale ; on lui dira, selon les occurrences : « Vous n’irez ni à Gand, ni à Bruges, ni à Bruxelles, ni dans telle autre ville ou l’on craint actuellement des réunions de malfaiteurs. » Mais il ne s’agit pas de tracasseries envers un condamné libéré. On ne l’empêchera pas d’aller près de sa famille ou dans les endroits où il peut trouver plus de ressources : cela ne doit pas se supposer.
Postérieurement à l’époque où l’on a désigné les lieux, il peut exister des motifs qui engagent le gouvernement à ne pas permettre que le condamné se rende dans un lieu où il y a déjà un assez grand nombre de condamnés libérés, ou bien où il y a des germes de trouble.
Je ne crains pas les abus que l’on semble redouter. La disposition dont il est question est dans la loi française, et l’on ne s’est pas plaint de son application. Les criminalistes qui ont écrit sur la loi française de 1832 en ont fait l’éloge ; autant ils ont critiqué le système du code pénal, autant ils ont approuvé cette loi de 1832. Nous en avons adopté les principales dispositions, mais nous l’avons améliorée en quelques points.
M. Gendebien. - Lorsqu’il s’agit de restreindre la liberté individuelle, lorsqu’il s’agit de restreindre une liberté, conquête de notre révolution, il faut que le gouvernement, successeur de cette révolution, rende compte des motifs graves qui le déterminent à revenir à des dispositions abolies : j’ai donc raison de demander au ministre de la justice de vouloir bien dire quels sont les faits qui l’obligent à changer du tout au tout l’arrêté d’octobre 1830. Que répond le ministre, qu’allègue-t-il ? Rien. Cependant il est du devoir du ministre de la justice de nous présenter une statistique sur un tel objet.
Si on trouve si essentiel, dans l’intérêt des citoyens, de surveiller les condamnés libérés, il me semble qu’il était du devoir du ministre de les faire surveiller afin d’établir une statistique pour démontrer qu’il est indispensable de recourir à des dispositions que la révolution avait abrogées ; il était, par exemple, essentiel que le gouvernement établît une comparaison entre le nombre des récidives avant l’arrêté du gouvernement provisoire du 22 octobre 1830, et les récidives qui ont eu lieu depuis, afin de démontrer le danger, ou les résultats funestes de la suppression de la surveillance. Ce n’est que de cette manière, ce n’est qu’après avoir pris de pareilles précautions que vous pouvez admettre des mesures restrictives de la liberté individuelle. Si vous ne prenez pas de telles précautions, on vous proposera sous les plus futiles prétextes de restreindre toutes les libertés, par cela seul qu’elles déplairont aux dépositaires du pouvoir. Qu’a dit le ministre pour répondre à mes observations ? Il a dit qu’il fallait éviter la réunion d’un grand nombre de forçats libérés dans une grande ville, parce qu’ils pouvaient s’exciter au crime. Est-ce qu’il y a des réunions menaçantes de condamnés libérés dans les grandes villes de la Belgique ? Est-ce que ces réunions sont plus fréquentes depuis l’arrêté de 1830 qu’avant ? Je ne le pense pas. Toutefois, qu’on nous le prouve.
Le ministre de la justice vous a dit qu’il ne s’agissait pas de rétablir la haute police comme elle était avant 1830 ; mais remarquez que ce n’est pas seulement la haute police que le gouvernement provisoire a entendu abolir ; ce sont les articles 44, 45, 46 et suivant du code pénal qu’il a abrogés, articles qui réglaient la surveillance non pour crimes politiques, mais pour condamnés libérés. Ainsi répondant, sous ce rapport à M. Rodenbach, je lui ferai remarquer qu’il s’est trompé sur le sens de l’arrêté du gouvernement provisoire, et qu’on veut rétablir précisément ce qu’il a aboli.
On vous dit encore que les crimes et délits pour lesquels on met en surveillance sont prévus par la loi ; mais ils étaient aussi prévus et énumérés dans les dispositions abolies par l’arrêté du 22 octobre 1830. Ou ajoute qu’on ne nous propose pas la même chose que ce qui a été abrogé.
Non, la disposition n’est pas littéralement la même, car les expressions ne sont pas les mêmes ; mais elle ne produit pas moins les mêmes résultats.
Le ministre s’est écrié : Ce ne sont que les hommes flétris dans l’opinion publique, que les hommes flétris par leurs crimes qui sont soumis à la surveillance ! Eh bien, messieurs, voyez quel compte vous devez tenir des paroles du ministre ! Des hommes flétris ! Mais les articles 415, 416 du code pénal sont reproduits dans l’art. 2 de la section centrale et ces articles soumettent à la surveillance de la haute police, pendant deux ans à cinq ans, les ouvriers condamnés à des peines de simple police pour coalition ; ces articles disent, en effet, que les chefs ou moteurs de coalition pourront être soumis à la surveillance de la haute police ; ce sont donc des hommes flétris que ces ouvriers ? Parce qu’ils se seront plaints de l’exiguïté de leurs salaires, qu’ils se seront réunis contre des prétentions, des exigences quelquefois déraisonnables, ils seront condamnés à raison de cette réunion, ils seront mis sous la surveillance de la haute police ! et voilà des hommes flétris, selon le ministre !
Et tandis que l’on punit ces malheureux de deux à cinq ans de prison, et de plus, de deux à cinq ans de surveillance ; d’un autre côté les fabricants qui se coalisent pour baisser les salaires sont à peine condamnés à quelques jours ou mois d’emprisonnement et à quelques centaines de francs d’amende, sans être soumis à la surveillance. Voilà la justice ! voilà l’égalité devant la loi qu’on nous propose de rétablir !
Voulez-sous savoir jusqu’à quoi point vous devez avoir confiance dans les allégations du ministre, lisez l’art. 445 du code pénal, vous y verrez qu’un malheureux, pour soutenir sa chaumière, prête à écrouler, ou pour éviter de mourir de froid, ait coupé un seul arbre, en vertu de cet article il sera soumis à la surveillance de la haute police ; ainsi, voilà encore un homme flétri selon l’opinion du ministre. Oui, son crime est d’avoir eu froid, et d’avoir touché au superflu du riche.
Il ne s’agit plus, vous assure-t-on, des anciennes mesures législatives ; celles que l’on propose sont tellement adoucies qu’elles ne peuvent plus atteindre que des hommes flétris ; et cependant des malheureux compromis dans des coalitions d’ouvriers seront soumis à la surveillance de deux à cinq ans ! Et cependant un infortuné qui, dans un pressant besoin ou pour se venger de l’égoïsme du riche, aura abattu un seul arbre, sera soumis à la surveillance de la haute police ! Et voilà comment la loi a été adoucie !
Pour l’exécution, ce sera tout autre chose, nous assure encore le ministre : le gouvernement précédent renvoyait les condamnés sous la surveillance de la police là où il le trouvait bon, et sans être gêné en rien dans le choix des localités ; mais aujourd’hui ce sera tout autre chose ; le condamné libéré pourra choisir le lieu où il sera surveillé. C’est le ministre qui vous le certifie.
Effectivement, messieurs, il est dit dans une des dispositions de l’art. 3 : « Le condamné déclarera avant sa mise en liberté le lieu où il veut fixer sa résidence. »
Voilà une faculté bien établie désormais ; voilà grâce au libéralisme de nos faiseurs, les condamnés libres de choisir leur résidence ! Quelle dérision ! Mais, messieurs, veuillez lire la première disposition du même article, il est ainsi conçu :
« L’effet du renvoi sous la surveillance spéciale de la police sera de donner au gouvernement le droit de déterminer certains lieux dans lesquels il sera interdit au condamné de paraître après qu’il aura subi sa peine. »
Eh bien, messieurs, il suffira d’avoir la nomenclature des villes et bourgs de la Belgique, et de les comprendre toutes moins quelques-unes, pour que le condamné libéré ne puisse se rendre dans aucune ville ni dans aucun village du pays, moins la ville ou le village où l’on voudra l’enfermer ; moyennant cela, messieurs, voilà la loi, qu’on qualifie d’arbitraire, qu’on se garde bien de vouloir imiter, vous dit-on ; voilà cette loi rétablie tout entière, sauf un changement de rédaction qui, je dois en convenir, n’est pas conçu en style impérial ; il y a moins de franchise et un peu plus de machiavélisme, et voilà tout.
Un honorable préopinant a dit que s’il s’agissait de soumettre les condamnés libérés, même ceux qui ont été condamnés à une peine plus ou moins légère, à la surveillance de la police, il combattrait la loi ; je crois avoir donné à cet honorable membre un apaisement suffisant en citant deux cas : celui de coalition d’ouvriers et celui de l’abattage d’un seul arbre, faits dont les auteurs sont compris formellement dans la disposition de la loi.
Nous ne sommes plus, messieurs, à l’époque où a été porté l’arrêté du gouvernement provisoire. Nous faisons tous les jours des progrès immenses, non pas dans le développement des libertés qui ont été si chèrement conquises par le peuple, et que d’autres exploitent aujourd’hui contre lui ; nous faisons tous les jours un pas de plus dans les voies de l’arbitraire. Cependant je ne puis pas croire qu’on en soit encore venu jusqu’à donner au gouvernement le droit de rétablir en d’autres termes sous d’autres couleurs, des dispositions qui ont été l’objet de la réprobation générale : car, je le répète encore, toutes les dispositions qui ont été prises, surtout dans le principe de l’établissement du gouvernement provisoire, l’ont été sur les réclamations générales, puisque le gouvernement provisoire représentait alors l’opinion générale la plus active, la plus expansive ; il sentait bien qu’il ne pouvait se maintenir qu’en la satisfaisant : je sais bien qu’on s’appuie et qu’on compte aujourd’hui sur la force bien plus que sur l’assentiment de la nation ; mais c’est à vous, messieurs, de savoir si vous voulez laisser aller le gouvernement dans une voie si désastreuse pour lui et pour le pays.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Messieurs, c’est en se laissant aller aux sympathies du pays que le gouvernement vous a présenté la loi que vous discutez en ce moment. Cette loi a été réclamée dans les deux chambres et par les magistrats de l’ordre judiciaire et administratif. L’accueil que le projet a reçu dans toutes les sections a répondu d’avance aux attaques du préopinant. L’expérience démontre que presque tous les grands crimes ont pour auteurs ou pour complices des condamnés libérés.
Je n’ai pas été en retard de mettre sous les yeux des chambres une statistique criminelle que l’honorable préopinant aurait pu examiner, et où il aurait trouvé tous les détails désirables relativement à l’objet qui nous occupe.
J’avais dit que ce sont en général des crimes et des délits flétrissants qui entraînent la surveillance de la police : l’honorable préopinant a cité deux exemples : l’un est puise dans les articles 415 et 416 du code pénal, en vertu desquels les moteurs ou les chefs des coalitions d’ouvriers peuvent être mis par le juge sous la surveillance de la police.
Ainsi ils ne le sont pas de plein droit, et l’honorable préopinant a sans doute confiance dans les magistrats inamovibles qui sont appelés à prononcer la peine : car ici encore on voit que le gouvernement n’a aucune espèce d’action, et que lorsque les condamnés dont il s’agit sont sous sa surveillance, c’est parce que ce qu’il y a de plus honorable dans le pays a jugé que la sécurité publique exige qu’il en soit ainsi. Non, messieurs, je ne flétrirai jamais les ouvriers, j’ai les plus grandes sympathies pour tous ceux qui travaillent. L’exemple des coalitions d’ouvriers ne prouve rien contre ce que j’ai avancé, puisque ces coalitions peuvent dans certains cas porter atteinte aux droits les plus sacrés, et que ce n’est que lorsque les tribunaux ont reconnu que leurs chefs ou leurs moteurs sont des hommes dangereux, que ceux-ci seuls sont mis sous la surveillance de la police.
L’honorable préopinant a encore cité le cas d’un abattage d’arbre ; voyez, a-t-il dit, un malheureux qui, étant pris de froid, aura abattu un arbre pour se procurer du chauffage, sera pour ce fait mis sous la surveillance de la police, sera un homme flétri. Mais, messieurs, qui est-ce qui pourra le mettre sous la surveillance de la police ? Ce sont les tribunaux, et il faut supposer aux tribunaux un peu d’humanité, un peu de bon sens.
Ils ne placeront pas sous la surveillance de la police le malheureux qui se trouverait dans la position qu’a citée l’honorable membre auquel je réponds. Mais on peut aussi abattre des arbres dans un esprit de vengeance : c’est souvent par l’abattage d’arbres qu’on prélude à l’assassinat, à l’incendie. L’abattage d’arbres est quelquefois un crime très dangereux, et ce n’est que quand les tribunaux jugent qu’il en est ainsi, qu’ils en placent les auteurs sous la surveillance de la police.
M. de Brouckere. - Messieurs, j’avais posé au gouvernement deux questions sur la manière dont il faut entendre l’art. 3 du projet que nous discutons ; remarquez bien que la difficulté est presque tout entière dans cet art. 3 ; car, pour ma part au moins, je ne me plains pas des deux premiers articles, et je crois qu’ils ne peuvent pas faire l’objet d’une plainte fondée.
Je n’ai aucune objection à faire contre la nomenclature qui s’y trouve puisqu’elle n’est pas obligatoire pour les tribunaux mais facultative, et que je suppose que la mise sous la surveillance ne sera prononcée que dans des cas extrêmement graves. Je reviens donc aux questions que j’ai posées au gouvernement.
J’ai demandé d’abord si, lorsque le condamné libéré, ayant choisi une résidence, désirera aller habiter un autre lieu et demandera à cet effet une feuille de route au bourgmestre de la commune où il réside, si alors le bourgmestre pourra la refuser. Le ministre a paru étonné que je lui fasse cette demande, parce que, a-t-il dit, il résulte de la loi que le bourgmestre doit accorder la feuille de route, quand elle lui est demandée. Mais, messieurs, c’est là une erreur ; la loi dit bien que le condamné libéré ne pourra pas changer de résidence sans avoir obtenu une feuille de route, mais l’obligation de délivrer cette feuille de route ne se trouve nulle part. Quoi qu’il en soit, puisque le ministre est d’accord avec moi que la feuille de route ne peut pas être refusée, qu’il consente à ce qu’on insère dans la loi ces mots : « qui lui remettra une nouvelle feuille de route. »
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - J’y consens !
M. de Brouckere. - Puisque M. le ministre adhère au changement que je propose, je n’ai plus rien à ajouter à cet égard ; je me bornerai donc, en ce qui concerne la première question, à déposer mon amendement. J’avais demandé en second lieu si, après avoir indiqué au condamné libéré, au moment de sa mise en liberté, certains lieux où il ne pourra pas se rendre, on pourra encore, plus tard, ajouter de nouveaux lieux à ceux qui auront été indiqués d’abord, de telle sorte qu’il se trouverait en quelque sorte en prison dans la résidence qu’il se serait choisie. Le ministre répondu que le gouvernement devait demeurer libre en tout temps de désigner de nouveaux lieux dans lesquels le condamné libéré ne pourra pas se rendre, et cela en si grand nombre qu’il le jugera convenable ; mais, a ajouté le ministre, ne craignez pas que le gouvernement abuse de cette latitude ; il est impossible qu’il puisse jamais entrer dans ses vues de tirer de la loi des conséquences aussi rigoureuses que celles qu’on a indiquées.
Mais, messieurs, je crois que les lois sont faites pour empêcher les fonctionnaires d’abuser de leur autorité ; car si vous avez dans les fonctionnaires une confiance aussi étendue que celle que semble réclamer M. le ministre, alors, messieurs, ne déterminez rien dans la loi : dites seulement que les condamnés pourront être mis par le gouvernement sous la surveillance de la haute police ; ce sera là une preuve de confiance plus illimitée, il est vrai, que celle dont il s’agit ; mais même telle qu’on vous la demande, elle serait déjà extrêmement étendue.
Au reste, quand nous en serons à l’art. 3, nous pourrons peut-être y introduire une modification convenable. Je veux bien admettre que le gouvernement puisse en tout temps, c’est-à-dire, pendant tout le temps que dure la surveillance, déterminer certains lieux ; mais je demande s’il faut qu’il puisse en désigner en aussi grande quantité qu’il le voudra, et faire de la première résidence qu’a choisie le condamné une véritable prison dont il lui soit impossible de sortir. Par exemple, un condamné demande, au moment de sa mise en liberté, à résider à Bruges ; il y va ; mais, n’y trouvant pas de moyens d’existence, il désire, par exemple, se rendre dans une province où l’industrie a pris un plus grand développement, soit la province de Liège ou du Hainaut.
Il indique diverses autres localités : refus de la part de l’autorité ; il en indique de nouvelles : nouveau refus ; il revient une troisième fois à la charge ; et sa demande est suivie d’un troisième refus. Je le demande, la résidence que le condamné libéré s’est choisie ne devient-elle pas pour lui une véritable prison ?
En résumé, je ne suis pas opposé au projet de loi ; seulement je désire qu’on y introduise quelques modifications qui donnent une garantie suffisante contre les fonctionnaires animés d’un mauvais esprit : je ne dis pas qu’il se trouve en ce moment de tels fonctionnaires dans le royaume ; mais la loi que nous faisons n’est pas une loi temporaire.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - J’ai eu occasion de dire que la première partie de l’art. 3 doit évidemment être entendue dans le sens que lui donne l’honorable préopinant ; si on croit que le texte peut laisser quelque doute à cet égard, je n’ai aucun motif de m’opposer à une nouvelle rédaction.
L’honorable préopinant est revenu sur la première partie de l’art. 3 ; il prétend qu’il y aurait des inconvénients à accorder la latitude réclamée par le gouvernement.
Je lui répondrai que le gouvernement ne demande que ce qui lui est absolument nécessaire pour que la mesure puisse atteindre son but. Le gouvernement n’a aucun intérêt à restreindre le nombre de résidences du condamné libéré, si la tranquillité publique ne court pas de risque. Mais déterminer le lieu ou le nombre de lieux est chose tout à fait impossible ; c’est un point sur lequel il faut se rapporter au discernement de l’autorité.
L’honorable préopinant craint que les fonctionnaires n’abusent de cette latitude. Mais, messieurs, ces craintes, encore une fois, me paraissent peu fondées ; si des abus se commettaient effectivement à cet égard, n’y aurait-il pas assez de moyens pour les faire connaître et en obtenir le redressement ?
M. de Jaegher. - Messieurs, je laisserai à d’autres à rechercher auquel des articles de notre code pénal doit s’arrêter l’application du projet de loi qui nous occupe. Je n’ai demandé la parole que pour faire ressortir davantage la nécessite de compléter une lacune dans notre législation.
Vous savez qu’il appartient aux autorités locales de délivrer des passeports et des certificats de bonne conduite, pièces qui, nécessairement, doivent influer fortement sur le degré de confiance qu’on accordera à l’individu qui en est porteur.
Il n’existe aucune disposition qui prescrive aux procureurs du roi, ni aux procureurs-généraux près des cours, d’informer les autorités locales des condamnations qui sont prononcées contre les individus appartenant leurs communes. Il n’existe pas de disposition non plus, depuis la suppression de la haute police, qui prescrive aux administrations communales de tenir un registre sur lesquels ces condamnations soient mentionnées. Que s’en suit-il ? Un individu, je suppose, a commis un crime ; il se soustrait aux investigations de la police ; il est condamné par contumace ; il n’est pas donné connaissance de cette condamnation à l’autorité locale ; il n’en est donc pas tenu note sur le registre. L’individu condamné, après quelque temps d’absence, rentre dans sa commune ; il demande un passeport à l’administration communale ; eh bien, l’autorité qui n’a aucune connaissance préalable de l’état de contumace de cet individu, est forcé de lui délivrer un passeport ; il demande un certificat de bonne conduite, ce certificat ne peut mentionner non plus qu’il a été l’objet d’une condamnation ; cet homme obtient donc le certificat ; et c’est, muni d’une pareille pièce, qu’il va tromper la confiance de nouvelles victimes.
Je pense, messieurs, que cette considération est assez puissante pour qu’on y fasse la plus sérieuse attention.
Il y avait, au moment de la révolution, 830 condamnés qui se trouvaient sous la surveillance de la haute police, dans la Flandre orientale ; depuis lors, ces hommes ont été abandonnés à eux-mêmes ; eh bien, un grand nombre de crimes et de délits a été commis dans cette province depuis cette époque ; et il a été constaté que la plupart des coupables étaient récidifs ; qu’ils avaient été l’objet de condamnations antérieures. Or si ces hommes avaient été surveillés par une autorité quelconque, il est à croire que la plupart d’entre eux auraient trouvé moins de facilité à commettre de nouveaux crimes.
Je bornerai là mes objections ; il est beaucoup d’autres membres, dans cette enceinte, plus aptes que moi à discuter la matière qui nous occupe.
M. Raikem. - Messieurs, je remarque avec plaisir que M. le ministre de la justice s’est rallié au projet de la section centrale, qui, d’ailleurs, n’apporte que peu de modifications au projet du gouvernement. Si je prends la parole dans cette discussion, c’est parce que l’honorable rapporteur de la section centrale ne fait plus partie de cette assemblée.
Comme la discussion roule encore sur l’ensemble du projet de loi, je me contenterai, pour le moment, de présenter quelques courtes observations sur le principe même de la loi, lequel a été le sujet de plusieurs critiques.
Vous savez, messieurs, que lorsqu’on discuta en France le code d’instruction criminelle, on reconnut l’utilité d’un droit de surveillance sur les condamnés libérés ; cette surveillance fut attribuée à une institution préexistante, à celle de la haute police, qui avait été créée en vertu d’un sénatus-consulte.
Mais, que la haute police existe ou n’existe pas, je n’en pense pas moins qu’il faut prendre des précautions pour la surveillance des condamnés libérés ; toutefois, avant de motiver mon opinion à cet égard, je parlerai de l’arrêté du gouvernement provisoire qui a aboli la haute police.
Personne, certes ne trouve mauvais que le gouvernement provisoire ait décrété cette abolition ; toutefois, il est permis de croire qu’il n’a pas suffi d’abolir des dispositions qui pouvaient présenter un caractère trop rigoureux, mais qu’il était en même temps nécessaire de les remplacer par d’autres qui fussent plus en harmonie avec les mœurs de l’époque. Or, c’est ce qu’il s’agit d’établir en ce moment.
Il n’y a donc, ni de la part du gouvernement, ni de la part de la section centrale, aucune espèce de critique dirigée contre le gouvernement provisoire ; il n’est non plus dans l’esprit, ni de l’un ni de l’autre, de rétablir aucune police que le gouvernement provisoire a supprimée.
On a prétendu que la surveillance des condamnés libérés les empêchait de reprendre un état dans la société ; mais, que la haute police existe ou n’existe pas, l’incapacité de jouir des droits civiques qui résulte des condamnations n’en existe pas moins, et le condamné se trouve toujours placé dans la position d’une personne qui est privée de la jouissance de ses droits civiques ; il me semble donc que le motif qu’on a fait valoir n’est pas tout à fait exact.
Je le répète, nous admettons l’abolition de la haute police, prononcée par le gouvernement provisoire ; mais je ferai remarquer que si on avait voulu abolir toute surveillance, il aurait fallu aller plus loin. Par exemple, l’art. 635 du code d’instruction criminelle, relatif à la fixation, par le gouvernement, du domicile du condamné, après que la condamnation criminelle est prescrite, ne me semble pas avoir été aboli par le gouvernement provisoire. Une telle précaution est tout à fait en faveur de la société, en faveur de ceux qui ont été victimes du crime. Les précautions qu’on se propose maintenant d’établir, et dont l’application est facultative de la part du juge, me semblent aussi dans le même intérêt.
N’est-il pas quelquefois à craindre que des témoins assignés devant la justice soient intimidés par la crainte des vengeances que pourraient exercer les personnes contre lesquelles ils sont appelés à déposer !
Ne peut-il pas arriver que des accusés menacent ou fassent menacer les témoins ou la victime des crimes qui font l’objet de la poursuite, de leur vengeance, quand ils auraient subi leur peine. Dans l’intérêt de la justice aussi bien que dans l’intérêt de la victime ou des témoins, il me semble que le principe de surveillance sera très utile.
Le gouvernement, suivant le rapport qui lui sera fait sur l’affaire, décidera que le condamné, après avoir subi sa peine, ne pourra pas fixer son domicile dans tel ou tel endroit, s’il craint que cet individu n’exerce des vengeances envers les personnes qui, en disant la vérité à la justice, ont contribué à sa condamnation.
Les dispositions qui vous sont proposées, seront donc utiles ; d’un autre côté elles ne sont pas en contradiction avec l’arrêté du gouvernement provisoire. Elles rentrent plutôt dans le sens de l’art. 635 du code d’instruction criminelle que dans celui des dispositions du code pénal que le gouvernement provisoire a abolies.
Je ne me suis occupé jusqu’à présent que du principe ; je me réserve de m’expliquer ultérieurement, s’il y a lieu, quand nous en viendrons à la discussion des articles.
M. Gendebien. - Je ferai remarquer à l’honorable préopinant qu’il aurait dû nous présenter des statistiques à l’appui de ce qu’il a dit, qu’en Flandre les condamnés libérés étaient souvent en état de récidive, depuis qu’ils n’étaient plus soumis à la surveillance de la police. C’est un état comparatif de ce qui s’est passé avant et depuis l’arrêté du gouvernement provisoire, qu’il aurait dû nous présenter. Nous pourrions alors juger des funestes conséquences de cet arrêté pour l’ordre et la sûreté ; en un mot, si elles exigent qu’on restreigne la liberté individuelle.
Au reste, il est reconnu par tous les criminalistes que la cause principale des récidives provient principalement de l’impossibilité où se trouvent les condamnés libérés de se procurer par leur travail les choses nécessaires à leur existence, précisément à cause de la surveillance qui les dénonce sans cesse aux défiances de tous leurs concitoyens.
Nous avons vu récemment en France un malheureux ouvrier bijoutier qui, après avoir été condamné pour je ne sais quel délit, et se trouvant repris de justice, disait : « J’ai été obligé de commettre le délit qui m’amène ici, afin d’être mis en prison et d’avoir du pain. La surveillance de la haute police sous laquelle je suis placé m’empêche de gagner ma vie ; je ne puis travailler dans la résidence où je suis forcé de rester, tandis que si vous m’aviez permis de résider dans telle ou telle ville, j’aurais pu y exercer mon état ; et non seulement je ne serais pas exposé à mourir de faim ni forcé à voler pour vivre, mais j’aurais pu gagner dix ou douze francs par jour. » Voilà les résultats de la surveillance telle qu’elle a été modifiée et adoucie en France, comme le prétend le ministre de la justice. C’est la même législation qu’on nous propose sous beaucoup de rapports.
Je le répète, le ministre aurait dû se donner la peine d’établir une statistique pour prouver ce qu’il avance, puisqu’il prétend que l’abolition de la surveillance à laquelle étaient soumis les condamnés libérés, ont en des conséquences fâcheuses.
Maintenant, je ne sais si j’ai bien compris un honorable préopinant, mais il m’a paru critiquer l’arrêté du gouvernement provisoire ; quoi qu’il en soit, je ne le défendrai pas, il se défend assez de lui-même, et il vaudra toujours mieux que votre loi.
Mais, a-t-on dit, les condamnés sont privés de leurs droits civiques, malgré l’arrêté du gouvernement provisoire. Ils n’ont donc pas été rétablis dans leur position sociale.
Cet arrêté n’avait pas pour but de contrevenir à la chose jugée, mais seulement de détruire ces entraves à la liberté individuelle. Au surplus, de ce que le gouvernement provisoire n’a pas été plus loin qu’il n’a fait, il en résulterait qu’il n’a pas fait assez et non qu’il a fait trop. Eh bien, faites mieux, j’y consens, mais ne détruisez pas ce qu’il a fait de bien.
On nous a dit que le gouvernement provisoire avait oublié de citer l’art. 635 du code d’instruction criminelle ; soit, c’est peut-être un oubli, on peut le séparer ; mais de cet oubli, on ne peut pas en conclure comme on le fait : qu’on peut s’appuyer sur cet article pour reconstituer ce que le gouvernement provisoire avait aboli en abrogeant les articles 44 et suivants du code pénal. S’il n’y avait pas d’autre considération que celle-là pour justifier le projet qu’on vous propose, je ne sais si un seul membre pourrait se décider à l’adopter.
Je n’en dirai pas davantage pour le moment, je me réserve de reprendre la parole quand nous en serons aux articles.
M. A. Rodenbach. - L’honorable préopinant vous a cité un fait spécial, il vous a parlé d’un ouvrier bijoutier qui n’avait pas pu gagner sa vie dans la résidence où il était, et qui aurait pu suffire à ses besoins et au-delà si on l’avait laissé prendre son domicile dans telle autre ville. Je ne contesterai pas cela ; je crois que c’est vrai, car c’est possible, Mais je ferai observer que ce sont nos institutions qui sont insuffisantes. Déjà chez nos voisins on a établi des maisons où les condamnés libérés trouvent de l’ouvrage en sortant de prison jusqu’à ce qu’ils aient pu se placer selon leur convenance. A Lille une personne charitable a établi un atelier où elle donne de l’ouvrage aux femmes qui sortent de prison, en attendant qu’elles puissent se placer ; cette personne cherche elle-même des maisons où on veuille les admettre.
Je crois aussi qu’il faut protéger les condamnés qui ont subi leur peine ; ce sont des malheureux ; s’ils se sont laissés aller à commettre des délits ou des crimes, quand ils ont satisfait à la société, la société doit les aider à rentrer dans la route du bien. Pour cela, ce sont des institutions qu’il faut former. Plusieurs pays nous en ont déjà donné l’exemple, j’engage M. le ministre à ne pas le perdre de vue.
Je sais que quand un individu sort de prison, tout le monde ne consent pas à l’employer. Je sais parfaitement que c’est un obstacle qui l’empêche le plus souvent de gagner sa vie ; en créant des institutions comme celles dont je viens de parler, on fera cesser cet obstacle et on rendra en même temps service à des malheureux et à la société.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - L’honorable préopinant perd de vue qu’un arrêté royal a établi un patronage pour les condamnes libérés. Cet arrêté a reçu l’assentiment de toutes les personnes qui l’ont examiné ; mais cette mesure ne produira tous ses effets qu’après la mise en vigueur de la loi soumise à vos délibérations. Du reste, le gouvernement ne négligera aucun moyen qui pourra contribuer à l’amendement des condamnés libérés et à prévenir les récidives.
M. Raikem. - Je tiens à répondre quelques mots à ce qu’on a objecte contre les principes que j’avais fait valoir en faveur du projet. Un honorable préopinant a parlé de l’arrêté du gouvernement provisoire ; mais je n’ai pas attaqué l’abolition de la haute police. Seulement, j’ai dit que je croyais qu’on aurait dû remplacer les dispositions qu’on abrogeait par des dispositions applicables à l’état actuel des choses.
Je viens aux motifs de l’arrêté sur lesquels j’avais fait une observation.
J’avais fait observer que ce n’était pas seulement la surveillance de la haute police qui s’opposait à ce que le condamné libéré reprît un état dans la société, mais encore la perte de ses droits civiques et autres énumérés au code pénal, qui résultait d’une condamnation. J’ai dit que l’arrêté du gouvernement provisoire ne lui faisait pas reprendre son état dans la société.
Voilà quelle était mon observation, Je crois qu’elle reste dans toute sa force.
Je ferai encore une observation sur l’art. 365 du code d’instruction criminelle qu’on prétend que j’aurais cité assez mal à propos. On dit que c’est un oubli. Je ne crois pas qu’il y ait oubli, car cet article ne parle pas de haute police, mais de l’exercice de la surveillance attribuée au gouvernement sur les condamnés.
Remarquez que je ne me suis pas borné à citer cet article ; j’ai fait remarquer l’intérêt que pourraient avoir les témoins et la victime d’un crime à ce que le condamné dont ils auraient à craindre la vengeance, ne pût pas revenir résider au milieu d’eux.
A cette observation, on n’a pas répondu. C’est en isolant les parties de mon argument qu’on a cherché à y répondre. Les dispositions proposées me paraissent de nature à remplir leur objet ; elles n’ont pas les inconvénients des mesures de haute police que le gouvernement provisoire a abolies, car les mesures qu’on propose sont différentes de celles qui étaient attribuées à la haute police.
Autrefois, certaines condamnations emportaient de plein droit la mise sous la surveillance ; aujourd’hui, ce seront les tribunaux qui auront la faculté de déclarer qu’il y a lieu de placer le condamné sous la surveillance de la police, de prendre des précautions vis-à-vis de lui.
Les tribunaux useront de cette faculté quand, d’après les faits et circonstances du procès, ils croiront qu’il y a des actes de vengeance ou autres à craindre, et ils n’en useront pas quand ils penseront que l’individu ne peut inspirer aucune crainte.
Je pense qu’il y a une grande différence entres les dispositions abolies par le gouvernement provisoire et celles qu’on propose. Il n’y a aucune contradiction entre le projet actuel et l’arrêté du gouvernement provisoire ; et y eût-il contradiction, si la loi qu’on propose était bonne, ce ne serait pas un motif pour la rejeter. Mais je tenais à démontrer qu’il n’y avait pas contradiction, et je crois l’avoir fait. (Aux voix ! aux voix !)
- La discussion générale est fermée.
« Art. 1er. Les coupables condamnés aux travaux forcés à temps, à la réclusion ou au bannissement, pourront être placés, par l’arrêt de condamnation, sous la surveillance spéciale de la police, pendant cinq ans au moins et vingt ans au plus.
« S’ils commettent un nouveau crime, ils pourront être placés pendant toute leur vie sous cette surveillance. »
- Cet article est mis aux voix et adopté.
« Art. 2. Les coupables condamnés pour l’un des délits prévus par les articles 246, 306, 307, 311 paragraphe 2, 334, 343, 401, 405, 406, 401, 408 et 444 du code pénal, ainsi que par les articles 2 et 3 de la loi du 29 février 1832, pourront être placés sous la surveillance spéciale de la police, pendant deux ans au moins et cinq ans au plus.
« Pourront être mis sous la même surveillance les chefs et moteurs des délits prévus par les art 415 et 416 du code pénal, et les condamnés à un emprisonnement au-delà de six mois dans le cas de l’art. 445 du même code.
« Il en sera de même à l’égard de ceux qui, quoique accusés d’un crime, ne seront, par application de l’arrêté-loi du 9 septembre 1814, condamnés qu’à une peine correctionnelle.
« Ceux qui commettraient de nouveau l’un des délits prévus par les articles énoncés ci-dessus, pourront être mis sous la même surveillance, pendant cinq ans au moins et dix ans au plus. »
M. de Roo. - Tout en approuvant le projet de loi en discussion, je me bornerai à demander une explication relativement à l’application du dernier paragraphe de l’article 2. Je demanderai si on peut l’appliquer au cas où un individu condamné avant la publication de cette loi pour un crime ou un délit qu’elle prévoit serait de nouveau traduit devant les tribunaux pour un crime ou un délit prévu par la même loi, ou bien s’il faut que les deux condamnations aient été subies depuis la publication de la loi pour que la loi soit applicable.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Le texte est général. Je pense qu’il s’applique au cas prévu par l’honorable préopinant. La loi n’aura aucun effet rétroactif ; car, elle portera sur un fait consommé sous son empire. Que le premier délit ait été commis avant ou après sa publication, cela est indifférent ; ii suffit qu’indépendamment de ce premier délit, un nouveau délit soit commis depuis la publication de la loi, pour que la société ait le droit de prendre des précautions que la conduite antérieure du condamné rend nécessaires.
M. Gendebien. - Est-il bien entendu que la mise en surveillance doit être prononcée par arrêt ou jugement pour les faits énoncés par la loi ? Je crois que telle est l’intention du projet, puisque M. le ministre de la justice l’a dit ; mais cela ne suffit pas, il faut que la loi le dise positivement. Je ne vois pas que cette intention résulte explicitement et logiquement du texte de l’art. 2.
Remarquez que les mots : « par l’arrêt de condamnation, » qui se trouvent dans l’art. 1er, ne se trouvent pas reproduits dans l’art. 2. Pour éviter toute espèce de doute, on pourrait, et je crois qu’il est nécessaire, de répéter ces mots dans l’art. 2. Ces doutes pourraient exister, non seulement à cause de l’absence de dispositions, mais encore parce qu’il n’y a pas identité de faits, ni de peines, ni de durée de la mise en surveillance dans les deux articles. Si cet amendement est adopté, je considérerai la loi non pas comme bonne, mais comme beaucoup moins arbitraire dans une de ses dispositions essentielles.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Il est évident, d’après les explications qui ont été données, que l’article doit être compris ainsi. Je ne m’oppose pas au reste à ce que l’on ajoute ces expressions qui, suivant moi, sont inutiles.
M. Dubus. - Messieurs, j’ai une observation à soumettre à la section centrale et au ministre de la justice sur la portée de l’art. 2. Dans les articles 1er et 2, on a prévu les cas de récidive de la part de ceux qui, ayant commis un crime, commettent un second crime, et de la part de ceux qui, ayant commis un délit, commettent un nouveau délit ; mais je ne vois pas qu’on ait prévu le cas de celui qui, ayant commis un délit, commet ensuite un crime. Il me semble cependant que l’on devrait statuer à leur égard ; c’est une lacune que laisse la loi.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Si j’ai bien compris l’honorable préopinant, voici son hypothèse : un homme ayant commis un crime et qui est ensuite condamné pour un des délits prévus par l’art. 2, peut-il être mis sous surveillance ? Oui, il sera mis en surveillance en vertu de l’art. 2 ; mais dans ce cas la durée de la surveillance ne doit-elle pas être augmentée ? Le juge, prenant en considération les antécédents du condamné, lui infligera le maximum qui peut aller à cinq ans. Cependant, si l’honorable membre pense qu’une surveillance plus longue est nécessaire, je l’invite à proposer un amendement.
M. Gendebien. - Je veux présenter un amendement ; je vois que M. le ministre ne s’entend pas avec M. Dubus…
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Je prie l’honorable M. Dubus de s’expliquer.
M. Dubus. - J’ai dit qu’on avait bien prévu, dans la loi, le cas où un condamné ayant commis un délit en commettrait un autre, mais je demandais si l’on avait prévu le cas d’un condamné libéré pour délit, qu’il commettrait un crime ; s’il y a aggravation de peine pour celui qui, ayant commis un délit, en commet un autre, il me semble, à plus forte raison, qu’il doit y avoir aggravation de peine pour celui qui commet un crime après avoir commis un délit.
M. de Brouckere. - L’observation de l’honorable M. Dubus est juste, et je proposerai en conséquence l’amendement suivant :
« Ceux qui, ayant été condamné pour un crime ou pour un délit prévu par les dispositions énoncées ci-dessus, commettraient de nouveau un de ces délits, pourra être mis… »
M. Liedts. - Je ferai remarquer que l’idée de M. Dubus n’est pas rendue dans l’amendement ; il ne suffit pas d’avoir été condamné pour crime, mais il faut avoir été condamné aux travaux forcés, ou au bannissement, aux peines enfin qui donnent lieu à la mise en surveillance, pour qu’il y ait aggravation de peine.
M. de Brouckere. - L’amendement que je rédige répondra à l’objection.
M. Demonceau. - Je suppose qu’un individu commette un délit prévu par l’art. 401 du code pénal, et qu’il commette ensuite un crime ; il n’y a pas aggravation de peine pour ce cas ; il me semble que c’est une lacune, et qu’il faudrait ici augmenter la surveillance.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Il n’y a jamais récidive de délit à crime, mais seulement de crime à délit.
M. Demonceau. - Je sais que la surveillance est (erratum inséré au Moniteur belge n°336, du 1er décembre 1836 :) de 5 à 20 ans ; si l’on trouve la latitude suffisante, à la bonne heure.
M. le président. - Voici l’amendement de M. de Brouckere. - « Ceux qui, ayant été condamnés pour un crime ou délit prévu par les dispositions énoncées ci-dessus, commettraient de nouveau un de ces délits, pourront être mis sous la même surveillance pendant cinq ans au moins et dix ans au plus. »
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Je crains, messieurs, qu’en votant de tels amendements, sans les avoir examinés, nous ne commettions quelque erreur.
De toutes parts. - A demain ! à demain !
- La chambre ordonne l’impression des amendements.
La séance est levée à quatre heures et demie.