(Moniteur belge n°334, du 28 novembre 1836)
M. Verdussen fait l’appel nominal à 1 heure.
M. Kervyn lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est adoptée.
M. Verdussen présente l’analyse des pièces adressées à la chambre.
« Les sieurs de Montpellier et Bouchau-Mœurissons, fabricants de laiton à Namur, demandent que le droit d’entrée en Belgique sur les cuivres jaunes français soit égal à celui qui frappe nos cuivres à leur entrée en France. »
« L’administration communale de Leerbeck demande que le traitement du curé de cette commune soit à la charge de l’Etat. »
M. le ministre de l'intérieur adresse à la chambre un exemplaire des rapports faits aux conseils provinciaux par les députations des états sur la situation administrative des provinces. Parmi ces rapports, celui de la province de Hainaut n’est pas compris, parce qu’il n’est pas encore parvenu au ministère.
M. Gendebien. - Messieurs, avant d’entamer la discussion, je pense qu’il est indispensable de rectifier les erreurs qui se sont glissées dans l’impression de l’amendement que j’ai présenté hier à la fin de la séance. J’ai rédigé à la hâte cet amendement, ou plutôt j’ai retranché des articles 2 et 3 différentes parties, et j’en ai ajouté d’autres ; mais, dans l’impression, il y a des parties transposées ; on a mis à l’article 2 ce qui devait être mis à l’article 3. Voici l’amendement tel qu’il doit être rédigé :
« Art. 2. Tout Belge qui se sera rendu coupable, hors du territoire du royaume, contre un étranger, d’un crime ou d’un délit prévu par l’art. 1er de la loi du 1er octobre 1833 (Bulletin officiel, n° 1195), sera, s’il se trouve en Belgique, jugé et puni conformément aux lois en vigueur dans le royaume, si l’étranger offensé ou sa famille rend plainte aux autorités belges.
« La présente disposition n’est pas applicable aux délits politiques ni aux faits connexes à un semblable délit, à moins qu’il ne soit dirigé contre la Belgique. »
« Art. 3. Les dispositions ci-dessus ne sont pas applicables, lorsque le Belge a été poursuivi et jugé en pays étranger ; s’il n’est pas intervenu qu’une condamnation par contumace ou par défaut, il sera poursuivi et jugé en Belgique à moins qu’il ne préfère purger sa contumace. Dans ce cas, il sera remis aux autorités du territoire où le crime aura été commis. »
Quant à l’article premier, il faut également y faire un changement que j’ai fait à l’art. 3, et y mettre ; « sera jugé et puni, », au lieu de : « pourra être jugé » ; voici comment le premier paragraphe de cet article devrait être conçu pour marcher d’accord avec les articles 2 et 3, ainsi que je l’ai dit hier :
« Tout Belge qui se sera rendu coupable, hors du territoire du royaume, d’un crime ou d’un délit contre un Belge, sera, à son retour en Belgique, jugé et puni conformément aux lois en vigueur dans le royaume. »
J’ai donné hier les développements de ma proposition ; il est inutile d’y revenir pour le moment.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Vous vous rappelez, messieurs, que la discussion s’est ouverte hier sur l’article premier du projet de la section centrale ; cependant, un honorable membre qui a pris la parole à la fin de la séance dernière s’est demandé sur quel article on discutait, sur l’article 1er, ou sur les articles 2 et 3 ; en effet plusieurs questions qui se rapportent à chacun de ces articles ont été débattues, et on s’explique comment il en a été ainsi sans contrevenir à notre règlement. Cela provient de ce que l’amendement présenté par M. de Brouckere, qui reproduit, sauf quelques modifications, le texte du projet du gouvernement, résume les trois articles de la section centrale, et contient toutes les questions que présente la matière. Toutefois, je suis persuadé que vous serez d’avis, à présent que la discussion a fait des progrès, de procéder par division.
Ainsi on pourrait, dans ce moment, prendre pour texte de la discussion ou du vote l’article premier du projet de la section centrale et à cette occasion on déciderait les questions soulevées par l’amendement de M. de Brouckere.
Si cette proposition était accueillie par la chambre, voici, suivant moi, les points de droit qui seraient à résoudre : Tout le monde admet que le Belge qui a commis un crime ou un délit à l’étranger contre un Belge peut être poursuivi et jugé en Belgique selon les lois du pays, sauf quelques restrictions sur lesquelles on n’est pas d’accord, et que je vais tâcher d’indiquer.
L’honorable M. Gendebien s’oppose à ce que la poursuite soit facultative, ainsi que l’ont proposé la section centrale et le gouvernement. Ceci ferait l’objet de la première question.
Le gouvernement n’exige pas de plainte de la part de l’individu offensé ; la section centrale, dans le cas de l’article 1er, n’en exige pas non plus. Telle est la deuxième question : Faut-il une plainte de la part de l’offensé ou au moins de sa famille ?
En troisième lieu se présente la question qui fait l’objet de l’art. 3 : Le Belge qui a commis un crime ou un délit à l’étranger contre un Belge peut-il être jugé en Belgique quand il a été jugé sur le territoire où il s’est rendu coupable ? Or, quel est dans ce cas le point en litige parmi nous ? Le voici :
Quatre hypothèses peuvent se présenter : ou le Belge a été acquitté contradictoirement, ou il a été condamné à l’étranger contradictoirement, ou il a été acquitté par contumace, ou il a été condamné par contumace. Dans les trois premiers cas tout le monde est d’avis que le Belge ne peut être poursuivi en Belgique.
Mais, s’il a été condamné par contumace à l’étranger, les opinions se divisent.
L’honorable M. de Brouckere pense que, dans ce cas, il ne doit plus être permis de poursuivre en Belgique. Le pour et le contre ont été assez bien discutés hier. La section centrale pense, avec le gouvernement, qu’il y a lieu à poursuite. M. Gendebien pense ainsi qu’il y a lieu à poursuite ; mais il exige une condition, c’est de laisser au Belge la faculté d’être jugé dans le pays où le crime a été commis.
C’est à la chambre à régler l’ordre dans lequel elle veut résoudre les questions ; je crois les avoir assez fidèlement résumées.
M. le président. - Je vais mettre d’abord en délibération la question de savoir si lorsqu’un Belge a commis contre un autre Belge un crime ou un délit hors du royaume, on exigera une plainte de la partie offensée ou de sa famille. (Oui ! oui !)
- Cette question mise aux voix est résolue négativement ; ainsi une plainte de la part de l’offensé ou de sa famille n’est pas exigée.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Je demande à présenter quelques observations sur la question de savoir si la poursuite sera facultative de la part du ministère public, ou si elle lui sera imposée. L’honorable M. Gendebien a prétendu qu’il ne fallait pas laisser la poursuite facultative ; cependant il ne s’est pas expliqué d’une manière tranchée ; il a seulement livré ses réflexions à la méditation de la chambre. Voici ce qu’il craint : d’après l’article 255 du code d’instruction criminelle et l’art. 11 de la loi d’avril 1810, quand le ministère public ne poursuit pas, la cour royale peut ordonner d’office les poursuites ; or, une poursuite facultative, dit cet honorable membre, serait contraire à ces articles. Mais c’est une erreur, car ces dispositions ne s’appliquent pas aux crimes et délits commis à l’étranger. L’article 7 et les articles 5 et 6 du code d’instruction criminelle rendent toujours la poursuite facultative pour ces crimes et délits, et c’est dans le même esprit que les articles du projet ont été conçus.
On ne peut donc pas faire de reproche au ministère public quand il ne poursuit pas : il use de son droit. Lorsqu’il s’agit d’un crime ou d’un délit commis en Belgique, il y a toujours nécessité de poursuivre ; mais lorsqu’il s’agit d’un crime ou d’un délit commis à l’étranger, il est souvent impossible d’acquérir les preuves. La nature de nos relations avec le pays où le crime ou le délit a été commis peut nous mettre dans l’impossibilité de faire venir les témoins, de réunit les éléments de conviction. Enfin le crime peut avoir été caché pendant un grand nombre d’années, il peut n’y avoir eu ni plainte ni scandale. Dans ce cas, messieurs, le ministère public ne poursuivra pas, et il n’en résultera aucun danger ; il n’y aura pas lieu de suspecter sa vigilance.
M. Gendebien. - Messieurs, d’après ce que vient de nous dire M. le ministre de la justice, si toutefois je l’ai bien compris, il me semble qu’il y a plus de motifs que jamais pour admettre mon amendement. Si j’ai bien compris M. le ministre, il nous a dit que l’art. 7 qui est relatif aux crimes et délits commis à l’étranger n’impose pas l’obligation de les poursuivre et ne donne pas, comme dans les autres crimes, le droit aux cours d’appel d’exiger que le ministère public exerce des poursuites. Eh bien, messieurs, je pense que c’est une raison de plus pour établir cette obligation. Il faut que le ministère public puisse être, le cas échéant, contraint par la Cour de poursuivre les auteurs des crimes ou délits contre lesquels est dirigée la loi que nous faisons. D’un autre côté, messieurs, je crois devoir vous rappeler l’observation que j’ai déjà faite : s’il dépend du bon plaisir du ministère public de poursuivre ou de ne pas poursuivre, il en résultera que lorsque le pouvoir exécutif défendra de poursuivre, on ne poursuivra pas. Il en résultera l’abolition de poursuites, quand cela conviendra au pouvoir.
J’ai tout d’abord pensé, messieurs, que la loi que nous discutons est dirigée contre les délits consommés à l’étranger par des Belges ; je ne sais pas si telle a été l’intention des auteurs du projet, mais telle est, selon moi, la véritable portée de l’article. Ce que vient de dire le ministre de la justice me confirme dans cette opinion. Lorsqu’un homme bien en cour, exerçant peut-être une vengeance de la part de quelque homme haut placé, aura tué son adversaire dans un combat singulier, eh bien, il ne sera pas poursuivi quoiqu’on fasse. Si, au contraire, un homme considéré comme un ennemi du gouvernement, se croyant dans la cruelle nécessité de défendre son honneur offensé, a le malheur de tuer son adversaire, oh ! alors cet homme sera poursuivi sans miséricorde, il sera flétri s’il est possible. Il ne serait pas difficile de citer des exemples d’individus qui, ayant donné la mort dans un duel, n’en ont pas été blâmés, mais au contraire ont été choyés par un certain monde peut-être plus qu’auparavant, tandis que, dans d’autres cas, les auteurs d’un semblable fait ont été l’objet du blâme le plus violent, même des calomnies les plus noires. Ce sont les suites d’une semblable partialité que je veux éviter, et il est bien certain qu’on ne peut y parvenir qu’en adoptant la proposition que j’ai eu l’honneur de vous soumettre.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Je vous prie, messieurs, de remarquer qu’il ne s’agit point ici de ce qu’on a appelé abolition des poursuites. Le code fait une distinction entre les crimes et délits commis dans le pays et ceux qui sont commis à l’étranger, et cette distinction est juste et naturelle ; nous devons la maintenir. Les officiers des parquets continueront à remplir leurs devoirs, sans acception de personne, et d’opinion, comme ils l’ont toujours fait.
L’honorable préopinant a prétendu que la loi était faite spécialement contre le duel. Je dois déclarer qu’il n’a pas été dans ma pensée de diriger la loi contre tel crime ou tel délit, mais bien contre tous les crimes et délits en général.
Je ne puis croire que les officiers du ministère public fassent la distinction dont a parlé l’honorable préopinant, il n’existe aucun exemple qui puisse légitimer une semblable assertion ; il est impossible qu’on cite un seul cas où des poursuites aient été dirigées ou omises dans des vues personnelles ; le ministère public n’a jamais été guidé à cet égard que par le véritable intérêt de la société. Il n’est pas à ma connaissance qu’il existe le moindre fait qui puisse autoriser l’allégation de l’honorable préopinant.
M. Gendebien. - On dit, messieurs, qu’on ne peut pas supposer que le ministère public ne fasse pas son devoir, et qu’il établisse les distinctions que j’ai fait entrevoir tout à l’heure ; mais je demanderai à M. le ministre de la justice si le ministère public n’est pas l’agent immédiat et dépendant du pouvoir exécutif, s’il ne représente pas le pouvoir, s’il n’est pas à ses ordres, à sa discrétion, comme on l’a dit si souvent dans cette enceinte ?
Je voudrais bien que le ministre me dît si, lorsque le ministère public aura reçu l’ordre de ne pas poursuivre un coupable, lorsque le ministre de la justice (je parle ici non pas du ministre actuel, je n’en fais pas une question de personne ; je parle de tous les ministres en général), lorsque le ministre de la justice déclarera à l’officier du ministère public qu’il n’y a pas lieu à poursuivre tel ou tel crime ou délit, si alors le ministère public ne sera pas obligé de se conformer aux ordres du gouvernement ; si alors il dépendra de lui de faire ou de ne pas faire la distinction dont j’ai parlé, puisque dans ce cas la distinction aurait déjà été faite par le ministre, son chef immédiat, auquel il doit une obéissance passive, d’après le projet tel que l’entend le ministre de la justice.
Ce n’est pas répondre à mes arguments que de m’opposer des possibilités quand j’ai mis en avant des réalités.
On ajoute qu’il n’est pas d’exemple que des distinctions aient été faites, que des poursuites aient été négligées à l’égard des uns et poussées à outrance à l’égard d’autres ; je pourrais en citer, moi, de pareils exemples, mais je ne veux pas entrer dans des détails, dans des personnalités. Je me suis borné à dire que cela pourrait arriver et même que cela était arrivé. Chacun a compris suffisamment ce que je voulais dire ; cela arrivera, en effet, chaque fois que le pouvoir exécutif le voudra.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - La différence entre les crimes et délits commis à l’étranger et ceux qui sont commis en Belgique a été indiquée, et c’est sur cette différence qu’est fondée la distinction qui rend la poursuite facultative pour les uns, obligatoire pour les autres. Ainsi, les faits dont a parlé M. Gendebien, ne feraient rien à la chose, quand bien même ils seraient réels ; mais j’en conteste l’existence et si l’honorable préopinant ne veut pas les signaler en public, je l’invite à me les faire connaître en particulier, je suis certain qu’il est dans l’erreur, et je tiendrais beaucoup le détromper ; il n’est aucun officier du ministère public sur lequel puisse tomber un semblable blâme.
On dit que l’ordre de ne pas poursuivre certains crimes ou délits, dans un cas donné, émanera du ministère de la justice. Mais, messieurs, le ministre de la justice peut-il faire ce qu’il veut ? Si le ministre de la justice donnait des instructions contraires à celles qu’il doit donner dans l’intérêt de la société, et s’il se laissait guider par de mauvaises considérations de personne, je vous le demande, messieurs, n’aurait-il pas perdu bientôt votre confiance ? La publicité est là pour servir de garantie aux devoirs des ministres ; la tribune est là pour les leur rappeler. Pour ma part, je consens bien volontiers à ce qu’on me les rappelle s’il m’arrive jamais de faire quelque chose qui y soit contraire.
M. Liedts, rapporteur. - Messieurs, l’honorable ministre de la justice vient de nous déclarer, au nom du gouvernement, que quand il vous a présenté le projet de loi que nous discutons en ce moment, il n’a pas eu en vue le duel plutôt que tout autre crime ou délit ; je puis, au nom de la section centrale, vous faire la même déclaration : notre intention n’a pas été de faire une loi contre le duel en particulier, mais nous avons eu pour but la répression de tous les crimes et délits dont il est fait mention dans le projet.
Comme vous l’a déjà dit M. le ministre de la justice, il est indispensable d’appliquer dans la loi qui nous occupe la distinction que le code d’instruction criminelle fait entre les crimes et délits commis en Belgique et ceux qui sont commis à l’étranger, et de laisser facultative la poursuite de ces derniers.
Il y a, en effet, un motif pour en agir ainsi, qui me semble très déterminant, et je suis étonné qu’il n’ait pas été aperçu par l’honorable M. Gendebien : c’est que la loi ne s’applique pas seulement aux crimes commis aux frontières, mais encore à ceux qui sont commis à une très grande distance. Dès lors qu’arriverait-il si le ministère public était obligé de les poursuivre sans distinction ? C’est que très souvent on pourrait emprisonner un Belge, rien que sur un bruit du jour, sur le rapport d’une lettre venant de l’étranger. Il me semble que cette considération suffit pour prouver le danger qu’il y aurait à rendre les poursuites obligatoires.
Lorsque le crime ou le délit a été commis à l’intérieur, il est rare que l’opinion publique se trompe en en désignant l’auteur, et qu’on doive regretter d’avoir entamé des poursuites ; aussi je conçois que dans ce cas la loi établisse la nécessité de ces poursuites ; mais lorsque le crime a été commis à une distance de peut-être deux cents lieues, et que par conséquent il peut être très difficile ou impossible de se procurer des preuves, imposer alors au ministère public une obligation de diriger des poursuites, c’est ce que nous ne pouvons pas faire. Nous devons donc maintenir la distinction qu’a établie le législateur de 1810.
M. Gendebien. - On vous a de nouveau parlé, messieurs, de la différence qu’il y a entre les crimes et délits commis à l’étranger et ceux qui sont commis à l’intérieur ; mais, comment établit-on cette différence ? Uniquement en alléguant la difficulté de constater le fait ; mais, messieurs, cette difficulté ne ferait que démontrer la nécessité d’entreprendre des recherches, dirait Beaumarchais, s’il était parmi nous. Cette réponse serait peut-être digne de l’objection, s’il ne s’agissait pas de choses sérieuses.
Pour répondre plus directement, je dirai que jamais on n’a raisonné de cette façon. Il serait en effet toujours très facile soit au ministre de la justice, soit aux officiers du ministère public, de justifier la non-poursuite par les difficultés d’établir les preuves du fait. Mais qu’il y ait difficulté, impossibilité même dans certains cas, s’ensuit-il qu’on doive établir pour règle l’impunité de certains hommes, selon le caprice de tel ou tel ministre qui viendrait au pouvoir ? Non certes ; n’abandonnons pas à la sagesse, comme l’on dit, du ministre de la justice ou des officiers du ministère public le soin de juger s’il y a lieu de poursuivre oui ou non. Contentons-nous d’abandonner au juge le soin d’apprécier les poursuites commencées.
Quand un crime aura été commis, et qu’il y aura des personnes intéressées à le faire connaître, elles mettront bientôt le ministère public sur les traces du coupable.
Veuillez remarquer, messieurs, que dès l’instant que vous admettez la jurisprudence qu’il n’y a que la personne offensée qui puisse se plaindre, vous admettrez que tous les crimes seront impunis, dès qu’il conviendra au ministère de la justice ou au parquet de ne pas poursuivre.
M. Dubus. - La question qui nous occupe me fait désirer une explication. La poursuite sera-t-elle facultative dans certains cas ? Sera-t-elle facultative, par exemple, alors qu’il y aurait plainte de la partie offensée ? Telle n’est pas sans doute l’intention du ministre, car je remarque dans l’exposé des motifs de son projet la phrase suivante :
« Si les faits ont peu de gravité, s’ils sont restés longtemps inconnus, si la preuve est difficile et incertaine, s’il n’y a ni plainte ni scandale, il n’y aura pas de poursuite. »
Il y aurait un véritable déni de justice, si le ministère public refusait d’agir, alors qu’il y aurait plainte de l’offensé ; il y aurait encore un déni de justice de ne pas poursuivre, alors qu’il s’agit d’un grand crime, d’un assassinat ; car dans ce cas l’offensé n’a pas le moyen d’agir, de provoquer l’exercice de l’action publique.
Je demande donc s’il ne serait pas convenable de rédiger l’article de manière que la nécessité de poursuite dans ces cas résultât de la rédaction de l’article : c’est une observation que je soumets à M. le ministre de la justice lui-même.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Je ferai remarquer à l’honorable préopinant que, dans le sens de l’article 7 du code d’instruction criminelle, le ministère public ne pouvait jamais agir que lorsqu’il y avait plainte ; et que dans ce cas la poursuite était pour le ministère public un droit, mais non pas une obligation.
Lorsqu’il y aura plainte de la partie offensée, le ministère public ne s’abstiendra jamais de poursuivre que dans le cas où il aurait la conviction intime de l’impossibilité d’établir la preuve du fait.
Pourquoi faire des frais inutiles pour les poursuites qui n’amèneraient aucun résultat ? Pourquoi supposer que le ministère public ne poursuivrait pas quand l’offensé aurait porté plainte ? Quel intérêt aurait le parquet à se mettre en opposition avec le désir de la famille ? Toutes les conjectures à cet égard sont très peu probables. Rappelons-nous, messieurs, que l’article 7 du code d’instruction criminelle n’a donné lieu à aucune observation critique de la part des criminalistes, et que dans la pratique il n’a entraîné aucune difficulté.
J’espère, d’après ces considérations, que l’honorable préopinant reconnaîtra que lorsqu’une plaine a été faite, la poursuite ne doit pas être d’obligation absolue, mais seulement d’obligation morale.
- La question de savoir si la poursuite sera facultative ou non est mise aux voix et est résolue affirmativement.
M. Fallon., vice-président, remplace M. Raikem au fauteuil.
M. Raikem. - Messieurs, il me semble que les questions qui se rapportent à l’art. 1er du projet de la section centrale viennent d’être résolues, et qu’il n’y a qu’à mettre aux voix cet article tel que la section centrale l’a proposé. Les autres questions qui ont été soulevées concernent, me paraît-il, les deux articles suivants.
Je demande donc que l’on mette aux voix l’art. 1er du projet de la section centrale.
- Cet article est mis aux voix et adopté.
« Art. 2. Tout Belge qui se sera rendu coupable, hors du territoire du royaume, contre un étranger, d’un crime ou d’un délit prévu par l’art. 1er de la loi du 1er octobre 1833 (Bulletin officiel, n°1195), pourra, s’il se trouve en Belgique, y être poursuivi, et il y sera jugé et puni conformément aux lois en vigueur dans le royaume, si l’étranger offensé rend plainte, ou s’il y a un avis officiel donné aux autorités belges par les autorités du territoire où le crime ou le délit aura été commis.
« La présente disposition n’est pas applicable aux délits politiques ni aux faits connexes à un semblable délit, à moins qu’il ne soit dirigé contre la Belgique. »
M. le président. - M. Gendebien a proposé un amendement à cet article ; il porte sur la partie de l’article ainsi conçue :
« Si l’étranger offensé rend plainte, ou s’il y a un avis officiel, donné aux autorités belges par les autorités du territoire où le crime ou le délit aura été commis. »
M. Gendebien propose de rédiger cette phrase comme suit :
« Si l’étranger offensé, ou sa famille, rend plainte aux autorités belges. »
M. Andries. - Je désire qu’on ne restreigne pas la poursuite aux seuls crimes énumérés par l’article premier de la loi sur l’extradition. Je sais qu’un étranger qui a commis à l’étranger, contre un Belge, un crime ou délit non prévu par la loi d’extradition, si cet étranger se réfugie en Belgique, ne peut être atteint par nos lois, ni ne peut être extradé pour être puni selon les lois de son pays ; mais ne croyez pas pour cela que son délit soit un châtiment. Pour échapper à la justice de son pays, il faut qu’il s’impose à lui-même la peine bien grave du bannissement ; il faut qu’il abandonne sa patrie, sa famille, qu’il renonce à ses affaires, à ses relations, jusqu’à ce que la prescription lui soit acquise. En voilà déjà assez peut-être pour expier un délit ou crime non prévu par la loi d’extradition. Il en est tout autrement d’un Belge qui, par exemple, va, dans le délire de sa passion, à une lieue de chez lui, au-delà de la frontière, dresser un guet-apens à son ennemi qui est étranger et lui porter des blessures qui emportent incapacité de travail pendant plus de 20 jours. Si vous bornez ce droit de poursuite aux faits prévus par la loi d’extradition, ce Belge retournera paisiblement chez lui, ne verra rompre aucune de ses relations habituelles, et jouira ainsi de l’impunité la plus complète.
Si vous bornez le droit de poursuite aux seuls faits prévus par la loi d’extradition, un Belge qui habite la frontière pourra donc impunément faire contre son voisin, qui demeure à deux pas au-delà de la frontière, des menaces d’assassinat ou d’incendie ; il pourra impunément aller percer une digue située sur le territoire étranger et compromettre un grand nombre de vies et de fortunes ; il pourra impunément dévaster des récoltes sur pied, abattre des arbres, détruire des instruments d’agriculture, tuer ou empoisonner des bestiaux, enfin commettre une foule de délits, et tout cela impunément pourvu qu’il les commette sur le territoire étranger contre un étranger ! Ce court exposé suffit sans doute, messieurs, pour faire voir que la poursuite doit s’étendre à tout ce qui est qualifié de crime ou délit par nos codes, et que sous ce rapport la proposition du gouvernement est meilleure que celle de la section centrale. Il est cependant une disposition de la section centrale que je veux conserver, c’est celle-ci : « La présente disposition n’est pas applicable aux délits politiques, ni aux faits connexes à un semblable délit, à moins qu’il ne soit dirigé directement ou indirectement contre la Belgique.
M. le président. - Je prie M. Andries de vouloir bien déposer son amendement sur le bureau.
M. Andries. - Je demande simplement qu’on supprime dans l’article les mots : « prévus par l’art. 1er de la loi du 1er octobre 1833. »
M. Liedts, rapporteur. - Messieurs, la discussion se trouve maintenant restreinte au cas où un étranger est victime du crime ou délit commis par un Belge à l’étranger. Je ne puis répondre à l’honorable préopinant que ce que j’ai eu l’honneur de vous dire hier, qu’il y a une grande différence entre le cas où c’est un Belge qui est victime et celui où la victime est un étranger. Dans le premier cas, nous avons à venger en quelque sorte un outrage commis sur un de nos compatriotes. Dans le second cas, le crime n’a été commis ni au sein de la société beige, ni contre un de ses membres.
Nous ne devons prévoir que le cas où le crime serait de nature à porter chez nous atteinte à la morale publique par la présence de son auteur au milieu de nous. Mais quand les délits ont peu de gravité, et ne sont pas de nature à porter atteinte à l’ordre ni à la morale publique, nous ne devons nous en occuper.
Examinez la législation de toutes les époques, vous verrez que les poursuites des crimes commis à l’étranger contre un étranger ont toujours été restreintes aux grands crimes.
Nous avons étendu cette législation, puisque la loi que nous faisons étend les poursuites à des délits tels que le vol. Mais je ne pense pas qu’on puisse l’appliquer à tous les délits sans distinction. Car, comme je l’ai dit hier, ce serait se montrer plus rigoureux vis-à-vis des Belges que vis-à-vis des étrangers. Un étranger qui aurait commis un délit au préjudice d’un Belge n’aurait qu’à se réfugier en Belgique pour obtenir l’impunité, tandis que le Belge qui reviendrait après avoir commis le même délit vis-à-vis d’un étranger serait puni.
Je pense que la loi que nous faisons doit être en parfaire harmonie avec la loi d’extradition. C’est ce qui a déterminé la section centrale à proposer la restriction qui se trouve à l’article 2.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - La question n’est pas de savoir s’il faut changer la loi d’extradition, mais s’il ne convient pas de faire la loi que nous discutons de manière qu’elle réponde aux besoins actuellement reconnus, de manière qu’elle satisfasse à ce qu’exige l’état de nos relations avec nos voisins.
L’honorable M. Andries vous a parlé du cas où des blessures graves auraient été faites avec préméditation à un étranger et où le coupable resterait impuni. Cela arriverait souvent, mêlés que nous sommes constamment d’un côté aux Français, de l’autre aux Allemands, si on pouvait compter sur l’impunité.
Quand nos wagons porteront des centaines de personnes par jour vers la France et les bords du Rhin, et ramèneront Belges, Français et Allemands confondus ; qu’un Belge commette sur une personne étrangère le crime d’outrage public à la pudeur, ne serait-il pas contraire à la morale publique que ce crime restât impuni. On dit que si le crime est commis par un étranger vis-à-vis d’une personne belge, cet étranger ne sera pas livré s’il se réfugie en Belgique. Cela est malheureusement vrai dans l’état actuel de la législation, mais on peut remédier à cet inconvénient. D’ailleurs l’étranger trouvera sa punition dans le bannissement auquel il devra se condamner lui-même. Et on sait que c’est une des peines les plus graves que de ne pouvoir plus retourner dans son pays. Il devra attendre la prescription ; et alors il rentrera dans sa patrie accompagné de honte et de malheur, sous le poids d’une condamnation dont il ne peut se laver.
Quoi qu’il en soit, nous offrirons un bel exemple aux autres nations, et je suis persuadé que les dispositions conservatrices de la morale publique que nous adopterons, passeront un jour dans les codes de nos voisins.
M. Raikem. - Messieurs, l’honorable rapporteur de la section centrale a fait valoir les moyens qui militent en faveur des dispositions proposées par elle ; et M. le ministre de la justice ne me paraît en avoir détruit aucune. En effet, à quoi revient le raisonnement qu’il vous a présenté ? A établir qu’il est certains crimes ou délits étrangers à la politique qui sont punis par toutes les nations. Ce sont précisément ces crimes que nous voulons poursuivre quand ils auront été commis par des Belges en pays étranger. Mais, dit le ministre, ne restreignez pas votre loi aux cas prévus par la loi d’extradition, parce que dans cette loi on a omis de mentionner des cas auxquels elle devrait s’appliquer.
Tout le raisonnement du ministre revient donc à critiquer la loi d’extradition ; mais il ne réfute en aucune manière le motif donné par le rapporteur de la section centrale, que vous ne pouvez pas placer le Belge dans une position différente de celle de l’étranger, lorsque l’un et l’autre auraient commis le même crime hors de nos frontières et se réfugieraient en Belgique. Si la loi d’extradition n’est pas suffisante, que le ministre en propose la modification ; et, en comblant les dispositions qu’on vous signale, nous pourrons mettre les dispositions qui nous occupent en ce moment en harmonie avec celle-là. Mais le ministre ne propose aucune modification à la loi d’extradition.
Or la législation que nous établissons doit être la même pour le Belge que pour l’étranger. Si une différence pouvait être admise, elle devrait être plutôt en faveur du Belge à qui la loi doit protection qu’en faveur de l’étranger. La constitution dit : Tous les Belges sont égaux devant la loi. Et ici nous voulons seulement que le Belge et l’étranger soient égaux devant la loi belge. S’il y a défectuosité dans la loi d’extradition, qu’on propose, je le répète, de la rendre plus parfaite, et alors nous ferons coïncider les dispositions qui concernent l’un et l’autre objet.
Je ne suis nullement touché de cette circonstance que l’étranger qui, après avoir commis un crime ou un délit hors du royaume, se réfugierait en Belgique, devrait se condamner à un exil volontaire pour éviter les poursuites auxquels il serait exposé s’il restait dans son pays. Ces raisons sont purement accessoires ; et quand on établit une législation, il faut toujours la ramener à un principe unique. C’est ce qu’a fait la section centrale ; et le principe qu’elle a proposé n’a point été renversé ; car je pense que les objections dont il a été l’objet n’ont fait aucune impression sur la chambre.
Si on admettait le système de M. le ministre de la justice, on pourrait poursuivre un Belge pour délit de chasse commis à l’étranger, et un étranger ne pourrait pas être poursuivi ; car, remarquer que non seulement la loi s’appliquerait aux crimes, mais aux simples délits. On sait qu’il y a une foule de délits qu’il ne conviendrait pas de poursuivre ; ou bien il faudrait qu’on pût également atteindre le Belge et l’étranger. Pour l’étranger, ce serait au moyen de l’extradition, et pour le Belge, ce seraient les tribunaux belges qui devraient connaître de la poursuite ; car c’est un principe consacré par la constitution que le Belge ne peut pas être distrait du juge que la loi lui assigne. On consacrerait une anomalie dans la loi, si, en présence de la loi d’extradition, on n’adoptait pas la disposition proposée par la section centrale.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Messieurs, mon intention n’est pas de prolonger la discussion ; je ne répondrai que quelques mots à l’honorable préopinant.
J’ai proposé de déclarer les poursuites facultatives, afin que le ministère public puisse poursuivre dans l’intérêt de la morale publique, pour prévenir le scandale et les funestes effets de l’impunité.
C’est ainsi qu’on aurait poursuivi un Belge qui, à quelques pas de la frontière, aurait été faire des blessures avec préméditation, abattre des arbres, ravager des récoltes ou commettre des outrages à la pudeur. Mais j’ai trop de confiance dans le bon esprit des officiers du parquet pour supposer qu’ils consentent jamais à poursuivre un Belge pour délit de chasse commis à l’étranger.
M. Andries. - Si on veut restreindre les poursuites aux délits prévus par la loi d’extradition, il y aura une foule de délits commis par des Belges à l’étranger qui resteront impunis. Cette lacune produira un très mauvais effet sur toute la ligne frontière, qui deviendra le théâtre d’attaques contre les personnes et les propriétés. Votre loi sera une leçon d’immoralité, si vous l’adoptez telle qu’elle est proposée par la section centrale.
M. Gendebien. - Ce qu’a dit l’honorable M. Andries m’avait frappé, mais je n’avais pas tiré la même conclusion que lui : en effet, de ce que vient de dire l’honorable préopinant, il résulte cette conséquence qu’il conviendrait que la Belgique obtînt des pays voisins une entière réciprocité comme elle a été établie dans la loi d’extradition. Sans cela, qu’arrivera-t-il ? Retournant la proposition de l’honorable membre, il arrivera que si un étranger vient empoisonner nos bestiaux, ravager nos récoltes, commettre des crimes et des délits de toute espèce, cet étranger restera impuni, et nous, nous serions forcés de souffrir les dommages qu’on nous aura faits avec impunité, et de supporter les frais des procès que nous aurons établis pour faire respecter les propriétés de nos voisins.
Quel moyen y a-t-il d’éviter ce danger ? C’est d’entrer en négociations avec les pays voisins pour établir des mesures réciproques, pour ce qui concerne les délits non prévus par la loi d’extradition qui a servi de base au projet de la section centrale : qu’un traité établisse que tels et tels délits commis par des étrangers dans les pays voisins seront poursuivis par les pays respectifs des prévenus ; de cette manière nous obtiendrons une répression efficace pour nous comme pour les étrangers.
Je pense donc que, quant à présent, il n’y a pas lieu d’adopter l’amendement de M. Andries, quoiqu’au fond il puisse être utile. Je désire que ses observations, très judicieuses fassent rechercher le moyen de faire réprimer les délits commis par les étrangers chez nous, comme ceux des Belges à l’étranger.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Il me semble que l’on perd de vue que ce n’est pas dans l’intérêt des étrangers que nous faisons cette loi, mais dans notre propre intérêt, pour garantir la morale et la sécurité publique en Belgique, pour amender les coupables et prévenir de nouveaux crimes.
Je désire que nos voisins fassent une loi semblable. Nous devons espérer qu’ils suivront le bon exemple que nous leur donnons.
M. Raikem. - D’après la discussion qui vient d’avoir lieu, je crois qu’il y a peu de chose à ajouter pour motiver la proposition de la section centrale.
Je ferai seulement observer que si l’on adoptait l’amendement de M. Andries sans qu’il y eût de convention faite avec les Etats voisins, il en résulterait que, relativement aux crimes et délits commis à l’étranger et non prévus par la loi d’extradition, on pourrait poursuivre un Belge, tandis que pour les mêmes crimes ou délits commis par un étranger en Belgique, on ne pourrait faire exécuter des poursuites contre lui dans son pays.
M. Rogier. - Il me semble qu’un intérêt moral, et jusqu’à un certain point un intérêt matériel, exigent que nous donnions la faculté de poursuivre tous les crimes et délits, tous les faits qualifiés tels par le code pénal. Aux exemples frappants cités par l’honorable M. Andries, j’ajouterai celui du percement de digues en Hollande, d’où il pourrait résulter une inondation non seulement pour la Hollande, mais encore pour notre propre pays.
Il me semble que les crimes et délits doivent être punis en quelque lieu qu’ils soient commis. Peu nous importe de quelle manière l’étranger punit ces mêmes crimes. Ce qui nous importe, c’est de les punir dans l’intérêt de la morale.
Il n’est déjà que trop fréquent sur les frontières de voir des crimes rester impunis. Vous n’ignorez pas de quelle manière la fraude s’exerce, combien la démoralisation s’y établit, grâce au système de douanes qui n’est pas toujours combiné dans l’intérêt de la morale publique.
Je crois que nous devons éviter d’encourager par l’impunité les crimes et délits. Comment ! Un Belge qui se rendra coupable d’un attentat à la pudeur avec violence au-delà de la frontière restera impuni, tandis que le même crime commis dans le pays sera puni des peines les plus sévères ! Il y a entre les communes frontières des rapports journaliers, d’où il résulte des délits fréquents. Ces délits ne doivent pas rester impunis. Il est possible que nous n’ayons pas la réciprocité à l’étranger ; mais, pour que le gouvernement puisse obtenir cette réciprocité et traiter dans ce but avec un gouvernement étranger, il faut que vous reconnaissiez au gouvernement belge la faculté de poursuivre. Il pourra dire aux pays voisins : J’ai cette faculté ; réclamez-la dans votre pays. Il y aura alors égalité parfaite. Si, en attendant, des Français restent impunis, nous n’avons rien à y voir ; mais que des Belges restent impunis, nous ne devons pas le tolérer. C’est là le but de l’amendement de M. Andries ; c’est pour cela que je l’appuierai.
M. Dubus. - J’appuierai l’amendement de M. Andries, à moins que l’on n’en dépose un qui lui soit préférable ; car cet amendement, tout général qu’il est, à sa correction dans la faculté accordée au gouvernement de ne pas exercer de poursuites quand il le jugera convenable. Mais il me paraît évident que le cercle où est restreinte cette faculté est trop étroit. Le gouvernement peut faire poursuivre un assassinat, un empoisonnement, un parricide. Le cercle dans lequel le rapport de la section centrale, a restreint la faculté de poursuivre est celui des plus grands crimes, des crimes les plus horribles. Je crois qu’il n’est pas de notre intérêt, qu’il n’est pas de l’intérêt de l’Etat de faire la loi de cette manière.
Il y a une sorte de délit très commun dans les communes frontières et qu’il est impossible de réprimer dans l’état de la législation actuelle. Ces délits, qui consistent dans la dévastation des propriétés et des récoltes, sont commis par les parents et amis du fermier dépossédé, alors que le propriétaire, usant de son droit, a pris un nouveau fermier. Je pourrais citer deux communes, l’une belge, l’autre française, où les cultivateurs se rendent mutuellement le service d’exercer ces vengeances l’un pour l’autre. Quand le propriétaire belge, usant de son droit, change de fermier, des cultivateurs français vont dans la commune belge y exercer des dévastations. Quand le propriétaire français use du même droit dans la commune française, ce sont des cultivateurs belges qui vont ravager sa propriété. Voilà un état de choses auquel maintenant on ne peut remédier. Je pourrais citer mille autres exemples qui prouveraient la nécessité d’étendre plus loin que la section centrale le cercle où l’on pourra poursuivre.
On objecte une fin de non-recevoir tirée du défaut d’harmonie entre cette loi et la loi d’extradition. Cette fin de non-recevoir ne m’arrête pas. Ce qui me préoccupe par dessus tout, c’est de tâcher de faire une bonne loi. Il ne s’agit ici que de satisfaction à donner à la société belge, et nullement de livrer un Belge à un pouvoir étranger quel qu’il soit. Je comprends que l’on ait restreint la condition d’extradition. Je ne comprendrais pas que l’on apportât des restrictions à la faculté de poursuivre dans le pays. Je crois que ces considérations militent suffisamment en faveur de l’amendement.
M. Liedts, rapporteur. - Le principe en ces matières est que les lois pénales n’ont pour but que de venger les offenses faites à la société qui les a portées ; toutes les dispositions législatives qui ne sont pas renfermées dans ce cercle sont des exceptions à la règle fondamentale. Les anciens étaient très rigoureux à cet égard ; ils ne permettaient la punition, dans notre pays, des crimes commis à l’étranger, que dans quelques cas extraordinaires, l’assassinat, l’empoisonnement, la fausse monnaie, le meurtre, le vol à main armée commis par plusieurs sur les grands chemins, les vols qualifiés. Les anciens s’attachaient scrupuleusement à cette grande maxime d’ordre social, que les lois pénales doivent protéger exclusivement la société pour laquelle elles sont faites ; aussi n’ont-ils pas ordonné de poursuites contre les délits commis à l’étranger.
En 1808, qu’a-t-on fait en France ? On n’a permis dans aucun cas la poursuite, dans notre pays, de délits commis à l’étranger. Le code criminel, qui nous a servi de guide pendant trente ans, ne permettait la poursuite en Belgique que relativement aux crimes commis sur un Belge. Toutefois, ce n’est pas une raison pour nous arrêter aujourd’hui à ces règles, quoiqu’elles n’aient pas entraîné de grands abus.
Je le répète, le code de 1808, qui a été discuté avec solennité, n’a autorisé que les poursuites contre l’assassinat, le vol avec blessures, etc. ; et en vertu du principe, que la société belge ne doit pas venger les offenses faites à d’autres sociétés, aucun délit ne pouvait être puni en Belgique lorsqu’il avait été commis à l’étranger par un Belge. La section centrale modifie cette disposition ; mais le gouvernement veut aller plus loin que nous ne le demandons,
Le gouvernement demande que l’on puisse poursuivre tous les Belges qui commettent des délits à l’étranger ; cependant il y a des faits qui sont réputés délits en Belgique et qui ne le sont pas dans d’autres pays, et il pourrait résulter de l’extension qu’on voudrait donner à la loi une anomalie choquante.
On cite la rupture d’une digue ; mais je ferai remarquer que le Belge qui commettrait cette rupture est faisant dériver l’eau sur notre territoire serait punissable ; car c’est là un délit continu ; c’est une inondation de notre territoire.
On dit qu’il est noble de donner l’exemple aux peuples qui nous avoisinent : mais si vous voulez que les peuples qui nous environnent nous secondent dans les répressions des délits, ce n’est pas en prenant l’initiative que nous parviendrons à ce but. On a parlé de contrebande ; il est facile de comprendre que les pays voisins seront charmés de la mesure que vous voulez prendre ; car les autorités de ces pays donneront avis aux autorités belges des faits commis par des Belges, et il faudra poursuivre en vertu de notre loi ; vous deviendriez tributaires. Je crois que, d’aucune manière ; nous ne devons admettre l’extension que le gouvernement veut donner à l’article 2.
M. le président. - M. Dubus propose par sous-amendement cette restriction : « ou d’un délit emportant la peine de l’emprisonnement. »
M. Gendebien. - Messieurs, dans le cas où l’amendement de M. Andries serait adopté par la chambre, je crois qu’il faut le sous-amender. Nous voulons tous réprimer les délits qui portent atteinte à la propriété ; nous ne différons que sur les moyens de parvenir à ce but. Les uns disent que c’est un exemple de morale à donner à nos voisins. Je leur répondrai qu’il est plus moral encore de les convier et même de les forcer à suivre cet exemple envers nous. Les autres disent, et je suis de ce nombre, qu’en attendant que l’exemple soit suivi, nous paierons les frais de procédure pour les délits commis à l’étranger, et nous subirons, sans répression, tous les délits commis chez nous par des étrangers ; de sorte que nous n’intéresserons pas les étrangers à nous imiter. Cependant je crois qu’il convient de les y intéresser ; et je pense qu’il y a moyen : c’est de déclarer que la loi ne sera exécutée qu’à l’égard des pays où il y aura traité de réciprocité ; et dans ce but, je propose l’amendement ou plutôt le paragraphe additionnel suivant :
« La disposition qui précède ne recevra son exécution qu’à l’égard des pays qui feront avec la Belgique un traité de réciprocité. »
M. Nothomb. - Je voudrais aussi pouvoir étendre la proposition faite par la section centrale. Je reconnais qu’il y a des délits qui devraient être poursuivis ; et du genre de ceux-ci sont les cas indiqués par M. Andries. Je regrette beaucoup que ces cas n’aient pas été énumérés quand on a discuté la loi d’extradition, loi qui a la plus grande connexité avec celle dont nous nous occupons, Je désirerais que l’on présentât un amendement qui, tout en étendant la proposition de la section centrale, y posât néanmoins des limites, et ne la laissât pas aussi étendue que la disposition présentée par le ministre.
Je viens de feuilleter le code pénal, et j’ignore comment, en pratique, nous pourrions dire où elle s’arrête. Par exemple, en adoptant la proposition du gouvernement, il faudrait poursuivre la calomnie. Pour ne pas faire une loi obscure, une loi qui, dans l’application, présenterait les plus grandes difficultés, il serait nécessaire, tout en conservant les catégories prévues par la loi d’extradition, d’y en ajouter d’autres ; d’y ajouter, par exemple, les attentats à la propriété commis si fréquemment sur les frontières.
M. Raikem. - On a qualifié d’immorale la restriction apportée par la section centrale à la disposition trop générale présentée par le gouvernement ; examinons si cette accusation est fondée.
Nous sommes d’accord sur ce point que les crimes et les délits doivent être poursuivis et punis lorsque la culpabilité est reconnue ; cependant il résulterait de l’observation qui vient d’être faite que nous vivons, depuis plusieurs années, sous l’empire d’une loi immorale ; car, dans nos lois, rien n’autorise la poursuite contre des Belges qui ont commis des délits à l’étranger au préjudice d’étrangers. Je ferai remarquer que la proposition de la section centrale tend à améliorer la loi existante, et que de plus elle est en harmonie avec la loi d’extradition.
Et que résulte-t-il de l’observation qui vient de vous être faite ? C’est que la loi d’extradition serait elle-même immorale : car elle ne permet pas l’extradition de l’étranger qui aurait commis à l’étranger un des crimes ou des délits que vous venez de signaler. Hâtez-vous donc de réformer la loi d’extradition d’après les principes de moralité qu’on vient de faire valoir, et qui existent aussi bien à l’égard des étrangers qu’à l’égard des Belges.
Nous n’avons dit en aucune manière qu’il ne fallait ni poursuivre ni juger les auteurs des crimes et délits dont on vient de parler, et qui ne sont pas énoncés dans la loi d’extradition : nous voulons que si cette loi est trop restreinte, on l’étende aux crimes et délits qui blessent la société en général, qui sont crimes et délits en France et en Prusse aussi bien qu’en Belgique ; je crois que chacun est d’accord avec moi qu’il faudrait appliquer la loi d’extradition à tous les crimes et délits qui ne tiennent nullement à la politique, mais qui sont contraires à la justice universelle, aux droits que l’homme tient de la nature ; mais, messieurs, nous avons pensé qu’il fallait mettre en harmonie la loi qui nous est proposée et la loi d’extradition.
Messieurs, qu’est-ce qui a principalement donné lieu à la présentation du projet dont nous sommes saisis ? M. le ministre de la justice nous a parlé d’un assassinat qui a été commis sur un territoire voisin, et c’est là jusqu’ici le seul fait qu’on a signalé d’une manière précise ; eh bien, ce cas est positivement prévu par le projet que nous discutons en ce moment. Quant à l’exemple qu’a cité l’honorable député de Tournay, nous ne pouvons savoir, messieurs, jusqu’à quel point cet exemple existe, ni quelles seraient les dispositions législatives nécessaires pour prévenir un semblable fait ; mais pour prévenir ou plutôt pour punir les crimes et les délits dont a parlé cet honorable membre, il faudrait les poursuivre aussi bien contre les étrangers que contre les Belges qui s’en seraient rendus coupables à l’étranger ; il faudrait donc étendre la loi d’extradition à ces cas, et nous serons les premiers à donner notre vote en faveur d’une proposition qui accorderait en même temps la faculté d’accorder l’extradition des auteurs de semblables crimes ou délits, et celle de les poursuivre en Belgique. Mais, a dit l’honorable député de Tournay, il y a une grande différence entre la loi d’extradition et celle que nous discutons en ce moment. La loi d’extradition vous autorise à livrer un individu à une puissance étrangère ; et livrer un individu à une puissance étrangère est bien autre chose que de poursuivre un Belge devant les tribunaux belges. Quoique je reconnaisse la logique serrée qu’on remarque ordinairement chez cet honorable préopinant, je ne l’ai pas ici aperçue, et je ne puis voir aucune espèce de différence entre ces deux cas.
En effet, tous les principes disent que chacun doit être poursuivi devant ses juges naturels : or, si un Belge a commis un crime ou un délit à l’étranger et contre un étranger, et que, s’étant réfugié en Belgique, nous le renvoyons aux autorités de son pays, que faisons-nous autre chose que de le livrer aussi à ses juges naturels ? Il n’y a donc aucune différence dans les deux cas, puisque dans un comme dans l’autre le coupable est renvoyé devant ses juges naturels ; la seule différence qu’il y a, c’est que les tribunaux belges sont les juges naturels du Belge et que les tribunaux étrangers sont les juges naturels de l’étranger.
Je vous ferai observer en outre, messieurs, que si vous adoptez l’amendement de M. Dubus, la disposition s’étendra bien plus loin qu’il ne convient, relativement aux délits commis par des Belges contre des étrangers ; par exemple, le ministère public aurait, par suite de l’adoption de cet amendement, la faculté de poursuivre le Belge qui aurait tenu à l’étranger, sans autorisation, une maison de jeu, une loterie, une maison de prêts sur nantissements, tous délits qui entraînent l’emprisonnement. Or je crois que nous ne devons pas aller jusque-là : lorsqu’il s’agit d’un Belge, nous devons, comme fort bien dit l’honorable rapporteur de la section centrale, l’assimiler à l’étranger.
Je conviens que la loi d’extradition peut être incomplète, et je ne demande pas mieux que de la compléter ; mais je demande que la loi soit égale pour tous, et je crois avoir démontré que cette égalité n’existerait pas si la loi que nous discutons n’était pas en harmonie avec la loi d’extradition.
M. F. de Mérode. - Malgré le rapport que veut établir l’honorable préopinant entre la loi d’extradition et celle dont nous nous occupons en ce moment, je trouve, messieurs, qu’il y a une grande différence entre elles. En effet, lorsqu’un étranger est livré à la justice étrangère, c’est souvent pour être condamné à une peine plus rigoureuse que celle que nous appliquons au crime qu’il a commis ; il y a par exemple des pays où le vol est encore puni de mort ; eh bien, lorsque vous aurez livré à ses juges naturels un habitant d’un de ces pays qui serait coupable d’un vol, ses juges naturels le feront pendre, tandis que chez nous un semblable crime est puni d’une peine beaucoup moins sévère. Il n’y a donc pas une analogie complète entre les deux lois dont il s’agit.
Quoi qu’on en dise, le principe que la société belge ne doit pas punir les crimes commis à l’étranger me semble extrêmement faux ; et s’il a été en vigueur depuis longtemps, ce n’est pas une raison pour le maintenir : nous pouvons faire des progrès et ne pas continuer à parquer les peuples de manière qu’un étranger soit en quelque sorte un être d’une espèce particulière avec lequel nous n’avons rien de commun. Vous donnez, par exemple, à un Belge un passeport pour aller dans un pays étranger, ce Belge y commet un crime, revient en Belgique et jouit ici de l’impunité ! Je vous le demande : cela n’est-il pas absurde ?
Je pense, messieurs, qu’il n’y a aucun inconvénient à accorder au gouvernement la faculté de poursuivre tous les crimes et délits auxquels l’honorable M. Dubus veut rendre la loi applicable ; car, s’il s’en trouve quelques-uns qu’il serait inutile de poursuivre, le gouvernement ne les poursuivra pas ; mais, en règle générale, je suis d’avis qu’un crime ou un délit doit être poursuivi, qu’il soit commis à l’étranger ou sur le territoire belge. C’est pour ce principe que je voterai ; car les inconvénients qu’on a dit devoir résulter de son application ne me semblent pas assez graves pour en balancer les avantages.
M. le président. - M. Andries a proposé le retranchement des mots : « prévus par l’art. 1er de la loi du 1er octobre 1833 (Bulletin officiel, n°1195). »
M. Dubus. - Je demande la priorité pour ma proposition, qui est un sous-amendement. M. Andries propose un retranchement, et moi je propose la même chose que lui, mais je demande en outre que la phrase à supprimer soit remplacée par une autre. Il me parait qu’il est dans l’ordre des idées de commencer par mon amendement.
M. le président. - M. Dubus demande que les mots dont M. Andries a demandé la suppression soient remplacés par ceux-ci : « emportant la peine de l’emprisonnement. »
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - J’aurai l’honneur de demander une explication à l’honorable auteur de cet amendement, sur la portée qu’il peut avoir. L’honorable membre entend sans doute qu’on pourra toujours poursuivre les crimes commis en pays étrangers ; ces mots « emportant la peine de l’emprisonnement, » ne s’appliquent probablement qu’aux délits.
M. Dubus. - C’est dans ce sens que mon amendement est rédigé ; j’ai voulu étendre le cercle tracé par la section centrale et donner au gouvernement la faculté de poursuivre tous les crimes ou délits qu’il jugera devoir être poursuivis dans l’intérêt du pays.
M. Andries déclare se rallier à l’amendement de M. Dubus.
M. Gendebien. - Si la chambre adopte l’amendement de M. Dubus, la disposition que j’ai proposée doit être mise aux voix, parce qu’elle tend à établir entre la Belgique et les pays voisins une juste réciprocité, sans laquelle nous serons toujours dupes, soit avec l’amendement de M. Dubus, soit avec celui de M. Andries,
M. Demonceau. - En ma qualité de membre de la section centrale, je crois devoir faire observer à la chambre que si elle adopte l’amendement de M. Dubus, puis celui de M. Gendebien, le résultat qu’on obtiendra aura une bien moindre portée que la proposition faite par la section centrale. (Aux voix ! aux voix !)
- L’amendement de M. Dubus est mis aux voix et adopté.
La chambre passe au vote sur le sous-amendement présenté par M. Gendebien.
Une double épreuve par assis et levé est douteuse ; on procède au voie par appel nominal. En voici le résultat :
Nombre des votants, 61.
34 ont répondu oui.
27 ont répondu non.
En conséquence, le sous-amendement de M. Gendebien est adopté.
Ont répondu oui : MM. Beerenbroeck, Goblet, Brabant, Cornes de Grez, Dams, de Brouckere, de Longrée, Demonceau, de Nef, de Renesse, Desmet, Dubois, Gendebien, Keppenne, Liedts, Mast de Vries, Nothomb, Pirson, Polfvliet, Pollénus, Raikem, Raymaeckers, A. Rodenbach, C. Rodenbach, Scheyven, Seron, Trentesaux, Vandenbossche, Vanden Wiele, Vanderbelen, Verrue-Lafrancq, Van Hoobrouck et Zoude.
Ont répondu non : MM. Andries, Berger, Coppieters, de Jaegher, F. de Mérode, W. de Mérode, de Muelenaere, de Roo, Desmanet de Biesme, Devaux, Donny, Eloy de Burdinne, Ernst, Fallon, Heptia, Kervyn, Milcamps, Morel-Danheel, Pirmez, Rogier, Smits, Stas de Volder, Verdussen, C. Vuylsteke et L. Vuylsteke.
M. Dubus. - J’ai une observation à soumettre à la chambre.
M. Gendebien n’a présenté sa proposition que subsidiairement, comme sous-amendement, qui ne devait être mis aux voix qu’en cas d’adoption par la chambre de l’amendement que j’avais proposé. Il me semble dès lors qu’avant de voter sur l’ensemble de l’article, il faut mettre aux voix l’ensemble des deux dispositions. Telle partie de la chambre qui a approuvé mon amendement n’en voudra plus peut-être, par suite de l’adoption de l’amendement de M. Gendebien. Pour ma part, je déclare que l’admission de cette dernière disposition me fera renoncer à mon amendement.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Les observations faites par l’honorable préopinant sont de toute vérité ; il importe de mettre tous les membres à même de manifester leur opinion, et de voter conformément à leur conscience. Quant à moi, je préfère la proposition de la section centrale à celle de M. Dubus telle qu’elle vient d’être sous-amendée par M. Gendebien. Je propose donc de mettre aux voix la proposition de la section centrale ou l’ensemble de celle qui vient d’être adoptée par division,
M. Verdussen. - Je regrette d’avoir entendu un honorable député de Tournay, et après lui M. le ministre de la justice, engager la chambre à rejeter l’amendement qu’elle vient d’adopter. Au second vote ceux qui voudront de l’amendement de M. Dubus et ne voudront pas du sous-amendement de M. Gendebien demanderont la division et voteront pour le premier et contre le second. De cette manière chacun aura eu le temps de réfléchir sur la portée de ces deux dispositions.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - La chambre conservera toujours la même liberté au second vote, car ce sera un amendement qui aura été adopté.
- L’ensemble de l’amendement de M. Dubus sous-amendé par M. Gendebien est mis aux voix.
Il n’est pas adopté.
M. le président. - La discussion est ouverte sur l’article 2 de la section centrale, qui est ainsi conçu :
« Tout Belge qui se sera rendu coupable hors du territoire du royaume, contre un étranger, d’un crime ou d’un délit prévu par l’art. 1er de la loi du 1er octobre 1833 (Bulletin officiel, n°1195), pourra, s’il se trouve en Belgique, y être poursuivi ; et il y sera jugé et puni conformément aux lois en vigueur dans le royaume, si l’étranger rend plainte ou s’il y a eu avis officiel donné aux autorités belges par les autorités du territoire où le crime ou le délit aura été commis.
« La présente disposition n’est pas applicable aux délits, politiques ou aux faits connexes à un semblable délit, moins qu’il ne soit dirigé contre la Belgique. »
M. Gendebien propose d’ajouter au premier paragraphe ces mots : « l’offensé ou sa famille, » et de supprimer ceux-ci : « ou s’il y a un avis officiel donnée par les autorités du territoire où le crime ou le délit aura été commis. »
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Je prends la parole pour soutenir la proposition de la section centrale.
Ainsi que j’ai déjà eu l’honneur de le dire, ce n’est pas dans l’intérêt de la victime que la poursuite a lieu, mais dans l’intérêt de la morale publique, dans l’intérêt de notre propre sécurité, dans l’intérêt de l’amendement du coupable, afin de prévenir de nouveaux crimes.
Que la famille porte plainte ou non, ces raisons existent. Si le crime a été commis loin des frontières, la famille, à raison des difficultés qu’elle rencontrera pour faire parvenir sa plainte, n’en portera pas ; si le coupable est un homme riche, il pourra, à force d’argent, étouffer la plainte et restera impuni. C’est ici le cas d’invoquer le principe d’égalité qui veut que chacun soit traité selon ses actes.
La rédaction de la section centrale ne doit donner aucune crainte ; les autorités belges seront toujours libres de poursuivre ou de ne pas poursuivre.
Je n’insisterai pas davantage sur cette question qui a déjà été traitée lors de la discussion de l’article premier.
M. Gendebien. - L’amendement que j’ai proposé à l’art 2 est moins le mien que celui de M. de Brouckere que j’ai complété. Quant au second point, remarquez l’anomalie que présente la proposition de la section centrale. D’après cette disposition, quand une puissance voisine vous transmettra l’avis officiel qu’un Belge, après avoir commis sur son territoire un crime ou un délit, s’est réfugié dans son pays, le gouvernement belge poursuivra le prévenu. Et quand le gouvernement belge fera parvenir un avis semblable à ce même gouvernement, il ne poursuivra pas, à moins que des négociations n’aient établi la réciprocité. C’était pour éviter ce résultat que j’avais proposé mon amendement.
Si on adoptait l’article tel qu’il est proposé par la section centrale, non seulement on tomberait dans l’inconvénient qu’on veut éviter dans l’intérêt de la morale publique, qui veut, dit-on, et j’en conviens, que tous les délits soient punis ; mais nous serions dupes et mortifiés comme nous l’avons été souvent : après avoir supporté des frais de poursuites dans l’intérêt de puissances étrangères, nous verrions rester sans réponse les avis officiels que nous adresserions à ces puissances, pour obtenir la répression de délits commis à notre préjudice. Si vous voulez consacrer, et pour longtemps, une pareille anomalie, soit ; mais cela me paraît une grande inconséquence, dans l’intérêt de la morale, de notre dignité et de notre sécurité.
M. Dubus. - M. Gendebien propose deux modifications à l’article. J’adopterai la première et je repousserai la seconde.
La première aurait été admise par la section centrale si elle lui avait été proposée, car elle est conséquente avec le système qui a déterminé la rédaction de la section centrale. Si la section centrale est d’avis qu’on puisse poursuivre en Belgique les crimes auxquels est applicable l’art. 2, quand il y a plainte de la part de l’étranger offensé, elle doit vouloir également que la poursuite ait lieu quand la victime a succombé et que sa famille rend plainte.
Même alors il y a plus de raison de poursuivre, parce que les conséquences ont été plus graves.
Qu’un homme, objet d’une tentative d’assassinat, porte plainte, l’on poursuivra. Mais s’il succombe et que la famille porte plainte, à plus forte raison devra-t-on poursuivre. Il me paraît donc que l’on doit admettre cet amendement de M. Gendebien.
Quant à l’amendement consistant à refuser le droit de pour suivre lorsqu’il n’y a pas plainte, mais lorsqu’il y a un avis officiel donne aux autorités belges par les autorités du territoire où le crime aura été commis, je ne puis l’admettre. Je crois que, dans ce cas, on doit donner an moins la faculté de poursuivre.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - J’ai besoin de donner quelques explications.
Je repoussais l’amendement de M. Gendebien, non parce qu’il ajoutait à l’article les mots « ou sa famille, » mais parce qu’il en retranchait ceux-ci : « ou s’il y a un avis officiel donné aux autorités belges par les autorités du territoire où le crime ou le délit aura été commis.
Mais si, au lieu d’avoir pour objet la suppression de ces mots, l’amendement ne tend qu’à faire ajouter ceux : « ou de la famille, » j’y donne mon assentiment. La famille aura ainsi deux moyens de porter plainte, soit en s’adressant aux autorités de la Belgique, soit, si elle est pauvre et éloignée, en employant le moyen indirect que lui offre l’article.
M. de Brouckere. - L’honorable M. Gendebien a déclaré que sa proposition n’était que la reproduction de celle que j’ai faite hier. Il est vrai que dans la séance d’hier j’ai défendu l’opinion qu’il fallait exiger qu’une plainte fût portée par la partie offensée pour qu’il y ait lieu à des poursuites. Mais je ferai remarquer à M. Gendebien que par un vote qui a eu lieu au commencement de la séance, l’assemblée a rejeté en partie ma proposition. L’assemblée a décidé que quand un crime serait commis à l’étranger contre un Belge, on ne devrait pas exiger de plainte. Après ce premier vote, je m’attends à ce que la proposition de M. Gendebien ne soit pas adoptée. C’est pour cela que je me sois abstenu de prendre la parole pour l’appuyer, quoique, je le déclare, mon vote lui soit favorable.
M. Milcamps. - Dans la séance d’hier, j’ai demandé le retranchement des mots « si l’étranger offensé rend plainte. » Je persiste dans cette demande.
Cette loi est un peu politique. Je pense donc que nous ne devons pas exercer des poursuites sur la plainte d’un étranger offensé. Les étrangers offensés ne manqueront jamais de saisir nos tribunaux ; et l’on sera souvent obligé de ne pas donner suite à leur plainte.
Si au contraire l’autorité étrangère est appelée à constater le corps du délit, entend les témoins, prouve que le corps du délit est constant, elle en donnera avis au gouvernement belge. Mais, en donnant cet avis, elle imposera à la Belgique l’obligation de la réciprocité. Or, c’est dans le but d’obtenir la réciprocité que je vote ce projet de loi.
Je demande donc le retranchement des mots : « si l’étranger offensé rend plainte. »
M. Liedts, rapporteur. - Vous voyez que la proposition de la section centrale donne lieu à deux amendements diamétralement contraires ; car M. Milcamps voudrait que jamais une plainte ne fût suffisante, et M. Gendebien, que jamais l’on ne poursuivît sans plainte. Je tâcherai de répondre à l’un et à l’autre.
En ce qui concerne l’amendement de M. Milcamps, il serait fondé sur les principes si l’on faisait au ministère public une obligation de poursuivre. Mais du moment que vous dites que l’autorité belge pourra poursuivre, elle n’est pas tenue de poursuivre. Dès lors il n’est pas rigoureusement vrai de dire, comme il l’a fait, que la plainte saisit les tribunaux. Les tribunaux ne sont saisis que par la poursuite. Je crois donc l’amendement de M. Milcamps fondé sur une erreur qu’il reconnaîtra lui-même.
Pour l’amendement de M. Gendebien, qui tend à étendre à la famille de la partie offensée le droit de porter plainte, je crois que personne ne fera difficulté de l’admettre. Mais M. Gendebien demande qu’une plainte soit exigée dans tous les cas, parce que, sans cela, il n’y aurait pas réciprocité de la part des autres nations, attendu, dit-il, que ce n’est que sur une plainte que l’on ordonne des poursuites dans des pays voisins. M. Gendebien se trompe en fait. En Prusse, en Allemagne, en Hollande, on poursuit sans qu’il y ait eu plainte de la partie offensée, que l’offensé soit un étranger ou un indigène.
M. Gendebien demande la suppression des mots : « ou s’il y a un avis officiel donné aux autorités belges par les autorités du territoire où le crime ou le délit aura été commis. » Je ne puis me rallier à cette proposition. On a déjà donné les motifs de cette disposition. N’est-il pas des cas où l’on ne peut attendre une plainte de la part des héritiers ?
Je suppose, par exemple, ce qu’à Dieu ne plaise, qu’un Belge commette un parricide. Quels seront les héritiers de la victime ? Les frères de l’assassin. Quelle que soit l’horreur que son crime leur inspire, on ne peut attendre d’eux qu’ils dénoncent leur frère pour le faire monter sur l’échafaud. Il faut donc laisser la faculté de poursuivre, lors même qu’il n’y a pas de plainte portée par la famille.
Je crois pouvoir me borner à ces observations, en réponse aux objections que l’on a faites contre la proposition de la section centrale.
M. Gendebien. - Je me hâte de répondre aux dernières observations de l’honorable préopinant. Il vient de commettre une faute contre la logique et les premières notions législatives. Il argumente d’un cas particulier, d’un cas qui heureusement est infiniment rare, pour soutenir une disposition générale. Je vous le demande, est-ce là argumenter ? Puis je n’ai pas dit : « les héritiers. » J’ai dit : « la famille. » Si les frères d’un parricide, par un respect humain, ne le dénoncent pas, n’y aura-t-il pas dans la famille de la victime d’autres personnes pour dénoncer ce monstre ?
Je ne me sois pas levé pour soutenir mon second amendement puisque vous avez rejeté mon sous-amendement avec l’amendement de M. Dubus. Je ne dois pas regretter que mon second amendement ne soit pas adopté, car ce rejet fera sentir la nécessité de revenir à un système de réciprocité que devait hâter mon amendement que vous avez rejeté. En effet, lorsque le gouvernement recevra d’une puissance étrangère l’avis officiel d’un crime, il se gardera bien de lui déplaire puisque les Etats voisins, sauf la Hollande, sont tous plus puissants que nous : au contraire, lorsque le gouvernement belge donnera à l’une des puissances voisines l’avis officiel d’un crime, on lui répondra que l’on ne peut y avoir égard parce que l’on n’a pas dans la législation du pays une disposition semblable à celle dont nous demanderons l’application, Ainsi je retire mon second amendement ; et je me borne à demander que l’on ajoute les mots ; « ou sa famille, » après les mots : « si l’étranger offensé. »
L’honorable M. Milcamps dit que nous faisons une loi politique, et que c’est dans l’espoir de la réciprocité qu’il a voté l’article premier : je lui ferai remarquer qu’il est en contradiction avec lui-même ; car la meilleure manière d’amener les puissances à la réciprocité, c’est de déclarer que l’exemple de morale que nous voulons leur donner ne sera mis en pratique que dans le cas de la réciprocité. Par là, nous pourrons espérer que l’on punira un jour les étrangers qui commettent des délits sur nos frontières ; nous pourrons espérer un peu plus de respect de la part des étrangers pour nos personnes et nos biens, et beaucoup moins de frais de procédure, uniquement pour garantir les propriétés étrangères.
Je n’en dirai pas davantage ; car l’assemblée doit être fatiguée et pressée d’en finir.
M. F. de Mérode. - On prétend qu’il n’y aura pas réciprocité et que nous serons dupes ; en considérant la chose d’une manière aussi étroite, il est certain que l’on ne votera pas la mesure ; mais, comme vous la fait remarquer l’honorable M. Milcamps, en établissant une règle aussi morale, aussi avantageuse à l’ordre social, nos voisins s’empresseront d’admettre la réciprocité. Quand on aura fait justice des crimes commis par les Belges en France, par exemple, n’est-il pas à espérer qu’il y aura bientôt réciprocité ? tandis que si nous attendions que des mesures soient prises simultanément, ne serait-il pas à craindre qu’un long temps s’écoulât ?
Les pays qui nous environnent n’ont pas des frontières proportionnellement aussi étendues que les nôtres. Cependant l’esprit d’équité existe chez nos voisins comme il existe chez nous, et il est à espérer qu’ils feront pour nous ce que nous ferons pour eux. D’ailleurs ne serons-nous pas libres, si nous ne sommes pas imités, de ne pas poursuivre les crimes commis par des Belges sur des étrangers, si on ne poursuit pas les crimes commis par des étrangers sur des Belges ? Pour arriver au résultat que nous désirons, je le répète, il fait donner l’exemple.
M. Milcamps. - Je ne suis pas ébranlé par les observations faites par la section centrale. Je sais bien que la poursuite des crimes et délits est facultative ; mais je voudrais éviter qu’on portât plainte ; je voudrais qu’il y eût information du délit par l’autorité étrangère, parce que je présume que si des autorités étrangères donnaient avis officiel des délits commis par des Belges, c’est que leur gouvernement serait disposé à faire une convention avec la Belgique. (Aux voix ! aux voix !)
M. le président. - M. Milcamps a demandé le retranchement de ces mots : « si l’étranger offensé rend plainte. »
- Cet amendement mis aux voix n’est pas adopté.
M. le président. - M. Gendebien demande que l’on ajoute : « ou sa famille. »
- L’amendement mis aux voix est adopté.
Le premier paragraphe de l’article, tel qu’il est rédigé par la section centrale, et avec l’addition de M. Gendebien, est mis aux voix et adopté.
M. le président. - Voici le second paragraphe de l’article 2 :
« La présente disposition n’est pas applicable aux délits politiques ni aux faits connexes à un semblable délit, à moins qu’il ne soit dirigé contre la Belgique. »
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Messieurs, le paragraphe qui est en discussion contient deux parties très distinctes dont l’une me semble inutile et l’autre dangereuse : « La présente disposition n’est pas applicable aux délits politiques. » Je soutiens que ce texte ne peut recevoir aucune application : en effet, les crimes et délits pour lesquels la poursuite est autorisée sont déterminés par la loi : l’assassinat, l’incendie, le vol…, et autres attentats de même nature contre les personnes ou les propriétés.
Or ces crimes n’ont rien de politique, ils sont indépendants de la forme des gouvernements, des circonstances du temps, des lieux et des personnes. Ce sont des infractions aux lois naturelles qui ont toujours été punies et dans tous les pays. Les délits politiques n’étant pas compris dans les dispositions de la loi, il est superflu de dire qu’elle ne porte pas sur ces délits.
D’après la seconde partie du paragraphe, la loi ne s’appliquerait pas « aux faits connexes à un délit politique. » Je prierai l’honorable rapporteur de la section centrale de me faire connaître la portée de ces expressions. A-t-on voulu dire que l’assassinat commis par un Belge à l’étranger restera impuni en Belgique, si l’assassinat se rattache à des événements politiques, si l’assassin a en un but politique ? Si Fleschi, si Alibaud avaient été Belges (heureusement pour le pays cela n’est pas), ne pourrions-nous pas les punir ? Si l’assassin de Quesada était Belge, nous serait-il défendu de le poursuivre ? L’impunité de ces forfaits qui sont e horreur à toutes les nations déshonorerait notre législation.
Je ne puis pas croire que telle ait été la pensée de la section centrale ; j’attendrai les explications que son honorable rapporteur voudra bien donner à la chambre.
M. Liedts, rapporteur. - L’observation présentée par M. le ministre de la justice tend à faire voir que la première partie du second paragraphe est inutile, et que même elle entraînerait des dangers. Elle est inutile, a-t-il dit, parce que nous avons fait une énumération complète, et que par cela seul nous n’autorisons pas de poursuites contre d’autres crimes.
Je dirai en passant que cette observation du ministre prouve, messieurs, que nous avons bien fait en ne donnant pas à l’article 2 l’extension qu’on voulait tantôt lui donner ; car il est évident que si cet article eût été conçu en termes généraux, vous auriez dû établir ensuite des exceptions expresses en faveur des délits politiques dont vous ne voulez pas autoriser la poursuite.
J’abandonne à la sagesse de la chambre le soin de décider si la disposition dont il s’agit est inutile ; quant à moi, je penche pour l’affirmative : il me paraît, en effet, que du moment où la poursuite n’est autorisée que dans les cas énumérés par la loi, elle est par cela même exclue dans tous les autres ; et quand bien même cela ne serait que douteux, ce doute seul suffirait pour empêcher la poursuite d’autres crimes ou délits que de ceux qui sont mentionnés dans la loi, car vous savez tous comme moi, messieurs, que quand une loi pénale laisse de l’incertitude, elle doit toujours être interprétée en faveur de l’accusé. Ainsi donc on ne pourra jamais appliquer la loi qu’aux seuls cas qui y sont expressément prévus.
Quant aux faits dont a parlé M. le ministre, je déclare, sans hésiter, qu’il n’est nullement entré dans notre pensée de considérer comme crime politique l’action d’un scélérat qui, au coin d’une borne, attente à la vie d’un homme quelconque, que ce suit un roi ou un simple citoyen : un tel acte est toujours un assassinat, quels que soient les motifs qui l’aient inspiré.
En m’exprimant ainsi, je crois être l’organe fidèle de la section centrale ; elle a vu un crime politique dans l’échauffourée de Strasbourg par exemple, mais elle n’a vu que de lâches assassins dans Alibaud et Fieschi.
Je dis donc que, soit que vous mainteniez le paragraphe dont il s’agit, soit que vous le supprimiez, dans aucun cas la Belgique ne considérera comme un crime politique le fait qu’a posé M. le ministre de la justice.
Je regrette seulement que cet honorable ministre n’ait pas fait plus tôt l’observation qu’il vient de nous soumettre. Je regrette qu’il ne nous l’ait pas présentée lors de la discussion de la loi d’extradition, car alors comme aujourd’hui, s’il nous avait demandé si des criminels comme Alibaud ou Fieschi, s’étant réfugiés parmi nous, pourraient être livrés aux tribunaux français, je n’aurais pas hésité à donner une réponse affirmative, et je crois que tout le monde aurait été d’accord avec moi à cet égard.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Je suis bien aise, messieurs, d’avoir provoqué les explications que vous venez d’entendre. Lors de la discussion de la loi sur l’extradition, les mêmes craintes n’ont pas été manifestées ; mais alors nous n’avions pas été témoins des attentats qui depuis ont épouvanté le monde entier.
Je me félicite d’autant plus que ces explications aient été données par l’honorable rapporteur de la section centrale, qu’il est maintenant reconnu dans quel esprit nous avons fait la loi sur l’extradition, et qu’à aucune époque nous n’avons confondu avec les délits politiques les crimes attentatoires aux personnes et aux propriétés énumérés dans cette loi.
M. Gendebien. - Messieurs, je crois qu’il serait dangereux de ne pas admettre ici, comme dans la loi d’extradition, la restriction qui a été sagement établie par la section centrale, et qui tend à exclure les poursuites pour délits politiques ou pour faits connexes à un semblable délit. Puisqu’on admet pour la loi que vous discutez la nomenclature des crimes prévus par la loi d’extradition, vous ne pouvez, sans renier vos précédents, repousser la modification qui a été jugée nécessaire pour mettre cette loi en harmonie avec la constitution.
Je ferai remarquer, messieurs, que, dans l’énumération des crimes pour lesquels l’extradition est accordée, il en est qui peuvent et qui ont été reconnus pouvoir être tout à fait politiques, et auxquels on eût pu donner une qualification tout autre si la loi n’avait consacré une restriction.
Venons à des exemples.
Si la contre-révolution qu’on a tentée récemment en Portugal avait réussi, et que parmi ceux qui ont tiré sur les marins portugais, venus pour opérer la contre-révolution, il se fût trouvé un Belge, on pourrait, messieurs, sous prétexte de meurtre, juger en Belgique ce citoyen qui aurait eu le courage de défendre les institutions du Portugal contre une camarilla illibérale et impopulaire.
Il eût pu arriver que dans un pareil conflit on fût réduit à la nécessité d’incendier des maisons, par des projectiles ou de toute autre manière ; eh bien, un Belge impliqué dans l’affaire pourrait être accusé et jugé en Belgique pour crime d’incendie ; et remarquez que ce n’aurait été de sa part qu’un moyen de défense dans un combat tout politique, livré contre un gouvernement qui, contrairement à la foi jurée, voulait renverser les institutions que le peuple s’était données et qu’il voulait maintenir contre des intrigues et des agressions toutes politiques.
Ces exemples prouvent, messieurs, qu’il serait imprudent de ne pas ajouter à la disposition la restriction qui se trouve dans la loi d’extradition ; elle ne pourra jamais nuire ; et elle sera utile, toutes les fois qu’on voudra dénaturer les faits, qu’on voudra punir le parti qui aura succombé.
Messieurs, j’ai supposé tout à l’heure un Belge qui se serait trouvé dans les rangs de ceux qui se sont opposés à la conjuration tentée dernièrement à Lisbonne contre les libertés du Portugal. Je suppose maintenant qu’un autre Belge se soit trouvé dans les rangs du parti opposé, de celui qui été vaincu. Et à certain égard ce n’est pas ici une supposition, car je sais, et personne n’ignore, qu’un Belge est accusé d’avoir trempé dans toutes les menées, d’autres disent dans les trahisons diplomatiques ourdies contre le Portugal ; il en est d’autres qui peuvent avoir pris une part active dans le combat ; eh bien, irez-vous appliquer la loi à ces Belges, si le parti vainqueur venait à vous les dénoncer ? Que feriez-vous s’il était assez puissant pour exiger des poursuites, des condamnations ?
Il est un autre crime pour lequel l’extradition est autorisée : c’est la soustraction commise par des dépositaires publics. Or, il peut arriver qu’un parti qui succombe dans une révolution enlève d’un dépôt public des pièces essentielles ; il aura donc commis une soustraction punissable selon les dispositions du droit commun. Mais sera-t-il puni de ce chef comme celui qui enlève des pièces d’un dépôt public au préjudice d’une famille ? D’après le texte de votre loi sur l’extradition, il pourrait l’être.
Et ici je rappellerai, messieurs, que nous avons eu en Belgique de très honorables Espagnols qui avaient enlevé des pièces importantes du dépôt des archives lorsque Ferdinand VII remonta sur le trône en 1823 ; or, si un Belge avait commis la même action, on aurait donc pu le poursuivre en Belgique, sur l’avis officiel de Ferdinand.
Vous voyez donc, messieurs, qu’il est indispensable d’admettre la restriction proposée par la section centrale ; ce n’est qu’une œuvre de prudence qui, je le répète, ne peut nuire ni à l’ensemble, ni au but avoué de la loi.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Je persiste à croire que le paragraphe tout entier doit être retranché. J’ai démontré l’inutilité de la première disposition ; les motifs que j’ai donnés subsistent. Suivant moi, il y aurait le plus grand danger à conserver cette autre partie du texte qui porte que la loi ne s’applique pas « aux faits connexes aux délits politiques, » car on pourrait réclamer l’impunité de chacun des crimes ou délits prévus par la loi, en les rattachant à la politique ; on jetterait des doutes dans l’esprit des juges, en compromettant la loi. Je l’ai déjà dit, et je le répète, rien ne peut excuser les crimes qui sont qualifiés par la loi, l’assassinat, l’empoisonnement, le viol, l’escroquerie.
Du reste l’accusé trouvera des garanties dans le jugement de ses pairs ; et comme la poursuite est facultative, le gouvernement n’agira que de l’assentiment du pays.
M. Dubus. - Je voudrais pouvoir partager la sécurité de certains orateurs sur le sens qu’il faut donner aux mots : « crimes et délits politiques. » Selon un honorable orateur, il n’y a pas d’inconvénient à laisser subsister la disposition, parce que l’on saura toujours distinguer un meurtre d’avec un délit qui aura réellement pour cause la politique. Veuillez ne pas perdre de vue que la disposition ne sera pas seulement appliquée par le gouvernement, et dans les relations d’Etat à Etat, comme pour la loi d’extradition ; mais que les tribunaux, après le gouvernement, seront appelés, à leur tour, à appliquer la disposition ; si les tribunaux trouvent que la définition légale de crime politique s’applique à un crime qui ne serait qu’un horrible assassinat, ils refuseront au ministère public le droit d’agir. Si le crime était un attentat contre la vie d’un souverain étranger, les tribunaux devraient-ils le considérer comme un délit politique, alors que le code pénal le considère comme un crime contre la sûreté de l’Etat ?
M. Gendebien. - M. le ministre de la justice vous a dit que les crimes et délits dont on autoriserait la poursuite étaient énumérés dans la loi, qu’ils étaient bien définis. Mais ils l’étaient aussi dans la loi d’extradition, et alors on n’a pas fait d’objection ; on s’estimait trop heureux, à l’aide de cette protestation de libéralisme, d’obtenir la loi d’extradition, que j’ai bien prévu et prédit alors n’être qu’une pierre d’attente contre tous les proscrits politiques.
Il vous a dit encore que rien ne saurait excuser les crimes d’assassinat, de meurtre ; mais, messieurs, je me suis déjà expliqué à cet égard, et j’ai posé cette question à laquelle on eût dû répondre au lieu de reproduire des lieux communs : un Belge qui se serait trouvé dans la dernière bagarre de Lisbonne, venant à être accusé de meurtre pour avoir tué en détendant les libertés du Portugal, serait-il poursuivi du chef d’assassinat ? Dès l’instant que vous ne faites pas de restriction, le juge appliquera la loi précisément parce que vous n’avez pas reproduit dans la loi l’exception formellement exprimée dans la loi d’extradition, et qu’au contraire vous aurez rejeté l’amendement de la section centrale destinée à combler la lacune du projet ministériel.
Il en est de même pour soustraction de pièces, de documents d’un dépôt public ; si vous n’établissez pas d’exception dans la loi, on trouvera dans ses dispositions générales les moyens de poursuivre un semblable fait. Ainsi, messieurs, si vous ne déclarez pas formellement que la loi n’est pas applicable aux crimes ou délits politiques, on saura toujours, contre votre volonté, l’appliquer à tous ou au moins à la plupart de ces crimes et de ces délits.
Il me semble, messieurs, que depuis que la loi d’extradition est faite, on voit sous un tout autre aspect les conflits politiques : s’il en est ainsi, qu’on déclare franchement qu’on est changé d’avis. Mais si l’on veut rester conséquent avec ce que l’on a fait précédemment, qu’on admettre la précaution qu’on a prise pour la loi d’extradition, précaution qui ne présente aucun danger, car le juge saura toujours apprécier, sans donner à la disposition plus d’étendue qu’elle ne doit en avoir.
- Le deuxième paragraphe, de l’art. 2 est mis aux voix ; il n’est pas adopté.
La séance est levée à 5 heures.