(Moniteur belge n°357, du 23 décembre 1834)
(Présidence de M. Raikem.)
M. de Renesse procède à l’appel nominal à une heure et demie.
M. H. Dellafaille lit le procès-verbal de la dernière séance, la rédaction en est adoptée.
M. de Renesse fait connaître l’objet des pièces adressées à la chambre.
« Le sieur A. Boulanger, major dans la garde civique, demande sa réintégration dans son grade de major dans la ligne avec son ancienneté et les droits y attachés. »
« Le sieur Leroux adresse à la chambre son deuxième cahier d’observations sur le projet de révision du code pénal. »
« Quatre légionnaires demeurant à Gand, demandent le paiement de leur traitement de la légion d’honneur. »
- Ces pétitions sont renvoyées à la commission chargée d’en faire le rapport.
Il est donné lecture message du sénat faisant connaître l’adoption par cette chambre du projet de loi relatif a la formation des budgets provinciaux.
Il est donné lecture de la lettre suivante :
« Bruxelles, 22 décembre 1834.
« A M. le président de la chambre des représentants,
« M. le président.
« D’après les ordres du Roi, et pour satisfaire au premier paragraphe de l’article 68 de la constitution, j’ai l’honneur de déposer sur le bureau de la chambre la convention d’extradition conclue le 22 novembre avec le gouvernement français dans les limites de la loi du 12 octobre 1833.
« S. M. a ratifié cette convention sous la date du 26 novembre, et les lettres de ratification ont été échangées le 12 décembre.
« Veuillez agréer, monsieur le président, les assurances de ma plus haute considération.
« Le ministre des affaires étrangères,
« de Muelenaere. »
M. le président. - Le projet présenté par le gouvernement est ainsi conçu :
« Article unique. Les traitements des auditeurs militaires et adjoints restent fixés au taux établi par la loi du 19 février 1831, jusqu’à ce qu’il y soit pourvu définitivement par la loi organique sur la justice militaire. »
La section centrale demande que l’article commence ainsi : « Les traitements et indemnités des auditeurs militaires provinciaux et adjoints restent… »
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Le gouvernement adhère à la proposition de la section centrale. La rédaction qu’elle présente ne modifie en rien le principe de la loi ; seulement elle rend mieux la pensée du gouvernement.
- La rédaction proposée par la section centrale est adoptée sans opposition.
La loi est soumise au vote par appel nominal, et est adoptée à l’unanimité des 58 membres présents.
MM. de Robaulx, Seron, qui entrent pendant qu’on procède à l’appel nominal, s’abstiennent de voter.
M. Donny, rapporteur d’une commission spéciale, dépose sur le bureau le travail et les conclusions de cette commission sur des projets de loi portant transfert et supplément de crédit au budget du ministre de la justice.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Ces projets sont urgents ; je prie la chambre d’en fixer la discussion à mercredi au commencement de la séance.
M. de Brouckere et M. A. Rodenbach. - Mais de quels projets s’agit-il ?
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Il y a un crédit supplémentaire pour le Moniteur,
M. Dumortier. - Mercredi il y a à l’ordre du jour un projet de loi plus important : c’est le budget de la guerre ; je crois qu’il faut mettre le crédit supplémentaire pour le Moniteur après la discussion sur le budget de la guerre.
M. le ministre des finances (M. d'Huart) - Si ces projets devaient retarder la discussion du budget de la guerre, je n’aurais pas fait la proposition que je vous ai soumise : mais puisqu’on a cette crainte, je demanderai que le crédit supplémentaire pour le Moniteur soit mis en délibération demain : il est extrêmement urgent. (A demain ! A demain !)
- La chambre décide que demain elle s’occupera du crédit supplémentaire pour le Moniteur.
M. le président. - La discussion est ouverte sur l’ensemble de cette loi.
M. de Brouckere. - Je lis dans le rapport de la commission qui a été chargée de l’examen du projet de loi, rapport qui a été présenté par M. Liedts :
« La chambre aura à examiner jusqu’à quel point le ministre trouve sa justification dans le besoin pressant, impérieux, de compléter le réendiguement avant la mauvaise saison. Il paraît très vrai que si ces travaux ne s’étaient pas complétés pour cette époque, les ravages de se seraient infailliblement étendus dans tous les sens ; les ouvrages commencés auraient couru risque d’être emportés par les hautes marées et les gros temps de l’hiver ; le rétablissement de la route d’Anvers à Gand aurait été reculé d’une année, aussi bien que l’assèchement d’un très riche polder ; mais M. le ministre aura à expliquer devant la chambre si ces maux, qui eussent entraîné la perte de plusieurs millions, ne pouvaient être évités que par la résiliation de la première entreprise. »
Je demande que le ministre donne ici les explications que la commission croit nécessaires.
M. le ministre de l'intérieur (M. de Theux). - J’aurais déjà pris la parole pour présenter ces explications si la discussion en était arrivée à l’article qui comprend l’objet dont il s’agit ; mais je crois qu’elle sera plus régulière si j’attends que nous soyons parvenus à l’article 3 du projet.
M. Rogier. - Ces explications sont relatives à des actes de mon administration, je crois de mon devoir de les donner ; mais j’attendrai que nous en soyons à l’article 3.
M. le président. Voici l’article premier :
« Art. 1er. 1° Le crédit ouvert à l’article premier, chapitre VIII du budget des dépenses du ministère de l’intérieur, pour l’exercice 1833, est diminué d’une somme de trois mille deux cent quarante-un francs trente centimes, fr. 3,241 30
« 2° Celui ouvert à la lettre C, article unique du chapitre X du même budget est diminué d’une somme de sept mille huit cent trente-neuf francs soixante-neuf centimes, fr. 7,839 69
« Total, fr. 11,080 99. »
- Cet article est adopté sans opposition.
M. le président. - « Art. 2. L’article 2 du chapitre VIII du même budget est majoré de la somme de trois mille deux cent quarante-un francs trente centimes, fr. 3,241 30
« La lettre B, article unique du chapitre X du même budget, est majorée d’une somme de sept mille huit cent trente-neuf francs soixante-neuf centimes, fr. 7,839 69.
« Total, fr. 11,080 93 »
- Cet article est adopté sans opposition.
M. le président. - « Art. 3. Il est alloué un crédit supplémentaire de 642,955 fr. 42 c. au budget des dépenses du ministère de l’intérieur, pour l’exercice 1834, au moyen duquel les chapitres VII et X de ce budget seront majorés, savoir :
« L’article 2 du chapitre VIII, d’une somme de quatre-vingt-trois mille huit cent quatre-vingt-un fr. quatre-vingt-dix-huit centimes, fr. 83,881 98 c.
« L’article 3 du même chapitre, d’une somme de quatre cent soixante-un mille deux cent soixante-neuf francs quarante-quatre centimes, fr. 461,269 44 c.
« L’article 6 du même chapitre, d’une somme de soixante-dix-sept mille huit cent quatre francs, fr. 77,804 00 c.
« L’article 3 du chapitre X, d’une somme de vingt mille francs, fr. 20,000 00 c.
« Total : fr. 642,955 42 c. »
M. Jullien. - Voilà un article qu’il faudrait diviser.
M. de Brouckere. - Il y a dans cet article un transfert relatif à l’exercice 1833 et un supplément de crédit relatif à l’exercice 1834 ; ce sont là deux objets différents ; je ne vois pas pourquoi on les mettrait dans une même loi.
M. le ministre de l'intérieur (M. de Theux). - La séparation de ces objets me paraît indifférente ; je m’en rapporte sur ce point à la sagesse de la chambre ; mais la réunion ne peut apporter aucune confusion.
M. de Brouckere. - Je ne ferai pas de proposition formelle pour la division, puisqu’on trouve que la réunion ne peut entraîner d’inconvénient.
M. le ministre de l'intérieur (M. de Theux). - La division obligera à faire deux appels nominaux, ce qui nous fera perdre du temps. Je demanderai seulement que l’on discute séparément les paragraphes de l’article 3.
M. le président. - La discussion est ouverte sur le premier paragraphe de l’article 3.
M. de Roo. - Je demande la parole pour relever une erreur qui s’est glissée dans la fixation de l’allocation proposée pour indemniser la veuve Thirionnet.
Cette allocation est portée à 85,881 fr. 98 c. Cette dame a adressé à la chambre une requête dans laquelle son compte se trouve détaillé, et le chiffre dont il s’agit est à peu près le montant de ce qu’elle réclame. Mais je vois qu’elle n’y a compris les intérêts que jusqu’au 17 mars 1834, époque à laquelle elle supposait être payée. Il me semble qu’il faudrait ajouter au chiffre proposé par la commission l’intérêt des neuf mois qui se sont écoulés depuis que le compte a été arrêté, ce qui ferait une somme de neuf cents à mille francs.
D’après les pièces que j’ai entre les mains, il doit y avoir une erreur de 900 fr. environ.
M. Brabant. - J’appuierai la proposition de l’honorable M. de Roo, à moins que M. le ministre de l’intérieur ne nous dise qu’il a dans son budget ordinaire les moyens de couvrir les intérêts non calculés dans la somme aujourd’hui demandée. Si le ministre de l’intérieur ne croit pas pouvoir payer ces intérêts il est indispensable de majorer l’allocation, en calculant les intérêts jusqu’au jour où le paiement devra être effectué.
M. le ministre de l'intérieur (M. de Theux). - Je crois, en effet, qu’il y a erreur dans le calcul des intérêts de la somme due à la dame Thirionnet. Ces intérêts n’ont été comptés que jusqu’au 31 juillet dernier. Je crois aussi qu’il faut majorer le chiffre pour les intérêts depuis cette époque jusqu’à celle où le paiement aura lieu.
Le gouvernement pourrait peut-être prendre cette somme sur les fonds alloués pour dépenses imprévues ; mais maintenant qu’il y a un crédit spécial alloué pour cet objet, je doute qu’il soit possible de rien prendre sur les dépenses imprévues, et je crois qu’il faut augmenter le crédit.
M. Fallon. - Il faudrait aussi ajouter quelque chose pour les frais.
M. de Roo. - Dans les 83,800 fr. alloués, il y a une somme de 1,215 fr. pour les frais de procédure ; il suffit d’ajouter les intérêts depuis le 17 mars jusqu’à parfait paiement.
M. le ministre de l'intérieur (M. de Theux). - Je proposerai de porter le crédit à 87 mille francs ; cette somme suffira pour tous les besoins.
M. Liedts. - Messieurs, il y a eu une erreur de calcul dans l’exposé des motifs ; cela résulte de ce que le projet existait depuis le mois de juin et qu’on espérait qu’il serait converti en loi avant la fin du mois de juillet. Voilà pourquoi les intérêts n’ont été calculés que jusqu’à cette époque. Mais les travaux de la législature n’ayant permis à la chambre de s’occuper de ce projet qu’à cette session, il faut tenir compte des intérêts de six mois de retard, qu’a éprouvé le projet ; mais comme la dame Thirionnet a déjà reçu quelque chose à compte, je pense qu’en compensant l’un par l’autre, une somme de 2,500 fr. suffira pour solder cette affaire.
M. Rogier. - Je ferai observer qu’il ne s’agit ici que de voter un crédit et que la somme allouée ne sera pas donnée nécessairement à la dame Thirionnet. De sorte, que si vous allouez une somme de 1,000 francs de trop, cette somme restera dans le trésor, et le gouvernement ne sera pas exposé à ne pouvoir pas terminer cette affaire.
M. de Roo. - En faisant la déduction de ce qui a été payé sur le capital, l’intérêt annuel est de 2,092 fr. par an. Ainsi, 2,000 fr. sont plus que suffisants pour 9 mois.
M. le ministre de l'intérieur (M. de Theux). - Le principal est de près de 84 mille fr. ; l’intérêt à raison de 5 p. c. dépasse 2 mille fr. Je demanderai qu’on porte le chiffre à 87 mille fr.
- Le chiffre de 87 mille fr. pour le premier paragraphe est mis aux voix et adopté.
M. le président. « Paragraphe 2. L’article 3 du même chapitre est majoré d’une somme de 461,264-44. »
M. Jullien. - Messieurs, l’article qui vous est soumis, divisé ou non, a pour objet l’allocation d’un crédit supplémentaire de 642 mille 900 et tant de francs pour couvrir les condamnations portées à charge du gouvernement et au profit de l’entrepreneur du réendiguement du polder de Borgeeweert, et les dommages et intérêts alloués par ces condamnations.
Quand on examine, dans le rapport, tout au moins, jusqu’aux explications qui probablement seront fournies ; quand, dis-je, on examine les faits qui donnent lieu à ce supplément de crédit, il est vraiment déplorable de voir avec quelle légèreté, dans certains bureau de certain ministère, on traite les affaires du pays, et on prodigue l’argent des contribuables.
Voici en peu de mots, d’après l’exposé fait par M. le rapporteur, ce qui donne lieu au crédit demandé.
On avait mis en adjudication le réendiguement du polder de Borgerweert : un entrepreneur s’est présenté, et les travaux lui ont été adjugés pour une somme de 500,000 fr. Il était stipulé, dans l’acte d’adjudication, que les travaux commenceraient 10 jours après l’adjudication et devraient être achevés dans le délai de 100 jours, sous peine de résiliation du contrat. Voilà les termes simples du marché du gouvernement.
Il est arrivé qu’à l’expiration du terme de 100 jours, l’entrepreneur n’avait pas terminé ces travaux. De là, le ministre de l’intérieur, ou le gouvernement, a jugé à propos de le menacer de la résiliation de son marché. Il n’est pas possible qu’entre l’entrepreneur qui voulait conserver son marché, et le gouvernement qui le menaçait de le résilier, il n’y ait pas une correspondance, une certaine opposition, en un mot la défense d’un homme qui veut conserver ce qu’on veut lui enlever.
Quoi qu’il en soit, le 14 août dernier, un arrêté du ministre de l’intérieur que j’appellerai un arrêté de pleine puissance, a déclaré le marché résilié et a ordonné qu’il serait procédé à la réadjudication à la folle enchère sur l’entrepreneur : c’est en effet ce qui a été effectué. Mais l’entrepreneur ne s’est pas tenu pour battu par l’arrêté du ministre de l’intérieur ; il a pensé qu’avant la puissance des arrêtés ministériels il y avait la puissance judiciaire, que les tribunaux existaient pour faire droit aux réclamations des citoyens quand ils se croyaient lésés par une décision ministérielle : il a donc invoqué le secours des tribunaux.
On ne rend pas compte du procès qui a eu lieu, mais il est certain que le gouvernement, sur la défense de l’entrepreneur, a été condamné à des dommages et intérêts résultant de la résiliation du marché. Les motifs de cette condamnation, prononcée par le tribunal de première instance et confirmée par la cour d’appel, paraissent être : 1° que le gouvernement devait faire, avant le commencement des travaux de l’entreprise, des travaux préparatoires qu’il n’a pas faits ; 2° qu’il était survenu pendant le cours des travaux une circonstance de force majeure, c’est-à-dire un affouillement considérable des digues, qui a suspendu et allongé les travaux ; 3°, et ce dernier motif vous paraîtra sans doute péremptoire et vous frappera comme il a frappé les juges, c’est un fait du gouvernement, c’est que le gouvernement a changé le tracé de l’endiguement. Le gouvernement ayant changé l’ordre, le devis des travaux tels qu’ils avaient été entrepris, n’a plus le droit de se plaindre de ce qu’ils n’ont pas été terminés dans le délai fixé. C’est principalement sur ce motif qu’a été rendu le jugement du tribunal de première instance, confirmé par la cour d’appel. Dans cet état de choses, il faut bien reconnaître qu’il n’y a pas d’autre ressource que de payer.
Mais la conduite de ceux qui ont amené ce triste résultat est-elle excusable ? Voilà la question que je me fais. Il n’est personne, pour peu qu’il ait l’habitude des affaires, qui ne sache que les clauses résolutoires d’un contrat ne s’opèrent pas de plein droit ; c’est une disposition formelle du code civil. Ainsi, non seulement quand les clauses résolutoires ne sont pas inscrites dans le contrat, mais même quand elles y sont inscrites, il n’est pas exact de dire que les conditions s’opèrent de plein droit. Ici le ministre de l’intérieur déclare que la condition résolutoire résulte du non-achèvement des travaux ; l’entrepreneur répond que la condition résolutoire ne serait pas arrivée, sans la circonstance de force majeure qui est l’affouillement des digues. Que fait alors le gouvernement ? Il prend un arrêté qui annule son premier marché.
Eh bien, messieurs, avec un peu de prudence, de circonspection, on aurait été arrêté par les observations de l’entrepreneur qui ont motivé le jugement du tribunal ; il aurait déféré à ces justes observations au lieu de prendre, comme il l’a fait, un arrêté vengeur, et il n’aurait pas aujourd’hui à payer la somme que l’on vient vous demander.
Mais cette somme faut-il la payer ? Oui, sans doute ; il n’est pas possible de l’éviter ; c’est une condamnation judiciaire ; il y a force de chose jugée. Il y aurait seulement recours contre les ministres dans le cas où la justification de la conduite qu’a tenue le gouvernement dans cette circonstance ne résulterait pas de la discussion. Mais j’espère que cette justification sera donnée par les ministres anciens ou les ministres nouveaux ; et la mesure de rigueur que je viens d’indiquer ne sera pas proposée peut-être, ou ne sera pas adoptée.
Quant à moi, j’ai toujours eu une certaine sympathie pour les puissances déchues (on rit) ; et lorsque je fais attention que le ministère du fait duquel résulte la dépense sur laquelle nous avons à prononcer n’existe plus maintenant, j’avoue que par cette seule considération je suis disposé à me relâcher de la rigueur que sa conduite autorisait peut-être. J’attendrai cependant les explications que provoque le rapport de la commission, et que la chambre doit désirer dans l’intérêt du pays, afin que de tels abus ne se renouvellent plus à l’avenir.
M. Rogier. - Si les puissances déchues étaient à plaindre par le fait de leur déchéance, je concevrais et j’accepterais pour ma part la miséricorde que l’honorable préopinant veut bien m’accorder.
M. Jullien. - J’ai parlé de sympathie.
M. Rogier. - J’accepterais sa sympathie par dessus le marché. Mais comme dans mon opinion ces puissances déchues ne sont pas à plaindre, qu’au contraire, dans leur position, elles doivent se féliciter de leur déchéance, je ne puis accepter l’indulgence de M. Jullien ; je le puis d’autant moins que les explications que j'ai à donner répondront, je crois, d’une manière victorieuse à ses observations et à celle de la commission.
Le ministère a contre lui un jugement de première instance et un arrêt de la cour d’appel. C’est sous ce rapport que sa position est difficile vis-à-vis de la chambre. Mais parce qu’il a été condamné judiciairement, s’ensuit-il qu’il doive être condamné législativement ? Je ne le pense pas, et vous ne le croirez pas non plus, quand vous aurez prêté quelque attention à mes observations.
Immédiatement après l’évacuation de la citadelle d’Anvers, le gouvernement sentit la nécessité de faire promptement réparer la coupure de la digue de Burght, pratiquée par les Hollandais dans les journées d’août 1831. Le devis et le cahier des charges furent rédigés dans la forme ordinaire. Des ingénieurs évaluèrent les travaux à la somme de 678,000 francs. Lorsqu’arriva le jour de l’adjudication, divers soumissionnaires se présentèrent, notamment le sieur Cousin Duchâteau. Sa première soumission s’éleva au montant de l’estimation des ingénieurs. Mais comme cela se pratique d’ordinaire dans les adjudications publiques, il y eu surenchères sur la moins élevée des soumissions.
Alors tout à coup le sieur Cousin Duchâteau réduisit sa première soumission à 500,000 fr. Cette diminution extraordinaire effraya d’abord le gouvernement : on crut qu’un entrepreneur, qui avant d’avoir eu le temps de se livrer aux calculs qu’exigeait une aussi grande entreprise réduisait tout à coup sa soumission de près de 200,000 fr. n’offrait peut-être pas les garanties de prudence et de capacité que nécessitaient les travaux importants qu’il s’agissait de lui confier. Toutefois, comme le soumissionnaire présentait les certificats de capacité que l’on exigeait alors, comme il donnait des cautions solvables, l’adjudication fut consentie.
Tout se passa assez régulièrement dans les premiers mois des travaux ; mais le 4 juillet survint un affouillement considérable qui nécessita un changement de direction dans le tracé primitif des travaux ; c’est de là que naquit la première difficulté avec l’entrepreneur. Le gouvernement chargea le sieur Cousin Duchâteau des travaux que nécessitait l’affouillement, travaux qui consistaient dans le contournement dudit affouillement. Cet entrepreneur s’obligea à exécuter ces travaux d’après le bordereau des prix de la première entreprise. Mais les travaux n’avançaient pas ; et il arriva un moment où M. l’inspecteur-général, s’étant rendu sur les lieux, ne trouva ni ouvriers ni matériaux.
Et cependant, messieurs, il arrivait de tous côtés des plaintes au gouvernement sur le retard apporté dans l’exécution des travaux. Dans le sein de la législature, notamment au sénat, le ministère essuyait des reproches graves parce qu’il avait confié l’exécution des travaux à un entrepreneur incapable, parce qu’il laissait ces travaux entre les mains de cet entrepreneur et qu’il n’usait pas du droit qu’il avait de résilier l’adjudication, alors que l’entrepreneur n’en remplissait pas les conditions. Voyant approcher sans résultat le délai déterminé pour l’achèvement des travaux, le gouvernement se résolut, non pas légèrement, à user du droit que lui donnait incontestablement le cahier des charges de résilier le contrat, du moment que les travaux n’étaient pas exécutés dans les 100 jours après que l’ordre de les commencer avait été donné à l’entrepreneur. Cet ordre avait été donné le 21 mars. Les travaux devaient être exécutés le 9 juillet, attendu qu’il y avait dix jours d’intervalle entre la date de l’ordre et le jour où les travaux avaient été commencés.
Cependant les travaux n’avaient pas été complètement exécutés au 9 août. Loin, messieurs, d’être achevés, ils ne présentaient pas à cette époque assez de développement pour concentrer le moins du monde tous les polders que la digue devait protéger.
Le 14 août, le ministère usa de son droit de résiliation ; le sieur Duchâteau n’eut rien de plus pressé (et c’est en général la marche suivie par les entrepreneurs lorsqu’il s’élève des difficultés entre eux et le gouvernement) que de s’adresser aux tribunaux. Il fut décidé (et ce n’est ici ni le lieu, ni mon intention de critiquer la chose jugée) il fut décidé par le tribunal de première instance et par la cour d’appel que le gouvernement n’avait pas été dans son droit en résiliant le contrat trois ou quatre jours après le délai fatal. Il n’y avait pas de réclamation à faire. Il fallut souscrire à l’arrêt.
Mais, nous dit-on, vous auriez dû consulter des hommes de loi. Mais qui est-ce qui dit à l’honorable M. Jullien que le ministère n’a pas consulté des hommes de loi ? Le gouvernement malheureusement se trouve souvent dans la nécessité de plaider. Il a des avocats particuliers. Il les consulta en cette circonstance. Ils pensèrent qu’il y avait lieu à résilier l’adjudication.
Mais d’ailleurs, messieurs, la question n’était pas une question d’hommes de lois. Il fallait surtout en cette circonstance consulter les hommes de l’art. Il fallait demander si, en laissant les travaux entre les mains d’entrepreneurs, ils ne couraient pas le risque d’être inachevés à l’approche de la mauvaise saison, si les polders n’étaient pas de jour en jour menacés d’une inondation nouvelle. Voilà la question que les ingénieurs avaient à examiner. Mais, quoiqu’il pût résilier le contrat en vertu du texte bien clair du cahier des charges, le ministère s’est attaché principalement à cette question. Aussi, il y fut répondu à plusieurs reprises par les hommes qui demandèrent avec instance que l’on mît entre des mains plus expérimentées, plus actives, l’adjudication des travaux.
Que fût-il arrivé, si, au lieu de recourir aux conseils des hommes de l’art, nous nous fussions adressés aux hommes de loi ? Le gouvernement aurait plaidé devant les tribunaux contre l’entrepreneur. L’affaire aurait été longue. On aurait discuté amplement la question s’il y avait lieu de résilier le contrat, les travaux seraient restés suspendus, l’inondation aurait envahi de nouveau les polders, et les reproches adressés au gouvernement auraient été plus pressants et plus mérités.
Voilà ce qui serait advenu si l’on avait consulté exclusivement les hommes de loi dont l’honorable M. Jullien a tant les avis à cœur ; s’ils avaient décidé qu’il y avait lieu non de résilier le contrat, mais de plaider. Car c’était un procès qui menaçait de toute manière le gouvernement, alors qu’il n’aurait pas résilié le contrat, attendu que le sieur Cousin ne continuait pas ses travaux.
Tels sont les motifs sur lesquels s’appuyait la résolution ministérielle du 14 août qui a évincé l’entrepreneur Duchâteau. En voici les considérations :
« Vu le rapport de l’inspecteur-général des ponts et chaussées, en date du 3 août, n°3062, d’où il résulte que le sieur Cousin Duchâteau, entrepreneur des ouvrages d’endiguement du polder de Borgerweert, n’a point par devers lui les moyens de tenir l’engagement qu’il a contracté de se conformer aux dispositions de notre arrêté du 19 juillet, n°4961 ;
« Vu notre dépêche du 7 août, n° 4961, 4ème division ; vu le nouveau rapport de l’inspecteur-général, en date du 11 courant, n°3096, portant qu’après s’être assuré par lui-même et sur les lieux du véritable état des choses, il a reconnu, tant par la correspondance ouverte entre les ingénieurs chargés de la direction des ouvrages que par l’exhibition de divers ordres de service et par la reconnaissance des approvisionnements, que l’entrepreneur Cousin Duchâteau n’a point rempli l’engagement qu’il avait contracté d’exécuter les travaux d’après les ordres et les instructions donnés par l’ingénieur, qu’il est hors d’état de s’y conformer à défaut de matériaux et même d’ouvriers, etc.
« Le ministre de l’intérieur arrête, etc. »
J’ajouterai, messieurs, que la commission elle-même, à l’impartialité de laquelle je me plais à rendre hommage, a admis la nécessité qu’il y avait pour le gouvernement de résilier le contrat.
Voici ce que dit la commission. Jusqu’à un certain point, ses motifs sont notre pleine justification :
« Il paraît très vrai que si ces travaux ne s’étaient pas complétés pour cette époque, les ravages de l’inondation se seraient infailliblement étendus dans tous les sens, les ouvrages commencés auraient couru risque d’être emportés par les hautes marées et les gros temps de l’hiver ; le rétablissement de la route d’Anvers à Gand aurait été reculé d’une année, aussi bien que l’assèchement d’un très riche polder ; mais M. le ministre aura à expliquer devant la chambre si ces maux, qui eussent entraîné la perte de plusieurs millions, ne pouvaient être évités que par la résiliation de la première entreprise. »
Oui, messieurs, telle avait été mon opinion. Cette opinion avait été partagée par les hommes de loi et par les hommes de l’art, que ces maux ne pouvaient être évités que par la résiliation du contrat. Me suis-je trompé ? c’est une question de fait que la chambre pourra apprécier. Je ferai seulement observer que les travaux confiés à un autre adjudicataire ont été exécutés en temps utile, et ont réussi autant que pouvaient le faire espérer l’état déjà avancé de la saison et la qualité du terrain.
M. Jullien. - Messieurs, s’il ne s’agissait que de quelques milliers de francs, je n’aurais peut-être pas pris la parole ; mais remarquez qu’il s’agit ici d’une somme considérable, que dans ce moment, il faut savoir si l’ancien ministère a fait son devoir dans cette circonstance, afin que, dans le cas où il ne l’aurait pas fait, les successeurs de ce ministère ne soient pas tentés de l’imiter.
Je commence par dire qu’il est vraiment dommage que le ministre de ce temps-là n’ait pas été lui-même défendre sa cause devant les tribunaux. D’après les motifs qu’il vient d’alléguer, je suis encore à concevoir comment il est possible que l’affaire ait si mal tourné pour le gouvernement, s’il est vrai, comme le dit l’honorable préopinant, que l’adjudicataire eût cessé entièrement ses travaux, qu’il n’y eût pas un seul ouvrier à trouver sur la digue ; l’adjudicataire se trouvait donc en défaut et n’avait pas exécuté une des premières, une des principales obligations que lui imposait le cahier des charges.
Je ne conçois pas comment il est possible que deux tribunaux, le tribunal de première instance et la cour d’appel, auxquels les intérêts du gouvernement sont aussi chers que ceux des contribuables, aient prononcé d’une manière uniforme. Je dois en conclure, non par un respect aveugle pour la chose jugée, mais parce que cette conviction m’est acquise par la lecture du rapport, dès l’instant que M. le ministre de l’intérieur ne révoque pas en doute les faits qui y sont consignés, que l’adjudicataire était dans son droit, puisque les travaux préparatoires dont la charge était imposée au gouvernement n’avaient pas été faits, puisqu’un événement de force majeure était arrivé, puisqu’un affouillement considérable survenu dans les travaux avait nécessité un autre tracé de l’endiguement ; l’adjudicataire dis-je, était dans son droit et pouvait demander un délai plus considérable, un autre ordre de travaux ou un autre prix, les devis étant changés.
Quand un particulier fait faire une construction, s’il change le devis, l’entrepreneur dit à ce propriétaire : Il faut que vous changiez le prix ; je ne me suis engagé qu’à exécuter mon marché. Si vous changez nos conventions, le prix ne peut plus être le même, c’est très naturel. Je conclus donc que l’entrepreneur était dans son droit.
Il y avait une autre mesure à prendre, dans le cas où les choses se seraient passées comme le prétend le préopinant. Et c’est ce qui me fait croire que le gouvernement avait en vue de favoriser un autre entrepreneur, qui avait envie de succéder à l’ancien, comme cela s’est pratiqué effectivement. Ce qui me le fait croire, c’est que dans ces sortes de marchés, lorsque l’adjudicataire ne remplit pas les conditions qui lui sont imposées par son contrat, comme il a présenté des cautions, on est autorisé à faire exécuter les travaux à ses frais. Car notez bien, messieurs, qu’il ne s’agit pas de savoir si l’entrepreneur a de la capacité, si un tel est propre à remuer des terres, à faire des digues. C’est, comme je l’ai déjà dit, une véritable absurdité que d’exiger de pareilles connaissances dans un entrepreneur. Lorsqu’il faut exécuter des travaux publics, ce que l’on doit exiger de la part d’un adjudicataire, ce n’est pas la capacité d’un forgeron, d’un tailleur de pierre, d’un déblayeur de terre ; les seules garanties qu’on ait à lui demander ce sont des capitaux. Et lorsque vous avez des capitalistes qui se rendent adjudicataires, et quand ils ne sont pas capitalistes, s’ils présentent des cautions, alors l’entreprise est bien faite. L’entrepreneur en ce cas, s’il ne sait pas lui-même exécuter ce qu’il est chargé de faire, le fait exécuter par d’autres. Cette prétendue condition de capacité a toujours eu pour but de monopoliser les entreprises.
Vous vous présentez : vous êtes riche à millions, mais vous n’avez pas la capacité nécessaire et on ne veut pas de vous. C’est tout le contraire qu’il faudrait faire, messieurs. Si cette marche opposée eût été suivie, et que l’entrepreneur eût mal exécuté ses travaux, on les eût fait faire à ses frais et vous n’auriez pas aujourd’hui à voter 4 ou 500,000 francs qu’on vous demande.
On a donc agi au moins inconsidérément, j’en demande pardon à l’honorable préopinant : il pense avoir été trompé par des employés de ses bureaux ; il ne serait pas le premier dans ce cas. Qu’on voie en outre le rapport de l’ingénieur ; le style en est toujours dubitatif. Il paraît, dit-il, que l’entrepreneur n’a pas les capacités nécessaires. Qu’importe encore une fois cette question de capacité ! Ma principale intention est de faire voir, messieurs, que le ministre d’alors a agi à la légère, avec arbitraire, avec un petit caprice administratif qui n’est pas permis. Si j’ai fait sentir ces abus à la chambre, j’ai rempli mon but.
M. le ministre de l'intérieur (M. de Theux). - Ce n’est point ici un acte de mon administration que je viens défendre ; pourtant c’est avec confiance que je défendrai celui de mon honorable prédécesseur. Des travaux considérables se trouvaient à faire pour fermer la coupure faite à une digue de l’Escaut. Ils furent mis en adjudication. Le maximum des soumissions fut de 1,265 mille francs. Le minimum de 649,780 fr. L’entrepreneur Cousin-Duchâteau se présenta et soumissionna ces travaux pour 500,000 francs. Il est aisé de comprendre, par l’énoncé de ce fait, combien le sieur Cousin-Duchâteau était hardi, puisqu’il offrait de faire pour 500,000 fr. ce que d’autres ne voulaient entreprendre que moyennant 600,000 à 1,265 mille francs. Cette circonstance ne donne pas une haute idée de l’entrepreneur.
Nous avons à examiner l’arrêté de M. le ministre de l’intérieur par lequel il déclare vouloir réadjuger les travaux que ledit entrepreneur ne peut achever. Cet arrêté doit être considéré sous deux rapports. En premier lieu, avait-il le droit de résilier l’engagement qui avait été pris ? Et avant de réadjuger les travaux quelles devaient être les mesures à prendre ? Voilà des questions de droit civil et administratif. En second lieu, était-il dans l’intérêt de l’Etat de résilier le contrat et de faire réadjuger les travaux ?
Sous le rapport du droit qu’il avait de résilier l’engagement et de réadjuger les travaux, je crois que le ministre ne peut pas être attaqué. C’est ce que le tribunal civil a reconnu. Ce droit a sa source dans l’article 1794 du code civil qui est ainsi conçu :
« Le maître peut résilier, par sa seule volonté, le marché à forfait, quoique l’ouvrage soit déjà commencé, en dédommageant l’entrepreneur de toutes ses dépenses, de tous ses travaux, et de tout ce qu’il aurait pu gagner dans cette entreprise. »
Ainsi en se soumettant à ces obligations, il avait le droit de résilier. Cela a été formellement reconnu par le tribunal dans son premier considérant qui s’exprime ainsi : « Attendu qu’il résulte de tout ce qui précède que le contrat formé entre les parties constitue un marché à forfait, que le gouvernement a pu et peut encore résilier par sa seule volonté aux termes de l’article dix-sept cent nonante-quatre du code Napoléon. »
Voici le deuxième considérant du jugement qui demande toute l’attention de la chambre :
« Attendu que par la nature même des fonctions attribuées à l’administration publique, il n’appartient qu’à elle seule de juger si les intérêts qui lui sont confiés exigent la réadjudication de l’endiguement du polder de Borgerweert, telle qu’elle est prescrite par l’arrêté ministériel du quatorze août mil huit cent trente-trois.
« Que le tribunal ne peut aucunement s’occuper de cet acte administratif en lui-même, pour en arrêter l’exécution ou en prescrire les clauses. »
Ainsi, messieurs, d’une part le droit de résiliation, de l’autre celui de réadjudication sont formellement reconnus tant par la loi que par le jugement de l’autorité judiciaire. Maintenant que ce droit est prouvé, il s’agit de reconnaître les conséquences qui seraient résultées de l’action ou de l’inaction du ministère.
S’il n’agissait pas, il exposait le pays à de très graves et funestes conséquences. Voilà ce qu’établit le rapport de l’inspecteur-général des ponts et chaussées. L’honorable M. Jullien a demandé si on avait mis l’entrepreneur en défaut, c’est à cette question que le rapport de l’inspecteur-général répond en s’énonçant comme suit : « j’ai reconnu que l’entrepreneur Cousin-Duchâteau est, à défaut de matériaux et d’ouvriers, hors d’état de tenir l’engagement qu’il a pris de se conformer à une disposition de votre arrêté du 19 juillet. La correspondance des ingénieurs avec cet entrepreneur, l’exhibition des divers ordres de service qui n’ont point été exécutés par lui, le dénuement complet d’approvisionnement tel qu’il n’existe pas à pied d’œuvre, plus d’un millier de fascines et 30 mètres cubes de pierres de lest, me prouve surabondamment qu’il faudrait renoncer à assécher en 1833 le polder et à rétablir la communication entre Anvers et Gand, si les travaux restaient confiés aux soins du sieur Cousin-Duchâteau ; et l’intérêt du service exige donc impérieusement qu’il soit éloigné des ouvrages. »
M. Gendebien. - Quelle est sa date ?
M. le ministre de l'intérieur (M. de Theux). - Du 11 août 1833. Le rapport, comme vous le voyez, constate de vrais ordres de service et une correspondance avec l’entrepreneur. Dans cet état de choses, le ministre devait se trouver fort embarrassé. Il fallait successivement prendre un parti. Quel était le plus utile ? Je crois que c’est celui qu’a pris mon honorable prédécesseur.
En fait, quelles sont les conséquences fâcheuses qui sont résultées de la décision prise ? Je n’en ai point trouvé. Il était bien constant, en effet, messieurs, que l’entrepreneur ne pouvait mener à terme l’entreprise, comme elle avait été stipulée. Il avait fait une mauvaise affaire, une affaire au-dessus de ces forces. Rien ne justifie que le gouvernement ait été par là entraîné dans une dépense plus forte.
En effet, quelles ont été les conséquences du jugement de première instance et de l’arrêt de la cour d’appel ? Le gouvernement a dû payer au sieur Cousin-Duchâteau tous les travaux qu’il avait exécutés, mais il n’a dû payer aucun dommage pour les bénéfices dont l’adjudicataire aurait été privé, parce qu’il n’avait réellement pas de bénéfice à espérer. Ainsi le gouvernement a simplement été condamné au paiement des travaux faits, et il a réadjugé les travaux qui restaient à exécuter à un nouvel adjudicataire qui les a menés à bonne fin. Il a fallu payer à ce nouvel entrepreneur le prix de son adjudication.
Il résulte de tout ceci que le gouvernement s’est borné à payer des travaux réellement exécutés.
Il n’est prouvé en aucune manière que par suite des réadjudications aucun ouvrage en plus ait été fait. Ainsi, on peut estimer que le gouvernement n’a pas fait une mauvaise opération, puisqu’il n’a payé, je le répète, que des travaux exécutés.
Maintenant, les travaux d’art étaient-ils bien conçus ? C’est là une question que je n’examinerai pas. Cependant, je ne sache pas qu’ils aient été critiqués avec fondement. Cela regarde l’administration des ponts et chaussées. Je sais que la dépense a été énorme ; mais était-il possible de fermer cette coupure à moindres frais ? C’est ce que je ne suis pas à même de décider.
Je dois encore faire une remarque. Le jugement de première instance, en admettant pour le gouvernement le droit de résilier, a cependant réservé un recours à l’entrepreneur, et c’est par deux raisons. La première, parce que le tribunal a pensé que le gouvernement s’était trompé sur le point du départ du délai fixé à l’entrepreneur. Sous certain rapport, cette erreur du gouvernement, si erreur il y a, n’est pas étonnante, en présence des clauses de l’adjudication. On disait d’abord que les travaux préparatoires devaient être exécutés par l’administration, et que le délai devait courir à dater de l’exécution de ces travaux préparatoires. Mais, il est à remarquer que ces travaux ont été abandonnés à l’entrepreneur. Cela est si vrai que c’est lui qui les a exécutés.
L’article du contrat porte :
« L’entrepreneur paiera à la personne qui sera désignée à l’adjudication la somme à laquelle s’élèveront les travaux préparatoires que l’administration fait exécuter en ce moment. »
L’entrepreneur a fait exécuter les travaux préparatoires, mais ces travaux avaient été évalués au-dessous des dépenses réelles ; ils n’avaient été évalués qu’à vingt mille et quelques cents francs, ils ont coûté quarante mille francs. L’entrepreneur a réclamé ; on lui a alloué le surplus de la dépense. Mais toujours est-il que le gouvernement a pu croire que le délai devait courir à partir du jour de l’adjudication et non de l’exécution des travaux préparatoires qui étaient confiés aux soins de l’entrepreneur lui-même et compris dans son adjudication.
Quant à cette autre circonstance que le délai ne devait courir qu’en ayant égard aux travaux en plus assignés à l’entrepreneur par l’administration, je n’ai pas trouvé sur ce point de renseignements assez précis pour émettre une opinion ; cela importe peu d’ailleurs au fond de l’affaire, parce qu’il est constant que le gouvernement rien fait que payer des travaux réellement exécutes dans l’intérêt de la fermeture de la coupure, et que le gouvernement avait le droit de réadjuger le reste des travaux. Il ne pouvait pas même se dispenser de le faire s’il ne voulait exposer sa responsabilité en présence des rapports de l’inspecteur-général des ponts et chaussées. Le retard de l’entrepreneur eût exposé les travaux déjà commencés à un dépérissement certain, et les territoires avoisinants à des événements désastreux !
Je pense donc que la chambre peut allouer la somme demandée par le département de l’intérieur pour ces travaux.
M. Gendebien. - Je ne sais s’il est parmi nous un seul membre qui se croie en mesure de se prononcer sur la question qui vous est soumise. Mais, pour moi, je déclare qu’il m’est impossible d’asseoir un jugement. J’ai quelque peu d’habitude des affaires, et cependant, en conscience il me serait impossible de me prononcer.
Je n’ai vu ni dans la demande du crédit, ni dans le rapport de la commission, les moindres éléments constitutifs de la question à décider. Nous ne savons pas comment le devis des ingénieurs a été établi ; on devrait nous faire connaître les clauses du cahier des charges, ce qu’on n’a pas encore fait. On devrait nous expliquer comment il se fait que, sur une affaire aussi importante, on s’engage aussi lestement sans consulter personne. Je sais que quand les hommes arrivent au pouvoir, ils s’imaginent traîner après eux toutes les sciences, toutes les capacités, du moins à en juger par le dédain avec lequel ils répondent à tous les conseils qu’on veut leur donner.
Si cette leçon ne coûtait pas si cher à l’Etat, je pourrais dire : Elle pourra peut-être préserver nos gouvernants de retomber dans les mêmes fautes. Mais ce n’est pas la première fois que cela arrive. Vous vous rappelez que M. de Theux avait légué à son successeur un procès non pas si considérable que celui-ci, mais par lequel le gouvernement fut condamné à payer une très forte somme à l’imprimeur du Moniteur, parce qu’il avait agi fort lestement. Il s’agissait d’une question analogue à celle-ci.
Maintenant c’est son successeur qui n’a pas profité de l’exemple et qui tombe dans une faute plus grave. Si on ne porte pas dans l’affaire qui nous occupe les investigations les plus sévères, le successeur du ministre actuel tombera dans les mêmes fautes, et peut-être même dans de plus graves encore. Ce n’est pas à cause de la somme, quelque considérable qu’elle soit, que j’insiste pour qu’on approfondisse, mais c’est afin d’empêcher qu’à l’avenir pareille chose ne se renouvelle.
En définitive, l’adjudication aurait été faite pour 500 mille francs, et maintenant le gouvernement paie 1,334 mille 309 fr. 43 c., c’est-à-dire 834,309 fr. 43 c. de plus qu’il ne devait payer. Je vous demande s’il est permis à tout député consciencieux de passer lestement sur une pareille erreur.
Avant d’ailler plus loin, je dois exprimer mon étonnement de ne pas voir ici l’inspecteur-général des ponts et chaussées qui est en même temps membre de cette chambre.
Un double devoir lui imposait l’obligation de venir assister à cette discussion, d’abord comme chef de l’administration des ponts et chaussées ayant dirigé les opérations, et en second lieu comme membre de cette chambre. Il me semble qu’avant d’aller plus loin, vous devriez exiger la présence de l’inspecteur-général, d’autant plus que le ministre de l’intérieur vient de vous déclarer que pour les questions d’art il ne pouvait pas les traiter, que cela regardait les ponts et chaussées. Puisque M. le ministre croit ne pas représenter ici les ponts et chaussées, il convient d’appeler le chef de cette administration.
Je reconnais, soit que la responsabilité du ministre actuel ou celle de son prédécesseur soit engagée, que la question dont il s’agit regarde les ponts et chaussées, en ce sens que c’est à eux à donner les explications. Je ne prétends pas que les ministres aient la science infuse et puissent juger d’une manière pertinente tous les travaux d’art. Le seul moyen d’opérer sagement dans une affaire aussi considérable, aussi peu usitée, c’était d’exiger que l’inspecteur-général assistât à la séance. Pour moi, par forme de motion d’ordre, je demande la remise de la discussion, jusqu’à ce que l’inspecteur-général soit présent pour donner des renseignements sur les diverses questions que nous aurons à lui adresser.
On vous a dit, messieurs, que l’entrepreneur devait nécessairement faire une mauvaise affaire, parce qu’il avait pris l’adjudication à trop bas prix. Il me semble qu’il doit être fort aise de ce qui est advenu, car d’une fort mauvaise affaire on lui en a fait faire une fort bonne. C’est sur ce point surtout qu’il serait nécessaire de faire des investigations sévères.
Je ne fais ici d’application à personne, ni à l’objet en discussion ; mais il est si facile en pareille circonstance de fournir l’occasion de faire de bonnes affaires à des entrepreneurs qui en auraient fait de mauvaises, si on permet de transiger si légèrement. Que la chambre se montre donc sévère pour que de pareilles choses ne se reproduisent pas.
Quel était le devis des travaux dressé par les ingénieurs ? On ne l’a pas dit.
M. Rogier. - 678 mille fr.
M. Gendebien. - Je ne révoque pas en doute la parole de l’ancien ministre ; mais comme sa mémoire pourrait le tromper, je demande que la pièce soit produite.
Eh bien on a dépensé le double, puisque la dépense s’est élevée à 1,334,309 fr. 43 c.
M. le ministre de l'intérieur (M. de Theux). - Mais il y a eu le double de travaux.
M. Gendebien. - S’il y a eu le double de dépenses et le double de travaux, cela prouve, sinon l’incapacité, au moins la légèreté des ingénieurs qui ont présenté un devis de 678,000 fr.
M. Desmet. - Nous sommes d’accord là-dessus.
M. le ministre de l'intérieur (M. de Theux). - Il y a eu des dégâts que l’on n’avait pas pu prévoir.
M. Gendebien. - Que signifient vos devis, s’ils ne comprennent pas, outre des dépenses effectives, les éventualités qui peuvent être calculées approximativement ? Ne doit-on pas toujours constater les dépenses prévues certaines et approximativement les dépenses éventuelles ?
En faisant autrement, vous ouvrez la porte à tous les abus. En vous bornant à prévoir les dépenses fixes et certaines, vous vous exposez à voir par suite des dépenses éventuelles décupler la somme que vous aurez prévue. Ce n’est pas ainsi qu’on administre les deniers de l’Etat. Un particulier lui-même, s’il a une dépense à faire, en fait les calculs non seulement d’après les dépenses fixes, mais encore d’après les dépenses éventuelles déterminées approximativement.
Je crois, messieurs, qu’avant de se prononcer sur l’affaire qui nous est soumise, nous devons appeler M. l’inspecteur-général des ponts et chaussées, afin qu’il ait à s’expliquer sur le devis, sur le cahier des charge, sur les travaux, le mode d’exécution indiqué et la manière dont les travaux ont été exécutés.
Nous ne pouvons exiger que les ministres présents et passés nous donnent des explications ; je reconnais que, quelle que soit leur capacité, ils ne peuvent avoir la science infuse ; il est impossible qu’un honnête rentier et un ex-avocat en herbe connaissent ces sortes d’affaires, se rendent compte de la plus petite opération de ce genre.
On vous a dit, messieurs, et d’un air assez dédaigneux, que si l’on eût consulté les hommes de loi pour lesquels l’honorable M. Jullien a tant d’affection, ils eussent entraîné l’administration dans un procès de 4 ou 5 ans. Mais le ministère m’a fourni ma réponse. Le jugement de première instance a été rendu le 13 septembre, et un arrêt de la cour d’appel a terminé le procès le 28 décembre. Si on avait soumis aux juges la question de savoir si les conditions résolutoires stipulées au contrat étaient remplies, elle n’aurait pas tenu plus de temps. Si l’affaire a été terminée aussi promptement, c’est qu’on a allégué l’urgence ; mais on l’eût admise dans un cas comme dans l’autre.
La question à soumettre au tribunal était celle de savoir si la non-exécution des travaux était une condition résolutoire du contrat, et si l’entrepreneur était réellement en demeure. Cette question n’offrait aucun doute au dire du ministre d’après les dispositions du cahier des charges et d’après ce qui a été constaté le 11 août, puisqu’à cette époque non seulement les travaux n’étaient pas achevés, mais les matériaux nécessaires manquaient totalement, alors que le terme pour l’exécution était expiré.
Comment donc, en présence de faits aussi positifs et tant d’autres révèles par le ministre, n’a-t-on pas demandé au tribunal de prononcer la résolution du contrat, et d’autoriser la réadjudication à la folle enchère ? Pas un tribunal n’eût hésité à prononcer la résolution du contrat si les faits avancés par le ministre sont exacts ; ce qu’il faut nécessairement vérifier.
La chambre doit avoir des questions à adresser à l’inspecteur-général, il faut donc qu’il vienne donner des explications.
En outre, comme c’est en quelque façon en qualité de juge que la chambre est appelée à prononcer, et que dans un procès on ne peut pas prononcer sans avoir les pièces sous les yeux, je demande (et j’en fais la proposition formelle) que l’on dépose au greffe, à l’inspection des membres de la chambre, toutes les pièces de l’affaire. Dans quelques jours, lorsque nous aurons eu le temps de les examiner, l’inspecteur-général des ponts et chaussées sera invité à donner des explications, alors nous pourrons décider, en connaissance de cause.
Je ne pense pas qu’un fait aussi grave puisse passer inaperçu, et que vous puissiez accorder, sans qu’il vous ait été donné aucune explication, le bill d’indemnité et la somme considérable qui vous sont demandés. Quant à moi, ma conscience s’y refuse, et pour moi la conscience n’est pas un vain mot ; c’est à elle que je m’adresse quand j’ai un vote à émettre, et elle me dit que je ne puis pas voter pour la proposition du gouvernement.
Je demande, je le répète, que les pièces soient déposées au greffe et que l’inspecteur-général des ponts et chaussées sont mandé à une séance ultérieure pour donner des explications. Je proteste contre toute décision que la chambre prendrait pour accorder un bill d’indemnité et le crédit demandé.
M. le ministre de l'intérieur (M. de Theux). - Je suis persuadé que si l’inspecteur-général des ponts et chaussées, qui est membre de cette chambre, assistait à cette séance, et qu’il fût interpellé de donner des explications sur le fait dont il s’agit, il s’y prêterait avec le plus grand plaisir. Mais je ne pense pas que la chambre doive prendre une résolution d’après laquelle l’inspecteur-général serait, en cette qualité, invité à se rendre à la séance. C’est une mesure inusitée et dont nous n’avons aucun antécédent.
Je déclare que, si la chambre exprime le désir d’avoir de plus amples renseignements sur les travaux, je m’empresserai de les recueillir auprès de l’inspecteur-général, et je donnerai à la chambre toutes les explications qu’elle peut désirer. Au surplus, je crois que la présence de l’inspecteur des ponts et chaussées, comme les explications qu’il pourrait donner, n’avanceraient à rien. En effet sur quoi pourrait-il donner des renseignements plus positifs ? Sur les travaux d’art et sur la rédaction du devis. Eh bien, il est certain que la chambre ne voudrait pas entrer dans l’examen de ces questions. Je ne pense pas même qu’il y ait beaucoup de ses membres en état de les discuter à fond.
La chambre a à examiner si le ministère a procédé régulièrement, et s’il faut payer le sieur Cousin-Duchâteau. Quant à la créance de cet entrepreneur, je la crois incontestable, et je pense avec la commission, que la somme doit être allouée. En ce qui concerne la responsabilité des ministres, ce n’est pas le moment de se prononcer sur cette question.
J’ajouterai quelques explications désirée par l’honorable préopinant qui détermineront, sans doute, la chambre à repousser l’ajournement qu’il propose.
On s’est demandé comment il était possible que l’administration des ponts et chaussées n’eût évalué les dépenses qu’à 678,000 fr., tandis qu’elles se sont élevées à une somme bien plus considérable.
L’on sait, messieurs, qu’en matière de travaux hydrauliques de cette nature, les estimations sont ordinairement très variables. Si l’on en veut une preuve, on la trouvera dans l’opinion même des personnes qui se sont présentées à l’adjudication. En effet, nous voyons quelques soumissions qui varient de 1,200,000 à 500,000. Il n’est pas à présumer qu’il y aurait une si grande disproportion si les ouvrages eussent été aussi faciles à estimer. Il faut ajouter qu’il est survenu, pendant les travaux mêmes, des accidents qu’il était impossible de prévoir et qui ont augmenté considérablement la dépense primitivement jugée nécessaire.
D’abord, le terrain sur lequel les travaux devaient être établis était inégal. Des affouillements considérables se sont manifestés sur le tracé même de la ligne de ces travaux. Il a fallu en étendre le cercle pour tourner la ligne primitive.
Ce n’est que par ce moyen que l’on a pu établir un ouvrage solide, comme celui qui a été exécuté. Vous voyez, messieurs, que ces circonstances nouvelles ont dû opérer une grande influence sur le prix des travaux.
Mais, dit-on, le gouvernement aurait dû demander en justice la résiliation du contrat. Sans doute les tribunaux l’eussent admise, attendu que l’adjudicataire n’était pas pourvu suffisamment et de matériaux. Il est facile de répondre à cette objection. Ce n’est pas dans la résiliation du contrat que s’est présentée la difficulté, puisque le tribunal de première instance a reconnu au ministre de l’intérieur le droit de résilier la soumission du premier entrepreneur, et de procéder à une nouvelle adjudication. Toute la question consistait à savoir si l’entrepreneur serait payé des travaux déjà exécutés et s’il recevrait une indemnité pour la cessation de son entreprise. Sur ce point le tribunal ayant égard à la requête de l’entrepreneur, estima qu’il était fondé dans sa demande.
Depuis il est intervenu un arrangement entre l’entrepreneur et le gouvernement. Les prétentions de l’entrepreneur se sont bornées uniquement au paiement des travaux exécutés. Il ne lui a été alloué aucun dédommagement pour la perte de son entreprise. Des experts ont été nommés de part et d’autre. C’est conformément à leur décision que les créances ont été fixées. Certes, il est impossible de soutenir que l’arrangement du gouvernement ait été onéreux au trésor public, puisque celui-ci s’est borné à payer les travaux déjà exécutés et les travaux encore à faire.
Si le gouvernement avait eu des moyens coercitifs suffisants pour forcer l’entrepreneur à exécuter son entreprise conformément aux termes de son contrat, il serait résulté un avantage sans doute, mais il était impossible de prendre une autre décision. Il y avait force majeure. C’est pour cela que je ne pense pas que l’on puisse faire un grief fondé à mon prédécesseur de la résolution qu’il a prise.
On a cité à propos de cette discussion un fait qui concernait mon administration. C’est l’affaire relative au Moniteur Belge.
Je suis charmé de pouvoir donner aujourd’hui à ce sujet des explications que l’assemblée n’a pas cru devoir exiger à l’époque où je présentai une demande qui mît le gouvernement à même d’acquitter le montant de l’indemnité à laquelle il fut condamné.
Il existait un contrat d’après lequel le gouvernement pouvait cesser de faire imprimer le Moniteur Belge, par l’adjudicataire, moyennant paiement d’une indemnité déterminée. Dans chacune des chambres l’on se plaignait de la mauvaise impression de cette feuille, le ministère avait reçu des plaintes officielles à cet égard des questures, il reconnaissait que l’imprimeur n’exécutait pas son contrat, mais il voulait trouver le moyen de le résilier sans payer l’indemnité qui y était stipulée en cas de résiliation. Il prit à cet égard l’avis d’un habile jurisconsulte. Son avis fut que le gouvernement ne devait pas payer l’indemnité ; et cet avis n’était pas sans fondement, puisque le tribunal de première instance a rejeté la demande d’indemnité de l’imprimeur.
Il est vrai que la cour d’appel a, tout en reconnaissant que le gouvernement était en droit de résilier son contrat, jugé que l’imprimeur était recevable dans la demande qu’il faisait du paiement de l’indemnité stipulée dans son contrat.
Je m’abstiendrai d’émettre un avis sur une chose jugée. Cependant il me semble qu’en ma qualité de partie intéressée il m’est permis de discuter les motifs. D’après mon opinion les motifs donnés par le tribunal de première instance et (erratum au Moniteur belge n°358, du 24 décembre 1834 :) l’effet de la perte de la cause devaient me faire concevoir l’espoir fondé de ne pas être forcé de payer les 12,000 francs réclamés par l’imprimeur. Mais alors même que j’aurais prévu la décision de la cour d’appel, j’aurais provoqué la résiliation du contrat. Il n’était pas possible que le compte-rendu des deux chambres fût défectueusement imprimé. Je crois que la chambre a manifesté la même opinion à cet égard, quand elle s’est abstenue de demander aucune espèce d’explications sur le crédit demandé pour servir au paiement de l’indemnité.
Je crois, quant au point qui nous occupe, qu’il a été donné des explications suffisantes pour déterminer la chambre à autoriser le gouvernement à payer ce qui revient par suite de la condamnation à l’entrepreneur Cousin-Duchâteau. Il sait que celui-ci a fait avec ses créanciers des engagements auxquels il doit faire honneur. C’est ce motif qui m’a déterminé à demander à l’assemblée de mettre à l’ordre du jour le projet de loi en discussion.
Je regrette avec d’honorables membres que l’inspecteur-général des ponts et chaussées qui est actuellement en tournée, ne se soit pas trouvé présent à la séance, il aurait pu fournir les explications qui le concernent et appuyer la demande du crédit faite par le département de l’intérieur.
M. Liedts, rapporteur. - Je commencerai par dire deux mots sur la motion d’ordre. Je désirerais autant que M. Gendebien que l’honorable M. Teichmann fût présent à la séance de ce jour. Il eût pu nous donner d’utiles renseignements sur la question qui nous occupe. Cependant, je ferai observer que la question de la responsabilité du corps des ponts et chaussées dans cette affaire pourra se représenter quand la chambre discutera la partie du budget de l’intérieur qui a rapport aux dépenses de cette administration. Je ferai également remarquer que les sommes réclamées par M. le ministre de l’intérieur portent des intérêts qui courent toujours, et qu’il est important pour la chambre d’éteindre le plus tôt possible une charge stérile pour le trésor public.
En second lieu, plusieurs des personnes qui devront toucher les sommes demandées par le département de l’intérieur ont conclu des arrangements avec leurs créanciers pour le paiement de ce qu’ils leur doivent.
Il est de toute nécessité qu’ils fassent honneur à leurs engagements. La chambre ne doit pas s’exposer à payer les dommages et intérêts auxquels pourrait être condamné le ministre de l’intérieur s’il était appelé dans le procès de ces entrepreneurs.
Au fond il me semble, ou que j’ai bien mal expliqué la pensée de la section centrale, ou que l’on a bien mal interprété les phrases de mon rapport, puisque l’on a pu croire que les travaux qui ont coûté 900,000 francs à l’Etat auraient pu être exécutés pour 500,000 francs ; c’est que la perte du trésor public se serait élevée à 400,000 francs. Je vous prie, messieurs, de prêter votre attention aux faits que je vais exposer.
Le travail de réendiguement des polders fut adjugé au sieur Cousin-Duchâteau pour une somme de 500,000 fr. Il avait été dressé sur un tableau annexé au contrat. C’est conformément à ce tracé que le réendiguement fut adjugé.
Il était nécessaire, pour procéder à ce réendiguement, de faire des travaux préparatoires que le gouvernement se réservait d’exécuter, ou d’adjuger à une tierce personne, ou de le confier à l’entrepreneur principal. Ce fut à ce dernier parti que le gouvernement s’arrêta. Le sieur Cousin eut donc, outre les travaux de son adjudication à faire, les travaux préparatoires qu’elle nécessitait. Il suit de là qu’il eut droit au paiement de ces travaux en dehors de la somme pour laquelle il avait soumissionné. Ce paiement se monta à une somme de 40,000 fr.
M. le ministre de l'intérieur (M. de Theux). - De 44,000 fr.
M. Liedts, rapporteur. - J’ajouterai qu’il était stipulé dans le cahier des charges que si l’administration trouvait convenable de changer le tracé primitif, elle se réservait de faire ce tracé, et que l’adjudicataire, le cas échéant, s’y conformerait, en établissant les nouveaux calculs sur les bases de l’adjudication primitive.
Pendant l’exécution des travaux adjugés pour 500,000 fr., il survint un affouillement que personne n’avait prévu, et que personne, je crois, ne pouvait prévoir. Loin que les travaux commencés servissent à quelque chose, le trou par lequel les eaux de l’Escaut pénétraient dans le polder était plus considérable qu’auparavant. Il fallut donc établir un nouveau trou qui donna lieu à une augmentation de dépenses dont l’entrepreneur avait droit d’être indemnisé. Ainsi outre l’adjudication primitive fixée à 500,000 fr., les frais du réendiguement du polder se montèrent aux dépenses des travaux préparatoires et à celles que nécessita le nouveau tracé rendu indispensable par l’affouillement survenu dans le cours de des travaux. Enfin, en troisième lieu, il y avait encore d’autres travaux extraordinaires invoqués dans le rapport.
C’est au mois d’août que le ministre résilia le contrat qu’il avait passé avec le sieur Cousin. Les travaux n’en continuèrent pas moins. Le tribunal saisi de l’action intentée par l’entrepreneur, l’admit à libeller les sommes qu’il croyait avoir droit de réclamer, mais ne condamna pas le gouvernement à payer une somme déterminée.
Vous voyez donc que ce n’était qu’un jugement préparatoire et qui n’entraînait aucune condamnation. C’est pour éviter cette condamnation que le gouvernement voulut entrer en transaction, et dans cette transaction on résolut de payer à l’entrepreneur les cinq cent mille francs stipulés pour ses travaux ; en second lieu, de faire l’expertise des ouvrages faits par lui en dehors des conventions de la soumission. Les experts déclarèrent que les travaux primitivement entrepris par le sieur Cousin-Duchâteau n’avaient entraîné qu’une dépense de 500 et quelques mille francs. Outre ces travaux on estima que, pour ceux extraordinaires, il aurait droit à 600,000 francs. Ces 600,000 fr. et ces 300,000 fr. dont j’ai parlé plus haut, faisaient ensemble les 934,000 francs en question. Voilà l’historique et les développements de cette somme,
Sous ce rapport, vous devez voir qu’il n’y a pas une grande lésion ; s’il n’y eût pas eu de résiliation, on aurait eu a payer au sieur Cousin-Duchâteau 500,000 fr., et, indépendamment de cela, 600,000 fr. pour travaux faits en dehors des conventions en totalité 1,100,000 fr. ; et maintenant on a à payer 1,300,000 fr.
Il me semble, si je me suis bien expliqué, qu’il y aurait en tout une lésion de 200,000 francs en supposant qu’après la résiliation il ne se fût pas présenté des travaux à faire en dehors de l’entreprise. Mais, dit l’honorable M. Gendebien, quelques détails que vous puissiez donner, il restera certain qu’un travail estimé 500,000 francs s’élèvera à plus d’un million.
M. Gendebien. - J’ai dit 1,300,000 francs.
M. Liedts, rapporteur. - Mais peut-on calculer, quand on a à lutter avec un élément comme la mer ? Il est certain que, dans des travaux hydrauliques de cette nature, il est impossible de prévoir tous les cas extraordinaires susceptibles de se présenter. Pour ma part, en examinant l’objet de la discussion, il se présente à mes yeux une question de droit et une question de fait. La première n’est pas de notre compétence. Pour la seconde, je me fais la demande si le gouvernement a dû penser qu’il n’y aurait pas de moyen plus efficace pour éviter les malheurs qui pourraient arriver que de résilier le contrat.
Remarquez-le bien, messieurs, si les travaux de la digne n’eussent pas été faits avant l’hiver, le mal à craindre était incalculable. Plusieurs mille bonniers de terre étaient submergés. Mais pourquoi, dit-on, n’avoir pas demandé aux tribunaux la résiliation du contrat ? Lorsque la résiliation fut prononcée, on approchait de l’équinoxe d’automne, époque à laquelle les hautes marées rendent la continuation des travaux presque impossible.
J’ai entendu faire observer par l’honorable orateur qui le premier a pris la parole que si l’entrepreneur n’avait pas mis, dans le cas de nécessité, des gens à l’œuvre et n’avait pas fourni des matériaux, le gouvernement aurait pu faire continuer les travaux, et que tous les frais eussent incombé à l’entrepreneur. Je ne sais jusqu’à quel point le ministre aurait eu ce droit.
L’entrepreneur eût dit que les seuls droits du gouvernement étaient de résilier, si les travaux n’avaient pas été terminés à l’époque fixée, et non de faire continuer les travaux à ses risques et périls. Mon opinion est que, parce qu’il a fait dans la crainte que les travaux ne pussent pas être terminés avant l’hiver, le ministre a prévenu de funestes accidents et épargné au trésor des pertes bien plus considérables que celles qui pouvaient résulter de la résiliation.
M. Rogier. - Messieurs, je n’entrerai pas dans de longs développements. Je tiens à ce que la chambre comprenne que le trésor public n’a pas éprouvé une grande lésion dans la transaction intervenue entre le gouvernement et l’entrepreneur primitif. Je veux dire que la somme reçue par le sieur Cousin-Duchâteau a été le prix des travaux exécutés par lui, d’après la décision des experts que j’ai sous les yeux. Quelques-uns de ces travaux ont disparu ; mais ils avaient été exécutes par lui, et, au dire d’experts, ce qui lui est dû s’élève à la somme de 814,117 francs 14 centimes. En outre, messieurs, le gouvernement, d’après une clause particulière de l’acte de transaction, avait accordé au sieur Cousin-Duchâteau une somme de 25,000 fr. pour intérêts et indemnité de divers frais.
On s’est étonné que des travaux évalués d’abord à 678,000 tr. en aient coûté 1,300,000, c’est-à-dire le double, et on s’est demandé, avec cette assurance que certains jurisconsultes montrent ordinairement en toute chose, comment on avait eu l’incurie de ne pas prévoir des choses imprévoyables. On a adressé ce reproche au gouvernement.
Et, messieurs, comment, en effet, pouvait-on prévoir ce qui est arrivé ? Tandis qu’on exécutait les travaux, il survint un affouillement tel qu’il a fallu pour le fermer une digue aussi considérable que la première. Aujourd’hui il y a deux digues. L’une destinée à fermer la première rupture, l’autre pour fermer la seconde. Au lieu d’une seule digue, il a fallu, je le répète, en construire deux, par suite d’un accident majeur, accident imprévoyable pour les faibles lumières des ministres et des ingénieurs, et que sans doute auraient prévu d’habiles jurisconsultes qui ont l’habitude de tout prévoir, s’ils se fussent trouvés à leur place.
Voilà ce que j’avais à répondre aux honorables préopinants qui ont décidé que c’était par incurie, par imprévoyance, que ce surcroît de dépense est devenu obligatoire. J’ai répondu au reproche d’imprévoyance en citant l’événement imprévoyable. J’ajouterai en dernier lieu, que par la mesure que le gouvernement a prise d’urgence, il a soustrait plus de 750 hectares de terre à l’inondation, puisque, sur 800 hectares il n’en est guère que 40 qui n’ont pas été rendus à la culture.
Relativement à la présence de l’inspecteur-général dans cette enceinte, je regrette sans doute que l’honorable M. Teichnann soit absent, mais je crois pouvoir assurer qu’il n’ajouterait pas de nouveaux détails à ceux présentés par le ministre de l’intérieur et par moi, attendu que les renseignements que nous avons donnés sont puisés dans ses rapports et dans les explications qu’il nous a fournies à plusieurs reprises.
M. de Brouckere. - Il ne me semble pas que les explications, dans lesquelles on est entré, aient justifié le gouvernement, et l’aient mis à l’abri du reproche d’incurie qu’on lui a adressé, selon moi, à juste titre.
Il est inutile de récapituler ici de nouveau les faits, ils ont été déjà exposés plusieurs fois. Voici ce qui en résulte d’une manière très positive ; c’est que les travaux qui d’abord avaient été adjugés au sieur Cousin-Duchâteau, ont été quelque temps après réadjugés à la folle enchère de cet entrepreneur ; qu’un procès s’est élevé de ce chef entre le gouvernement et le sieur Cousin-Duchâteau, et que le gouvernement a succombé dans ce procès.
Maintenant, que dit le gouvernement pour se justifier ? Si nous n’avions pas fait procéder à la réadjudication à la folle enchère, vous auriez eu de bien plus grands dommages à déplorer aujourd’hui. Nous avons donc fait ce que nous devions faire.
Pour savoir si le gouvernement a agi comme il le devait, il faut remonter un peu plus haut et ne pas vous en tenir à une époque où déjà il avait commis une grande faute, la première qui est dans la rédaction du contrat passé entre lui et le sieur Duchâteau, car dans ce contrat on n’avait pas prévu le cas où l’adjudicataire ne s’acquitterait pas de ses devoirs ; on n’avait pas assez nettement prévu les cas où il serait permis au gouvernement d’abandonner la première adjudication et d’avoir recours à une nouvelle.
En effet, si le contrat avait été bien fait, le gouvernement se fût réservé le droit de faire procéder à la réadjudication dans l’hypothèse où il s’est trouvé, et il n’eût pas succombé devant les cours judiciaires dans son procès contre le premier adjudicataire. Ainsi, de quelque manière qu’on envisage les choses, il y a toujours eu incurie de la part du gouvernement, puisque le contrat passé entre lui et le sieur Duchâteau a été mal fait.
Mais maintenant, que dit le gouvernement pour se justifier ? Le dommage n’est pas très grand, et vous avez entendu un honorable orateur, le rapporteur, vous dire que ce dommage peut être évalué à 200,000 fr. au lieu de huit à neuf cent comme d’autres membres l’avaient pensé. Mais, messieurs, 200,000 fr. sont déjà une somme très forte, quand elle est employée sans utilité pour le pays. S’il est constant qu’en rédigeant l’acte d’adjudication on eût épargné au trésor une dépense de 200,000 fr., c’en est assez pour que le gouvernement mérite les reproches d’incurie que déjà on lui a adressés.
Je demanderai au gouvernement pourquoi, lui qui regarde la chose comme étant si facile, comme étant si claire et si peu dommageable pour l’Etat, il s’est entêté à poursuivre le procès ? S’il reconnaissait que le sieur Duchâteau ne réclamait que ce qui lui était dû, pourquoi ne l’a-t-il pas payé plutôt que de soutenir un procès dont les frais s’élèveront à une somme très forte, car on a plaidé en première instance et en cour d’appel pendant huit à dix audiences ?
Il y a eu en outre des frais d’expertise qui monteront encore à une somme très forte. Eh bien, je dis au gouvernement : Si aujourd’hui vous trouvez la chose simple, juste, pourquoi ne l’avez-vous pas jugée ainsi de prime abord ? vous auriez épargné à l’Etat les frais d’expertise et d’un long procès.
Somme toute, pour ma part, il me semble que la chambre n’a pas son apaisement sur cette affaire, que des renseignements ultérieurs sont nécessaires. Je demande qu’on mette sous les yeux de la chambre le devis du corps des ponts et chaussées, les procès-verbaux d’expertise, le jugement de première instance et l’arrêt de la cour d’appel qui est intervenu. Après avoir examiné ces pièces, nous pourrons porter un jugement en connaissance de cause, jugement qu’il est impossible de porter aujourd’hui.
M. le président. - Voici la proposition de M. Gendebien : « Je demande le dépôt au greffe de la chambre de toutes les pièces relatives à la demande de crédit pour l’endiguement du Borgerweert.
« Je demande que l’inspecteur-général des ponts et chaussées soit invité à assister à la discussion ultérieure de cette grave question.
« Sans rien préjuger sur aucune question, je consens néanmoins au paiement de la somme demandée, ne voulant point exposer l’entrepreneur à des pertes immenses, ainsi que l’a avancé M. le ministre de l’intérieur. »
Comme la chambre a pu le remarquer, cette proposition est complexe ; il y a une proposition principale et une proposition secondaire. La proposition principale est l’ajournement de la discussion. Si elle est adoptée, je mettrai ensuite aux voix le reste de la motion d’ordre.
M. Liedts, rapporteur. - Si je comprends bien la motion d’ordre, l’intention de son honorable auteur n’est pas de demander l’ajournement de la loi, mais le dépôt au bureau des renseignements des pièces relatives à cette affaire, afin que chacun puisse les examiner, et de n’ajourner la discussion que pour ce qui concerne la responsabilité ministérielle. Car il ne me semble pas s’opposer au paiement de la somme.
S’il en est ainsi, je me réunis à M. Gendebien. Je désire que la chambre puisse prendre connaissance de toutes les pièces de cet important procès.
M. Gendebien. - Je crois qu’il est indispensable que toutes les pièces soient déposées au greffe, afin que chacun de nous puisse en prendre inspection. Ce dépôt est d’autant plus indispensable que le rapport de la commission ne nous a été remis à domicile qu’hier soir ou ce matin ; je ne savais pas que nous devions nous occuper de cet objet aujourd’hui. J’ai dû, en arrivant à la séance, demander le rapport.
Il faut que nous examinions à fond cette affaire si nous voulons empêcher que les employés du gouvernement ne commettent de nouvelles imprudences de même nature.
Maintenant, comme le ministère a allégué que ce serait ruiner M. Cousin Duchâteau que de retarder le paiement de la somme, sans rien préjuger, je consens volontiers à ce qu’elle soit payée, car jamais je n’engagerai ma responsabilité pour en décharger le gouvernement lorsqu’il s’agit de sommes aussi considérables ; je ménage toujours l’intérêt des tiers, et je ne voudrais pas non plus engager ma responsabilité envers eux.
Mais j’entends rester entier dans l’investigation sévère que la chambre doit porter dans cette affaire. Je ne veux accuser ici ni l’entrepreneur, ni les ingénieurs, ni les ministres ; je ne dis pas qu’il y ait eu de fraude, mais si la chambre se montrait indulgente, je dis que plus tard il y en aurait ; je dis que ce serait encourager la légèreté, la négligence, la fraude ; ce serait ouvrir indépendamment une porte aux plus graves abus.
Je ferai encore une observation, qui prouvera, je pense, la nécessité d’examiner toutes les pièces. Le ministre et, je pense, l’honorable rapporteur, ont dit que dans la somme de 934,309 fr. 43 c, se trouvait comprise une somme de 40,000 fr. pour travaux préparatoires Or, si j’ai bien entendu, le cahier des charges dit que les travaux préparatoires devaient être payés par l’entrepreneur. Ceci vous prouve, messieurs, que nous devons examiner le cahier des charges ainsi que les autres pièces de l’affaire.
Je ne répondrai pas, messieurs, à ces paroles ironiques prononcées par l’ex-ministre de l’intérieur : « Si certain savant jurisconsulte s’était trouvé dans le ministère, sans doute il aurait tout prévu. » Non, ce jurisconsulte (qui d’abord n’a pas la prétention de l’être) n’aurait pas eu la prétention de tout prévoir, mais il aurait examiné le contrat avant de le signer, mais il aurait exigé qu’on y mît du soin ; il aurait consulté des hommes capables, car il y en a à Bruxelles. Dans une telle affaire ce jurisconsulte n’aurait pas eu la sotte vanité de se croire plus fort et plus capable que des hommes qui ont pour eux l’expérience de plusieurs années.
Car, messieurs, où est le mal ? Il est dans la rédaction du contrat. C’est de là que viennent tous les procès ; ils viennent de la négligence apportée à la rédaction des contrats, de l’ignorance et de la légèreté de ceux qui les font. Quand nous aurons les pièces, nous trouverons sans doute dans le contrat la source du mal ; nous verrons qu’il n’a pas été rédigé avec tout le soin qu’on aurait dû y mettre.
Maintenant on a supposé que j’aurais dit que l’entrepreneur avait fait un bénéfice de 400,000 ; cela est tout à fait inexact.
M. Rogier. - C’est M. Jullien qui a dit cela.
M. Jullien. - Qu’est-ce que j’ai dit, moi ?
M. Gendebien. - J’ai dit et je répète que si on laisse passer cette affaire inaperçue, des affaires du même genre deviendront pour les entrepreneurs une source de gros bénéfices.
Un entrepreneur se chargera d’une entreprise à quelques conditions que ce soit, avec l’espoir de faire d’une mauvaise affaire une bonne affaire, comme cela peut avoir eu lieu pour l’entrepreneur dont il s’agit. Je suis bien aise qu’il n’ait pas fait une mauvaise affaire. Mais je regretterais qu’il eu eût fait une trop bonne par suite des défauts de rédaction du contrat, de la négligence des ingénieurs et de la légèreté du ministre.
Comment donc aussi expliquera-t-on qu’un homme jugé d’abord incapable au dire du ministre ait été encore chargé par lui des travaux préparatoires ! Le rabais considérable qu’il avait consenti sur l’entreprise avait fait mettre en doute sa capacité ; et néanmoins on vient le charger des travaux préparatoires qui étaient en dehors de son entreprise.
L’honorable rapporteur vous a dit que l’on ne pouvait pas prévoir tous les accidents et qu’un coup de vent pouvait encore enlever la digue. Eh bien, messieurs, j’ai vu cette digue ; je ne prétends pas en juger les travaux, mais je partage l’inquiétude de l’honorable M. Liedts ; et si depuis le 15 août on n’a pas travaillé à la digue, sans doute un coup de vent peut suffire pour l’enlever.
La digue coûte dès à présent l,334,309 fr. 43 c., sans savoir s’il n’y aura pas de travaux extraordinaires. Cette somme comprend l’adjudication à la folle enchère portée pour 400,000 fr, ; et qui sait si elle n’ira pas au-delà ! Ainsi en définitive, prenez- y garde, car votre responsabilité est engagée, et les travaux donnent de graves inquiétudes, a dit le rapporteur ; on ne sait s’ils résisteraient au moindre accident.
Pour moi, je les ai examinés, non seulement par mes propres yeux, mais d’après l’avis d’une personne qui a des connaissances spéciales dans les travaux de polders et d’endiguement. J’ai vu que l’eau filtrait en plusieurs jets très considérables. C’était ainsi du moins du mois d’août, et on parle de tout cela avec une indifférence, une légèreté bien peu rassurantes. Voilà, messieurs, comme on traite les affaires du pays !
M. le ministre de l'intérieur (M. de Theux). - Je commence par déclarer que du moment que la chambre a l’intention de voter les crédits nécessaires au gouvernement pour faire face à ses engagements, je ne vois aucun inconvénient à ce que les pièces relatives à cette affaire soient déposées au greffe.
M. Rogier. - Je le demande.
M. le ministre de l'intérieur (M. de Theux). - D’autant plus que cette opinion est partagée par mon honorable prédécesseur, je répondrai brièvement à quelques objections qui ne me paraissent pas fondées.
L’honorable M. de Brouckere a demandé pourquoi, si le gouvernement ne trouvait pas une surcharge dans la résiliation du contrat, dans la réadjudication des travaux, il s’était si longtemps opposé aux demandes du sieur Cousin. Il suffit de connaître plus particulièrement les détails de cette affaire pour comprendre que le gouvernement ne pouvait pas agir autrement. Le sieur Cousin s’opposait à ce que le gouvernement réadjugeât les travaux.
C’est lui qui a attrait le ministre de l’intérieur en justice. Les tribunaux ont jugé qu’il y avait lieu à la réadjudication des travaux. Sous ce rapport, le gouvernement a gagné son procès. Mais le sieur Cousin demandait en outre des indemnités pour la privation de son entreprise. Sous ce rapport encore, le gouvernement a obtenu satisfaction, puisqu’il est résulté de la transaction qu’il n’a eu à payer que le montant des travaux exécutés jusqu’au moment de la résiliation du contrat.
Un honorable préopinant a dit : mais la somme de 200,000 francs que le gouvernement a été obligé de dépenser à cette occasion, n’est pas une bagatelle. Je conviens qu’il serait à désirer que cette dépense eût pu être évitée, mais je crois que ce n’est pas dans les vices mêmes du contrat qu’il faut puiser la source de cette nouvelle dépense ; c’est à la témérité de l’entrepreneur qu’il faut attribuer une soumission trop basse. Peut-on dire que celui-ci avait bien calculé la portée de son entreprise en estimant ces travaux à 500,000 fr. ?
M. Pirson. - Les ingénieurs du gouvernement les avaient évaluées à 678,000 francs.
M. le ministre de l'intérieur (M. de Theux). - Ainsi, en réalité, en supposant que l’on eût suivi le tracé primitif, qu’il n’eût pas fallu contourner la ligne des travaux, ils auraient coûté au moins une somme de 678,000 francs.
L’administration des ponts et chaussées, en voyant le sieur Cousin soumissionner pour une somme de 500,000 francs savait qu’il faisait une mauvaise entreprise ; mais on n’en a pas moins été obligé de le proclamer adjudicataire.
L’honorable M. Gendebien est revenu sur la circonstance des travaux préparatoires confiés au premier entrepreneur.
J’ai déjà expliqué ce qu’il en était de ces travaux. Il avait été décidé par arrêté ministériel que les travaux préparatoires n’excéderaient pas une dépense de 20,000 fr., sans une nouvelle autorisation. Ils en ont coûté 40,000. L’honorable M. Gendebien a demandé pourquoi, si le sieur Cousin avait été jugé incapable par le gouvernement, on l’avait chargé des travaux définitifs. Je répondrai à cela que ce n’est qu’après son entreprise que son incapacité a été reconnue ; l’administration des ponts et chaussées avait commencé à exécuter les travaux préparatoires par régie ; mais le sieur Cousin étant devenu entrepreneur du grand travail à dû aux termes de l’adjudication se charger également des travaux préparatoires. Jusqu’à ce moment le gouvernement n’avait aucune donnée, qui le mît à même d’apprécier les connaissances du sieur Cousin en matière de travaux hydrauliques.
Du reste, messieurs, chacun de nous pourra prendre connaissance des pièces relatives à cette affaire par suite du dépôt qui en sera fait au greffe.
M. le président. - La parole est à M. Devaux.
- Plusieurs voix. - Tout le monde est d’accord.
M. Devaux. - Tout le monde est d’accord.
M. Gendebien. - Je persiste dans ma proposition. M. le ministre de l’intérieur a déclaré qu’il ne s’y oppose pas. Si je vote actuellement la somme, ce ne sera que sans préjudice aux questions qui peuvent être soulevées par l’examen des pièces dont je demande le dépôt au greffe. Je ne veux pas que l’entrepreneur soit ruiné ; mais mon intention n’est pas non plus de donner dès à présent un bill d’indemnité au gouvernement. Je voudrais entendre ce que M. l’inspecteur-général des ponts et chaussées pourrait avoir à nous dire sur les clauses du cahier des charges et sur l’exécution des travaux. Nous verrons s’il y a lieu de procéder ultérieurement à l’égard du gouvernement ou d’un membre de l’administration.
M. le président. - Je vais mettre aux voix de l’amendement de M. Gendebien.
M. le ministre de l'intérieur (M. de Theux). - Je crois qu’il est inutile que la chambre soit consultée sur l’amendement de M. Gendebien. J’ai déclaré formellement me rallier à la demande de dépôt au greffe des pièces relatives à cette affaire. Il suffira de faire mention de mon adhésion au procès verbal.
- L’article 3 du projet en discussion est mis aux voix et adopté.
L’article 6 du même chapitre, d’une somme de soixante-dix-sept mille huit cent quatre francs, fr. 77,804 00 c.
L’article 3 du chapitre X, d’une somme de vingt mille francs, fr. 20,000,
sont successivement mis aux voix et adoptés.
M. le président. - La chambre ayant majoré l’un des transferts demandés par M. le ministre de l’intérieur, d’une somme de 2,000 fr., le total, au lieu d’être de 642,955 fr. 42 c., comme il est présenté dans le projet de la section centrale, se trouve porté à 644,955 fr. 42 c.
- Le total de 644,955 fr. 42 c., est mis aux voix et adopté.
M. le président. - La chambre désire-t-elle passer immédiatement aux voix sur l’ensemble du projet par appel nominal, malgré qui y a été introduit ?
- La chambre vote par appel nominal l’ensemble du projet : 60 membres sont présents. 59 prennent part au vote ; un seul, M. Gendebien, s’abstient.
La loi est adoptée à l’unanimité des membres votants.
M. le président. - M. Gendebien s’étant abstenu, je l’invite, aux termes du règlement, à faire connaître ses motifs.
M. Gendebien. - Je n’ai pas voté pour, parce qu’il me semble que l’on n’a point agi d’une manière régulière. Je n’ai pas voulu voter contre, parce que c’eût été exposer M. Cousin Duchâteau à une ruine complète. Voilà pourquoi j’ai préféré m’abstenir.
M. le ministre des finances (M. d'Huart). monte à la tribune ; il donne lecture d’un projet de loi qui est renvoyé à la commission des finances, et demande que l’on fixe pour l’ordre du jour de demain le projet de loi dont M. Donny est le rapporteur, sur les crédits supplémentaires pour les pensions de 1833.
- La séance est levée à 4 heures 1/2.