(Moniteur n°187, du 5 juillet 1832)
(Présidence de M. de Gerlache.)
A une heure, on procède à l’appel nominal.
M. Dellafaille fait lecture du procès-verbal ; la rédaction en est adoptée.
M. Liedts analyse plusieurs pétitions adressées à la chambre.
M. Gendebien. - Je demande que la pétition du sieur Crevecoeur soit rapportée prochainement. Sa pétition m’a été adressée, et j’ai reçu les renseignements les plus satisfaisants sur la moralité de ce citoyen, tant de la part de l’autorité locale que du curé.
M. Poschet. - Mais il y a déjà deux feuilletons de pétitions imprimées… On peut cependant en faire le rapport sans qu’elle soit imprimée.
- La pétition sera rapportée sans être imprimée.
M. le président. - Un projet de loi déposé par M. Zoude (sur les distilleries) a été renvoyé dans les sections ; trois en ont autorisé la lecture. Il faut qu’il soit imprimé et distribué, avant d’en entendre les développements.
M. Zoude. - Je demande à présenter les développements de ma proposition, immédiatement après le vote sur la loi concernant l’ordre militaire.
- La demande est accordée sans opposition.
M. le président. - Nous avons à entendre aujourd’hui M. H. de Brouckere ; il doit présenter les développements du projet qu’il a déposé sur le bureau, et qui est relatif à l’abolition de la peine de mort.
M. H. de Brouckere. - C’est un simple développement.
- Plusieurs voix. - Après la discussion de la loi sur l’ordre militaire.
M. Helias d’Huddeghem. - Il me semble qu’il est inutile de faire le développement aujourd’hui, car on ne pourra pas s’occuper de la prise en considération.
M. Gendebien. - On peut mettre aux voix la proposition d’entendre M. de Brouckere après la délibération de la loi dont nous nous occupons.
M. H. de Brouckere. - J’y consens.
- Le développement aura lieu après la discussion de la loi sur les ordres.
M. le président. - L’ordre du jour est la suite de la discussion du projet de loi sur l’ordre civil et militaire.
M. F. de Mérode. - Messieurs, si c’est par mon organe que le gouvernement vous a présenté le projet de loi sur une décoration destinée à récompenser les services rendus à la patrie, quelle que soit leur nature, c’est que personne plus que moi n’adopte l’opinion que ce genre de distinction rémunératoire peut être très convenablement appliqué dans l’intérêt du pays. Une chose me paraît-elle avantageuse à la nation que nous représentons dans cette enceinte, je m’y porte avec un vif entraînement ; car elle mérite une considération d’autant plus grande qu’elle seule dans le monde entier met en pratique les véritables principes de la tolérance et de la liberté, sans mélange d’esclavage et de restriction.
Cependant le Belge, exempt de tout autre joug que de celui de lois équitabes, est-il indépendant des sentiments, des préjugés, si l’on veut, de l’amour-propre personnel ?
Messieurs, il est homme, et l’attrait qu’il partage avec les autres hommes pour les distinctions et les honneurs doit être dirigé vers le bien. Dans un gouvernement comme le nôtre les sinécures ne sont pas de mise. Les places créées pour le service public et non pour ceux qui les remplissent ne se multiplieront point au gré du pouvoir qui les confère. Les pensions doivent être scrupuleusement ménagées ; chez nous donc, plus que partout ailleurs, les récompenses honorifiques me semblent particulièrement bonnes.
En vain dira-t-on que le témoignage d’une conscience satisfaite suffit au bon citoyen ; sans doute, il est quelques âmes privilégiées qui se contentent d’avoir accompli leur tâche ; bien agir est leur plus douce jouissance : toutefois les faibles sont plus nombreux que les forts, et les uns comme les autres ont besoin d’encouragement.
Rarement les citoyens feront à la patrie des sacrifices purement désintéressés ; il faut donc stimuler leur zèle, et un ordre établi pour atteindre ce but ne doit point être écarté par la crainte qu’il devienne la proie d’un courtisan obséquieux. Que de dangers n’offre pas la disposition des places civiles et militaires, abandonnées à la puissance exécutive ! Cependant un contrôle direct, à cet égard, étant plus nuisible qu’utile, on y renonce : le pays se livre à la prudence, à la justice de ceux qu’une volonté supérieure porte au timon des affaires ; or, si telle est la confiance publique sur un objet de la plus haute importance, comment s’effraierait-elle d’une prérogative infiniment moindre ?
J’entends dire que la première est indispensable, que celle-ci n’est point nécessaire. J’avoue volontiers qu’elle n’est point d’une nécessité rigoureuse. Mais il s’agit d’apprécier ses bons et mauvais effets présumables, et en comparant les raisons de défiance et les motifs de sécurité qu’assurent les garanties si complètes et si larges de la constitution. Tous conviennent des avantages qu’offrent les décorations accordées au militaire ; et s’il est vrai qu’un ruban, une étoile, ou une croix excitent au courage, au dévouement, le soldat et l’officier, pourquoi ces marques distinctes seraient-elles sans influence favorable sur les personnes appelées à rendre des services plus constants, plus habituels au pays ? Car l’état de guerre n’est jamais qu’une situation transitoire.
On peut, sans doute, insister contre un ordre applicable au mérite civil, sur des inconvénients particuliers dont il faut tenir compte. Je suis loin de les méconnaître ; l’abus qu’en ont fait et qu’en font encore certains gouvernements me frappe comme tout autre ; et, si l’ordre belge ne devait servir qu’à flatter la vanité des possesseurs de la richesse ou des titres, avant qu’ils aient par des actes obtenu des droits aux insignes de l’honneur, je refuserais de concourir à son établissement. Mais je pense qu’un gouvernement sage peut tirer d’un tel moyen de récompense un véritable bienfait pour la nation. Les mêmes fautes ne se commettront pas toujours ; la presse indépendance, en Belgique, arrêterait d’ailleurs les abus multipliés. Et si les critiques des journaux tombent par l’effet d’attaques sans mesure et sans discernement, elles conservent leur force quand elles frappent juste et que le blâme s’exerce à propos.
Je pense qu’un ordre institué pour récompenser tous les services rendus à la chose publique mérite l’assentiment de la chambre. Il est bon d’accoutumer les hommes à considérer autre chose que ces actions éclatantes dont les yeux du vulgaire sont facilement éblouis. Le militaire, vainqueur du bon droit, instrument passif d’une hideuse oppression, a risqué sa vie dans les combats comme le brave de la liberté ; il porte sur sa poitrine la décoration du brave, et dans un pays libre on aurait l’imprudence de n’accorder de marques distinctives qu’à la valeur et aux talents militaires ! Le médecin, le magistrat, qui expose avec désintéressement sa santé et sa vie même, qui s’épuise de fatigue au milieu des ravages d’une épidémie ; l’ouvrier qui, suivant l’exemple du généreux Goffin, cité hier par M. Rodenbach, arrachera aux entrailles de la terre de nombreux infortunés destinés à périr, ne jouira jamais du privilège exclusivement réservé à l’uniforme ! Le riche industriel ou propriétaire qui consacre une partie de sa fortune et son temps au soulagement de la misère, à l’administration gratuite des établissements publics, le savant, l’artiste ne participeront point à l’émulation qu’il conviendrait d’entretenir uniquement dans les rangs de l’armée ! Et cela chez une nation qui ne met pas le droit canon au-dessus de tous les droits ! Et pourquoi ? Parce que les marques honorifiques données pour les actions les plus généralement utiles au peuple peuvent service de moyens de corruption !
Messieurs, les agents les plus serviables de la nature sont susceptibles d’effets dangereux. Faut-il abandonner l’usage du fer qui blesse, des remèdes qui se tournent en poisons lorsqu’ils sont mal appliqués ? Je pense que quelques aunes de rubans distribuées avec convenance au mérite réel, bien que modeste, peuvent produire d’excellents résultats. Je ne pense pas que répandues, gaspillées dans un but séducteur, elles aient désormais d’influence active au bénéfice de la servilité. Nous ne sommes plus en 1815, et 18 années de débats terminées par une révolution ne se sont pas écoulées en vain depuis lors
Des changements ont été apportés au projet de loi du gouvernement par celui de la section centrale. Je les admets volontiers, sauf l’article 5, portant que tout membre des chambres qui accepte l’ordre à un autre titre que pour motifs militaires sera soumis à une réélection. C’est une sorte d’exclusion lancée sur les personnes qui leur appartiennent : car, messieurs, qui voudrait, pour être autorisé à porter une croix, imposer aux électeurs de tout un district les fatigues et les frais de ces voyages dont il importe d’éviter la fréquence ?
Vous savez combien il est fâcheux l’inconvénient des élections renouvelées sans cesse. Il ne tend à rien moins qu’à détruire le système constitutionnel dans sa racine, en affaiblissant de plus en plus le zèle des citoyens appelés à concourir au choix de la représentation nationale. Messieurs, les anciens avaient essayé la construction de navires de 16 et 20 rangs de rames, tellement compliqués et pesant qu’on n’en pouvait tirer presque aucun usage. Ne faisons pas du régime constitutionnel une galère gouvernementale à 36 rangées de précautions infiniment allongées les unes sur les autres, au point que ce régime devienne impraticable dans l’exécution. Les gouvernements réellement libéraux sont fondés sur trois grands principes, ceux qui consacrent la liberté de la presse, l’indépendance électorale et la franchise religieuse. Tout ce qui peut porter atteinte à ces bases essentielles doit être rejeté rigoureusement.
Sur le reste gardons-nous des empêchements minutieux, des subtilités formalistes qui rapetissent les choses et les hommes.
Parmi tous les motifs que j’ai entendu développer hier contre la constitutionnalité du projet de loi, un seul m’a paru soutenable ; il s’appuie sur l’article 78 de la loi fondamentale : « Le Roi n’a d’autres pouvoirs que ceux que lui attribuent formellement la constitution et les lois particulières portées en vertu de la constitution même. » Cet article expliqué dans un sens, définissant d’une manière absolue les prérogatives royales, anéantirait seul les arguments de ceux qui prétendent que les trois branches réunies du pouvoir législatif n’ont pas le droit de décréter, en respectant, bien entendu, les règles de la justice, tout ce que la constitution ne leur interdit pas. En effet, si la constitution détermine à ce point les limites de l’autorité royale que la loi ne peut lui donner d’autres attributions, même d’un ordre inférieur que celles mentionnées explicitement dans le chapitre 2, il en résulte que puisqu’aucun article de la loi fondamentale ne spécifie ainsi les droits des chambres et de la royauté, agissant d’accord, elle a voulu laisser au pouvoir législatif complet la latitude de faire tout ce qu’elle n’a pas jugé à propos de défendre.
Le système contraire me semble parlementairement absurde et infiniment préjudiciable à la société. Car enfin, messieurs, les représentants et le chef de toute nation quelconque ne doivent pas être enfermés dans un étau pour le plus grand progrès et développement des forces sociales. Mais ces mots : « Les lois particulières portées en vertu de la constitution même, » signifient-ils autre chose que les lois promulguées constitutionnellement, c’est-à-dire avec le concours des deux chambres, et en respectant les prohibitions inscrites dans les divers chapitres du pacte fondamental ?
J’y vois, par exemple, que nul ne peut être ministre s’il n’est Belge de naissance ou s’il n’a reçu la grande naturalisation, qu’aucun membre de la famille royale ne peut être ministre ; que toute assemblée du sénat, tenue hors du temps de la session de la chambre des représentants, est nulle de plein droit. Il résulte de ces articles que la loi ne peut jamais accorder au Roi le droit d’admettre un étranger dans son conseil, de confier un département ministériel à un prince de sa maison, de convoquer le sénat si la session de la chambre des représentants était close.
C’est ainsi, messieurs, que pour ma part, je comprends ces expressions de l’article 78 : « les lois particulières portées en vertu de la constitution même. » J’admets volontiers que d’autres les expliquent différemment, qu’ils leur donnent un sens excessivement rigoureux et étroit.
On conviendra du moins que ce sens n’est pas d’une clarté telle qu’il ne laisse le champ libre à l’interprétation consciencieuse de chacun. Lorsqu’un texte de la constitution me semble réellement obscur, je crois de mon devoir de lui attribuer le sens qui me paraît le plus conforme au bien de la nation. Je ne crois point qu’il soit dans ses intérêts de renforcer encore les limites imposées en termes exprès à l’exercice du pouvoir législatif. Je veux une bonne liberté qui dure ; et rien de plus fragile que les précautions prises en faveur de la liberté lorsqu’elles sont trop étendues.
Le congrès n’a pas toujours été sobre de ces précautions ; toutefois je me soumets à ce qu’elles ont prescrit de positif. Hors de ce cercle je marche indépendant des répugnances, des impressions que je ne suis pas obligé de partager indéfiniment. Je conviens hautement de la défiance, de l’éloignement qu’inspirait à notre première assemblée la création d’un ordre civil. Mais il était si facile et si naturel d’en porter textuellement la prohibition à la suite de l’article 79, que je ne saurais admettre ici l’adage « inclusio unius est exclusio alterius. »
Maintenant j’appuierai le vœu exprimé par M. Dumortier, et je désire qu’un article additionnel autorise le gouvernement à délivrer une marque d’honneur aux blessés de septembre, même à ceux qui se sont particulièrement distingués pendant la révolution.
En finissant, messieurs, je crois devoir repousser les reproches vagues d’envahissement qu’on adresse au ministère. Je ne vois point ces envahissements. Je m’y opposerais de toutes les forces, et s’il m’était impossible de les combattre victorieusement dans le conseil du Roi, je cesserais à l’instant même d’en faire partie. Mais, loin d’être témoin d’actes inconstitutionnels, je vois au contraire que nulle part le respect pour les libertés de chacun n’est aussi complet qu’en Belgique. Nul procès de presse ne fatigue les tribunaux ; les membres de cette assemblée ou du sénat, fonctionnaires publics, votent avec une indépendance qui leur fait autant d’honneur qu’au pouvoir dont ils relèvent sous des rapports administratifs ; et qu’on me cite un seul Etat où la conscience du fonctionnaire-député jouisse ainsi de ses mouvements dans toute leur plénitude. Messieurs, je me félicite d’appartenir à ce pays, et je crois qu’il ne fait pas adresser d’injustes reproches à son gouvernement.
M. Destouvelles monte au fauteuil.
M. Leclercq. - La question qui vous occupe n’est pas simplement une question de décoration civile ; cette question en elle-même est peu importance, car, aux yeux de la plupart, une décoration, un ordre civil n’est qu’un stimulant de vanité, et il n’y a pas lieu de s’en occuper beaucoup quoique souvent les stimulants de vanité soient aussi des stimulants d’intrigues, de bassesses et de vilenies de son genre.
Mais derrière cette question il en est une de bien autre importance, celle de savoir quel est le sens des articles 29 et 78 de la constitution : de l’article 29, qui porte : « Au Roi appartient le pouvoir exécutif tel qu’il est réglé par la constitution ; » de l’article 78, qui porte : « Le Roi n’a d’autres pouvoirs que ceux qui lui attribuent formellement la constitution et les lois particulières portées en vertu de la constitution même. »
Rapporter le texte de ces deux articles, c’est démontrer assez clairement l’importance de la question ; la poser, c’est demander quelle est l’étendue, quelles sont les limites du pouvoir exécutif, de l’un des trois pouvoirs dont la réunion constitue la souveraineté.
Il est fâcheux que des questions aussi graves soient jetées au milieu de nous, dans les circonstances où se trouve le pays et à l’occasion d’une chose aussi futile ; mais puisqu’elle a été soulevée, nous devons la résoudre, et nous nous consolerons du temps que nous y aurons employé, si notre décision est conforme à l’esprit comme au texte de la constitution ; car l’esprit et le texte de la constitution peuvent seuls sauver la nation, qui lui doit l’existence, et qui cessera d’être le jour où on lui portera atteinte.
L’article 29 confère au Roi le pouvoir exécutif ; s’il se bornait à ces expressions générales, on pourrait peut-être s’appuyer sur la maxime, que ce qui n’est pas défendu est permis, que la loi peut faire ce que la constitution ne fait point. Mais à ces termes généraux, « pouvoir exécutif, » qui indiquent le pouvoir d’action, le pouvoir d’exécuter les lois, se trouve jointe une restriction qui en détermine le sens et l’étendue, qui forme la clef de toutes les difficultés soulevées par la proposition d’une décoration civile. Le pouvoir exécutif appartient au Roi, mais tel qu’il est réglé par la constitution ; cette restriction est formelle. Le Roi n’a d’autres pouvoirs que ceux que la constitution lui attribue ; il a le pouvoir exécutif, non d’une manière absolue, mais ainsi que la constitution détermine ce pouvoir, et ni plus ni moins ; cette restriction tranche toutes les difficultés ; elle repousse cette maxime que ce qui n’est pas permis au Roi lui est défendu ; elle renverse tout cet échafaudage d’arguments, qui reposent sur cette liberté illimité de faire ce qui n’est pas défendu. Le Roi n’a le pouvoir exécutif que tel qu’il est réglé ; donc, il ne peut que ce qui lui est permis.
Maintenant la question se résout en parcourant le texte de la constitution ; un chapitre fait l’énumération des attributions du Roi ; le droit de conférer des ordres civils en fait-il partie ? Non ; la réponse est évidente, et dès lors la question est résolue. Il y a plus : non seulement aucun des articles que comprend l’énumération ne lui accorde ce droit, mais un article exprès se rapporte aux ordres, ce qui prouve qu’on ne les a pas oubliés, et que si l’on n’a rien dit des ordres civils, l’oubli n’en est pas cause ; la cause véritable, c’est qu’on n’en a pas voulu, c’est qu’on a voulu refuser cette prérogative au Roi.
Et que l’on ne cherche pas à se sauver de cette difficulté en disant que si l’on avait voulu prohiber les ordres civils, on n’aurait pas dit : « Le Roi confère les ordres militaires ; » on aurait dit : « Le Roi ne confère que les ordres militaires. » Si l’article 76 ne s’exprime pas ainsi, c’est parce qu’il ne devait pas le faire ; c’est qu’il ne le pouvait sans contredire l’article 29, sans contredire l’énumération même des attributions du pouvoir exécutif, sans consacrer la maxime que ce qui n’est pas défendu est permis, maxime que l’article 29 a proscrite ; et que l’article 78 condamne de nouveau plus hautement encore, s’il est possible. Cet article 78 était inutile ; l’article 29, l’énumération des articles 66 et suivants, que l’article 29 avait rendus nécessaires, parlaient assez d’eux-mêmes ; mais le congrès avait l’expérience des empiétements du pouvoir exécutif et des subtilités qu’il emploie pour y parvenir ; il croyait ne pouvoir prendre trop de précautions, et de là l’article 78.
On a senti la force des expressions finales de cet article, et on a cherché à la tourner en quelque sorte, en disant, l’un que les mots « lois particulières faites en vertu de la constitution même » signifient lois faites de l’assentiment commun des trois branches du pouvoir législatif ; l’autre, qu’ils signifiaient des lois qui n’étaient pas en opposition avec la constitution, et respectaient sa disposition. Mais ni l’une ni l’autre de ces interprétations ne peuvent valoir qu’en renversant le sens naturel des mots : « lois en vertu de la constitution même, » c’est-à-dire lois qu’une disposition de la constitution autorise ; s’il en était autrement, si les explications données de ces mots étaient justes, ou ils seraient inutiles, car on sait qu’une loi est un acte qui a reçu l’assentiment des trois branches du pouvoir législatif, et il ne faut supposer rien d’inutile dans une loi ; ou l’article serait conçu de la manière la plus absurde ; car il n’aurait pas dit : « lois faites en vertu de la constitution même ; » il aurait dit : « lois faites conformément à la constitution. »
Toutes ces explications ne conduisent donc à rien qu’à l’absurde, à moins qu’on ne prenne les mots dans leur sens naturel, et ce sens n’est pas douteux ; il confirme l’article 29, qui attribue au Roi le pouvoir exécutif, avec cette restriction par laquelle est proscrite la maxime que ce qui n’est pas permis est défendu ; il confirme la conséquence déduite de l’énumération des attributions du pouvoir exécutif et de l’attribution formelle du droit de conférer les ordres militaires.
Je n’en dirai pas davantage ; je ne m’occuperai pas à examiner l’utilité d’un ordre civil ; cette question n’a pour moi d’autre importance que celle que lui donne la question de l’étendue et des limites du pouvoir exécutif ; devant elle disparaît toute autre.
Maintes fois, messieurs, vous avez entendu dire que notre constitution est trop libérale, qu’elle accorde trop peu au pouvoir pour qu’il puisse assurer l’ordre et la prospérité publique ; je ne puis le croire, et j’ai pour preuve l’état du pays depuis que la constitution est en vigueur, malgré toutes les circonstances les plus propres à le troubler. Mais ce dont je suis convaincu, c’est qu’une pareille opinion est pour le pays une cause immédiate de ruine : une nation n’existe que par l’esprit de nation ; cet esprit ne vit que par l’attachement aux institutions politiques ; et comment peut-il y avoir attachement pour des institutions que l’on représente sans cesse comme impuissantes à assurer l’ordre et la prospérité publics ? Une nation n’a de force que par l’union entre elle et son gouvernement ; cette union disparaît dès qu’il y a défiance, et il y a défiance aussitôt qu’on soupçonne le pouvoir de se croire trop faible ; alors une lutte commence inévitablement, et la lutte amène bientôt la perte de l’Etat.
Vous ne perdrez point de vue ces considérations au moment de voter sur la question grave de l’étendue et des limites du pouvoir exécutif ; elles donnent une nouvelle importance à cette question.
M. Helias d’Huddeghem. - Je motiverai en peu de mots mon opinion : le congrès a voulu que la forme de notre gouvernement fut monarchique ; messieurs, dans tous les gouvernements monarchiques c’est un usage généralement reçu jusqu’à ce jour d’accorder au roi le droit de conférer des titres de noblesse et des décorations soit civiles ou militaires.
Je sais, messieurs, que de toutes les récompenses réservées au mérite et aux bonnes actions, la considération publique et l’estime de ses concitoyens ont bien plus de prix qu’une croix ou une décoration.
Mais, messieurs, puisque partout chez nos voisins l’usage est d’accorder ces distinctions, voulez-vous ici vous singulariser au point de refuser les distinctions au mérite ? Craignez, messieurs, que ce refus ait des suites fâcheuses ; car notre Etat naissant ne peut pas trop s’éloigner de ces usages au risque de déplaire même à nos voisins, qui considéreraient « dans cette conduite un mépris de ce qui est estimé chez eux. »
Il faut que nous nous mettions en garde contre toute fausse interprétation de la loi constitutionnelle ; je ne pense pas que l’article 76 soit exclusif d’un ordre civil ; si l’article 76 parle des ordres militaires, c’est que la constituante a voulu qu’il en fût créé un. Elle n’a pas défendu l’établissement d’un ordre civil ; si elle l’avait voulu proscrire, elle s’en serait expliquée.
Mais, dit-on, la constitution limite le pouvoir royal par l’article 29 et 78 de la constitution ; néanmoins le Roi nomme aussi à d’autres emplois que ceux désignés par la constitution, et dans ce cas l’article 66, dans son dernier paragraphe, règle ce que sera en vertu de la disposition expresse d’une loi.
Messieurs, pour vous établir que l’on peut abuser d’une fausse interprétation de la loi fondamentale, je ne dois pas en aller chercher la preuve ailleurs que dans cette discussion même. Un honorable préopinant a soutenu que l’article 75 avait donné au Roi le droit de conférer des titres de noblesse, afin de porter un échec à l’ancienne noblesse ; c’est erroné, messieurs, car si le congrès avait eu cette intention, il en résulterait que l’ancienne noblesse devrait demander un nouveau diplôme.
Il a été si peu dans l’intention du congrès de porter quelque atteinte aux anciens titres de noblesse, que je me rappelle que dans les 3ème, 4ème et 5ème sections, on a amèrement critiqué le gouvernement précédent, qui avait voulu soumettre la noblesse ancienne à demander à la commission héraldique de nouveaux diplômes de noblesse ; et l’on sait, messieurs, que c’était là un mode détourné de frapper de l’argent.
Non, messieurs, l’honorable préopinant s’est trompé ; l’article 75 de la constitution a donné au Roi le droit de conférer la noblesse, parce que le congrès a compris que, voulant un Etat monarchique, il fallait donner au Roi le droit qu’a tout souverain d’accorder des distinctions monarchiques.
M. Bourgeois. - Messieurs, je ne me proposais pas de prendre la parole dans cette discussion ; l’impossibilité de concilier le projet de loi qui nous occupe, soit avec le texte, soit avec l’esprit de la constitution, en ce qui concerne la création d’un ordre civil, m’avait paru si palpable, que je n’avais pas cru que la discussion se serait prolongée ; mais puisqu’on paraît vouloir soutenir sérieusement le système contraire, j’éprouve le besoin de motiver aussi succinctement ma manière d’envisager la question.
On conçoit que d’après l’article 78 de la constitution, qui statue en termes négatifs, le chef de l’Etat n’a d’autres pouvoirs que ceux que lui attribue formellement la constitution ; mais cet article ajoute, dit-on, « et les lois particulières portées en vertu de la constitution même. »
D’où on tire la conséquence que la souveraineté de la nation étant déférée au pouvoir législatif, une loi à intervenir dans les formes constitutionnelles peut créer ou instituer un ordre civil et en déférer la collation au chef de l’Etat, dès que la constitution ne le prohibe pas expressément.
Je pense que cet argument n’est pas logiquement soutenable.
En effet, si cette conséquence était exacte, il s’ensuivrait que toute loi portée dans les formes constitutionnelles pourrait impunément se mettre en opposition avec des bases consacrées par la loi constitutionnelle, dès que la constitution ne prohibe pas la disposition de la loi nouvelle, et alors il faut effacer de la constitution le titre VII qui prévoit le cas et les formalités de la révision de la loi fondamentale.
Vous exposer, messieurs, le résultat de cette conséquence suffit, je pense, pour vous démontrer le sophisme de l’argument.
Il vous a déjà été démontré, messieurs, par l’honorable M. Leclercq, que de la combinaison des articles 29 et 78 de la constitution et par la disposition finale de ce dernier article on ne peut entendre, en ce qui concerne les pouvoirs constitutionnels du chef de l’Etat, que des lois autorisées par la constitution, en d’autres termes, dont le germe ou la faculté s’y trouvent consignés.
J’ajouterai à cette considération que l’honorable rapporteur de la section centrale, sur le titre II de la constitution, « Des pouvoirs, » a expliqué en termes exprès que tel est le sens de la disposition finale de l’article 78 : « Les bornes des pouvoirs du chef de l’Etat dans un gouvernement constitutionnel, dit-il, ne sont pas illimitées. Les bornes de ce pouvoir sont celles tracées par la constitution ou par les lois particulières qui en sont la conséquence. »
Ainsi, pour que l’on puisse s’appuyer de l’argument que l’on fait valoir du silence de la constitution, en faveur de la création d’un ordre civil, il faudrait au contraire que cette loi fondamentale, outre l’article 76, qui est limitatif aux ordres militaires, contînt un autre article par lequel il serait statué qu’aucun ordre civil ne pourra être crée qu’en vertu d’une loi ; et l’absence de tel ou pareil article prouve que la limitation de l’article 76 est absolue dans la constitution, et que tant le texte que l’esprit de cette loi s’opposent à la création de tout autre ordre national que ceux militaires dans ce royaume ; enfin, que, quels que puissent être les inconvénients qui peuvent résulter de l’absence d’une pareille institution, d’un ordre pour récompenser le mérite civil, il faudra s’en priver tant que l’on ne sentira la nécessité de réviser cette loi fondamentale.
En me résumant, je ne pourrai donc donner mon assentiment au projet de loi présenté par la section centrale, à moins qu’au moyen d’amendements qui y seraient portés, les dispositions n’en soient restreintes à l’organisation d’un ordre militaire exclusivement.
M. de Gerlache. - Messieurs, je n’attache pas non plus une bien grande importance à la création d’un ordre civil et militaire ; mais je ne suis pas de ceux qui le repoussent comme inconstitutionnel et dangereux.
Lorsqu’on discuta l’article 76 de la constitution, plusieurs sections particulières réclamèrent vivement la création d’un ordre à la fois militaire et civil. La section centrale, qui pensait différemment divisa la question ; elle se prononça pour l’ordre militaire, en écartant tant l’ordre civil. Que fit le congrès ? Il consacra expressément l’un et ne dit rien de l’autre. Le texte de la constitution est tout à fait muet à cet égard.
C’est à l’aide d’inductions très savantes, ou très subtiles, qu’on prétend établir qu’un ordre civil est proscrit par notre loi fondamentale. Le Roi, dit-on, en vertu de l’article 78, « n’a d’autres pouvoirs que ceux que lui attribuent la constitution et les lois particulières portées en vertu de la constitution même. » Aussi, j’avoue que s’il réclamait le droit de créer un ordre civil en vertu de sa prérogative royale, je l’y trouverais très mal fondé. Mais c’est à vous, c’est aux deux chambres, qui constituent, avec le prince, la souveraineté tout entière, qu’il vient le demander. Toute la question est donc de savoir si vous voulez lui déférer le droit de distribuer des décorations civiles ; vous êtes entièrement libres de les accorder, libres de les refuser ; mais il n’en est pas de même des décorations militaires, dont la création est consacrée d’avance dans la constitution.
Pour les premières, c’est un mandat, c’est une délégation qu’on vous demande : voilà la différence, et il est impossible de voir là une atteinte à la constitution. On ne les réclame qu’en s’appuyant sur le texte même de l’article 78, qui ne limite pas, comme on vous l’a dit, le pouvoir exécutif par la constitution seule, mais encore par les lois portées en vertu de la constitution même. Or, messieurs, c’est précisément ce qu’on vous demande ; car je soutiens que vous arrivez à l’absurde, si vous supposez qu’il y a borne, borne infranchissable, pour les trois pouvoirs, non seulement lorsque la constitution ordonne ou défend, mais encore quand elle se tait. A défaut du texte, c’est à l’esprit de cette loi, c’est à la nature même du gouvernement qui nous régit, qu’il faut recourir. Or, ce gouvernement est peut-être le plus libéral qui existe ; mais enfin c’est une monarchie, et les mœurs de la nation elle-même sont monarchiques.
Quand l’assemblée abolit tous les ordres de chevalerie, elle abolit aussi les ordres de noblesse, parce qu’elle tendait soit à dessein, soit à son insu, vers la république. Les assemblées qui suivirent, en poussant ces principes jusqu’aux dernières conséquences, se montrèrent ennemies de toute distinction, et confondirent deux choses très différentes, l’amour extrême de l’égalité et l’amour de la liberté, Enfin Bonaparte parut.
Il est curieux d’observer comment, dès le 29 floréal an X, le premier consul, jetant les bases d’un gouvernement nouveau, qui ne devait être ni une république, ni une monarchie constitutionnelle, recréait un ordre de chevalerie sous le titre de Légion d’honneur. Chaque individu admis dans la légion « devait juger sur son honneur de se dévouer au service de la république, à la conservation de son territoire, à la défense de son gouvernement et de ses lois ; promettre de combattre toute entreprise tendante à rétablir le régime féodal, et de concourir de tout son pouvoir au maintien de la liberté et de l’égalité.
« On accordait à chaque grand-officier, cinq mille francs ; à chaque commandant deux mille francs ; à chaque officier mille francs ; à chaque légionnaire deux cent cinquante francs.
« Non seulement les militaires qui avaient rendu des services majeurs à l’Etat, mais encore tous les citoyens qui s’étaient distinguées par leur savoir, leurs talents, ou leurs vertus, étaient appelés à en faire partie. »
Ici, messieurs, vous remarquerez des dispositions mauvaises, machiavéliques, et d’autres fort sages et qui dérivaient de la nature même de l’institution. D’abord, on y attribuait des traitements, moyen infaillible de corruption ; et ensuite on exigeait un serment, qui tendant en effet à rattacher tous les membres de l’ordre, non pas au gouvernement, mais à celui qui s’en était fait le chef. Mais d’un autre côté l’ordre était également civil et militaire, parce que le grand homme, qui recréait l’ordre public en France, voulait rattacher au nouveau régime tous les genres de gloire et de mérite.
Dans le projet qu’on vous présente il n’y a ni serment ni traitement, sauf une légère pension au profit des militaires d’un ordre inférieur, contre laquelle personne ne réclame. Cependant on vous propose presque de toutes parts d’accorder l’ordre militaire et de refuser l’ordre civil. Mais la limite à établir entre l’un et l’autre ne sera peut-être pas facile.
Qu’entend-on par « services militaires ? » Sont-ce les services rendus par des militaires seulement ? Rien de plus injuste qu’une pareille distinction ! Quoi, les bourgeois de Bruxelles, de Liége, de Namur, de Mons, qui se sont exposés dans les premiers jours de la révolution, et qui ont vaincu presque sans armes de véritables militaires, des ennemis armés, seront jugés indignes de la décoration des braves ? Ils n’étaient point militaires sans doute, mais ils exposaient leur fortune et leur sang ; que voulez-vous de plus ? Quoi, le magistrat qui, le pistolet sur la poitrine, refusa de renier le noble mandat qu’il tenait du pays, n’a-t-il pas combattu aussi vaillamment que celui qui affronte les baïonnettes ennemies ? Tous ceux enfin qui par dévouement, par patriotisme, ont bravé d’immenses dangers, verront-ils leurs services méconnus, parce que la discipline ne les y obligeait pas, pace qu’ils n’étaient ni armés ni enrégimentés ?
Ce qui m’a suggéré ces réflexions, c’est la lecture de deux amendements préparés sur l’article premier, dans la prévision du rejet de l’ordre civil. Si je ne me trompe, quand vous en viendrez à la discussion de cet article et de ces amendements, votre embarras sera grand pour définir ce que l’on doit entendre par « services militaires » en temps de révolution et dans un pays où tout le monde a été plus ou moins militaire sans cesser d’être bourgeois. Car je ne m’imagine pas qu’il soit possible de supposer un ordre national en Belgique, qui ne remonte pas jusqu’à l’origine même de notre révolution : ce serait le frapper de mort en naissant. Plus vous y réfléchissez, messieurs, je vous le prédis, plus vous sentirez la nécessité de repousser ou d’admettre en même temps et l’ordre militaire et l’ordre civil.
Tous les citoyens sont égaux devant la loi, dit-on encore, d’après le texte de notre pacte fondamental ; toutes distinctions d’ordres ou de castes en sont expressément bannies. Et pourtant vous avez reconnu dans la constitution même l’ancienne et la nouvelle noblesse, privilèges bien autrement contraires à l’esprit d’égalité. Mais c’est précisément dans l’armée que je crains, moi, que cet esprit de caste ne s’introduise. Et c’est là que je le trouve dangereux.
L’armée, qui nous coûte si cher, rendra, je l’espère, d’éminents services à l’Etat. Mais supposez qu’elle en ait déjà rendu ; supposez-la victorieuse ; supposez que le souverain y puisse distribuer les récompenses et les décorations à pleines mains, non seulement en guerre, mais en temps de paix, où l’intrigue domine là plus qu’ailleurs ; croyez-vous que ces distinctions privilégiées, et exclusives, ne pourraient pas tourner au détriment des libertés publiques ? Les dépositaires de la force physique et souvent brutale ne sont déjà que trop disposés à s’isoler de ceux qui n’ont pour eux que l’arme du droit et de la raison ; or, ce n’est point à nous à favoriser de tels préjugés. C’est donc comme moyen de maintenir l’équilibre et l’égalité entre le civil et le militaire que vous devez décerner à tous ou refuser à tous une même décoration, afin que tous sachent que la loi ne connaît que des citoyens.
Quand je vous ai cité l’assemblée constituante et Napoléon, l’un abolissant à la fois les ordres civils et militaires et la noblesse, et l’autre les rétablissant d’un même coup, j’ai voulu vous rappeler la connexion intime et nécessaire qui existe entre ces idées.
Jetez les regards autour de vous, et vous verrez que dans toutes les monarchies, les classifications d’ordre et de noblesse se retrouvent ; elles se retrouvent même dans la plupart des républiques car elles ont leur raison dans le fonds du cœur humain. On peut argumenter contre les faits, je le sais, et contre l’expérience elle-même ; mais à la fin les arguments tombent et les faits prévalent.
La royauté, dit-on, est définie et circonscrite par notre loi constitutionnelle ; on a voulu prévenir les empiétements du pouvoir exécutif, qui usurpe toujours, parce qu’il a toujours une foule de moyens de corruption dans ses mains. Je ne sais si je me trompe, mais je crois ces craintes au moins exagérées. C’est précisément parce que le pouvoir royal est fort restreint chez nous, c’est parce qu’il ne peut guère se mouvoir qu’escorté par les autres branches de la législature, c’est parce que celles-ci sont presque toujours là pour le surveiller, pour le censurer, et pour l’arrêter au besoin, que je redoute peu ses usurpations. Montesquieu a dit que partout où le pouvoir législatif était constamment assemblée, le pouvoir exécutif y était d’une faiblesse extrême ; et vous pouvez juger par vous-mêmes s’il a dit vrai ; chaque jour vous vous plaignez de sa timidité et de ses irrésolutions.
Je crois que la forme de gouvernement que nous avons adoptée est celle qui présente le plus de garanties, et à cause de cela je la préfère à toute autre. Mais je ne pense point que les usurpations du pouvoir soient bien dangereuses jusqu’ici. Elles le deviendraient peut-être si, se sentant trop faible et trop restreint, il ne pouvait se mouvoir dans ses entraves. Quand on lit dans le projet de la section centrale un article pour soumettre à la réélection le député qui aurait accepté un bout de ruban, me semble qu’on doit être convaincu que nous portons encore la susceptibilité passablement loin.
J’en reviens aux décorations. Je veux les définir ; personne encore ne l’a fait. Ce sont des signes, et rien de plus : signes glorieux, si elles sont données au vrai mérite ; signes d’infamie, si elles sont le fruit de l’intrigue ou de honteux services ; signes ridicules, si la nullité les obtient par subreption. C’est une enseigne : si elle est menteuse, tant pis pour celui qui l’affiche ; que justice se fasse !
Pour moi, je crois que le mérite n’en a nul besoin, qu’il les dédaignera même s’il peut le faire sans orgueil ; car le véritable homme de bien est modeste ; quant aux autres, fiez-vous en à la presse et à l’opinion. Dans un pays comme le nôtre, où l’on peut tout dire et tout écrire, je ne connais rien de si propre à perdre une honnête médiocrité qu’un piédestal sur lequel on vous l’élève, et qui attire sur elle les regards des innombrables médiocrités qui pullulent partout. Ce sont des hochets, dit-on ! Hélas ! tout est hochet dans ce monde : la popularité est aussi un hochet. Combien de victimes fameuses n’a-t-elle point faites ! Cependant, l’Etat en profite, car elle exalte les hommes. La gloire elle-même, la gloire, cette dernière illusion des grandes âmes, comme on l’a dit, est aussi un hochet ; car le véritable philosophe (s’il en existe) fait le bien pour lui-même et non pour en être loué.
Mais, en politique, on ne calcule point sur des exceptions ; on prend l’homme par ses défauts ; c’est par là surtout qu’il est prenable. L’amour-propre est le meilleur des contribuables, comme chacun sait, et je crois qu’il est impossible de le séduire par des moyens plus innocents et qui coûtent moins au trésor. On a prétendu que c’était un moyen de corruption ; mais je répondrai qu’il n’est sans doute pas bien dangereux ou que nous sommes fort avant dans les voies de la perfection, et j’en trouve la preuve dans la réprobation presque universelle que le projet éprouve au milieu de vous dès sa naissance.
Si, trop imbus d’idées métaphysiques, vous rejetez la loi qu’on vous propose, vous allez mettre le représentant de votre monarchie nouvelle dans un grand embarras à l’égard des princes étrangers ; car vous le mettez, dès ses premiers pas, dans l’impossibilité de commercer avec eux à l’aide de cette monnaie dont ils se sont montrés si prodigues envers lui.
Pour moi, je n’ai pas craint de dire ici tout ce que j’en pense ; je me suis trouvé, dans presque toute ma carrière législative, l’avocat des causes perdues. Il est vrai qu’elles ont quelquefois triomphé plus tard. Or, je pense que quand votre royauté naissante et bien chancelante encore trouverait le moyen de rattacher à elle, par un si léger bien, toutes les illustrations du pays, je n’y verrais pas grand mal ni pour elle ni pour nous. En somme, si l’on m’avait consulté, j’aurais conseillé d’ajourner la présentation de cette loi, vu les circonstances et la disposition des esprits. Mais aujourd’hui, qu’il faut se prononcer, je dirai que si vous rejeter l’ordre civil, je voterai contre la loi tout entière ; et j’ajouterai que si j’étais ministre, je conseillerais au Roi de ne point la sanctionner ; j’en ai développé les raisons. Et dans le cas de rejet, je désirerais de plus qu’il fût expressément défendu aux indigènes de porter des ordres étrangers. Il faut être conséquent : si l’on ne veut pas de distinction, il n’en faut pour personne ; et si l’on craint qu’on ne nous corrompe, la défense doit exister surtout contre ceux qui ont le plus d’intérêt à énerver notre patriotisme et à détruire notre indépendance.
M. Milcamps. - Je crois pouvoir persister dans l’opinion que j’ai émise hier en faveur de l’institution d’un ordre civil. Ce que j’ai entendu ne me fait pas changer de sentiment.
Cette institution d’un ordre civil est, dit-on, contraire aux principes de la constitution. L’article 76 de la constitution porte : « Le Roi confère les ordres militaires, en observant à cet égard ce que la loi prescrit. » Donc, poursuit-on, la constitution ne permet pas l’institution d’un ordre civil.
Mais c’est là argumenter d’une simple prérogative royale appliquée à un certain ordre de choses, à la puissance législative sur un ordre de choses différent.
Car c’est une simple collation que l’article 76 donne au Roi. Le congrès a prévu qu’il pouvait devenir nécessaire d’instituer des ordres militaires, et dans le cas de semblables institutions, il a voulu que la collation fût une des prérogatives royales. Ainsi le congrès a laissé à la puissance législative, qui devait lui succéder, la question d’existence d’ordres militaires, et vous prétendez qu’il lui a enlevé celles de récompenses civiles dont la constitution ne dit pas le mot ! C’est là une singulière manière d’argumenter.
Mais on invoque deux maximes : « Qui de uno dicat de altero negat. » « Inclusio unius est exclusion alterius. »
Je fais remarquer que ces sortes de règles sont sujettes à égarer ceux qui les emploient.
D’abord ces règles « qui de uno dicat, etc. » « inclusio unius, etc. », ne semblent s’appliquer qu’aux parties d’un tout. Ainsi, pour en donner un exemple, si dans un contrat de mariage l’un des conjoints stipule qu’il apporte en mariage 10,000 francs, et dit qu’il en entrera 5,000 en communauté, le surplus sera pas cela même exclu de la communauté et demeurera propre. Doctrine qui est consacrée par l’article 1500 du code civil. Or ici on argumente d’ordres militaires aux ordres civils, de choses absolument différentes et distinctes.
Quant à l’article 78 de la constitution qu’on a également opposé, et d’après lequel le Roi n’a d’autres pouvoirs que ceux que lui attribuent la constitution et les lois particulières portées en vertu de la constitution, je concevrais que s’il s’agissait d’accorder au Roi, aux membres de l’Union, des droits ou des pouvoirs, une juridiction particulière, je concevrais, dis-je, que la question pourrait offrir quelques difficultés. Mais il ne s’agit pas de tout cela ; il s’agit seulement de récompenser les services rendus, et ceux qui obtiennent ces récompenses ne sortent en rien de la classe des autres citoyens. Il ne s’agit que d’une simple distinction personnelle, qui ne peut, qui ne doit avoir aucun résultat dans l’ordre politique. Or je demande s’il est possible de penser que notre pacte fondamental interdise à la puissance législative le droit d’autoriser le pouvoir exécutif à accorder des récompenses au mérite civil.
M. Nothomb. - Messieurs, au point où est parvenue la discussion, je ne me proposais pas de prendre la parole ; mais je ne crois pas devoir laisser sans réponse une doctrine présentée par un honorable préopinant, doctrine qui n’a pas été suffisamment réfutée.
Cet honorable orateur, s’attachant à l’article 29 de la constitution, vous a dit que la royauté n’avait d’autres prérogatives que celles qui sont formellement exprimées par la loi fondamentale ; je pense que si cette doctrine était fondée, il faudrait effacer des lois secondaires, des lois auxquelles on ne peut pas donner le nom d’organiques, une foule d’attributions données au Roi, et dont la constitution ne fait pas mention expresse.
Les exemples ne manquent pas pour prouver ce que j’avance.
Si j’ouvre le code civil, j’y vois l’article 164 qui autorise le Roi à accorder des dispenses de mariage dans certains cas ; je demanderai au préopinant dans quel article de la constitution ce droit exorbitant est écrit ?
Si je consulte les lois administratives, je trouve que le Roi accorde des brevets d’invention, qu’il fait des concessions industrielles pour les grandes routes, les diligences, les canaux, et pour mille autres objets d’exploitation ; je demanderai de nouveau à l’honorable préopinant dans quel article de la constitution ces attributions se trouvent formellement accordées à la royauté ?
Récemment, messieurs, vous avez porté une loi pour autoriser le Roi à contracter un emprunt, dont vous-mêmes ne pouviez pas déterminer le taux ; eh bien, nulle part dans la constitution je ne vois cette attribution donnée à la royauté.
L’article 139 de la constitution porte que la législation sur les pensions sera sujette à révision ; croyez-vous, messieurs, que vous ne pourriez pas conférer au Roi le droit d’accorder des pensions jusqu’à concurrence d’une certaine somme ?
Que résulte-t-il de l’article 76 que l’on a tant de fois invoqué ? Que c’est le Roi qui confère les ordres militaires, rien de plus.
Mais la question de savoir s’il y aura un ordre civil, et à qui sera donné le droit de conférer l’ordre civil, ces deux questions restent entières ; l’article 76 n’a résolu que la question relative à l’ordre militaire.
Dans la charte française se trouve une disposition à peu près analogue à celle de l’article 76. L’article 72 de la charte porte que la légion d’honneur est maintenue : de cette déclaration aurait-on pu dire par un argument « a contrario sensu, » par le principe « inclusio unius est exclusion alterius, » que toute autre décoration était abolie en France ? Non, messieurs ; aussi, à côté de l’ordre de la légion d’honneur a existé l’ordre du Saint-Esprit, l’ordre de Saint-Louis. Si l’on avait suivi les arguments de nos aversaires, on aurait conclu de l’article 72 de la charte que tous les ordres, moins celui de la légion d’honneur, étaient abolis.
Messieurs, je ne m’attacherai pas à faire ressortir la singularité d’une loi qui perdrait de vue tous les services civils et ne considérerait que les services militaires ; mais voyez avec quelle facilité on parviendrait à éluder une telle loi.
Presque tous les citoyens belges font partie de la garde civique ; est-ce que dans cette garde on ne rend pas des services militaires ? Est-ce que dans les rangs du premier ban de cette garde on ne fait pas le service comme dans l’armée de ligne ? La loi sur l’ordre militaire comprendra donc la nation tout entière, si vous n’introduisez pas une disposition qui renferme étroitement l’ordre dans les rangs de l’armée.
Jusqu’ici on a très peu abusé de l’article 75 de la constitution, et je crois même qu’on n’a pas encore usé, et qui donne au Roi le droit d’accorder des titres de noblesse ; cette conduite me rassure sur l’avenir. Si des abus étaient à craindre, et vous forceriez le gouvernement à mettre plus de circonspection dans les choix, quand il conférera l’ordre civil. Je ferai peut-être un amendement relativement à cette limitation.
En Belgique nous avons fait une petite part à la royauté ; si aujourd’hui il s’agissait de lui donner un véritable pouvoir, une véritable action civile de plus, je pourrais hésiter ; mais il s’agit d’une attribution de luxe, c’est le mot, et je vous avoue que je n’hésiterai pas à rehausser à si peu de frais notre jeune royauté aux yeux de l’Europe.
M. Ch. de Brouckere. - On vient de nous opposer la charte française, comme si elle contenait l’article 78 de notre constitution ; mais il n’est nulle part question dans la charte française du droit de donner au roi le pouvoir de conférer des ordres militaires.
L’article 72 a été mis dans la charte comme on y a mis l’abolition de la conscription. La charte française a été faite pour rallier l’ordre ancien à l’ordre nouveau. L’article 72 a détruit l’ordre de la croix de fer et tous les autres ordres, à l’exception de la légion d’honneur. Les ordres anciens, dans l’esprit de l’auteur de la charte, n’ayant jamais été détruits par le droit, prenaient naturellement la place des ordres détruits ; ainsi l’on a vu l’ordre de Saint-Louis, l’ordre du Saint-Esprit, l’ordre de Saint-Lazare.
M. le ministre de la justice (M. Raikem). - Vous savez que la question a été envisagée sou deux points de vue, sous celui de la convenance dans l’établissement d’un ordre civil, et sous celui de la constitutionnalité. Les uns peuvent penser que dans aucun cas il ne faut établir d’ordre civil, quand même la constitution le permettrait ; les autres croiraient qu’il peut être utile d’établir un tel ordre, mais que la constitution y met obstacle.
Quant à la question de convenance, déjà on vous a fait remarquer l’utilité de l’ordre par nos rapports avec l’étranger. Nous ne sommes pas isolés en Europe, et vous savez que dans tous les Etats européens, les rois ont le droit de conférer des ordres de chevalerie, soit civile, soit militaire, à des nationaux, et même à des étrangers ; vous sentirez aisément,d’après cet état de choses, quelle grande utilité il peut y avoir dans l’établissement d’un ordre de chevalerie civile chez nous.
Sous le rapport intérieur est-il utile de récompenser les services civils rendus, de décorer les talents, les illustrations civiques ? Cette question ne saurait être mise en doute.
Mais, dit-on, le pouvoir pourra abuser de la décoration et s’en servir comme moyen de corruption ! Eh ! messieurs, de quoi n’abuse-t-on pas ? Détruisez donc toutes les plus belles institutions, si vous ne voulez admettre que celles dont on ne peut pas abuser.
Remarquer qu’on sera d’autant plus avide de décorations qu’il sera impossible d’en obtenir chez nous ; ce que nous n’avons pas, c’est ordinairement ce que l’on désire ; l’esprit de l’homme est ainsi fait, et ce n’est pas par des lois que nous jugerons l’esprit humain. On cherchera des décorations à l’étranger ; on pourra en porter en Belgique ; le Roi aura la faculté d’accorder l’autorisation de les porter. Il résultera de là qu’en refusant au Roi le droit de conférer des décorations, vous accorderez ce droit à des princes étrangers.
Si l’on veut être conséquent dans les principes, examinez les antécédents.
L’assemblée constituante avait détruit tous les ordres de chevaleire, mais il était défendu à tous les Français de porter des ordres étrangers en France. Quand on veut avoir des institutions isolées, des institutions nouvelles, et c’est à quoi tendait la révolution française, je conçois qu’on fasse une défense, une prohibition absolue des ordres ; mais se borner uniquement à refuser au représentant de la nation, au Roi, le droit de conférer des ordres civils, quand on tolère les ordres étrangers, c’est un chaos auquel je ne puis rien comprendre.
Y a-t-il une disposition prohibitive de cet ordre dans la constitution ? On nous le dit ; je ne l’ai pas trouvée.
J’ai tiré, en passant, un argument de la constitution de l’an VIII ; on y a répondu en le dénaturant. L’article 87 de cette constitution disait que des marques d’honneur seraient décernées à ceux qui avaient combattu en défendant la patrie ; et d’après cet article une loi du 28 floréal de l’an X a créé la légion d’honneur, ordre à la fois militaire et civil.
J’avais fait remarquer que des sénatus-consultes ne coûtaient pas plus que des lois au chef de l’Etat ; que cependant en l’an X on avait employé un décret du corps législatif pour établir la légion d’honneur, et que cette loi avait créé un ordre militaire et civil, en vertu d’un article de la constitution qui ne parlait que de récompenses militaires. On n’a répondu à mon argument qu’en disant que la constitution de l’an VIII avait été établie sous l’empire des baïonnettes. Mes remarques n’en subsistent pas moins, et la preuve que l’établissement de la légion d’honneur ne fût point regardé comme inconstitutionnel, c’est que le tribunat, le seul corps qui défendit les droits de la nation, n’a élevé la voix que contre l’ordre lui-même et non contre sa constitutionnalité.
On convient cependant que la prohibition d’un ordre civil n’est pas écrite dans la constitution belge ; mais au lieu de dire : Tout ce qui n’est pas défendu est permis, on dit au contraire ; Tout ce qui n’est pas permis est défendu ; et c’est ainsi que l’on trouve une inconstitutionnalité.
L’article 6 dit que tous les Belges sont égaux devant la loi ; mais cet article n’est pas relatif aux ordres de chevalerie et ne peut les concerner en rien, car les ordres de chevalerie ne confèrent aucun droit, aucun privilège, et ne peuvent déranger l’égalité des Belges devant la loi.
L’argument de l’article 76 et la maxime que l’on a citée sont ce qu’on appelle en droit des brocards, qui ne peuvent avoir d’influence sur vos esprits. Une prohibition ne peut se trouver dans la maxime « Inclusio unius est exclusio altérieus ; » quand la constitution veut établir une prohibition, elle l’établit formellement, témoin l’article 13, qui abolit la mort civile et dit qu’elle ne pourra être rétablie.
On a aussi invoqué l’article 29… (Bruit au banc où est assis M. de Robaulx.) Si l’honorable membre demande la parole, je l’écouterai avec attention.
On dit que dans l’article 29 le pouvoir exécutif n’est pas attribué au Roi en termes généraux, qu’il est attribué avec des limites ; mais, messieurs, il ne s’agit pas ici du pouvoir exécutif, il s’agit ici du pouvoir législatif ; c’est un acte du pouvoir législatif que nous réclamons ; on ne peut donc pas nous opposer l’article 29 de la constitution, lequel ne restreint pas le pouvoir de la législature.
La constitution distingue trois pouvoirs ; le pouvoir législatif, le pouvoir judiciaire, et le pouvoir exécutif ; le pouvoir exécutif est donc bien distinct du pouvoir législatif ; or, c’est un acte du pouvoir législatif que nous demandons, et à cet égard nous ne voyons aucune restriction dans la constitution.
On prétend que, pour donner quelque pouvoir au Roi, il faut en trouver le germe dans la constitution ; voilà donc le pouvoir royal tellement lié qu’il est impossible que le législateur puisse lui rien permettre.
Pour tout le monde, tout ce qui n’est pas défendu est permis ; pour le Roi, c’est tout autre chose. Ce n’est pas là le sens de l’article 78. La constitution a voulu empêcher les empiétements des pouvoirs les uns sur les autres ; mais elle n’a pas pu empêcher les pouvoirs de fonctionner librement.
S’il faut en croire plusieurs orateurs, la souveraineté ne réside pas dans le pouvoir législatif ; pour moi, je suis persuadé que c’est dans le pouvoir de faire des lois que réside la souveraineté. Sans doute que tout pouvoir émane de la nation, mais je vois dans la constitution que les chambres représentent la nation ; c’est aussi pour cela qu’elles font des actes de souveraineté, qu’elles font des lois.
Ainsi tombent les arguments que l’on avait fait valoir contre le projet ; la loi en discussion ne contient donc rien de contraire à la constitution. Vous n’avez qu’une question de convenance à examiner. Pour la résoudre, considérez dans quelle positon vous placeriez l’élu de la nation vis-à-vis des étrangers et vis-à-vis des nationaux, si vous ne lui accordez pas le droit de conférer des ordres civils.
M. Gendebien. - Messieurs, j’exprimais hier, après deux heures de discussion, de justes regrets sur le temps perdu. Il paraît que mes regrets n’ont pas été entendus ; mais puisque nous nous occupons de futilités, comme à ces futilités s’attache une question grave, examinons avec attention cette question.
Je ne sais pas comment on pourrait attacher tant d’importance à la question en elle-même, s’il n’y avait pas une arrière-pensée ; avec votre ordre militaire, vous avez de quoi satisfaire à toutes les convenances à l’égard des étrangers. Il est ridicule de faire échange de décorations ; car pourquoi donner des décorations aux étrangers ? Est-ce pour services militaires ? Non. Est-ce pour services civils ? Non. C’est parce que telle ou telle circonstance a mis tel ou tel individu dans l’antichambre ou dans le salon que vous donnez des décorations. Vous aurez de quoi faire échange de politesses avec la décoration militaire.
Ce qui est sérieux dans la discussion, c’est qu’on veut établir un principe à l’occasion d’une futilité.
Pour faire passer le projet de loi, on est allé jusqu’à dire que la souveraineté résidait dans les chambres législatives ; de ce que tous les pouvoirs émanent de la nation, on en a conclu que tous les pouvoirs pouvaient émaner des chambres, puisqu’elles représentent la nation, et qu’ainsi elles sont souveraines.
Tous les pouvoirs émanent de la nation. Oui ; mais ces pouvoirs doivent s’exercer de la manière qui a été établie par la constitution. Pouvons-nous exercer des pouvoirs autres que ceux qui sont énoncés dans la constitution ?
En rapprochant le texte des articles 29 et 79 de la constitution, il ne peut rester la matière d’un doute que nous ne pouvons, pas plus que le pouvoir exécutif lui-même, remplir des fonctions en dehors de la constitution, et que nous ne pouvons en rien changer le mandat qui nous a été donné par le peuple souverain.
Il y a plus, c’est que la nation elle-même ne pourrait changer la constitution, parce que le peuple a accepté la constitution qui règle les droits de tous. Pour changer la constitution, pour changer le contrat social, il faut dissoudre les chambres, et nommer des députés ayant mandat spécial pour modifier le pacte fondamental.
Vous voyez que lorsque vous parlez de votre omnipotence parlementaire, de votre souveraineté parlementaire, vous ne pouvez lui donner aucune base, aucune réalité. Les ministres l’invoquent aujourd’hui parce qu’elle peut leur être utile dans la circonstance actuelle ; ils se garderaient bien de la suivre dans d’autres circonstances.
Quoi qu’on ait pu dire, la constitution ne permet pas de créer un ordre civil.
Je crains bien que notre royaume de la Belgique, au train qu’on y va, ait le sort de l’empire français. Le congrès n’a pas été si loin que l’assemblée constituante ; il a laissé les titres de noblesse ; et voilà qu’on ne se contente pas de la faculté de créer des ordres, on va plus loin ; on veut des ordres ; on accorde des ordres militaires, et l’on n’est pas content. Messieurs, je plains fort la nation si on veut suivre l’empereur Napoléon ; nous savons où conduisent les institutions qu’il a fondées ; elles mènent au despotisme. On dit qu’il a créé la légion d’honneur pour rallier les partis dans un centre commun ; c’est ainsi qu’on dit dans les théories ; mais la pratique apprend ce que l’on fait avec le signe de l’honneur, mot magique en France comme en Belgique. Napoléon n’est pas un homme modèle pour nous.
« Mais, dit-on, on ne pourra donc pas récompenser les hommes de septembre. » Comment ! vous vous apitoyez aujourd’hui sur le sort de ces hommes quand depuis 15 mois je plaide leur cause inutilement : vous ne vous apitoyez sur leur sort que parce que vous voulez les intéresser à la création d’un ordre civil, mais en réalité vous ne voulez pas les récompenser, vous voulez avoir des décorations à donner à l’occasion du mariage du souverain afin d’en pouvoir distribuer aux valets de cour. Les hommes de septembre feront volontiers le sacrifice de leurs décorations s’ils doivent les partager avec des étrangers, et si ces décorations peuvent amener des perturbations dans nos institutions ; ce que vous devez principalement à ces hommes, c’est de ne pas les laisser mourir de faim.
Vous vous apitoyez sur le sort des volontaires ! Le congrès vous a demandé une simple étoile pour perpétuer le souvenir des événements de septembre ; vous l’avez refusée ; hypocrisie donc quand vous parlez de ces hommes, à qui vous refusez du pain ; ils ne veulent pas de cette croix, que porteraient ceux qui voudraient établir le despotisme chez eux.
Je consens qu’il n’y ait ni ordre civil, ni ordre miliaire ; je tiens peu à l’un et à l’autre ; si j’adopte l’ordre militaire, c’est que je sais qu’on peut moins en abuser que de l’ordre civil, quoiqu’on ait beaucoup abusé de la légion d’honneur.
Nous ne pourrons pas imiter les étrangers : ah ! messieurs, n’imitons pas les étrangers, nous n’avons rien à leur envier ; je n’en excepte pas moins la France qui prend une route dans laquelle nous ne devons pas la suivre.
On a prétendu que le Roi avait des pouvoirs qui ne dérivaient pas de la constitution ; et l’on a énuméré des pouvoirs administratifs qui, disait-on, étaient de cette nature.
On est dans l’erreur : l’article 67 de la constitution dit que le Roi fait les règlements et arrêtés nécessaires à l’exécution des lois ; ainsi cet article répond à ce que l’on a dit relativement aux pouvoirs qu’a le Roi de donner des dispenses de mariages, de donner des pensions, etc.
Quant aux pensions, l’article 139 dit qu’elles seront révisées ; je crois que le Roi ne peut actuellement en accorder. Ce que l’on a dit sur ce point ne résout pas la question, car c’est une chose qui elle-même demande une solution.
Quand nous aurons établi les décorations civiles, on pourra agiter la question de savoir si le Roi a le droit d’accorder le port des décorations étrangères ; ainsi tous les arguments tirés de ces décorations n’avancent pas trop la discussion.
On a parlé de la constitution de l’an VIII, et de la loi de l’an X sur la légion d’honneur ; on s’est prévalu du silence du tribunat ; n’invoquons pas cet exemple ; il est de mauvais aloi ; nous savons où le pouvoir est arrivé. On faisait ce que Napoléon voulait, parce qu’on avait besoin de ce capitaine pour sauver la France de l’invasion étrangère.
Je terminerai en vous faisant observer que si tout ce que la constitution ne défend pas est permis, le Roi aurait davantage de pouvoirs, si les articles 75 et 76 n’existaient pas. Malheureusement pour les partisans des décorations de l’ordre civil, ils existent ; et on peut leur appliquer avec la dernière exactitude cette maxime triviale : « Inclusio unius est exclusio alterius. »
M. le président. - La parole est à M. de Roo.
M. de Roo. - Et moi, messieurs, en opposition au préopinant, je m’étaie des mêmes articles 75 et 76 de la constitution, pour baser mon opinion en faveur du projet en discussion.
Le Roi (article 75 de la constitution) peut conférer le titre de noblesse ; or, il peut créer des chevaliers, des barons, des commandeurs, et tout ce qui lui plaira, relativement à l’ordre de noblesse, s’il n’y attache pas de privilège, et c’est ce que l’on fait par la présente loi.
La seule question est donc si le Roi peut y attacher, en vertu de ce pouvoir lui conféré par la constituion, un bout de ruban, une étoile ou une croix, comme l’a dit l’honorable M. Milcamps. C’est donc dans ce ruban, dans cette croix, que l’on cherche la grave question constitutionnelle ; mais n’est-ce pas une conséquence de l’article 75 ? Celui qui peut le plus peut le moins ; qui veut la fin doit vouloir les moyens.
On argumente de l’article 76 ; mais il est encore une conséquence de l’article 75, et n’est pas obstatif à l’ordre civil ; il ne fait au contraire que corroborer sa disposition, tout en prescrivant au Roi l’institution de l’ordre militaire.
Quelle inconstitutionnalité rencontre-t-on dans le port d’un ruban, d’une croix ou d’une étoile, plutôt que dans la décision emportant exclusion d’un des droits les plus constitutionnels du pays et du citoyen, en lui ôtant l’éligibilité formellement prescrite par la constitution ? C’est-à-dire la défense faite à un membre de la cour de cassation de faire partie de la chambre des représentants. Il est absurde de dire qu’il a le choix. Il n’est pas moins vrai que vous l’excluez.
Or, je ne trouve pas plus d’inconvénient, ni plus d’inconstituttionnalité dans l’un que dans l’autre cas, mais au contraire ici une pure formalité ou accessoire, tandis que dans l’autre il s’agit d’un droit constitutionnal qu’on ôte par une dispositon législative.
L’article 78 de la constitution n’y est pas plus un obstacle ; il dit : « Le Roi n’a d’autres pouvoirs que ceux que lui attribuent la constitution et les lois particulières portées en vertu de la constitution même. »
Or la constitution, article 75, lui donne le pouvoir de créer un ordre de noblesse : c’est un ordre de noblesse, un ordre de chevalerie qu’on institue pour services rendus. On reste donc dans les bornes de la constitution, puisqu’on ne fait que créer un ordre en vertu de la constitution même ; l’article 78 est donc parfaitement en harmonie avec le projet de loi.
Il en résulte par une conséquence ultérieure que la loi que nous portons sera en vertu de la constitution est une conséquence d’icelle, puisqu’elle tire sa source dans la disposition de son article 65.
Je ne puis par conséquent trouver une inconstitutionnalité dans le présent projet, et voterai pour.
M. le président. - La parole est à M. Barthélemy. (Aux voix ! aux voix ! La clôture !)
M. Barthélemy. - Si je parle, ce n’est pas pour mon plaisir.
- La chambre ferme la discussion.
M. le président. - Nous allons passer à la discussion des articles.
« Art. 1er. Il est créé un ordre national, destiné à récompenser les services rendus à la patrie.
« Il porte le titre d’ordre de Léopold. »
M. le président. - Deux amendements ont été déposés sur le bureau ; l’un est de M. Liedts, l’autre de M. Leclercq. Voici celui de M. Liedts :
« Il est créé un ordre national destiné à récompenser les services militaires rendus à la patrie.
« Il porte le titre d’ordre de Léopold. »
Voici celui de M. Leclercq :
« Il est créé un ordre militaire destiné à récompenser les services éminents rendus à la patrie.
« Il porte le titre d’ordre de Léopold. »
Je crois que ces amendements ont été suffisamment développés par leurs auteurs.
M. Barthélemy. - Messieurs, il est question de savoir quelle est la nature de la disposition que l’on vous propose ; est-elle une disposition de nature législative, alors vous avez le droit de la porter ; est-elle de nature politique, alors vous n’en avez pas le droit.
La question reviendrait donc à ceci : à quelle nature de droit la question se réfère-t-elle ?
L’établissement d’un ordre civil est-il donc le droit politique ? Si pour résoudre cette question je considère de quelle manière les pouvoirs constituants ont traité ces questions, je trouve que l’assemblée constituante française et le congrès de la Belgique ont mis les décorations dans l’ordre politique. Ils ont pensé qu’il appartenait au pouvoir constituant de statuer sur les ordres.
L’assemblée constituante a aboli tous les ordres ; le congrès belge en a créé un.
Mais la création des ordres est-elle bien de sa nature une matière relevant du droit politique ? Je ne vois dans une récompense donnée aux citoyens aucun droit accordé, si ce n’est le droit civil de porter un insigne. Ce droit, la législature peut-elle le décider ? C’est une question que je soumets à la chambre sans la résoudre.
M. Bourgeois. (à M. le président.) - Relisez les amendements.
M. Leclercq. - Je renoncerai volontiers à mon amendement.
M. Liedts. - Mon amendement exprime mieux que les services doivent être militaires.
M. Leclercq. - Les expressions que j’emploie sont celles de la constitution.
M. de Robaulx. - Mais il faut que les services militaires soient seuls récompensés.
M. Leclercq. - C’est un ordre militaire !
M. de Robaulx. - Mais on abuse de tout par le temps qui court.
M. Leclercq. - On pourrait poser cette question ; y aura-t-il un ordre civil. (Oui ! oui ! oui !)
M. le ministre de la justice (M. Raikem). - Je demande la parole sur la position de la question.
On peut réclamer la division de la question ; car il y d’abord une question de constitutionnalité qui est une question préalable ; ainsi on pourrait d’abord mettre aux voix la constitutionnaité de l’ordre civil.
M. Ch. de Brouckere. - Je ne conçois pas un pareil ordre de discussion. M. le ministre veut que l’on mette aux voix une question de principe : la décoration civile est-elle constitutionnelle, oui ou non ? Si un membre de la chambre, de l’assemblée, demandait la question préalable sur l’ordre civil, attendu son inconstitutionnalité, je concevrais cette manière de procéder ; mais je ne puis concevoir que le ministre fasse une proposition semblable. Il s’est trompé.
M. le ministre de la justice (M. Raikem). - Si nous nous en tenons au règlement, qu’y aura-t-il aux voix ? C’est l’amendement avant la question principale ; mais on veut mettre aux voix tout autre chose que l’amendement, on veut mettre aux voix : y aura-t-il un ordre civil ? Puisque l’on veut mettre aux voix autre chose que l’amendement, je propose de mettre aux voix la question de constitutionnalité.
M. Leclercq. - Je n’ai proposé la délibération dans ces termes que pour éviter une rédaction de l’article premier. Que voulons-nous ici ? Nous voulons arriver ici à une solution ; eh bien, nous ne gagnerons rien en divisant la question et en nous demandant si l’ordre civil est constitutionnel. Quelques-uns d’entre nous qui ne voteraient pas pour l’ordre civil peuvent le regarde comme constitutionnel ; d’autres qui voudraient de l’ordre civil, le regardent comme inconstitutionnel ; ces membres se diviseraient dans la question de constitutionnalité, mais se réuniraient quand on en viendrait à la question relative à l’établissement de l’ordre civil : c’est perdre du temps.
M. le ministre de la justice (M. Raikem). - Il faut toujours en venir à une rédaction ; autant vaut convenir actuellement de quelle rédaction on s’occupera. On aura plus tôt fait en mettant aux voix l’un des amendements de MM. Liedts et Leclercq ; mais si on veut mettre une question de principes aux voix, on peut demander la division comme j’ai fait.
M. Lebeau. - Je pense que l’on peut adopter l’amendement de M. Leclercq en principe, sauf rédaction. Je ne vois pas la moindre difficulté de mettre cet amendement aux voix.
M. de Gerlache. - L’amendement de M. Leclercq a été le premier déposé sur le bureau.
M. Bourgeois. - Par sa rédaction, M. Leclercq entend-il exclure l’ordre civil ? (Oui ! oui ! oui !) (L’appel nominal ! l’appel nominal !)
L’appel nominal a lieu et donne le résultat suivant :
38 membres votent pour l’amendement ; 33 votent contre.
L’amendement de M. Leclercq est adopté.
Ont voté pour l’amendement qui exclut l’ordre civil : MM. Taintenier, Bourgeois, Brabant, Coppens, Corbisier, Dautrebande, Davignon, Ch. et H. de Brouckere, de Haerne, d’Elhoungne, Dellafaille, de Meer de Moorsel, de Robaulx, Desmanet de Biesme, Desmet, Destouvelles, d’Hoffschmidt, Dubus, Dumortier, Fleussu, Gendebien, Lardinois, Leclercq, Liedts, Mary, Raymaeckers, Seron, Thienpont, Vanderbelen, Van Innis, Van Meenen, Vergauwen, Verhagen, Ch. et H. Vilain XIIII, Watlet, Zoude.
Ont voté contre : MM. Berger, Boucqueau, Coghen, de Foere, de Gerlache, F. de Mérode, de Muelenaere, de Nef, de Roo, de Sécus, de Terbecq, de Theux, Devaux, Domis, Duvivier, Goethals, Helias d’Huddeghem, Hye-Hoys, Lebeau, Lefebvre, Milcamps, More-Danheel, Nothomb, Olislagers, Polfvliet, Poschet, Raikem, A. et C. Rodenbach, Serruys, Ullens, Verdussen, Vuylsteke.
- La séance est levée, et la suite de la délibération sur les articles est renvoyée à demain.
Absents sans congé, à la séance du 3 juillet : MM. Angillis, Cols, Coppieters, Dams, Delehaye, Dewitte, de Woelmont, Dugniolle, Fallon, Gelders, Jaminé, Jullien, Legrelle, Osy, Pirmez, Pirson, Rogier, de Tiecken, Vandenhove.