(Moniteur belge n°186, du 4 juillet 1832)
(Présidence de M. de Gerlache.)
A une heure on procède à l’appel nominal.
M. Dellafaille lit le procès-verbal, la rédaction en est adoptée sans réclamation.
M. Jacques fait connaître l’objet de plusieurs pétitions adressées à la chambre ; ces pétitions sont renvoyées à la commission spéciale.
M. Mesdach écrit pour demander un congé de 25 jours. Sa santé ne lui permet pas de partager actuellement les travaux de ses collègues.
M. Liedts fait connaître l’objet de plusieurs pétitions adressées à la chambre ; elles sont renvoyées à la commission spéciale, qui en fera un rapport.
L’ordre du jour est l’ouverture de la discussion générale sur le projet relatif à la création d’un ordre militaire et civil.
M. H. Vilain XIIII. - Messieurs, les longues hésitations manifestées par le ministère dans la présentation du projet de loi qui nous occupe, les nombreuses objections rencontrées dans les sections, les difficultés plus graves encore éludées plutôt que résolues dans la section centrale, témoignent assez que ce projet renferme une question bien épineuse, bien vitale, devant laquelle la législature balance à se prononcer et dont l’interprétation divise les esprits les plus éclairés. Cette question est celle de constitutionnalité.
Les motifs de convenance, d’opportunité, sont en effet d’un minime intérêt devant cette suprême nécessité qui veut qu’avant toute chose on décide que la collation d’un ordre civil est un droit constitutionnel ; c’est là ce qui arrête bien des bonnes volontés à satisfaire aux demandes du pouvoir ; c’est là ce qui soulève bien des scrupules ; c’est là, messieurs, ce qui m’oblige aujourd’hui à demander au ministère des explications claires et catégoriques sur le sens qu’il entend donner à l’article 76 et subséquents de la constitution, et si ces explications ne sont que subtiles et peu satisfaisantes, à rejeter la loi.
Je dois bien l’avouer, je ne sais point tourner une constitution, j’ignore l’art de faire dire à un texte autre chose que ce qu’il semble raisonnablement indiquer, et quand ce texte ne me paraît point rationnel, ni explicite, je m’en réfère aux intentions des législateurs qui l’ont formulé, et aux volontés du congrès, écrites dans les rapports des sections et dans les discours des orateurs. C’est ainsi que le ministère lui-même en agit, lorsqu’il veut étayer les motifs de quelque autorité respectable. Il invoque souvent les interprétations de la section centrale du congrès, et M. le ministre de la justice nous en a maintes fois donné l’exemple ; depuis peu encore, on s’en est armé pour la nomination des juges par le Roi. On aurait donc mauvaise grâce aujourd’hui d’écarter entièrement ce précédent.
Plusieurs sections du congrès national et la section centrale à l’unanimité ont rejeté l’ordre civil. Ce rejet ne forme point loi, mais il forme une autorité. Ce rejet, quoique émis dans des séances préparatoires, doit cependant être envisagé comme de quelque poids ; car il témoigne suffisamment de l’esprit qui animait alors le congrès, et de sa volonté à ôter au pouvoir le droit de conférer les ordres civils. C’est, mû par ces intentions, qu’il a voté l’article 76. A-t-il été guidé dans ce moment par la saine raison ? N’y avait-il point quelque singularité à ne décréter que des ordres militaires dans un Etat déclaré neutre à perpétuité ? Ce n’est point là ce que je veux examiner pour le moment. Le seul point à résoudre est celui de savoir si l’on peut légalement accorder au gouvernement d’autres droits que ceux qui sont relatés dans le pacte fondamental.
En vain cherche-t-on à prétendre que l’ordre civil étant passé sous silence dans la constitution, n’étant par cela même point défendu, la chambre, d’après une loi spéciale, a le droit de concéder un pouvoir nouveau à la couronne. Je répondrai qu’aucun pouvoir ne peut lui être dévolu hormis ceux que lui attribue formellement la constitution et les lois portées en vertu de cette constitution ; j’ignore ainsi dans quel article la chambre pourrait puiser les éléments de cette nouvelle extension d’attribution.
Et c’est ici le cas de dire : Tout dans la charte, rien en deçà, rien au-delà. Car, si on outrepassait cette limite, et que le gouvernement pût exercer d’autres pouvoirs que ceux qui lui sont tracés dans cette constitution, je ne vois point de quel besoin serait l’accession des chambres à cet nouvel exercice ; le gouvernement pourrait de lui-même conférer les ordres civils, et la législature ne devrait concourir qu’à la formation de la loi qui règle les statuts des ordres militaires. Cependant la chambre n’est pas plus puissante que le souverain, elle ne peut pas lui donner ce qu’elle-même ne possède pas, et entre autres le droit de conférer des distinctions civiles, qui ne se trouve exprimé dans aucun chapitre de la constitution. Les chambres, il est vrai, représentent la nation, dont tous les pouvoirs émanent ; mais ces pouvoirs, d’après l’article 25, doivent être exercés de la manière établie par la constitution, et celle-ci, je le répète, ne parle point d’ordres civils ; elle semble même les condamner en disant, article 6, qu’il n’y aura dans l’Etat aucune distinction d’ordre.
Voilà mon opinion tout entière sur le projet ministériel. Je voterai pour les articles sur l’ordre militaire ; jusqu’à ce moment, je crois tous les autres inconstitutionnels. Quant à l’article 5 proposé par la section centrale, pour obliger tout député à subir une réélection après avoir accepté l’ordre civil, je ne pense point que la chambre ait le droit de formuler une pareille condition : ce serait de sa part un excès de pouvoir, ce serait vouloir ajouter à la constitution, au détriment de la représentation, comme tout à l’heure on voulait pour l’ordre civil y ajouter au bénéfice de la couronne.
On viendrait amplifier l’article 36 de la constitution, article qui n’exige la réélection que pour un seul motif, l’acceptation d’un emploi salarié. On poserait aujourd’hui un nouveau cas d’incapacité, l’acceptation d’un ordre ; et sous le prétexte d’éviter une influence corruptrice, on irait au-delà de la constitution. Plus tard on pourrait ainsi décréter de nouvelles incapacités et restreindre indéfiniment, au profit de l’un ou de l’autre parti, les droits des électeurs et des éligibles ; ordre de choses que le congrès n’a pas voulu, puisqu’il n’a décrété qu’un seul cas de réélection. La proposition de la section centrale me paraît donc extra-légale, et si celle du ministère quant à l’ordre civil laisse flotter encore quelque doute dans mon esprit, celle-ci n’en laisse aucun : je la rejetterai.
Je me borne pour le moment à ce peu de réflexions sur la constitutionnalité du projet. Je n’examinerai point s’il était opportun de présenter dans ce moment un tel projet, dont l’acceptation soulèvera peut-être plus d’une jalousie entre les citoyens ; s’il était bien nécessaire de créer un ordre civil en Belgique pour y entretenir l’émulation et le patriotisme, tandis que jusqu’à ce jour, ce n’est point l’amour de distinctions qui a animé les meilleurs citoyens, mais bien le désir désintéressé de consolider le bonheur de sa patrie. N’oublions jamais que le nom du roi des Belges n’a besoin d’autre appui que la reconnaissance publique, qui sera bien plus forte que tout l’attrait des cordons.
Je m’arrête, messieurs, vous exprimant ici tous mes doutes sur la légalité du projet ; ces doutes paraîtront peut-être tenir du scrupule ; mais ne perdons pas de vue que, malgré que la constitution soit en quelque manière émanée de nos propres mains, cet ouvrage ne nous appartient pas ; qu’il est en la possession du peuple, dont l’attachement sera d’autant plus vif à cette constitution qu’elle sera plus respectée par les trois pouvoirs, que nous devons le plus possible nous borner à sa stricte exécution, sans trop rechercher ce qu’elle ne veut point empêcher, et que pour ma part, et à moins d’absolue nécessité, je préférerais toujours m’abstenir de tout ce qui n’y est point permis que d’exécuter tout ce qu’elle ne défend pas. Dans ce système rigoureux, je verrai dans l’avenir moins de danger pour le salut général.
M. Liedts. - Messieurs, la section centrale nous propose d’instituer un ordre civil et militaire ; si on ne fait pas disparaître du projet de loi l’ordre du mérite civil, je croirais violer la constitution et me rendre parjure en y donnant mon assentiment.
Messieurs, le droit de partager les citoyens en castes, en nobles et non-nobles, et celui de décerner des ordres de chevalerie, sont des droits si exorbitants dans les Etats constitutionnels, que les constitutions modernes ont cru devoir s’expliquer ouvertement sur ce pouvoir royal, de crainte que leur silence ne pût être considéré comme une exclusion de ce pouvoir. C’est ainsi que la constitution de 1815 et la charte française ont accordé expressément à la couronne le droit de créer des nobles et de décerner des ordres.
Lorsque la révolution belge éclata, le gouvernement provisoire chargea une commission de la rédaction d’un projet de constitution. Arrivée au chapitre où il s’agissait de déterminer les prérogatives royales, la commission dû naturellement examiner la question de savoir si, à l’exemple de la constitution de 1815 et de la charte de France, il fallait permettre au roi de conférer des titres de noblesse et des ordres de chevalerie.
Si vous voulez bien vous reporter à l’époque de la révolution, et vous représenter l’exaspération qu’avaient fait naître les abus scandaleux que Guillaume avait faits de cette prérogative royale, vous croirez sans peine que cette question ne pouvait être décidée affirmativement. Aussi le pouvoir de faire des nobles et de créer des ordres de chevalerie fut-il enlevé à la couronne, par cela seul qu’il ne figura plus parmi les prérogatives royales.
La commission ne se contenta point de garder le silence à ce sujet ; elle n’ignorait pas que des publicistes avaient agité la question si, dans un gouvernement constitutionnel, le roi a tous les pouvoirs qui ne lui refuse pas expressément la charte, ou si au contraire il ne peut avoir d’autres pouvoirs que ceux que lui reconnaît expressément la charte.
Vous le savez, messieurs, les rois légitimistes prétendent que les constitutions sont des concessions qu’ils font à la nation, que la plénitude des pouvoirs réside originairement en leur personne, et que s’ils se dépouillent par la constitution de quelques-uns de ces droits, ces exceptions ne détruisent pas la règle qui continue d’exister pour tous les pouvoirs non exceptés.
Cette prétention ridicule ne saurait se présenter à l’esprit de ceux qui font découler tous les pouvoirs du peuple ; cependant, quoique la commission de constitution eût inscrit, en tête de son projet, ce principe fondamental que tous les pouvoirs émanent de la nation, quoique par une conséquence immédiate de ce principe le roi n’ait et ne puisse avoir d’autres pouvoirs que ceux que lui attribue le pacte fait entre lui et la nation, la commission de constitution dans la crainte qu’on ne trouvât les législatures assez peu soucieuses de la loi fondamentale, pour renier cette conséquence, quelque naturelle qu’elle soit, la commission, disons-nous, l’inséra textuellement dans son projet, en défendant aux législatures futures de reconnaître à la couronne d’autres pouvoirs que ceux que lui attribuent formellement la constitution et les lois portées en vertu de la constitution même.
Par là il devenait évident pour tout le monde que le roi n’avait pas le droit de faire des nobles et de créer des ordres de chevalerie ; il eût été aussi inutile, après la défense générale que nous venons de voir, d’en faire une défense spéciale, qu’il l’eût été de défendre spécialement qu’on ne reconnût toutes les autres prérogatives royales que s’arrogeaient autrefois les souverains, et dont le projet ne parle pas plus que du droit de créer des nobles et des ordres de chevalerie.
Aussi la presse périodique ne se trompa point sur le sens du projet de constitution, et les journaux n’eurent qu’une voix pour applaudir à l’idée de la commission.
Les sections du congrès ne se trompèrent pas davantage sur la défense de créer des nobles et des ordres de chevalerie. Quelques-unes ne réclamèrent point, mais d’autres (et d’après les procès-verbaux que j’ai soigneusement conservés, ce furent la 2ème, la 5ème, la 6ème et la 8ème), d’autres s’élèvent contre cette défense et demandèrent que l’article suivant fût inséré dans la constitution : « Il pourra être établi un ordre du mérite civil et militaire ; il sera réglé par une loi. »
Dans ces quatre sections mêmes, la proposition fut loin d’être adoptée à l’unanimité.
Les uns ne voulaient d’aucun ordre de chevalerie et se déclarèrent en conséquence pour le projet de la commission de constitution ; d’autres s’élevèrent contre l’ordre du mérite civil, et n’adoptèrent que l’ordre militaire.
Arrivée à la section centrale dont je faisais partie, la question fut débattue longuement, et les trois opinions furent successivement examinées. Le résultat de la discussion fut qu’on n’adoptât ni l’opinion de ceux qui ne voulait d’aucun ordre de chevalerie, ni l’opinion de ceux qui voulaient que la loi pût instituer un ordre militaire et civil, mais qu’on s’arrêtât unanimement à un terme moyen, c’est-à-dire l’opinion de ceux qui ne voulaient qu’un ordre militaire.
L’article fut donc rédigé en ces mots : « Le Roi confère les ordres militaires, en observant à cet égard ce que la loi prescrit. »
Vous savez, messieurs, dans quels termes M. le rapporteur de la section centrale rendit compte de cette discussion au congrès national : « Relativement aux ordres de chevalerie, dit-il, la section centrale a adopté à l’unanimité l’avis de ces sections (le 2ème, la 5ème, la 6ème, la 8ème) quant aux ordres militaires, et elle l’a rejeté, aussi à l’unanimité, quant aux ordres civils. »
C’était faire entendre clairement que l’article était limitatif, puisque ces sections demandaient qu’une loi pût instituer un ordre civil, et que le rapport dit que cette demande fut rejetée à l’unanimité. Or les rapports faits sur la constitution seront toujours à mes yeux le meilleur commentaire des articles qui l’ont éprouvé aucun changement dans la discussion générale.
Mais, messieurs, ce n’est pas tant l’article 76 qui est le siège de la question que la disposition suivante de l’article 78 : « Le Roi n’a d’autres pouvoirs que ceux que lui attribuent formellement la constitution et les lois particulières portées en vertu de la constitution même. »
Remarquez, messieurs, la force de ces expressions : il ne suffirait pas même qu’une prérogative pût être tirée par induction de quelque article de la constitution pour qu’elle appartienne à la couronne ; il faut que la constitution la lui attribue formellement, c’est-à-dire en termes exprès, ou du moins qu’une loi soit portée en vertu de la constitution même.
Par exemple, la constitution veut (article 136) qu’une loi détermine le mode de première nomination des membres de la cour de cassation. Cette loi, ordonnée par la constitution, peut conférer au Roi cette première nomination, parce que c’est là une loi portée en vertu de la constitution même.
Mais ici il n’y a aucun article de la constitution qui dise qu’une loi pourra établir un ordre du mérite civil ; la loi qui l’établirait ne serait donc pas portée en vertu de la constitution même.
En résumé, la constitution n’attribue pas formellement au Roi le pouvoir de conférer des ordres civils ; la constitution ne dit pas non plus qu’une loi pourra lui conférer ce pouvoir, et comme il ne peut en avoir d’autres, il en résulte que l’adoption du projet de loi qui nous occupe, serait une violation manifeste de l’article 78 de la constitution.
Quel est donc l’argument sur lequel se fondent ceux qui croient pouvoir concilier avec la constitution le pouvoir donné à la couronne de conférer des ordres civils ? Le voici, messieurs, et il semblerait en vérité qu’il devrait suffire de le présenter pour que l’absurdité en saute aux yeux de tout le monde.
La constitution, dit l’honorable M. Dumortier, ne défend pas expressément au pouvoir royal de conférer des ordres civils, et, comme « ce qui n’est pas défendu est permis, » il en résulte qu’une loi peut permettre au Roi de conférer ces ordres.
Tout ce qui n’est pas défendu est permis ! Oui, messieurs, ce principe est incontestable dans toute autre manière que celle qui fixe les pouvoirs de la couronne ; mais dans la question qui nous occupe, il est faux, il est destructif du principe fondamental de notre constitution, qui fait découler tous les pouvoirs de la nation.
Et en effet, dire que tout ce qui n’est pas défendu est permis, c’est dire en d’autres termes que l’on peut conférer au Roi tous les pouvoirs que la constitution ne lui dénie pas expressément. C’est dire que le Roi ne tient pas ses pouvoirs du pacte constitutionnel seul. C’est dire mot à mot le contraire de ce que porte l’article 78 : « Le Roi n’a d’autres pouvoirs que ceux que lui reconnaît formellement la constitution ou les lois portées en vertu de la constitution même. »
Je n’examinerai pas après cela si ce serait un bien grand malheur pour le pays que le Roi ne pût pas décorer les diplomates étrangères, comme semble l’insinuer l’honorable M. Dumortier, de crainte que nos diplomates belges ne puissent à leur tour recevoir cette marque de distinction ; il me suffit que la constitution s’y oppose pour que je croie de mon devoir de refuser mon vote au projet qui nous est soumis.
M. Milcamps. - Messieurs, le gouvernement, afin d’accorder des récompenses aux militaires, et aux autres citoyens qui auront rendu ou qui rendront de grands services à l’Etat, nous propose de créer un ordre national sous le titre d’ordre de l’Union.
La section centrale, à l’examen de laquelle ce projet a été soumis, propose la dénomination de l’ordre de Léopold.
Notre code constitutionnel, article 76, a prévu les institutions d’ordres militaires. S’il ne prévoit pas celles d’ordres civils, son silence ne les empêche point.
Les membres de l’ordre, par cette loi, n’auront ni droits ni pouvoirs judiciaires. Ils ne formeront pas, par conséquent, un corps privilégié, car un corps privilégié est celui qui a des droits et des pouvoirs que n’ont pas les autres membres de la société ; dès lors cette institution ne blessera en aucune manière les principes de la constitution.
Un ordre militaire et civil est-il utile en Belgique ? Voilà toute la question.
Dans les républiques anciennes, on l’a dit mille fois, on accordait des récompenses aux vertus militaires et civiles. Une couronne de laurier, une feuille de chêne, ornait également la tête du guerrier, du magistrat, du poète et de l’artiste.
Chez les nations barbares, qui depuis ont peuplé l’Europe de leurs soldats, le mérite civil ne fut guère en honneur. Le courage était la seule qualité qui y fût estimée. Ce n’est pas là que nous irions puiser l’exemple de nos institutions.
Aujourd’hui nos monarchies qui encouragent tous les genres de gloire récompensent par des distinctions honorables et le mérite militaire et le mérite civil. N’est-ce pas pour la monarchie belge une raison de les imiter en ce point ?
Il existe entre tous les gouvernements des rapports de réciprocité qu’on ne peut méconnaître, des usages qu’on doit observer.
N’oublions pas que naguère le Roi des Belges reçut des mains du Roi des Français l’étoile de l’honneur…
Mais, dit-on, accorder cette prérogative c’est mettre entre les mains du pouvoir un instrument de corruption. Cette crainte est chimérique. La constitution, en attribuant au roi la nomination à tous les emplois et le droit de conférer les ordres militaires, en lui accordant une liste civile, n’a certainement pas voulu fournir des moyens de corruption, et vous voulez qu’un ruban donné dans l’ordre civil, qui peut émouvoir tout au plus quelques imaginations, soit une arme bien dangereuse entre les mains du pouvoir !
Nulle difficulté donc de créer un ordre de mérite militaire et du mérite civil.
Je cherche le motif, et je ne puis trouver le motif pour lequel la section centrale, au lieu du titre d’ordre de l’Union, propose celui d’ordre de Léopold. J’approuve le principe de l’institution d’un ordre ; mais j’avoue que la dénomination adoptée par le gouvernement exprime un sentiment de concorde entre les membres de l’ordre et son chef. Elle ne réveille pas ces idées de chevalerie attachées à un nom. L’ordre de l’Union est une imitation de la légion d’honneur, institution morale et politique dont l’objet, je cite les paroles de général Foy, « est de réunir en un seul faisceau les talents illustres, les hautes vertus, les courages éclatants, et de ceindre toutes les gloires de la même auréole. »
Mais, quelle que soit la dénomination que l’on donne à l’ordre, soit de l’Union, soit de Léopold, puisse, pour l’honneur de l’institution, le passé servir de leçon pour l’avenir !
En France, dans le principe, l’étoile de l’honneur n’était que le prix du sang, des talents illustres et des hautes vertus. Plus tard, elle fut prodiguée à des services obscurs et équivoques, et « ce pays, selon l’orateur célèbre que j’ai cité, fut affligé d’une épidémie de titres, de pensions, de grades et de rubans. »
Je rappelle à dessein ces paroles. Puissent-elles garantir la Belgique de cette maladie qui attaque presque tous les Etats de l’Europe ! Je voterai en faveur de l’institution d’un ordre militaire et civil.
M. Desmanet de Biesme. - Messieurs, je m’impose d’ordinaire une sage réserve dans les discussions traitant de matières spéciales qui ne me sont souvent connues que d’une manière assez superficielle, et je me borne à émettre un vote, sinon toujours très éclairé, au moins très consciencieux et dégagé de toute influence ; mais dans un objet d’intérêt général comme celui que nous discutons, j’ose présenter quelques considérations à l’appui de mes motifs négatifs, sur lesquelles je réclame l’indulgence de l’assemblée.
J’approuve l’esprit du projet de loi, quant à la création d’un ordre militaire. Au moment peut-être très prochain de la reprise des hostilités, tout ce qui peut encourager l’armée ne doit pas être négligé.
Je rejette au contraire l’établissement d’un ordre civil en Belgique, institution que je crois dangereuse et peu en harmonie avec l’ordre de choses qui nous régit.
Je n’irai pas, messieurs, rechercher ce que faisaient les Grecs et les Romains ; les institutions des nations modernes ont peu de rapport avec celles des peuples anciens ; nous sommes en Belgique, occupons-nous d’elle.
Il ne peut être question d’examiner ici quelle est la meilleure forme de gouvernement ; mais il me semble qu’il est d’une nécessité absolue pour tout gouvernement sage d’établir une coïncidence parfaite entre les institutions, même secondaires, et la constitution, base de tout l’édifice, et non seulement dans sa lettre, mais dans son esprit, former enfin par la corrélation des lois avec le pacte fondamental un tout homogène et durable.
D’après ces principes, une chose peut à mes yeux ne pas être positivement inconstitutionnelle, mais se trouver en désaccord avec l’esprit qui a présidé à la rédaction de la constitution et devoir par ce motif être écartée ; c’est, me semble-t-il, le cas qui se présente aujourd’hui.
Reportons-nous au temps du congrès ; tout était alors à créer. Deux systèmes étaient en présence, la république et la monarchie constitutionnelle.
La république n’eut guère de chances de succès ; ce mot était la terreur des puissances étrangères, et nous avions besoin d’appuis ; tout en convenant que la sagesse du peuple belge ne rendait peut-être digne de ce genre de gouvernement, on ne pouvait se dissimuler qu’il livre souvent l’Etat à de dangereuses perturbations… Le mot de présidence à vie avait déjà été prononcé ; bref, la crainte de certains républicains tua la république.
Restait donc la monarchie constitutionnelle, héréditaire ; mais dans quel sens l’entendait le congrès ? Lisez, messieurs, les discours de cette époque ; c’était, disait-on, une espèce de république que l’on voulait établir ; seulement, on mettait, pour éviter les troubles qui surgissent souvent aux élections des présidents, un président héréditaire que l’on appelait roi ; il y avait loin de ces pensées à la création d’un ordre civil, moyen de corruption sous tous les gouvernements.
Que vous disait alors un des orateurs les plus distingués de l’assemblée ? « La monarchie nouvelle telle que je la conçois, telle que je la vois dans un pays voisin, n’a que faire des oripeaux de la monarchie absolue. Voyez Louis-Philippe se promenant à pied dans les rues de Paris, en frac, en chapeau rond, le parapluie sous le bras ; dites-moi s’il n’y a pas plus de grandeurs dans cette noble simplicité que dans le faste des vieilles cours. » Depuis lors, il est vrai, un malencontreux tourbillon a emporté bien loin chapeau rond et parapluie ; mais ce n’est pas la faute de l’orateur, et sa pensée reste la même.
Ce serait prendre le change sur mes opinions que de croire que je sois très enthousiasmé de cette espèce de gouvernement républico-monarchique ; je pense avec bien d’autres que notre constitution laisse trop peu de force au pouvoir exécutif ; je veux simplement que nous soyons conséquent avec nous-mêmes, qu’ayant admis des principes généraux, nous ne nous en écartions pas par des lois particulières. Je le dis avec une entière conviction, si le temps, qui est bon juge, prouvait qu’en effet le pouvoir exécutif est trop faible en Belgique, que l’on vienne alors demander avec franchise à la nation la révision de quelques-unes des dispositions de la constitution, et cela dans un temps de calme, la nation prononcera en connaissance de cause ; mais, quant aux voies détournées pour parvenir au même but, je les repousse de tout mon pouvoir.
Chaque forme de gouvernement a des avantages et des inconvénients qui lui sont propres : la monarchie constitutionnelle n’est pas exempte de cette règle générale ; trop souvent la corruption s’y substitue à la loyauté, l’on obtient par adresse ce qui serait refusé à la force. Voyez l’Angleterre, que l’on nous vante à tout propos et si souvent hors de propos : que se passe-t-il dans ce gouvernement modèle ? Que d’autres, dans leur anglomanie, s’extasient sur tout ce qui vient de ce pays ; quant à moi, ses orgies électorales, cette tourbe décorée du nom de peuple, vendant son suffrage à celui qui l’a le mieux gorgé, ne m’inspire que du dégoût.
Les décorations sont, on ne peut le nier, un moyen puissant de corruption : tel homme sait résister à toute autre épreuve, et se rend pour un bout de ruban.
Il me semble que si la nécessité d’un ordre civil était reconnue, le ministère aurait pu nous présenter un projet plus en harmonie avec nos institutions. « Tous les pouvoirs émanent de la nation, » article 25 de la constitution. Les deux chambres, les conseils provinciaux et communaux, le choix des magistrats, tout en Belgique est ou sera en rapport avec cette disposition. Eût-il donc été impossible, en laissant même la nomination au Roi, que ces corps eussent eu voix délibérative, ou au moins consultative ? Cela eût été une belle sanction donnée au choix du chef de l’Etat.
Tous les considérants du décret concernant les créations d’ordres civils sont superbes ; le but est toujours de récompenser la vertu, le dévouement, etc. ; dans l’application, c’est tout autre chose.
Voyez en France la légion d’honneur : Napoléon, auquel on osait encore résister à cette époque, n’obtint cette institution qu’après une vive résistance et à une faible majorité ; c’était cependant une belle idée. Tous les genres de mérite surgissaient à la suite de cette terrible révolution ; il y avait émulation pour tout ce qui était grand, pour tout ce qui devait porter la patrie à ce haut point de gloire où nous l’avons vue ; il était facile de ne faire que de bons choix ; la matière première ne manquait pas ; le chef se connaissait en hommes : eh bien ! qu’en est-il advenu de cette grande institution ? Peu d’années s’étaient écoulées, et déjà ce noble signe de l’honneur, cette croix toujours si belle sur la poitrine d’un brave soldat, pendait ignominieusement à la boutonnière de quelques vils espions de la police impériale et de censeurs de la presse.
Parlerai-je de l’ordre du Lion-Belgique ? Pourquoi pas ? Dans les commencements, s’il n’était pas toujours donné pour les vertus civiques, il l’était souvent pour des vertus privées, c’était quelque chose ; mais pendant les dernières années, quel abus ! Vous n’avez pas oublié le célèbre voyage où fût traité d’infâme la conduite de ceux qui voulaient arrêter le pouvoir sur les bords de l’abîme où il s’est englouti ; alors les croix durent très naturellement être prodiguées aux hommes qui soutenaient le gouvernement dans la mauvaise voie où il s’était embourbé.
L’opinion a fait justice, et j’en aurais dit assez pour motiver ma répugnance pour la création d’un ordre civil, ou plutôt sur la manière de le donner, si ses partisans ne faisaient deux objections auxquelles je veux répondre.
Il est dangereux, dit-on, dans un pays constitutionnel de donner trop de prépondérance à l’armée ; donc une décoration civile peut être utile pour établir l’équilibre entre les services militaires et les services civils : d’accord. Le magistrat, le député, qui dans les temps de trouble a su résister à l’effervescence des partis, aux passions de la multitude, a soutenu au péril de sa vie, peut-être, le pouvoir royal, le pacte fondamental, n’a-t-il pas fait preuve de courage, n’a-t-il pas bien mérité du pays ? Sans doute ; aussi il sera décoré ; je n’ai aucune inquiétude à cet égard. Mais le courage civique est de plus d’une espèce ; le pouvoir ne chercher-t-il donc jamais à sortir de cette ligne qui lui est tracée par ces contrats jurés par lui et par la nation ? Ce magistrat, ce député inaccessible à toute séduction, fidèle à son prince, mais fidèle aussi à son pays, à la loi du serment, qui le décorera ?
Où sont les décorations royales de ceux qui ont flétri par leur refus le message du 11 décembre ? Où sont les décorations de ceux qui, dans les états-généraux, avertissaient le pouvoir que la patience des peuples a des bornes, plus amis du roi que ceux dont la basse complaisance a creusé le tombeau de la dynastie des Nassau ? Je chercherais vainement leur récompense, si je ne la voyais tout entière dans l’estime et l’amour de leurs concitoyens.
Mais, dit-on encore, et c’est par cet argument que l’on croit répondre à tout, nous ne sommes plus au temps du roi Guillaume. Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude. Oui, messieurs, je le crois aussi, et n’ai pas à faire ici ma profession de foi pour toute la sympathie que j’éprouve pour le roi que nous avons appelé à régner sur la Belgique régénérée. Mais je sais peu flatter ; tous les gouvernements ont des points de ressemblance : en adoptant un système quelconque, tout ce qui marche en ce sens est bon, tout ce qui le combat est mauvais. La parfaite impartialité n’est pas dans la nature. J’admettrai même volontiers, si vous le voulez, qu’il n’y aura pas d’abus actuellement ; mais nous ne travaillons pas pour un jour ; cette institution doit durer ; sans doute, Léopold Ier la donnera au mérite, Léopold II peut-être tout autrement.
Mais le ministère, sur qui pèsera une responsabilité au moins morale, ne vous inspire-t-il donc aucune confiance ? Oui, messieurs, beaucoup ; j’ai pour les personnes qui le composent la plus haute estime ; mais outre que les hommes changent, lorsqu’il s’agit d’institutions toute de confiance, un vieux dicton populaire, que je voudrais pouvoir oublier, me crie bien haut : « Nage toujours et ne t’y fie pas. »
J’ai dit.
M. Lardinois. - Messieurs, je viens combattre le projet de loi qui est soumis à vos délibérations, parce qu’il est contraire à notre constitution et qu’il répugne également au nouvel ordre politique qui doit nous régir.
Je n’entreprendrai pas, messieurs, de le considérer sous le rapport constitutionnel ; d’autres orateurs plus habiles que moi s’acquitteront de cette tâche d’une manière victorieuse.
Vous vous rappellerez que naguère, lorsque nous nous occupions de constituer notre état politique, nous proclamions les principes de liberté et d’égalité ; alors on semblait renoncer à jamais aux privilèges et aux distinctions ; il ne devait découler de notre charte que des institutions républicaines, mais dans ce siècle on est oublieux, on vieillit vite, et le passé est sans leçon efficace pour le présent.
Toutes les lois qui doivent compléter notre organisation sociale sont à faire ; les intérêts matériels ont besoin d’un nouveau système financier, et l’armée réclame une organisation conforme aux principes de notre régénération. Patience, cela viendra ; il faut commencer par le plus important, et l’ordre de chevalerie, qui blesse la liberté publique, veut la priorité ; d’ailleurs il embrasse à la fois deux choses qui n’ont aucune analogie, le civil et le militaire.
Un projet de loi, quelque mauvais qu’il soit, trouve toujours des défenseurs qui savent le présenter sous des faces riantes et vous font entrevoir des biens infinis dans son adoption. Quand les faits d’une expérience récente les embarrassent, ils se jettent dans l’histoire pour exhumer les vieilleries de l’antiquité. C’est ainsi que la section centrale est venue vous parler de couronnes civiques et murales qui étaient décernées à Rome ; pourquoi n’a-t-elle pas ajouté que ces récompenses étaient purement militaires chez les Romains ? La couronne civique, qui était regardée comme la plus haute récompense, était donnée à celui qui avait sauvé la vie d’un citoyen. Sous la république, le libérateur la recevait, par ordre du général, des mains de celui qui avait été sauvé et sous les empereurs, le prince la décernait lui-même. La couronne murale était accordée à celui qui dans un assaut gravissait le premier la muraille d’une ville. D’autres récompenses militaires avaient encore lieu, mais il faut remarquer que c’était pour tous faits bien déterminés.
Ces distinctions honorifiques furent longtemps respectées dans Rome pauvre et vertueuse ; elles ne blessaient pas l’égalité, parce qu’on n’en décorait pas l’orgueil ni la sotte vanité ; on ne les accordait qu’aux actions d’éclat, qui rehaussaient la gloire de la patrie. Mais, avec la corruption des mœurs, ces titres, ces distinctions, les prérogatives furent prodigués au vil courtisan comme à l’illustre guerrier, à la bassesse comme au vrai mérite, au vice comme à la vertu, et leur prostitution fut telle qu’on finit par rendre au cheval de l’empereur Héliogabale les mêmes honneurs qu’aux consuls romains.
Si vous voulez consulter vos souvenirs, messieurs, vous vous rappelleriez à quelles fins ont servi les croix de St-Louis, de la légion d’honneur et du Lion-Belgique ; vous sauriez qu’elles étaient moins le véhicule de l’honneur qu’un dissolvant très actif de l’indépendance des magistrats de l’ordre judiciaire et administratif, et un moyen de faire un séide du soldat. Tel homme de caractère a pu résister aux attraits de la fortune et de la puissance, qui fut vaincu par un ruban et fasciné par un oripeau. Vous éviterez ces dangers, messieurs, en songeant que notre Etat est dans l’enfance et qu’il faut le garantir des écueils de la corruption. Les anciens législateurs plaçaient entre eux et le peuple quelque divinité pour faire mieux respecter leurs décisions : dans l’état actuel des lumières, l’obéissance aux lois, la stabilité des institutions n’est possible que lorsqu’elles ont pour fondements la liberté, l’égalité et la justice.
Si le roi venait vous présenter un projet de loi pour régler uniquement le droit de conférer les ordres militaires, le législateur n’aurait pas le droit de s’y opposer, parce que le roi dirait : Je le demande en vertu de la constitution ; mais ce n’est pas en vertu de la constitution que nous vous proposons, messieurs, de déférer au roi le droit de donner des ordres civils par une loi : toute la question est donc de savoir si cette loi que nous vous proposons de porter est contraire à la constitution ; en d’autres termes, si la constitution vous défend de porter un pareille loi. Or, je vous avoue que nulle part cette défense n’existe, que nulle part cette prohibition-là ne se trouve dans la constitution.
L’article 76 dit : « Le roi confère les ordres militaires, en observant à cet égard ce que la loi prescrit. »
Comme je viens de vous le dire, l’article 76 confère au roi un droit constitutionnel, il n’a pas besoin du concours des chambres pour jouir de ce droit ; il n’a besoin, là, d’une loi que pour déterminer les règles d’après lesquelles il exerce un droit qu’il tient de la constitution.
Mais cet article, messieurs, ne s’explique pas sur les ordres civils ; et aucun article de la constitution ne défend la création d’un ordre civil. Il me semble incontestable que tout ce que la constitution ne défend pas est, je ne dirai pas dans les attributions de la couronne, mais peut-être dans ses attributions en vertu d’une loi dès qu’il n’y a pas prohibition.
La constitution n’a pas déterminé les objets sur lesquels peut s’exercer le pouvoir législatif, parce qu’il est de principe que tout ce qui n’est pas défendu, tout ce qui n’est pas prohibé, tout ce qui n’est pas réglé par la constitution est dans le domaine de la loi.
Par là je crois répondre à un honorable préopinant que la restriction qu’il trouve contrarie les principes généraux du droit.
Messieurs, ces principes me paraissent extrêmement simples. Je vous avoue que ce qui s’était passé au congrès, que la répugnance même de beaucoup de membres du congrès (je ne dirai pas du congrès lui-même, parce qu’il n’y a pas eu vote) ; que dis-je, la répugnance que quelques membres du congrès paraissent avoir contre la création d’un ordre civil, m’a fait réfléchir mûrement sur la question de savoir si la création d’un ordre civil ne contrarierait pas le texte ni l’esprit de la loi fondamentale ; parce que je crois qu’il n’a été dans l’esprit du pouvoir constituant que d’abandonner à la législature à venir la question de savoir s’il était convenable, s’il était opportun d’établir un ordre civil.
Si la constitution s’était prononcée sur ce point comme elle s’est prononcée sur l’ordre militaire, vous n’auriez à examiner, messieurs, ni la question de convenance, ni la question d’opportunité. Ce serait dès lors un droit constitutionnel que le roi réclamerait, et vous n’auriez qu’à déterminer les règles d’après lesquelles il exercerait ce droit. Mais aujourd’hui, comme la constitution est muette, je dis que toute cette question est dans le domaine de la législature. Vous avez à examiner aujourd’hui s’il est convenable de conférer au roi le droit qu’il réclame de pouvoir dans certaines circonstances décerner des décorations civiles pur services rendus au pays.
Quant à la question d’opportunité et de convenance de donner des décorations, il est certain qu’on a abusé, et il est certain qu’on abusera encore de la distribution des décorations civiles ; mais si l’abus qu’on a fait de certaines institutions civiles était un motif pour les proscrire, je crois qu’il faudrait les proscrire presque toutes ; car je crois qu’il n’y a pas d’institution humaine dont on n’ait fait un usage blâmable.
Tout ce que le législateur doit faire, c’est de prendre des précautions convenables afin que le pouvoir ne puisse pas abuser des armes qu’on remet entre ses mains. C’est à quoi vous avez la faculté de pourvoir, en examinant successivement les articles du projet.
Quant à présent la question essentielle, la question fondamentale, c’est la question constitutionnelle, et relativement à ce point je n’ai aucun doute.
M. A. Rodenbach appuie le projet.
M. le ministre de la justice (M. Raikem). - J’examinerai la question qui se présente sous deux points de vue. La constitutionnalité et la convenance.
Sous le rapport de la constitutionnalité, nous sommes tous d’accord qu’il faut qu’une loi soit portée pour établir un ordre militaire ; la constitution nous en fait une obligation ; mais elle ne dit rien de l’ordre civil. A mon avis, la question est de savoir si la constitution prohibe l’institution d’un ordre civil. La souveraineté de la nation est déférée au pouvoir législatif, et cette souveraineté ne peut avoir d’autres bornes que celles de la constitution elle-même. Le pouvoir législatif a le droit de faire tout ce que la constitution permet, c’est le cas de dire : tout ce qui n’est pas défendu est permis. Alors, je demande où, dans quelle disposition, la constitution prohibe un ordre civil ?
L’orateur rappelle ce qui s’est passé au congrès, cite le rapport de la section centrale. Tout ce qu’on peut en induire, c’est qu’un ordre militaire a été établi par la constitution, mais que l’ordre civil n’a point été rejeté. Dans un autre rapport, la section centrale du congrès avait demandé qu’il fût établi des incompatibilités entre certaines fonctions publiques et celles des membres de l’une ou de l’autre chambre ; ces incompatibilités furent rejetées ; cependant postérieurement, des incompatibilités ont été établies pour la cour des comptes et la cour de cassation. On n’a pas prétendu que ces dispositions fussent inconstitutionnelles ; ces antécédents prouvent que le pouvoir législatif n’a d’autres bornes que celles de la constitution.
Ici se présente un autre exemple : par son décret du 31 décembre 1831, sur la garde civique, le congrès laissa aux gardes la nomination des officiers. Je suppose que, dans la constitution, on se soit borné à dire qu’il y aurait une garde civique en Belgique ; par une loi postérieure on aurait pu sans violer la constitution, déclarer que la nomination appartenait au roi. Ceci n’excéderait pas les bornes de la puissance législative ; je crois donc que quand nous ne trouvons pas une disposition prohibitive dans la constitution, il n’y a aucun obstacle à régler par une loi un des points de la prérogative royale.
J’observerai que l’institution d’un ordre civil ne confère aucun privilège ; elle accorde simplement la faculté de porter un ruban, d’assister à une cérémonie publique, et ne déroge pas à la constitution.
L’article 78 de la constitution déclare que, par une loi à intervenir dans les formes constitutionnelles, le mode de l’ordre militaire sera réglé ; il ne s’agit pas d’un pouvoir conféré au roi, il ne confère ni une partir du pouvoir législatif, ni une partie du pouvoir judiciaire. Le roi, en conférant l’ordre, ne donne aucune autorité ; il nous faudra donc toujours en revenir au principe, que ce qui n’est pas défendu au législateur lui est permis ; par conséquent, le projet est constitutionnel.
Je passe à la convenance du projet sous le rapport intérieur et sous le rapport extérieur. En France, une loi de 1791 abolit tous les ordres de chevalerie, mais malgré qu’à cette époque les idées républicaines triomphassent, cette même loi décida qu’il y aurait un signe distinctif pour récompenser les services rendus à la patrie. La constitution de l’an VIII (article 96) accordait des récompenses à ceux qui avaient combattu pour la république. C’est en vertu de cet article que la légion d’honneur a été établie, non par un sénatus-consulte, mais par une loi ; on prévit dès lors l’établissement de la monarchie.
Nous avons une monarchie ; de là nécessité d’un ordre civil ; vous concevez que les nationaux, s’il n’y avait pas d’ordre, se montreraient avides des ordres étrangers, ce ne serait plus le roi de la Belgique qui leur accorderait des distinctions, ce seraient les souverains étrangers ; nous ne pouvons pas le souffrir et je ne pense pas que l’on veuille aller jusque-là.
En me résumant, le projet n’a rien d’inconstitutionnel, il offre des avantages, nous ne devons pas le restreindre à l’ordre militaire.
(L’orateur critique l’article 5, comme multipliant sans nécessité les cas de réélection dont il faut se montrer sobre ; il termine par une distinction entre l’opinion individuelle et l’opinion du législateur).
M. Fleussu. - Je ne sais si je m’abuse, mais il me semble que le pays est à peu près désintéressé dans l’établissement d’un ordre civil. Soit que vous adoptiez, soit que vous rejetiez le projet, votre décision ne peut influer sur son existence.
Il s’agit seulement de la prérogative royale ; et si je m’élève contre le projet, c’est que nous devons respecter la constitution dans les moindres circonstances : nous venions de prononcer l’exclusion des Nassau, de proclamer notre indépendance, en un mot, de faire table rase, comme on le disait alors. Nous avons voulu commencer par le commencement ; la forme du gouvernement, la république, trouva peu de partisans, la monarchie en avait un plus grand nombre ; mais les deux opinions s’entendaient, elles voulaient une monarchie sans faste, peu coûteuse et exempte des abus des anciennes monarchies. Le sénat fut longuement discuté, et encore il ne fut admis que parce qu’il était sénat-modèle. (Hilarité.) Le congrès fut unanime pour que le sénat ne fût pas à la disposition du pouvoir exécutif. La noblesse existait ; quelques-uns voulaient passer le niveau sur la noblesse, on s’y refusa, parce que la révolution n’avait pas été faite contre des titres ; seulement il fut déclaré qu’il n’y aurait plus d’ordres et plus de privilèges. On a même voulu porter un coup à la noblesse existante, en accordant au roi la faculté d’en créer une nouvelle.
Rappelons-nous ce qui s’est passé au congrès ; avec quel mépris on parlait de l’ordre civil, des hochets, des oripeaux des vieilles monarchies ; avec quelle force on rappelait ce voyage fait par le précédent roi pour semer des décorations. C’est d’après ces motifs que l’on ne voulut point d’ordre civil. Je ne crains point de le dire, l’immense majorité du congrès se prononça contre.
Que l’on ne s’y trompe pas, l’institution d’un ordre civil, après les temps qui ont couru, n’est pas s’assurer qu’il sera accordé au mérite. La constitution a été faite en défiance du pouvoir. La part faite à ce pouvoir est petite, c’est peut-être un tort ; si c’est un tort, il existe dans la constitution, et il n’est point en notre pouvoir de le faire disparaître.
Le chapitre 2, section première de la constitution, énumère les prérogatives du pouvoir exécutif. De ce qu’elles sont énumérées on doit conclure qu’il ne peut les excéder. L’article 76 ne parle que des ordres militaires, il s’ensuit qu’il repousse les autres.
L’orateur réfute victorieusement ce qu’a dit le préopinant sur les incompatibilités.
Accorder au Roi le droit de conférer un ordre civil, ce serait ajouter à la constitution. Rien n’est défendu par la constitution, elle ne renferme aucune disposition restrictive ; elle a voulu tout limiter sans qu’on puisse dépasser ses limites. Je voterai contre l’ordre civil.
M. le ministre de la justice (M. Raikem) rectifie un fait avancé par le préopinant, attaque quelques-uns de ses arguments, et ajoute que le congrès, ayant voulu un gouvernement à bon marché, l’ordre civil est un moyen d’y arriver.
M. Van Innis, dans les sections, avaient voté pour l’ordre civil, mais après avoir mûrement examiné la question constitutionnelle, il avoue qu’il a changé d’avis et votera contre.
M. le ministre des affaires étrangères (M. de Muelenaere). - Une seule question paraît dominer toute la discussion, c’est la question constitutionnelle. M. Fleussu a présenté cette question avec une force de logique, une lucidité, auxquelles je me plais à rendre hommage.
Le roi n’a d’autres pouvoirs que ceux qui lui sont déférés par la constitution, vous a dit l’honorable M. Fleussu, dans un raisonnement plein de justesse. Les droits constitutionnels du roi sont fixés par le chapitre II de la constitution ; si, au nom du roi, on venait vous proposer un projet de loi sur l’ordre militaire seulement, la législature n’aurait pas le droit de s’y opposer, parce que son vote serait demandé d’après la constitution.
Mais ce n’est pas en vertu de la constitution que nous vous proposons de déférer au roi le droit de conférer l’ordre civil, c’est en vertu d’une loi. La constitution s’y oppose-t-elle ? Là est toute la question. D’après l’article 76, il n’est besoin d’une loi que pour régler la distribution de l’ordre militaire ; quant à l’ordre civil, on vous a démontré que tout ce qui n’est pas défendu, tout ce qui n’est pas prohibé par la constitution est permis par la loi.
Quant à la question de convenance, à la question d’opportunité, il est certain qu’on a abusé, certain qu’on abusera des décorations ; mais s’il fallait par suite d’abus blâmables détruire tout ce qui s’y prête, il faudrait proscrire toutes les institutions.
M. Dumortier. - Je ne puis m’empêcher d’exprimer mon vote dans cette circonstance. Rapporteur de la section centrale, vous pourriez croire que j’ai partagé l’opinion de la majorité, tandis que j’ai toujours été de l’opinion de la minorité. J’ai pensé que la constitution, dès qu’elle ne parlait pas de l’ordre civil, n’en autorisait pas la création, et tout ce qui a été dit ici dans cette séance a fortifié mes doutes.
Sans revenir sur ce qui a été dit, il est une chose que je ne puis passer sous silence ; ce sont les principes qui ont été développés par deux ministres, principes qui tendraient à changer l’esprit de notre constitution.
Messieurs, sous le gouvernement précédent on voulait aussi étendre les prérogatives royales. Des écrivains se sont opposés à ces envahissements, et je me rappelle cette phrase remarquable : « Ce que l’on dit, ce que l’on ose au nom du pouvoir royal, fait courir à cette institution le seul danger que l’on ait à redouter. » Ce que l’on ose actuellement au nom du pouvoir royal, je crains aussi que cela ne puisse lui nuire.
Je ne puis admettre le système que la législature peut faire ce que la constitution ne défend pas. L’article 78 limite le pouvoir royal : si l’on admettait le système développé par les ministres, il faudrait changer le texte de la constitution ; il faudrait dire que le roi a tous les pouvoirs qui ne sont pas contraires à la constitution.
La constitution a tout réglé, a tout limité, et elle serait singulièrement exprimée dans l’article 78, si elle voulait dire ce que les ministres en induisent.
L’article 78 a voulu dire que l’on devait puiser dans la constitution elle-même les lois relatives au pouvoir royal, parce que c’est une grand malheur que l’on veuille donner trop d’extension à ce pouvoir.
On nous a dit : Vous avez voulu une monarchie, vous devez en vouloir les conséquences ; mais ce n’est pas une conséquence de la monarchie de tout faire par les lois ; notre gouvernement, d’ailleurs, est bien moins une monarchie, qu’une république présidée par un roi ; il ne faut pas vouloir gouverner maintenant comme sous l’empire et sous le roi Guillaume.
Messieurs, s’il était vrai que le texte de la constitution ne fût pas contraire à l’établissement d’un ordre civil, il faut conclure de tout ce qui a été exposé que son esprit y est contraire. La constitution a évidemment eu pour but de poser des limites au pouvoir royal. On en trouve la preuve dans l’organisation judiciaire et dans la manière dont les magistrats sont nommés par le roi.
Mais, dit le ministre, ce n’est rien qu’une décoration ; si les décorations ne sont rien, elles sont inutiles ; si elles sont quelque chose, nous devons craindre les abus, nous devons les écarter.
Voulez-vous voir les dangers de la création d’un ordre civil dans les circonstances actuelles. Considérez que vous serez obligés de changer les brevets des braves qui ont versé leur sang sur les champs de bataille contre les brevets des nouvelles décorations militaires, et que vous ainsi amenés à échanger les brevets de l’ordre du Lion-Belgique. Cet échange ayant lieu, il faudra aussi faire la même opération pour l’ordre Guillaume. Et il arrivera de là que vous aurez refusé des croix de fer à ceux qui ont sauvé la patrie, et que vous donnerez des croix d’or à ceux qui sont cause de la perte du roi Guillaume et des malheurs du pays.
J’aurais voulu qu’on récompensât les braves de septembre ; je vois avec peine que le décret rendu sous le feu de la mitraille hollandaise n’ait pas reçu son exécution.
Lorsque j’ai voté dernièrement pour donner au roi la nomination des magistrats de l’ordre judiciaire, je n’ai pas hésité ; c’était une preuve de confiance envers l’élu de la nation ; mais je ne consentirai jamais à donner au roi et au gouvernement une prérogative qui puisse avoir des conséquences funestes.
D’après ces motifs, quoique rapporteur de la section centrale, je ne prendrai pas la défense de la loi pour la partie relative à l’ordre civil ; je la prendrai pour tout l’ordre militaire.
- Ici M. de Gerlache cède le fauteuil à M. Destouvelles.
M. Gendebien. - Il est bien malheureux que nous soyons obligés de perdre tant de temps pour de telles futilités. Des hochets nous arrêtent lorsque le peuple demande des lois une meilleure assiette de l’impôt. Je serai aussi court que possible, parce que c’est avec la plus profonde douleur que je me vois obligé d’entamer une pareille question.
Ainsi qu’on vous l’a dit, la solution de la question est dans la constitution ; que trouvons-nous dans la constitution ? Des limites tracées aux trois pouvoirs ; nous trouvons celles qui concernent le roi tracées textuellement : pourrons-nous les étendre ? Non, la monarchie de la Belgique est une monarchie à prérogatives ; elle n’a été admise au congrès que parce qu’il a été bien entendu que le roi n’aurait que les pouvoirs donnés explicitement par la constitution, et que dès lors on trouverait dans la royauté les mêmes avantages que dans la république, moins les inconvénients qui ont lieu dans l’élection d’un président.
Eh bien ! du train où nous allons, vous aurez bientôt une monarchie aussi absolue que les monarchies antérieures qui vous ont écrasés, parce que si vous violez la constitution pour une question frivole en apparence, vous la violerez sur d’autres points.
Messieurs, il est un argument qui vous a présenté et qui me paraît s’appliquer, d’une manière inexpugnable, à l’objet en discussion. On a cité la maxime : « Inclusio unius est exclusio alterius. » Ce principe est, je le répète, de rigoureuse application.
Messieurs, vous ne pourrez changer ce qu’a fait l’assemblée constituante, qu’en prenant des pouvoirs constituants. Vous n’avez point des capacités constituantes, vous ne pouvez qu’expliquer la constitution, mais vous ne pouvez y rien changer. Le congrès a fixé d’une manière nette et tranchée les prérogatives du roi ; on lui a accordé la faculté de créer des nobles nouveaux et la faculté de conférer des ordres militaires, et rien de plus.
De ce que la constitution a dit qu’il y aurait trois cours d’appel, est-ce une raison pour que vous ayez pu en créer quatre sans la violer ?
Ce n’est pas sans étonnement que j’ai entendu appliquer à la constitution des maximes qui ont lieu en matière criminelle : « Ce qui n’est pas défendu est permis ; « en matière de constitution cette maxime est un contre-sens.
C’est dans l’intérêt des masses que cette maxime s’applique ; elle est d’éternelle justice ; mais elle ne pourrait s’appliquer à un pouvoir qu’en détruisant les autres pouvoirs.
Il est inutile de faire observer que de la nomination des officiers de l’armée et des conséquences qu’on pourrait en tirer pour la nomination des officiers de la garde civique, il n’y a aucune analogie avec la question qui nous occupe.
Nous ne prouverons pas non plus que l’article 78 limite les pouvoirs du roi ; on l’a prouvé surabondamment.
Un de nos honorables collègues ayant prononcé les mots de gouvernement à bon marché, on lui a dit que les ordres civils et militaires coûteraient moins que des pensions ; et moi je dis que les décorations seront un moyen d’avoir des élections au moyen desquelles on pourra voter de gros budgets. Dès que vous donnez des décorations, il faudra bien donner des pensions ; on ne pourra pas laisser dans la misère un membre de l’ordre qui y tomberait ; les pensions sont un moyen de grossir les budgets.
A part l’inconstitutionnalité, je voterais encore contre la loi ; et pourquoi, messieurs ? Parce que toutes les fois qu’il a été question d’ordre civil on a toujours employé les mots de « vertu récompensée, » de « grandes actions récompensées ; » en théorie, ce sont les plus belles choses, et en pratique on en abuse toujours ; toujours c’est l’ignorance, l’astuce, le mensonge, la trahison qui sont récompensés.
Nous voyons si souvent l’ignorance se pavaner avec des décorations, que bientôt le mérite modeste sera dans l’honorable nécessité de n’avoir pas sa boutonnière souillée par un bout de ruban. Partout où je vois, où je verrai un abus possible dans le gouvernement, je m’y opposerai.
Je plains mon pays, s’il a besoin de stimulants pour que les citoyens y fassent leur devoir, et surtout de stimulants stigmatisés depuis si longtemps.
La constitution pour des hommes de bonne foi est claire et nette. Si on veut la changer, que l’on dissolve les chambres, et qu’on appelle des représentants de la nation avec d’autres pouvoirs.
Je n’ai voté pour la royauté que parce que j’ai été assez dupe pour croire qu’elle ne serait pas toute de prérogative, et qu’elle serait dans toute la simplicité d’un président avec un inconvénient de moins, celui de l’élection.
Mais il y a aujourd’hui une tendance contraire ; on nous parle sans cesse de prérogatives royales. Laissons à chaque pouvoir son fardeau, ne l’augmentons pas, de crainte qu’il ne rompe sous le faix.
Si vous faites quelques hommes avec votre morceau de ruban, je plains les hommes de mérite de votre façon ; les hommes d’un mérite réel se moquent de l’emblème du mérite, quel prodigieux mérite ne devraient pas avoir ceux qui ont 5 ou 6 bouts de rubans à côté les uns des autres. Faut-il encore ajouter un bout de ruban de plus aux râteliers de ces braves gens ? Je les plains bien fort s’ils sont obligés d’avoir du mérite en proportion du nombre de leurs rubans. (On rit.)
Je déclare que jamais mon boutonnière ne sera salie d’un morceau de ruban, car je pourrais craindre qu’on ne me confondît avec tant d’hommes qui n’ont que l’emblème, et qui ne peuvent arriver à la réalité.
M. Ch. de Brouckere. - Le gouvernement a fait des progrès depuis l’ouverture de la session. Si vous avez présent à la mémoire le discours de la couronne, vous devez vous souvenir que dans ce discours il est question, non de créations d’ordres, mais de récompenser les services militaires rendus à l’Etat. A cette époque je faisais partie du cabinet. J’ai conservé les opinions que j’avais alors, qu’un ordre militaire était une institution conforme à la constitution, et que, dans les temps de guerre, cette institution était indispensable.
J’ai toujours pensé que l’ordre civil était inconstitutionnel.
Je vais motiver mon vote sur l’inconstitutionnalité du projet, relativement à l’ordre civil ; mais avant d’arriver là, je dois relever une phrase que j’ai entendue avec étonnement sortir de la bouche d’un ministre.
Ce ministre a dit que, pour conférer des décorations militaires, le roi n’avait pas besoin de loi, puisque son droit était écrit dans la constitution ; non, il n’en est point ainsi ; il faut qu’une loi règle l’exercice de ce pouvoir comme elle en règle beaucoup d’autres. Le roi peut nommer des fonctionnaires et fixer leur traitement, mais quand ? C’est lorsque la loi du budget a réglé les dépenses. Pourrait-on venir nous dire : Le roi a nommé tels fonctionnaires et fixé leurs traitements ; le budget se monte à tant, il faut que vous le votiez ?
On a réfuté plusieurs arguments du ministère ; on n’a pas touché à un autre texte de la constitution de l’an VIII. En l’an VIII, vous savez comment on menait le pouvoir législatif : on le menait à coups de sabre et on le faisait sauter par la fenêtre. La constitution de l’an VIII, c’est le pouvoir absolu ; c’est une constitution que l’on pouvait enfreindre tous les jours.
Dans la constitution de l’an VIII, on a promis des récompenses à l’armée parce qu’on en avait besoin ; on a donné des sabres d’honneur ; deux ans après on a créé la légion d’honneur.
Les députés, en ce temps-là, ne pouvaient pas motiver leur vote parce que le corps législatif au nombre de 300 membres était muet.
Quel est le principe général chez nous ? La souveraineté est dans la nation. Jusqu’ici on n’a pu faire exercer le droit par la nation elle-même ; alors le peuple a délégué ses pouvoirs à des hommes qui ont fait la constitution. La constitution dit aussi : Tous les pouvoirs émanent de la nation ; ils sont de trois sortes : le pouvoir législatif, le pouvoir judiciaire, le pouvoir exécutif : ces pouvoirs ne sont que des délégations, et ils sont limités. La constitution n’ayant pas délégué le pouvoir de conférer des ordres civils, vous n’avez pas le pouvoir de créer de tels ordres. Tel est l’argument de M. Van Innis déduit à sa plus simple expression.
On n’y a pas répondu.
Toute loi particulière qui n’est pas une conséquence directe de la constitution est une loi qui n’est pas portée en vertu de la constitution et qui ne peut donner de nouvelles prérogatives au roi.
Je bornerai là mes observations.
M. Van Meenen. - Il m’aurait suffi d’entendre invoquer l’omnipotence parlementaire pour me déterminer à voter contre le projet d’établir un ordre civil.
Messieurs, la doctrine de l’omnipotence parlementaire est un de ces palladiums que l’on conserve dans le sanctuaire et que l’on n’en tire que dans la plus absolue nécessité pour sauver l’Etat. Que dans l’ordre constant et régulier des choses on vienne invoquer l’omnipotence parlementaire pour élever un ordre dont les avantages sont tout à fait équivoques, et dont les abus sont certains, c’est ce qu’il n’est pas possible d’accueillir.
J’ai une réflexion à émettre à l’appui de ce qui a été dit.
Un article de la constitution (article 6) dit : « Il n’y a dans l’Etat aucune distinction d’ordres. Tous les Belges sont égaux devant la loi… » Si on était resté dans ces termes, le roi n’aurait pu faire de nobles, ni donner des décorations militaires ; que sont donc les droits de faire des nobles et des décorations civiles ? Ce sont des exceptions. Ces exceptions sont comprises dans les articles 75 et 76 de la constitution. Je pense qu’en réalité l’article 76 n’est que l’autorisation de créer des ordres militaires. Quant à l’article 78, il est limitatif.
Lors même que l’inconstitutionnalité de l’ordre ne serait pas démontrée, je m’attacherais à l’inopportunité. Dans notre position particulière, la proposition n’est pas admissible. Elle n’est d’ailleurs pas admissible dans un gouvernement représentatif. Le véritable juge du mérite, c’est l’opinion publique. Que vous propose-t-on ? On vous propose d’ériger à côté du tribunal de l’opinion publique, un autre tribunal dont les décisions seront irrévocables, puisque les décorations une fois données ne peuvent être retirées.
Je ne pense pas d’ailleurs que le moment soit venu de récompenser nos concitoyens. Nous ne jouissons pas d’assez de calme, nous n’avons pas été en mesure d’apprécier avec assez de sang-froid, les événements que nous avons traversés pour récompenser ceux qui ont véritablement rendu des services à la nation.
Quand notre révolution sera complétement faite, il sera peut-être temps de s’acquitter de récompenser les hommes qui ont contribué à la faire et à la consolider.
Je donnerai mon assentiment à la partie de la loi relative aux ordres militaires ; je repousse les ordres civils.
M. le président. - Il est plus de quatre heures, il y a encore des orateurs inscrits… (A demain ! à demain !)
La séance est levée et la suite de la discussion générale est renvoyée à demain.
Noms des membres absents sans congé : MM. Angillis, Barthélemy, Taintenier, Cols, Coppieters, Dams, Delehaye, de Meer de Moorsel, W. de Mérode, Dewitte, de Woelmont, Gelders, Jaminé, Jullien, Legrelle, Osy, Pirmez, Pirson, Polfvliet, Verdussen.