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Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 15 juin 1832

(Moniteur belge n°169, du 17 juin 1832)

(Présidence de M. de Gerlache.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

A une heure on fait l’appel nominal.

M. Dellafaille donne lecture du procès-verbal ; la rédaction en est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. Jacques fait connaître l’objet de plusieurs pétitions adressées à la chambre ; ces pétitions sont renvoyées à la commission spéciale.

Démission d'un membre de la chambre

La lettre suivante est adressée à la chambre par M. Jamme.

« M. le président,

« L’expérience me démontre chaque jour davantage l’impossibilité de concilier les devoirs que m’imposent les fonctions de représentant et celles de bourgmestre d’une grande commune.

« Depuis trop longtemps, je vois se prolonger forcément mon absence de la chambre, et il est contraire à mes principes de conserver un mandat que je ne puis remplir qu’imparfaitement. On sait aussi que toujours j’ai blâmé le cumul des emplois.

« Je dois donc vous prier, M. le président, de recevoir ma démission, et de faire agréer à la chambre l’expression du vif regret que j’éprouve en me voyant forcé de renoncer à l’honneur de partager ses travaux.

« J’ai toujours apprécié hautement l’honneur de représenter la ville de Liége ; je n’y renonce qu’avec infiniment de regrets et de peine, je n’y renonce qu’après de mûres réflexions et en acquit de mon devoir. Je dois tous mes soins à celles de mes fonctions dans l’exercice desquelles je puis être le plus utile.

« Ma retraite de la chambre n’a donc pas pour but de m’occuper des affaires publiques, elle a pour but de ne pas tromper l’attente d’une population de 60,000 âmes, qui m’a confié l’administration de ses intérêts.

« Veuillez, M. le président, croire à ma considération parfaite.

« Liège, le 14 juin 1832.

« Signé, Louis Jamme. »

M. le président. - Il en sera écrit à M. le ministre de l’intérieur.

Projet de loi portant organisation judiciaire

Discussion des articles

Titre I. De la cour de cassation

L’ordre du jour est la suite de la discussion du projet de loi sur l’organisation judiciaire.

Article 23

M. le président. - La chambre en est restée à l’article 23 ainsi conçu :

« Art. 23. Lorsqu’après cassation, le second arrêt ou jugement est attaqué par les mêmes moyens que le premier, la cause est portée devant les chambres réunies, qui jugent en nombre impair.

« Si la cour annule le second arrêt ou jugement, il y a lieu à interprétation. »

Un amendement a été proposé sur cet article par M. Devaux ; le voici :

« Art. 23. Lorsqu’après une cassation, le second arrêt ou jugement est attaqué par les mêmes moyens que le premier, la cour de cassation prononce chambres réunies. »

« Art 24. Si la cour annule le second arrêt ou jugement, l’affaire est, dans tous les cas, renvoyée à une cour d’appel. La cour d’appel saisie par l’arrêt de cassation prononce toutes les chambres réunies. L’arrêt qu’elle rend ne peut être attaqué par la voie de cassation. Toutefois, il en est ultérieurement référé au Roi, afin qu’une loi interprétative soit, dans le moindre délai possible, proposée aux chambres.

« Art. 25. En matière criminelle, correctionnelle ou de police, la cour royale à laquelle l’affaire aura été renvoyée par le second arrêt de la cour de cassation ne pourra appliquer une peine plus grave que celle qui résulterait de l’interprétation la plus favorable à l’accusé. »

Plusieurs orateurs sont inscrits pour parler sur cet amendement : ce sont MM. Helias d’Huddeghem, Jullien, Devaux, Liedts, Van Innis, Jonet.

La parole à M. Helias d’Huddeghem.

M. Helias d’Huddeghem. - Pour le moment je renonce à la parole.

M. le président. - La parole est à M. Jullien.

M. Jullien. - J’y renonce aussi pour le moment. (On rit)

M. le président. - La parole est à M. Devaux.

M. Devaux. - J’y renonce.

M. le président. - La parole est à M. Liedts.

M. Liedts. - J’y renonce. (On rit) (La clôture ! la clôture)

M. le président. - L’amendement de M. H. de Brouckere est relatif aux articles 23, 24 et 25. Voici cet amendement : au lieu du deuxième paragraphe de l’article 23 :

« Lorsqu’après deux cassations, le jugement ou l’arrêt du troisième tribunal de la troisième cour sera encore attaqué par les mêmes moyens que les deux premiers, il y a lieu à interprétation.

« Si, après l’interprétation, l’affaire doit être portée devant une cour d’appel, elle le sera devant celle qui aura jugé la première, et devant une chambre composée de conseillers qui n’en ont pas encore connu. »

M. H. de Brouckere. - Messieurs, je verrai avec plaisir que la discussion soit fermée, si la chambre se trouve éclairée. Je ne dirai plus que deux mots en faveur de mon amendement.

D’abord, je ferai remarquer que pas un mot n’a été prononcé contre cet amendement. Tout ce que l’on a allégué, c’est que le système sur lequel il repose n’a pas triomphé à la section centrale ; elle a craint un inconvénient ; elle a craint que l’affaire ne fût renvoyée, après l’interprétation, devant une des cours qui en aurait déjà connu.

J’ai déjà fait observer que cet inconvénient n’était pas réel. En supposant que l’on renvoie l’affaire à la première cour qui aurait été saisie de l’affaire avant l’interprétation, il est vrai de dire que dans cette cour les deux tiers au moins des conseillers ne la connaissent pas, et que pour eux elle est tout à fait nouvelle.

Comme c’est là le seul argument que l’on ait cherché à opposer à mon amendement, je crois que la chambre peut maintenant décider.

Quant à l’amendement de M. Devaux, il m’est impossible de lui donner les mains, parce que je le crois inconstitutionnel.

M. le président. - La parole est à M. Jaminé.

M. Jaminé. - J’y renonce.

M. Devaux. - Comme je désire ne parler que le moins possible dans une discussion, j’aurais voulu que les objections contre ma proposition eussent été exposées avant de la soutenir et de répondre par anticipation à ceux qui la combattront.

Hier, on a bien fait quelques objections contre le système que j’ai proposé et qui n’est autre que celui adopté en France et substitué à la loi de septembre 1807, qui avait été reconnue vicieuse.

Ce système a pour but d’éviter l’influence de l’interprétation de la loi sur un procès pendant devant une cour ou devant un tribunal, et de prévenir cette influence par une décision judiciaire.

Mais, a-t-on dit, une troisième cour d’appel décidant définitivement, vous la mettez au-dessus de la cour de cassation : je répondrai, messieurs, qu’il est impossible de ne pas tomber dans cet inconvénient, si l’on ne veut pas tomber dans un autre bien plus grave : il faut empêcher l’empiétement du pouvoir législatif sur le pouvoir judiciaire ; car je ne puis considérer autrement une décision législative qui, provoquée pour un cas spécial, devra régir ce cas spécial.

Au reste, il n’est pas exact de dire que par mon système on met une cour royale au-dessus de la cour de cassation. Dans le système que je propose, qu’arrivera-t-il ? Vous avez deux décisions conformes de la cour de cassation ; mais vous avez aussi deux décisions de cours d’appel, et, dans ce cas, vous décidez, ou plutôt la loi décide, qu’il y a doute, c’est-à-dire que l’influence du vote de la cour de cassation est équilibrée, si je puis m’exprimer ainsi, par le vote contraire de deux cours d’appel. Puisqu’il y a doute, je ne vois pas quel scandale il peut y avoir, c’est l’expression qui a été employée, de laisser la décision à un nouveau corps judiciaire qui, mettant son poids dans la balance, l’a fait naturellement pencher de son côté.

L’honorable orateur vient de vous dire qu’il regardait l’amendement que je vous soumets comme inconstitutionnel ; malheureusement il n’a pas donné les motifs de son opinion, je suis donc forcé à les deviner.

La constitution ayant dit que l’interprétation des lois appartient au pouvoir législatif, l’honorable membre craint peut-être que cette interprétation ne soit enlevée à la législature, en donnant la décision de l’affaire à une troisième cour d’appel ; si c’est là effectivement sa crainte il est dans l’erreur.

Le pouvoir législatif conservera l’interprétation des lois, car après que la cour royale aura prononcé dans le cas spécial, il y aura interprétation par la législature ; seulement l’interprétation n’aura pas d’influence sur le cas en litige.

Ainsi l’interprétation est dévolue aux chambres ; c’est le jugement que je ne veux pas leur déférer.

Quant à l’interprétation générale de la loi, elle reste. Ce que fait la cour royale dans ce cas-ci, c’est ce qu’elle aurait fait dans le cas où il n’y aurait pas eu doute, elle applique la loi comme elle peut l’entendre ; elle ne fait donc pas une interprétation ; elle prend une décision. L’interprétation ne commence qu’après que la cour royale a prononcé. Et comme, par suite d’une semblable procédure, il y aura des motifs suffisants pour interpréter la loi, le pouvoir exécutif proposera un projet de loi et les chambres décideront en termes généraux.

Le système de la législation française ne remédiait pas à tous les inconvénients ; il prévoyait les principaux. C’est en matière criminelle que se présentent les plus grandes difficultés.

Je suppose que l’arrêt d’une cour d’assises applique la peine de l’exclusion…

- Un membre. - Vous voulez dire de la réclusion ?

M. Devaux. - Oui, de la réclusion… La cour de cassation annule ; suivant son avis, c’est un autre article, c’est la peine de mort qu’elle croit applicable. La seconde cour d’assises prononce aussi la réclusion ; nouvelle cassation. Dans ce cas doit-on laisser l’accusé douter s’il doit vivre, s’il doit mourir, en attendant que les chambres soient d’accord ? Quand la loi, ou plutôt quand le législateur, organe de la société, a été assez maladroit pour être obscur, le bénéfice doit être pour l’accusé. Il faut appliquer la peine moindre, la peine de la réclusion. C’est ce qui résultait de la législation française.

Le législateur, en changeant la loi, ne peut aggraver la situation de l’accusé : faites pour l’avenir tout ce que vous voudrez ; mais au moins faut-il que, lorsqu’il y aura doute, incertitude, la peine moindre soit appliquée. Quant à moi, je dis que l’humanité fait un devoir d’avoir égard au sort d’un accusé qui se trouve dans ce cas, et que le doute doit être interprété en sa faveur.

Messieurs, je pourrais citer beaucoup d’autres cas ; je prends un procès politique.

Messieurs, dans un gouvernement représentatif, c’est aux minorités qu’on fait des procès politiques, car les majorités sont au pouvoir. Si vous rendiez les chambres juges de la peine à appliquer, ce serait la majorité qui prononcerait contre ses adversaires, et dans ce cas, vous renverriez l’affaire aux plus mauvais juges que vous pourriez prendre.

Si les chambres devaient juger un procès où il y a lieu à interprétation, j’aimerais mieux qu’il fût décidé par le plus mince tribunal ; les chambres ne sont pas faites pour juger ; il y a trop de passions au milieu d’elles. Il faut que tout ce qui est jugement soit décidé par des juges. Or, l’interprétation d’une loi sur un procès pendant n’est autre chose qu’un jugement. C’est pourquoi la législation française veut que ce soit une cour qui décide. Je demande par mon amendement que ce soit une cour d’appel, chambres réunies, qui prononce définitivement.

M. Jullien. - C’est une règle fondamentale de droit que c’est à celui-là seul qui fait la loi qu’il appartient de l’interpréter. Cette règle a traversé les siècles. On la trouve dans toutes les législations des peuples civilisés ; elle s’est reproduite encore dans l’ordonnance de 1667, dans l’article 12 du titre II de la loi de 1790 et enfin dans l’article 5 de notre code civil.

C’est cependant, messieurs, de cette règle que l’on entend aujourd’hui nous faire dévier.

Il est bon de vous dire qu’en fait d’interprétation des lois, on en distingue deux sortes : l’interprétation réglementaire ou de législation et l’interprétation de doctrine.

Incontestablement l’interprétation de doctrine appartient aux tribunaux, parce qu’il s’agit de la part des tribunaux d’entendre, de comprendre la loi telle qu’on la leur présente. Quand vous allez devant un tribunal, devant une cour, ils ne peuvent pas prétexter que la loi est insuffisante ou obscure ; ils doivent juger, sous peine de déni de justice.

Mais lorsqu’un arrêt ou un jugement est cassé par la cour de cassation, quand on renvoie la même question devant une autre cour qui juge de la même manière que la première, et que la cour de cassation annule encore une fois, il est évident que la loi n’est pas comprise. C’est alors le cas d’interprétation de législation, ou autrement d’interprétation réglementaire.

Tout règlement est expressément défendu aux tribunaux.

Dans cette position vous voyez bien qu’il est impossible, sans renverser cette loi qui se trouve consacrée par notre constitution, de pouvoir déférer l’interprétation réglementaire ou de législation à une cour de justice quelconque, toutes les fois que le cas d’interpréter est arrivé. C’est cependant ce que ferait l’amendement de M. Devaux, car il propose de renvoyer à une troisième cour qui jugerait définitivement.

Hier, en développant cette opinion, il disait que les parties ayant contracté sous l’empire d’une loi obscure devraient en avoir le bénéfice. Messieurs, le bénéfice d’une loi obscure n’est pas très clair (on rit), et je vais vous le démontrer.

Je suppose qu’après deux arrêts semblables de deux cours d’appel et deux cassations, l’affaire soit renvoyée devant une troisième cour ; cette troisième cour doit se trouver dans une grande perplexité : que fera-t-elle, si ce n’est de décider au hasard ? Car, quelle que soit la décision qu’elle prendra, elle n’aura pas la prétention d’avoir à elle seule plus de connaissances que les deux autres cours d’appel et que la cour de cassation.

Quel sera donc le bénéfice du plaideur ou des parties, car dans un procès, s’il y en a une qui gagne, il y en a une qui perd, si la troisième cour d’appel décide comme les deux premières, celui à qui cet arrêt sera contraire ? Ne criera-t-il pas au scandale, qu’une simple cour d’appel lui enlève un droit que lui avaient accordé deux arrêts d’une cour de cassation et le dernier rendu, chambres réunies ?

Supposons maintenant le contraire, et que la troisième cour décide dans le sens de la cour de cassation : l’autre partie fera le raisonnement inverse. Elle dira que l’arrêt de la cour est très problématique ; elle dira qu’on lui fait perdre la voie de cassation, qui doit toujours être ouverte.

De quelque manière que vous retourniez la question, bien loin de trouver un bénéfice, vous le voyez, que d’injures faites à la justice, que d’injures faites au bon droit.

Je suis d’avis de retourner à la législation française de 1791 et de 1807 ; la législation postérieure ne me touche pas.

Dans la législation de 1807, lorsque deux arrêts de la cour de cassation étaient intervenus pour annuler, il y avait lieu à interprétation. Cependant, la cour de cassation, en annulant le deuxième arrêt d’appel, renvoyait devant une troisième cour, et si l’on se pourvoyait contre l’arrêt de la troisième cour, on allait devant le conseil d’Etat ; mais il ne s’agit plus de faire interpréter les lois administratives ; il s’agit de les faire interpréter devant les corps de la législature, aussi bien en France qu’ici.

Vous voyez, d’après cet exposé, la différence du projet de la section centrale à la législation de 1807.

Je suis de l’avis de M. H. de Brouckere, qu’après la cassation des deux premiers arrêts, on doit renvoyer devant une troisième cour,

Ce qui a porté la section centrale à renvoyer devant le corps législatif après la décision de deux cours d’appel, c’est que nous n’en avons pas actuellement une troisième.

Mais la première cour qui a été saisie n’a connu qu’avec une de ses chambres ; on peut donc renvoyer devant la seconde section de cette cour.

Si c’était un jugement de première instance, car on se pourvoit en cassation contre les jugements de première instance rendus en dernier ressort comme contre les arrêts, vous avez une foule de tribunaux devant lesquels vous pouvez renvoyer.

Ainsi, soit que l’affaire doive être renvoyée devant une troisième cour d’appel ou devant un troisième tribunal de première instance, je ne vois pas ce qui a empêché la section centrale d’adopter la législation française. Je crois que c’est le cas d’y revenir, en adoptant l’amendement de M. de Brouckere.

Mais s’écrie-t-on, pourquoi laisser en suspens l’affaire jusqu’à ce que vienne l’interprétation ? Le corps législatif n’est pas toujours assemblé, vous allez avoir des longueurs infinies ; si c’est un homme qui gémit sous le poids d’une accusation capitale, vous allez le laisser dans l’anxiété…

Messieurs, il me semble qu’il y aurait un bien plus grand inconvénient, en faisant commettre une usurpation à un pouvoir judiciaire, qu’à attendre l’interprétation législativement ; car si vous faites juger définitivement par une troisième cour, vous pourrez faire exécuter l’individu condamnée avant l’interprétation.

Faites le même raisonnement pour les affaires civiles. Pour contenter un des plaideurs, vous ferez exécuter l’arrêt avant l’interprétation. Vous aurez donc ce contraste scandaleux que l’arrêt rendu sous l’influence d’une provocation d’interprétation sera contraire à l’interprétation.

Ainsi un homme pourra vous dire : j’ai été condamné sous l’influence d’une loi que l’on ne comprenait pas, et la rendue m’absout ; cependant c’est la même loi. Dès que vous admettez l’interprétation, c’est qu’il y a doute ; c’est que lorsqu’on a épuisé la jurisprudence des tribunaux, on doit savoir s’il y a lieu à l’interprétation législative tout à fait différente de l’interprétation de doctrine qui appartient aux tribunaux.

Les chambres sont de très mauvais juges de ces sortes de questions, a-t-on dit ; et je ne dis pas tout à fait le contraire ; mais vous n’avez pas le moyen de faire des lois autrement qu’avec les chambres.

Au reste, vous ne jugerez pas le procès ; vous ne vous ferez pas apporter les pièces ; vous examinerez seulement si la loi déclarée obscure a tel sens ou n’a pas tel sens, et puisque c’est vous qui avez fait cette loi, personne mieux que vous n’a le pouvoir de l’interpréter.

J’ai entendu sur cette opinion un argument assez singulier : ce ne seront pas toujours les législateurs qui ont fait la loi qui viendront l’interpréter, a-t-on dit.

Quand, il yas deux mille ans, les législateurs ont posé le principe sur l’interprétation des lois, ils ont bien pensé qu’ils n’étaient pas immortels ; mais la loi a pour objet la durée, et si le législateur périt, la législature ne périt pas ; que ce soit la législature actuelle ou celle de demain qui interprète, peu importe ; on considère la compétence, le pouvoir de la législature, et pas autre chose.

On a demandé pourquoi nous voulions rester stationnaires, et ne pas franchir l’intervalle entre la législation de 1807 et celle de 1828 ; messieurs, quand on est dans le bien, il faut rester stationnaire ; quand on est dans le bien et qu’on veut marcher, on s’aperçoit combien est vraie cette maxime : le mieux est l’ennemi du bien.

Je me rallie à l’amendement de M. de Brouckere, c’est-à-dire qu’après la cassation du second arrêt, je demande le renvoi à une troisième cour avant d’aller en interprétation.

M. le président. - La seconde partie de l’amendement de M. de Brouckere est un paragraphe qu’il a ajouté dans cette séance.

M. Liedts. - On aura beau faire pour rencontrer un mode d’interprétation législative qui ne présente aucun inconvénient, on n’en trouvera jamais, et force nous est d’adopter celui qui en présente le moins. Or à mes yeux c’est incontestablement le système proposé par M. Devaux.

De tous les principes que consacrent nos lois civiles, il n’en est pas de plus précieux, de plus sacré que celui qui veut que les transactions et les actions des citoyens ne puissent être régies que par la loi existante et non par les prescriptions d’une loi future. C’est sur ce principe que repose la sécurité des conventions, la stabilité de la propriété ; je dirai même la liberté civile, car il n’y a plus de liberté civile lorsqu’une loi peut rechercher les actions passées sous une loi antérieure.

Or vous détruisez évidemment ce grand principe si vous permettez qu’une loi interprétative puisse régler des conventions déjà faites. C’est là un vice radical, dont le projet de la section centrale se trouve entaché.

Qu’ont inventé les jurisconsultes, pour pallier ce vice de rétroactivité ? Ils ont dit que la loi interprétative remonte au temps de la première loi, et s’identifie avec elle, que ce n’est donc pas la loi nouvelle, mais la loi interprétée qui règle la contestation. Mais quand on voit les choses de près, on s’aperçoit que ce n’est là qu’une de ces fictions qui sont si familières aux jurisconsultes, et pour ma part, je ne veux pas de fictions dans les lois. Voulez-vous donc, disent les défenseurs de l’article du projet, bouleverser toutes les notions reçues ? N’est-ce pas une maxime que c’est à celui qui a fait la loi à l’interpréter ?

Messieurs, la constitution par son article 28 veut que l’interprétation par voie d’autorité ait lieu par le pouvoir législatif, et il est loin de nous de proposer la violation de cet article ; mais ce que nous demandons, c’est que la loi interprétative qui émanera nécessairement du pouvoir législatif ne puisse s’appliquer qu’aux contestations et aux transactions futures, et jamais à celles qui ont fait provoquer l’interprétation.

Ainsi viennent à tomber tous les arguments tirés de la nécessité d’abandonner au pouvoir législatif seul l’interprétation par voie d’autorité.

Loin que le système de M. Devaux soit inconstitutionnel, c’est au projet de la section centrale que ce reproche devrait, ce me semble, être adressé.

La constitution a tracé la ligne de démarcation entre le pouvoir législatif et judiciaire ; celui-là ne peut pas plus rendre un jugement que celui-ci ne peut faire des lois.

Eh bien, je prétends que le pouvoir législatif rend un véritable jugement entre les parties litigeantes, si son interprétation doit s’appliquer à la contestation pendante. Supposez en effet qu’une contestation ait reçu deux arrêts de cassation contraires à deux arrêts d’appel, la question de droit, d’après le projet de la section centrale sera portée devant vous : après avoir tout vu, tout examiné, les chambres se borneront-elles à statuer que si pareille question se présente à l’avenir, elle sera décidée dans tel sens ? Non, messieurs ; là ne s’arrêterait pas le pouvoir législatif, il ordonnerait en outre à la cour d’appel devant laquelle l’affaire serait renvoyée de condamner telle partie et de donner gain de cause à l’autre ; or dans une pareille circonstance, est-ce la cour qui juge, elle qui ne peut plus discuter, qui n’a plus d’opinion, et qui doit se borner à prononcer la décision prise par le pouvoir législatif ? Evidemment non, et c’est en réalité celui-ci qui a décidé la contestation, qui a jugé le litige.

Ces motifs, messieurs, me déterminent à voter contre le projet de la section centrale, et à donner mon assentiment au projet de l’honorable M. Van Meenen.

M. Van Meenen. - Dès 1807 je m’étais élevé contre la doctrine des jurisconsultes, contre l’interprétation de la loi avec la faculté de régler les affaires passées, et même dans certains cas d’influer sur une affaire déjà pendante devant les tribunaux ; ma doctrine parût une hérésie ; mais je ne désespérai pas du progrès des idées ; il paraît que le temps est venu.

Il y a un fait certain, c’est que la loi interprétative rétroagit ; si cette loi ne rétroagit pas, si elle règle l’avenir, elle n’est plus interprétative. Elle est une loi comme toutes les autres.

Je dis que vos lois interprétatives rétroagissent et sont à la fois des lois pour l’avenir et des jugements sur les contestations qui ont donné lieu aux demandes en contestation.

Quels que soient les systèmes présentés, soit par la section centrale, soit par M. de Brouckere, soit pas le barreau de Bruxelles, dans les uns comme dans les autres, je vois toujours le même inconvénient, celui de faire de la loi un jugement. Nous ne pouvons adopter aucuns de ces systèmes. Je me range à la législation de 1828.

Je résume les objections faites à cette législation et je les vois se réduire à ceci : si vous déférez à une troisième cour d’appel le jugement de l’affaire sans soumettre la décision au pourvoi, vous dégradez la cour de cassation.

Je n’envisage pas les choses sous ce point de vue.

Je me dis : les cours d’appel jugent souverainement ; la cour de cassation n’est revêtue que d’un veto, pour empêcher les infractions à la loi. Quand je vois d’un côté les cours royales appelées à juger souverainement dans des contestations, et de l’autre la cour de cassation, je suis convaincu que les trois cours d’appel doivent prévaloir : par sa nature la cour de cassation ne peut juger du fond ; je ne vois donc dans la législation de 1828, qu’une préférence donnée à l’opinion unanime de trois cours d’appel, sur l’opinion unique de la cour de cassation.

Faudrait-il, au lieu du système de la législation de 1828, nous faire intervenir dans la décision entre les parties ? Quelque moyen que vous preniez vous trouverez des inconvénients ; mais le plus grand ce serait de nous faire intervenir comme juges. Nous aurions beau faire abstraction de Pierre et de Paul ; Pierre et Paul solliciteraient par mémoire ou autrement, et nous ne pourrions pas ignorer que c’est Pierre et Paul qui plaident.

On a invoqué l’opinion de M. de Cormenin : M. de Cormenin est un logicien très exact, très serré ; mais pour cette fois la logique lui a manqué.

On a objecté l’article 22 de la constitution. Cet article n’a décidé qu’un point ; c’est que l’interprétation ne pouvait appartenir qu’au corps législatif. La constitution a enlevé à tout autre corps que le corps législatif le droit d’interpréter la loi.

En érigeant une cour de cassation, on nous a dit qu’il fallait l’environner de la plus grande considération possible, et que c’était compromettre cette considération que de reporter à une troisième cour d’appel le renvoi de l’affaire.

Messieurs, je crois que rien ne blessera la considération de la cour de cassation, en donnant la préférence à l’avis unanime de trois cours sur l’avis unique de la cour suprême.

Dans tous les cas, vous ne pouvez sortir d’embarras qu’en déférant au corps législatif l’interprétation dont il s’agit ; or, je vous le demande, si après le second arrêt de la cour de cassation on allait en interprétation, les mémoires des parties ne compromettraient-ils pas la cour de cassation dans nos discussions ? Je ne vois pas le moyen d’élever la cour de cassation au-dessus de sa nature de cour de cassation ; elle n’a qu’un veto suspensif sur les arrêts des cours d’appel.

D’après ces considérations, messieurs, je voterai pour que le système de la loi de 1828 soit maintenu.

M. le président. - La parole est à M. Jonet.

M. Van Innis. - Je l’ai demandée depuis hier.

- Après un combat de politesse entre les honorables membres, la parole reste à M. Jonet.

M. Jonet. - L’amendement de M. de Brouckere soulève deux questions, qu’il faut bien se garder de confondre : on demande premièrement que la question soit vidée définitivement par une cour royale, avant de renvoyer l’interprétation devant le corps législatif ; on demande ensuite autre chose, on demande que la loi interprétative n’étende pas son effet aux parties, sur la contestation desquelles l’interprétation de la loi a été provoquée ; que l’interprétation soit conçue en termes généraux et sans application.

Ces deux questions ne peuvent être confondues, elles sont d’ailleurs distinctes dans la loi en discussion ; la première se rapporte à l’article 23, la seconde se rapporte à l’article 25, relatif à l’interprétation de la loi.

Quoi qu’il en soit, je repousserai, avec la section centrale, dont j’ai l’honneur de faire partie, l’amendement de M. de Brouckere.

Dans la section centrale, on a opté entre trois opinions.

L’une consistait à dire qu’il y avait interprétation de la loi quand la deuxième cour d’appel aurait prononcé comme la première.

La seconde consistait à dire qu’il fallait attendre la seconde cassation avant d’arriver à l’interprétation.

La troisième opinion était celle de savoir s’il ne fallait pas renvoyer la question à une troisième cour d’appel et attendre un troisième recours en cassation avant l’interprétation.

La section centrale a discuté chacune de ces opinions.

Elle a écarté la première, parce qu’elle a pensé qu’il ne fallait pas recourir trop rapidement à l’interprétation législative, elle a écarté la seconde parce que deux arrêts de la cour du cassation ne faisaient pas connaître son opinion puisqu’elle n’avait pas décidé en chambres réunies.

La section centrale s’est demandé s’il ne fallait pas, après un second arrêt de la cour de cassation, chambres réunies, faire décider par une troisième cour d’appel avant d’aller au pouvoir législatif. Elle n’a pas adopté cette opinion, parce qu’elle a cru qu’il convenait de réserver une troisième cour d’appel pour statuer sur la cause en définitive. Il est vrai qu’il n’y a pas impossibilité de faire statuer une troisième cour d’appel ; la section centrale n’a pas cru non plus à l’impossible, mais elle a cru à l’inconvenance.

Tous les jours, nous voyons une cour d’appel annuler des jugements de première instance ; où renvoie-t-elle la cause ? La renvoie-t-elle devant le tribunal qui a prononcé le premier jugement ? Non, messieurs, elle renvoie devant un autre tribunal, où il y a plusieurs chambres. Les législateurs ont pensé qu’il était inconvenant de renvoyer au même tribunal la connaissance d’une cause qu’il avait déjà jugée ; ils ont pensé qu’il était inconvenant de mettre ce tribunal dans le cas de prononcer contre son opinion. Ce sont ces raisons qui ont fait penser à la section centrale qu’il fallait ménager une troisième cour d’appel pour décider définitivement.

Il y a une autre raison qui doit venir à l’appui de l’opinion de la section centrale.

Pour aller en interprétation, il faut qu’il y ait doute et doute bien constaté ; or, le doute est bien constaté, quand deux cours d’appel ont prononcé et que la cour de cassation a annulé une première fois, et une seconde fois avec les chambres réunies.

Si vous faisiez intervenir une troisième cour d’appel, la balance ne serait plus égale.

Lorsque la question serait soumise au corps législatif, ne viendrait-on pas dire : vous voyez d’une part trois cours qui ont décidé dans un sens, et la seule cour de cassation qui a décidé dans le sens contraire ; n’est-il pas probable que la vérité est du côté des cours d’appel ?

C’est, messieurs, en rejetant et la première et la troisième opinion que la section centrale s’est décidée à adopter la seconde ; cette opinion est formulée dans l’article 25 du projet.

Quant à la seconde question, soulevée par M. Devaux, celle de savoir si la loi d’interprétation aura son effet sur le procès, elle est prématurée ; elle ne viendra que sur l’article 25 ; il n’y a lieu de statuer maintenant que sur l’article 23.

Bien loin de m’opposer à l’opinion de M. Devaux, je déclare que si son amendement n’était pas adopté, j’en proposerais un autre dans le même but.

M. Leclercq. - Messieurs, la question que nous discutons est difficile. Beaucoup de raisons très fortes ont été présentées dans un sens et dans l’autre. Ces raisons sont déduites de chaque système, de sorte qu’il faut les mettre en balance. La tâche n’est pas aisée ; d’autres l’ont remplie avant moi.

Je ne parlerai pas de la question constitutionnelle.

Mais en dehors de cette question, il y a une considération qui domine tout. La voici : un procès existe ; il faut nécessairement le décider. Deux cours ont successivement prononcé ; la seconde cour d’appel a décidé chambres réunies. La cour de cassation, dans ses deux arrêts, se trouve en dissidence avec les cours d’appel. La décision du procès est tenue en suspens, jusqu’à ce que la loi interprétative ait été portée ; mais il n’en est pas du pouvoir législatif comme d’un tribunal. Dans un tribunal, il y a une majorité qui l’emporte, et le procès est jugé.

Pour ce pouvoir législatif, il se divise en trois branches. Ces trois branches doivent agir simultanément. Il faut qu’elles soient d’accord, sans quoi il n’y a pas de loi. Eh bien que fera-t-on si les trois branches ne s’entendent pour porter la loi ? Ce cas n’est pas rare.

Chaque fois que l’interprétation se présentera, on peut dire qu’il y aura dissidence entre les diverses branches du pouvoir législatif. Qui donc jugera le procès ? Et pourtant il est pendant ; il faut qu’on le juge.

Voilà une circonstance qui constitue une impossibilité toute matérielle, et l’on ne peut en sortir quoi que l’on fasse. Elle rend ici praticable le système de M. de Brouckère, celui de la section centrale et celui de M. le ministre.

Cet inconvénient n’existe pas relativement aux autres parties de la législation, parce que si les trois pouvoirs ne sont pas d’accord il n’y a pas de loi.

Je le répète, si l’on admet le système de la section centrale, il est tout à fait impraticable.

M. de Robaulx. - Je vois, d’une part, l’auteur de l’amendement, M. Devaux, lequel nous dit souvent qu’il s’attache à la sage lenteur de l’expérience et qu’il ne veut pas de progrès, venir cependant nous déclarer aujourd’hui qu’il désire marcher et, de l’autre part, je vois M. Jullien qui nous déclare vouloir rester stationnaire…

- Une voix. - On ne nomme pas les orateurs ! Ce n’est pas parlementaire !

M. de Robaulx. - Je nomme les orateurs, parce que je veux être clair.

Nous avons à examiner entre les opinions de ces orateurs.

La législation de 1791 et celle de 1807 sont contraires à l’amendement de M. Devaux ; la législation de 1828 lui est favorable. On nous parle de progrès pour nous déterminer à adopter ces amendements ; eh bien ! voyons où il y a progrès.

Je ne pense pas que le progrès soit dans la législation de la plus fraîche date ; nous avons des lois assez récentes qui n’ont fait de pas qu’en arrière.

En 1791 on marchait en avant ; à l’époque de 1828, sous Charles X, on rétrogradait. Ne considérez pas comme un progrès une loi de 1828. Moi je place le progrès en 1791 ; et je trouve des pas rétrogrades sous l’empire et sous la restauration.

M. Devaux a dit : Si la cour de cassation se prononce pour la mort et si les cours d’appel se prononcent pour la réclusion, il faut, dans le doute, appliquer la peine la moins forte contre l’accusé, quelle que soit l’interprétation qui intervienne. Eh bien, messieurs, retournez la thèse : supposons que la cour de cassation veuille la réclusion, que les cours d’appel veuillent la mort, direz-vous que l’avis des cours d’appel doit prévaloir ?

M. Devaux. - Lisez l’amendement ! lisez !

M. de Robaulx. - Si l’avis des cours d’appel devait être suivi, l’individu serait guillotiné.

Un des principaux arguments que l’on a fait valoir en faveur de l’amendement, c’est, a-t-on dit, l’inconvénient très grave de forcer la législature à juger des procès et à lui attribuer un pouvoir judiciaire. Messieurs, je ne crois pas que le jugement soit dans l’interprétation ; les chambres ni le Roi ne porteraient pas de jugement ; la loi interprétative n’est qu’une déclaration de principes. Sans doute que la loi interprétative régit l’affaire ; mais toutes les lois que l’on porte, régissent les procès et ne les jugent pas.

Examinons l’effet de l’amendement de M. Devaux.

La rente foncière est-elle meuble ou immeuble ? Je sais bien que la question est décidée, mais je prends cet exemple au hasard.

Deux testaments sont faits en 1810 ; tous deux lèguent les meubles à un individu et les immeubles à un autre individu. L’un des légataires fait un procès ; les rentes sont déclarées meubles. Il y a deux arrêts d’appel, deux cassations ; c’est la troisième cour d’appel qui décide que les rentes foncières sont meubles, et elles sont délivrées.

La question d’interprétation s’est présentée par suite du procès. Les chambres prononcent pour l’avenir ; elles déclarent que les rentes foncières sont immeubles. Cependant il faut respecter la chose jugée.

Mais un autre procès s’engage sur le second testament de la même époque, 1810 : appliquerez-vous la loi interprétative à ce second testament ? Si on l’applique, ne sera-t-on pas fondé à dire qu’il est loisible aux chambres de juger comme elles voudront, puisqu’une loi portée en 182 prononcera sur la manière d’exécuter un acte fait en 1810 ? Ainsi, la loi aura un effet rétroactif.

Si vous entendez que votre loi ne frappe pas le passé, déclarez que les 30 années du code civil échapperont à votre interprétation. Cependant il serait malheureux que le plaideur qui a donné lieu à l’interprétation ne jouît pas du bénéfice de cette interprétation.

Ainsi dans toutes les hypothèses il y a des inconvénients.

Je voudrais que l’interprétation une fois portée après deux arrêts d’appel et deux cassations, ce fût une troisième cour d’appel qui appliquât au procès la loi interprétative.

L’honorable M. Leclercq nous a dit tout à l’heure que toute la question était dominée par une circonstance. C’est que les procès doivent toujours être jugés, et qu’il peut arriver une dissidence entre les trois branches de la législature qui rendrait impossible le jugement du procès.

Messieurs, faut-il rejeter une bonne mesure, parce que l’on se crée des impossibles, qui sont tous possibles ? (On rit.) Croit-on que toutes passionnées que soient les chambres, elles prendront feu pour savoir à qui appartient la vache ou le cheval ? (On rit.) qu’elles se mettront en bisbille, afin de ne rien décider ? (On rit.) Cependant, s’il y a dissidence entre les trois branches de la législature, on dissout l’une ou l’autre des chambres, pour ramener l’harmonie. ; si c’est le gouvernement qui est cause du désaccord, on change les ministres, et tout rentre dans l’ordre. Mais je ne conçois pas qu’à propos de bottes (on rit) il y ait dissidence, et que les pouvoirs ne s’entendent pas pour des questions relatives à un pré ou une vache. (On rit.)

Mon opinion est que l’on doit déclarer qu’il y a lieu à interprétation après deux cassations, et qu’une troisième cour d’appel décidera l’affaire, conformément à la loi interprétative.

M. Barthélemy. - Ce qui fait la difficulté, messieurs, c’est l’imprudence qu’on a eue d’insérer dans la constitution que la cour de cassation ne connaîtrait pas du fond des affaires. Sans ce petit paragraphe (on rit), vous auriez facilement trouvé le moyen de transformer la cour de cassation en un conseil de grande révision, et alors vous n’auriez pas besoin de résoudre toutes ces difficultés. Je pense que le premier changement qui sera fait à la constitution sera celui-ci. (On rit de nouveau.) La cour de cassation de cette manière pourra être à la fois cour de cassation et grand conseil de révision ; c’est ce qui existait autrefois. Maintenant il faut trouver moyen de sortir de l’embarras où nous sommes. Les trois rapports principaux sous lesquels on a envisagé la question sont trois inconvénients dont le plus grave, selon moi, est de mettre aux prises la cour de cassation avec les cours d’appel. On a beau dire, messieurs, tous les hommes sont hommes, et les magistrats sont des hommes comme nous tous. La cour d’appel dont l’arrêt sera cassé aura reçu une espèce de soufflet (hilarité générale) ; cela influera sur les autres cours.

Pour remédier à cet inconvénient, vous renvoyez l’affaire à une autre cour, mais pour qu’elle juge à un plus grand nombre de juges, pour que son arrêt en impose davantage ; que faites-vous si l’arrêt est conforme à celui de la première cour ? Vous dites à la cour de cassation : « Arrivez à votre jour avec vos deux chambres réunies (explosion d’hilarité) et jugez, » c’est-à-dire que vous les mettez réellement aux prises. Enfin vous arrivez à la législature. Alors s’élèvent toutes ces questions de rétroactivité dont on vous a fait peur et qui, en vérité, ne méritent guère qu’on les réfute. Tout cela, d’ailleurs, n’est pas nouveau ; remontez au 16ème siècle (nouvelle hilarité), vous trouverez déjà les questions d’interprétation agitées. Quand l’édit de 1610 fut rendu, il s’éleva une foule de contestations, et déjà alors nous avions de grands jurisconsultes, de grands arrêtistes qui ont fait notre éducation à tous. Eh bien ! messieurs, voyez les actes d’interprétation des archiducs Albert et Isabelle, vous y trouverez toujours : « tel article de l’édit doit être entendu ainsi, et vous aurez à vous y conformer. ».

Vous avez un volume d’Anselme où vous trouverez de fréquents exemples de ce que je vous dis, et jamais on n’a songé à élever des contestations sur ces interprétations. Remarquez que ce sont les tribunaux eux-mêmes qui demandaient ces interprétations. ils disaient : « Au procès d’un tel, nous avons trouvé tel article de l’édit perpétuel qui nous a présenté telle ou telle difficulté ; un doute s’est élevé ; nous nous adressons à votre altesse pour qu’elle veuille bien le résoudre. - Eh bien !, répondait l’archiduc, cela doit être entendu ainsi, » et on jugeait de la même manière.

C’est ainsi qu’on a marché jusque dans les derniers temps, avant la révolution française, et nos pères ne s’en sont jamais mal trouvés. (Nouvelle hilarité.) Aujourd’hui nous sommes enfournés (l’hilarité continue) dans des embarras dont il nous serait bien facile de sortir avec l’ancien système : M. Leclercq vous a dit et il dira encore : il était bien facile aux archiducs Albert et Isabelle d’interpréter l’édit, ils étaient les seuls maîtres de le faire ; mais il y a maintenant ici trois branches du pouvoir législatif, qu’il ne sera pas toujours facile d’accorder ensemble. Eh bien ! quand les trois branches du corps législatif ne seront pas d’accord, elles feront une loi pour sortir de la difficulté, (On rit plus fort.) On verra s’il ne conviendrait pas d’instituer un corps spécial pour juger l’affaire, quand un corps législatif ne s’entendrait pas.

Donner ce droit à une troisième cour d’appel, c’est, comme on l’a dit, lui donner une autorité au-dessus de la cour de cassation, qui a cependant été instituée pour maintenir les cours dans un état de subordination nécessaire à l’unité de la jurisprudence. C’est détruire l’effet que vous attendiez de cette institution. La cour de cassation, comme l’a très bien dit M. Van Meenen, a sur les cours autre chose qu’un veto suspensif. Dire à une cour : vous avez violé la loi, vous l’avez mal appliquée, vous vous êtes exposée à être prise à partie, c’est exercer autre chose qu’un droit de veto. Il faut donc laisser la cour de cassation planer sur toutes les autres, et ne pas la faire déchoir du rang que vous avez eu l’intention de lui assigner. Je crois que, de tous les systèmes, celui qui vaut le mieux pour le moment est celui de la section centrale ; c’est pour celui-là que je voterai.

M. Leclercq. - Messieurs, l’honorable M. de Robaulx, en disant que la loi d’interprétation ne serait pas un procès à juger par les chambres, mais une simple question de principes, nous a dit qu’il ne fallait pas craindre que les branches du pouvoir législatif se brouillassent entre elles pour des questions où elles seraient toujours désintéressées ; qu’en tout cas la législature avait les moyens nécessaires pour renverser un ministère dans le cas où il s’opposerait à l’adoption d’une loi d’interprétation.

Ces arguments pourraient être applicables à mes paroles si en effet j’avais dit que les chambres auront un procès à juger ; mais ce n’est pas ce que j’ai dit ; je reconnais qu’il n’y aura pas de procès à juger, mais une question de principes à décider en thèse générale. Mais cette question d’interprétation sera d’une grande difficulté, puisque la loi sera d’une obscurité telle qu’elle aura déjà amené une dissidence entre la cour de cassation et deux cours d’appel.

J’ai ajouté que dans un pareil état de choses, chaque fois qu’un cas d’interprétation se présenterait, il y aurait une grande dissidence d’opinions, et que chacune des trois branches du pouvoir législatif examinant consciencieusement la loi à interpréter, cet examen devait reproduire le même dissentiment qui s’était manifesté entée les cours d’appel et la cour de cassation. J’en ai conclu que ce dissentiment rendrait toute loi d’interprétation impossible ; que cependant, le procès serait là, pendant, et qu’il serait difficile d’en prévoir la fin. Voilà ce que j’ai dit, et c’est à quoi, jusqu’à présent, on n’a pas répondu ; en sorte que mon argumentation reste tout entière.

M. Ch. de Brouckere. - J’ajouterai que, par la raison que la question est très douteuse, un conflit pourra aussi s’élever entre le ministère et les deux chambres ; et si la cour de cassation et les cours d’appel n’ont pas pu s’accorder, comment prévoit-on que les trois branches du pouvoir s’accorderont plus facilement ? Mais je suppose un autre cas : que le gouvernement ait intérêt à la question par exemple, il y aura certainement dissidence tant que le ministère n’aura pas obtenu la loi telle qu’il la lui faudra.

Que fera-t-on ? Pour moi je n’admettrai jamais que le procès pendant soit jugé par la législature. Je veux une loi d’interprétation qui aura force sur tous les actes, sur tous les contrats passés sous la loi dont le sens est douteux ; la loi doit être faite par voie d’interprétation et décidée en thèse générale. Les lois sont faites pour les actes et pour les choses, et non pas pour les individus. Le seul moyen d’obtenir ce résultat, c’est d’adopter l’amendement de M. Devaux.

M. le ministre de la justice (M. Raikem). - Messieurs, la différence qui existe entre les amendements proposés, c’est que celui de l’honorable M. Devaux embrasse tout le système d’interprétation des lois, tandis que celui de M. de Brouckere n’est qu’un amendement à l’article de la section centrale, et ne change rien à son système.

Nous avons donc à nous prononcer entre le système suivi en France depuis la constitution de 1791, et celui qui a été introduit par la loi de 1828. Qu’il n’y ait aucune inconstitutionnalité dans le projet, c’est ce qui vous a été déjà démontré. Sous la constitution de 1791 la même disposition existait, et cependant cette constitution reconnaissait l’existence et la distinction des trois pouvoirs comme celle qui nous régit. Il n’y a donc pas d’inconstitutionnalité.

Le système de la section centrale a été successivement celui de la constitution de 1791, de celle de 1793, de celle de l’an III, et sous celle-ci cependant il y avait le pouvoir législatif se divisant en deux branches, le conseil des cinq cents et le conseil des anciens. Dans la constitution de l’an VIII, il n’y pas avait de disposition à cet égard, et la loi de ventôse an VIII (18 mars 1800) disposait..., et M. Henrion de Pansey lui-même fait remarquer que de 1800 à 1806 aucun cas d’interprétation ne s’est présenté, ce qui prouve que de tels cas sont extrêmement rares. Ce fut seulement en 1806 qu’une troisième cour, après deux arrêts de cassation, s’avisa de juger comme les deux premières ; dès lors l’interprétation de la loi devint nécessaire, et c’est alors que fut rendue la loi de 1807. Nous discutons donc pour des cas qui se présenteront très rarement ; il n’en est pas moins de notre devoir de les prévoir et de les régler.

Aussitôt que la loi de 1828 fut proposée, le projet essuya, et fort justement selon moi, de vives critiques ; après la promulgation de la loi ces critiques ne cessèrent point ; on alla jusqu’à déclarer préférable le système de l’assemblée constituante, comme étant plus conforme aux véritables principes.

D’abord, messieurs, remarquez qu’après le dissentiment existant entre la cour de cassation et deux cours d’appel, aller donner à une troisième cour d’appel le droit de juger définitivement le litige, c’est élever cette cour au-dessus de la cour de cassation ; c’est lui donner le droit de décider irrévocablement une question reconnue douteuse et qui ne devrait l’être que par une autorité supérieure ; et à ce propos un pair de France fit observer que plutôt de laisser le jugement de l’affaire à une troisième cour d’appel, il valait mieux tirer à la courte paille, parce que quand la loi est obscure à ce point, mieux vaudrait en quelque sorte s’en rapporter à la voie du sort.

Un auteur très récent a dit que, d’après la loi de 1828, il n’y aurait réellement plus d’interprétation de la loi : permettez-moi de mettre ses paroles sous vos yeux ; le passage est très court, et il me paraît utile de vous le faire connaître.

Cet auteur établit que le régime de la loi de 1790 est très légal, qu’il est dans les attributions du pouvoir législatif d’interpréter la loi par une décision générale ; qu’on ne doit pas se défier des assemblées législatives, lorsqu’on a confiance dans les juges ; que quand la question divise les tribunaux, et lorsque le doute forme obstacle à la décision, la hiérarchie des pouvoirs commande de s’en rapporter uniquement au législateur.

Je crois, messieurs, que ces observations doivent faire quelque impression sur vos esprits.

Déjà l’on a répondu à quelques objections sur lesquelles cependant je crois utile de revenir. Le pouvoir législatif, dit-on, sera transformé en pouvoir judiciaire. Il jugera des procès. Et non, messieurs, il ne jugera pas les procès, il ne fera que décider la question en thèse générale, non pour un cas particulier. C’est à tel point, qu’après la loi interprétative, le nouveau tribunal appelé à juger le procès ne sera pas tellement obligé à juger la loi qu’il peut, s’il trouver un point de fait au moyen duquel le litige pourrait être jugé, déclarer qu’il n’y a pas lieu à appliquer la loi d’interprétation.

Par l’amendement, que vous propose-t-on ? Une loi interprétative pour régir les cas à venir, et c’est ce qui rend précisément l’amendement inutile, car pour l’avenir le législateur a tout pouvoir, il peut régler par ses lois tous les cas qui se présenteront ; et si tous les cas antérieurs ne sont pas atteints par la loi interprétative, elle est encore plus complètement inutile, car autant vaudrait, vu l’insécurité de la loi interprétée, s’en remettre au sort du soin de le décider.

Un préopinant a dit que la loi interprétative servirait non à juger le litige, mais tous les autres cas analogues, nés sous le régime de la loi obscure. Mais ce serait là une injustice, car toutes les parties intéressées dans la question ayant les mêmes droits on ne doit pas leur appliquer des décisions différentes.

On a cité les cas où le gouvernement se trouverait lui-même intéressé dans le litige, et on a dit qu’il pourrait exercer sur les chambres une funeste influence. Mais de deux choses l’une ; ou le gouvernement aurait tort, ou il aurait raison, Donc, s’il avait raison, les chambres décideraient en sa faveur. S’il avait tort, les chambres le condamneraient ; et si, nonobstant la décision de la chambre le ministère persistait à ne pas faire sanctionner la loi, les chambres, vous le savez, ont en main le pouvoir nécessaire pour le forcer à se retirer.

Mais, dit un autre préopinant, s’il y a dissidence entre les trois branches du pouvoir législatif, le procès sera éternisé. On a déjà répondu à cette objection. Vous remarquerez, messieurs, que dans ce cas il n’y aura nécessairement que deux opinions dans les chambres ; car la dissidence existante entre les cours royales et la cour de cassation aura déjà fixé d’avance les deux points de la discussion. Personne dans les chambres n’ayant aucun intérêt dans le débat, il serait fort extraordinaire qu’un conflit s’élevât et qu’il restât insoluble ; non, messieurs, cela n’arrivera pas.

Vous le voyez donc, les cas d’interprétation seront très rares, et les cas de collision plus rares encore, et c’est pour prévoir de tels cas qu’on s’opposerait à notre système ? Je ne crois pas, messieurs, que nous puissions nous arrêter à ces inconvénients, et je pense qu’il n’y a pas lieu de s’écarter du projet de la section centrale.

Je dirai maintenant un mot de l’amendement de M. H. de Brouckere. Il tend à nous ramener à la loi de 1790 et à celle du 16 septembre 1807, qui voulaient, après deux cassations, que la cause fût renvoyée à une troisième cour pour juger définitivement le litige. La constitution de l’an III en avait autrement disposé sans que je sache qu’il en soit résulté aucun inconvénient. Elle avait dit : Si après la cassation du premier arrêt, le tribunal à qui l’affaire aura été renvoyée juge de la même manière, le cas sera soumis à la législature.

Le système de la loi de 1807 me paraît préférable, parce qu’on ne recourt à l’interprétation de la loi qu’après que toutes les autres voies soient épuisées et que le doute est parfaitement établi. Toutefois, je ne saurais donner mon adhésion à l’amendement de M. de Brouckere, parce que les trois cours du royaume ayant déjà connu de l’affaire, il nous obligerait, après l’interprétation de la loi, à la renvoyer de nouveau à la première de ces cours ; et pour moi, je vois dans cette manière de procéder un très grave inconvénient, parce qu’il est impossible que la première décision n’exerce pas une influence plus ou moins grande sur la seconde.

On dira que depuis il sera survenu une loi interprétative ; cette considération pourrait sans doute avoir quelque influence sur ceux qui se sentiraient disposés à adopter l’amendement ; mais pour ma part elle ne saurait me déterminer.

M. Destouvelles. - Messieurs, il est une vérité reconnue par tous les orateurs, c’est qu’une loi d’interprétation est indispensable ; on ne diffère que sur l’époque de l’interprétation. Je le demande, est-il pour l’interprétation de la loi un moment plus opportun que celui où les droits des parties sont encore incertains ? Or, ils sont fort incertains jusque là, car enfin il y a eu un premier pourvoi, une première cassation, un second arrêt conforme au premier, une cassation nouvelle : voilà certes un doute bien établi, mais rien n’est définitivement jugé ; les choses sont encore entières. Eh bien ! messieurs, s’il faut interpréter la loi, c’est bien là le moment.

Mais ici, je ne peux me dispenser de le dire, on veut intervertir toutes les notions les plus élémentaires du droit, et ce reproche s’adresse également aux auteurs de la loi de 1828. Il n’y a réellement plus lieu à interprétation.

A cet égard, je ne retomberai pas dans des répétitions fastidieuses. Déjà M. de Robaulx vous a demandé ce que deviendraient, avec ce système, tous les articles du code civil qui donneraient lieu à interprétation, s’ils n’étaient pas atteints par la loi interprétative pour le passé, et les bizarreries de la diversité de jugements pour des questions identiques, comme l’exemple qu’il vous a cité d’une rente constituée, déclarée tour à tour meuble ou immeuble : je dis, messieurs, qu’adopter un pareil système, c’est renverser de fond en comble toutes les notions du droit, de la jurisprudence, et vouloir sacrifier les leçons de l’expérience à des innovations qui pourraient nous jeter dans d’inextricables embarras.

Je le dis aujourd’hui, comme je l’ai déjà dit hier, la matière est ardue et difficile, mais c’est une raison de plus pour n’y introduire rien de nouveau et pour ne pas renverser une expérience qui a, pour ainsi dire, traversé les siècles.

M. Leclercq vous a parlé du cas où une dissidence éclaterait entre les diverses branches du pouvoir législatif. Messieurs, si le ciel tombait, comme on dit, toutes les alouettes seraient prises. (Hilarité générale.) Eh bien, les cas qu’il vous a cités seront aussi rares que l’espèce que j’ai mise sons vos yeux ; oui, messieurs, aussi rares, car dans une affaire où les deux chambres sont complètement désintéressées, tenant d’une main les arrêts de la cour de cassation, de l’autre les arrêts des cours royales, il n’est pas présumable de voir s’élever un conflit, et elles trouveront facilement le moyen de fixer le sens de la loi douteuse, car c’est là tout ce qu’elles auront à faire.

M. Devaux. - Messieurs, un des premiers orateurs nous a appris que la législation que vous propose la section centrale est celle de toutes les nations civilisées. Je lui serai obligé de me dire où elle existe maintenant. Pour moi je crois qu’elle n’existe nulle part.

Je ne suis pas habitué, je l’avoue, à chercher le progrès bien loin derrière moi, et ce n’est ni dans la loi de 1807, ni dans celle de 1791 ou de 93, ni dans celle de 1667, ou même dans l’édit de 1610, dont un honorable membre nous a entretenus, que je chercherais ; mais je prends le bien où il se trouve,et je le trouve dans la loi de 1828. Cette loi progressive, quoi qu’on en ait dit, a été faite à une époque de progrès ; c’est dans la session de 1828, l’une des sessions les plus progressives qu’il y ait eu en France. Elle a été proposée sous le ministère Martignac, par M. Portalis, alors garde des sceaux, et aujourd’hui premier président de la cour de cassation.

Dans la commission qui fut chargée d’examiner le projet à la chambre des députés, et qui l’amenda légèrement, se trouvaient, si je ne me trompe, MM. Dupin et Voyer d’Argenson. En voilà assez pour les autorités.

On a dit que quand l’obscurité de la loi est si grande, il vaudrait autant que la troisième cour tirât la décision à la courte paille. Mais si l’obscurité est si grande, quelle sera votre position quand vous serez obligés de juger ? Est-ce que les chambres ont plus de perspicacité à interpréter les lois que des magistrats accoutumés à en étudier et à en découvrir le sens ? Je crois, messieurs, que quand l’obscurité aura été assez grande pour amener une divergence entre la cour de cassation et la cour d’appel, elle le sera bien plus pour vous et pour le sénat.

Mais, dit-on, si vous donnez à une troisième cour le droit de juger définitivement le litige, ce sera lui donner le pouvoir d’interpréter la loi par forme réglementaire. Non, messieurs, car sa décision ne fera pas la loi ; elle ne sera pas générale, elle ne liera, n’obligera personne que les parties du procès, et pour le cas seulement dont il s’agira.

Un honorable membre qui n’a pas bien entendu le sens de mon amendement, a dit que dans le cas où il y aurait dissidence entre la cour de cassation et une cour criminelle, l’une voulant appliquer une réclusion à un cas pour lequel l’autre voudrait appliquer la peine de mort ; si une troisième cour jugeait définitivement, l’accusé pourrait être exécuté avant l’interprétation de la loi, quoique l’interprétation pût lui être favorable. Mon amendement a prévu ce cas ; voici comment il s’exprime : « En matière criminelle, correctionnelle ou de police, la cour royale à laquelle l’affaire aura été renvoyée par le second arrêt de la cour de cassation, ne pourra appliquer une peine plus grave que celle qui résulterait de l’interprétation la plus favorable à l’accusé. »

C’est dans mon système seul, messieurs, qu’un pareil mode est exécutable, et c’est une des raisons, je l’avoue, qui m’y font insister. Quand la loi est aussi douteuse, il faut que le bénéfice en tourne du profit de l’accusé.

On a dit que ce serait un contraste scandaleux de voir une cour d’appel décider autrement que la loi interprétative. Non, ce ne sera pas un contraste scandaleux, parce que quand la loi est extrêmement douteuse, le contraste sera aisément justifié par la difficulté même de l’interprétation de la loi. Dans tous les cas, la cour pourra juger la cause d’après les règles de l’équité, elle jugera ex aequo et bono ; elle aura égard aux circonstances, à la bonne foi de celui qui a contracté sous l’empire d’une loi obscure, et il n’y aura pas un grand scandale à ce que sa décision ne soit pas conforme à la loi d’interprétation générale, qui ne peut pas avoir égard à de telles considérations.

On a répété plusieurs fois que personne mieux que le législateur ne pouvait interpréter la loi. Messieurs, dans quel esprit a-t-on donné aux chambres le droit d’interprétation ? Est-ce parce qu’elles s’entendent mieux que toute autre magistrature à interpréter les lois ? Non, mais parce qu’on a cru qu’il serait très dangereux d’accorder à un corps quelconque le droit d’interpréter la loi en règle générale ; ce serait en effet élever ce corps au-dessus de la législature. Mais ici il ne s’agit de donner ce pouvoir à la cour que pour un seul cas douteux et sa décision ne fera règle que pour ce seul cas. Il n’y a là aucun danger.

Je l’avais dit précédemment, qu’arriverait-il avec le système de la section centrale, en cas de dissidence des deux chambres ? Personne jusqu’ici n’a répondu à cette objection. Je le répète, la dissidence entre les chambres vous jettera dans des embarras dont il sera souvent impossible de sortir, et en attendant le procès restera pendant, un accusé gémira dans les prisons, il y pourra mourir en attendant la solution de la question, et sans même qu’il soit permis de lui faire grâce ; car pour le droit de grâce, il faut qu’une affaire soit définitivement jugée, et ici tout est en suspens.

On a dit que je faussais mon système en ne l’appliquant pas à tous cas antérieurs à la loi, et qui auraient pris naissance sous l’empire de la loi douteuse. J’avoue que c’est là un inconvénient, que mon système ne fait pas naître, mais qu’il est obligé de subir comme celui de mes adversaires. En d’autres termes, je ne remédie qu’à une partie du mal que mes adversaires laissent subsister en entier.

M. de Robaulx a cité l’exemple d’une rente foncière que la troisième cour aurait déclarée meuble, tandis que la loi interprétative la déclarerait immobilière. Ce sera, dit-il, un grand inconvénient que de voir deux testaments de la même date, donner lieu à des procès jugés si diversement. Mais c’est un inconvénient qui existe déjà aujourd’hui. La cour de cassation se modifie par son roulement, de manière à ce que telle chambre soit aujourd’hui composée de membres qui jugent telle question d’une manière, qui sera l’année d’après jugée d’une manière tout opposée. Cela s’est présenté et se présente toutes les fois que la cour de cassation change de jurisprudence. Et ces changements, vous le savez, sont nombreux.

D’ailleurs toutes les questions ne présentent pas le même inconvénient : en matière criminelle et correctionnelle, il n’y a pas de contrat passé sons une loi antérieure, et la rétroactivité s’applique au seul cas du procès pendant, c’est surtout pour le criminel que la législation de 1828 offre de grands avantages.

On n’a rien répondu à cet argument, que les chambres peuvent ne pas s’entendre sur la loi interprétative : la chambre des représentants peut partager l’avis des cours d’appel, et le sénat celui de la cour de cassation : remarquez-le bien.

La loi de 1807 conférait l’interprétation des lois à l’administration ; c’était le conseil d’Etat, ou le ministère ou le roi ; là le gouvernement pouvait se décider aussi vite que possible, et c’est parce que la loi de 1828 a attribué l’interprétation aux chambres qu’il a fallu pour ne pas éterniser les procès, donner à une troisième cour le pouvoir de décider définitivement.

On vous a dit qu’une législation semblable à celui qu’on propose existait autrefois, et qu’un seul cas d’interprétation se présenta de 1800 à 1806. Oui ; mais déjà en 1807, je trouve la loi modifiée.

Vous voyez que l’expérience n’avait pas été longue.

On a fait une autre objection. Quoi, dit-on, l’interprétation ne profitera à celui-là même à l’occasion de qui elle a lieu, à celui qui l’a provoquée ? Mais si elle ne lui profite pas, elle ne lui nuira pas non plus ; car enfin s’il y a deux parties, elle nuit à l’une si elle profite à l’autre.

Jusqu’ici, vous le voyez, on a bien tâché de répondre à nos arguments, mais on n’a réellement rien dit contre le système. Je me trompe, on a signalé un inconvénient nominal : c’est celui de mettre une troisième cour d’appel au-dessus de la cour de cassation ; j’ai déjà prouvé au commencement de la séance qu’il n’y avait là que des mots. M. de Robaulx a, à la vérité, parlé d’un autre inconvénient, mais comme je viens de vous le dire, cet inconvénient se présente chaque fois qu’il y a changement dans la jurisprudence.

M. Devaux finit en combattant l’amendement de M. H. de Brouckere qui prolongerait encore une procédure déjà si longue, et forcerait les parties à plaider encore deux fois, alors qu’ils ont déjà plaidé cinq fois, savoir une fois en première instance, deux fois en appel et deux fois en cassation.

M. Ch. de Brouckere. - Messieurs, lorsqu’un ancien jurisconsulte vient nous dire que nous allons renverser toutes les notions du droit et de la jurisprudence, je vous avoue que plutôt que de prendre part à la discussion, je me sentirais plus enclin à me taire et à écouter, s’il pouvait répondre par d’autres arguments que par les alouettes prises si le ciel tombait (on rit) ; car ce n’est pas ainsi que l’on résout des questions aussi importantes que l’est celle-ci. Cependant puisqu’on ne détruit pas nos arguments, force m’est bien de revenir sur ceux qu’on nous oppose. M. Devaux a déjà parfaitement réfuté à mon avis la plus grande partie de ces arguments, je n’y reviendrai que fort rapidement.

Je ne dirai rien de la disparité qu’on a signalée, et qui existerait entre la troisième cour d’appel et celles qui jugeraient postérieurement, en vertu de la loi interprétative ; on y a déjà répondu, en faisant observer qu’aujourd’hui la diversité de jurisprudence, impossible à prévenir, pouvait amener le même résultat.

M. le ministre de la justice, en combattant ce que M. Devaux avait dit de la dissidence qui éclaterait entre les branches du pouvoir législatif, a dit que dans ces questions les chambres seraient parfaitement désintéressées, et qu’il n’était pas possible que des dissentiments éclatassent. Mais remarquez, messieurs, que les juges sont tout aussi désintéressés que les chambres, et, cependant, ils se divisent sur ces questions. Ajoutez qu’il y aura ici des membres de la cour, qui apporteront dans cette chambre l’opinion qu’ils se seront formée de l’affaire ; ainsi, des magistrats seront transformés en orateurs et viendront plaider devant vous le pour et le contre. Au sénat, il en sera sans doute de même ; pense-t-on qu’il n’y ait pas là des raisons de craindre une dissidence entre les deux chambres et dans le sein même de chacune d’elles ?

Mais, vous a dit M. le ministre de la justice, en citant un auteur qu’il n’a pas nommé, dont l’autorité peut être respectable, je veux le croire, mais que je n’en ai pas moins le droit de combattre ; croyez-vous qu’il soit plus possible d’influencer toute une assemblée délibérante composée de 100, 200, 400 membres qu’une cour composée d’une douzaine de magistrats ? Oui, messieurs, je le crois plus facile, et je suis certain qu’on viendra plutôt à bout d’influencer une assemblée délibérante qu’un tribunal. Là on est appelé par son expérience, ici par ses opinions, et les assemblées politiques sont toujours passionnées, et se décident plus souvent par la passion que par tout autre sentiment.

Ne parlons pas de ce qui existe, mais de tous temps ces gouvernements ont exercé plus ou moins d’influence sur le corps législatif : supposez le gouvernement intéressé à la solution d’une question sous le ministère Villèle. Croyez-vous qu’avec ses trois cents il ne lui aurait pas été facile d’obtenir tout ce qu’il aurait voulu ? Ailleurs les chambres auraient été de même traînées à la remorque par le ministère. Dans les questions constitutionnelles, je veux bien reconnaître que les chambres conserveraient une attitude forte, mais pour des questions accessoires et d’intérêt privé, ou se laisse aller plus facilement.

Supposez une loi relative aux domaines, à interpréter, on verra la chambre, je ne parle pas de celle-ci, mais d’une législature quelconque ; on verra, dis-je, la chambre se diviser en deux partis, les uns voteront d’une manière favorable au domaine, les autres dans un sens opposé. Que ce soit une question de liberté, vous verrez les partisans de la liberté passer d’un côté, ses ennemis de l’autre, et presque toujours les chambres se décideront, non pas d’après les principes, mais d’après leurs passions. Je ne trouve donc rien que de facile à influencer qu’une assemblée délibérante. Ce n’est donc pas à elle que je confierai la décision d’un procès. Je ne veux que les tribunaux pour juger les questions du tien et du mien. Quand donc nous interpréterons une loi, faisons-le en législateurs, en thèse générale, et que notre décision n’influe pas sur un cas particulier.

Que si un procès était pendant, en attendant notre interprétation, nous déciderions virtuellement le procès, et c’est ce qu’il ne faut pas. Je terminerai, messieurs, en vous rappelant, quoique je ne sois pas jurisconsulte, ce que les jurisconsultes de cette chambre ont vu dans d’Aguesseau.

Cet illustre chancelier fut consulté, sous un nom supposé, par une personne intéressée dans un procès pendant à juger. Il répondit que par cela même qu’il y avait procès à juger, il n’y avait pas lieu à interprétation. (La clôture ! la clôture !)

M. le ministre de la justice (M. Raikem). - Je commencerai, messieurs, par réfuter la citation de l’honorable préopinant. D’Aguesseau, vous a-t-il dit, consulté par une personne, dans un procès pendant, lui dit qu’à cause de cela même, il n’y avait pas lieu à interprétation. Eh bien, messieurs, quand il y a procès pendant, je suis aussi d’avis qu’il n’y a pas lieu à interprétation, et c’est précisément ce qu’on vous propose par le projet : car, l’interprétation ne doit avoir lieu que quand il est juridiquement constaté qu’il n’y a pas d’autre moyen de faire cesser une dissidence constatée entre les cours et tribunaux.

Remarquez que les arguments du préopinant détruisent l’amendement de M. Devaux. Que vous a dit en effet M. Devaux ? La loi s’applique à tous les cas, autres que le procès pendant. Ainsi des droits nés sous une même loi, seront, après l’interprétation, diversement jugés. Et s’il y a encore d’autre procès présentant la même question, que ferez-vous ? Ce sera une loi comme le visage de Janus.

Au reste, le système de M. Devaux ne sera ni la loi de 1828, ni la loi de 1791. En effet, la loi de 1828, loin de statuer que la loi nouvelle aura effet sur les droits nés antérieurement, déclare plutôt qu’il n’y aura pas lieu à faire une loi d’interprétation. Voici comment l’a expliquée M. Molé, à la chambre de Paris ; il était rapporteur de la commission.

« M. le garde des sceaux a dit : la loi nouvelle qu’il (le législateur) portera à l’occasion d’une interprétation demandée, peut dont être essentiellement distincte de la loi ancienne ; elle pourra même lui être contraire. »

Voici les expressions de M. Molé :

« Comment le législateur remédiera-t-il au mal général et à une sorte d’anarchie qui résultent de l’obscurité de la loi ? Sera-ce par une formule déclarative, par cette interprétation que les publicistes appellent authentique ou de législation ? Messieurs, je le nie encore ; il y remédiera par une loi nouvelle, car l’acte législatif qui modifie la loi ancienne est une loi nouvelle. Quand donc, me dira-t-on, y aura-t-il lieu à interprétation ? Jamais ! »

Voilà, messieurs, ce que dit la loi française, et c’est ainsi qu’on l’a comprise. Si ici on la comprend autrement, ce n’est plus la loi française, ce n’est pas davantage la loi de 1791, et je ne sais comment la qualifier.

La loi interprétative ne s’appliquera pas au procès porté à la cour de cassation ; et elle s’appliquera aux affaires pour lesquelles il n’y a pas encore de procès. Mais, au moment même de cette loi, il peut exister un procès semblable devant un tribunal de première instance. Direz-vous que la loi s’applique à celui qui s’agite devant la cour de cassation, et qu’elle ne s’applique pas à celui qui est pendant devant le tribunal ? Mais ce sera détruire l’égalité devant la loi ; car la loi ne sera pas la même pour tous.

Ce ne sera selon l’amendement de M. Devaux ni une loi interprétative ni une loi innovative ; il y a des cas qui seront jugés par la loi, d’autres pour lesquels on fera une exception. Nous entrons dès lors dans des distinctions qui ne sont propres qu’à engendrer la confusion.

Le système est un mezzo termine qui aurait pour effet de porter atteinte aux principes les plus certains.

On a, messieurs, fait quelques autres objections. Lorsqu’on a dit que le gouvernement pourrait être intéressé dans la question, et abuser de son influence sur les chambres. Quand il s’agirait par exemple des questions relatives au domaine, ou de questions politiques.

Eh bien, messieurs, s’en suivrait-il que le gouvernement n’exercerait pas cette influence, parce qu’un seul cas serait excepté de la loi d’interprétation ? Mais d’autres cas qui ne font pas l’objet du litige qui donne lieu à la loi, peuvent aussi intéresser le gouvernement. Et cette loi aurait néanmoins ses effets quant aux actes et aux délits antérieurs. Ce serait une loi qui participerait à la lois, et de la loi innovative et de la loi interprétative.

Ainsi, l’argument tend à établir qu’il ne faut pas de loi interprétative qui ait effet sur des actes antérieurs. Et cela détruit complètement l’amendement de M. Devaux, d’après lequel, comme j’ai déjà eu l’honneur de le faire observer, il n’y aurait plus lieu à une loi d’interprétation.

Si vous adoptez l’amendement, adoptez-le plutôt dans le sens de la loi de 1828 ; et n’admettez pas autre chose qu’une loi innovative.

Mais alors, vous transférez la suprématie du pouvoir judiciaire aux cours d’appel. La cour de cassation aura jugé dans un sens, et les cours d’appel dans un autre sens. Dans ce cas, ces cours jugeront comme elles ont déjà jugé ; la loi nouvelle ne leur servira pas de règle ; elles feront prévaloir leur jurisprudence sur celle de la cour de cassation ; et elles s’érigeront en législateurs par voie de doctrine.

Je ne suis pas d’avis qu’on doive leur accorder un tel pouvoir. Cela serait contraire à l’ordre hiérarchique des tribunaux ; et, lorsqu’il est impossible de faire prévaloir les décisions de la cour de cassation sur celles des cours d’appels, le législateur seul doit décider entre les cours.

M. Devaux. - Je demande la parole pour un fait personnel.

M. le ministre de la justice (M. Raikem). - Je déclare que je n’ai rien dit de personnel à M. Devaux, je n’ai fait que combattre son système.

M. Devaux. - Je n’ai que deux mots à dire, et la chose est importante. L’honorable M. Raikem a cité M. Molé comme ayant dit que la loi ne serait pas une loi d’interprétation ; je vous avais cité, moi, l’opinion de M. Portalis. Comme des paroles de M. le ministre il semblerait résulter que j’aurais voulu induire la chambre en erreur, je demande la permission de lui lire l’article 3 de la loi. Voici ce qu’il porte :

« Art. 3. Dans la session législative qui suit le référé, une loi interprétative est proposée aux chambres. »

Vous voyez, messieurs, qu’il est bien question là d’une loi interprétative. (La clôture ! la clôture !)

- La clôture est mise aux voix et prononcée.

M. le président met successivement aux voix les amendement de M. Devaux et H. de Brouckere : ils sont rejetés

- L’article 23 de la section centrale est adopté.

M. Bourgeois propose d’y ajouter une disposition additionnelle ainsi conçue : « et au nombre de 15 membres au moins. »

- Cette disposition additionnelle est adoptée.

La séance est levée à quatre heures. Demain, séance à 11 heures.


Noms des membres absents à la séance du 15 juin : MM. Angillis, Dautrebande, de Foere, de Meer de Moorsel, W. de Mérode, de Sécus, Dugniolle, Osy, Pirmez, Pirson, Thienpont Verdussen.