(Moniteur belge n°25, du 25 janvier 1832)
(Présidence de M. de Gerlache.)
La séance est ouverte à une heure.
M. Lebègue fait l’appel nominal.
M. Dellafaille lit le procès-verbal ; il est adopté.
M. Lebègue analyse les pétitions, qui sont renvoyées à la commission.
M. H. Vilain XIIII fait hommage à la chambre d’une brochure sur les inondations des Flandres.
M. Goethals réclame contre la sévérité de la chambre qui lui a refusé le congé qu’il a demandé. Il rappelle son assiduité aux séances, et informe ses collègues que des occupations de la plus haute importance le retiennent encore chez lui, mais qu’il se rendra sous peu de jours à son poste.
M. le président annonce que les sections ont autorisé la lecture du projet de loi sur les biens des fabriques, et de celui sur les biens de établissements de charité.
M. Brabant et M. Dubus lisent successivement ces deux propositions.
- Les développements en sont ajournés à vendredi prochain.
M. le président. - L’ordre du jour appelle les explications de M. le ministre de la guerre sur l’arrêté du général Niellon.
M. le ministre de la guerre (M. Ch. de Brouckere). - Messieurs, j’aime à croire que la chambre reconnaît la nécessité et la légalité de la mise en état de siège dans des circonstances extraordinaires de guerre, qu’elle approuve une pareille mesure quand elle est justifiée par le voisinage de l’ennemi et l’importance de la position militaire.
Avant que je n’arrivasse au ministère de la guerre, et postérieurement à la promulgation de la constitution, Anvers avait été mis en état de siège. Le décret du 24 décembre 1811 y avait été exécuté sans que personne, soit dans le congrès, soit au-dehors, eût élevé la voix contre cette mesure. (Mouvement d’attention.)
Le 20 et le 21 décembre, le général Niellon m’instruisit que l’on mettait tout en œuvre à Gand pour empêcher la garde civique de se réunir, pour l’engager à désobéir à l’ordre de départ ; qu’immédiatement après le départ du premier régiment de chasseurs à cheval un complot devait éclater : il me transmis une délibération des différents chefs d’armes, demandant la mise en état de siège.
Je répondis, le 21, qu’en vertu du décret de 1811 le général Niellon était autorisé à mettre les places en état de guerre ; que, pour ce qui était de l’état de siège, il était le seul juge compétent pour déterminer si la ville était dans un des cas prévus par l’article 53 du décret.
Le lendemain, par un nouveau rapport, j’appris que des hommes armés avaient parcouru les rues tumultueusement et tambour battant ; que des individus avaient suivis en les excitant à la révolte ouvertement ; que des coups de fusil avaient été tirés sur plusieurs points, et que, sans le concours de deux bataillons, l’affaire eût pu devenir sérieuse.
A ce rapport était joint une résolution signée par les gouverneurs civil et militaire, le colonel chef d’état-major, le colonel commandant de place, le colonel chargé de l’organisation de la garde civique, l’intendant militaire, le procureur du Roi, le commandant du génie et de l’artillerie. Cette résolution portait que le seul moyen à employer pour mettre la ville de Gand à l’abri des maux dont elle était menacée, était la mise en état de siège. L’arrête du général Niellon était joint à ces pièces.
Les communications entre le gouvernement et la place de Gand n’étant pas interrompues, je crus qu’il était nécessaire, aux termes de l’article 53 du décret impérial du 24 décembre 1811, que la mise en état de siège fût confirmée par arrêté royal et qu’un ministre en prît la responsabilité ; je l’assumai sur ma tête, en contresignant l’arrêté du 23 octobre qui approuve la mise en état de siège.
Messieurs, j’ai compris l’article 53 en ce sens que les cas énumérés où le commandant supérieur d’une place peut la déclarer en état de siège supposaient un danger actuel, et n’investissaient cet officier d’une autorité aussi immense qu’en raison de l’imminence du danger ; que hors de là le chef de l’Etat seul pouvait agir, et que son action même avait pour limites la nécessité. Je n’ai jamais eu la pensée que ce pouvoir était discrétionnaire, que c’était une arme qu’on pouvait manier à volonté. Le droit cesse où commence l’abus. Vous êtes institués, messieurs, pour faire justice des abus ; les ministres en sont responsables.
Le décret de 1811 n’est point de ceux qui sont rapportés par le fait de la promulgation de la constitution ; le congrès lui-même en a décidé ainsi, sur l’interpellation d’un membre, lors de la discussion de l’article 138. D’ailleurs, l’article 68 confère au Roi le droit de faire la guerre. On a voulu nécessairement lui en donner les moyens, et, dans une guerre défensive, l’un des principaux, des plus indispensables, est la mise en état de guerre ou en état de siège des places menacées ou exposées aux surprises de l’ennemi. Dans de pareils cas, l’autorité doit être concentrée dans une seule personne ; les moyens de répression doivent être prompts ; il y va de l’existence du pays.
Si l’article 138 avait aboli le décret de 1811, il eût virtuellement détruit les pouvoirs donnés au Roi par l’article 68.
Messieurs, après vous avoir rappelé dans quelles circonstances et en vertu de quelles dispositions j’ai contresigné l’arrêté du 23 octobre, permettez-moi de vous entretenir des instructions que j’ai transmises au général Niellon ; elles détruisent les accusations dont on se plaît à poursuivre le ministre. Dès le premier jour, je recommandai la plus grande modération dans l’exécution, et de ne pas faire sentir aux habitants leur changement de position autant que cela serait possible ; dans toutes les occasions, et par une fausse délicatesse, je priai de ne pas faire attention aux attaques du Messager, précisément parce que j’étais le point de mise de ses attaques.
Le 14 novembre, j’écrivis à la régence de Gand : « Vous pouvez être persuadés que le gouvernement a l’œil ouvert sur les démarches de ses agents ; que, déplorant lui-même les mesures de rigueur imposées par l’état de guerre, il veille avec d’autant plus de soin sur la conduite des hommes investis du pouvoir dans les places en état de siège, et que, si des abus d’autorité avaient lieu, je serais le premier à les repousser. »
Le 16 janvier, je m’exprimais ainsi dans une lettre au général Niellon : « Général, je viens de recevoir votre dépêche d’hier ; je regrette d’apprendre que vous ayez été forcé d’en venir à des mesures de rigueur. Votre esprit conciliant était, jusqu’ici, parvenu à faire envisager la mise en état de siège comme une simple formalité ; aussi, je suis persuadé qu’il vous a fallu des motifs graves pour user des pouvoirs que vous donne le décret du 24 décembre.
« N’ayant aucune connaissance des articles incriminés, je ne puis apprécier la nature de l’accusation, etc. »
Le Messager de Gand, lui-même, m’autorisait à tenir ce langage ; dans un article en date du 25 décembre, il s’exprimait ainsi : « L’arbitraire, grâce aux mains auxquelles on l’a confié, a revêtu des formes si décentes et si polies, que la légalité comme la comprennent certains hauts magistrats nous effraierait à coup sûr davantage. »
J’arrive, messieurs, à l’interpellation de l’honorable M. Gendebien, et je me félicite du silence que j’ai gardé dans la dernière séance. Ami des libertés publiques, longtemps défenseur acharné de celle de la presse, j’eusse gémi sur des mesures préventives, j’eusse dû les blâmer ; mais il m’est impossible de croire que jamais le général Niellon eût, sans un péril extrême, porté atteinte aux libertés pour lesquelles il avait combattu, et qu’il avait gravement coopéré à conquérir. Je ne crois pas même que l’idée d’établir la censure fût jamais entrée dans son esprit. Je ne m’étais pas trompé.
Le 21, je reçus un long rapport sur ce qui se passait à Gand, et les explications sur l’arrêté du 17 janvier. En voici un passage : « Et d’abord la censure n’est pas plus dans cet arrêté que dans ma pensée. Il ne s’est jamais agi de soumettre aucun imprimé à l’examen préalable ; j’ai même eu soin, pour qu’on ne se méprît pas sur mon intention, de faire prévenir par le commandant de la place tous les éditeurs des journaux existants, que leurs feuilles pouvaient paraître comme par le passé. Je n’y mettais que la condition de me faire connaître les nom, qualité et demeure de l’éditeur réel, parce que, le sieur Stéven ayant été arrêté pour les motifs détaillés dans son acte d’accusation, son imprimerie n’en était pas moins restée en activité, et qu’il n’en était pas moins sorti des journaux, des pamphlets tout aussi incendiaires que les précédents, avec son nom au bas ; desquels lui Stéven déclinait la responsabilité, n’y ayant pris, déclarait-il, aucune participation. Il m’était indispensable de savoir à qui m’en prendre de telles publications ; voilà pourquoi, armé des pouvoirs que donne l’état de siège, j’ai exigé une autorisation que je n’aurais refusée à personne, qu’aurait obtenue le Messager de Gand lui-même, s’il eût offert un éditeur responsable à la place du sien, qui déclarait ne plus l’être en ce moment. »
Le lendemain 22, et pour les motifs exprimés dans l’acte même, le général Niellon m’envoya l’arrêté dont la teneur suit :
« Le général commandant la division des Flandres,
« Voulant éviter toute fausse interprétation et n’ayant pas eu l’intention d’établir la censure, mais de prévenir que des écrits périodiques paraissent sous des noms supposés ;
« Revu l’arrêté du 17 janvier courant ;
« Vu l’état de siège de la place ;
« Vu les articles 92, 95, 101, 102 et 103 du décret impérial du 24 décembre 1811,
« Arrêté :
« Art. 1er. Tous les journaux et écrits périodiques peuvent être imprimés et distribués comme par le passé, à la seule condition que les éditeurs fassent connaître au commandant de place leurs noms et domiciles.
« Art. 2. les délits contre la sureté de l’Etat, commis par la presse aussi bien que par d’autres moyens, continueront à être jugés par le conseil.
« Gand, le 22 janvier 1832.
« Signé, Niellon. »
Voilà, messieurs, l’explication des actes. Voici les faits qui les ont provoqués. (L’attention redouble). Si la chambre n’est pas satisfaite du narré que je vais lui faire, si elle croit que j’exagère, je lui demanderai de se constituer en comité et lui donnerai lecture des pièces ; mais elle sentira qu’en ce moment je ne puis les livrer à la publicité.
On a commencé par répandre un appel du prince d’Orange aux troupes belges, à insinuer que les officiers perdraient ici leurs grades à la paix, tandis qu’ils les conserveraient en Hollande. Ce moyen, je le sais, était par trop absurde pour faire des dupes ; d’une part, la constitution garantir aux militaires leurs grades, honneurs et pensions ; de l’autre, on ne parviendra pas à faire croire à un officier, si toutefois il s’en trouvait un seul capable de trahir, qu’ayant gagné, par ce qu’on appelle la révolte, un ou deux grades, il serait admis à commander ceux qui sont demeurés sous les drapeaux de l’ennemi et qu’’on appelle « les fidèles » en Hollande.
Mais, près du soldat, les moyens de corruption ont été employés avec plus d’adresse et de perfidie : tous les jours on placarde, dans les environs des casernes, des provocations à la désertion ; dans les cabarets on prêche hautement la révolte, ailleurs on fait croire au soldat qu’il est vendu par ses chefs ; et ce moyen a malheureusement réussi sur l’esprit de quelques hommes, qui, par suite de ces menées, se sont rendus coupables de rébellion et ont été traduits devant un conseil de guerre.
On répandait en même temps le bruit, et on appuyait ce bruit par des écrits, que la conférence avait nommé le prince d’Orange gouverneur général de la Belgique, et que Léopold allait être rappelé à Londres. (Hilarité générale). On alla plus loin ; car on poussa les choses jusqu’à avertir l’autorité, pour paralyser son action, qu’un courrier, porteur de cette résolution, avait passé par la ville de Gand. Si vous rapprochez tous ces faits, et ceux qu’il me reste encore à vous faire connaître, vous concevrez aisément que le commandant de la ville de Gand, sur lequel pèse une immense responsabilité, ait pu croire à l’existence d’un complot et ait prit toutes les mesures nécessaires pour les déjouer.
Pendant que ces bruits circulaient, on essayait d’introduire de la poudre dans la ville : deux barils y entrèrent clandestinement. Les employés de l’octroi les ayant arrêtés, le conducteur fit tous ses efforts pour les séduire à force d’argent, ; il n’y put réussir. On lui demanda d’où venait cette poudre, il dit qu’il n’en savait rien : un charretier la lui avait remise sur la route de Bruxelles, en le priant de la porter jusqu’à Gand. On lui demanda le nom du destinataire, il l’ignorait. Pressé de questions, il dit enfin qu’on saurait le nom du destinataire chez le commandant d’armes : on l’y conduisait ; malheureusement, dans le trajet il parvint à s’évader. Enfin, messieurs, plusieurs fois des coups de fusil ont été tirés sur les sentinelles de la citadelle. Ces faits, corroborés de rapports venus de l’extérieur, d’où résultait que des envois considérables d’argent avaient lieu pour semer la corruption partout où cela était possible ; ces faits, dis-je, étaient bien suffisants pour provoquer des mesures énergiques.
Sans doute, tout cela ne permet de douter, ni de l’esprit de l’armée, ni de celui de la population ; mais il en résulte évidemment qu’une poigné de malveillants cherchent à semer à prix d’argent la division dans la troupe, et à tenter en dernier effort en faveur de la famille déchue.
Messieurs, si malgré ces faits il pouvait résulter quelque blâme de votre jugement, qu’il retombe tout entier sur le ministre qui se déclare responsable des mesures prises par le général Niellon ; mais qu’il n’en rejaillisse rien sur un militaire aussi dévoué que courageux, sur qui pèse une responsabilité immense, et auquel est confié un poste à la fois important et périlleux.
M. de Robaulx. - Je crois inutile de me livrer à une longue discussion sur l’objet qui nous occupe ; mais je dois déclarer que l’arrêté du général Niellon, dont M. le ministre de la guerre assume sur lui la responsabilité, est tout bonnement un acheminement ; je me trompe, une amélioration dans la voie arbitraire. Que l’on s’appuie sur un décret impérial que j’appelle, moi, un décret de l’absolutisme, pour soutenir une mesure produite sous un régime constitutionnel, c’est ce que je ne conçois pas. Par un second arrêté, le général Niellon n’a fait que pallier un des torts du premier. Il déclare qu’il n’a pas voulu rétablir la censure, parce qu’il a senti que c’était violer la constitution ; mais il y a encore dérogé sous un autre point, en portant atteinte à la liberté individuelle. Les articles du sieur Stéven ont pu blesser la susceptibilité de tel ou tel ministre. (Interruption… Oh ! oh !) Oh ! oh ! J’ai lu ces articles, et je puis en parler ainsi ; mais ce n’était pas une raison pour agir comme on l’a fait à son égard.
L’orateur soutient que la loi sur la presse ne permet pas d’emprisonner préalablement et qu’on ordonne que les délits de la presse soient soumis au jury. Ensuite, si l’on admet que la constitution a pu abroger, comme de fait elle a abrogé, toutes les lois et arrêtés antérieurs qui lui sont contraires, il en résulte qu’on ne peut se servir de ces lois et arrêtés pour établir une espèce de cour prévôtale, et pour donner à l’autorité le droit de suspendre la constitution.
Or, il est certain que l’autorité militaire l’a suspendue, c’est-à-dire l’a entravée dans une de ses parties. Il cite plusieurs articles de la loi de 91, portée par l’assemblée constituante, et dit que d’après cette loi il n’y a état de siège que lorsque la place est investie, et que, pour déclarer la guerre, il fallait un décret du corps législatif. Mais, parce que dans une ville en état de siège la police appartient au commandant de place, ce n’est pas une raison pour conférer à l’autorité militaire le droit de juger la presse. Ce n’est pas, ajoute-t-il, dans un décret de Napoléon que nous devons chercher les règles qui nous sont tracées, c’est dans la constitution. Il termine en disant qu’on peut traduire devant le jury celui qui s’est rendu coupable d’un délit de la presse, mais qu’envahir brutalement, comme on l’a fait, l’imprimerie d’un éditeur de journal, arrêter et emprisonner préalablement un écrivain, c’est une mesure d’arbitraire et d’injustice, dont le gouvernement de Guillaume lui-même n’offre pas d’exemple.
(Moniteur belge n°26, du 26 janvier 1832) M. l’abbé de Haerne. - Liberté en tout et pour tous, telle a toujours été ma devise ; c’était aussi la devise des trois ou quatre cent mille pétitionnaires, c’était la devise des unionistes qui ont fait la révolution. Liberté pour les saint-simoniens comme pour les catholiques, liberté pour les orangistes comme pour les patriotes ; et répression des délits d’après les lois constitutionnelles.
La ville de Gand a été mise en état de siège pour prévenir un mouvement contre-révolutionnaire, et cet état de siège a donné lieu à des mesures inconstitutionnelles. Si la mise en état de siège est, de sa nature, contraire à la constitution, ce que je ne crois pas, il faut que la législation sur cette matière soit modifiée et mise en rapport avec nos principes constitutionnels ; car il ne peut être permis de s’écarter dans aucun cas, et sous aucun prétexte, de notre pacte fondamental. Tel est le système libéral que la révolution a fait naître en Belgique, tel est le régime sorti des barricades : la liberté est une dette que nous devons à tout le monde, et que nous ne pouvons pas même refuser à ceux qui ne la veulent pas pour nous. Ceux-ci, comme les meilleurs citoyens, ne sont soumis qu’aux lois communes.
La liberté est bonne, dit-on, en temps de paix ; mais en temps de guerre elle est impraticable. On en conclut qu’il faut suspendre la constitution en temps de guerre ; et comme, avant que la guerre arrive, il faut un certain laps de temps pour s’y préparer, et, après qu’elle a eu lieu, un certain laps de temps pour se tenir en garde contre de nouvelles attaques, il s’ensuivrait que l’état de suspension de la constitution deviendrait la règle, et le régime constitutionnel l’exception. Une fois qu’on autorise le gouvernement à porter l’atteinte la plus légère à la constitution, on met toutes les libertés en question. C’est ainsi que Napoléon a foulé aux pieds tous les droits constitutionnels de la France, et qu’il l’a courbée avec le reste de l’Europe sous un despotisme commun. On dit que la constitution ne suffit pas à la sûreté de l’Etat : d’abord, je le conteste, et pour le temps de guerre et pour le temps de paix ; car l’article 19 qui défend les rassemblements tumultueuse à huis-clos, et soumet les rassemblements en plein air aux lois de police, accorde au gouvernement plus de pouvoir qu’il n’en fait pour maintenir l’ordre public.
Mais, quand on dit que le régime de la liberté ne peut pas se concilier avec la tranquillité de l’Etat, comprend-t-on bien tout ce qu’on dit ? Comprend-on que c’est dire que la liberté ne se suffit pas à elle-même ? Oui, messieurs, parler ainsi c’est se moquer de la liberté, c’est faire une satire sanglante contre la révolution.
C’est là un blasphème que vous n’entendrez jamais sortir de ma bouche. Je dirai à ceux qui osent le proférer : Pourquoi avez-vous donc secoué le joug de Guillaume ? Que ne demandez-vous à retourner sous son sceptre de fer ? Alors vous auriez de l’ordre ; l’ordre règnerait à Bruxelles comme il règne à Varsovie.
La liberté de la presse est, à mes yeux, de toutes les libertés constitutionnelles la plus précieuse, parce qu’elle est la garantie et la sauvegarde de toutes les autres. Voyez cependant, messieurs, quelles pourraient être les conséquences de l’état de siège établi sur le pied de celui de Gand. La ville d’Anvers est aussi en état de siège ; on pourrait donc y établir la censure ou d’autres mesures préventives comme à Gand ; car, malgré les assertions du ministre de la guerre, il reste toujours que la liberté de la presse a été violée. Les orangistes qui ont intérêt à dépopulariser la révolution et par conséquent à détruire une à une toutes nos libertés et à faire oublier les griefs du roi Guillaume, contre lesquels toute la nation s’est soulevée, les orangistes, dis-je, n’auraient qu’à faire à Liége et puis à Bruxelles ce qu’ils ont fait à Gand, pour y voir entraver la liberté de la presse et pour anéantir ainsi directement une de nos libertés les plus précieuses. Qu’il ferait beau, messieurs, pour le roi de Hollande, le jour où toute la Belgique serait mise dans un tel état de siège ! Il se dirait sans doute : Il faut que les Belges recommencent à pétitionner comme ils ont pétitionné contre moi.
Non, messieurs, nous ne pouvons pas tolérer un tel abus de pouvoir, nous ne pouvons pas autoriser le gouvernement à violer la constitution. Ce serait renoncer à notre plus bel apanage, ce serait renier notre existence.
(Moniteur belge n°25, du 25 janvier 1832) M. Gendebien. - J’ai entendu avec plaisir M. le ministre de la guerre déclarer qu’il reconnaissait l’illégalité de l’arrêté du général Niellon, en ce qu’il rétablissait la censure. J’aime à croire que ce n’était qu’une erreur, et je suis disposé à l’indulgence envers un honorable militaire qui a tant de titres à l’estime publique. Mais qu’on y prenne garde, ce qui est erreur aujourd’hui deviendra crime demain. Je le répète, j’aime à penser que l’intervention de ce général et du ministère n’est pas un essai vers l’arbitraire, mais je dois dire qu’aucun citoyen ne peut être incarcéré qu’après les formalités prescrites par la loi ; et, d’après un article de notre constitution, aucun citoyen ne peut être distrait, contre son gré, du juge que la loi lui assigne.
Or, les juges naturels se trouvent dans les tribunaux ordinaires et non dans les conseils de guerre. Cependant des poursuites ont été intentées contre le directeur du Messager de Gand, qui est traduit devant un conseil militaire ; je dois déclarer que, si ces poursuites continuent sous cette forme illégale, je ne pourra plus croire que c’est une erreur ; je regarderais cela comme un crime contre la constitution. Quant aux motifs qui ont amené la mise en état de siège, je ne puis aujourd’hui me prononcer. J’invite M. le ministre de la guerre à déposer au greffe son rapport et les pièces qu’il a lues, et, après les avoir examinées avec calme et attention, nous verrons s’il y a lieu de faire une motion d’ordre à cet égard. Les circonstances graves dans lesquelles se trouve le pays ne permettent pas de discuter aujourd’hui ; mais, en attendant je réitère mon invitation à M. le ministre de déposer les pièces au greffe, et je désirerais qu’il nous donnât toutes les explications nécessaires, dût la chambre se former en comité général. Du reste, les inquiétudes, les terreurs que l’on ressent en ce moment proviennent de ce qu’on a étouffé la révolution. Si l’on n’avait pas découragé tous les patriotes, si l’on n’avait pas renvoyé sans pain de braves officiers, ces inquiétudes n’existeraient pas. Les doctrinaires disent maintenant que la révolution est finie. Non, messieurs, elle n’est pas finie, le fait qui vient d’avoir lieu prouve que l’on a encore besoin de l’énergie du peuple. Pour en revenir à la mesure en discussion, vous vous jetez dans une carrière funeste contre ce que vous appelez les orangistes. Il ne faut mécontenter aucun parti, tant qu’il n’y aura pas crime. Quand il y aura crime, sévissez alors ; sans cela, la nation ne vous secondera pas, et, sans l’appui de la nation, un gouvernement ne peut pas exister. Je n’en dirai pas davantage, car je craindrais d’aller trop loin.
M. Osy déclare que l’arrestation arbitraire du directeur du Messager de Gand est une violation de la constitution, et qu’il espère que le prévenu sera traduit devant les tribunaux civils.
M. le ministre de la justice (M. Raikem). - Je ne soumettrai que de courtes observations à la chambre. Je crois que, d’après les explications données par mon honorable collègue M. le ministre de la guerre, il ne peut plus rester de doute raisonnable que la mise en état de siège, lorsqu’on se trouve en état de guerre, rentre dans l’article 68 de la constitution. Maintenant on s’est appuyé sur la loi de l’assemblée constituante et on a dit qu’il fallait un décret du corps législatif pour la déclaration de guerre.
Mais nous sommes aujourd’hui sous une autre législation. D’après l’article 68 de a constitution, le Roi a le droit de paix et de guerre ; l’état de guerre dépend donc de la seule volonté du Roi. Il résulte de là que, par la seule volonté du Roi aussi, une ville peut être déclarée en état de siège, car la guerre peut nécessiter la mise en état de siège ; et le Roi est juge de cette nécessité. Il faut en conclure que l’arrêté du 24 décembre 1811, qui est le dernier état de la législation, est en pleine vigueur ; ainsi, sous le rapport du droit que l’on a eu de mettre en état de siège la ville de Gand, il ne peut y avoir le moindre doute.
On a fait deux objections principales, auxquelles je répondrai brièvement. La première est celle-ci : on a arrêté le sieur Stéven avant de l’avoir jugé, tandis que la loi de la presse interdit l’arrestation préalable d’un journaliste ou de l’auteur d’un écrit incriminé. La seconde consiste à dire que, d’après la constitution, les délits de la presse devant être jugés par le jury, ce n’est pas d’un conseil de guerre que le sieur Stéven est justiciable. J’observerai d’abord que ce dernier point se rattache à un cas particulier qui sort du domaine de la législature, et qu’elle n’est pas compétente pour le décider ; mais je passe à la réfutation de la première objection. L’emprisonnement préalable ne peut pas avoir lieu, dit-on, en matière de presse : c’est là une erreur. Il est très vrai que, quand il ne s’agit que d’un simple délit de la presse, délit qui ne pourrait entraîner qu’une condamnation à une peine correctionnelle, l’emprisonnement préalable est défendu ; mais il en est autrement quand il s’agit d’un crime : alors l’emprisonnement préalable est permis. La loi est formelle à cet égard, et un crime en matière de presse peut se commettre facilement : il suffit pour cela qu’on ait provoqué par un écrit à commettre un crime. Quand donc un écrivain est accusé d’avoir commis un crime par la voie de la presse, l’emprisonnement préalable est permis ; or, une prévention de crime pèse sur le sieur Stéven ; donc son emprisonnement préalable n’a rien que de légal.
La deuxième objection consiste à dire que le délit dont il s’agit devrait être jugé par le jury. On a déjà fait observer que, d’après le décret de 1811, dans une ville en état de siège, tous les pouvoirs des tribunaux ordinaires passent au conseil de guerre, à moins d’une réserve contraire ; donc, dans le cas actuel, c’est le conseil de guerre qui doit juger. Mais, dit-on, l’article 98 de la constitution sera violé ; car il dit que le jury est établi en toutes matières criminelles, et pour délits politiques et de la presse. Cela est vrai dans les cas ordinaires et en général ; mais la règle posée par l’article 98 reçoit nécessairement une exception par l’application du décret de 1811, et ce n’est pas la seule, messieurs. Remarquez, en effet, où vous conduirait une trop stricte interprétation de l’article 98. Toute matière criminelle étant de la compétence du jury, on pourrait dire que les crimes et délits militaires doivent aussi être jugés par le jury ; alors les conseils de guerre deviennent inutiles, ou ils n’auront plus à s’occuper que de simples fautes contre la discipline. Je termine ici mes observations, en faisant remarquer qu’il s’agit ici d’un cas particulier que les tribunaux seuls sont aptes à décider, et qui n’est pas du ressort de la législature.
M. Barthélemy. - J’avais demandé la parole pour expliquer la loi de la presse, dans le sens que l’a fait M. le ministre de la justice. C’est moi qui ai eu l’honneur de proposer au congrès la disposition d’après laquelle il ne pouvait plus y avoir d’emprisonnement préalable pour délits de la presse ; mais pourquoi ? C’est qu’il était douloureux, et même absurde et ridicule, d’emprisonner préalablement quand il n’y avait lieu qu’à une simple condamnation d’emprisonnement. Mais la même loi, dans son article premier, a conservé les dispositions de l’ancienne législation, pour ce qui concerne les crimes de la presse : par exemple, quand il s’agit de provocation à la rébellion, pour laquelle, dans certains cas, elle prononce la peine de mort ; alors elle permet l’emprisonnement préalable. L’objection qu’on a faite n’est donc pas fondée. Maintenant, par qui ce crime doit-il être jugé ? Quand le crime compromet la sûreté d’une place ; par exemple, quand on s’avance à main armée comme Grégoire, je doute qu’on puisse soutenir qu’il n’y a pas lieu de renvoyer devant un conseil de guerre. C’est alors à lui de décider s’il est ou non compétent. Ainsi, si l’on traduit le sieur Stéven devant un conseil de guerre qui se déclare incompétent, alors il sera renvoyé devant les tribunaux civils ; si, au contraire, le conseil de guerre se déclare compétent, il lui sera libre de recourir en cassation. Mais, je le répète, c’est au conseil de guerre seul qu’il appartient de décider si l’affaire est dans l’ordre de sa juridiction.
Je ne m’étendrai pas sur la question de savoir à qui appartient le jugement du crime reproché à Stéven ; ce n’est pas nous qui pouvons le décider, et rien ne nous est soumis à cet égard. Je pense donc qu’il n’y a pas lieu de s’occuper des deux objections dont il s’agit ; mais je suis d’avis que les pièces soient déposées sur le bureau, pour que chacun de nous puisse les méditer et voir s’il n’y a pas lieu ensuite de faire une proposition.
M. Gendebien. - Je désirerais qu’on n’entamât pas une question aussi délicate avant le dépôt des pièces qu’a lues M. le ministre de la guerre. Je le crois même nécessaire, pour répondre à l’objection que vient de présenter M. le ministre de la justice, et qui, selon moi, n’est pas fondée. Mais, dans tous les cas, avant de la réfuter, il faut s’entourer de tous les renseignements.
M. Angillis. - J’approuve entièrement les observations de mon honorable collègue M. Gendebien, et j’attendrai pour émettre mon opinion, que M. le ministre de la guerre nous ait fourni tous les documents et toutes les explications convenables.
M. Legrelle. - Si la question qui nous occupe ne se liait pas intimement à des principes d’inviolabilité constitutionnelle, je ne me hasarderais pas à rompre le silence dans ce moment critique : mais la constitution que j’ai juré d’observer m’impose le devoir de protester hautement contre l’application d’une théorie qui tendrait à soumettre au jugement d’un conseil de guerre les crimes ou délits de la presse. Je rends grâce au ministre qui a fait révoquer l’arrêté du 17 de ce mois, qui rétablissait la censure.
M. le ministre de la guerre (M. Ch. de Brouckere). - C’est le général Niellon qui l’a révoqué de son chef.
M. Legrelle. - Tant mieux ! J’en exprime ma reconnaissance au général Niellon ; nous sommes donc rentrés à cet égard dans la voie légale, et je désire que nous n’en sortions pas en portant les délits de la presse devant une cour martiale, contrairement aux articles 8 et 98 de la constitution, ainsi conçus :
« Article 8. Nul ne peut être distrait, contre son gré, du juge que la loi lui assigne. »
« Article 98. Le jury est établi en toutes matières criminelles et pour délits politiques et de la presse. »
Gardons-nous, messieurs, de laisser violer des dispositions qui nous assurent le liberté, et craignons de fournir à nos ennemis des armes qu’ils pourront un jour tourner contre nous ; craignons de laisser ressusciter, par un lâche silence, l’horrible tribunal de sang dont un chef militaire imposa jadis les irrévocables décrets à notre belle patrie. Loin de moi, messieurs, de vouloir justifier la marche et les opinions du rédacteur du Messager de Gand, ni son prédécesseur de la Sentinelle de sale mémoire ; ces opinions sont diamétralement opposées aux sentiments religieux et politiques que je professe. S’il était permis à un homme de se réjouir du malheur qui arrive à ses ennemis, je ne m’affligerais pas du sort que subissent des écrivains qui ont toujours attaqué avec cynisme ce que je chéris le plus, car les intérêts moraux me sont mille fois plus chers que les intérêts matériels ; mais je sais distinguer les personnes de leurs principes, et je compatis à leurs maux en haïssant leurs opinions. D’ailleurs, les écrivains incriminés fussent-ils les plus abominables des hommes, encore ne faudrait-il pas violer à leur égard les principes conservateurs qui nous garantissent la liberté.
M. d’Elhoungne. - Si je prends la parole, c’est pour rappeler la proposition qu’a faite M. Gendebien. Je pense que la discussion est trop grave, trop délicate, pour être abordée en ce moment. Je demande donc l’impression du rapport et communication de toutes les pièces, fût-ce, s’il le faut, en comité secret. Il s’agit, messieurs, de la liberté de la presse, il s’agit enfin de nous soustraire au despotisme militaire ; il est plus que temps de commencer la lutte, mais préparons-nous-y avec calme, et le grand jour de la justice viendra. La nation sortira de la stupeur où l’on a voulu la plonger ; la vérité des principes pour lesquels la révolution a été faite triomphera, et l’inviolabilité du domicile et la liberté individuelle, qui ont été indignement violées à l’égard du sieur Stéven, ne seront plus de vains mots.
M. Jullien. - Je m’étais proposé de discuter sous toutes les faces l’arrêté du général Niellon, mais son dernier arrêté et les antécédents de cet honorable militaire m’imposent le silence en ce moment. Je suis d’avis, comme mes collègues, que les circonstances critiques où nous nous trouvons exigent la plus grande circonspection, et que la seule proposition admissible, c’est celle faite par M. Gendebien, tendante à ce que le ministre de la guerre dépose ses pièces et nous donne les explications convenables, car celles que nous avons entendues sont encore vagues. Mais je demanderai en attendant, que M. le ministre de la justice nous dise où en sont les poursuites contre le sieur Stéven et si l’on a l’intention de le faire juger par les tribunaux ordinaires ou par un conseil de guerre ; car, quand nous aurons examiné toutes les pièces, il ne sera peut-être plus temps. Je conçois que, si le sieur Stéven était prévenu d’un crime, on a pu l’emprisonner préalablement ; mais si on le laissait juger par un conseil de guerre, ce serait aller trop loin, et je ne crois pas que ce soit l’intention du ministère.
M. le ministre de la justice (M. Raikem). - Toutes les explications que je puis donner résultent d’une lettre écrite par l’auditeur militaire en campagne pour la division des Flandres. Le sieur Stéven se trouve poursuivi de plusieurs chefs, et notamment pour avoir, dans le numéro du Messager du 21 décembre, reproduit l’ordre du jour du prince d’Orange, par lequel on portait à la connaissance de l’armée que les déserteurs seraient bien accueillis par les Hollandais ; et, dans celui du 7 janvier, la proclamation du colonel Cleerens, qui invite les soldats belges à venir s’enrôler dans son corps, en leur promettant une haute paie : enfin celui où est rapportée la proclamation faite dans le Luxembourg, par M. de Tornaco. J’observerai d’abord que celui qui engage les soldats à la désertion se trouve passible d’une poursuite criminelle. En outre, d’après l’article 65 du code pénal militaire, celui qui invente où débite des nouvelles tendant à induire en erreur les militaires peut être de même poursuivi criminellement. C’est donc d’un crime que le sieur Stéven est accusé. Quant au fond même de la question, relativement à la compétence, je crois que c’est aux tribunaux à en juger. Si j’ai bonne mémoire, d’après une loi française, quand quelqu’un se croit distrait de son tribunal, il peut recourir à la cour de cassation pour règlement de juges ; mais jusque-là, c’est aux tribunaux seuls à décider s’ils sont compétents. Quant à la question de savoir si l’on peut emprisonner préalablement quand il y a crime, il ne peut s’élever à cet égard de contestation sérieuse.
M. Fleussu. - La loi le dit.
M. le ministre de la justice (M. Raikem). - En second lieu, la question est de savoir si la constitution aurait dérogé d’une manière absolue à l’article 108 du décret de 1811, relatif à la composition des conseils de guerre dans les villes en état de siège. J’entends toujours dire : Oui, la constitution y a dérogé ; mais c’est décidé la question par la question. C’est un objet important qui doit être mûrement médité ; et, quand il s’agit de mesures protectrices et qui ont pour but la sécurité de l’Etat, on doit bien réfléchir avant de se prononcer.
M. de Robaulx. - Je demande la permission à la chambre de lui lire l’article 65 du code de Guillaume, qu’invoque M. le ministre et qu’on veut appliquer au sieur Stéven : « Quiconque, militaire ou autre, invente ou répand des bruits propres à décourager les troupes, sera puni par la corde. » (On rit.) Or, je vous le demande, faut-il attendre que le sieur Stéven soit pendu ?
M. le ministre de la justice (M. Raikem). - Je vous ai lu la lettre de M. l’auditeur-général ; mais j’ai cité la loi du 12 décembre 1817, je crois, qui punit celui qui s’est rendu coupable de ce crime, non pas de la corde, mais d’un emprisonnement.
M. Leclercq. - Je demande la parole pour une motion d’ordre. En présence d’un ennemi qui aux attaques à l’extérieur joint des menées et des intrigues à l’intérieur, notre position est des plus graves, et exige une extrême circonspection. C’est dans cet esprit que sont conçues les paroles de plusieurs de nos honorables collègues, et en dernier lieu de M. Jullien, qui a demandé le dépôt du rapport et des pièces. Réfléchissez, messieurs, que toutes nos paroles auront un retentissement dans le pays, et cette discussion aura un résultat funeste, si nous n’usons pas de prudence et de précaution. C’est dans le but d’empêcher la précipitation que le règlement a été fait ; c’est surtout dans les grandes circonstances qu’il faut s’en abstenir ; or, c’est aujourd’hui le cas ou jamais d’invoquer le règlement. Aucune proposition n’ayant été faite, il n’y a pas lieu à discuter. Je demande donc que la discussion s’arrêté là, et qu’on ordonne le dépôt au greffe de toutes les pièces et documents nécessaires.
- De toutes parts. - Appuyé ! appuyé ! La clôture ! la clôture !
M. Destouvelles. - Toutes les observations faites par M. le ministre de la justice me donnent la conviction intime que la question n’a pas acquis le degré de maturité convenable pour être discutée en ce moment. Mais s’il y a des questions de droit ardues, il y en a une autre d’où dépend peut-être la vie du sieur Stéven, celle de savoir s’il doit être jugé par un conseil de guerre. En conséquence, outre le rapport et les pièces que nous a lues M. le ministre de la guerre, je demande que l’on fasse aussi le dépôt de celui de l’auditeur-général pour la division des Flandres, et que, jusqu’à ce que la chambre ait pris une résolution digne d’elle et de la constitution, il soit sursis au jugement du sieur Stéven. (Violents murmures et agitation prolongée. La clôture ! la clôture !)
M. A. Rodenbach. - Plus de dix membres ont demandé la clôture.
M. Pirson. - Je demande la parole.
M. Leclercq. - Je demande qu’on mette aux voix ma motion d’ordre.
M. le président. - Il y a encore plusieurs orateurs inscrits.
M. Leclercq. - C’est précisément pour empêcher la discussion que j’ai fait ma motion d’ordre.
- Plusieurs voix. - La clôture ! aux voix.
M. Pirson. - je demande à parler contre la clôture.
M. Gendebien. - Si je croyais qu’il y eût le moindre danger pour le sieur Stéven, j’insisterais pour que la chambre restât en permanence jusqu’à ce qu’elle eût pris une décision ; mais je suis certain, d’après le peu de paroles qui ont été prononcées, qu’aucun ministre n’oserait assumer sur lui la responsabilité de faire juger Stéven, encore moins de le faire passer par la corde. (Agitation prolongée.)
M. le ministre des affaires étrangères (M. de Muelenaere). - Messieurs, la discussion a complètement changé de terrain ; je ne m’étais pas d’abord proposé d’y prendre part, mais je suis obligé de répondre à ce que vient de dire M. Gendebien. Quant à moi, je crains que les paroles qui ont été prononcées ne produisent un mauvais effet, et qu’elles ne paralysent l’énergie si nécessaire au brave commandant des Flandres. Dans cette séance, on vient de mettre en doute tous les droits que confère au général Niellon la mise en état de siège de la ville de Gand ; c’est à tort qu’on l’a fait, et je suis bien aise de le dire pour que le général Niellon sache que, tant qu’il ne prendra que des mesures légales, il trouvera dans cette chambre des hommes toujours prêts à défendre ses actes. Or, je maintiens que le décret de 1811 subsiste dans toute sa force, et je le prouverai quand l’occasion sera venue. Dès lors, messieurs, je n’assume sur moi aucune responsabilité par rapport au jugement du sieur Stéven. Il sera traduit devant les tribunaux civils ou devant les tribunaux militaires, peu m’importe ; mais les tribunaux seuls prononceront, et, quand les tribunaux prononcent, il n’y a de responsabilité pour personne.
- Une voix. - Il n’y a pas de doute.
- D’autres. - La clôture ! la clôture !
M. Gendebien. - On nous accuse de faire des propositions dangereuses, et nous faisons au contraire tout ce que nous pouvons pour éviter la discussion. Du reste, M. le ministre des affaires étrangères peut ne pas vouloir m’entendre ; mais je suis certain que M. le ministre de la guerre m’aura entendu, et qu’il ne fera pas juger le sieur Stéven.
M. le ministre des affaires étrangères (M. de Muelenaere). - Mes paroles ne s’appliquaient pas à M. Gendebien, puisque c’est lui qui propose d’éviter toute discussion aujourd’hui. (La clôture ! la clôture !)
M. Pirson. - Je demande à parler contre la clôture. M. le ministre a dit que la question avait été déplacée ; mais c’est le ministère lui-même qui l’a déplacée.
- Voix nombreuses. - Vous n’avez la parole que contre la clôture.
M. Pirson. - On ne peut pas prononcer la clôture, car il s’agit d’une procédure criminelle qui peut entraîner une peine capitale. Je demande que le ministère nous rende compte, jour par jour, de la marche de la procédure. (Longs et violents murmures.)
- Plusieurs voix. - Vous ne parlez pas contre la clôture.
M. Pirson. - Il s’agit de la vie d’un homme.
M. A. Rodenbach. - Quand Grégoire a fait périr quarante-six personnes, il n’a pas été pendu ; il n’y a pas de danger.
M. d’Elhoungne fait observer que M. Pirson a complètement interverti l’ordre de la discussion, en parlant sur le fond, quand il n’avait la parole que contre la clôture. L’honorable membre insiste pour que la clôture soit mise aux voix.
- La clôture est mise aux voix en effet, et prononcée.
On met aux voix la question de savoir si le rapport de M. le ministre de la guerre, et l’extrait des lettres qu’il a lues, seront déposés au greffe ; la chambre se décide pour l’affirmative.
Aussitôt M. le ministre de la guerre quitte sa place, et va se placer à côté de M. Gendebien ; un groupe se forme autour d’eux. Un autre groupe se forme autour de M. Jullien. La chambre est fort peu attentive tout le reste de la séance.
L’ordre du jour appelle l’examen des explications fournies par M. le ministre des finances sur la pétition de la régence de Mons, dénonçant une illégalité dans la répartition de l’emprunt des 10 millions.
(Moniteur belge n°26, du 26 janvier 1832) M. Jonet, rapporteur de la commission des pétitions. - Messieurs, à la suite d’un premier rapport, vous avez ordonné que la pétition par laquelle la régence de la ville de Mons vous dénonçait une illégalité dans la répartition de l’emprunt de 10 millions serait renvoyée au ministre des finances, avec demande d’explications.
Le 13 de ce mois, j’ai eu l’honneur de vous faire un second rapport sur une nouvelle pétition, par laquelle la même régence vous faisait connaître les moyens par lesquels le gouvernement était parvenu à la contraindre à donner la main à l’exécution de l’arrêté inconstitutionnel du 21 octobre.
Le même jour, 13 janvier, M. le ministre des finances vous ayant transmis les explications que vous lui aviez demandées par votre résolution du 13 décembre, vous avez ordonné que ces explications seraient examinées par le commission des pétitions, qui ensuite vous en ferait rapport.
Votre commission, messieurs, après avoir examiné cette pièce, avec toute l’attention que la matière exige, est demeurée convaincue que les intentions du gouvernement, pures dans leur principe, ne méritaient pas de reproches fondés.
Mais il n’en a pas été de même du fait : toute portée qu’elle était à l’indulgence, votre commission n’en a pas moins persisté à blâmer les actes illégaux signalés par la régence de Mons, et a cru utile de réfuter, en peu de mots, les hérésies constitutionnelles que contient le mémoire dont je viens d’avoir l’honneur de vous donner lecture.
La question à décider est celle-ci : la loi du 21 octobre 1831 établir un emprunt : 1° d’une somme égale à la contribution foncière de l’exercice courant, et 2° de 80 p. c. du principal de la contribution personnelle pour l’exercice 1831.
L’article 5 dit que « le recouvrement de la première partie de l’emprunt se fera sur les rôles de la contribution foncière de l’exercice courant ; » et l’article 6 porte que « la seconde partie de l’emprunt sera répartie entre la moitié des contribuables les plus imposés au rôle de la contribution personnelle. »
L’article 11 statue que « aucune réclamation ne sera admise contre l’assiette de l’emprunt, que pour autant qu’elle soit fondée sur une erreur matérielle, sur l’inobservation de l’article 2 (qui dispense de l’emprunt les propriétés détruites ou submergées par suite de la guerre), ou sur une réclamation antérieure présentée du chef de la contribution foncière ou de la contribution personnelle. »
Avec de semblables dispositions législatives, le gouvernement a-t-il pu statuer, comme il l’a fait par l’article 4 de l’arrêté du 21 octobre, que les personnes décédées avant la publication de la loi ne seraient pas portées au rôle de l’emprunt établi sur la contribution personnelle ?
La commission soutient la négative de cette question, et, pour démontrer son opinion, elle dit que ne pas porter au rôle les personnes qui, d’après la loi, devraient y être portées ; faire une exception qui ne comportent ni les termes, ni l’esprit de la loi, c’est modifier ou changer la loi ; c’est, selon elle, contrevenir aux articles 27, 69 et 78 de la constitution ; c’est commettre un excès de pouvoir ; c’est, en un mot, commettre une inconstitutionnalité.
Vainement, M. le ministre dit-il qu’il serait absurde de faire figurer un mort au rôle de l’emprunt ; car, en réalité, il n’est pas plus absurde de le voir figurer sur ce rôle qu’il ne l’est de le voir figurer au rôle de la contribution foncière. L’emprunt, remarque-le bien, est établi sur le rôle de 1831. D’après les articles 1er, 6 et 11 de la loi, toutes les personnes portées au rôle de la contribution personne doivent y être maintenues, sauf celles à l’égard desquelles la loi fait une exception. Nulle disposition n’en affranchit les successions opulentes ; et pourquoi la loi les en affranchirait-elle, lorsqu’elle ne les affranchit pas de l’impôt personnel ? S’il y avait absurdité dans un cas, il y aurait absurdité dans l’autre. Pour être rationnelle, l’administration devrait dire que, par la mort, l’impôt personnel cesse d’être obligatoire. Cependant vous savez tous, messieurs, qu’elle ne le dit pas ; et elle fait bien, puisque la loi ne l’y autorise en aucune manière.
Cette cotisation, continue M. le ministre, serait, d’ailleurs, sans effet.
C’est une erreur : elle n’est pas plus sans effets pour l’emprunt de 10 millions qu’elle ne l’a été pour l’emprunt de 12 millions ; elle ne l’est pas plus pour l’emprunt qu’elle ne l’est pour les autres contributions personnelles. Dans tous ces cas, ce ne sont pas les morts qui paient, mais ce sont les veuves et les héritiers, ou, si vous voulez, les successions.
De quel droit, ajoute le ministre, viendrait-on réclamer le montant de l’emprunt à l’héritier qui aurait accepté une succession, après en avoir apprécié les charges ?
Nous l’avons déjà dit, du même droit que vous exigez de cet héritier la contribution personnelle du défunt ; du droit que vous exigez l’emprunt de toutes les fortunes qui peuvent le supporter ; du droit de la loi qui, en ordonnant un emprunt basé sur le rôle de la contribution personnelle de 1831, n’a pas fait d’exception en faveur des riches fortunes dont les auteurs étaient décédés dans l’année ; du droit constitutionnel, enfin, qui, en vous confiant l’exécution des lois, ne vous a pas autorisé à les changer selon votre bon plaisir.
Mais, dit-on, ce serait donner un effet rétroactif à la loi.
C’est encore une erreur : en faisant la loi du 21 octobre, le législateur a su qu’il y avait des personnes décédées depuis la confection des rôles de la contribution personnelle. Il a su aussi que, parmi ces personnes, il y en avait qui avaient laissé de riches veuves ou de riches héritiers, qui continuaient à occuper les maisons des défunts : il a frappé ces veuves et ces héritiers de l’emprunt, comme il a frappé toutes les autres personnes qui étaient comprises dans la moitié des contribuables les plus imposés. En cela, il n’a porté atteinte à aucun droit acquis, car personne dans l’Etat n’a le droit de jouir des avantages sociaux sans en payer les charges : ce droit serait un privilège que toutes nos lois repoussent. La loi n’a donc pas plus commis d’effet rétroactif en frappant ces veuves et ces héritiers qu’elle n’en a commis en frappant, en général, les plus imposés.
Un mort, dit le ministre, n’est pas un contribuable.
Nous en convenons ; mais un mort laisse une succession qui peut contribuer, et, si nous abandonnons les mots pour nous en tenir aux choses, c’est en effet cette succession et non le mort qui paie l’emprunt, comme elle paie la contribution personnelle, etc., etc.
Si on avait porté le mort au rôle, disent les explications ministérielles, il y aurait eu des réclamations, et par suite un déficit dans la caisse de l’Etat ; ce déficit aurait donné lieu à une réimposition : en résultat, les choses se seraient passés comme elles se sont passées en effet.
Nous le disons ouvertement, cette argumentation contient presque autant d’erreurs que de mots. D’abord, il ne fallait pas porter les morts au rôle ; mais il fallait les y laisser, puisque la loi établit l’emprunt sur le rôle de 1831, dont elle exempte seulement la moitié la moins imposée. En second lieu, des réclamations auraient pu être faites, mais elles n’auraient pas changé l’économie de la loi ni amené un déficit ; ces réclamations n’auraient été admises que pour autant que les veuves et les héritiers auraient prouvé que leurs auteurs n’étaient pas dans la moitié des contribuables les plus imposés. Et, comme nous ne parlons pas pour ceux-là, il n’y avait pas de réimposition possible, puisqu’il n’y avait pas de réclamations admissibles. Les résultats n’eussent donc pas été les mêmes, puisque l’on n’aurait pas vu les plus riches douairières de la ville de Mons affranchies de l’impôt au détriment des personnes moins aisées qui, à cause de ce dégrèvement injuste, ont dû supporter une plus forte part que leur fortune ne le permettait.
Un mort, disent encore les explications, ne peut pas plus être considéré comme contribuable qu’il ne peut être considéré comme électeur.
Ici, M. le ministre confond un droit attaché à la personne avec une charge imposée sur les biens. L’auteur du mémoire semble ignorer que c’est l’homme personnellement qui exerce les droits d’élection, tandis que c’est la fortune qui paie l’impôt. L’homme donc est électeur ; la fortune mobilière paie l’impôt que l’on appelle personnel, comme la fortune immobilière paie la contribution foncière. M. le ministre pourrait avoir raison, si l’impôt était une capitation ; mais, nous le savons tous, notre contribution personnelle n’a rien qui ressemble à cette taxe établie uniquement sur les personnes.
Le pouvoir exécutif, dit le ministre, n’a pas dépassé les limites de ses droits.
Nous croyons et nous soutenons le contraire ; et, pour convaincre M. le ministre de son erreur, nous le renvoyons aux articles 28, 67 et 68 de la constitution.
M. le ministre pense que l’exécution de la loi, telle qu’elle est faite, aurait entraîné des retards et des dépenses préjudiciables à l’Etat.
Si cela était vrai, nous dirions à M. le ministre qu’il devrait encore exécuter la loi telle qu’elle est, puisque, chargé de l’exécution de la loi faite, il n’a pas le droit de faire une autre loi. Mais, au fait, il n’en est pas ainsi ; l’impôt, nous le répétons, est établi sur les rôles de 1831. Ces rôles étaient tout faits ; il ne fallait qu’en extraire la moitié des contribuables les moins imposés, et répartir leurs quotes-parts sur les plus imposés. Cette opération est moins difficile à faire que celle que le gouvernement a ordonnée par son arrêté illégal du 21 octobre ; dont il y avait moins de temps à perdre en suivant la loi qu’en ne la suivant pas.
M. le ministre finit par déplorer l’opposition qu’il a rencontrée momentanément dans la régence de la ville de Mons, et la résolution qu’elle a prise de s’adresser à la chambre.
La majorité de la commission pense que, d’après la lettre que M. le ministre de l'intérieur a écrite le 22 décembre et qui a été remise au bourgmestre le 23, il ne restait plus à la régence de Mons d’autres moyens constitutionnels que de s’adresser à la chambre, pour lui faire connaître l’excès de pouvoir ou l’empiétement du pouvoir exécutif sur le pouvoir législatif. Cette même majorité pense encore que, bien loin de mériter le blâme et les peines infâmantes dont M. le ministre paraît menacer les membres de cette régence, ceux-ci, au contraire, ont tenu une conduite constitutionnelle digne d’éloges. Comme tous les fonctionnaires publics, comme tous les bons citoyens, ces messieurs ont juré de maintenir la constitution ; pouvaient-ils d’après cela la voir déchirer sans faire aucun effort pour la conserver, sans en prévenir, au moins, le pouvoir qui, par son droit d’enquête et son droit d’accusation, semble plus spécialement être chargé de faire maintenir cette loi des lois ?
La chambre aura à décider entre l’opinion de la commission et l’opinion de M. le ministre ; en déposant nos observations dans son sein, nous nous en référons, d’avance, à ce qu’elle ordonnera.
En résultat, la commission n’a pas trouvé bon de vous proposer l’ordre du jour qui forme l’objet des conclusions du mémoire explicatif, parce que en agir ainsi, ce serait en quelque sorte sanctionner la disposition de l’article 4 de l’arrêté du 21 octobre. Mais, portée à l’indulgence pour un fait consommé, qui ne peut avoir des suites bien graves s’il n’est pas renouvelé, votre commission vous propose le dépôt des requêtes, du mémoire explicatif et de toutes les pièces qui concernent cette affaire, au bureau des renseignements.
M. le ministre des finances (M. Coghen) persiste dans les explications donnés dans son mémoire et demande que la chambre passe à l’ordre du jour.
M. H. de Brouckere appuie les conclusions de la commission.
On entend encore M. Poschet, M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux), M. Duvivier, M. Delehaye, M. Dumont, M. Devaux contre les conclusions de la commission, et M. Corbisier, M. d’Elhoungne et M. Gendebien dans un sens contraire.
- La clôture est mise aux voix et prononcée.
L’ordre du jour est rejeté, et les conclusions de la commission sont adoptées.
La séance est levée à 4 heures.