(Moniteur belge n°192, du 24 décembre 1831)
(Présidence de M. de Gerlache.)
La séance est ouverte à une heure.
M. Jacques fait l’appel nominal.
M. Dellafaille donne lecture du procès-verbal, qui est adopté.
M. Jacques fait l’analyse de plusieurs pétitions, qui sont renvoyées à la commission.
L’ordre du jour appelle la discussion du projet de loi sur les conseils de milice.
La discussion est ouverte sur l’ensemble.
M. H. de Brouckere. - La section centrale propose de supprimer l’article 3, parce que selon elle, le Roi n’a pas le droit, d’après la constitution nouvelle, d’annuler les décisions des états députés. Cependant, messieurs, comme il faut une autorité supérieure pour contrôler ces décisions, je ne vois pas pourquoi la section centrale demande la suppression de l’article 3, qui la donne au Roi, sans indiquer une autre autorité.
M. Jonet. - Aux termes de la loi de 1817, les états provinciaux statuaient en dernier ressort. Rien ne prouve que cette loi soit vicieuse, ni qu’elle ait donné lieu à aucun abus. La commission a pensé qu’elle n’était susceptible d’être changée sous aucun rapport. Si cependant il est nécessaire de soumettre les décisions des états-députés à une autorité supérieure, il faudrait plutôt que ce fût à la cour de cassation. Je pense qu’il serait convenable d’attribuer cette autorité à un corps indépendant. Il existe d’ailleurs un précédent qui autorise cette opinion, c’est l’article 14 de la loi électorale qui porte que « les réclamants contre une décision des états-députés pourront recourir en cassation. » Ainsi, la section centrale a été d’avis, à l’unanimité, de supprimer l’article 3 ; mais si la chambre juge qu’il faut désigner une autorité suprême à qui pourront être renvoyées les décisions des états-généraux, je proposerai, pour satisfaire à ses désirs ainsi qu’à ceux de M. de Brouckere, un amendement tendant à attribuer cette autorité à la cour de cassation.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Sous l’ancien gouvernement, le roi annulait les décisions des états-députés relatives à la milice, sans aucune opposition. On a dit que, d’après l'article 138 de la loi sur la milice, le Roi ne pouvait plus annuler ces décisions. Quant à moi, je crois, dans mon opinion particulière, que c’est là une erreur. Ces espèces de questions sont jugées administrativement, et l’autorité royale, sous le rapport administratif, n’a reçu aucune atteinte. La mesure proposée par le gouvernement tend à fixer la jurisprudence sur ce point. Il est tout à fait désintéressé à ce que l’autorité dont il s’agit lui soit attribuée plutôt qu’à tel autre pouvoir ; mais il semblait tout naturel qu’il dût intervenir lorsque des décisions contradictoires seraient rendues par les états provinciaux.
M. H. de Brouckere. - En faisant l’observation que je viens d’avoir l’honneur de présenter à la chambre, mon intention était uniquement de faire valoir qu’il était urgent et même indispensable d’attribuer à une autorité suprême la révision des décisions des états-députés. Je ne pense pas qu’il puisse y avoir de contradicteurs dans la chambre sur ce point. Peu m’importe, du reste, que ce soit le Roi ou la cour de cassation qui soient chargés de cette autorité. Quant à moi, je voterai pour l’amendement de M. Jonet, si l’article 3 est supprimé. Mais on a semblé croire que, de l’article 138 de la loi de 1817, il résultait que les états jugeaient en dernier ressort. C’est une erreur, messieurs ; il y a toujours eu appel de leurs décisions au gouvernement, et il est intervenu maints arrêtés qui ont réformé plusieurs de ces décisions. D’ailleurs, il est impossible qu’une loi dérogeât sur ce point à la constitution d’alors, qui donnait au gouvernement le droit de réviser les résolutions des états, de quelque nature qu’elles fussent.
M. d’Elhoungne. - Je partage l’opinion de notre collègue sur la nécessité d’une autorité supérieure qui exerce le droit de réformation des décisions des états-députés ; mais je ne puis être de son avis, quant à l’espèce d’indifférence qu’il a manifestée sur le choix du pouvoir royal pour exercer cette autorité. Il me semble ici, comme en toute autre matière judiciaire, qu’il faut recourir à la cour de cassation. Toutes les réclamations de milice intéressent chaque citoyen : dès lors, ce sont des questions judiciaires de leur nature. Ce n’est que par une mesure exceptionnelle que les états-députés en ont été chargés. Maintenant qu’il s’agit de décider à quelle autorité supérieure leurs décisions devront être soumises, nous ne pouvons nous dispenser de désigner la cour de cassation, parce que la décision de toutes les questions judiciaires est sa mission spéciale. Les motifs qu’a fait valoir le ministre de l’intérieur sont erronées ; car enfin les attributions royales ne se trouvent plus déterminées par les lois de l’empire et de 1813, mais par les lois portées conformément à la constitution actuelle qui régit le royaume. Je ne puis, d’un autre côté, déférer l’autorité judiciaire au pouvoir royal. Qu’arriverait-il, messieurs, si nous le faisions ? Les décisions seraient soumises à de simples commis de bureaux. On sait les abus qui ont eu lieu en l’an VII, sous le ministère de Schoerer, lorsque les questions de milice étaient du ressort de l’administration ; on obtenait des réformes à prix d’argent. Eh bien ! ces abus se reproduiraient encore. Il faut couper le mal dans sa racine, en attribuant cette autorité à la cour de cassation, sous peine de bouleverser toutes les lois en matière d’attributions judiciaires.
M. Pirson. - J’appuie les observations faites par notre honorable collègue M. d’Elhoungne, et j’y ajouterai quelques mots. Je puis donner des renseignements à la chambre, sur le conseil de milice, qui rendrait ses décisions en présence des parties ; mais il n’en était pas de même aux états-députés, qui statuaient à huis-clos : c’était les bureaux qui préparaient secrètement la décision, et cela pouvait donner lieu à ce qui est le plus dangereux dans l’administration, la corruption des employés. Il n’y a qu’un seul moyen d’obtenir des décisions justes, c’est de les faire rendre publiquement.
- La clôture de la discussion sur l’ensemble est prononcée.
L’article premier est mis en discussion : il est ainsi conçu :
« Les membres du conseil de milice, à l’exception de l’officier supérieur, seront choisis indistinctement parmi les habitants du district pour lequel ils doivent siéger. »
La section centrale propose de rédiger ainsi l’article : « Jusqu’à ce qui y ait été autrement pourvu, les présidents des conseils de milice seront choisis indistinctement parmi les habitants du district. »
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux) insiste sur la rédaction primitive de la loi. Il demande que l’on autorise le gouvernement à prendre les deux membres du conseil de milice, indistinctement, parmi toutes les personnes du district ; il appuie son opinion, quant au premier membre, sur ce qu’il est souvent difficile de trouver le membre du conseil de milice dans la régence du chef-lieu ; qu’alors on était obligé de choisir un membre d’une autre régence ou district, ce qui entraîne des frais de déplacement et de séjour assez important. Il ajoute qu’il serait préférable que le gouvernement pût choisir une autre personne du chef-lieu du district ; que le choix obligé, tel qu’il existe aujourd’hui, ne donne aucune garantie réelle de plus aux intéressés, puisque le choix est libre parmi tous les membres des régences du district, qu’ainsi ce mode peut être changé sans inconvénient.
M. de Robaulx. - Le projet de M. le ministre n’a été émis, comme porte le considérant, que pour réparer la lacune qui existe aujourd’hui pour la composition des conseils de milice, dont un membre devait être, aux termes de la loi de 1817, pris dans les états-députés et non dans la députation permanente ; il a donc eu raison, vu la non-réorganisation des conseils provinciaux, de demander à puiser ailleurs. Mais voyez l’inconséquence, ce que le ministre soutient revient à ceci : Attendu qu’il est impossible de pourvoir à la nomination du président du conseil de milice, je demande de pouvoir prendre où bon me semblera, et le président, et un autre membre.
Si je m’élève contre la prétention du ministre, c’est pour conserver aux conseils provinciaux et communaux la prérogative que leur donne la loi de 1817, de fournir deux membres des conseils de milice ; or, si vous adoptez ce que vous propose le gouvernement, c’est-à-dire de les prendre où bon lui semblera, lorsqu’il s’agira dans peu de temps d’organiser les pouvoirs provincial et communal, et que vous demanderez à leur rendre la prérogative de fournir les membres des conseils de milice, les ministres répondront que tout est jugé à cet égard, et qu’une loi en a décidé autrement. C’est pour conserver le tout intact que je voterai pour le projet de la section centrale. Je remarque que c’est très improprement que l’on nomme « pouvoirs » les administrations provinciales et communales ; pour moi, je ne connais de véritable pouvoir que celui du peuple ; c’est là qu’est la seule puissance. Tout le reste n’en est que la délégation pour l’exerce seulement.
- L’article premier, amendé par la section centrale, est mis aux voix et adopté.
L’article 2 est ensuite adopté en ces termes :
« Les fonctions de secrétaire des conseils et commissaires de milice pourront être confiées, par les gouverneurs, à des personnes qui ne font pas partie des employés de leur administration. »
L’article 3 est mis en discussion ; il est ainsi conçu :
« Le Roi peut annuler les décisions, autres que celles relatives à des défauts corporels, prises par les députations des états, en matière de milice, lorsqu’elles sont contraires aux lois.
« Les réclamations devront être présentées dans le mois de la décision de la députation ; ce terme expiré, elles ne seront plus admissibles. »
M. Jonet propose et développe un amendement tendant à attribuer la décision en dernier ressort à la cour de cassation, et à régler la forme et les délais dans lesquels devra être fait et jugé le pourvoi.
M. Helias d’Huddeghem. - Messieurs, je m’oppose à l’amendement de M. Jonet, qui introduirait une véritable confusion de pouvoirs. En effet, si l’on propose de soumettre aujourd’hui les appels des conseils de milice à la cour de cassation, rien n’empêchera de soumettre demain toutes les décisions administratives à la cour de cassation : par exemple, les décisions en matière de grande et petite voirie. De cette façon, nous perdrons le bienfait de l’administration moderne, qui a séparé ce qui appartient à l’autorité administrative des objets qui regardent exclusivement l’autorité judiciaire.
Quand il s’est agi du recours en cassation contre les décisions électorales, plusieurs membres du congrès se sont élevés contre cette disposition, de crainte de voir insensiblement s’introduire la confusion des pouvoirs.
M. Jullien. - Messieurs, je suis entièrement de l’avis des honorables orateurs qui ont pensé qu’il fallait déférer à la cour de cassation la décision des cas qui se présenteront en matière de milice : en effet, ce n’est que par ce moyen que vous pouvez obtenir l’uniformité de jurisprudence. Vous ne l’obtiendrez pas en laissant la juridiction sur ce point aux bureaux, parce que rien n’est variable comme la bureaucratie, et ses décisions seraient nécessairement variables comme elle. Un honorable orateur a paru craindre qu’il n’en résultât une confusion dans les pouvoirs : certes, j’en veux la distinction aussi bien que lui ; mais je crois que, sans les confondre, il est des cas que l’on peut soustraire à la juridiction administrative. On l’a fait à l’égard de la loi électorale. Dans une matière qui touche de si près aux droits politiques des citoyens, on a senti qu’il fallait s’en remettre à un corps entièrement indépendant du gouvernement. J’appuierai donc l’amendement de M. Jonet. J’aurai l’honneur de faire observer cependant qu’il est indispensable d’y ajouter l’exception portée dans l’article 3 du projet. Cet article porte : « Le Roi peut annuler les décisions autres que celles relatives à des défauts corporels. » Il est certain que la cour de cassation ne doit pas non plus connaître de ces cas ; car ce sont des questions de fait, dont elle ne connaît pas, puisqu’elle ne juge que les points de droit. On sent bien, en effet, que la cour de cassation ne peut examiner les difformités des miliciens, examiner s’ils ont été bien ou mal à propos exemptés. Il lui faudrait pour cela s’adjoindre des chirurgiens, transporter les malades ; en un mot, faire des choses qui ne sont en aucune manière dans ses attributions. Je crois donc l’exception nécessaire à ajouter à l’amendement, et c’est ainsi que je l’adopterai.
M. Destouvelles approuve les observations faites par M. Jullien ; il est d’avis que la cour de cassation est seule compétence pour juger en dernier ressort sur cette matière : il appuie l’amendement de M. Jonet, et il demande qu’on y ajoute que la procédure sera faite sans frais de timbre, d’enregistrement et d’amende.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Messieurs, je conçois qu’il ait été nécessaire de soumettre à la cour de cassation les questions en matière électorale ; car là le gouvernement serait juge et partie. Quant à la milice, je conviens que les observations judicieuses qui ont été faites par les divers orateurs méritent d’être prise en considération quand il s’agira de porter une loi définitive ; mais, pour une loi provisoire, et quand la cour de cassation n’existe pas encore, je ne crois pas que l’on doive adopter l’amendement proposé. Souvenez-vous, en effet, que le pourvoi est suspensif, et que beaucoup d’individus se pourvoiront en cassation, ne fût-ce que pour obtenir un retard.
M. Fleussu appuie l’amendement de M. Jonet et le sous-amendement de M. Destouvelles, par ce motif péremptoire que le gouvernement étant chargé d’exécuter la loi, il lui serait libre de l’interpréter comme il l’entendrait, s’il jugeait en dernier ressort les décisions des conseils provinciaux. L’orateur combat le sous-amendement de M. Jullien comme inutile, puisque, par l’essence même de ses attributions, la cour de cassation ne juge que les points de droit et non les questions de fait.
M. Leclercq prouve, par la définition des trois pouvoirs et par les véritables attributions, qu’à la cour de cassation seule peut appartenir le droit de connaître du pourvoi formé contre les décisions des états provinciaux.
M. Milcamps. - Les honorables orateurs qui ont parlé sur l’amendement tendant à déférer à la cour de cassation le recours contre les décisions des états provinciaux en matière de milice se sont fondés sur ce qu’il s’agit toujours d’un différend entre deux citoyens qui rentre dans ses attributions. Si l’action ne naissait que du moment même de la décision des états, je concevrais le motif, mais l’action naît du moment où le conseil de milice décide ; car s’il exempte un milicien, il décide qu’un autre marchera. Ainsi, dès ce moment naît un droit de réclamation, une action ; or, par les principes que vous invoquez, vous devriez, pour être conséquent, attribuer à un tribunal de première instance le droit de connaître en premier ressort de la décision des conseils de milice, et nullement attribuer une juridiction en dernier ressort aux états provinciaux. Remarquez, messieurs, que je réfute seulement le motif, et que jusqu’ici je n’ai point encore examiné s’il est convenable d’attribuer au Roi, comme chef suprême de l’administration, ou à la cour de cassation, le droit de connaître des décisions des états provinciaux. C’est ici, messieurs une matière grave, une matière qui devrait être bien méditée avant de se prononcer, une matière qui tient à la distinction des pouvoirs ; car si vous adoptez ce principe en telle matière et toutes les fois que cela intéressera des tiers, vous devrez l’adopter dans beaucoup d’autres. Je demande donc l’ajournement de l’amendement, afin que nous ayons le temps de le méditer.
Le recours en cassation en matière d’élection a été ouvert devant la cour de cassation. En France les cours d’appel connaissent aussi des questions en matière d’élection. Mais la France s’est arrêtée là ; ne nous pressons pas davantage.
M. Dumont fait observer qu’il s’écoulera un jour entre la discussion et le vote de la loi, et que ce temps suffira pour donner à chacun la faculté de prononcer en connaissance de cause.
- Après un très léger débat, l’ajournement de la discussion à demain est mis aux voix et adopté.
M. Dumortier présente à la chambre le rapport de la section centrale sur le projet de loi relatif à la prolongation de service du premier ban de la garde civique mobilisée.
-Ce rapport sera imprimé et distribué.
La discussion est ajournée après celle du budget des voies et moyens.
La suite de l’ordre du jour est la délibération du projet de loi sur le transit des sucres, ainsi conçu :
« Le transit des sucres bruts et raffinés, importés par les ports et bureaux de mer, ne sera permis en sortie que par les seuls bureaux admis à l’exportation des sucres provenant de l’intérieur, et désignés dans l’arrêté du 28 mars 1831, n°92 (Bulletin, n°30). »
La section centrale propose de désigner les bureaux par où le transit aura lieu, et qui sont : Quiévrain, Menin, Henri-Chapelle, Hertain, Bruly, Ostende et Anvers, et d’ajouter au projet un article ainsi conçu :
« Néanmoins, le transit ne sera permis que pour des sucres en destination pour un autre pays que celui d’où ils proviennent. »
M. le ministre des finances (M. Coghen). - Je demande que les amendements de la commission me soient communiqués, car ils peuvent avoir une grande importance et détruire toute l’économie de la loi. Je demanderai même l’ajournement à demain.
M. Delehaye. - Si M. le ministre le désire et que la chambre le permette, je donnerai sur ces amendements des explications qui en feront connaître les motifs et la portée.
M. Verdussen. - Il me semble qu’il faudrait avant tout discuter l’ensemble.
M. Gendebien. - M. le ministre demande l’ajournement à demain pour les amendements seulement ; mais on pourrait aujourd’hui discuter l’ensemble.
- La chambre accorde la parole à M. Delehaye.
M. Delehaye. - Messieurs, le projet de loi qui fait l’objet de nos discussions est relatif à l’une des principales branches de notre industrie nationale ; les raffineries de sucres, par le grand nombre d’ouvriers qu’elles occupent et par les sommes qu’elles versent au trésor, sont dignes de fixer votre attention et méritent toute votre sollicitude.
Avant l’arrêté du 25 mars 1831, le transit des sucres était prohibé. Aussi cette sage mesure porta bientôt nos raffineries à un tel point de prospérité qu’elles furent, pour les puissances voisines, un objet d’envie.
L’arrêté du 25 mars 1831 parut comme un acheminement à la liberté du commerce, liberté qui doit prévaloir, dans un moment où l’opinion publique ne tolère point d’entraves. Messieurs, on ne tarda pas à s’apercevoir qu’il faut des bornes à tout, que ce qui est beau en théorie peut quelquefois être nuisible en pratique. On s’aperçut que la liberté de commerce, pour être utile, doit être le résultat d’une mesure réciproque.
En effet, messieurs, si le Belge, dont l’industrie est connue, n’a rien à craindre de la concurrence de ses voisins, lorsque ceux-ci luttent avec lui à égal avantage, il est facile de concevoir que, lorsque l’introduction dans notre pays de quelques marchandises étrangères est favorisée d’une prime qui absorbe tout le prix de la production, l’industrie belge doit infailliblement succomber dans une lutte aussi inégale. Je conçois que si toutes les puissances de l’Europe supprimaient leurs douanes, il en résulterait un avantage réel pour la société entière, qui alors profiterait de la concurrence ; mais aujourd’hui qu’une sévère douane nous sépare de toutes les nations de l’Europe, est-il avantageux pour nous de recevoir les produits des pays qui observent à notre égard la plus stricte surveillance, et d’où nos marchandises sont rigoureusement prohibées, ou frappées de droits si élevés, qu’ils équivalent à une prohibition ? Non, messieurs, il ne nous appartient pas de donner l’exemple d’une liberté commerciale, qui est aussi l’objet de tous mes vœux, mais que l’intérêt du pays ne me permet pas d’adopter ; que nos voisins fassent disparaître leur triple ligne de douane, et nous nous empresserons d’imiter un si bel exemple. L’on me pardonnera de m’être écarté un peu de mon sujet. La liberté du commerce, qui avait été tant vantée dans cette enceinte, avait éveillé les justes craintes de nos villes manufacturières : j’ai cru de mon devoir de déclarer à la nation, et surtout à ceux qui m’avaient élu, que je ne partageais cette idée qu’avec les modifications que je vous ai fait connaître. Je reviens au projet de loi sur le transit.
L’arrêté dont j’ai eu l’honneur de vous parler ouvrit une large porte à la fraude : les raffineurs ou négociants français, sous prétexte de transiter, se présentent à notre douane, après avoir reçu en France la prime de l’exportation de 120 francs les 100 kil. A peine ont-ils franchi la frontière qu’ils se présentent, sous prétexte de rentrer en France, à un des nombreux bureaux restés ouverts à l’importation et au transit par le même arrêté : dès lors, vous concevez, messieurs, qu’il nous est impossible d’introduire en France nos sucres, qui ne peuvent plus concourir sur les marchés de ce pays avec des produits qui, par fraude, ont déjà obtenu la prime d’exportation accordée par le gouvernement français. Nos exportations vers la France ne peuvent plus avoir lieu, et il ne nous reste plus même les moyens de fournir nos propres marchés, car l’avantage énorme qu’obtiennent les raffineries de France leur permet de faire les plus grands sacrifices pour introduire leurs sucres en Belgique. Ainsi, depuis lors, nos raffineries, privées de tout moyen d’exportation, et réduites à renoncer à nos propres marchés, sont encombrées de marchandises. La position des raffineurs est tellement désolante, que la stagnation les oblige à congédier les ouvriers que, par humanité, ils avaient conservés jusqu’aujourd’hui.
Par le projet de M. le ministre des finances, le transit des sucres dont l’entrée s’effectue par les bureaux de terre est prohibé ; les bureaux de mer, c’est-à-dire ceux d’Anvers, d’Ostende sont les seuls ouverts pour l’entrée en transit, qui s’effectue à la sortie par les bureaux désignés dans l’arrêté du 25 mars dernier, c’est-à-dire par Menin dans la Flandre occidentale, Quiévrain dans le Hainaut, et Henri-Capelle dans la province de Liége.
Par ces sages mesures, la fraude est à peu près rendue impossible : on conçoit, en effet, combien il doit en coûter pour transporter les produits depuis Anvers ou Ostende jusqu’à l’un des trois bureaux ci-dessus indiqués.
En adoptant le projet, messieurs, vous ferez naître pour la classe ouvrière, qui a tant de titres à votre protection, un espoir auquel, dans ses grandes souffrances, elle n’osait plus songer ; vous dissiperez des soupçons qui, dans les villes manufacturières, ne sont que trop accrédités, que la révolution, hostile aux intérêts matériels, ne peut tendre qu’à faire du peuple belge un peuple d’ilotes, qui, en cherchant la liberté, n’a trouvé que misère et souffrances.
Il est un second motif qui doit nous engager à accueillir favorablement le projet de loi. C’est l’intérêt du fisc. Les raffineries, au temps de leur prospérité, rapportaient à l’Etat un demi-million de florins par an : cette somme, énorme pour la Belgique, doit vous donner une idée de l’importance de cette industrie que vous être appelés à relever.
M. le ministre, en nous présentant le projet de loi sur le transit, a acquis des titres à la reconnaissance de la classe industrielle, en faisant droit à une partie de leurs justes plaintes. Il a prouvé qu’il voulait rendre au commerce belge tout ce qui lui est nécessaire pour atteindre son ancienne prospérité. Cependant, messieurs, je le dis, quoique avec regret, M. le ministre s’est arrêté en si beau chemin : les pétitions que vous lui avez fait remettre signalaient des vices criants qui, sans profiter au trésor, détruisent les intérêts des raffineurs. Je pense, messieurs, qu’en les signalant, M. le ministre s’empressera d’y apporter un remède prompt et efficace.
Je demanderai d’abord que, lors du nouveau projet de loi sur les douanes, le ministre ne perde pas de vue les modifications nécessaires à la loi sur les sucres, en permettant aux raffineurs de déposer leurs sucres raffinés en entrepôt fictifs, après l’expiration du terme de crédit de six mois, en s’assujettissant toutefois aux dispositions des articles 14 et 22 de la même loi. En second lieu, je demanderai que l’apurement du compte de l’entrepôt fictif pour les sucres raffinés puisse se faire par paiement de l’accise au comptant, ou par transcription à un négociant qui jouirait, pour effectuer cette exportation, du même crédit de trois mois alloué par l’article 29 de la loi sur les sucres, et serait assujetti aux stipulations dudit article.
J’ose espérer, messieurs, que, lors de la révision des lois relatives au commerce, M. le ministre ne perdra pas de vue les améliorations que j’ai eu l’honneur de lui signaler. Comme elles ne peuvent nuire en rien au trésor, et qu’elles sont vivement sollicitées par les intéressés, je me flatte qu’il sera fait droit à leur juste demande.
M. Jaminé parle en faveur du projet tel qu’il est amendé par la commission ; il lui accordera son vote parce qu’il a pour but d’empêcher la fraude, et qu’il est à la fois utile à la Belgique, à la France et à la morale publique. Il termine en disant que tous les raffineurs de Gand demandent un entrepôt fictif, et en fait sentir l’utilité pour ces industriels et même pour le fisc.
M. Goethals demande la suppression des deux bureaux de Hertain et de Bruly, et appuie l’article additionnel proposé par la commission.
M. Verdussen. - Messieurs, hier j’eus l’honneur de vous proposer l’ajournement de la discussion sur le projet de loi relatif au transit des sucres, dans la seule vue de nous entourer de plus de lumières que nous ne pouvons naturellement en avoir tous sur une matière assez compliquée et peu familière à la plupart de mes honorables collègues ; ce désir s’appuyait encore sur la considération que, depuis 13 à 14 mois, la loi qu’on vous propose est la cinquième disposition relative à l’importation, l’exportation ou le transit des sucres, ce qui prouve évidemment que l’opinion du gouvernement sur cette matière est vacillante et peu éclairée ; cependant vous en avez décidé autrement, messieurs, et je me trouve ainsi forcé à vous présenter mon opinion moins mûrie que je n’avais désiré de le faire. Mes observations tendront à vous prouver que l’une des deux dispositions que le projet renferme est tout à fait inutile et n’obvie aucunement au mal qu’on veut éviter. Ce mal consiste à procurer un gain illicite aux dépens du fisc et des commerçants loyaux, par la décharge d’une partie des droits sur les sucres, que l’Etat accorde à la sortie en transit, afin de favoriser l’industrie nationale, tandis que des spéculateurs coupables trouvent moyen de réintroduire frauduleusement dans le pays ces mêmes sucres, pour lesquels ils ont déjà obtenu la restitution ou plutôt la décharge des droits.
Examinons d’abord comment la fraude qui nuit tant au trésor public et aux raffineurs s’opère.
Lorsque des sucres sont importés en Belgique, le paiement des droits dont il sont frappés n’est pas exigé de suite ; mais les introducteurs sont pris en charge pour le montant des droits qui est porté à leur débet avec faculté de transfert, en tout ou en partie, à charge de celui qui achète ces sucres, de manière que le raffineur, en vendant sa marchandise, impose à son acheteur l’obligation d’en payer les droits si la denrée est consommée dans le pays, ou lui laisse l’option de se libérer de cette obligation en se faisant décharger, à la sortie en transit, des droits dus au trésor. D’après cet exposé, vous voyez, messieurs, que cette restitution des droits ne s’effectue jamais en numéraire, mais toujours en chiffres ; et ainsi, c’est un véritable décompte, une décharge et non une restitution, comme je l’ai déjà dit, qui n’excède jamais le débit du premier introducteur. Il résulte de ces sages mesures que la pire condition de l’Etat est de ne rien recevoir ; mais il n’est jamais dans le cas de perdre au-delà de ce qu’il avait la perspective de toucher : cependant les fraudeurs n’en font pas moins un tort réel au trésor public, lorsqu’ils parviennent à imposer clandestinement, dans le pays, des sucres sur lesquels ils ont déjà obtenu, à l’exportation, la décharge des droits, de façon que l’Etat est frustré de l’impôt de consommation.
Un autre moyen que les fraudeurs mettent en pratique pour priver l’Etat de sa recette consiste à exporter, non du sucre, mais des pierres, du sable ou toute autre matière hétérogène qu’ils placent à l’intérieur des barriques.
Par l’un et l’autre de ces honteux trafics, les fraudeurs se trouvent à même de pouvoir céder leurs sucres, à l’intérieur, à des prix mêmes inférieurs à ceux qu’ils paient aux raffineurs, et ceux-ci se trouvent ainsi forcés, pour soutenir la concurrence auprès des marchands en gros et en détail, de baisser continuellement leurs prétentions, et de vendre enfin à des prix ruineux.
Vous remarquerez donc facilement, messieurs, que le seul moyen de porter remède à ce mal est de redoubler de vigilance aux frontières, soit pour empêcher qu’on n’introduise clandestinement des sucres dans le pays, soit pour ne pas laisser exporter, en franchise des droits et sous le nom de sucre, ce qui n’en est pas.
Voyons maintenant quel est le remède auquel le projet de loi a recours. Le premier paragraphe est ainsi conçu : « A dater du jour, etc. »
Ce qui veut dire, en d’autres termes, que tous les bureaux de terre sont supprimés pour l’entrée des sucres en transit, et qu’il n’en existera plus que pour la sortie en transit. Mais, je vous le demande, messieurs, quel bien résultera-t-il de cette mesure ? En quoi obvie-t-elle à l’importation frauduleuse des sucres ? Quant à moi, je ne le conçois pas. Je le concevrais si, à l’aide d’une fausse déclaration au bureau d’entrée, ou de quelque autre manœuvre semblable pour laquelle un bureau d’entrée leur serait indispensable, les fraudeurs parvenaient à atteindre leur but criminel ; mais ils n’ont garde d’en approcher quand ils songent à importer leurs marchandises à l’insu de tous les douaniers, et, lorsqu’il s’agit d’exporter du sable pour du sucre, il n’y est pas du tout question de bureaux d’entrée. Je conclus donc à ce que vous rejetiez ce premier paragraphe de la loi proposée, comme inutile en tout sens.
Quant au deuxième paragraphe qui limite à trois les bureaux de sortie en transit par terre, dont le nombre avait été étendu jusqu’à cinq par un arrêté tout récent du 9 de ce mois, je me bornerai à faire remarquer qu’il ne faut pas de loi pour ouvrir, changer ou fermer les bureaux des douanes, puisque ce pouvoir a été conféré au gouvernement par la loi du 26 août 1822, prérogative dont le pouvoir exécutif vient de faire encore usage, en ouvrant, par son arrêté susmentionné du 9 décembre 1831, deux nouveaux bureaux, celui de Hertain et de Bruly. Je pense donc, messieurs, qu’il y a lieu à rejeter tout le projet.
M. le ministre des finances (M. Coghen). - En présentant un projet de loi sur le transit des sucres, le gouvernement n’a fait qu’aller au-devant des réclamations du commerce, et n’a eu en vue que de réprimer les fraudes qui lui étaient signalées. Je crois que tous nos efforts doivent tendre à favoriser notre industrie, messieurs, et la mesure dont il s’agit a été proposée dans ce but. Quant à la surveillance de la douane, on a dit qu’elle avait été très négligée. Mais cela était la conséquence inévitable des tourmentes populaires ; plusieurs parties de nos frontières se sont trouvées découvertes. L’administration a pris toutes les mesures nécessaires pour remédier à cet inconvénient. Pour ce qui concerne les changements dont vient de nous entretenir M. Delehaye, le gouvernement les prendra en considération lorsqu’il s’agira de faire une nouvelle loi sur les douanes.
M. Duvivier répond au reproche de négligence et d’inaction qu’on adresse sans cesse à la douane ; il dit que la douane s’est trouvée plusieurs fois sur le terrain avec des fraudeurs, que les employés ont soutenu des engagements sérieux, et que plusieurs d’entre eux ont reçu des blessures graves et presque mortelles. D’ailleurs il offre de prouver qu’un grand nombre de fraudeurs ont été traduits devant les tribunaux et condamnés.
L’orateur entre ensuite dans des détails sur la manière scandaleuse dont se faisait la fraude, et il dit que M. Gendebien lui a communiqué dans le temps des pièces qui contenaient des dénonciations de la part de ses commettants sur cette fraude.
M. Gendebien. - Le préopinant a dit que j’avais communiqué au gouvernement des pièces contenant des dénonciations de la part de mes commettants. Le mot de dénonciation lui est sans doute échappé, et il ne l’a sans doute pas employé avec intention ; mais il était de mon devoir de le relever. Voici le fait : Mes commettants du Hainaut avaient adressé à la chambre une pétition sur les sucres, qui fut renvoyé au ministre des finances. Quelque temps après, ils m’envoyèrent des renseignements sur la manière dont se faisait la fraude, en me priant de les déposer à l’appui de leur pétition. Comme cette pétition était déjà renvoyée au ministre, je lui ai remis aussi ces renseignements. Mais ce n’était pas une dénonciation ; si c’en avait été une, je ne l’aurais pas communiquée au ministère.
M. Duvivier. - Je demande la parole pour un fait personnel.
M. Gendebien. - Il n’y a rien là de personnel. Je n’ai fait que relever le mot dénonciation prononcé, sans doute, par inadvertance, et indiquer la manière dont je me serais conduit si c’eût été une dénonciation. Quant à la loi en elle-même, je crois que M. Verdussen a indiqué la véritable plaie qu’il faut cicatriser. Jusqu’à présent, je ne suis pas suffisamment éclairé sur l’utilité du projet, et je déclare que je voterai contre.
M. Duvivier. - Je n’ai attaché aucun sens défavorable au mot dénonciation : quand on dénonce une fraude qui se fait au détriment du pays, il me semble que le mot dénonciation est le mot propre, et qu’il ne doit pas être pris en mauvaise part.
M. Verdussen fait observer que ce n’est pas en supprimant totalement la sortie des sucres par les frontières de terre qu’on pourra empêcher la fraude.
M. Barthélemy soutient que le transit n’est propre qu’à favoriser la fraude. S’il était vrai que des sucres fussent introduits en Belgique par les frontières de France, pour les faire arriver en Hollande et réciproquement, je consentirais à conserver le transit ; mais on sait très bien qu’il n’en est pas ainsi, et que, si l’on voulait réellement passer des sucres français en Hollande, on les y enverrait par mer plutôt que par terre. Ce n’est donc qu’à frauder que sert la loi de transit, et le meilleur moyen de remédier à cet inconvénient, c’est de supprimer le transit.
L’orateur soutient qu’il faudrait aussi interdire le transit des sucres pour l’Allemagne, parce qu’on empêcherait par ce moyen les sucres anglais d’y arriver aussi facilement, et les raffineurs belges pourraient apporter leurs sucres et y soutenir la concurrence.
M. Osy. - La première partie du discours du préopinant contient des observations très justes et que j’approuve ; car il est très vrai que le transit par les frontières de France ne sert qu’à favoriser la fraude en France et chez nous. Mais je ne saurais approuver le préopinant quand il demande que le transit soit supprimé même pour les ports de mer ; car, pour arriver en Allemagne, il y a d’autres ports que les nôtres. Il y a les ports de la Hollande, il y a les ports de Hambourg et de Brême. Il arriverait, si vous adoptiez la proposition de M. Barthélemy, ce qui arriva en 1817, où les forts droits mis sur le transit nous firent perdre cette branche de commerce que nous avons eu tant de peine à recouvrer. Je voterai pour le projet de loi.
- Après quelques observations de M. Dumortier et de M. le ministre des finances (M. Coghen), la discussion sur l’ensemble du projet est close.
Le premier paragraphe du projet est mis aux voix et adopté.
L’amendement de M. Goethals sur le deuxième paragraphe, n’étant pas appuyé, n’est pas mis aux voix.
M. Destouvelles propose de spécifier, dans l’article 2, les bureaux par où la sortie sera permise, afin que ceux qui seront obligés de recourir à la loi n’aient pas besoin de remonter à la législation antérieure.
Par cet amendement, le deuxième paragraphe serait ainsi conçu : « Le transit des sucres bruts et raffinés, importés par les ports et bureaux de mer, ne sera permis en sortie que par les seuls bureaux admis à l’exportation des sucres provenant de l’intérieur, et qui sont Quiévrain, Menin, Henri-Chapelle, Ostende et Anvers. »
M. Delehaye. - Si vous permettez la sortie par Ostende et par Anvers, on fera la fraude par ces bureaux, comme on la fait aujourd’hui par la frontière de France. Je propose de ne permettre la sortie ni par Ostende ni par Anvers.
- L’amendement de M. Delehaye est rejeté. Celui de M. Destouvelles est adopté.
M. Delehaye. propose de rédiger ainsi l’article additionnel : « Les sucres bruts ou raffinés, déclarés en transit, en conformité du paragraphe précédent, devront toutefois être dirigés vers un autre pays que celui d’où ils viennent. »
- Cet amendement est adopté.
Le vote sur l’ensemble du projet aura lieu après-demain.
La séance est levée à trois heures et demie.
Noms de MM. les représentants absents sans congé à la séance du 22 décembre 1831 : MM. de Foere, de Sécus et Lebeau.