(Moniteur belge n°185, du 17 décembre 1831)
(M. Destouvelles, vice-président, occupe le fauteuil.)
La séance est ouverte à trois heures.
M. Dellafaille lit le procès-verbal, qui est adopté.
M. Jacques analyse quelques pétitions qui sont renvoyées à la commission.
L’ordre du jour est la discussion du projet de loi relatif à la sortie des armes.
M. Fleussu. - Lorsque, naguère, le projet de loi tendant à lever la prohibition de l’exportation des armes a été soumis à la chambre, la discussion était fort avancée, elle touchait presque à sa fin, quand des scrupules se sont élevés dans mon esprit sur la constitutionnalité du paragraphe qui laissait au gouvernement la faculté de rétablir la disposition prohibitive, s’il jugeait que les circonstances le rendissent nécessaire dans l’intérêt de l’Etat.
J’ai exposé mes doutes et les motifs qui les faisaient naître. Les raisons qui ont été données par quelques orateurs, pour les dissiper, ne m’ont point touché, et des efforts que l’on a faits pour me combattre est résultée pour moi la conviction profonde d’une inconstitutionnalité, à l’égard de laquelle je n’avais d’abord conçu que quelque incertitude.
Mon opinion n’a point été partagée par la majorité de la chambre ; mais, au sénat, on a été frappé de la difficulté que j’avais soulevée dans cette enceinte : c’est pourquoi une modification a été apportée au projet de loi, dans le but de faire disparaître la disposition inconstitutionnelle. Toutefois, messieurs, il me semble que le sénat a vu le mal sans appliquer le remède ; car, selon moi, les changements opérés n’ont point purgé le projet de loi du défaut reproché, et je ne me sens pas plus disposé en faveur des dispositions ainsi amendées. Je regrette cependant de devoir m’élever contre la loi proposée, parce que je me plais à rendre justice aux vues du gouvernement ; elle tend à favoriser le commerce des armes, en levant la prohibition de leur exportation. Mais il suffit que j’aie cru remarquer une atteinte à la constitution, pour qu’il y ait pour moi obligation de lui refuser mon assentiment. Je présume d’ailleurs assez bien des intentions du ministère, pour m’attendre à le voir reproduire la loi sans réserves aucunes, si la chambre s’arrête devant l’illégalité de celles que le projet renferme.
Je ne puis reconnaître une différence réelle entre la loi présentée par les ministres et la loi amendée par le sénat. C’est toujours la même loi avec les mêmes défauts. Au lieu de l’abrogation de la loi prohibitive, avec réserve au Roi de le rétablir, le cas échéant, le sénat a imaginé une fiction, d’après laquelle la loi, qui interdit l’exportation, sans cesser de subsister, se trouverait dans un état de suspension, qu’il serait libre au Roi de lever, si l’intérêt de l’Etat l’exigeait. En comparant les deux projets dans leurs résultats, on reste convaincu que les changements tombent sur les expressions, et nullement sur les choses ; or, on sait que c’est aux choses et non aux expressions que les lois s’adressent.
Je vous avoue que je ne comprends point qu’une loi puisse subsister et être frappée d’impuissance et d’inertie. Il est impossible qu’elle soit et qu’elle ne soit pas en même temps. La tenir en suspension, c’est la mettre dans un état qui n’est ni la vie, ni la mort. L’existence d’une loi se marque par l’obéissance qu’elle commande ; car une loi n’est, à vrai dire, qu’un ordre stable, permanent, qui ordonne ou qui défend. Du moment qu’une loi cesse d’être obligatoire, elle n’est plus une loi, elle en a perdu le caractère. Une loi n’existe que par l’action continuelle qu’elle exerce sur tout ce qui est soumis à son empire ; et vous lui ôtez son action, vous lui enlevez le principe de son existence. La suspension n’est pas, à proprement dire, qu’une véritable abrogation, tant que dure la suspension.
Je n’ai pas besoin de rappeler à l’attention de la chambre que les lois se défont, se refont de la même manière qu’elles se font, c’est-à-dire que le concours des trois branches du pouvoir législatif est tout aussi nécessaire pour ressusciter une loi morte ou pour la tirer de l’état léthargique de la suspension, qu’il est indispensable pour la constituer. S’il en était autrement, si le pouvoir exécutif était autorisé à remettre en vigueur, de sa propre autorité, une loi abrogée ou seulement suspendue, il exercerait par cela même à lui seul le pouvoir législatif, puisqu’il pourrait substituer un régime à un autre. Ce ne serait plus le pouvoir exécutif qui serait aux ordres de la loi, ce serait la loi qui serait à la disposition du pouvoir exécutif.
Les mesures adoptées par le sénat n’atteignent donc point le but qu’il s’est proposé, puisque le but ne conserve qu’une existence nominale ; que le gouvernement reste seul appréciateur des circonstances, qui peuvent l’engager à la laisser sans effet ou à lui rendre sa vigueur. Je ne saurais, pour ma part, acquiescer à une semblable autorisation, parce que tout ce qui concerne la force obligatoire des lois est nécessairement de la compétence du pouvoir législatif : c’est tellement vrai, que, d’après l’article 67 de la constitution, le Roi ne peut jamais suspendre les lois ni dispenser de leur exécution. Ce que la constitution a défendu en thèse générale, irez-vous le permettre pour un cas spécial ? Car, messieurs, remarquez-le bien, en autorisant le gouvernement à substituer un régime à un autre, vous lui donnez virtuellement la faculté de suspendre, par une simple ordonnance, la loi qui permet l’exportation et qui est la loi commune, pour la remplacer par une loi prohibitive, qui est exceptionnel de sa nature. En vous engageant dans cette fausse route, vous risquez de compromettre la garantie stipulée contre le pouvoir dans l’article 67 de la constitution ; car l’antécédent que vous poserez dans cette occasion, on ne manquera pas de l’invoquer dans d’autres circonstances, et de cas particulier en cas particulier, on rendra presque sans effet la disposition que je viens de rappeler.
On nous a reproché d’élever une difficulté sur un paralogisme. Où trouverez-vous, demande-t-on, une illégalité, s’il était dit : « L’interdiction d’exporter les armes est levée jusqu’à ce que le gouvernement juge que la loi prohibitive devra être rétablie dans l’intérêt de l’Etat » ?
Ce n’est là que résoudre la question par la question : la difficulté n’est pas de savoir si on peut déterminer la durée d’une loi, mais si on peut laisser le ministère maître de cette durée, et s’il nous est loisible, le laissant juge absolu des circonstances, de l’autoriser à faire cesser une loi de libre exportation, pour rendre vie et force à une loi de prohibition. On aura beau retourner le projet de toute manière, on aura beau argumenter par des comparaisons, il restera toujours clair qu’il confère au gouvernement le droit de substituer un régime à un autre, et que sous ce rapport il sera, quant à ce, autorisé à exercer seul le pouvoir législatif ; car au pouvoir législatif seul il appartient de remplacer une loi par une autre, et lui seul peut avoir le droit d’apprécier les circonstances qui peuvent commander la nécessité de ce changement.
On vous parlera peut-être encore de la responsabilité ministérielle. J’estime très haut cette garantie ; mais, à mon avis, il faut le moins possible y exposer les agents du gouvernement, parce qu’en cette matière le mal est toujours consommé quand on a recours au remède.
Ne pensez pas cependant, messieurs, que j’aille jusqu’à prétendre qu’on ne puisse jamais laisser une certaine latitude au pouvoir exécutif ; non, la constitution lui a fait sa part trop petite, pour que je veuille la restreindre encore. J’admets que nous pouvons autoriser le ministère à prendre telles ou telles mesures, à exécuter une loi d’après les circonstances et suivant les besoins de l’Etat ; mais, à cet égard, il ne faut point perdre de vue une distinction importante, distinction qui, selon moi, domine toute la discussion actuelle.
L’usage de la faculté accordée ne donne-t-il au Roi aucune autre prérogative que celles que lui confère la constitution, alors il ne fait qu’exécuter la loi ; mais si de l’exécution de la loi doit résulter une nouvelle prérogative pour la couronne ou un complément quelconque sur un des trois grands pouvoirs, l’autorisation alors est marquée au coin de l’illégalité.
Il faut éclaircir ceci par un exemple : le code civil défend le mariage entre beaux-frères et belles-sœurs ; mais un décret du congrès autorise le chef de l’Etat à lever cette interdiction. Lorsque le Roi, en exécution de ce traité, accorde des dispenses, il ne faut qu’user d’une autorisation légale, il exécute la loi ; mais il n’en est pas de même dans le projet proposé : en lui accordant la faculté de faire cesser une loi, et de rendre vie et force à des dispositions abrogées, soit que vous les considériez comme suspendues ou momentanément abrogées, vous donnez une prérogative nouvelle au gouvernement ; vous lui conférez, relativement à cet objet, tout le pouvoir législatif.
Cette observation répond d’avance aux arguments déduits de l’article 78 ; car la loi qui fait en ce moment l’objet de la discussion n’est point portée en vertu de la constitution ; sa disposition finale, au contraire, est en opposition formelle avec les principes consacrés par la constitution, puisque par l’exécution on délègue au pouvoir exécutif la faculté de changer le système de la législation au sujet de l’exportation des armes.
On objecte encore qu’il peut être urgent de prendre des mesures instantanées, et qu’en l’absence des chambres, il pourrait y avoir danger à différer la prohibition des armes ; que partout il y a nécessité d’autoriser le Roi à rétablir la loi prohibitive. A cela une réponse facile se présente d’elle-même, je la trouve dans ce qui nous a été dit par un membre du ministère. Il y a, nous a-t-il dit, il y a deux cent mille fusils à la disposition du gouvernement. S’il en est ainsi, en voilà plus qu’il n’en faut pour la défense de l’Etat. Voilà plus d’armes que vous n’avez d’hommes pour les porter. Si vous avez besoin d’augmenter vos forces, il faudra bien que vous assembliez la législature pour obtenir une loi à cet effet, et alors rien ne s’opposera à ce que vous nous proposiez une loi pour rétablir une loi prohibitive.
D’après ces considérations, je ne pourra voter en faveur du projet, s’il n’est amendé.
M. Milcamps. - Messieurs, pour bien comprendre l’objet en discussion, l’on ne doit pas perdre de vue que le tarif annexé à l’arrêté du 7 novembre 1830 prohibe à la sortie l’exportation des munitions et armes de guerre. Il faut, en outre, avoir sous les yeux, et les comparer, le projet du gouvernement adopté par la chambre et le projet amendé par le sénat, tendant tous deux à lever la prohibition seulement en ce qui concerne les armes de luxe et de guerre.
Après avoir examiné ces deux projets, je n’y ai vu de différence que dans les termes. Sur le fond je les ai trouvés d’accord.
L’article premier du projet primitif, qui excepte de la prohibition à la sortie l’exportation des armes de luxe et de guerre, déroge expressément à l’arrêté du 7 novembre 1830, tandis que l’article unique du projet amendé suspend, en ce qui concerne les mêmes objets, l’arrêté du 7 novembre.
Mais si la dérogation et la suspension portent sur les mêmes objets, c’est statuer que la loi ne sera plus observée dans les points qui sont l’objet de la dérogation ou de la suspension.
Mais ce n’est pas là la difficulté. S’il y en a, ce que je ne pense pas, c’est relativement à l’article 2 du projet primitif.
L’article 2 autorise le Roi à rétablir la prohibition sur les armes de luxe et de guerre, si les circonstances venaient à l’exiger. Mais, a-t-on dit, il n’appartient qu’au pouvoir législatif de prononcer cette prohibition. Ainsi présentée, l’objection est fondée. Mais qu’on y réfléchisse bien. Ce n’est pas là la question. La question est de savoir si le pouvoir législatif peut autoriser le Roi à rétablir la prohibition. J’ignore l’opinion du sénat ; mais il paraît avoir eu quelque scrupule sur la constitutionnalité du projet du gouvernement, et, pour s’en débarrasser, il a dit : Suspendons l’arrêté du 7 novembre 1830, qui prohibe à la sortie l’exportation de ces espèces d’armes, et autorisons le Roi à lever cette suspension, et à rétablir la prohibition ; par là nous éloignons sans doute l’inconstitutionnalité du projet.
Evidemment, messieurs, le scrupule du sénat reposait sur une erreur de principes.
En principe, le pouvoir législatif peut abolir une loi, y déroger ou en suspendre l’exécution. Je ne rappelle ces règles, messieurs, que pour l’ordre de mes idées.
En principe encore, le pouvoir législatif peut autoriser le Roi à faire telle ou telle chose déterminée. Si le Roi fait ce à quoi il est autorisé, il exécute la loi. Donc s’il venait à rétablir la prohibition, il n’exercerait pas un droit inhérent à la prérogative royale, un attribut propre du pouvoir exécutif ; mais il ferait un acte pour lequel le pouvoir souverain lui aurait conféré une autorisation spéciale. Or, on ne peut douter que le pouvoir souverain ne puisse autoriser le pouvoir exécutif à prendre une mesure de sûreté déterminée.
Ainsi il n’existe aucune inconstitutionnalité dans le projet primitif, pas plus que dans le projet amendé.
Ainsi quel est maintenant celui des deux projets qui doit avoir la préférence ? Mais nous n’avons plus le choix.
Si je considérais en soi les deux projets, et si nous avions encore le choix, j’adopterais de préférence le projet du gouvernement, dont la rédaction est plus claire, plus conforme au style simple des lois. Mais lorsque je considère que le projet amendé par le sénat atteint le même but, celui de favoriser le commerce d’armes ; lorsque je considère que le rejet de ce projet va tenir encore longtemps en état de souffrance une branche importante de notre industrie, je ne puis balancer à donner un vote favorable au projet amendé par le sénat.
M. Van Innis examine la question de constitutionnalité. Il trouve que le projet n’est point inconstitutionnel, et conclut à son adoption.
M. Barthélemy. - J’ai l’honneur de proposer, pour concilier toutes les opinions : « L’arrêté du 6 novembre 1830 est révoqué. »
- Plusieurs membres. - Non ! non ! Aux voix !
M. le président. - Je ferai remarquer à M. Barthélemy qu’il s’agit ici du projet du sénat.
M. Barthélemy. - Eh bien ! je fais un contre-projet… (Interruption. Aux voix !) Je veux seulement soumettre à l’assemblée une considération tirée de la loi de 1822, qui tranche toutes les difficultés. Il y est dit : « Les armes ne peuvent sortir sans la permission du gouvernement. » Or, cette loi n’étant pas abrogée, le gouvernement, après la révocation de l’arrêté, pourra accorder la permission de sortie pour les armes, et ensuite le refuser, si les circonstances l’exigent.
M. Fallon, après de longs développements, demande la division du projet, attendu que, tout en rejetant la seconde partie, il désire hâter pour la première un assentiment qu’il partagerait ; ainsi, dit-il, en attendant que les débats soient terminés sur la seconde partie, l’industrie pourra profiter d’une mesure dont l’urgence est reconnue.
- On demande de toutes parts à aller aux voix.
M. H. de Brouckere. - J’avais l’intention de répondre quelques mots à M. Barthélemy ; mais comme l’assemblée me paraît impatience d’aller aux voix, je renonce à la parole.
M. le président. - Je ferai remarquer, d’ailleurs, que ce que propose M. Barthelemy est un projet de loi nouveau qui devrait être renvoyé aux sections.
- On demande le renvoi à demain.
La séance est levée à 4 heures.