Destrée Jules, Olivier, Charles socialiste
né en 1863 à Marcinelle décédé en 1936 à Bruxelles
Ministre (sciences et arts) entre 1919 et 1921 Représentant 1894-1936 , élu par l'arrondissement de Charleroi(Extrait du Journal de Charleroi, du 4 janvier 1936)
Le Pays Noir, la Wallonie, la Belgique intellectuelle, le Socialisme sont en deuil
Jules Destrée qui honora notre pays par sa merveilleuse intelligence et son inépuisable bonté est mort doucement, à Bruxelles, dans la nuit de jeudi à vendredi
Sa carrière
Jules-Olivier-Charles-Auguste-Jean-Joseph Destrée, fils de Olivier Joseph Destrée et de Clémentine Jeanne Defontaine, était né à Marcinelle, le 21 aout 1863.
Son père, ingénieur sorti de l'Université de Liége, avait d'abord été occupé aux Usines de Marcinelle et Couillet, aujourd'hui appelées Usines Métallurgiques du Hainaut ; puis il entra au Collège de Charleroi où il enseignait les sciences naturelles.
Le père Destrée était lié d'amitié avec le père de Paul et Albert Pastur, qui lui aussi avait été occupé aux Usines de Couillet.
Paul Pastur et Jules Destrée étaient à peu près du même âge ; leurs parents respectifs étant amis, ceux qui devaient devenir les leaders de la Fédération Socialiste de Charleroi, après l'avoir fondée, passèrent ensemble une bonne leur enfance.
Le petit Jules et le petit Paul mêlèrent souvent leurs jeux dans le grand jardin de la Vieille Place de Marcinelle qui entourait la maison de la famille Pastur.
Les études moyennes bientôt séparèrent les amis d'enfance. Tandis que Paul Pastur, issu d'une vieille famille catholique était confié aux Jésuites, Jules Destrée entrait, lui, au Collège communal, actuellement l'Athénée de Charleroi.
Les études
Dès sa plus tendre enfance, Jules Destrée montrait un goût prononcé pour l’étude et ses étonnantes facultés d'apprendre et de retenir, s'imposèrent à l'attention de ses professeurs, pour qui sa facilité d'assimilation des matières était un constant sujet d'émerveillement.
Faut-il s'étonner, dès lors, qu'à vingt ans exactement, après de brillantes études à l'Université de Bruxelles, il y était reçu docteur en droit ?
C’était en 1883.
Quelques années plus tard, Jules Destrée allait devenir un nom populaire dans toutes les couches de la société, non seulement dans son Pays Noir, mais en Belgique et à l'étranger.
Avocat et juriste, orateur et polémiste, journaliste, critique d'art, artiste, homme politique, sociologue, ministre, Jules Destrée allait s'affirmer partout et en tous les domaines, un Maitre, dans toute l'acception du terme.
La Bonté domine tous ses actes
Ses talents si divers, si égaux et si profonds, allaient susciter l'admiration respectueuse des foules. Car, c'est, croyons-nous, une des caractéristiques de Jules Destrée qu'au cours de sa longue existence, si bien remplie, il ne s'attira aucune haine. Rencontra-t-il seulement de l'inimitié ? C’eût été en tous cas très injuste, ce nous semble, car Jules Destrée fut la Bonté personnifiée.
Qu'on relise ses livres ou ses discours, ses dissertations sur l'Art ou ses émouvants plaidoyers à la Chambre, en faveur du relèvement des conditions de vie de la classe ouvrière et de tous les opprimés ; de tout se dégagent, tel un parfum pénétrant, des accents de Bonté et un profond amour de la Justice.
Toutes ses actions, toute sa vie, furent dominées par cet impérieux désir d'équité envers tous. Et peut-être est-ce ce sentiment inné chez Destrée, qui le poussa à venir au socialisme à une époque où les travailleurs étaient traités en esclaves par leurs employeurs et par l'Etat, bien plus que 'la conviction que le régime capitaliste devait disparaître.
Destrée fut surtout un socialiste sentimental.
Ses débuts
Dès sa sortie de l'Université, Jules Destrée se passionne pour le Droit, les Arts, les Lettres. Il fréquente beaucoup Maître Edmond Picard et finit par devenir son stagiaire.
Ainsi, les noms de trois des plus brillants avocats de Belgique se trouvent réunis. Edmond Picard avait été, en effet, stagiaire de Jules Lejeune.
Jules Destrée est dans le même temps fort mêlé aux événements littéraires. Il est, naturellement très sympathique aux idées nouvelles que propagent les ardents dirigeants de la « Jeune Belgique. » A leur tête, Max Waller, menait le bon et nécessaire combat contre le conservatisme traditionnel et routinier des Lettres.
Avec son frère Olivier-Georges, Jules Destrée fut parmi les plus déterminés zélateurs de ce mouvement littéraire d'avant-garde, tout comme il prit une part active dans tous les groupements artistiques importants de l'époque. Mais cette époque où les intellectuels veulent s'affranchir du joug de la tradition est aussi celle où la classe ouvrière qui vit dans une misère atroce prend conscience de son martyre immérité.
Le peuple est privé de droits et il commence percevoir qu'il est traité injustement.
Le système électoral surtout est fort combattu. Des interventions à la Chambre en faveur d'une réforme électorale ne sont pas prises en considération par le gouvernement.
Dans la mêlée
C’est alors, qu'au-dessus des partis les partisans d'une réforme électorale constituèrent une « Ligue Nationale pour la réforme électorale. »
Son comité, constitué en juillet 1882, se composait notamment de César de Paepe, Désiréé Brismé, Eugène Steens et Jules Destrée, ce dernier, délégué du Cercle des Etudiants Progressistes.
Ce n'est pas ici le moment d'évoquer la tâche accomplie par cette Ligue, ni celle des organisations ouvrières naissantes, en faveur de l'octroi du Suffrage Universel. On sait que cette idéologie mit un certain temps avant de se réaliser. Mais le fait même qu’à l'éclosion de leur mouvement les travailleurs réclamèrent davantage le droit de vote que celui du pain dont ils étaient cependant sevrés, ne prouve-t-il pas que les travailleurs ne sont pas si peu dépourvus d'idéal que certains s'accordent pour le dire ?
Au Barreau, le jeune avocat se fait remarquer par sa fougue oratoire, sa dialectique subtile. Au contact des Maîtres, il discipline ses dons naturels. Il plaide avec succès dans des procès fameux, tel celui d’Oscar Faneur et, plus tard, il se trouve au banc des défenseurs des accusés du Grand Complot. Ces procès de l'intransigeance soulevèrent sa réprobation. Il se sent enclin témoigner une sympathie agissante envers les accusés qui symbolisent la persécution dont sont victimes les éveilleurs du Peuple.
Mais pour l’heure, Jules Destrée est encore embrigadé dans le parti libéral qui traverse une crise fort aiguë.
Les élections de juin 1884 ont été pour ce dernier un désastre. Le ministère libéral a été renversé. Or, comme un malheur ne vient jamais seul, une nouvelle scission s'est produite au sein de l'Association Libérale de Bruxelles. Et, ce qui est pis est, elle a sa répercussion en province. La vieille question de la réforme électorale est surtout cause du désaccord.
Paul Janson avait juré d'abattre « la pierre vermoulue » c'est-à-dire, l'article 47 de la Constitution, concernant le régime censitaire, que les vieux libéraux voulaient maintenir, craignant de faire un « saut dans les ténèbres », selon l'expression de M. Frère-Orban.
C'est alors qu'un grand effort est tenté pour constituer un parti progressiste ayant son programme propre, ses cadres, son organisation.
Un congrès fut convoqué dans ce but à Bruxelles, les 29 et 30 mai 1887, à l'initiative de Paul Janson, président du comité organisateur.
Parmi la délégation de Charleroi, on remarquait : Léopold Fagnart, Jules des Essarts et Jules Destrée, trois hommes qui devaient entrer plus tard au parti socialiste.
Sa venue au socialisme
Jules Destrée, a écrit Richard Dupierreux, est au premier regard un artiste. « Qu'on nous comprenne cependant : nous ne voulons point dire qu'il le fut un moment de sa vie et qu'il devint plus tard tout autre. Une vie d'homme ne se démontre point, ses synthèses ne souffrent l'analyse que pour autant qu'elles soient momentanées et qu'on s'entende bien sur sa valeur conventionnelle. Celui-ci fut artiste, à tout instant, et plus encore peut-être quand II devint un homme d'action. « Elever le Peuple vers la Beauté, aller au Peuple avec de la Beauté, c'est faire pénétrer en lui, croit-il, les nécessaires effluves de la bonté fraternelle Tel est son idéal. Ce souci d'art a comme gravé sa vie et sa généreuse activité le sanctifie. »
C'est ainsi que sa fière devise « L'Art pour l'Art » va se transformer en celle plus humaine de « L'Art pour tous et par tous. »
Comment ce miracle a-t-il pu s'accomplir ? dit encore son biographe. Par la vie et par les livres.
« Entre 1884 et 1889, le pays hennuyer est travaillé de grands malaises : les conflits économiques s'exaspèrent en revendications sociales ; les usines flambantes éclairent les soirs d’émeute. Au début, Jules Destrée et son frère parcourent le Borinage intéressés plutôt qu'émus par la Beauté plastique de la misère du peuple ; d'une éminence, ils admirent les gazogènes embrasés dans la nuit. Ils invitent les amis à contempler les aspects étranges de ces jours de grèves et, rentrés chez eux, ils n'y songent plus et fument d'exquises cigarettes égyptiennes en causant de Verlaine.
« Les conflits consécutifs à ces désordres, cependant, animent la vie judiciaire d'une fermentation d'intérêt inattendu : le jeune avocat, qui languissait dans les menues affaires, s'intéresse à ces procès dans lesquels sont pantelantes tant d'obscures misères. Sa plaidoirie pour Oscar Falleur aux Assises de Mons fait battre contre son cœur le cœur vigoureux et souffrant de la foule. Il sent en lui des germinations de pensées fraternelles.
« En 1889, elles vont éclore. La « grève noire » jette au banc des accusés une lamentable tourbe d'affamés, d'hallucinés, enfants de moins de 20 ans, vieillards de plus de 70 ans, que dix-sept avocats, dont il est, sont appelés à défendre.. Cette heure fut décisive ; elle illumine Jules Destrée d'une puissante flamme de pitié et l'altéra d'une grande soif d'amour social, en même temps qu'elle lui fit voir, planant haut par-dessus les petitesses des chicanes quotidiennes, la no lesse d'une profession longtemps méprisée, mais en laquelle maintenant il sentait s'exprimer le désintéressement héroïque du Paladin ! »
La création de la Fédération Démocratique de Charleroi
Jules Destrée, avons-nous dit plus avant, fut d’abord progressiste. Après sa sortie de l'Université, il était revenu habiter sa chère commune de Marcinelle.
Le Parti Ouvrier, fondé en 1886, apparaissait surtout comme dirigé par des Bruxellois. II avait beaucoup d'adeptes dans le Centre. Mais dans le Bassin de Charleroi, les mineurs et les verriers, qui furent les premiers ouvriers qui s'organisèrent, étaient groupés au sein des associations des Chevaliers du Travail.
A l'Association Libérale, on l'a vu aussi, les éléments progressistes avaient manifesté le désir de rompre avec les doctrinaires.
Bref, à toutes ces aspirations épa ses, il fallait un centre, un monde d'expansion.
C’est alors que Jules des Essarts, Jean Caeluwaert, Paul Pastur et Jules Destrée fondèrent la Fédération Démocratique de Charleroi.
Son programme différait si peu de celui du Parti Ouvrier, que plus tard, la fusion se fit entre les deux organismes.
La nouvelle organisation correspondait si bien aux nécessités du moment que son succès fut immédiat et considérable.
Léopold Fagnart, député libéral de l'arrondissement y adhéra. Des groupes se constituèrent un peu partout et lors de la première consultation électorale qui suivit, le 14 octobre 1894, huit socialistes furent élus sur la liste de la Fédération Démocratique de Charleroi. C' étaient, rappelons-le, Caeluwaert, Cavrot, Destrée, Fagnart, Furnémont, Lambillotte, Léonard et Vandervelde.
Dans le pays, les socialistes eurent vingt-huit élus. Anseele et Vandervelde sont les seuls élus de cette première fournée qui sont toujours à la Chambre. Louis Bertrand et Jules Mansart sont les deux autres survivants du premier groupe des élus socialistes.
Ce que fut cette bataille électorale, Jules Destrée le raconta en détails, d'une plume alerte, dans une brochure qui eut son temps de succès : »Une campagne socialiste au Pays Noir. »
Le Député
On se doute bien qu'il ne nous est guère possible, en ces moments où nous apprenons le décès du porte-drapeau de notre Fédération Socialiste de Charleroi de retracer sa vie parlementaire. D'abord nos pensées ne nous le permettraient pas. Jules Destrée, pour le Journal de Charleroi> était un ami. II y collabora longtemps avec assiduité. Plus tard, quand l'âge vint et aussi des taches importantes qui lui furent confiées, ses articles se firent plus espacés. Mais toujours notre camarade resta en excellents termes avec l'organe de son défunt compagnon de luttes, l'infortuné Marcellus.
En ce jour où la mort nous ravit Destrée, nous ne cessons de penser avec reconnaissance à la somme de dévouement offerte par ce fils de la bourgeoisie aux opprimés en pur désintéressement.
Car il est bon de dire, de répéter, que des hommes comme Destrée, comme Pastur, Vandervelde ou Brunet, par exemple, issus de la bourgeoisie et venus à la classe ouvrière, en des temps où le parti ouvrier n'était rien, où ses militants étaient traqués et chassés à coups de pierre, n’ont pas seulement fait preuve de courage, d'idéalisme, mais encore de désintéressement. Ces hommes, que nos adversaires nous jalousent, auraient été adulés, comblés d'honneur et de richesses s'ils étaient restés au service de la classe où ils sont nés.
Certes, il est sorti des rangs des travailleurs des propagandistes admirables qui mirent toutes leurs forces, leur vie, au service de leurs compagnons de misère et qui créèrent des œuvres audacieuses et bienfaisantes, réalisèrent, enfin, de vrais prodiges.
Mais nous persistons à croire que le parti ne serait pas ce qu'il est si des intellectuels de valeur, qui étaient en même temps des orateurs de talent, ne lui avaient apporté leur concours spontané, complet, généreux.
Jules Destrée fut l'un de ces hommes, du début de sa vie politique à sa mort.
De le savoir disparu à jamais, nous avons le cœur navré.
Elle s'est tue pour toujours la voix éloquente de notre grand député, qui traduisit, si justement, si véhémentement parfois, mais avec courtoisie toujours, les aspirations de ses mandants. Comment donc résumer ses centaines de discours, d'interpellations ou d'interventions au Palais de la Nation, en faveur du suffrage universel, des lois sur la milice, sur la durée du travail dans les mines, les lois de protection des travailleurs, les pensions de vieillesse, l'obligation scolaire, la bienfaisance publique, la protection
des sites, des artistes, des œuvres d'art, les lois sur l'emploi des langues, l'Université flamande, les loyers, les dommages de guerre, la restauration des régions dévastées, etc., etc. ?
La seule énumération des sujets d'interventions parlementaires de Destrée exigerait plusieurs colonnes et peut-être des pages de ce journal ; encore, risquerait-on de faire œuvre incomplète.
II suffisait qu'une cause lui paraisse équitable pour que Destrée s'en fit le fougueux défenseur.
Son souci constant de Beauté lui fit prononcer au Palais de la Nation des discours comme on n’en n'entend plus de nos jours.
On le vit réclamer « au ministre des finances « des monnaies d'un caractère esthétique plus élevé, moins banales et moins veules, et un effort pour égaler les admirables médailles antiques ; au ministre des chemins de fer, des gares de style moderne, décorées par nos artistes, des wagons où le confort s'égayerait d'un souci de beauté, des timbres moins plats ; au ministre de l'agriculture, le respect, le long des routes nationales des vénérables arbres dont les frondaisons ont, pour les passants pauvres, les charmes que cultivent les riches dans leurs parcs et leur domaines ; au ministre de l'industrie et du travail, une réorganisation de l'enseignement professionnel des industries d'art, par les musées, les écoles et les ateliers ; au ministre de l'instruction publique, une plus vive et plus éclairée sollicitude pour les lettres belges. »
Le Socialiste
« Le socialisme évolutionniste de Jules Destrée, écrit Richard Dupierreux, est en somme, moins économique qu'industriel.
II croit que l'appropriation des valeurs actuelles au profit des valeurs nouvelles se réalisera avant tout par la transformation des conceptions fondamentales de la conscience collective, le droit, la science, la morale, l'art. Elever l peuple vers la Beauté. faire pénétrer en lui les nécessaires effluves de bonté fraternelle. »
Nous pouvons souscrire à cette opinion.
« Des joies et des douleurs d'autrui, déclare-toi solidaire », avait écrit Jules Destrée qui, par ses actes, montra l’exemple.
Les souffrances du prolétariat, des habitants des taudis, des parias de ce monde enfin, nul mieux que lui, ne les perçoit et son âme en est chavirée.
Au Barreau, à la Chambre, dans les réunions publiques, ou dans des articles pleins de verve mordante, il porte et amplifie les plaintes, les rancœurs des déshérités.
La société actuelle l’écœure. Ses tares, ses vices, ses iniquités, le révoltent. Il rêve d'un régime social où les hommes vivraient dans une entente parfaite et cordiale, où la justice ne serait pas un leurre ; dans laquelle enfin, tous les membres seraient solidaires et aussi unis que dans une vie modèle.
Pour y arriver, il ne négligera ni effort, ni peine, ni tourments.
En accord, toujours, avec la Fédération Socialiste de Charleroi, mais en désaccord parfois avec des éléments - que l'on a convenu d'appeler « éléments avancés » - il prendra des initiatives où il se fera le champion d'idées nouvelles qui lui vaudront par la suite des critiques acerbes.
Nous songeons, par exemple, aux ardents efforts de Jules Destrée en vue de la paix scolaire.
Ses idées, à ce propos, étaient excellentes ; elles tendaient à ramener un calme nécessaire dans le pays entre des citoyens qui se disputaient la clientèle écolière.
Malheureusement, Jules Destrée, esprit foncièrement droit, incapable de dissimulation, avait affaire à des adversaires affligés exactement des défauts opposés.
De sorte qu'il fut dupe de ses généreuses intentions.
Pour rester juste, ajoutons que Destrée n'est pas le seul dont la bonne foi fut surprise. C'est d'ailleurs le lot ordinaire des honnêtes gens qui commercent avec des individus qui en sont complètement dépourvus.
L'Orateur
Ne paraîtra-t-il pas un peu puéril d’évoquer la figure de Jules Destrée, orateur, dans le Journal de Charleroi dont la plupart des lecteurs, les anciens surtout, ont entendu sa voix grave et chaude, éloquente, qui enveloppe et ensorcelle.
Pourtant, « jamais il ne cesse d'être clair et logique malgré qu'il semble entraîné par le torrent des mots, a dit François André.
« Les images se succèdent pleines de forces ou de fraîcheur, la phrase est souple et caressante ou violente et teintée et la lumière se fait dans les esprits et dans les cœurs.
« Dans ses bons jours, Jules Destrée est un improvisateur imparable, c'est plus que personne que je connaisse, l'orateur.
« Il en a la clarté et la fougue, il en a le marque tourmenté, il en a les gestes d'orage et de grand vent, il en a l'âme ardente.
« Jamais ce que dit Jules Destrée ne laisse indifférent ; intérieurement, on l'approuve ou on le combat mais avec lui le débat s'élève et l'atmosphère se purifie. »
Le Propagandiste
Propagandiste, Jules Destrée le fut, admirable par la parole et la plume.
Un meeting ou une conférence avec Destrée étaient assurés d'avance du succès.
La foule y arrivait enthousiaste acclamant « le brillant causeur, le prestigieux orateur, le bel artiste » qu'était notre ami.
Il possédait le don étonnant de faire comprendre les problèmes les plus compliqués à des auditeurs peu instruits. Qu'il traitât des accidents du travail ou de l'influence de l'école flamande ou italienne dans la peinture, Jules Destrée savait se mettre à la portée de ses auditeurs.
Mais c’est dans les réunions ouvrières ou électorales, il y a vingt ou trente ans, à l'époque de sa maturité qu'Il aurait fallu le voir, le masque tourmenté, la voix puissante, la crinière hérissée, attaquer la société marâtre, dénoncer ses abjections, puis, soudain rassénéré, les yeux brillants, le geste large et enthousiaste, il se mettait à évoquer le régime socialiste de demain. Aux idées surannées et conservatrices, il opposait la doctrine nouvelle à ses auditeurs suspendus à ses lèvres, captivés par le charme magique de sa parole.
A la Fédération Socialiste de Charleroi, où il se fit plus rare, ces dernières années, ses interventions étaient toujours écoutées avec respect, puis approuvées ; l'annonce que Destrée assisterait à une séance, faisait affluer les délégués.
Si le Pays Noir est une région rouge et si elle l'est depuis si longtemps, ce n’est être injuste envers personne que d'affirmer qu'on le doit, pour une très grande part, à Jules Destrée. Aussi quoi d'étonnant que les anciens du parti, les vieux braves ouvriers mineurs ou métallurgistes de notre région aient voué un véritable culte de reconnaissance et d'admiration à l'un des premiers éveilleurs des consciences prolétariennes de notre pays minier ?
Un vieux camarade, disparu, lui aussi, disait, un jour à propos de Destrée :
« - Il aurait fallu le connaître au temps de sa jeunesse. Y n'aveut personne àl battre ! »
Entendez par là qu'aucun adversaire n'aurait pu sortir d'une joute oratoire avec Destrée.
Le Wallon
Jules Destrée fut un régionaliste décidé. Dans une conférence au jeune barreau d'Anvers en 1906, il exprime cette idée que « les Wallons ont une âme à eux, apparentée l'âme gauloise comme l'âme flamande l’est à la Germanie, l'âme belge n'étant qu'une aimable fantaisie pour littérateurs. »
Destrée fut de ceux q ni dénoncèrent les premiers le péril flamingant et le combattirent. Il fut des créateurs du mouvement wallon avant guerre et le premier secrétaire de l'Assemblée Wallonne.
Après la guerre encore, il défendit vaillamment sa chère Wallonie, par la plume, la parole.
Après les regrettables capitulations devant les revendications flamingantes des ministères Delacroix, Carton de Wiart et Theunis, après les étapes victorieuses du flamingantisme, il écrit ces lignes dont la justesse se vérifie aujourd'hui :
« Dès à présent, la Flandre est plus peuplée que la Wallonie et comme la natalité y est plus forte, il est mathématiquement certain qu'avant vingt ans, les Flamands auront en Belgique la majorité parlementaire et seront maîtres du gouvernement. Et comme il n'y a aucune de croire que les Flamands seront plus modérés, il n'y a aucune raison d'espérer que le sort des Wallons deviendra plus doux. »
En 1930, le contrat conclu entre les deux peuples n'existera plus qu'en ces termes : les contre-valeurs qui en forment la base seront renversées et bien des gens craignent que l'anniversaire de l'indépendance nationale ne marque le commencement d'une dépendance intérieure pourrait troubler singulièrement le pays. »
Destrée était fortement attaché à son pays natal. Dans sa conférence sur la Patrie, il chante les beautés du pays qui l'a vu naître, où s'est écoulée son enfance. Il décrit la poésie farouche du travail titanesque des rudes hommes de sa région. Sa lettre au Roi avant guerre traduit elle aussi son profond attachement au Pays Noir en même temps qu'elle expose avec clarté et une prescience des événements futurs, le conflit wallon-flamand.
La Lettre au Roi ne tendait rien moins qu'à demander la séparation administrative entre la Flandre et la Wallonie. « II voulait que chacune des deux fractions du pays fût traitée sur un pied d'égalité. »
L'idéal de Destrée est celui pour lequel luttent aujourd’hui encore tous les Wallons.
Pendant la guerre
Le souvenir restera impérissable dans les cœurs socialistes. Nous aimons croire que le pays n'oubliera pas les services que notre ami lui rendit.
Pendant la guerre notamment son pays, Destrée allait le défendre à l'étranger, en Angleterre, en Italie.
Peu avant la chute d'Anvers, Destrée se trouvait à Anvers en même temps que le Roi, le Souverain l'apprit et le fit mander. Après avoir dit au Roi son admiration et sa reconnaissance pour ses attitudes du mois d'août 1914, Destrée ajouta :
« Je suis trop vieux pour prendre un fusil. Mais je puis parler, je puis écrire, plus ou moins bien selon les jours. Je n'ai que cela. Mais ce peu là, je vous l'apporte, t je vous le donne.
« Et, dit Destrée, qui raconta lui-même cette conversation, comme j'étais alors très ému des appréciations malveillantes qui avaient suivi mon départ de Charleroi, J'ajoutai : Faites-moi faire quelque chose, je vous en prie. Et si c'est très dangereux, tant mieux. Le roi me répondit en souriant : -Je n'ai pas d’aventure à vous proposer, monsieur Destrée. Mais puisque vous désirez servir le pays, allez à Londres. Vous y trouverez, parmi les réfugiés, un grand nombre de nos artistes dont vous vous êtes toujours préoccupé. Soutenez-les de votre mieux. Il ne faut pas que l'élite de notre pays disparaisse dans la tourmente. »
Jules Destrée partit donc pour l'Angleterre où il fit plus ample connaissance envers cette grande nation chevaleresque.
C'est par sa parole et sa plume éloquentes que Jules Destrée allait contribuer à la défense du pays.
L'influence qu'il acquit sur le peuple italien est à peine imaginable. On sait qu'au début de la grande guerre, l’Italie entendait rester neutre. Mais celui que les Italiens devaient plus tard le « l prince de la parole » vint, parcourut le pays, se dressant devant les foules subjuguées, en accusateur des massacreurs du kaiser, évoquant avec un lyrisme poignant le martyrologue du petit peuple belge, ses souffrances sous la domination, le stoïcisme des populations, l’héroïsme des soldats, et montrant enfin son pays, victime sanglante et torche vivante, éclairant la route de la Justice et du Droit.
En défendant la Belgique, injustement attaquée, Destrée défend la civilisation. Il n’est pas exagéré de dire que Destrée fut pour beaucoup dans la décision de l'Italie à se joindre aux Alliés.
Sa campagne d'Italie lui fournit l’occasion d'écrire treize volumes.
Après l'entrée en lice de l'Italie, Destrée continua dans ce pays, au front, ses tournées de conférences. « Nous n'avons pas seulement admiré l'œuvre de Destrée en Italie en faveur de son pays, écrivait un journaliste italien, mais nous l'avons apprécie comme ayant été d'une immense et puissante aide, de soutien moral pout notre propre armée ! »
A l'automne de 1917, il fut envoyé en Russie comme ministre plénipotentiair. Il n'hésita pas à recommander au gouvernement du Havre de reconnaître Lénine et Trotski, comme nouveaux maîtres de l'empire des tsars. II ne fut pas écouté. Mais seize ans plus tard, les maitres du pays s'apprêtent à suivre son avis.
De sa mission en Russie, Destrée revint avec un livre magnifique : « Les Fondeurs de Neige » qui contient une analyse pénétrante de l'âme du peuple russe.
Le Ministre
Jules Destrée entra au ministère des Sciences et des Arts le 9 décembre 1919 et il y resta jusqu'au 20 octobre 1921.
Notre Confrère Le Soir a écrit à propos de ce séjour à la rue de la Loi :
« Jules Destrée est le seul ministre des Sciences et des Arts que la Belgique a eu depuis son indépendance. »
Venant d'un journal qui fait profession de neutralité, l'hommage est significatif, et indique par lui-même l'œuvre accomplie par notre ami à la tête de son département.
Pour nous qui avons admiré sans réserve Jules Destrée, il nous semble qu'aucun éloge de son action ministérielle ne pourrait atteindre la vérité.
M. Emile Cambier, qui fut son collaborateur au ministère, a publié un livre vivant sur les réalisations, les réformes de Destrée en matière d'enseignement primaire, moyen, supérieur, son aide aux artistes, ses initiatives pour la protection des Lettres ou des Beaux-Arts.
Dans un numéro de l'Aurore, une revue socialiste aujourd'hui disparue, M. Cuvelier écrivait ;
« Le socialiste Destrée avait conçu la réorganisation de l’enseignement, de tous les enseignements, dans un sens nettement national.
« II voulait la réaliser avec le tact, avec la bonté, avec la mesure qu'on lui connaît, un passé de compétence indiscutable et de probité politique, il voulait la faire avec cette foi ardente, avec ce sens pratique, avec cette richesse d’imagination, avec cette érudition qui fait que Destrée, malgré le peu de temps qu’il a vécu aux Sciences et aux Arts, malgré l’impossibilité dans laquelle il s'est trouvé de par les circonstances d'achever son œuvre, ne sera jamais égalé au ministère de l'Instruction publique.
« Comparer ses innovations, ses réorganisations rentrant toujours dans un cadre parfait et répondant à des buts bien précis, à ce que les ministres qui l'ont suivi, le suivent, ou le suivront, ontftait, font, ou feront, c’est taxer immédiatement d'impuissance le règne de successeurs : c'est prouver que seul il était à sa place. »
A en juger par ce qui s'est passé et ce qui se passe aujourd'hui encore, dans l'ancien département de Destrée, Cambier avait bien raison !
Dans un article commentateur du livre de M. Cambier. Jules Destrée a dit lui-même ce que fut son action pendant son passage au ministère.
Lisons-le :
« Ce fut une période de grande activité, parce que, au lendemain de la guerre, mille questions nouvelles avaient surgi. La loi sur l'enseignement primaire, votée en 1914, n'avait pu être complètement appliquée et l'immense progrès qu'elle consacrait : l'obligation de l'instruction, était encore à réaliser dans les faits, de même que plusieurs de ses améliorations secondaires, comme, par exemple, l'inspection médicale D'autre part, la situation des instituteurs, réglée à la hâte en 1919, n'avait pas apporté, aux membres du personnel enseignant, des augmentations en rapport avec l'accroissement du prix de la vie. II fallut, d'urgence, y pourvoir. La loi de 1919 avait mis à la charge de l'Etat les traitements de l’enseignement communal et de l'enseignement libre, réforme importante concédée par les anticléricaux dans une noble pensée de concorde nationale. Je maintins le principe nouveau et m’efforçai de le justifier dans l’espoir d'établir la paix scolaire et de débarrasser notre politique intérieure de querelles qui l'avaient trop longtemps troublée ; et, parallèlement aux obligations de l'Etat, je réclamai le renforcement de ses droits, notamment par la réorganisation de l'inspection. Subside, soit, mais contrôle. C'était, me parut-il. le moyen de rendre durable la trêve des souffrances de la guerre.
« II fallait aussi, pour atteindre ce but, donner à notre enseignement primaire une valeur éducative qu'il n'avait pas suffisamment et fortifier dans nos enfants les notions morales que l'épreuve avait si ébranlée. Or, les catholiques n'avaient jamais admis que la morale pût être distincte de la religion et les anticléricaux entendaient, d'autre part, que la faculté de ne pas suivre les cours de religion fût scrupuleusement réservée sans préjudice pour l'écolier. Il fallut, entre ses opinions opposées, chercher des formules de conciliateur.
« L'éducation morale devait se compléter par une éducation esthétique et nationale. On essaya d'y pourvoir par l'institution de cours d'art et d'archéologie, par l'extension des excursions scolaires, par des visites de musées.
« Enfin, l'œuvre doit se continuer au delà de l'école. Des subsides ont été inscrits pour les œuvres postscolaires et une loi a réglé le développement des bibliothèque publiques.
« Inutile d'espérer améliorer l'instruction primaire l'on ne se soucie pas, d'abord, de la formation des instituteurs. L'importance de l’enseignement normal justifiait la création d'une direction générale qui eût à examiner la réforme des programmes et donner, notamment, des indications sur ce que devait être le quatrième degré, prévu par la loi de 1914, mais réalisé seulement dans quelques grandes villes.
« Pour l'enseignement moyen et l'enseignement supérieur, en dehors des besognes normales de l'administration, on chercha surtout à faciliter l'accès aux jeunes gens dont les parents étaient dénués de fortune. Une loi accrut les bourses en nombre et en chiffre ; une autre loi organisa les fonds communaux mieux doués.
« La situation des professeurs de ces deux enseignements fut améliorée. Un guide donnant tous les renseignements sur nos universités fut préparé pour être répandu à l'étranger en même temps que des négociations étaient poursuivies avec les nations alliées pour arriver à l'échange de professeurs et d'élèves.
« Je crois inutile de rappeler la spéciale attention accordée aux Beaux Arts et les efforts faits pour donner de la vie aux musées, protéger et encourager les artistes nationaux, accueillir les artistes étrangers. »
L'Ecrivain
Jules Destrée écrivait comme il parlait, c’est-à-dire, avec facilité. charme, éloquence, élégance et un grand souci de vérité.
II est l'auteur d'un grand nombre d’ouvrages de droit, de littérature, d'art, de sociologie, parmi lesquels nous citerons ses Lettres à Jeanne, les Chimères, Journal de Destrée qui est une sorte de parodie du journal des frères Goncourt, Paradoxes professionnels, Campagne électorale au Pays Noir, Les œuvres d'art dans les églises, Code du Travail (en collaboration avec Max Hallet), Art et Socilalisme, La loi sur les accidents du travail,, Le Socialisme et les Femmes, Le Socialisme en Belgique (en . collaboration avec Vandervelde), La doctrine collectiviste, Coopération et Socialisme, Imagerie japonaise, Henri De Graux, Odilon Redon, Sur quelques peintre de Toscane, Sur quelques peintres des Marches et de l’Ombrie, Le secret de Frédéric Marcinel, Quelques histoires de miséricorde, Sur quelques peintres de Sienne, Jules Destrée Anthologie, «Les arts anciens du Hainaut, L’Italie avant la guerre, L’Italie pendant la guerre, Figures italiennes d’aujourd’hui, Ville wallonnes, La Belgique et le Grand-Duché de Luxembourg, Les Fondeurs de Neige, Rogier Van den Weyden (de la Pasture), Le Maître de Flémalle, Le voyage en Calabre, Mons et les Montois, etc.
Quelques titres
Quelques titres dont notre ami était honoré d’une façon saisissante quelle était sa féconde activité :
Président de la commission belge de coopération intellectuelle, de l’Office belge des musées, de la Retraite des artistes, des Amis de l’Art wallon.
Membre de la Commission des musées royaux de Bruxelles, Membre de la Commission permanente de droit privé international. Membre de la Société royale d'Archéologie. Vice-président de l'Union belge pour l'unification du droit pénal. Membre de l’Association des écrivains belges. Vice-président de la Commission internationale de la coopération intellectuelle. Membre du Conseil de l'Institut international pour l'unification du droit privé. Membre du Conseiller d'administration de l'Institut international du cinéma éducateur. Membre du Conseil de direction de l'Institut international de coopération intellectuelle.
Président de l’Office international des Membre de l'Académie diplomatique internationale de Paris. , Vice-directeur de l'Académie royale de langue et de littérature française de Belgique.
Au barreau, Destrée occupait une très grande place. En novembre 1933, le Journal des Tribunaux ui a fait l'hommage d'un numéro spécial.
Destrée avait été successivement membre du Conseil de l'ordre des avocats de Charleroi et bâtonnier en 1907 et ancien président de la Fédération des Avocats belges de 1912 à 1919.
Ce que nous dit un ouvrier
Depuis quelques années, Destrée ne prenait plus une part aussi active aux luttes politiques. Aussi, les jeunes le connaissaient seulement de réputation. Mais les vieux, ceux qui ont vécu à ses côtés les dures batailles d'avant guerre, qui l'ont vu, tribun éloquent, se pencher fraternellement sur la misère du peuple qu'il appelait si ardemment à prendre conscience de son sort, ceux-là qui l'ont connu et admiré, ne savent comment exprimer leur affliction.
Un vieux camarade, Désiré Dubois, de Marcinelle, pensionné mineur qui, au cours de sa vie, en vit de toutes les couleurs à cause de ses opinions philosophiques et de son ardeur syndicale, a bien connu Destrée dont il d'ailleurs l'aîné.
Nous lui avons annoncé la pénible nouvelle et lui avons demandé de nous dire quelques mots de ce grand citoyen, car il était juste qu'à côté du voix des grands on entendît la voix des humbles qui doivent tant à l'illustre défunt.
« Destrée, nous dit Dubois, fut pour nous tous qui nous efforcions de créer des groupements ouvriers, un grand ami. II était simple, et nous mettait tout de suite à l'aise. Il nous encourageait sans cesse et savait, d'un mot, nous rendre l'espoir.
« Je pourrais vous parler pendant des heures de cet homme exceptionnellement doué qui mit son intelligence et son grand cœur au service de la cause des classes déshéritées.
« Des hommes comme Destrée, Pastur, Jules des Essarts, on fait un bien immense à la classe ouvrière de notre région qui doit en garder un souvenir reconnaissant. »
Ces simples mots d'un vieux militant obscur, traduisent éloquemment les sentiments qu’éprouvent tous les travailleurs pour Jules Destrée.
(Extrait du Journal de Charleroi, du 4 janvier 1936)
Il me souvient, disait Louis Piérard d'une conférence que Jules Destrée fit, il y a trente ans de cela, un dimanche matin, dans une Maison du Peuple de mon pays natal.
C'était à Wasmes, ce grand village pittoresque où Van Gogh prêcha le Christ aux mineurs, où Constantin Meunier trouva les motifs de quelques-uns de ses plus beaux paysages borains. Je crois bien qu'on inaugurait le drapeau d'une fanfare socialiste dont le répertoire, sans doute, ne dépassait guère alors le niveau des polkas pour piston et des fantaisies « brillantes », d'après les barbes les plus sinistres de « la grande opéra. »…
Il n'importe : Jules Destrée profita de l'occasion pour parler aux Borains frustes et doux, accourus pour l'entendre, sur ce thème inusité : « L'Art et le Peuple. » Il le fit avec des mots simpls et pleins de ferveur. Il avait, j'en suis sûr, totalement oublié cette conférence qui s'ajoute, dans une vie bien remplie, à des milliers d'autres. Mais moi, j'en ai gardé le souvenir comme d'un grand moment de mon adolescence. Je découvrais un homme qui n'était pas seulement un grand tribun, un orateur « formidable », comme devait dire plus tard Maurice Maeterlinck, mais un amant de la Beauté, qui n'entendait point conserver égoïstement, pour lui seul, les joies qu'elle dispense aux hommes.
« Si tu malheureux, désespéré et si rien dans le ciel ne répond pas ta prière, songe que les hommes te restent. Les meilleurs d'entre eux ont créé pour toi des statues, des livres et des chants. »
Ainsi s'exprime à peu près (je cite de mémoire) Georges Duhamel dans la Possession du monde ; que de fois, par avance, Jules Destrée n'a-t-il point paraphrasé cette parole consolatrice devant les humbles et les travailleurs !
Il est une chose que j'admire chez lui, par dessus tout : que dans une carrière multiforme, prodigieusement active, dans une existence d'admirable densité, il soit toujours demeuré fidèle à l'idéal de sa jeunesse, à la noble ambition d'être un écrivain.
J'imagine que le culte passionné de la Beauté n'a cessé d'être pour lui un réconfort, une consolation dans l’ingrate et orageuse carrière politique qui procure plus de rancœurs et d'amertumes que de satisfactions.
Il connaît tous les grands musées de l'Europe, il lit tout ce qui paraît d'intéressant. Il suit les expositions. Il ne manque aucune grande manifestation musicale ou théâtrale. C’est pourquoi cet homme politique, ce maître du Barreau, a consacré nombre de ses écrits, à des questions d'art. Parmi ses premiers livres, figurent cette étude sur quelques primitifs siennois qui fut illustrée par la compagne de sa vie, fille du maître-graveur Auguste Danse, d'autres essais sur les estampes japonaises ou Odilon Redon.
Après la guerre, il a publié son livre sur le maître de Flémalle et son monumental ouvrage sur Roger del Pasture, auquel il a travaillé pendant de longues années.
Mais l'artiste ne s'est point manifesté seulement dans ces ouvrages. Cette ardeur militante, cette vertu d’apostolat que nous avons vantées, se sont dépensées dans l'organisation de cette exposition d'art wallon de Charleroi, qui marque une grande date dans la connaissance des peintres et sculpteurs de la Belgique méridionale. Et comment oublier tant de séances de musique que sa femme, organisa dans son village de Marcinelle, par les auditeurs d'une université populaire ?
Enfin, il y eut le grand ministre des Sciences et Arts aux initiatives nombreuses et hardies. Et aujourd'hui encore, il y a le membre actif et très écouté de la Commission internationale de coopération intellectuelle. Ses amis, les écrivains et les écrivains et les artistes, lui doivent quelques fières chandelles…
(Extrait du Soir, du 4 janvier 1936)
Pendant la nuit de jeudi à vendredi, un peu avant une heure, est mort, sans souffrances, dans sa demeure de la rue des Minimes, où il a vécu ses dix dernières années, au milieu des livres, des tableaux, des œuvres d'art qui constituaient les souvenirs durables d'une longue existence, tout entière consacrée au service de l'esprit et de la beauté. Depuis deux ans il avait ressenti le progressif ralentissement d'une activité qui s'était dépensée sans compter. Mais il ne voulait point admettre que l'œuvre d'un homme, si vaillamment poursuivie, fût interrompue par une déficience de la danté et c'est quasiment auprès d'un article inachevé qu'il est tombé, comme l'ouvrier succombe au chantier. La Tribune Libre du Soir qui lui était réservée depuis si longtemps, ne sera pas occupée aujourd'hui par Jules Destrée. Il n'est plus. Et ce n'est point parce qu'une filiale affection m'unissait lui depuis ma prime jeunesse que j'écris à cette place, - la sienne, - que la Belgique vient de perdre un de ceux qui l'ont le plus incontestablement honorée ; c'est parce qu'en parlant ainsi, je suis certain d'interpréter une opinion unanime, partagée par ses adversaires aussi bien que par ses amis.
* * *
Je ressens, au moment de rédiger à son propos la notice biographique qu’impose son décès, l'hésitation d'un scrupule. Ce qu'il a donné à tous ceux qui l'ont approché, à tous ceux qui ont éprouvé le bienfait de sa généreuse clairvoyance est à ce point supérieur aux faits positifs, que rappeler des détails connus de tous me semble une formalité banale, sans proportion avec le dynamisme étonnant qui se dégageait de lui. Partout où il est passé, il fut, d'abord, un animateur ; il fut cela avant tout et s'il ne restait de lui que ce souvenir, c'en serait assez pour que l'on puisse le classer parmi les plus grands des nôtres.
* * *
On écrira ailleurs et plus longuement ce que fut cette vie. Ce Wallon, fils de Wallons et formé par sa terre et par sa race, donc latin jusqu'au fond de l'âme, a donné à tout ce qu'il a fait la marque de l'intelligence animée par la sensibilité. Né en 1863, à Marcinelle, c'est vers le barreau que l'orientèrent ses études. Nombreux sont les écrits que, depuis les Paradoxes professionnels il a consacrés au droit. Mais s'il était avocat par goût et par métier, il ne considérait pas que la justice pût être sans amour. Pour lui, - telle était la conclusion de l'un de ses premiers livres, Le Secret de Frédéric Marcine » - la justice doit s'imprégner de bonté, elle doit être vraiment le cœur aimant de l'humanité, si elle ne veut forfaire à sa mission.
L'activité politique de Jules Destrée procède de la même 'pensée. C’est une leçon tolstoïenne beaucoup plus qu'une rigide spéculation marxiste qui l’a conduit au socialisme. On ne trouvera, chez lui, aucun de ces excès de logique qui éloignent de la pitié tant d'esprits révolutionnaires. Dans ses discours parlementaires comme dans ses livres ou articles politiques, il a spontanément été vers la souffrance, certain de tendre ainsi une justice sociale qu'il n'associait aucune stricte théorie. Les sentiments qui ont conduit au cloître son frère, dom Bruno, ont poussé Jules Destrée sur la place publique, dans les tumultueuses réunions ouvrières, puis au Parlement où, depuis 1893, il n'a cessé de représenter les ouvriers de Charleroi. Les points d'arrivée sont différents, mais le point de départ est le même. Il arrive moment où, séparés des contingences immédiates, nous plaçons au même degré des efforts réalisés dans des domaines différents.
Ce moine et ce tribun sont de la même famille spirituelle.
* * *
Mais quel prodigieux souvenir laissera, à tous ceux qui l'ont entendu, l'orateur qu'à juste titre Maeterlinck qualifia de formidable ! Le timbre de la voix, le débit d'abord hésitant, comme on tâtonne dans la nuit sur la route, mais qui se précisait, grandissait, s'amplifiait au gré de l'inspiration, l'image, enfin, figurant une idée et enfantant celle qui la devait suivre, tout cela, ardent, puissant, et ravagé comme le masque même de l'orateur, conférait chez lui le maximum de valeur à ce complexe magistral qu'est l'éloquence. Je me souviens de certains discours, à la Chambre belge, d'autres encore, à Rome ou à Milan, qui arrachèrent des larmes aux foules italiennes et je ne puis, au moment où je pense à lui, que le rapprocher d'un homme qu'il estimait, qui l’aimait et auquel, sous beaucoup d'autres aspects, ii peut comparé : Aristide Briand.
Tous deux ont suivi le même chemin, qui les rapprochait, sous la poussée d'un instinct également fraternel, d'une conception du monde dominée par le souci de la concorde et l’horreur des meurtres collectifs. Ce n'est point parce que les rumeurs de la guerre et le bruit odieux du canon troublent à présent la tranquillité du monde travaillé par tant de misères qu'on serait excusable d'abandonner leur espoir et de renoncer à poursuivre leur tâche. D'un régionalisme fervent, mais limité, Destrée est venu à un patriotisme raisonné, lavé de tout sectarisme nationaliste. Les leçons de la grande tuerie l'y avaient conduit comme elles devaient l'orienter vers une notion d'internationalisme méthodique, celui de la Société des Nations où il a, depuis quelques année, œuvré avec tant de foi. Paul Valery, qui l'a souvent observé, à Genève, a puisé de l'espoir le spectacle qu'il y donnait. Cet espoir, a-t-il écrit, serait bien solidement fondé « si les destins de l'Europe dépendaient d'hommes comme lui, si l'on ne voyait, autour des tapis verts sur lesquels nos biens les plus précieux, notre avenir, nos enfants, notre civilisation se jouent, que des hommes au grand cœur et à la vaste compréhension, des Jules Destrée… »
Ceux qui écriront l'histoire de sa vie, à présent qu'il appartient au souvenir, ceux-là bien plus encore que ceux qui, dégagés des luttes quotidiennes, ont essayé d'en parler de son vivant, suivront, d'étape en étape, une carrière que ne cessaient d'illuminer de plus hautes clartés morales. Son œuvre ministérielle est remplie de la générosité que nous venons d'indiquer dans son œuvre internationale. Et les livres de cet écrivain qui avait, au commencement du chemin de la vie, rêvé de ne se consacrer qu'aux belles lettres et aux beaux-arts, - des primitifs siennois à Roger de la Pasture -, sont traversés par la même flamme. C'est une leçon de bonté, de simplicité, de fraternité qui se dégage de cette vie sur laquelle se pose, légère, l'ombre des fumées de son pays natal, « des merveilleuses fumées » qu'il a chantées dans les poèmes en prose de ses « Chimères. »
* * *
C'est fini. Ses funérailles vont avoir lieu, dans le même esprit, car il a tenu à ce qu'elles eussent lieu comme il a vécu. Il y aura quatre ans, le 11 mars prochain, envisageant avec sérénité l'éventualité de sa mort, il écrivait ces notes pour son enterrement : « Je le désire aussi simple, aussi silencieux que possible. Dès que les médecins se seront bien assurés de ma mort, on me mettra en bière et on m'expédiera à Charleroi où, si mes amis le désirent, je pourrai rester quelques heures, avant d'être transporté à Marcinelle, à côté de mes parents. Pas de faire-part. Pas de tentures noires. Pas de discours. Stricte intimité. Pas de cérémonies, ni militaires, ni religieuses, ni autres. »
La consigne de simplicité et de silence que Jules Destrée a donnée ainsi à ceux qui suivront son cercueil le grandira encore aux yeux de ceux dont il fut, dont il reste un incomparable, un inoubliable ami.
Richard DUPIERREUX.
(Extrait de La Nation belge, du 4 janvier 1936)
On sait que nous avons annoncé, hier, dans nos éditions, la mort de M. Jules Destrée, survenue de jeudi à Bruxelles, dans la nuit de jeudi à vendredi.
La mort de Jules Destrée est un deuil pour tous ceux qui, en Belgique, ont encore le culte de ce qui est noble et généreux. C'est un magnifique esprit qui vient de s'éteindre, un grand cœur qui a cessé de battre. Mais ce n'est pas seulement un homme qui s'en va. Si exemplaire que fut cet homme, c'est encore quelque chose de plus qui disparaît avec lui. Certaine lumière qui avait commencé de se lever sur le monde au temps de sa jeunesse, dont sa génération avait espéré qu'elle aurait pu un jour briller au zénith, mais a été emportée brutalement dans la nuit de la guerre, dans l'affreuse ténèbre où une humanité en démence, la torche au poing, poursuit sa propre destruction.
Il était arrivé à la maturité à ce moment de réconciliation qui rappelait ces éclaircies de la Renaissance, au plus fort des luttes religieuses, où l'humaniste réalisait dans son équilibre spirituel et moral le type parfait. A la fois penseur et homme d'action, il ne s'évadait du mon de de la contemplation que pour se jeter dans la voie des réalisations pratiques, au besoin en pleine bataille, pour revenir ensuite avec d'autant plus de ferveur à l'isolement fécond de sa méditation et de son rêve.
Artiste et meneur d'hommes, écrivain et homme d 'Etat, esthète, avocat, penseur, tribun, Destrée a bu à pleins bords à la coupe tour à tour amère et parfumée où bouillonne le rêve excitant des forts, des passionnés, des amants de tout ce qui fait la vie difficile et belle, dangereuse et splendide, et qui la rend digne d’être vécue.
Jules Destrée est né à Marcinelle, le 21 août 1863. Tout en poursuivant ses études de droit et, plus tard, au barreau, où il devait occuper devait occuper une si grande place, il prend part aux luttes de la Jeune Belgique, en même temps qu'il se lance avec ferveur dans le mouvement socialiste. Ainsi, au sortir même de son adolescence s'amorce sa triple carrière d'écrivain, de jurisconsulte et d'homme politique. Chacune mériterait d'être étudiée à part, chacune a été également remplie, également brillante et eût suffi à la gloire d'un seul. Et ici s'accuse un parallélisme, dont on ne manque pas d'être frappé avec cet autre esthète, avocat et politicien, ce dernier mot étant dépouillé de tout sens péjoratif, Edmond Picard, son aîné et son maître. Comme le grand Edmond Picard, génial touche-à-tout et magnifique animateur, Jules Destrée représente une synthèse. Celle du Belge devenu conscient de sa valeur dans le plan de la pensée comme dans l'ordre pratique. Edmond Picard la développa dans un sens d'union nationale au point de fusion des deux races, si différentes par l'esprit, le caractère, la culture qui composent la Belgique.
Pour le Wallon qu'était Jules Destrée avec un sens qu'à la lueur de certains événements actuels on pourrait qualifier de prophétique, il jeta son fameux cri d'alarme devant ce qu'il appelait l'accaparement des Flamands, et il écrivit sa Lettre au Roi. On sait qu'elle fut suivie de près de la création de l'Assemblée Wallonne et de son bulletin mensuel : La Défense Wallonne, qu'on pourrait prétendre à la rigueur qu'elle est à la base de certain séparatisme wallingant dont les excès sont aussi préjudiciables que ceux auxquels ils font écho. Mais ce n'est pas une idée destructrice qui inspira sa Lettre au Roi, à Jules Destrée. Au contraire ! Son esprit s’était éveillé à la splendeur de l’art wallon, à la beauté de la culture wallonne, en même temps , que s'éveillait à sa ferveur l'amour du sol natal.
« … Je pense la patrie. Quelles sont les images que ce mot fait lever en mon âme ?
« Patrie, chère et douce terre du Père… Et je revois la maison familiale, au bord de la route, au milieu des arbres et tapissée de lierre… O ma chère maison, où je suis tout enfant, où se sont écoulées les heures tristes et joyeuses de ma vie, où les miens ont vécu„. Je n'y puis penser sans me sentir l’âme toute parfumée de clémence et de bonté. O ma chère maison, où les miens m'ont donné tout ce qu'il y a de meilleur en moi-même, la pitié pour les faibles, l'amour du beau, la folie de la justice… »
Puis le thème s'élargit avec l'horizon. De la chère maison il passe an au pays Noir qui est son pays, à Bruxelles et sa Grand-Place, Gand sombre et farouche avec son lourd beffroi, Anvers et sa cathédrale.
« Comprend-on, maintenant, le geste admirable des Flamands, à la Bataille des Eperons d'or, portant à leur bouche un peu de cette terre pour laquelle ils allaient mourir ? Comprend-on l’héroïque baiser de ces mangeurs de terre ? »
Non, cette lettre n'était pas pour nous déchirer mais pour nous réunir. Deux ans après, dans un magnifique élan de solidarité, les mangeurs de terre se retrouvaient avec ceux de Franchimont devant l'agresseur. Jules Destrée se révéla devant le monde le tribun de notre cause, de la cause du droit et de la justice faite chair dans la chair de nos soldats. Il passe en Italie, de l'Italie en Angleterre, de !'Angleterre en Russie. A la paix, il prend le portefeuille des Sciences et des Arts.
L'homme politique réalisait le vœu le plus cher du poète et de l'artiste. Il montra aussitôt qu'il n'était pas le sorcier du verbe qui tenait tout le monde sous son charme, mais un réalisateur. Il réalisa la paix scolaire. Fort de l’expérience qu'il avait acquise comme échevin de l'Instruction Publique à Marcinelle, il réforma l'inspection des écoles primaires, il organisa. le fonds des Mieux Doués, il introduisit le plan d'entretiens éducatifs. Aux Beaux-Arts, il présida à la rentrée du Polyptyque de l'Agneau et, en échange du Véronèse « Junon versant ses trésors sur Venise », obtient de l'Italie le Laurent Froidmont de Roger. Soucieux de rendre à l'écrivain sa place dans la hiérarchie et dans l'Etat, il institua l’Académie de Langue et de Littérature françaises.
Rentré dans la vie privée tout en remplissant avec une fiévreuse activité ses devoirs d'avocat, de député, de membre de l'Institut de Coopération intellectuelle, il voua ses dernières années au culte de Roger de la Pasture. Le sort qui vient de l'enlever à ses amis, à son pays, lui permit au moins d'achever le monument qu'il dédia à la gloire du plus grand peintre d'origine wallonne.
Jules Destrée laisse de nombreux ouvrages. Citons les Lettres à Jeanne (1886), Les Chimères (1889), le Journal des Destrée (1891), Le Secret de Fréderic Marcinel (1901), Sur quelques peintres de Sienne (1904), Hugo van der Goes (1926), Le Mystère Quotidien, Réflexions et souvenirs (1927).
Ces derniers mois ses forces avaient un peu décliné sans que rien, pourtant, ne pût faire craindre une issue fatale. Il a senti l'appel du frère tant aimé, dom Bruno Destrée, dont la disparition, en 1919, avait laissé à son cœur une plaie toujours ouverte.
Nous nous inclinons profondément devant la douleur de celle qui fut sa compagne fidèle. Mme Jules Destrée.
Il y a un peu moins de deux ans, toute la Belgique des lettres, des arts du barreau, de la politique se trouvait réunie autour de celui qui vient de disparaitre en une manifestation grandiose. Elle pleure aujourd'hui devant la tombe d'un de ses fils les meilleurs.
Charles BERNARD.
(Extrait du La Libre Belgique, du 4 janvier 1936)
M. Jules Destrée est mort vendredi, vers 1 h 1/2 du matin, succombant à une crise cardiaque. Il était né à Marcinelle, le 21 août 1863, âgé donc de 72 ans. C'était un des vétérans de la Chambre : il y était entré en 1894, lors de la première application du suffrage universel avec vote plural, et n'avait cessé depuis d'être réélu par l'arrondissement de Charleroi ; il faisait partie cette bouillante équipe socialiste qui força en 1894 les portes du Parlement et dont il n'y a plus désormais que deux survivants à la Chambre, tous deux ministres d'Etat, M. Vandervelde et M. Anseele.
La santé de M. Destrée était devenue très précaire depuis assez longtemps. On ne le voyait plus guère aux réunions de son parti et il ne participait peu aux travaux parlementaires.
Elevé « laïquement » par un père qui était professeur à l'Athénée de Charleroi, il fit ses études de droit à I'Université de Bruxelles ; docteur en droit vingt ans, il s'inscrivit bientôt au Barreau de Charleroi. Il s'était adonné très jeune aux lettres et aux études d'art, en se mettant plus ou moins sous le patronage d'Edmond Picard. II appartenait au groupe de la « Jeune Belgique ave son frère Olivier-Georges, également étudiant à Bruxelles, et il publia plis tard avec lui le Journal des Destrée un peu sur le modèle du fameux Journal des Goncourt.
L'éducation qu'il avait reçue ne l'entraînait pas du côté des catholiques ; le libéralisme était trop étroit et trop « bourgeois » pour plaire à son tempérament d'esthète, à son esprit généreux et un peu romantique : il se laissa accaparer, politiquement, par les socialistes, et son renom de grand intellectuel, son talent d'écrivain et d'orateur donna et n'a de donner depuis du lustre à son parti auprès de certains milieux.
L'exemple d’Edmond Picard, rallié au parti socialiste, influença peut-être l'attitude de Jules Destrée au début de sa carrière ; mais Destrée s’engagea plus étroitement à l’égard du parti socialiste que Picard, qui, vers la fin de sa vie, avait, on le sait, tout ç fait secoué le joug de celui-ci.
Destrée participa longtemps ardemment à toutes les grandes campagnes de son parti à la Chambre et au dehors. II jouait aussi un rôle important dans les discussions, non seulement politiques, mais juridiques au Parlement, où sa parole était très écoutée ; il faut, d’ailleurs, reconnaître que Jules Destrée aura été un des hommes qui ont, en Belgique, écrit et parlé le mieux en français : sa langue était d'un aloi de première qualité, remarquable par le naturel, la simplicité, la clarté, la facilité à s’élever, sans effort, comme portée par le seul mouvement du cœur, à l'éloquence émouvante.
Il eut aussi ce mérite d'être un des socialistes qui surent unir un patriotisme ardent à leurs idées de parti. Quand la guerre éclata, il suivit au Havre le gouvernement, et celui-ci lui confia une mission de propagande en Italie, puis l'envoya, en 1917, en Russie, comme ministre plénipotentiaire.
Après la guerre, son rôle à la Chambre et dans la politique resta considérable pendant quelques années. Quand fut constitué, à la fin de 1919, le second ministère d'« union sacrée » dirigé, comme le premier, par M. Léon Delacroix, M. Destrée vint y remplacer, au département des Sciences et Arts, M. Harmignie, le dernier catholique qu'il y ait eu à la tête de ce département. M. Destrée aurait voulu tenter, sincèrement et loyalement pensons nous, une politique scolaire dont l'enseignement libre n'eût eu en rien à se plaindre ; plusieurs initiatives qu'il prit, notamment certaine circulaire aux instituteurs. marquèrent, à cet égard, le bon esprit dont il était animé ; mais son entourage administratif, où il avait bien dû mettre des hommes de confiance de la Loge et des hommes de son parti, de même que son entourage politique ne lui laissèrent pas toute la liberté qu'il lui eût fallu pour faire aboutir sa réforme. Elle lui valut, d'ailleurs, bientôt de franches attaques dans des milieux « anticléricaux ». Il resta encore ministre des Sciences et Arts pendant un an dans le cabinet Carton de Wiart et quitta celui-ci, avec ses collègues socialistes, en octobre 1921.
M. Destrée a publié un très grand nombre d’ouvrages sur des sujets d’art, de littérature, de sociologie et de droit.
II fut bâtonnier de l'ordre des avocats à Charleroi ; il quitta le Barreau de cette ville, après son passage au ministère, et vint s'installer à Bruxelles, où il habitait, rue des Minimes, l'hôtel où il est mort. II aimait à recevoir, secondé par Mme Destrée, l'une des filles du grand graveur Danse, de goût très artiste elle-même ; son salon, politiquement éclectique, était l'un de ceux où l’on faisait les académiciens.
M. Destrée était, politique mise à l’écart, un esprit séduisant : très cultivé, inutile de le dire, causeur plein de charme, homme de la plus grande courtoisie. Son âme d'artiste et de poète était capable de sentir, de comprendre beaucoup des grandeurs, des élévations, des douceurs de la Religion, et nous n'oserions jurer qu'il ne connût pas l’inquiétude religieuse. Olivier-Georges Destrée, formé de la même façon que son enfance et sa jeunesse, I avait connue, lui, et libre de tout joug politique, en outre d’une nature plus accessible peut-être à l'ascétisme que celle de Jules, il avait été conduit par l'inquiétude au havre de salut : il devint, on le sait, un édifiant bénédictin ; il est mort sous la bure il y quelques années.
M. Jules Destrée, dans une note écrit il y a quatre ans, a laissé ces instructions en vue de son enterrement :
« Je le désire aussi simple, aussi silencieux que possible. Dès que les médecins se seront bien assurés de ma mort, on me mettra en bière et on m’expédiera à Charleroi où, si mes amis le désirent, je pourrai rester quelques heures avant d'être transporté à Marcinelle, à côté de mes parents. Pas de faire-part. Pasd de tentures noires. Pas e discours. Stricte intimité. Pas de cérémonies, ni militaires, ni religieuses, ni autres.
Voir aussi :
1° DELVILLE J., Notice sur Jules Destrée, dans l’Annuaire de l’Académie royale de Belgique, Bruxelles, 1937
2° DUMONT G.H., dans Nouvelle biographie nationale de Belgique, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1999, t. V, pp. 117-123
3° KESTELOOT, dans Digitale Encyclopedie van de Vlaamse Beweging (consulté le 8 décembre 2025)
4° Enfin, la Lettre au Roi sur la séparation de la Wallonie et de la Flandre est disponible en texte intégral sur le présent site