Denis Hector, Achille socialiste
né en 1842 à Braine-le-Comte décédé en 1913 à Ixelles
Représentant 1894-1913 , élu par l'arrondissement de Liège(Extrait de La Chambre des représentants en 1894-1895, Bruxelles, Société belge de Librairie, 1896, pp. 302-304)
DENIS Hector-Achille
Représentant socialiste pour l’arrondissement de Liége, né à Braine-le-Comte, le 29 avril 1842
M. Denis est un savant distingué, qui poursuit depuis trente ans des travaux économiques, sociologiques et philosophiques très remarqués.
Il entra à l'Université de Bruxelles à 19 ans et, après des études scientifiques et juridiques, conquit le diplôme de docteur en droit en 1865 et celui de docteur en sciences naturelles en 1868. Comte et Proud'hon exercèrent une influence consi dérable sur son intelligence, et encore aujourd'hui M. Denis aime à se proclamer le disciple reconnaissant du grand socialiste français.
Il fut l'un des organisateurs du Congrès international des étudiants qui se tint à Liége en 1865 et à Bruxelles en 1866, en même temps que l'un de ses principaux orateurs.
Il collabora à La Rive gauche, journal hebdomadaire créé à Bruxelles par quelques étudiants français, et fut l'un des rédacteurs de La Liberté, qui avait compté parmi ses fondateurs MM. Buls, Graux, Vanderkindere, Olin, Robert, Janson et Splingard et qui fut reprise alors par un groupe socialiste. C'est par la voie de ce journal que M. Denis répandit ses idées dans le pays et qu'il défendit la Commune de Paris avec une fermeté de conviction restée inébranlable.
En 1871, M. Denis publia ses études sur ror ganisation représentative du travail, sur les tendances actuelles du prolétariat européen, sur l'origine et l'évolution du droit économique, etc.
En 1878, il fut chargé des cours d'économie politique et de législation industrielle à l'École polytechnique; en 1886, il occupa la chaire de philosophie de la Faculté des sciences ; en 1889, il enseigna l'histoire des systèmes sociaux au XIXème siècle à l'École des sciences sociales: il donne en outre le cours public d'économie politique de la ville de Bruxelles et le cours de géographie à l'Ecole normale de jeunes filles. On connaît la méthode de M. Denis : elle consiste « à faire concourir tout le savoir expérimental à l'explication de plus en plus complète et méthodique des phénomènes sociaux. »
M. Denis est encore un laborieux et patient statisticien et notre pays lui est redevable de maints travaux, parmi lesquels il convient de citer le rapport qu'il présenta au Congrès des économistes tenu à Anvers en 1893 et concer nant la création d'un Office international du travail qui recueillerait tous les faits intéressant la production, les salaires, la durée et les conditions du travail et préparerait ainsi les matériaux indispensables à la solution rationnelle des problèmes relatifs à l'organisation du travail. Il faut encore mentionner dans le même ordre d'idées son grand Atlas économique de la Belgique; son étude sur les rapports de la maternité avec le prix du grain et de la houille ; ses mémoires sur la ration alimentaire et la force de travail .
Le 15 juin 1892, ses collègues de l'Université le nommèrent recteur. M. Denis démissionna lorsque, à la suite de la suspension du cours d'Élisée Reclus, dont il est l'ami, le conseil le mit en demeure de sévir contre les étudiants qui avaient protesté de leur indignation contre une mesure qu'ils qualifiaient d'arbitraire et d’illégale.
Durant ces dix dernières années, les autorités associèrent M. Denis à tous les comités et organisations officiels qui furent créés en vue d'étudier les questions ouvrières, ce qui lui fournit l'occasion de faire divers rapports intéressants.
Tout récemment encore, le 25 mai 1895, un arrêté royal vient d’approuver l'élection de M. Denis en qualité de membre titulaire de la Classe des lettres et des sciences morales et politiques.
D'abord conseiller provincial du Brabant, M. Denis fut élu membre du Parlement, au ballottage du 21 octobre 1894, par l'arrondissement de Liége, en opposition aux catholiques et aux libéraux ; il recueillit 66,994 suffrages.
(Extrait de Les Hommes du jour, 1895-19896, n°11)
Hector Denis, député pour l’arrondissement de Liége
C'est une tâche difficile que de caractériser suffisamment en quelque pages une vie aussi pleine d'actes, une œure aussi pleine d'idées et de faits que celle d'Hector Denis, qui, au milieu des agitations de la politique et des occupations absorbantes du barreau et du ]professorat, poursuit depuis trente ans des travaux économiques, sociologiques et philosophiques qui lui assurent une place d'honneur parmi les princes de la science belge et de la science internationale. Hector Denis est de ceux auxquels il faudrait consacrer un volume ; nos lecteurs devront donc excuser ce que ces rapides notes biographiques et critiques auront nécessairement d'imparfait et d'incomplet.
* * *
Hector Denis est aujourd'hui dans toute la force de l'âge et du talent ; il est né à Braine-le-Comte en 1842. Il entra en 1861 à l'Université de Bruxelles, où il s'adonna d'abord aux études philosophiques et juridiques ; mais son esprit pénétrant et positif ne tarda pas à s'apercevoir que ces sciences ne peuvent trouver une base solide que dans les sciences de la nature, du monde organique et inorganique. Acquis dès lors à la philosophie positive, il entreprit, après avoir conquis en 1865 son diplôme de docteur en droit, des études de sciences naturelles, et fut reçu docteur une seconde fois en 1868.
Bien avant sa sortie de l'Université, Hector Denis était entré dans la vie active. L'Université de Bruxelles comptait à cette époque parmi ses étudiants toute une pléiade d'hommes d'intelligence et de foi, l'esprit avide de science, ouvert à toutes les conceptions nouvelles et progressives, le cœur plein d'aspitions généreuses, brûlant de se dévouer à la cause des humbles, de prêcher la religion de la solidarité humaine. De Paepe, De Greef, Victor Arnould, Edmond Picard, Hins en étaient avec Hector Denis. Il semble qu'à certaines époques d'activité et de fièvre sociale, l'humanité produise comme spontanément un nombre extraordinaire d'hommes de premier rang.
On était en 1865 à l'un de ces moments-là ; le merveilleux développement de l'Association internationale des travailleurs coïncidait (il le provoquait peut-être) avec un grand réveil des universités. Non seulement à Bruxelles, mais dans l'Europe entière, des jeunes s'affirmaient, combattaient pour les idées nouvelles, en philosophie comme en politique, et les travailleurs de la pensée tendaient une main fraternelle aux travailleurs manuels. Le mouvement s'affirma cette année même par l'inoubliable congrès international des étudiants à Liége, dont Hector Denis fut un des organisateurs et qui obtint un succès qui n'a plus jamais été égalé par aucun autre congrès universitaire. 1,400 étudiants, dont 150 étrangers, y prirent part ; le compte-rendu des délibérations, qui forme un volume de près de 500 pages, nous montre les doctrines positivistes en philosophie, socialistes en économie politique, ardemment et victorieusement défendues par la majorité des orateurs, dont la plupart - et Hector Denis en était - devaient bientôt entrer dans l'Internationale.
C'est vers cette époque que Proudhon vint, avec un grand nombre d'autres proscrits du second empiré, s'établir à Bruxelles. Il eut sur le développement intellectuel des jeunes d'alors la plus grande influence. Il fut avec A. Comte le maître d'Hector Denis, qui aime à rappeler ce qu'il lui doit et qui se proclame volontiers le disciple reconnaissant du grand socialiste français.
Quelques étudiants français, chassés de la Faculté de Paris pour cause de démocratie, avaient fondé à Bruxelles un journal hebdomadaire : lLa Rive Gauche. Hector Denis y publia ses premiers travaux. Son premier article Sur la corruption électorale dénote déjà un penseur original et profond ; on y trouve exposé, pour la première fois à notre connaissance, les idées de la représentation des intérêts, qui tient, comme on sait, profondément à cœur au député socialiste et à laquelle il a consacré depuis tant d'importants et de remarquables travaux.
Après la disparition de La Rive Gauche, nous le retrouvons à La Liberté, qu'il fonde avec ses amis de l'Université. L'histoire de cette remarquable publication est trop connue pour qu'il soit nécessaire d'en parler ici longuement. L'on connaît l'influence qu'elle eut sur le développement des idées démocratiques en Belgique, les défections dont elle eut à souffrir, tout un groupe de ses rédacteurs, dont MM. Buls, Graux et Vanderkindere l'abandonnant pour se consacrer à la défense d'idées moins grandes assurément, mais alors plus en faveur ; enfin sa disparition au milieu de la crise dont souffrit le socialisme après la Commune, et à la décadence de l’internationale. Aujourd'hui, par une singulière ironie des événements, les dissidents d'autrefois se sont emparés du titre sous lequel ils ont combattu jadis pour la démocratie, et le dernier organe du doctrinarisme impénitent usurpe le nom de l'un des premiers journaux qui ait courageusement défendu chez nous les idées socialistes.
Nous ne pouvons songer à entreprendre ici l'analyse des principaux articles que Denis donna à a Liberté. Signalons seulement le courage avec lequel il défendit en 1871 la Commune contre les attaques odieuses dont elle était l'objet, de la part même de ceux qui l'avaient noyée dans le sang de ses défenseurs. Si, aujourd'hui encore, après vingt-cinq ans écoulés, il faut une certaine force d'âme, tant les préjugés sont tenaces, pour rendre justice aux fédérés morts pour la défense de leur cause, il fallait vraiment une grande et noble énergie pour prendre la même attitude au moment où la réaction battait son plein et où les passions conservatrices se déchaînaient avec une intensité inouïe. Sa résolution, en cette occasion, peint bien Hector Denis, qui joignit toujours à une grande douceur de caractère une inébranlable fermeté dans la défense de la justice.
Vers la même époque, les conceptions sociologiques d'Hector Denis se précisent. Nous le voyons publier en 1871 une brochure importante sur l'organisation représentative du travail, dans laquelle l'idée de la représentation des intérêts, déjà esquissée précédemment, prend une forme plus définie. Il y propose la création d'une chambre de travail composée, comme les congrès ouvriers aujourd'hui, de députés élus par les divers corps de métiers et par les assemblées locales de travailleurs habitant une même région, auxquels il faudrait joindre certains représentants des intérêts scientifiques.
Il publie une longue et remarquable étude sur les tendances actuelles du prolétariat européen et une autre, des plus importantes, sur l'origine et l'évolution du droit économique. L'idée d'introduire le droit dans les relations économiques, de les subordonner à la justice, est en effet l'une de celles qui a le plus poursuivi Hector Denis et à laquelle il a sacrifié la plus grande part de son activité. La somme énorme de matériaux qu'il a réunis, les études, encore partielles, qu'il a publiées à ce sujet peuvent nous faire espérer qu'il nous donnera un jour un ouvrage synthétique sur le droit économique, ouvrage qu'il nous faisait espérer déjà dans la belle préface qu'il fit pour La Forge d'Edmond Picard et dont la publication serait l'un des services les plus éminents qu'il puisse rendre à la science et au socialisme.
* * *
En 1878, s'ouvrit pour Hector Denis la carrière professorale. Il fut cette année-là chargé des cours d'économie politique et de législation industrielle à l'Ecole polytechnique ; en 1886, il fut nommé à la chaire de philosophie de la Faculté des sciences. Depuis 1889, il donne à l'Ecole des sciences sociales l'histoire des systèmes sociaux au XIXème siècle. Outre ses cours universitaires, il donne le cours public d'économie politique de la ville de Bruxelles et le cours de géographie à l'école normale des jeunes filles.
Le nombre de ses écrits et la variété de leur objet démontrent l'étendue des connaissances d'Hector Denis. Quel que soit l'objet de sa leçon, ses élèves sont toujours assurés de trouver en lui un professeur admirablement renseigné sur les travaux les plus récents, sachant donner à ses dissertations les plus minutieusement documentées une portée philosophique et une portée pratique qui excitent l'intelligence et fixent l'attention. La conscience minutieuse dont il fait preuve dans ses moindres affirmations, la grandeur et la nouveauté de ses vues, l'amour profond de l'humanité qui se manifeste toujours dans son enseignement, la bonté, la sympathie qu'il montre à ses élèves, font de lui un professeur de premier ordre, qui sait exciter à l'amour de la science et faire penser.
Tous ceux qui ont suivi ses cours en ont ressenti l'influence profonde et durable ; tous ont vu s'aggrandir leur horizon intellectuel et s'ennoblir leur âme ; tous lui conservent un souvenir reconnaissant, une profonde admiration pour le penseur et une profonde estime, une profonde sympathie pour l'homme d'élite. Nul plus qu'Hector Denis n'a eu d'influence sur la jeune génération, nul n'est plus estimé ni plus populaire parmi la jeunesse des écoles.
Le cours philosophique d'Hector Denis s'inspire principalement de Comte et de Littré. Mais le savant professeur n'est le disciple orthodoxe ni de l'un ni de l'autre de ces deux penseurs. Il est trop convaincu que la science humaine est bien loin d'avoir dit son dernier mot, que ce que nous savons est bien peu de chose en comparaison de ce qui nous reste à savoir pour croire que la philosophie puisse se figer aujourd'hui en un système définitif. Il pense que la vraie façon d'honorer les grands hommes est, non pas de les suivre jusque dans leurs erreurs, mais de s'appuyer sur leurs travaux pour les perfectionner et pour faire faire de nouveaux progrès à l'esprit humain. C est assez dire que le cours d'Hector Denis est largement ouvert à tous les progrès réalisés en philosophie depuis le fondateur du positivisme et que la part des idées originales, personnelles au professeur, y est extrêmement importante.
De la philosophie d'A. Comte, Hector Denis semble avoir retenu surtout la méthode et le souci de la continuité historique.
La méthode consiste, suivant l'expression de M. Denis lui-même, « à faire concourir tout le savoir expérimental à l'explication de plus en plus complète et méthodique des phénomènes sociaux. » Elle impose à ceux qui veulent aborder l'étude des phénomènes sociaux la connaissance préalable des lois de l'organisation individuelle, de la biologie, et donne les sciences de la nature inorganique comme base indispensable à l'étude de cette dernière.
Mais, - ces connaissances préliminaires, qui rattachent l'humanité à l'ensemble du monde, acquises, - la méthode positive veut que tout progrès réalisé dans l'étude de la science sociale elle-même soit basée sur la connaissance exacte, minutieuse et précise des faits, que toute hypothèse soit soumise à leur contrôle, que nul système ne s'affranchisse de leur autorité ; que l'on transporte enfin dans la science des sociétés les méthodes rigoureuses qui ont donné leur précision et leur certitude aux sciences inférieures, en les modifiant et en les complétant conformément à la nature des phénomènes nouveaux à étudier.
La notion de la continuité historique est l'une de celles qui furent toujours les plus présentes à l'esprit d'A. Comte; c'est aussi l'une des idées directrices d'Hector Denis. Nous n'en voulons pour preuve que les lignes suivantes extraites d'une de ses récentes publications.
« Toute école, opposant au système social établi un système nouveau, devait nécessairement rechercher la loi d'un développement historique, d'après lequel l'état nouveau succédait à l'état ancien. A peine d'admettre que son idéal de progrès n'était qu'une création de l'imagination, sans lien organique avec le passé, elle devait en justifier la filiation, montrer qu'il résultait irrésistiblement des tendances prédominantes du mouvement social et que ces tendances se réfléchissaient simplement dans l'esprit du réformateur. Ce progrès vers une conception positive du développement social est si marqué que Frédéric Engels a, dans un livre remarquable, opposé au socialisme utopique de la première moitié du siècle le socialisme scientifique allemand de la seconde ; la distinction est trop absolue, mais elle témoigne de la prépondérance de plus en plus décisive des méthodes scientifiques. Le socialisme anglais, qui se développe après le socialisme allemand, est au plus haut degré dégagé de l'esprit de système et fidèle au génie positif de ce peuple, qui, selon le mot de Taine, accomplit des révolutions sans commettre de ravages. L'esprit impartial qui suivra le mouvement des écoles se convaincra qu'à travers tous ses tâtonnements et ses audaces le socialisme est, dans son ensemble, un effort persistant pour constituer une véritable dynamique sociale, une théorie du progrès et que c'est là son rôle historique dans sa haute portée. Mais ce qui le frappera davantage encore, c'est que, dans la phase utopique comme dans la phase de positivité croissante, le socialisme est réfractaire aux coups d'autorité, et pour des raisons différentes. „
Ce double caractère de la philosophie d'Hector Denis est profondément marqué dans son enseignement économique. Le souci de la méthode positive fait de lui un des économistes le plus remarquablement documentés et notre plus éminent statisticien.
L'œuvre statistique d'Hector Denis est immense, mais malheureusement trop peu connue du public et encore en grande partie inédite. Citons, parmi ses travaux les plus remarquables en ce genre : son grand Atlas économique de la Belgique ; son étude sur les rapports de la maternité avec le prix du grain et de la houille, où, poursuivant une étude entreprise par Quetelet, il démontre que le nombre des mariages diminue quand le prix des subsistances augmente ; et ses mémoires sur la ration alimentaire et la force de travail, où il prouve que les subsistances que le travailleur belge peut se procurer en échange de son salaire sont insuffisantes pour lui permettre de réparer les dépenses de forces nécessitées par le travail que l'on exige de lui, d'où résulte fatalement sa dégénérescence organique.
Hector Denis est de ceux qui poussent le plus activement au développement de nos services de statistique. Au Congrès des économistes, tenu à Anvers en 1893, il présenta un rapport remarqué sur la création d'un office international du travail qui recueillerait tous les faits intéressant la production, les salaires, la durée et les conditions du travail et préparerait ainsi les matériaux indispensables à la solution rationnelle des problèmes relatifs à l'organisation du travail.
Le souci de la continuité historique l'a conduit à rechercher, avec une science, une persévérance, une bonne foi et une modération à laquelle les plus fougueux adversaires du socialisme eux-mêmes rendent hommage, tous les moyens de conciliation propres à nous conduire de l'état actuel à l'état socialiste idéal qu'il entrevoit. Avec une foi qu'aucune intransigeance conservatrice n'a pu décourager, il a consacré ses forces à l'étude minutieuse, approfondie, de toutes les réformes immédiatement réalisables, de toutes les mesures propres à améliorer les conditions des classes travailleuses et acceptables pour les classes dirigeantes. Il croit forcément, inébranlablement, que l'antagonisme des classes peut se résoudre par un progrès constant, continu ; il se refuse à croire que les classes dirigeantes se refuseraient à permettre la réalisation pacifique du droit économique nouveau basé sur la justice.
Quelques-uns trouveront que la confiance d'Hector Denis dans l'esprit de justice des privilégiés est excessive et malheureusement injustifiée par les faits, mais tous reconnaîtront qu'une aussi généreuse illusion ne peut-être que celle d'un grand caractère et d'un noble cœur.
Le cours d'économie politique de la ville de Bruxelles et le cours d'histoire des systèmes sociaux ont. été en partie publiés. Du premier, Hector Denis a tiré un volume sur l'impôt et tout récemment un autre sur la dépression économique. Du second, il a publié sa leçon introductive et quelques chapitres sur Sismondi de Sismondis. Nous pouvons espérer que ce ne sont là que les premières réalisations d'une publication générale de ces deux cours, publication impatiemment attendue par tous ceux qui s'adonnent en Belgique aux études sociologiques.
Le 15 juin 1892, Hector Denis fut élu par ses collègues recteur de l'Université, à l'unanimité moins deux abstentions. L'on se souvient de l'énorme retentissement qu'eurent ses deux discours rectoraux sur le socialisme et sur la mission sociale de la philosophie positive, discours qui constituent l'un des exposés sommaires les plus remarquables que nous possédions de ces deux grandes doctrines. On se rappelle aussi que, grâce à l'énorme popularité dont il jouissait parmi les étudiants et grâce à ses efforts persistants et dévoués, il parvint à rétablir au sein de l'Université la paix si profondément troublée depuis plusieurs années.
Mais la paix ne devait pas durerlongtemps. Lorsque, par un inconcevable mépris de toutes les traditions de libre discussion et de respect de la liberté scientifique qui avaient fait l'honneur de l'Université de Bruxelles, on suspendit le cours d'Elysée Reclus, tout ce qui, à l'Université,avait conservé le sentiment de la dignité de la pensée protesta avec indignation. On connaît les événements qui suivirent. Hector Denis, sommé par le conseil de sévir contre les étudiants qui avaient usé de leur droit et accompli leur devoir en protestant contre un acte d'inqualifiable intolérance,refusa catégoriquement et préféra abandonner ses fonctions rectorales.
Mais s'il a été officiellement remplacé dans les hautes fonctions qu'il occupait, les étudiants le considèrent toujours comme leur vrai recteur et il reste le chef moral de tout ce qui, à la vieille Université, pense encore en toute indépendance et a le réel souci de la dignité scientifique.
* * *
Sa supériorité scientifique est à ce point indiscutable que les autorités furent contraintes de l'associer à tous les comités et organisations officielles qui furent créées depuis dix ans, pour étudier les questions ouvrières. La somme d'activité qu'il déploya dans ces diverses organisations est vraiment remarquable et les rapports importants qu'il publia dans ces occasions ne se comptent plus. Signalons un rapport à la ville de Bruxelles sur l'impôt sur le revenu, un autre sur l'organisation de la Bourse du travail ; signalons encore la part prépondérante qu'il prit aux travaux de la Commission chargée, en 1886, de l'enquête du travail et qui lui valut dans tout le pays industriel une immense popularité; signalons aussi la part importante qu'il prend, depuis sa fondation, aux travaux du Conseil supérieur de l'industrie et du travail.
La nature de ses occupations habituelles, son caractère et ses préférences personnelles, poussent Hector Denis vers les paisibles travaux du cabinet, plutôt que vers les agitations de la politique. Mais à une époque aussi profondément troublée et agitée que la nôtre, tous les hommes de pensée sont dans une certaine mesure contraints de se mêler aux agitations de la vie publique. Le devoir ne permet pas à de tels moments de s'isoler de la société souffrante et de se renfermer dans la solitude de ses pensées.
Hector Denis est de ceux pour qui le devoir parle plus haut que les convenances personnelles. Aussi, quand les démocrates liégeois firent appel à son dévouement pour soutenir contre les attaques des conservateurs cléricaux et doctrinaires la cause du socialisme, n'hésita-t-il pas à accepter le poste de combat qu'on lui désignait. Hector Denis, qui, depuis quelques années déjà, était conseiller provincial du Brabant, devint, aux élections d'octobre, membre de la Chambre des Représentants.
Il ne pouvait manquer d'y jouer un rôle considérable : sa science profonde, son incontestable talent, son caractère qui le rend respectable, même à ses adversaires, devaient faire de lui l'un des orateurs les plus écoutés de la Chambre. Ses discours, toujours d'une grande élévation de pensée, bourrés de faits et d'arguments, embarrassent la droite, qui ne trouve généralement rien à y répondre, et ont dans le pays un grand retentissement. Sa participation à la discussion du budget de l'agriculture, son admirable réquisitoire contre la loi communale sont présents à tous les esprits et ont encore accru la popularité si légitime et de si bon aloi dont Hector Denis jouit dans la Belgique entière.
* * *
Nous aurions voulu terminer ces notes rapides, après avoir parlé du penseur et du politique, par quelques mots sur l'homme. Mais Hector Denis est un modeste, qui s'effaroucherait certes d'éloges trop personnels. Disons seulement que les seuls reproches que son caractère lui ait jamais attirés, sont d'être trop confiant et trop bon jusqu'à se laisser duper par un adversaire, et d'être trop modeste jusqu'à laisser échapper parfois l'occasion de se rendre utile, de crainte d'attirer sur lui l'attention.
(Extrait du Soir, du 11 mai 1913)
M. Hector Denis, député et professeur à l’Université libre de Bruxelles, est mort ce matin.
Hier encore, M. Hector Denis avait pris une part active à la discussion qui terminait l’interpellation relative à la situation financière.
Il était bien portant, à ce point que le soir, il assista à la réunion du comité de patronage des habitations ouvrières d’Ixelles, séances auxquelles il ne manquait jamais.
Il se mêla activement aux débats et ne cacha pas son admiration pour un plan soumis au comité.
Ce matin, ses enfants surpris de ne pas le voir descendre à l’heure habituelle montèrent dans sa chambre. Ils le trouvèrent mort. M. Hector Denis avait succombé à une congestion cérébrale.
« La mort de M. Hector Denis nous déconcerte d’autant plus, nous dit M. Vandervelde, que la santé de M. Hector Denis, très ébranlée à la suite de la mort de sa femme, était rétablie et qu’il montrait un enthousiasme tout à fait juvénile. C’est ainsi qu’il avait manifesté sa joie d’être arrivé à l’époque de 1848, qui lui était particulièrement chère, de l’histoire des doctrines économiques et socialistes dont il avait publié déjà e nombreux fragments.
« Rien dans son état physique ne nous laissait croire à une fin aussi subite. »
* * *
Une noble figure d’un autre âge
Ceux qui vécurent quelque peu dans l’intimité du savant qui vient de disparaître, qui le connurent autrement que sous l’aspect parlementaire ou universitaire s’accorderont à vanter le charme profond de son commerce.
Hector Denis était un causeur infiniment séduisant, attachant, en qui se révélait, à côte du chercheur, de l’érudit, du travailleur infatigable, un homme ayant derrière lui une vie admirablement remplie, toute pleine d’anecdotes et d’aperçus émouvants sur des époques déjà bien éloignées de la nôtre – et si différentes !
Il fallait l’entendre notamment conter ses visites à Proudhon, exilé à Bruxelles, l’impression décisive que fit sur la formation de son esprit le grand proscrit, au verbe de feu.
On peut dire – sans donner aucun sens péjoratif à l’expression – que Denis était dans le socialisme et le monde universitaire actuels comme un homme d’un autre âge. On s’étonnait de reconnaître en lui l’accent d’une sincérité extrême, vibrante jusqu’à la douleur à celle de Jean-Jacques pour tout dire. On m’a conté un trait d’Hector Denis adolescent qui se donnait tout entier dans un instant. A Braine-le-Comte, pendant une vacance, le jeune étudiant en droit voit un jour sa tante faire l’aumône à un pauvre d’aspect particulièrement misérable, en lui donnant un ou. « Ma tante, dit tout à coup Hector Denis, presque en larmes, ce n’est pas ainsi qu’on fait l’aumône. » Et ce disant il vide sa bourse dans les mains du pauvre, en l’embrassant…
D’autres fois, nous le vîmes s’émouvoir jusqu’aux larmes devant le spectacle d’un congrès ouvrier ou en évoquant avec de vieux socialistes, comme le député Cavrot, les débuts de l’Internationale des travailleurs.
La perte d’une épouse chère qui fut la collaboratrice de ses travaux scientifiques, l’affligea profondément. Il avait voué à sa mémoire une grande vénération et, dans sa chambre de travail de la ferme de la Papelotte, à Waterloo, il conservait d'elle un grand portrait où l'on voyait la défunte dans la fleur de sa jeunesse.
* * *
C'est dans cette vieille ferme brabançonne que le député-professeur passait toutes ses vacances. Il en aimait les murs vénérables, auxquels de grands souvenirs, la vaste cour paisible et montrait quelque fierté, devant l'entrée monumentale des vieux tilleuls magnifiques à l'ombre desquels Victor Hugo souvent s'asseoir l'après-midi pour écrire quelques chapitres des Misérables. Hector Denis connaissait admirablement la bataille de Waterloo et t’on éprouvait un plaisir d’une qualité rare à parcourir avec lui la plaine fameuse, battue des vents, cependant que du doigt il indiquait la position des armées, à tel moment de la journée et leurs évolutions.
* * *
Le socialisme d’Hector Denis ne tirait pas toute son essence du marxisme. Certes, il reconnaissait l’importance des apports que fit l'auteur du Capital à la philosophie et à la science économique de son temps. Mais il ne voulait pas, à l’exemple des marxistes orthodoxes, admettre d’une manière absolue que les idées, la morale, la religion, l’art d’une époque et d’un pays sont fonction de l’organisation économique existante. Son socialisme procédait encore de la Révolution française - révolution « bourgeoise » - et de tous ceux-là : Saint-Simon, Owen, Fourier, Proudhon, que les marxistes orthodoxes ont trop vite fait de qualifier de « romantiques. » Foncièrement républicain et francophile, Denis en voulait un peu aux socialistes près à diriger des coups impitoyables contre la République bourgeoise d’outre-Quiévrain, au risque de favoriser inconsciemment les desseins des royalistes.
Comme un Colins, Hector Denis croyait que le socialisme est avant tout une question morale et philosophique et n’était pas loin de croire que l’émancipation intégrale des travailleurs ne se ferait que par l’affranchissement des cerveaux et pour tout dire par une adhésion à la philosophie positive dont Hector Denis fut l’un des plus fervents adeptes.
* * *
Longtemps encore, on le reverra, le cou entouré en toutes saisons d’une grosse écharpe blanche, une serviette bourrée de documents sous le bras, rentrant de la Chambre, s’acheminant, rêveur, à travers le Parc, vers sa modeste maison d’Ixelles…
C’est une physionomie curieuse et pittoresque qui s’en va, celle d’un vieux savant qui disparaît, entouré de l’universel respect.
FRAM
(Extrait du Journal de Bruxelles, du 11 mai 1913)
Un « bénédictin laïc » égaré dans le tumulte du Parlement et des assemblées et y vivant malgré tout son rêve - tel nous est toujours apparu Hector Denis, dont la singulière et romantique figure vient de sombrer brusquement dans la Mort, quelques heures à peine après qu'il fût descendu de la tribune de la Chambre. Disparition brusquée à coup sûr enviable pour un homme qui avait éteint les étoiles de son ciel et qui ne considérait la vie que comme une brève étape entre deux néants.
Quelqu'un qui vécut avec lui les années de collège, —- fils de bourgeois libéral bruxellois il fit ses études à l'Athénée de la rue du Chêne, - nous disait qu'il l'avait toujours connu semblable à lui-même : grave, austère, il « piochait » tout, le latin comme les mathématiques, le grec comme l'histoire. Les jeux de ses camarades lui faisaient faire la moue et il se passionna pour Comte et pour Proud'hon, - les deux divinités de son ciel ! - à l'âge et à une époque où, au dire du même Proud'hon, qui les connaissait bien, les étudiants de Bruxelles ne passaient guère leur temps qu'à fumer, à boire et à courir le cotillon.
Auguste Comte !... La Religion de l’Humanité !... Si celle-ci avait jamais connu d'autres temples que ceux qui lui furent élevés au Brésil, si vraiment le rêve de Comte, qui voulait même momentanément faire alliance avec le « pape noir », - opposant dans sa naïveté la puissance du général des Jésuites à celle du pape blanc de Rome, - était devenu réalité, Hector Denis eût été assurément le « cardinal camerlingue » désigné de ce Saint-Siège positiviste et laïc. Sonv culte pour le définiteur de l’agnosticisme avait quelque chose de mystique et quand, à l'Université Libre. du haut de sa chaire, il laissait tomber les oracles pythiques de sa foi, il donnait parfois à ses disciples pétrifiés la sensation confuse d'un Moise au Sinaï. Il n'en est pas moins incontestable que son enseignement philosophique a profondément imprégné toute une partie de la jeunesse universitaire de Bruxelles et qu'à la différence de son collègue feu Tiberghien, dont le spiritualisme impondérable ne recueillit jamais qu'un succès de politesse, il eut de nombreux disciples qui, au demeurant, ne retinrent de la philosophie du maître que sa partie négative et se gardèrent bien d'adhérer à sa partie constructive. la trouvant imprécise, nébuleuse et, au surplus, gênante pour l'élan de la passion et de l'instinct.
Encore adolescent, Hector Denis avait ardemment épousé la cause du socialisme. C’était un « rouge » dès les bancs de l'Université et il l'était avec la conviction profonde et généreuse qui fut toujours la marque indiscutable de son caractère. Après les journées de juin 1848, P. J. Proud'hon proscrit s'était réfugié en Belgique et sa pensée rayonnait dans le cénacle des jeunes démocrates rationalistes où apparaissaient au premier rang Hector Denis, Guillaume De Greef et Victor Arnould. Tous trois furent bientôt des proudhoniens convaincus et, malgré tout, malgré le triomphe du marxisme dans le socialisme belge, Hector Denis le resta dans une certaine mesure jusqu'au dernier jour.
Dès 1861, dans La Tribune du Peuple, un petit hebdomadaire socialiste bruxellois, il défendait les théories proudhoniennes ; puis, La Tribune du Peuple dispa rue, il batailla dans La Liberté contre les idées socialistes allemandes dont César De Paepe était chez nous l'apôtre. A cette époque, Hector Denis, à l'exemple de son maître, était hostile au collectivisme, c'est-à dire à l'appropriation collective de la terre et des instruments de production ; il était anticommuniste et anti-étatiste ; en politique, il se réclamait de l'autonomie et du fédéralisme et sa formule de suffrage consacrait la représentation des intérêts par la représentation du travail.
« Hors de là, disaient dans La Liberté les jeunes mutuellistes proudhoniens, le suffrage universel n'est plus qu'un mélange confus d'opinions individuelles et hétérogènes qui se trouvent représentées par un seul homme pour plusieurs milliers d'électeurs. »
Dans une formule plus ou moins approximative, nos proudhoniens voulaient concilier la bourgeoisie et le prolétariat, le capital et le salariat et mettre à la base de l'organisation sociale la réciprocité des services et la gratuité du crédit. De telles théories leur valaient de la part des marxistes les plus sévères condamnations. Karl Marx n'avait-il pas traité Proud'hon de « petit bourgeois » ?
Devant l'inexorable, Hector Denis s'inclina : après les victoires du Marxisme aux congrès de Bruxelles et de Bâle (1868-1869) et dans la seconde Internationale, il passa avec tout le socialisme belge sous la loi collectiviste ; mais il conserva au fond du cœur et de l'esprit ses anciennes prédilections, et toute son œuvre législative, dont on connait l'abondance touffue, les trahit. Ses préférences accusées pour les bourses du travail paritaires, pour les conseils de conciliation et d'arbitrage, pour le contrat collectif de travail, où il faisait prédominer l'idée de conciliation et d'entente des classes, ont souvent suscité dans les rangs du socialisme intégral des détracteurs et comme, chez lui, le socialisme était peut-être plus encore tendance que doctrine, il ne posait jamais la question sur le terrain du dogmatisme. II aurait pu dire : « Je suis votre docteur puisque je vous écoute ! »
* * *
N'ayant jamais pu comprendre que la Chambre n'est pas et ne peut être une Société d'Economie politique, il n'y rencontrait guère l'attention que méritaient souvent ses discours. Il est vrai de dire que sa voix sourde et la recherche légèrement pédantesque de son style, - il lisait toujours ses discours, - décourageait fréquemment les bonnes volontés. Au Parlement, il faisait figure de savant ; mais dans une Académie, on l'eut considéré comme un homme de science, très appliqué, très érudit, dont les conceptions et les formules puisaient surtout leur originalité dans la forme qu'il leur donnait et dans la gravité que leur prêtait son aspect austère et inspiré.
Au barreau. il n'apparut guère et, depuis de longues années, on ne l'avait plus revu dans les couloirs du Palais. L'Université de Bruxelles lui était particulièrement chère, - à ce point que, lors des incidents Reclus et de la fondation de l'Université Nouvelle, il resta, lui, socialiste, dans sa chaire de la rue des Sols. Au Parlement, il se dépensait surtout dans les commissions et les sections et ses « notes de minorité » y étaient célèbres.
Aimant, les humbles, il se consacrait à des œuvres de bienfaisance et il attachait un prix tout particulier au comité d' Habitations Ouvrières d'Ixelles, qu'il présidait avec un zèle incomparable.
Les dernières années de sa vie avaient été cruellement assombries par la mort de Mme Denis, qui avait été pour lui une collaboratrice empressée et dévouée, mettant un peu de lumière dans cette existence de sombre et obstiné labeur.
Le socialisme beige fleurira sa tombe d’églantines rouges. Il ne saurait assez la fleurir, car s'il ne perd pas en Hector Denis un « père de la foi », il perd davantage peut être: un homme à la vertu civique indiscutée, dont la parole austère et savante contribuait à faire absoudre par beaucoup bien des égarements de son parti.
Paul CROKAERT.
(Extrait du Vingtième Siècle, du 11 mai 1913)
Une nouvelle inattendue vient de nous parvenir : M. Hector Denis est mort, à à l'âge de 71 ans, uns nuit de vendredi à samedi. Les conditions de sa mort soudaine, que rien ne faisait prévoir - vendredi encore il prenait la parole à la Chambre dans la discussion de la situation financière - ces conditions, disons-nous, nous sont encore inconnues/ Il a, croit-on, succombé brusquement aux suites d'une congestion.
Nous étions aux antipodes des idées politiques ou philosophiques défendues par M. Hector Denis, mais ces divergences profondes ne nous empêchent pas de rendre justice à la parfaite dignité de sa vie.
En réalité, M. Hector Denis n’était pas ce qu’il est convenu d’appeler « un homme politique » : le rôle qu'il a joué à la Chambre où il siégeait depuis 1894, sa participation active aux affaires publiques, lui avaient été dictés moins par son tempérament que par son dévouement aux idées socialistes dont il fut, en Belgique l'un des premiers et des plus ardents défenseurs.
II était avant tout homme de science ; il se complaisait dons les dissertations un peu nuageuses, et la forme qu'il donnait à sa pensée tne contribuait guère à rendre cette pensée plus perceptible.
Elève philosophique, élève de Comte et de Proud 'hon dont il se proclamait « le disciple respectueux et reconnaissant », M. H. Denis cultivait avec un soin particulier et parfois lassant les expressions métaphysiques ; il excellait dans l'art de donner aux idées les plus simples un tour abstrait et nébuleux. Cette réserve faite sur la forme de sa pensée, nous reconnaissons que M. H. Denis était un travailleur infatigable, passé maître dans l'art des statistiques et des diagrammes, qui avait étudié et suivi avec une attention minutieuse le mouvement des idées en Belgique, dans l’Europe entière et qui, parfois, est sorti de son nuage pour suggérer quelques idées heureuses.
Au sein du parti socialiste, M. Hector Denis jouait un rôle de patriarche. Son âge, le souvenir des luttes passées, la place qu’il tint dans la première Internationale et qui en faisait comme un survivant de 48, son physique même tout, tout le prédisposait à ce rôle et ses avis étaient généralement accueillis comme des oracles. son prestige était très grand et l'affectueuse déférence de ses collègues socialistes allait jusqu'à affecter parfois des formes un peu obséquieuses.
Dans la défense de ses idées politiques et philosophique, cet homme d'apparence calme et studieuse, toujours absorbé, semblait-il, par des spéculations lointaines, était un passionné. Il débitait ses harangues d'une voix sourde et cassée, en soulignait les passages d'un geste professoral, mais parfois la votx s'élevait pour lancer une imprécation et la main s'agitait, dans un geste d'anathème.
C'était assurément une des figures curieuses du Parlement belge, et le parti socialiste perd en lui un homme qui se distinguait par sa fidélité au devoir, par la sincérité de ses convictions, autant que par la parfaite et simple dignité de sa vie.
(Extrait du Peuple, du 11 mai 1913)
Un deuil cruel, un coup de foudre, nous frappe :Hector Denis qui, la veille, à 6 heures du soir, était à la tribune de la Chambre, clôturant le grand débat sur les Bons du Trésor, par un bref aperçu d'ordre scientifique, qui rattachait dans une admirable synthèse - que nous ne savions pas être un testament - les prévisions financières, la notation des phénomènes économique, Hector Denis a succombé pendant la nuit ; ce noble cœur a cessé de battre !
C'est un penseur d'élite, c'est un probe érudit, c'est un des maîtres du savoir moderne, et c'est, avant tout, un incomparable ouvrier des idées de justice et de solidarité humaine, qui disparaît.
Le Parti ouvrier se réclame de lui plutôt qu'il ne le réclame, car un pareil caractère, une telle vie appartiennent à la collectivité et ne relèvent que l'époque où leur sillon de lumière reste tracé…
Sa foi seule égala son labeur, il fut les sociologue et le philosophe de notre évolution contemporaine ; il apparaît, héritier de Condorcet, comme le patriarche du plus sacré des apostolats, celui du relèvement social et de l'éducation populaire. Par dessus les heurts et les antagonismes de notre milieu si profondément utilitariste, il a dressé quand même le flambeau d'une morale laïque, autonome, positive et rationnelle, en dehors de toute spéculation théologique, délivrée de toute contrainte, réalisant avec Auguste Comte, la communion des âges, à travers le temps et des âmes dans l'esprit du libre examen, aboutissant à la conception vivante de la tolérance moderne, et s'efforçant de concilier sous l'influence de Proud'hon, l'épanouissement intégral de l'individu avec les nécessités et les obligations de l'intérêt supérieur de la communauté.
Aucun économiste ne fit davantage parler les faits et ses statistiques précieuses en apportèrent des formules définitives qui seront les matériaux de l'œuvre qui ne cessera jamais de s'édifier.
Ainsi Littré, assis au bord de l'océan, évoquait en ale remous des marées, le mouvement continu de l'évolution humaine, s'élargissant toujours dans les ondes du progrès.
« Savoir pour prévoir, afin de pouvoir. Cette devise, empruntée à Comte, fut celle de son inlassable et fière carrière, partagée jusqu'au bout entre l'étude, l'enseignement et le prosélytisme le plus haut et le plus militant.
II eût eu le droit de s'enfermer, comme en une tour d'ivoire, dans le sanctuaire de son prodigieux cabinet de travail, mi-laboratoire, mi-bibliothèque. II ne le voulut point.
Dès son adolescence, il entre résolument dans la lutte ardente ; on le rencontre déjà à l’avant-garde de La Rive gauche et de La Liberté , et plus tard, quand, plus de quinze ans après, le Parti ouvrier est constitué, il lui apporte le prestige de son nom, la sérénité de sa conscience.
Jamais il ne sépara la doctrine de l'action ; et si élevé que fut son idéalisme, il était imprégné d'un besoin immédiat de combativité, en vue de constantes et graduelles expérimentations. « Savoir pour prévoir, afin de pouvoir. »
Qui retracera l'altière beauté de cette physionomie, baignée du rayonnement d'un regard toujours en éveil, aux lignes affinées, à l'expression auréolée encore par l'âge, avec le blanchiment d'une épaisse chevelure ondulée qui l' apparentait, au masque traditionnel, nous ne dirons pas des fouriéristea qu'il aimait tant, mais des révolutionnaires un peu romantiques de 1848.
Une tendresse passionnée émanait de lui, quand il évoquait les petits et qu'il se penchait, par exemple, sur les ravages et les crimes de la mortalité infantile. Il avait le respect, le culte de la femme et du foyer. Quand la mort vint lui ravir celle qui fut sa dévouée et fidèle compagne et collaboratrice, on vit, pour la première fois, se pencher ce grand front de lutte et de bravoure et nul ne dira jamais ce qu'il fallut à notre illustre et pauvre ami, d'âpre vaillance, pour ne pas désespérer de son effort lui-même et pour continuer le bon combat, à l'exemple des stoïciens…
Deux souvenirs nous hantent, à cette heure douloureuse, où, sous le coup de l'émotion cruelle, nous évoquons la figure de celui auquel chacun de nous vouait une affection filiale.
Et d'abord, c'est l'apothéose de sa retraite à l'Université de Bruxelles, une émouvante série de manifestations, un défilé pathétique d'hommages, couronné par la démonstration radieuse, au Palais des Académies, avec les éloquents éloges de M. Paul Hymans, du recteur De Moor, du professeur Bommer, de M. Goblet d'Alviella, des élèves de l'Ecole normale et des étudiants de l'Alma Mater de Théodore Verhaegen.
Oh, la majestueuse simplicité de la réponse du héros de cette grandiose fête de famille. Nous entendons encore Hector Denis, après une merveilleuse leçon sur la philosophie positive, se tourner vers l'avenir, s'en faire l'annonciateur, prédire, que la science projetterait
de plus en plus un idéal nouveau dans la transformation de la propriété, des conditions de travail et de la solidarité humaine...
- Oui, la science projette devant nous cet idéal sans limite... Nous marchons vers la constitution définitive d'une morale humaine, fondée sur tonomie de la conscience humaine.
« Et vous qui me survivrez, vous pourrez avec gloire dire, ainsi que Gœthe : Nous en avons été... »
Que la gloire soit pour vous, ô vénéré et cher disparu !
Et nous songeons aussi la séance parlementaire mémorable du 7 février dernier, où, tout espoir d'aboutissement devant être abandonné, ne restait plus aux mandataires socialistes comme au Parti ouvrier, qu'à faire face aux grands devoirs de l’événement.
Hector Denis, au moment suprême, se leva devant la Chambre, solennellement muette et frappée de respect, ayant la sensation que son intervention empruntait aux circonstances comme à son caractère, quelque chose d'historique.
On lira, d'autre part, cette page inoubliable.
Ce qu'il est impossible de traduire, c'est le frémissement de la voix et de l'âme du grand citoyen, de cet apôtre de pacification et de bonté, terminant sa protestation et son appel, par le cri de sursaut et de lutte : « Vive la grève ! Vive la grève ! » Le « Dieu le veut ! » des croisées ne put retentir avec plus d'éclat et dè ferveur. La lutte du droit sembla, dès ce moment, avoir reçu nous ne savons quelle investiture acrée, et ce ne fut pas une ovation, ce fut un élan de tous les élus du prolétariat vers celui qui venait de couvrir la croisade nouvelle de son indiscutable autorité morale...
Maintenant, il repose et si nous ne pouvons aujourd'hui que le pleurer, demain son exemple et son verbe d'outre-tombe nous stimuleront à poursuivre notre tâche, pour que chacun de nous apporte, l'humilité de ses forces et de ses facultés, sa contribution modeste mais ininterrompue à l'œuvre qui ne cessera jamais de s'édifier...
Jules LEKEU.
DENIS (Hector-Achille), professeur, sociologue, statisticien et parlementaire, né à Braine-le-Comte le 20 avril 1842, décédé à Bruxelles le 10 mai 1913.
Il était fils de Joachim-Joseph Denis, à cette époque sous-ingénieur au chemin de fer, et de son épouse Clémence Vander Elst.
Il fit à l'Université libre de Bruxelles de brillantes études et conquit successivement le diplôme de docteur en Droit en 1865 et, trois ans plus tard, celui de docteur en Sciences, alliant ainsi deux formations scientifiques qui se trouvent rarement réunies en un même individu. Comme il l'écrivit plus tard, c'est « sous l'impulsion de la philosophie positive » qu'il entreprit de suivre les cours de la Faculté des Sciences. Notons en passant que ses études de sciences exercèrent sur sa mentalité une influence profonde et que c'est de ce côté qu'il faut regarder pour comprendre la tendance de Denis à assimiler le développement des sociétés humaines aux phénomènes de la vie et la préférence qu'il marqua toujours envers les solutions basées sur l'évolution naturelle.
Il s'inscrivit au barreau de Bruxelles, mais le prétoire n'avait pour lui que peu d'attraits. Sa vocation essentielle était le professorat ; il aimait à enseigner la jeunesse pour le plaisir de lui communiquer sa propre science et par une sympathie généreuse qu'il avait à l'égard de ceux qui étaient jeunes, ardents et désireux de s'instruire.
Reçu agrégé spécial par l'Université libre de Bruxelles en 1878, il fut chargé du cours d'Economie politique à l'Ecole polytechnique, depuis l'année académique 1878-1879 ; l'année suivante, en 1879, il reçut le titre de professeur extraordinaire. Sa carrière professorale allait en s'élargissant, car en 1880, il fut chargé de faire le cours de géographie à la section normale pour jeunes filles (Institut Gatti de Gamond) et, en 1881, de l'enseignement de l'Economie politique aux cours publics de la ville de Bruxelles. Cette dernière désignation mettait le sceau à sa carrière en assurant à son enseignement de l'Economie politique une large diffusion. Son auditoire était composé d'élèves de tout âge et de toute condition venus des milieux les plus divers : simples ouvriers, militants des organisations ouvrières, employés, instituteurs, simples curieux des choses de l'esprit se pressaient autour de sa chaire.
H. Denis n'avait ni un talent oratoire, ni un don d'exposés vivants. Ses leçons ressemblaient plutôt à des chapitres de ses livres. Mais elles étaient pleines de substance. En outre, la haute valeur morale du professeur, sa bonté infinie, son désintéressement absolu, sa sollicitude pour les étudiants, faisaient de lui un objet d'admiration pour tous ses élèves. E. Verhaeren écrivit de lui un jour : « Rarement il me fut donné de surprendre dans l'œil humain plus de bonté lucide et de fière honnêteté que dans les yeux d'Hector Denis ».
Après les événements de 1886, qui ouvrirent les yeux de ceux qui s'obstinaient encore à croire à la vertu du Iaisser-faire en matière sociale, le Gouvernement catholique constitua la Commission du Travail qui, chargée d'une vaste enquête, était invitée à soumettre au Gouvernement les solutions qu'elle préconisait pour mettre fin aux conflits sociaux et améliorer la condition des classes laborieuses. Hector Denis fut l'un des membres de la Commission du Travail où il représentait l'opinion socialiste. Dès les débuts de la Commission, il se signala par le dépôt d'un avant-projet de loi sur la conciliation entre patrons et ouvriers. La Commission du Travail préféra le système dont Victor Brants fut le rapporteur. Mais Hector Denis eut sa revanche, car la proposition de loi déposée au Parlement par Frère-Orban et qui devint la loi du 16 août 1887, instituant les Conseils de l'Industrie et du Travail, ressemblait beaucoup à la proposition défendue par Hector Denis devant la Commission du Travail. En de nombreuses occasions, qu'il serait trop long de rappeler ici, Denis se fit l'interprète, devant la Commission, des revendications de la classe ouvrière, mais il le fit toujours avec modération, en ne suspectant jamais ni les intentions ni les convictions de ses adversaires.
Son activité scientifique inlassable fut couronnée par son admission, en 1888, à l'ordinariat académique et quelques années plus tard, en 1892, par sa désignation comme recteur de l'Université libre de Bruxelles.
La même année 1892 vit la fondation du Conseil supérieur du Travail dont la mission consistait à donner au Gouvernement des avis sur les questions qui lui étaient soumises. Le Conseil supérieur du Travail comptait quarante-huit membres dont seize représentaient les patrons, seize les ouvriers et seize autres étaient choisis parmi les personnes versées dans les questions économiques et sociales. Les nominations des membres et du bureau appartenaient au Gouvernement. Hector Denis fut nommé parmi les seize sociologues choisis par le Gouvernement, parmi lesquels il rencontrait Victor Brants, Adolphe Prins, Mgr Rutten qui devait devenir évêque de Liège et le duc Joseph d'Ursel.
Les interventions d'Hector Denis étaient écoutées avec attention et déférence dans cet auditoire d'élite, où toutes les convictions sincères pouvaient se faire jour sans susciter d'orage ni se heurter à des passions partisanes. Aussi Hector Denis resta-t-il jusqu'à sa mort un des membres les plus assidus et les plus écoutés du Conseil supérieur du Travail.
La réforme électorale de 1893 introduisit le suffrage universel plural. Aux élections législatives de 1894, les socialistes et les libéraux progressistes de Liège avaient formé un cartel. Onze sièges étaient à pourvoir ; chaque parti désigna donc cinq candidats. Il fallait en plus un nom acceptable pour les deux partis. Avec enthousiasme on se mit d'accord sur celui d'Hector Denis qui figura en tête de la liste. C'est ainsi que débuta la carrière parlementaire de Denis qui ne finit qu'avec sa vie.
Elle fut marquée de nombreuses interventions dans toutes les questions d'ordre économique, social, budgétaire, etc. Elles étaient préparées avec soin, montrant une documentation profondément fouillée, appuyée de diagrammes qu'il exposait à ses collègues dans le but d'entraîner leur conviction. Mais ni l'hémicycle parlementaire ni l'auditoire n'étaient faits pour son genre d'éloquence ; sa voix, comme voilée et assourdie, n'eut jamais le ton parlementaire et ses discours, bien étudiés, n'avaient pas le mouvement qui emporte les assemblées. Cependant, bien qu'il parlât souvent devant de rares auditeurs, Hector Denis ne se découragea jamais et ce fut littéralement jusqu'au dernier jour de sa vie qu'il s'efforça de ramener ses adversaires à la compréhension de ses idées.
H. Denis joua néanmoins un rôle considérable dans un grand nombre de discussions parlementaires, par exemple dans celles relatives au renouvellement du privilège de la Banque Nationale, du régime du bassin houiller de la Campine, des assurances sociales, etc. Il déposa maintes propositions de loi qui n'avaient aucune chance d'être admises par les majorités conservatrices de l'époque. A signaler cependant sa proposition, devenue loi du 25 juin 1905, prescrivant à tout magasin ou boutique employant un personnel féminin d'être « pourvu d'un nombre de sièges égal à celui des femmes qui y sont employées ». On peut voir dans cette loi une manifestation des préoccupations sociales de H. Denis, de sa bonté, mais encore de son culte pour la femme.
Pendant que se déroulait sa carrière politique, Hector Denis restait fidèle à sa vocation essentielle, l'enseignement et la recherche scientifique. C'est à ce titre qu'il fut désigné par le fondateur de l'Institut des Sciences sociales, Ernest Solvay, comme l'un des trois directeurs de cet établissement scientifique, les deux autres étant Guillaume Degreef et Emile Vandervelde. Cette mission dura de 1897 à 1902. L'Institut des Sciences sociales tenait ses séances dans le vieil hôtel Ravenstein, à Bruxelles, et publiait des Annales qui parurent en dix volumes contenant spécialement des études monétaires, financières et économiques.
Le travail accompli par ses collaborateurs ne satisfaisait pas complètement Ernest Solvay qui les trouvait trop imprégnés des théories régnantes pour réaliser complètement les idées personnelles qu'il avait sur l'évolution de la Société. Aussi l'Institut des Sciences sociales disparut pour être remplacé par l'Institut de Sociologie Solvay dont la direction fut confiée à un seul directeur, Em. Waxweiler.
Nous avons dit qu'Hector Denis aimait à fortifier son argumentation par la citation de nombreuses statistiques et de faire la synthèse de celles-ci au moyen de diagrammes. Il consacra à ce travail de documentation de nombreuses journées de travail, d'autant plus laborieuses qu'il exécutait lui-même et avec le concours de sa dévouée compagne les calculs innombrables nécessités par cette présentation. Ce travail commença déjà en 1880 par la publication de la première partie de son Atlas statistique, consacré aux phénomènes économiques en Belgique, et l'on peut dire que cet effort fut poursuivi par Denis avec ténacité jusqu'à ses derniers jours. Aussi son œuvre statistique ne peut-elle, à cause de son étendue et de sa variété, être analysée, même pas complètement rappelée, dans une simple notice.
Cependant, il convient de tirer hors de pair la large contribution qu'il apporta à la constitution de la statistique du travail en Belgique, par sa collaboration importante aux délibérations du Conseil supérieur du Travail sur cet objet en 1895. En contribuant à l'édification du vaste programme dont l'Office du Travail fut chargé d'assurer l'exécution en 1895, Hector Denis peut être rangé parmi les fondateurs de la statistique du travail en Belgique.
Depuis 1886, Hector Denis était membre titulaire de l'Institut international de Statistique et prit part à plusieurs sessions de ce grand organisme scientifique international. H. Denis croyait à la perfectibilité indéfinie de l'esprit humain, il pensait que la science guiderait les hommes vers un avenir toujours meilleur, vers une société à base de justice et d'égalité. Ses conceptions philosophiques étaient inspirées surtout par les idées de Condorcet, d'A. Comte, de Proudhon. Il avait une admiration sans bornes pour Condorcet, l'auteur de « l'immortelle Esquisse », comme il disait. C'est surtout à lui qu'il emprunta sa croyance dans les progrès illimités de l'humanité. A. Comte, créateur de la philosophie positive, l'avait surtout impressionné par sa tendance d'allier la science à la philosophie sociale. Dans Proudhon il admirait le réformateur qui combattait à la fois l'individualisme et l'étatisme.
Au fond Denis est toujours resté partisan d'un socialisme à base mutuelliste et coopérative, même si vers la fin de sa vie il s'est rallié plus ou moins au collectivisme proprement dit. Il est toujours resté « l'homme de 1848 », partisan d'un socialisme idéaliste et volontariste, quelque peu romantique même. Il aspirait avant tout à l'élaboration d'un Droit nouveau qui devait se former beaucoup moins par l'action législative que par le développement des institutions représentatives des divers groupes sociaux, du Travail et du Capital notamment. C'est la raison pour laquelle il aspirait à la réorganisation du Parlement sur la base de la représentation des intérêts, ou plutôt de la représentation fonctionnelle, comme il aimait à dire. Sa toute première brochure était intitulée : Organisation représentative du travail et contenait les articles publiés dans La Liberté en 1872-1873. Dans sa dernière leçon à l'Université de Bruxelles, qu'il qualifia lui-même de « testament du professeur », il disait : « Les destinées du socialisme s'attachent aux progrès de la sociologie économique et de la sociologie juridique. Le socialisme est par-dessus tout dans la constitution d'un droit économique nouveau élisif des distinctions de classe ».
Sa croyance dans l'aptitude de la science sociale d'élaborer les formules nécessaires pour la transformation de la société a été une des forces qui animaient son inlassable labeur. « L'économie politique, disait-il en 1821, sr transforme sous nos yeux en une sociologie économique ; dans cette transformation elle puise la vertu suprême d'assurer une solution au problème social. »
H. Denis croyait aussi à l'affranchissement complet de l'esprit humain, à la formation d'une morale non révélée, d'une morale humaine universelle. Il terminait sa leçon-testament en disant : « L'un des plus grands événements de l'avenir, le plus grand sans doute, ce sera la constitution définitive d'une pure morale de l'humanité. Avec l'affirmation de l'autonomie humaine, avec la prise de possession par l'humanité du gouvernement de ses destinées, s'ouvrira une ère nouvelle dans l'histoire du monde, et il sera glorieux pour vous qui me survivrez, de pouvoir dire comme Goethe après Valmy : nous en avons été ».
L'œuvre scientifique d'Hector Denis a été analysée dans la notice que lui consacra E. Vandervelde dans l'Annuaire de l'Académie royale de 1938. Cette notice contient aussi une bibliographie complète de Denis. La production scientifique de Denis est d'une grande variété et d'une exceptionnelle richesse. Son Histoire des Systèmes économiques et socialistes, malheureusement inachevée, devait être la grande œuvre de sa vie. Il y fait preuve d'une extraordinaire érudition et d'une remarquable capacité d'analyse. Les deux volumes publiés sont encore toujours à consulter et à étudier pour l'histoire des idées de la seconde moitié du XVIIIème siècle et de la première moitié du XIXème siècle. Denis étudie d'une manière approfondie tout aussi bien les conceptions des physiocrates et d'A. Smith que celles de Sismondi ou de R. Owen. Son livre sur la Dépression économique et sociale (Bruxelles, 1895) est une contribution remarquable, malheureusement peu utilisée, à l'histoire économique de la seconde moitié du siècle passé.
Enfin les nombreux articles rédigés par H. Denis, ainsi que ses contributions aux travaux parlementaires (rapports, projets de loi, discours), constituent des apports très précieux soit à l'étude des théories philosophiques et sociologiques, soit à l'analyse des problèmes économiques et sociaux qui se posaient en Belgique durant le demi-siècle qui précéda la première guerre mondiale.
Cette brève notice biographique serait incomplète si nous ne la terminions en rappelant qu'en plus de ses enseignements et de ses travaux scientifiques, Hector Denis n'hésitait pas à se dévouer aux œuvres sociales. Il fut membre de quantité d'œuvres d'assistance et de solidarité. C'est après avoir présidé la séance de l'une d'elles : le Comité de Patronage des Habitations ouvrières d'Ixelles, après une journée écrasante de travail, qu'il s'endormit pour toujours.
Peu accessible aux discussions philosophiques, mais reconnaissant aisément ceux qui l'ont aimée et ont lutté pour elle, la classe ouvrière fit à Hector Denis d'émouvantes funérailles. C'était un matin de mai, en 1913. Un peu plus d'un an plus tard une guerre, dont les répercussions et les suites n'ont cessé d'ébranler le monde, allait éclater. Il est heureux pour Hector Denis qu'il n'ait point vécu cette heure tragique, son cœur en eût trop souffert.
Le caractère d'Hector Denis était fait de droiture et de bonté. Il avait un sentiment de l'équité développé au point qu'il souffrait presque physiquement lui-même à la vue d'une injustice collective ou individuelle ; rigide dans ses convictions, il était plein de compréhension envers les convictions d'autrui pourvu qu'elles fussent sincères et désintéressées. C'était un grand idéaliste, une nature noble, un esprit d'une noble élévation.
Voir aussi :
1° PUISSANT J., Notice biographique, sur le site du Maîtron (consulté le 11 décembre 2025)
2° VANDERVELDE E.Notice sur Hector Denis, dans l’Annuaire de l’Académie royale de Belgique, Bruxelles, 1938