Bertrand Louis, Philippe socialiste
né en 1856 à Molenbeek-Saint-Jean décédé en 1943 à Schaerbeek
Représentant 1894-1900 (Soignies) et 1900-1926 (Bruxelles)(Extrait des Hommes du Jour, Bruxelles, A. Lefèvre, 1895-1896, n°14)
Louis BERTRAND, député pour l’arrondissement de Soignies
L'homme dont nous donnons aujourd'hui le portrait est bien un ouvrier de la première heure.
Depuis plus de vingt ans, Louis Bertrand a participé à tous les mouvements démocratiques et socialistes dont le pays a été le théâtre.
Ce n'est que plus tard, quand on fera l'histoire du mouvement social en Belgique depuis 1870, que l'on s'apercevra du rôle important joué par Bertrand, de la grande somme de travail qu'il a produite, de l'énergie et de la ténacité mises au service de ses idées. L'avènement du suffrage universel en Belgique est en grande partie son œuvre et nous le prouverons autant que nous le permet le cadre restreint de notre publication.
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C'est bien un enfant du peuple que Louis Bertrand, dont le père, ouvrier marbrier, connut toutes les tortures du chômage, de la misère et de la maladie.
Né à Bruxelles le 15 janvier 1856, Louis Bertrand fréquenta l'école communale jusqu'à l'âge de douze ans. Il en fut retiré afin d'aider par son travail sa famille, privée du secours du père alité depuis plus de six mois. A cet effet, Bertrand se fit marchand de journaux et on put le voir pendant plus d'un an, en face la gare du Nord, crier et vendre la Chronique. Il apprend alors le tailleur de pierres, puis entre dans un atelier de marbrerie.
En 1872, éclate une grève très importante dans la maison Victor André, située chaussée de Haecht ; la grève dure six mois, les ouvriers marbriers s'engagent comme maçons, comme terrassiers, plutôt que de céder. Louis Bertrand est parmi les grévistes.
Ce mouvement de protestation ouvrit les yeux au jeune ouvrier qui jusqu'alors avait fait partie de la Société de Saint François-Xavier, groupe de la paroisse Saint-Roch, et il entra dans le Syndicat des marbriers et tailleurs de pierres dont il devint secrétaire.
Pendant les rares loisirs que lui laissait son rude travail, Bertrand lut et dévora les livres des penseurs socialistes et ne tarda pas à débuter, comme écrivain, en 1872, dans le journal La Persévérance, organe de son syndicat. Son premier article était intitulé : Oppression politique et religieuse. En même temps il se faisait recevoir à l'Internationale et aux sociétés rationalistes.
A la chute de l'Internationale, en 1875, Bertrand essaya, avec le concours des socialistes de Gand et d'Anvers, de constituer un parti socialiste belge sous le nom modeste d'Union ouvrière belge. Il avait réuni tous les groupes ouvriers et syndicats de Bruxelles dans la Chambre du Travail. Il eut alors à lutter contre les anciens de l'Internationale, qui espéraient toujours voir revivre la grande association.
A la Chambre du Travail toutes les notabilités du socialisme belge vinrent donner des conférences ; on entendit successivement Janson, Degreef, Hector Denis, César De Paepe, dont le magistral cours d'économie sociale fut on ne peut plus précieux pour Louis Bertrand.
En 1877, il est victime d'un accident de travail. Occupé avec trois autres ouvriers à décharger un bloc de marbre scié en tranches, ce bloc tomba renversant les quatre ouvriers et les blessant assez grièvement.
La même année, Bertrand fut délégué par la Chambre du Travail au congrès international socialiste de Gand. Ce congrès dura huit jours. La discussion fut longue et fort vive entre les anarchistes Brousse, Costa, Kropotkine, etc., et les étatistes représentés par De Paepe, Bertrand et Anseele pour la Belgique, Liebnecht pour les Allemands, Greulich pour les Suisses, etc.
C'est dans ce congrès que fut décidée, malgré les anciens internationalistes, l'entrée du parti socialiste dans les luttes politiques et que fut publié le manifeste du nouveau parti, préconisant la nécessité de l'action politique comme un puissant moyen d'agitation, de propagande, d'éducation populaire et de groupement.
A la même époque, Louis Bertrand publie une étude socialiste dans la revue allemande : Die Zukunf (L’Avenir). Ce travail, qui lui est payé cinq cents francs, lui permet de fonder la Voix de l'Ouvrier, journal socialiste hebdomadaire dont l'influence a été très grande et qui a converti bien des gens aux idées socialistes. De Paepe y écrivit une série d'articles remarquables sur la question sociale et sur le socialisme à l'étranger.
La Voix de l'Ouvrier cessa de paraître en 1881, puis reparut en 1884 et devint l'organe du parti socialiste belge et des Ligues ouvrières qui venaient de se fonder. On sait que La Voix de l'Ouvrier disparut en 1885 pour faire place au Peuple quotidien.
En 1878, Bertrand est délégué avec Van Beveren, de Gand, au congrès international de Paris. Ce congrès est interdit, Mac-Mahon régnant.
L'année suivante, Bertrand épouse une jeune ouvrière, polisseuse de bijoux, qui pendant les premières années de ménage travaille courageusement à l'existence de la petite famille, un enfant leur étant né. Ces premières années furent dures à Bertrand. Quelques mois après son mariage il est renvoyé par son patron à cause de ses opinions socialistes. Il fait de la librairie pour vivre, vend des vieux bouquins, accepte les travaux les plus ingrats pour apporter du pain à la maisonnée.
Il fonde La Trique ! avec Vaughan, - actuellement administrateur de L'Intransigeant - vaillant petit journal satirique, illustré avec talent et humour par Henri Bodart, mais qui rapporte plus d'honneur que de profit. En 1880, grâce à Malon, il devient employé chez M. Chaté, un proscrit français, chez lequel il apprend la comptabilité. Après il entre en la même qualité chez Léon Fontaine, l'ancien ménager de La Rive Gauche.
En 1881, Bertrand est délégué des socialistes belges au congrès de Zurich qui est interdit par les autorités du canton. Les délégués, parmi lesquels il y avait Liebnecht et Bebel pour l'Allemagne, Malon et Joffrin pour la France, Greulich pour la Suisse, etc., etc., se rendent alors par petits groupes à Coire dans le canton des Grisons et le congrès s'y tient pendant cinq jours sans attirer l'attention des autorités. Bertrand y lit un rapport sur la législation sociale, qui est traduit plus tard en néerlandais par Domela Nieuwenhuis. A ce congrès, on décida la constitution d'une fédération internationale du parti socialiste.
De 1878 à 1884, Bertrand est l'âme du mouvement pour l'obtention du suffrage universel, mouvement qui finit par vaincre l'apathie des ouvriers et rallia à lui tous les militants.
Lors de la fondation du journal La Réforme, Bertrand y est employé comme expéditeur et il continue à rédiger La Voix de l'Ouvrier ; c'était en 1884, année fertile en manifestations et en meetings. Inutile de dire que Bertrand fut de tous les mouvements démocratiques de cette époque, et qu'il prit part aux manifestations républicaines, organisées par Le National belge, dont l'énergique propagande mit la royauté à deux doigts de sa perte, et valut au journal l'expulsion de son directeur et de ses principaux collaborateurs.
Le National belge disparut en 1885 et le parti démocratique se trouva sans organe quotidien pour défendre ses principes. C'est alors que Bertrand, Volders, Defnet et d'autres, décidèrent la création d'un petit journal à deux centimes, qui deviendrait l'organe du Parti ouvrier. La Voix de l'Ouvrier et La République de Jean Volders, qui en était à son troisième numéro, disparurent pour faire place au Peuple.
On connaît le succès obtenu par l'organe de la démocratie socialiste, ses fréquents agrandissements, la haute autorité acquise par dix années de luttes et de travail ; mais que les débuts furent difficiles et pénibles!
On n'avait pas de ressources. Quelques groupes de Bruxelles et certaines personnalités socialistes avaient bien promis leur concours, mais la monnaie sonnante et trébuchante faisait absolument défaut.
Le premier numéro parut le samedi 12 novembre 1885, imprimé par Ed. Maheu qui faisait crédit. Les bureaux du nouveau journal furent installés dans une salle du premier étage, d'un cabaret de la rue des Sables. Pour meubler les bureaux, on emprunta les tables et les chaises de l'estaminet. Il faisait froid ; il fallut se procurer un poêle et des lampes pour s'éclairer, cela fut acheté chez le quincaillier d'en face, Pour le charbon, on se cotisa. A six heures dix, l'employé du quincaillier se présenta avec la facture acquittée. Milot - maintenant encore éditeur du Peuple - avait été nommé caissier administrateur ; il mit gravement ses lunettes et dit à l'employé : « - Mon ami, il est 6 heures 10, la caisse est fermée, il faudra repasser. »
La caisse ! il n'y en avait pas. Le coffre-fort était une boîte à cigares vide.
Le soir, à six heures et demie, Le Peuple paraissait et se vendit....
On voit le chemin qu'il a fait depuis lors.
Bertrand collabora au journal dès les premiers jours. L'administration de La Réforme vit cela d'un mauvais œil et lui chercha une querelle d'allemand.
Bertrand, sollicité par Volders, entra comme administrateur au Peuple et le resta pendant neuf ans.
C'est au Congrès tenu à Anvers les 15 et 16 août 1885, que le Parti ouvrier avait été définitivement constitué et les statuts et programme adoptés.
Bertrand présidait le congrès, assisté d'Anseele et de Van Beveren.
Depuis la fondation du Parti ouvrier, Bertrand est membre du Conseil général et a rempli les délicates fonctions de secrétaire pendant plus de trois ans.
Louis Bertrand est un de ceux qui ont le plus fait en Belgique, pour propager les idées de coopération. Il a été un des fondateurs de la boulangerie coopérative, berceau de la Maison du Peuple, et il rédige actuellement un excellent petit journal : Les Coopérateurs.
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Louis Bertrand possède comme publiciste un bagage considérable et sa propagande écrite n'est pas inférieure à sa propagande parlée.
Il a collaboré à plusieurs revues, entre autres au Socialisme progressif et à la Revue socialiste de Malon ; à la Société nouvelle publiée sous la direction de F. Brouez ; à la Revue de Belgique ; à la Revue politique ; à la Revue politique et parlementaire de Paris, etc.
Sa spécialité est la brochure de propagande ; il en a publié un nombre incalculable, les trois pages des Hommes du Jour seraient insuffisantes pour en relater les titres. Citons cependant les principales : sa première brochure intitulée : Aux ouvriers mineurs belges date de mai 1878. Vinrent ensuite : Les Accidents dans les mines ; la Situation des houilleurs au Borinage ; Cinquante années de prospérité ! ; La Réforme électorale ; Le Parti ouvrier en Belgique ; La Question ouvrière au congrès de Berlin ; Les Accidents du travail, excellente étude reproduite en feuilleton dans le Journal des Tribunaux ; Léopold II et son règne ; etc., etc. Toutes ces brochures sont écrites en un style simple et clair ; compréhensibles pour tous, elles sont excellentes pour la propagande.
Louis Bertrand a écrit plusieurs ouvrages de plus longue haleine : La coopération, un volume publié dans la Bibliothèque des connaissances modernes ; un Essai sur le salaire ; avec une préface de Benoît Malon ; Le logement de l'ouvrier et du pauvre en Belgique, avec préface du Dr De Paepe, livre qui valut à son auteur un diplôme de médaille d'or à l'exposition d'hygiène d'Ostende ; enfin la première série des Hommes du Jour, en collaboration avec Ch. Delfosse.
Pour ouvrir la campagne électorale de l'année dernière, Bertrand a écrit une brochure de 16 pages : Aux nouveaux électeurs, qui a été vendue à près de 200,000 exemplaires. Il a été chargé par le conseil général du Parti ouvrier, d'écrire les brochures adressées à toutes les grandes catégories d'électeurs et distribuées à deux millions d'exemplaires.
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Ces vingt années de travail et de propagande, sans un moment de défaillance ou de désespérance, ont placé Louis Bertrand au premier rang des défenseurs du socialisme. Aussi, en le choisissant comme candidat pour la Chambre, la Fédération ouvrière de l'arrondissement de Soignies, a-t-elle rendu justice à toute une vie consacrée au bon combat en faveur des opprimés et des spoliés.
Au premier tour, le 14 octobre 1894, Bertrand vint en tête de liste avec 16,915 voix ; les catholiques réunirent 18,000 en moyenne, les libéraux 14,000.
Le ballotage eut lieu entre socialistes et catholiques. Les candidats socialistes obtinrent : Bertrand, 27,047 voix, Mansart, 25,598 et Paquay, 25,223. Les cléricaux échouèrent avec 2,000 voix de minorité.
Louis Bertrand mena ardemment sa campagne électorale et il est pour beaucoup dans le succès obtenu par les socialistes.
A la Chambre il a continué simplement mais courageusement la tâche à laquelle il s'est dévoué. Il est peu de questions dans lesquelles il ne soit intervenu : Il a combattu la dotation de 200,000 francs en faveur du comte de Flandre ; il a interpellé M. Vandenpeereboom à propos de l'interdiction de la vente du journal Le Peuple dans les gares; il a pris part aux discussions concernant les prisons et la bienfaisance dans le budget de la justice ; les patentes des coopératives dans le budget des finances, ont fait l'objet de ses protestations, et à propos de la loi communale, il a défendu énergiquement la Commune de Paris, vilipendée et calomniée par les ignorants de la droite. Il a également prononcé un excellent discours contre les droits d'entrée, stigmatisant les affameurs du peuple.
Louis Bertrand est un bûcheur ; il ne manque ni une séance de la Chambre, ni une séance de commission. Il a présenté deux propositions de loi très importantes.
1° Projet de loi réglant la situation des fonctionnaires publics du royaume ;
2° Projet de loi sur la durée du travail des adultes (8 heures pour les ouvriers et employés des administrations publiques; 10 heures pour les autres, avec faculté de diminuer cette durée dans certaines conditions).
Ajoutons que Louis Bertrand est secrétaire du groupe socialiste à la Chambre, ce qui n'est pas une sinécure.
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Telle est l'œuvre de Louis Bertrand. Elle est celle d'un penseur sans prétention qui a dirigé toute son activité du côté des études politiques et économiques.
Bertrand est un modéré - on le lui reproche parfois. - Il l'avoue d'ailleurs bien volontiers, prétendant avec raison qu'il n'a jamais varié.
Ne possédant qu'une instruction rudimentaire, il est arrivé par un travail constant, par une volonté et une ténacité remarquables à écrire quotidiennement dans le Peuple des articles où la forme n'est pas inférieure à la pensée et qui sont un des attraits du journal socialiste. Bertrand déteste profondément les réunions publiques; il parle à son corps défendant, c'est un timide et s'il ne s'impose pas par la puissance de son éloquence, ses discours toujours bien étudiés, sans aucun souci des fleurs de rhétorique, vont droit au but et forcent l'attention et les applaudissements.
C'est un homme de haute valeur, un grand travailleur, d'un dévouement absolu à la cause des exploités qui, s'il est en ce moment à l'honneur, a été longtemps à la peine.
Nous sommes heureux de dire le bien que nous pensons de lui, regrettant que la place ne nous permette pas d'en dire davantage.
CH. D.
(Extrait de La Wallonie, du 1 juillet 1948)
Visages du socialisme. Louis Bertrand
Fondateur du Parti ouvrier en 1885, Louis Bertrand. Ancien ouvrier marbrier, participa, jusqu’à sa mort, à plus de quatre-vingts ans, à l'action socialiste.
C’était un Bruxellois pur. Il était à l’origine de toutes les grandes organisations nationales qui faisaient ensemble, sous l'égide du parti, la force de la classe ouvrière. Grand, robuste, corpulent, rond d'allure et de langage, il se distinguait par le bon sens. Jamais il ne s'engagea des aventures impossibles. Sagement, il pesait le pour et le contre des choses et ne s'embarquait qu'à bon escient. Cela ne signifie pas qu’il n'avait pas le goût du risque . Au contraire ! Pour se lancer en 1885 dans une entreprise comme la création d'un parti ouvrier, il fallait avoir du cœur au ventre. C'était se dresser contre les mœurs, les traditions, les pouvoirs établis. Un militant socialiste avait toujours six mois de prison qui lui pendaient devant le nez. Socialiste était synonyme de tout ce qu'il y avait de plus vil sur la terre. Sauf pour les socialistes, naturellement, qui partaient à la bataille avec des espoirs merveilleux.
Dire la part que prit Louis Bertrand à la lutte sociale ans notre pays, ce serait retracer toute l'histoire politique d'un demi-siècle. La place nous manquerait et le mieux est de renvoyer le lecteur curieux à l'Histoire de la démocratie en Belgique que publia Bertrand : deux volumes de plus de mille pages qui feraient honneur à un universitaire.
Il fut longtemps l'un des plus actifs de l'admirable équipe qui guida les travailleurs belges vers l'égalité. Compagnon de Vandervelde, d'Anseele, de De Brouckère de Huysmans, de Destrée, de Volders, de Joseph Wauters. il joua dans la vie du pays un rôle de premier plan.
Nul peut-être ne fit davantage pour l'éducation de la classe ouvrière. Dès les premiers jours, il écrivit dans Le Peuple d'où sa signature ne devait disparaitre qu'à sa mort, des articles lumineux. Personne ne savait comme lui exposer un problème, en décortiquer les aspects, en indiquer les solutions. Clarté, vigueur, sincérité, telles étaient les qualités de son style. La sincérité était dans sa nature. Même si elle était décevante, il proclamait la vérité. Il nous souvient d'articles sur les salaires qui, entre les deux guerres mondiales, provoquèrent la stupéfaction et l'indignation de nombreux camarades. Mais Louis Bertrand disait ce qu'i pensait et ce fut toujours la règle et l'honneur de la presse socialiste de notre pays de laisser à chacun la liberté de s'exprimer selon sa conscience dans ses colonnes. C'est à cela, en grande partie, que le socialisme belge doit d'avoir suivi de si près la réalité, d'avoir réalisé des conquêtes solides et de ne pas s'être perdu dans les nuages.
Aller à l'idéal et comprendre le réel. Cette recommandation de Jean Jaurès était la loi de Louis Bertrand. Aucune espérance ne lui semblait trop vaste pour le monde du travail appelé à succéder à la bourgeoisie à la tête des affaires. Mais si son front baignait dans le soleil, ses pieds étaient solidement plantés sur le sol. Il examinait tout sous l'angle du bon sens. Il calculait, mesurait, pesait, laissant au hasard la moindre part. Et pour bien faire tout cela, il étudiait sans perdre une minute. Sa maison était un musée de la documentation.
Ce qui ne l'empêchait pas d'être un bon vivant. Il humait volontiers une gueuze et faisait assidûment sa partie de cartes. Parvenu au faîte des honneurs, il avait conservé ses habitudes et ses amis. Car Bertrand, parti de rien, était devenu un grand personnage. Au lendemain de la guerre de 1914-1918, lorsqu'il fallut faire place à des représentants de la classe ouvrière dans les différents corps constitués, Albert Ier le nomma ministre d'Etat et lui conféra le grand cordon de l'ordre de Léopold, la même distinction que les généraux qui avaient victorieusement commandé devant l'ennemi. La bourgeoisie capitaliste ne savoura peut-être pas comme il convenait cet hommage rendu à l'un de ses plus rudes adversaires, mais Bertrand - on lui pardonnera ce petit péché - en tirait un légitime orgueil. Il avait soigneusement rangé le grand cordon dans une boîte à chaussures au fond de sa garde-robe et ne l'en tirait que pour s'en parer à l'occasion de cérémonies où l'appelait sa dignité.
Il y était à sa place. Parmi les hommes qui déclenchèrent, développèrent et consolidèrent le progrès social dans ce pays qui fut un moment le paradis du capitalisme, il figurait au premier rang.
Ce sage abandonna la vie active à soixante-dix ans. Tranquillement, comme un bon ouvrier qui a bien mérité sa retraite, il abandonna le Parlement et tous les organismes dont il avait été l'un des plus ardents animateurs. Mais il tint à rester en contact avec les travailleurs. Chaque semaine, le lundi. il publiait un leader dans Le Peuple, où l'on retrouva jusqu'au bout, la verve et la lucidité qui plaisaient aux lecteurs.
Rien de plus touchant que cette longue fidélité de nos vieux chefs. La mort seule les désarmait. Un jour que nous rendions visite à Bertrand dans sa maison de Schaerbeek, il nous dit, au cours de la conversation : « Oui je l'écrivais hier à Anseele, qui m'avait demandé de la documentation à propos de... » Ces paroles nous remuèrent. Anseele et Bertrand avaient tenu ensemble le Parti ouvrier. sur les fonts baptismaux. Ils avaient tous deux dans les quatre-vingts ans. Ils ne se reposaient pas encore. Ils continuaient à suivre les batailles de leurs camarades plus jeunes et, pour les aider, se passaient des renseignements.
Il n'est pas de plus bel exemple à citer à ceux qui entrent dans la carrière. Louis Bertrand, ancien ouvrier, mort ministre d’Etat, vilipendé dans sa jeunesse comme un brigand par une bourgeoisie apeurée et conduit au cimetière avec la pompe officielle : c'est un raccourci saisissant des progrès réalisés en cinquante ans sous le signe du socialisme.
E. R.
( Extrait du site Archives et Bibliothèque de l’Institut Emile Vandervelde , consulté le 2 décembre 2025)
Louis Bertrand naît à Molenbeek-Saint-Jean, le 15 janvier 1856. Fils aîné de Pierre-Joseph, ouvrier marbrier, et de Emerence-Julie Delporte, journalière, il quitte l'école communale dès l’âge de douze ans et entre dans la vie professionnelle pour apporter un revenu d'appoint à sa famille. Vendeur de journaux pendant plus d'un an, il devient en 1871 apprenti marbrier.
Il est très tôt en contact, grâce à son père d’abord, avec les premiers syndicalistes, les internationalistes et les communards exilés en Belgique. Confronté à la lutte sociale, il s'inscrit à la section bruxelloise de l'Association Internationale des Travailleurs, adhère aux sociétés rationalistes, l'Affranchissement et les Solidaires, et milite activement à la Chambre syndicale des ouvriers marbriers, sculpteurs et tailleurs de pierre, puis à la Chambre du travail, fédération des sociétés ouvrières de Bruxelles, dont il devient le secrétaire en 1875. Il côtoie alors Emile Flahaut et Désiré Brismée, rédacteur et imprimeur de La Persévérance, qui publie son premier article. Il lit les écrits de Guillaume De Greef et Hector Denis, fréquente César De Paepe et Gustave Bazin qui contribuent à sa formation intellectuelle, noue des liens avec Philippe Coenen et Edouard Anseele qui militent à Gand. Ses activités syndicales et politiques lui valent d'être congédié de son atelier en 1879.
Sa vie, marquée pendant plusieurs années par la précarité professionnelle, s’oriente définitivement vers le journalisme militant et les travaux de publiciste. Pour vivre, il devient libraire. Il diffuse des journaux, vend des ouvrages publiés par livraison, place des abonnements pour des revues socialistes tout en poursuivant la propagande par la brochure et par la presse.
Fondateur de La Voix de l'Ouvrier, qui trouve des lecteurs jusqu'en France, il crée avec Ernest Vaughan un hebdomadaire satirique, La Trique, et avec Charles Delfosse, Les Hommes du Jour, un hebdomadaire biographique illustré.
Cheville ouvrière du mouvement pour le suffrage universel, il participe activement aux diverses associations qui précèdent la création du Parti Ouvrier Belge (P.O.B.) : membre du Parti socialiste brabançon, fondateur de la Boulangerie ouvrière (1881), - ancêtre de la Maison du Peuple -, il est auteur du règlement de la Ligue ouvrière de Bruxelles (1884).
C’est à l'initiative de celle-ci qu’est convoqué un congrès ouvrier à Bruxelles les 4 et 5 avril 1885 afin de structurer les organisations ouvrières en parti. De ce congrès, dont Bertrand rédige le rapport introductif, naît le P.O.B.
Le nouveau parti, au sein duquel il exerce la charge de secrétaire, décide, dès décembre 1885, la création d’un quotidien bon marché: Le Peuple. L. Bertrand en devient l’administrateur et, avec J. Volders, le principal rédacteur politique.
Après la révision de la Constitution accordant le vote plural, L. Bertrand se présente aux élections de 1894. Il est élu député de Soignies et fait ainsi partie des premiers représentants socialistes entrés au Parlement. En 1900, il devient député de Bruxelles. Il le restera jusqu’au 15 janvier 1926, date de son 70e anniversaire, où il décide de démissionner. Malgré le dépôt de plusieurs propositions de loi sur le statut des ouvriers des pouvoirs publics, sur la réglementation du temps de travail, du travail de nuit et du repos hebdomadaire…, l’action parlementaire ne constitue pas le socle de sa vie militante, davantage axée sur le mouvement coopératif et la vie communale auxquels s’ajoute une inlassable activité de publiciste.
Dès 1890, L. Bertrand avait défini les principes du programme communal du P.O.B. Il allait les appliquer dans sa commune de Schaerbeek, où il siégera sans discontinuer de 1895 à 1920, d’abord comme conseiller puis comme échevin des finances. Pour lui, la commune offre aux socialistes la possibilité d’accéder au pouvoir plus rapidement qu’au plan national. Elle est surtout le lieu où ils pourront commencer à transformer le régime en appliquant des réformes immédiates sans attendre des modifications de la législation nationale.
Mais la grande affaire de sa vie sera la coopération autour de laquelle se structure sa pensée théorique. La coopération est un moyen au service du socialisme, c’est du moins ainsi qu’il voit les choses dans les années quatre-vingts, par la suite elle deviendra un but en soi. Et pour atteindre cet objectif, il s’investit beaucoup dans les tentatives de créer une grande fédération des coopératives au sein du P.O.B.
Après quelques essais infructueux, il fonde et préside la Fédération des coopératives belges qui s’occupera, notamment par l’intermédiaire de l’Office coopératif, de propagande et de politique générale. A partir de 1904 et jusqu’en 1921, il siège au comité central de l’Alliance coopérative internationale. Il a également été membre du conseil d’administration des Verenigde wevers, de la Banque belge du travail et cofondateur de La Prévoyance sociale.
Durant la première guerre, il fait partie du Comité national de secours et d’alimentation et participe activement aux réunions de parlementaires qui se tiennent à l’issue du comité exécutif de cet organe. C’est dès lors sans surprise qu’on le voit prendre part aux discussions, qui en novembre 1918, rassemblent parlementaires belges, dirigeants du Comité national, diplomates étrangers, et être dans la foulée convoqué par le roi à Lophem. Il y défend le programme du POB : S.U., journée des huit heures, abrogation de l’article 310 du code pénal…. Le 21 novembre, il est nommé ministre d’Etat, puis peu après élu vice-président de la Chambre des représentants.
Louis Bertrand laisse derrière lui, outre l’image d’un réformiste avant tout pragmatique, une œuvre écrite très importante. Celle-ci est composée d’un nombre considérable de brochures de propagande, d’informations, de rapports et de quelques ouvrages marquants : La Belgique en 1886 (1886), L’histoire de la coopération en Belgique (1902), L’histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique (1906), L'occupation allemande en Belgique (1919), les biographies d’E. Anseele et C. De Paepe qui lui furent l’un et l’autre très proches. Enfin, retiré de la vie politique active, il publiera les Souvenirs d’un meneur socialiste (1927) qui constituent une source importante pour l’histoire des origines du socialisme en Belgique.
Voir aussi :
1° PUISSANT J, Bertrand Louis, Philippe, sur le site du Maîtron (consulté le 2 décembre 2025)
2° ABS R., Biographie nationale de Belgique, Bruxelles, Académie royale de Belgique, t 37, 1971, col. 39-55
3° L’ouvrage de Louis Bertrand sur l’Histoire du socialisme et de la démocratie en Belgique est par ailleurs disponible sur le présent site, à la rubrique Documentation