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Anseele Edouard (1856-1938)

Biographie

(Extrait des Hommes du jour, [Bruxelles, 1895)à

La nouvelle législation électorale a amené au parlement une minorité importante de députés socialistes.

Parmi les nouveaux venus à la vie parlementaire, celui qui attire le plus l'attention est indiscutablement Edouard Anseele, député de Liége.

Depuis l'ouverture de la Législature, il n'a cessé d'être sur la brèche, et ses nombreux discours, peu académiques sans doute, mais marqués au coin de la plus grande sincérité, ont révolutionné le pays. Ce flamand représentant de l'arrondissement le plus wallon de la Wallonie excite la curiosité de tous, partisans ou adversaires.

La virulence de ses attaques qui l'a fait surnommer le « virtuose de la brutalité » peut lui faire supposer un caractère violent et brutal ; il n'en est rien. Anseele est plutôt un timide. Un peu gauche, sans façons, il ne plaît guère au premier abord. Ses intimes l'appellent : « Un paysan du Danube » mais c'est un cœur d'or et un modeste.

Un exemple : Depuis cinq mois qu'il est membre de la Chambre, il est sollicité pour aller poser devant l'objectif de MM. Géruzet frères, photographes ordinaires de nos honorables, et il n'y a pas encore été ; c'est ce qui nous oblige de nous servir d'une photographie un peu lointaine.

A un autre qui lui demandait des notes biographiques, il tourna les talons en grommelant : « des notes biographiques ! que voulez-vous que je vous dise ? »

* * *

Edouard Anseele est né à Gand en juillet 1856 ; son père, ouvrier cordonnier, voulait donner une bonne instruction à ses enfants. Edouard entra à l'école communale et se fit remarquer par sa vive intelligence.

M. Laurent, qui s'occupa beaucoup des œuvres d'instruction dans la vieille cité des Artevelde, l'encouragea et fit obtenir une bourse à Anseele qui fréquenta l'Athénée jusqu'en troisième.

Sorti de l'école, il fallait chercher une position. Anseele devint clerc de notaire, puis commis aux écritures chez un fabricant, M. Fiévé, aujourd'hui sénateur catholique.

Dans la fameuse séance du mois de janvier dernier où il avait dénoncé les abus de l'industrialisme gantois, comme on se récriait à droite sur certaines de ses paroles, il déclara :

« Libre à vous de parler de mon soi-disant ton arrogant et de mes expressions peu choisies. Cela n'a pas d'importance. Moi qui ne suis qu'un simple ouvrier... »

Et aussitôt, le député Liebaert de s'écrier :

« Vous n'êtes pas un ouvrier ! »

Et M. de Guchtenaere d'ajouter : « Vous êtes un grand patron ! »

Voici comment Anseele répondit à ces deux droitiers :

Le citoyen ANSEELE. - « Patron ? parce que je suis le directeur d'une coopérative ouvrière ?

« On dirait que vous avez à cœur de m'interrompra. Vous ne m'empêcherez pas de prononcer le discours que je me suis proposé de faire. Je ne me laisserai pas détourner de mon sujet par des interruptions de ceux qui n'oseraient pas soutenir leur thèse comme je soutiens la mienne. »

M. Huyshauwer proteste en frappant violemment sur son banc : « Moi, j'ai lutté pour mon salaire, vous pas ! »

Le citoyen ANSEELE. – « J'ai toujours vécu, je vis encore de mon travail. J'ai été commis chez M. Fiévé, sénateur. Je gagnais 30 francs par mois pour 11 heures de travail.

« J'ai vendu le journal le Werker dans les rues de Gand pour apprendre le métier de typographe.

« Mais votre tactique est de faire dévier le débat. Elle ne réussira pas. Vous ne me ferez pas dire autre chose que ce que j'avais l'intention de dire.

« Je suis un brutal, dit-on. On a fait le même reproche à Jésus, à Luther, à tant d'autres, à tous ceux qui ont voulu transformer la société. J'ai été tant calomnié, tant insulté dans vos journaux que je suis cuirassé maintenant contre tout ce que vous pouvez dire.

« N'avez-vous pas dit de moi que je volais les ouvriers du Vooruit, que j'avais des châteaux, des maisons, que je gagnais 1 franc par sac de farine ?

« Vous, des chrétiens, des catholiques, vous avez commis contre moi le péché mortel de mensonge, vous mentez effrontément. » (Rumeurs à droite. Cris : A l'Ordre.)

M. le président : « A qui adressez-vous ces paroles ? »

Le citoyen Anseele. – « A plusieurs de vos journaux. Moi, comme administrateur du Vooruit, je gagne un peu moins que vos administrateurs des sociétés anonymes : Je gagne 40 francs par semaine, ce qu'il vous faut pour vos cigares. » (Rires à gauche)

Cela fut dit simplement, et fit une profonde impression !

* * *

En effet, Anseele quitta l'emploi de commis aux écritures pour aller vendre dans les rues et quartiers populaires le Werker, organe de l'Association internationale des Travailleurs.

Son patron, ses camarades, ses parents le crurent devenu fou.

Comment ! être commis, être un monsieur, être « sur un bureau » - un rêve pour beaucoup ! - et se faire simple marchand de journaux !..

Comment cela s'était-il produit ?

C'était en 1874. Le mouvement socialiste venait de se réveiller à Gand, grâce à Edmond Van Beveren. Des réunions avaient lieu toutes les semaines dans un local près de l'Hôtel de Ville de Gand.

Anseele, alors, était un libéral. Un soir, sa curiosité l'attira au local socialiste où se donnait une conférence. Il ne dit rien d'abord ; puis retourna aux réunions.

L'Internationale était à son déclin. On discutait encore beaucoup, à cette époque, les idées théoriques des penseurs socialistes. On s'intéressait à l'organisation sociale future, telle que la rêvent les socialistes.

Anseele, timidement, prit la parole et fit des objections. Van Beveren lui répondit et, bientôt, Anseele fut converti aux idées nouvelles de rénovation sociale.

Dès lors, il se jeta à corps perdu dans le mouvement socialiste : il avait 18 ans !

Van Beveren et lui s'occupèrent de la propagande. Ils se mirent en rapport avec les socialistes anversois et avec ceux de Bruxelles. Louis Bertrand venait de fonder la Chambre du Travail, fédération des sociétés ouvrières de la capitale. Une réunion eut lieu et l'on décida de commencer une agitation en faveur d'une législation protectrice du travail des femmes et des enfants.

* * *

Anseele continuait à vendre le Werker hebdomadaire le samedi soir, à la sortie des fabriques et le dimanche dans les quartiers ouvriers. Il se fit apprenti typographe chez la veuve Hage, rue de Bruxelles.

Avec Van Beveren, il fonda le Volkswil (la Volonté du Peuple) et se mit à écrire et à parler.

C'est à cette époque qu'il écrivit un roman : Sacrifié pour le Peuple qui eut un grand succès à Gand et qui, depuis, fut traduit en français, en allemand et en espagnol. Il écrivit un autre roman qui réussit moins bien : la Révolution de 1830.

Sacrifié pour le Peuple est l'histoire d'Emile Moyson, - fils de bourgeois qui s'est livré corps et âme à la défense des ouvriers gantois. Il meurt jeune et pauvre.

* * *

Anseele, avec quelques amis, fonda la boulangerie coopérative Vooruit en 1880. Les débuts furent difficiles. Le premier four fut établi dans la cour d'un petit cabaret de la rue Saint-Gilles. Quatre ans plus tard, le Vooruit s'installait Marché-au-Fil, avec des fours perfectionnés et des pétrins mécaniques... On sait quels résultats merveilleux ont été obtenus et le Vooruit est cité comme une des plus belles organisations ouvrières.

En 1884, se fonde le journal Vooruit, petit quotidien à deux centimes dont Anseele est nommé rédacteur: Il divise ainsi son temps en deux parties : il administre la coopérative et il dirige et rédige le journal. Partisan de la journée de huit heures, il en travaille seize !...

* * *

Nous voici en 1886.

L'émeute grandit dans le pays industriel. Là surtout où la masse ouvrière n'est pas organisée, des conflits sanglants surgissent ; on pille, on saccage tout.

Un soir, à la fin d'un meeting tenu au Vooruit, arriva un télégramme annonçant qu'une grève venait d'éclater à Courtrai. Anseele prononça alors ces paroles :

« L'émeute approche de notre cité. Restons calmes, cependant, camarades, car si des troubles éclatent ici, une répression aura lieu et ce jour-là il y aura fête au palais de l'archevêque de Malines et au château de Léopold II.., assassin Ier. ».

Le même jour, le Vooruit avait publié, en gros caractères, l'avis suivant :

« A nos lecteurs !

« Lisez ! lisez !

« A Seraing et dans les environs, on force les soldats à tirer sur le peuple. Nous ne pouvons empêcher cette guerre fratricide.

« Mais vous, pères, mères, frères, sœurs, amantes, vous le pouvez.

« Ecrivez vite, très vite, à tous vos parents ou amis de l'armée ; suppliez-les, au nom de tout ce qui leur est cher, de ne point tirer sur le peuple.

« Ouvriers !

« Les gouvernants et les riches font des meurtriers de vos enfants !

« Les grèves s'étendent partout ! Presque tous les soldats seront bientôt forcés de devenir les meurtriers du peuple, au profit des exploiteurs.

« Pères, mères !

« Empêchez ce crime ! Ne permettez pas que du sang d'ouvrier macule la main de vos enfants ! « Ecrivez-leur vite, faites écrire si vous n'êtes pas lettrés, qu'ils se rappellent que leur mère, leurs parents, sont des ouvriers, qu’ils deviendront, eux-mêmes des ouvriers quand il seront délivrés du joug militaire.

« Plaidez la cause de l'humanité et de l'amour du peuple !

« Ainsi nous empêcherons le triste spectacle d'ouvriers faisant couler le sang d'ouvrière !

« La Rédaction. »

Pour ces deux faits, Anseele est poursuivi devant la Cour d'assises. L'acte d'accusation dirigé par l'avocat général de Gamond, dit qu'« Anseele est un homme capable, qui à su observer le respect de la légalité, comme il avait fait maintenir ce respect aux autres. Sa conduite et sa moralité sont irréprochables. »

Paul Janson et Victor Arnould défendent l'accusé qui est acquitté pour insulte au roi, mais condamné à six mois de prison pour son manifeste aux pères et mères de famille qui, d'après l'accusation, « attaquait méchamment la force obligatoire des lois. »

* * *

Anseele fit ses six mois de prison très courageusement. Il fit son entrée à la maison de force de Gand, le chapeau levé, en criant : « Courage camarades ! »

En prison, Anseele apprit l'anglais et se perfectionna dans la langue allemande. Quelques mois de prison font du bien aux « meneurs socialistes. »

C'est en prison que Bebel et Liebknecht ont écrit leurs livres. Quand ils sont en liberté, ils n'ont pas le temps d'écrire des ouvrages de longue haleine.

Depuis 1886, Anseele a continué l'œuvre de propagande et d'organisation si bien commencée. La coopérative Vooruit grandit sans cesse. De nouveaux magasins et ateliers sont installés chaque année et la clientèle augmente. Quant au journal, il ne s'en occupe plus guère et le petit Vooruit prospère aussi. Ne vient-il pas d'acheter une machine rotative?

* * *

A propos de cette admirable création du Vooruit, un écrivain conservateur français, M. de Wyzewa, disait dernièrement dans le Figaro :

« Le Vooruit se charge de nourrir gratuitement les ouvriers malades, les veuves et les orphelins. Les ouvriers qu'il emploie n'ont jamais à travailler plus de neuf heures : ils sont mieux payés que les ouvriers des meilleures fabriques appartenant à des particuliers. Et non seulement le Vooruit est en soi un petit Etat socialiste : il agit au dehors, par le fait même de sa terrible concurrence, pour faire baisser le prix des vivres, améliorer en mille manières la condition matérielle des ouvriers gantois.

« Le Vooruit, en même temps qu'il est destiné à améliorer la situation présente des ouvriers, sert aussi à la propagande et au développement des idées socialistes. Là est son but essentiel. Le Vooruit ne doit pas seulement contribuer à faire vivre l'ouvrier à moins de frais et avec plus de bien-être : il doit encore et surtout éveiller, entretenir en lui le sentiment de ses droits et lui donner un jour le moyen de les faire valoir. En même temps qu'une fabrique et un magasin, il est aussi une école, l'arsenal d'une armée nouvelle.

« Inutile de dire que cette organisation morale repose uniquement, comme l'organisation matérielle, sur les recettes de la boulangerie. C'est un pain socialiste que M. Anseele fait manger aux ouvriers gantois. Une partie des bénéfices est prélevée au profit de la caisse du Vooruit, et ainsi se forme peu à peu un fonds de propagande, un trésor sagement entretenu, précieux aujourd'hui pour la résistance comme il pourra l'être bientôt pour l'attaque. C'est avec cet argent que s'imprime le journal socialiste flamand, le Vooruit, une petite feuille de deux centimes, toute pleine de renseignements sur les progrès du parti, de conseils pratiques, de simples et saillants exposés de la doctrine socialiste : c'est avec cet argent que s'impriment d'innombrables brochures en flamand et en français, des romans populaires et des pamphlets et des manuels d'histoire, toujours expressément destinés à répandre et à encourager parmi les ouvriers le désir de la lutte. C'est l'argent du Vooruit qui permet aux ouvriers de faire durer les grèves jusqu'à ce qu'ils aient obtenu des patrons les concessions qu'ils réclament. »

Et Anseele est député, et député de Liége encore, lui flamand ! Les Coremans n'y comprennent rien !

Songez donc : des Wallons, des Liégeois, envoyer à la Chambre, pour les représenter, un Gantois !... « Les socialistes doivent être rudement forts et disciplinés pour agir ainsi », disait M. Coremans, il y a quelque jours, à un membre de l'extrême gauche.

A la Chambre, Anseele tient bien sa place. Ses discours font une grande impression, surtout sur les masses ouvrières.

Homme du peuple, il parle le mâle langage du peuple. Il n'y va pas par quatre chemins et appelle un chat un chat et les industriels qui volent leurs ouvriers : « Cartouche et Cie » !

Il est très fougueux ; c'est une question de tempérament. Il y a bien des orateurs endormants !

Puis, n'oublions pas que nous avons à faire à un flamand qui ne connaît pas les finesses de la langue française, qui pense en flamand et doit faire des efforts constants, quand il parle français, pour trouver le mot juste.

* * *

Voilà l'homme que nous présentons aujourd'hui à nos lecteurs. On peut ne pas partager ses idées ; on peut même ne pas aimer la façon parfois brutale avec laquelle il les défend, mais on doit saluer ce sincère, ce désintéressé, cet homme qui a voué sa vie à ses frères malheureux.

Anseele n'a pas quarante ans. Il est fort et donnera encore du fil à retordre aux adversaires du socialisme.

Pour finir, apprenons à nos lectrices qu'Anseele est célibataire et qu'il vit avec sa vieille mère qui lui dit, lorsque le tribun la quitte pour aller à la Chambre :

« Taillez-leur des croupières, mon enfant ! »

Il y a assez bien réussi, jusqu'à maintenant !


(Extrait du Soir, du 19 février 1938)

La mort de M. Edouard Anseele

Avec Edouard Anseele disparaît une des grandes figures du socialisme belge.

M. Anseele était né à Gand, le 26 juillet 1856, de parents ouvriers. Son père exerçait le métier de cordonnier. M. Edouard Anseele intelligent et studieux, quittait, à l’âge de 19 ans, l'Athénée de Gand pour occuper un emploi chez un marchand de bois de la ville. Mais ce gagne-pain lui apparaissait par trop sédentaire et il rêvait de devenir marin. Il fit un court séjour en Angleterre, dans l'intention de s'enrôler à bord d'un navire. Mais il rentra vite au bercail.

Son entrée dans le mouvement ouvrier socialiste date de 1874. Avec Van Beveren, il fut partout sur la brèche pour défendre les intérêts des ouvriers.

En 1880, il fonda le journal « De Werker », suivi, en 1881-1882, du journal « Vooruit » dont il fut le premier rédacteur en chef.

En 1886, il encourut une peine d'emprisonnement de six mois pour avoir exhorté les mères, dans ses « Brieven aan de moeders », à conseiller à leurs fils soldats de ne pas tirer sur les grévistes wallons. En 1894, M. fut envoyé la Chambre des représentants par la ville de Liége.

A l'expiration de son mandat, celui-ci fut renouvelé par le parti socialiste de l'arrondissement de Gand-Eecloo.

En 1895, M. Edouard Anseele entra, avec quelques socialistes, au Conseil communal de Gand.

Le Collège échevinal homogène libéral fut renversé en 1909 par une coalition catholique-socialiste et M. Anseele fut nommé premier échevin.

A cette époque, M. Anseele ne rêvait que de coopération. A son avis, les idées coopératives pouvaient être appliquées à la grande production industrielle. Les industriels gantois avaient beau lui dire qu'il était plus facile de fonder des coopératives pour fabriquer du pain que d'appliquer les idées coopératives à la fabrication de tissus. M. Anseele n'en démordait point.

« Je voudrais, disait-il, fonder une grande fabrique, filature et tissage, pour montrer à ces messieurs les grands industriels que la classe ouvrière est capable de faire vivre et prospérer de semblables entreprises.

« Je voudrais, pour les pêcheurs de la côte, avoir une flottille de pêche coopérative. voguant dans la mer du Nord, le drapeau rouge déployé, nous apportant chaque jour du poisson frais que nous céderions à bon marché à nos coopérativesr, tout en payant largement les pauvres et courageux pêcheurs, si malheureux, si exploités aujourd'hui. »

M. Ernest Solvay ayant, au Sénat, exposé des idées sur la libre socialisation et sur l'organisation du travail, M. Anseele enthousiaste, lui écrivit. Une correspondance, qui dura plusieurs mois, unit les deux hommes et, finalement, M. Solvay_réunit un peu d'argent pour que M. Anseele organisât des œuvres de coopération socialiste.

M. Anseele et ses amis s'attelèrent la besogne et créèrent une Société de Filature et de Tissage, mais ils lui donnèrent une forme anonyme et non coopérative. A ceux qui leur reprochèrent cet accroc à la pure doctrine, Ils répondirent que la société anonyme pouvait seule apporter les capitaux suffisants.

Mis en goût, M. Anseele fonda bientôt une nouvelle société, la Société des Pêcheries. On sait qu'il devait continuer dans cette voie et participer à la création de la Banque Belge du Travail, dont on connaît les avatars récents.

Au moment de l'armistice, M. Anseele se rendit à Lophem avec M. P.-E. Janson, Premier ministre ; les deux hommes d'Etat furent reçus en audience par le Roi. Ces entretiens donnèrent naissance, comme on sait, au gouvernement tripartite présidé par M. Delacroix et chargé de réviser la Constitution tout en travaillant à la restauration de la Belgique. On raconte qu'au cours de la conversation, M. Anseele dit au Roi : « Sire. mettons nos montres sur la même heure. » L'heure en Belgique encore occupée différait, en effet, de l'heure en Belgique affranchie. La remarque avait évidemment une saveur politique toute spéciale. Elle signifiait que le pays admettait certaines réformes dans le sens démocratique et que les socialistes participeraient au gouvernement.

M. Anseele devint ministre des Travaux publics le 21 novembre 1918 ; il garda ce portefeuille jusqu'au 24 octobre 1921. Il fut ensuite ministre des Chemins de fer le 17 juin 1925 et le resta jusqu'en 1927.

Le grand tribun gantois prit l'initiative de maintes interpellations à la Chambre : sur les grèves dans les industries, sur la pêche maritime, sur les ouvriers belges travaillant en France, sur la situation des employés des chemins de fer, sur la politique intérieure, etc. Il intervenait activement dans la discussion des budgets et son éloquence torrentueuse, jointe à sa connaissance des affaires, le faisait redouter.

M. Anseele, fervent défenseur du syndicalisme et de la coopération, s'était, voici quelques années, retiré de la vie politique. En 1931, on avait célébré le 50ème anniversaire du Vooruit et les 75 ans de M. Anseele. Il y eut alors de magnifiques fêtes à Gand où le superbe tribun avait imposé le socialisme et avait gagné le cœur du peuple.


(Extrait du Soir, du 24 février 1938)

Eedje

Dans le train qui m'emporte en mission vers l’Egypte, j'apprends la mort d’Edouard Anseele.

Et cette nouvelle m'émeut, parce qu'elle fait surgir, devant ma pensée, les meilleurs souvenirs de ma jeunesse, mes premiers souvenirs de journaliste.

C’était - je crois bien - en 1886. Par la grâce de Jules Van den Heuvel, un incident universitaire avait fait de l'étudiant que j'étais le secrétaire de rédaction de l' « Impartial » de Gand.

Un dimanche matin (ce Jules Van den Heuvel agissait en avant de son époque !) je reçus de lui un mot me signalant que, ce jour-là, on inaugurait, au Marché, du Vendredi, un nouveau local du Vooruit et qu'il y aurait là une intéressante chronique faire.

A cette époque, le Vooruit était pour les conservateurs gantois, catholiques et libéraux, l'antre même de Satan. Je n'en fus que davantage curieux d'y pénétrer.

A onze heures donc, je m'acheminai vers la grande place, plantée d'arbres, au centre de laquelle Jacques Van Artevelde étend sa dextre souveraine. A l'extrémité de ce « forum », prédestiné aux mouvements populaires, un drapeau rouge, arboré au-dessus de la porte d'un cabaret, m'indiquait où je devais être. Je traversai le « café », saturé d'une atmosphère de tabac, pour pénétrer dans une salle de meeting, d'une vingtaine de mètres de long, aux plâtres à peine séchés et où une dizaine de rangées de bancs faisaient face à une estrade improvisée, composée de trois tables jointes, couvertes d'un quelconque tapis. Quand on voit ce que sont à présent les « palais » du Vooruit de Gand, on peut se rendre compte du chemin parcouru!

Lorsque les auditeurs et les auditrices. au nombre total d'une centaine, furent en place, un homme entra, jeune, souple et musclé, la casquette posée un peu de travers sur des cheveux châtains, et, derrière le binocle, un regard vif et provoquant. C'était Edouard Anseele. Il était accompagné d'Edmond Van Beveren, qui, dans sa tête de bélier roux, portait un réel génie d'organisateur, et de Ferdinand Hardyns, le rédacteur en chef du journal Vooruit qui devait succomber prématurément à une tâche menée avec une passion épuisante. D'un bond de léopard, Anseele sauta sur l'estrade. Alors, ce fut un délire d'acclamations et des cris répétés de « Leve Eedje ! » C'était sous ce diminutif familier de son prénom que le chef socialiste était désigné avec dévotion par ses partisans et, par ironie, par ses adversaires.

Dès lors, l'éloquence d'Anseele - en flamand et en français, car il était un remarquable bilingue – s’affirmait ce qu'elle fut pendant un demi-siècle de lutte : une force élémentaire, dédaigneuse de tout purisme, charriant à la fois des images, des apostrophes et des souvenirs de lectures.

C'est ainsi que ce dimanche d'inauguration, le discours d’Anseele - je me souviens des termes et jusque du ton - fut un commentaire rutilant et exaspéré du mot de Shakespeare : « Il y a quelque chose de pourri dans le royaume de Danemark ! » Car Anseele eut ses « pourris », et contre lesquels il tonnait avec une égale véhémence : c'étaient les « barons du coton » (katoenbaronnen), dénomination méprisante dans laquelle Anseele enveloppait non seulement les industriels, mais tous les grands bourgeois gantois et pêle-mêle les catholiques et les libéraux. Il avait l'art tout spécial de camper en quelques traits des portraits du plus agressif pittoresque. Sa cible de prédilection était Hippolyte Lippens, bourgmestre et chef du parti libéral. Celui-ci ayant la phobie de l'Inquisition et du duc d'Albe, lui demandait railleusement : « Qu'avez-vous donc reprocher au duc d'Albe ? Vis-à-vis de la classe ouvrière, c'est vous le duc d’Albe ! » Et faisant allusion au visage sévère de son redoutable antagoniste, il ajoutait :

« Vous avez même volé sa figure ! »

Dès ses débuts, Anseele cultivait intensément en lui et développait avec une menaçante provocation cette idée que pour vaincre le capitalisme, la classe ouvrière devait le combattre sur son propre terrain, adapter ses méthodes à la tactique socialiste, opposer commerce à commerce, industrie à industrie, banque à banque. Tout au plus, la force de société devait-elle différer, la coopération se substituerait à l'anonymat.

On sait ce qui en advint et que si Anseele, en réalisant les conceptions de sa Jeunesse, a mis sur pied de puissantes organisations, par ailleurs, et sans doute pour avoir été trop logique dans ses entreprises, d’amères et cruelles déceptions jetèrent leur ombre sur les dernières années du chef vieilli et désabusé.

Mais voilà qui nous mène loin des heures initiales que je viens d'évoquer. La chronique qu'en ces jours lointains je consacrais à Anseele - elle portait le même titre que le présent article, et grâce à elle, je vis sa connaissance – dut lui plaire par un souci d'objectivité qui tranchait sur la violence des attaques dont il était, en réponse d'ailleurs ses propres débordements de parole et de plume habituellement l'objet.

Le fait est qu'Anseele n'oublia jamais, comme il disait, que j’étais « le seul clérical qui ne l'eût pas « tout à fait » engueulé ! » Et c'est cela sans doute qui me valut d'obtenir d’Anseele, ministre des Chemins de fer, la grâce d'un ingénieur coupable de négligence professionnelle, un de ces ingénieurs dont il avait dit pourtant, en un de ces moments d'humeur agressive auxquels il s'abandonnait fréquemment,

qu'« un ingénieur ne valait pas un contremaître. »

Ces sortes de boutades âpres et soudaines firent décerner à Anseele le qualificatif de « virtuose de la brutalité. » Mais peut-être bien que ce n'était là qu'un masque d'homme public. Car, dans les relations privées, même vis-à-vis de ses adversaires, il avait du charme, un charme familier, presque gamin, le charme gardé intact sous la rude écorce du partisan, de l’Eedje adolescent, qui avait dominé l'esprit et conquis le cœur des foules gantoises.

Firmin VAN DEN BOSCH


(Extrait de La Libre Belgique, du 19 février 1938)

Vendredi matin est mort à Gand, des suites d'une paralysie cardiaque, M. Edouard Anseele, ministre d'Etat socialiste et ancien ministre. Il était âgé de 81 ans.

Fils de parents ouvriers gantois, il fit jusqu'à 19 ans des études à l'Athénée de Gand pour occuper ensuite un emploi chez un marchand de bois. Pas longtemps, car il quitta son patron pour chercher un engagement dans la marine. Une velléité.

La politique la plus extrémiste de ce temps le tentait davantage. Il entre, en 1874, dans le parti ouvrier ; il lutte, comme on luttait alors, c'est-à-dire partout, dans la rue, dans les meetings, dans les journaux, pour le socialisme. Il fonde, en 1880, un journal De Werker et, deux ans après, le Vooruit. Il en est le rédacteur en chef.

Ses polémiques ont le genre de son éloquence, révolutionnaire. Il se fait condamner d'ailleurs à six mois de prison pour avoir recommandé aux soldats de ne pas obéir à leurs officiers s'ils ordonnaient de tirer sur les grévistes.

Ce Gantois porte la parole socialiste en Wallonie : il se fait élire député de Liége en 1894. Il est de la première équipe socialiste qui entre au Parlement. Deux ans plus tard, à l'expiration de son mandat, il se fait élire à Gand. Entre-temps, il entre au conseil communal de sa ville natale et lorsque, en 1909, la majorité libérale du conseil gantois est renversée, M. Anseele reçoit une écharpe scabinale dans une coalition catholico-libérale.

A la Chambre, il est un des leaders de l'extrême gauche ; il intervient avec fougue dans tous les débats de caractère social. Ses harangues sont enflammées, elles prêchent le socialisme dans tous ses aspects. Aux libéraux qui hésitaient à faire cartel avec la Maison du Peuple, il lance l'avertissement célèbre : « Vous suivrez le drapeau rouge ou vous ne serez plus rien... »

Le coopération était la grande idée d’Edouard Anseele; il rêvait de l'appliquer à la production industriel. Il fonda des coopératives de panification d'abord, de tissages ensuite, de pêches maritimes enfin. Il gagna son idée Ernest Solvay qui l'assista.

Pendant la guerre, les Allemands le nommèrent bourgmestre de Gand. Vint Pendant la guerre, les Allemands le nommèrent bourgmestre de Gand. Vint l'armistice et Lophem dont il fut un des acteurs. Avec M. P.-E. Janson, il alla à la rencontre du Roi. Le Premier ministre actuel avait le sentiment qu'il fallait céder beaucoup aux revendications socialistes. M. Anseele eut bien soin de ne pas diminuer ces dispositions. Et l'on sait la réflexion plutôt insolente qu'il fit au roi Albert pour marquer que l'accord de l'extrême-gauche avec la royauté n'était à ses yeux que conditionnelle : « Sire, mettons nos montres à la même heure... »

Dans le cabinet Delacroix, en 1918, M. Anseele reçut les Travaux Publics, portefeuille qu’il garda jusqu'en octobre 1923. Dans le cabinet Jaspar-Francqui, il eut les Chemins de Fer. Il garda ces fonctions jusqu'en 1927.

Après son passage au gouvernement, M. Anseele reprit sa place à la Chambre. S’il prit part à de nombreux débats, son activité se dépensa davantage encore dans les affaires. Il avait à gérer ses tissages, ses pêcheries, et encore ses entreprises coloniales et la Banque du Travail qu'il avait fondée. Il avait eu l'ambition de montrer au capitalisme qu'il était à même de faire aussi bien, sinon mieux qu'eux. Le parti s'inquiéta tout de même de cette forme de socialisme capitaliste inaugurée par le grand tribun gantois, d'autant plus que les bénéfices réalisés ne prenaient pas le chemin du trésor de guerre de la Maison du Peuple. Un congrès le somma de donner à son activité une forme plus orthodoxe. Il promit. Trop tard, car lorsque vinrent les temps de crise, les affaires de M. Anseele. malgré la jactance de leur fondateur, périclitèrent et la Banque du Travail sombra dans le tourment économique.

M. Anseele, affecté par ces déceptions, donna sa démission de député ; le parti avait exigé d'ailleurs sa retraite parlementaire. Son départ se fit avec discrétion et entouré des marques de considération et de gratitude que le parti ouvrier devait à un de ses créateurs et un de ses plus ardents militants.

Dans la retraite. M. Ànseele se fit oublier ; il assistait encore aux réunions du congrès socialiste tant son attachement à l'idéal de sa jeunesse batailleuse lui tenait au cœur.

Avec lui disparait une des grandes figures du socialisme belge.


(Extrait de L’Indépendance belge, du 19 février 1938)

M. Edouard Anseele est mort vendredi matin, à Gand. Malgré ses 81 ans bien sonné, le ministre d’Etat socialiste avait gardé une exceptionnelle verdeur. Dimanche dernier encore, il avait pris la parole en public. Depuis quelque temps, il avait cependant ressenti de légers malaises qui témoignaient de la fatigue du cœur.

La carrière d'Edouard revêt un caractère exceptionnel, même parmi les dirigeants socialistes dont beaucoup sont cependant, comme lui, sortis du peuple.

Edouard Anseele est né à Gand le 6 juillet 1856 d’une famille ouvrière. Son père, André, était ouvrier cordonnier et sa mère, Rosalie Washer, piqueuse de bottines. Le ménage eut sept enfants, dont deux sont morts en bas âge. Le jeune Edouard, après avoir fait des études moyennes, devint commis aux écritures chez un riche négociant gantois. Il n'y resta pas longtemps. La politique l'attirait. Il fréquentait les réunions libérales. Un jour, à un meeting socialiste où il était allé par simple curiosité, il s'émut du tableau que traçait un orateur obscur de la misère ouvrière. Quelque temps après, il quittait son emploi et la carrière facile qui s'ouvrait devant lui pour se faire apprenti typographe dans un journal gantois. Il ne tarda pas y collaborer autrement et à y prendre une place en vue dans le jeune mouvement. Il avait 21 ans, en 1877, lorsqu'il participait à la création d'un parti socialiste flamand.

Sa carrière politique ne commença vraiment qu'en 1886. C'était l'époque des grandes grèves de Liège et du Pays Noir. Des rencontres sanglantes s'y étaient produites entre les grévistes et la gendarmerie.

Dans le Vooruit, Edouard Anseele lança un appel aux mères des soldats pour qu'elles écrivent à leurs fils de ne pas tirer sur les ouvriers, si on leur en donnait l'ordre.

Anseele fut poursuivi par le Parquet de Gand et condamne en Cour d'assises à six mois de prison. Malgré le courant de sympathie qui se manifesta en sa faveur, notamment parce qu'il avait aussi usé de toute son influence pour empêcher l'agitation ouvrière de s’étendre dans la région gantoise, le condamné refusa de solliciter sa grâce. Il mit ses loisirs forcés à profit pour terminer un roman qui parut en feuilleton dans le Vooruit.

Edouard Anseele entra à la Chambre en 1894, lors des premières élections au suffrage universel plural. Ce Flamand qui parlait un français rocailleux fut l'élu des ouvriers de Liége où il battit la liste de Frère-Orban. Son langage n'avait rien d’académique; il massacrait la syntaxe mais il y avait en lui une flamme extraordinaire.

Entré l'année suivante au Conseil communal de Gand. il devint échevin de sa ville natale en 1909, dans une coalition catholique-socialiste. il exerça ces fonctions jusqu'au 30 mars 1918. A ce moment il les abandonna parce qu'il refusait de collaborer avec l'administration allemande, imposée par l'occupant. Dès la fin des hostilités, quelques mois plus tard, Edouard Anseele

était nommé ministre des Travaux publics dans le Cabinet Delacroix. Il eut à diriger l'importante entreprise de la reconstruction du réseau routier et des ouvrages d'art détruits pendant la guerre.

En 1925, dans le cabinet Vandervelde, Edouard Anseele fut ministre des Chemins de fer et présida à la transformation de la régie d’Etat en Société Nationale.

En 1930. il fut nommé ministre d'Etat et sa carrière politique s'acheva en 1936. lorsqu'il renonça à solliciter le renouvellement du mandat de député qu'il avait exercé pendant 42 ans.

Si importante qu'elle ait été, son activité politique passe au second plan devant le rôle qu'il a joué dans le domaine des affaires.

Il avait commencé tôt. Dès 1880 il présidait à la constitution de la coopérative Vooruit, fondée grâce à un prêt de 2.000 francs consenti par le syndicat des tisserants gantois.

Mais Edouard Anseele avait le génie des affaires. Son entreprise prospéra. devint puissante. Il eut alors l’ambition de s'affranchir de ses fournisseurs, de produire lui-même ce qu'il vendait. Ce programme d'intégration verticale, il le réalisa progressivement, en créant des usines de filature et de tissage, une entreprise métallurgique, puis en participant à l’établissement, au Congo, de vastes plantations cotonnières. Entretemps, il avait créé la Banque belge du Travail. Malgré les revers qu'il a connus, une bonne partie des œuvres qu'il a créées sont demeurées et sa mémoire sort intacte des événements auxquels il a été mêlé.

Au-dessus des partis et de tendances, la vie d'Edouard Anseele est un magnifique exemple des vertus de notre race, de son courage, de sa ténacité, de sa probité. de son goût des réalisations positives, de son enthousiasme constructeur.

L'ancien apprenti typographe devenu ministre d’Etat, était un grand Belge.


(Extrait du Peuple, du 19 février 1938)

Une triste nouvelle qui frappera au cœur la classe ouvrière nous parvient de Gand : Edouard Anseele est mort vendredi matin à 9 h. 30.

Notre adieu

C'était le plus jeune d'entre nous ! Il a gardé jusqu'au dernier moment sa fougue, son enthousiasme et cette joie dans l'action que connaissent seuls, en sa plénitude, les grands réalisateurs. Nous l’exhortions en vain : Il ne voulait prendre ni précaution, ni repos. Si un accès de son mal venait à le terrasser un moment, à peine avait-il repris connaissance, qu'il se remettait à la tâche, s'attaquant plus résolument que jamais aux difficultés de l'heure, songeant déjà à l'œuvre nouvelle que demain il mettrait debout. Il est mort à la tâche. Pouvait-il mourir autrement, celui pour qui vie et travail furent toujours synonymes ?

On ne saura jamais tout ce qu’il fut pour le mouvement ouvrier gantois, pour notre parti, pour l’Internationale. L'histoire verra-t-elle surtout en lui l’animateur génial du Vooruit ? Ou le prodigieux orateur, si spontané. si émouvant dans son dédain absolu de la forme, celui qu'Anatole France mettait au nombre des plus grands ? Retiendra-t-elle l'homme d’affaires qui créa l'un des groupes industriels les plus importants d Belgique, avec les minces économies des ouvriers flamands ? Ou se souviendra-t-elle davantage du politique avisé, qui fut, durant un demi-siècle, l'animateur et le conseiller du socialisme belge ?

Sans doute n'oubliera-t-elle aucun de ces personnages ? Mais elle aura beau tracer leurs portraits fidèles dans les chapitres successifs d'une biographie, elle n' évoquera pas encore notre Anseele tel que nous l'avons connu. C’est qu’il fut bien autre chose encore que tout cela, et bien davantage. Quelque chose que nous sentons bien, mais qui est singulièrement difficile à définir, ce quelque chose à quoi l’on pense quand on lit qu'il fut le grand éveilleur des ouvriers flamands.

C'est le propre des personnalités que d'avoir compris leur temps, leur nation, leur classe, de les avoir aimés au point de s'identifier en quelque sorte avec ces grandes entités collectives, d'être comme les voix qui expriment tout à coup leur pensée jusque-là obscure, ou les mains qui exécutent enfin leur vouloir d’abord hésitant. Ce fut le rôle d’Anseele depuis qu'il eut l'âge d'homme. Qu'on relise ses premiers discours : on y sent passer toute la colère, tous les espoirs aussi de ces fileuses, de ces tisserands qui prennent conscience tout à coup, et de l'exploitation éhontée dont ils sont victimes, et de la puissance dont ils disposeront quand, enfin, ils sauront s'unir. Observez ses premières œuvres : leur succès qui paraît d’abord presque miraculeux s'explique par leur conformité exacte aux besoins et aux désirs de ceux pour qui elles ont été conçues. Sa petite épicerie coopérative donnera progressivement naissance aux entreprises les plus hardies, les plus variées. les plus neuves. Son humble mouvement de tisserands deviendra par degré un grand parti national, section vigoureuse de l’Internationale. Etudiez toutes les phases de ce développement surprenant, elles correspondent à celles du progrès même de notre prolétariat. L'œuvre, l'homme, la classe grandissent d'un même effort, d'une même poussée ; la vie de l'homme est tellement mêlée à la vie collective qu’elle fait corps avec celle-ci et ne s'en peut séparer !

Elle s'est éteinte, la vie individuelle. Mais cette vie collective subsiste, à laquelle il a donné l'expression, la conscience d'elle-même, les moyens d’action. Nous n' entendrons plus sa voix ; mais sa pensée nous reste, incarnée dans les œuvres qu'il a fait surgir du sol flamand. Ses conseils nous manqueront dans les heures difficiles que nous connaîtrons encore. Mais, du moins, nous aurons appris de lui comment on les surmonte ; et il nous suffira d'évoquer son souvenir, l’affection si fraternelle qui nous unissait tous à lui, pour retrouver cette volonté joyeuse qui était sienne, celle par quoi se réaliseront nos grandes espérances.

Et c'est à peine si nous osons parler du chagrin profond qui nous étreint à cette heure : il ne voulait pas que l'on s’y abandonnât jamais. C'est par l'action. non par les pleurs. que nous honorerons un tel homme.

Anseele n'est plus ! Trouvons donc le courage de continuer son œuvre, et de l'accomplir.

LE PEUPLE.


(Extrait de La Wallonie, du 19 février 1938)

La vie émouvante et laborieuse d’un grand tribun

Edouard Anseele est mort I

Quatre mots, quatre pauvres petits mots pour dire l'immensité de notre chagrin, de la perte que vient de subir le prolétariat tout entier.

Quelle vie magnifiquement remplie que celle de celui qu'on appela. le tribun gantois, digne d'être mise en images d'Epinal pour l'édification de nos petits enfants.

La décrire, c'est écrire la vie du Parti Ouvrier depuis un demi-siècle d'existence.

Non pas seulement parce que l'homme a joué dans les phases de cette page d'histoire de notre classe et de notre pays un rôle prépondérant - mettant l'empreinte de sa parole de feu et de son action de fer sur chacun de ses actes, sur chacune des créations du socialisme belge, mais aussi parce que le déroulement même de cette vie de travailleur est le symbole émouvant de l'existence de la classe ouvrière, une lutte sans répit et sans défaillance pour s'arracher à l'inconscience, à la misère, à la déchéance et à l'oppression qu'une caste veut faire peser sur elle.

La biographie d'Edouard Anseele n'a pas besoin, comme on le fait pour certains hommes marquants de ce temps, d'être romancée pour être attachante, captivante, capable de susciter les plus vives curiosités, les plus nobles émois et les plus ferventes admirations.

Telle qu’elle est, Elle est un roman passionné tout en relief et en couleurs, marquée du trait lumineux d'une idée forte : l'émancipation du prolétariat,

Nous ne saurions mieux présenter Edouard Anseele qu'en nous inspirant de la monumentale « Histoire de la Coopération en Belgique, » de Louis Bertrand.

« Edouard Anseele est entré dans le mouvement ouvrier en 18T4. Il avait dix-huit ans, étant né à Gand l 26 juillet 1856. Il était le quatrième enfant d'une lignée de sept, dont l'aîné et le cadet moururent assez jeunes. Son père, ouvrir cordonnier, avait habité Paris et y était lors des événements de février 1848. II avait su apprécier le bienfait de l'instruction ; aussi fit-il de grands sacrifices pour que ses enfants pussent fréquenter l'école plus longtemps possible.

La mère, Rosalie Washer, savait assez lire pour parcourir un journal. Elle avait appris le métier de piqueuse de bottines.

Tous deux étaient robustes et intelligents.

Leur devise ou règle de vie pouvait se résumer comme suit : ne pas faire de dettes, ne pas recourir au Mont-de-Piété, si nous avons des enfants, aucun d'eux n'ira travailler à la fabrique, nous en ferons des artisans ou mieux encore si possible...

Et il en fut ainsi.

La sœur d'AnseeIe, qui était l'aînée, devint institutrice ; deux de ses frères embrassèrent également la carrière de l'enseignement et le dernier frère entra aux chemins de fer de l'Etat.

Edouard fréquenta l'école communale de Gand et s'y fit remarquer par sa vive intelligence. Le profes5eur Laurent, qui s'occupait d'œuvres d’instruction pour la classe ouvrière, encouragea le jeune Anseele à continuer ses études et lui fit obtenir une bourse pour entrer à l'Athénée. II y suivit les cours jusqu'en troisième. Puis, ses parents étant pauvres, il fallut bien que, par son travail, il apporta sa part de ressources au ménage.

Il fut tour à tour commis dans un bureau de l'enregistrement, puis chez un épicier en gros, ensuite chez le notaire Parmentier.

Ses camarades de bureau étaient des fils d'ouvriers ou de petits bourgeois. Deux d'entre eux étaient socialistes et membres de la première Internationale. Anseele, lui, était libéral.

Un jour, un meeting était annoncé : Anseele y alla. Parmi les orateurs qui prirent la parole, il y avait Van Beveren, De Witte, Philippe Coenen, d'Anvers, et Pol Verbauwen. Ce dernier parla longuement des misères, ouvrières. Il fit pleurer Anseele qui, dès ce moment, fut empoigné et conquis. II assista encore à plusieurs réunions publiques, puis adhéra à l'Internationale.

Six semaines plus tard, il était nommé secrétaire de la section gantoise et devint collaborateur du « Werker ».

Un matin de 1874, sans qu'on sût jamais pourquoi, Anseele, sans rien dire ses parents ni à ses amis, s'embarqua pour Londres. Pour toute fortune, il avait quelques francs dans son porte-monnaie. C'était un coup de tête. La vie de clerc de notaire l'ennuyait, il avait besoin de mouvement.

Pendant son séjour à Londres, il essaya, mais en vain, de trouver de la besogne. Il s'en allait tous les matins aux docks quémander de l'ouvrage pour avoir de quoi manger. Il chercha à s'engager comme marin, mais sans y réussir. Finalement, il rentra en Belgique. Il trouva du travail dans une fabrique mais fut congédié parce que socialiste. Enfin, le sénateur catholique Fiévé le prit à son service.

Van Beveren, un des premiers apôtres du Socialisme et de la Coopération à Gand, était, on le comprend sans peine, infiniment heureux du retour de sa recrue. Il catéchisa Anseele, lui donnant des brochures et des livres. Le jeune homme, tout à fait emballé, se mit, le samedi soir, à aller crier: « de Werker » à la sortie des usines. Du coup, son patron et ses parents le crurent devenu fou.

On le mit en demeure de choisir entre son travail et ses nouvelles convictions, entre être un « monsieur » ou un ouvrier. Anseele rêva de devenir ouvrier. Pour défendre plus efficacement les idées socialistes, dénoncer les abus du capitalisme gantois, prêcher l'organisation aux ouvriers, il devint apprenti typographe au Volkswil dont, par ailleurs, il était rédacteur.

Dès lors, la vie d'AnseeIe se confond avec celle du mouvement ouvrier. Avec Van Beveren, qui est devenu son ami inséparable, on le voit partout, à Bruxelles, à Anvers, en Wallonie, dans le Nord de la France même.

Orateur brillant, plein de foi et d'enthousiasme. il eut la vision prophétique de ce que serait l'avenir. C'est ainsi qu'en 1882, parlant à la fête du XXVème anniversaire de l'Association des Tisserands gantois, il dit notamment : « ... Il y a 25 ans, les ouvriers luttaient pour avoir quelques centimes d'augmentation de salaire..., dans 25 ans, nous verrons des ouvriers siéger à l'Hôtel de Ville, et c'est dans ce monument que nous fêterons le 50ème anniversaire de notre fondation et le triomphe des exploités... »

Les 5 et 6 avril 1885, il est parmi les participants du congrès d'ou sortira le Parti Ouvrier Belge.

Anseele aurait voulu qu'on l’appelât Parti Socialiste Belge, mais César De Paepe s'y opposa. « Le mot Socialiste fait peur à beaucoup d'ouvriers, dit-il, ce mot est donc un obstacle. Si, comme le dit Jean Volders, on mettait de l'eau dans son vin, on arriverait plus facilement à la création d'un vaste parti ouvrier. »

Quelque temps auparavant, Anseele et Van Beveren avaient fondé à Gand la coopérative Vooruit

Ceci est toute une histoire.

Anseele et Van Beveren faisaient partie de la coopérative de boulangerie de Vrije bakkers. Ils firent de nombreuses tentatives pour accentuer son caractère socialiste et l'engager à arborer fièrement le drapeau rouge. Vains efforts ! plusieurs coopérateurs craignant de faire peur aux ouvriers et de nuire au développement de l'œuvre. Après plusieurs échecs, les deux jeunes militants et quelques autres qu'ils avaient entrainés à leur suite, quittèrent de Vrije bakkers et fondèrent une coopérative nouvelle, franchement et ouvertement socialiste. L'Association des tisserands approuva l'idée et donna 2,000 francs aux fondateurs de ce qui allait devenir la plus puissante coopérative du pays flamand, le Vooruit.

En 1886, Anseele fut condamné à six mois de prison pour excitation de militaires à la désobéissance. Il profita de cette villégiature forcée pour poursuivre ses études doctrinales.

La suite est presque, maintenant, de l'histoire contemporaine.

En 1894, les premiers députés socialistes entrent à la Chambre. Ils sont vingt-huit. Parmi eux se trouve Edouard Anseele, le tribun gantols, élu par la classe ouvrière de Liége. Avec Célestin Demblon, Anseele sera le premier mandataire des socialistes liégeois au Parlement.

Très vite, il s'y fait remarquer. Certains de ses discours font une impression profonde sur la Chambre. On a gardé le souvenir de son discours fameux où. dénonçant les exactions des gros industriels gantois, il leur lança à la face cette apostrophe : « Cartouche et compagnie. »

En 1895. Anseele est élu conseiller communal de Gand. Il deviendra échevin des Finances et des Régies par la suite.

En 1900, les socialistes gantois, devenus suffisamment forts, l'envoient siéger à la Chambre pour leur compte.

Après la guerre, dans le premier Cabinet Delacroix, constitué au lendemain de l'armistice. Anseele est ministre des Travaux Publics et garde son portefeuille jusqu'au 24 octobre 1921. II l'abandonna à la suite des incidents de La Louvière qui causèrent la retraite des ministres socialistes du gouvernement.

Dans les Cabinets Poullet-Vandervelde et Jaspar il fut ministre des Chemins de Fer. Aux élections de 1936, il ne se représenta pas. Les électeurs gantois envoyèrent pour le remplacer à la Chambre, son fils, Edouard Anseele junior.

Il y a quelques années, le roi avait nommé Anseele ministre d'Etat.

Son activité dans l'Internationale. dont il fut un moment le trésorier, dans le Parti et dans le mouvement coopératif est trop connue pour qu'il faille la rappeler en détail. Disons tout simplement qu'elle fut vraiment prodigieuse.

Anseele est « littéralement » mort à la tâche. Dimanche encore, il avait, à Gand, fait une conférence de propagande où il étonna ses auditeurs par sa vigueur, son enthousiasme, sa verdeur intellectuelle.

Nous nous inclinons pieusement devant cette grande figure qui disparaît. Que les siens. nos confrères du Voorult, les ouvriers gantois trouvent ici la part immense que la classe ouvrière liégeoise prend à leur deuil, Nous espérons que ces modestes mots de condoléance leur seront un réconfort dans leur douleur.


(Extrait de La Wallonie, du 19 février 1938)

Le procès d’Edouard Anseele

On était en 1886. L'orage grondait au sein de la classe ouvrière.

La grande grève éclata et ce fut l'époque des fusillades à Seraing, à Charleroi.

Un soir, la fin d'un meeting tenu au Vooruit, arrive un télégramme annonçant qu'une grève vient d'éclater à Tournai.

Anseele se leva aussitôt et prononça alors ces paroles :

« L'émeute approche de notre cité. Restons calmes cependant, camarades, car si les troubles éclatent ici, une répression aura lieu et, ce jour-là, il y aura fête au palais de l'archevêque de es et au château Léopold II... « assassin Ier. »

Le même soir, le journal Vooruit avait publié.. en tête de ses colonnes, en gros caractères, l’avis suivant :

« A nos lecteurs !

« Lisez ! lisez !

« A Seraing et dans les environs, on force les soldats à tirer sur le peuple. Nous ne pouvons empêcher cette guerre fratricide.

« Mais vous, pères, mères, frères, sœurs, amantes, vous le pouvez.

« Ecrivez vite, très vite, à tous vos parents ou amis de l'armée ; suppliez-les, au nom de tout ce qui leur est cher, de ne point tirer sur le peuple.

« Ouvriers !

« Les gouvernants et les riches font des meurtriers de vos enfants !

« Les grèves s'étendent partout ! Presque tous les soldats seront bientôt forcés de devenir les meurtriers du peuple, au profit des exploiteurs.

« Pères, mères !

« Empêchez ce crime ! Ne permettez pas que du sang d'ouvrier macule la main de vos enfants ! « Ecrivez-leur vite, faites écrire si vous n'êtes pas lettrés, qu'ils se rappellent que leur mère, leurs parents, sont des ouvriers, qu’ils deviendront, eux-mêmes des ouvriers quand il seront délivrés du joug militaire.

« Plaidez la cause de l'humanité et de l'amour du peuple !

« Ainsi nous empêcherons le triste spectacle d'ouvriers faisant couler le sang d'ouvrière !

« La Rédaction. »

Pour les dernières paroles de son discours : « Léopold II… assassin Ier » et pour l'appel ci-dessus adressé aux mères de famille, Anseele fut poursuivi devant la Cour d'assises.

L'acte d'accusation, ou plutôt les deux actes d'accusation, rédigés par l'avocat-général de Gamond, étaient écrits avec beaucoup de modération et étaient très brefs. Ils reprochaient à Anseele d'avoir injurié le roi en le traitant d' « assassin du peuple. » En outre, Anseele était accusé d'avoir, dans le Vooruit, portant la date du 29 mars, « dans un dessein méchant et en public, contesté la force exécutive des lois, ou d'avoir excité directement à la désobéissance des lois. »

L'avocat-général, parlant de la personnalité d'AnseeIe, dit que c'était « un homme capable, qui avait su, dans les exigences poursuivies par lui et son parti, observer le respect de la légalité, comme il avait fait maintenir ce respect aux autres. »

Il ajoutait aussi que « sa conduite et sa moralité étaient irréprochables. »

C’est le 4 juin 1886 qu'AnseeIe comparut devant la Cour d'assises de Gand. Il était assisté de Maîtres Paul Janson et Victor Arnould. Conformément aux désirs de l’accusé, l'instruction de l'affaire (interrogatoire, etc.) se fit en flamand et les plaidoiries en français.

L'interrogatoire fut assez mouvementé. La partialité du président éclata, évidente. Que l'on en juge par le résumé que voici et qui est emprunté à un journal de l'époque :

« M. le président, à Anseele. - Vous êtes accusé d'avoir attaqué méchamment la force obligatoire des lois dans un article du Vooruit. Vous savez que la loi militaire ordonne aux soldats d'obéir passivement à leurs supérieurs. Et vous déclarez que cette obéissance est un crime de leur part, et que des soldats qui tirent sur le peuple, conformément à l'ordre de leurs officiers, sont des assassins. Vous appelez donc assassinat l'obéissance à la loi ?

« R. - Je disais aux mères...

« D. - Répondez à ma question et rien qu'à cela : Oui ou non, l'article disait-il ce que je viens d'exposer ?

« R. - J'ai conjuré les mères d'empêcher leurs fils de tirer sur le peuple.

« D. - Vous ne répondez pas à ma question.

« Maître Janson. – Il faut pourtant que puisse expliquer sa pensée, en matière de presse, on ne peut répondre par un oui ou par un non.

« L’accusé (avec chaleur). - C'est au nom de l'humanité que j'ai parlé, j'ai dit aux mères d'écrire à leurs enfants de ne pas tirer sur le peuple. S'il y en a une qui a obéi à ma prière, elle a bien fait ! (Appl. dans le public.)

« M. le président menace de faire évacuer.

« D. - Je vous répète que vous considérez l'obéissance la loi comme un crime ?

« R. - Mais, Monsieur le président, les soldats qui ont tiré à Charleroi ont assassiné, parce qu'on n'avait même pas tiré un coup de pistolet sur eux. Les journaux bourgeois disaient eux-mêmes « les massacres de Charleroi. ». Ils auraient donc dû être poursuivis comme moi. Pourquoi ne le sont-ils pas ? (Mouvement.)

« D. - Vous avez dit que les soldats sont des assassins ! Répondez à cela.

« R. - Je dis et je répète que les fusillades ont dépassé les besoins de la répression. Les journaux bruxellois l'ont dit aussi.

« D. - Ils n'ont pas dit que les soldats sont des assassins.

« R. - Massacreurs ou assassins, c'et la même chose. On m'accuse d'exciter les soldats à désobéir aux lois. Comment le ferais-je puisque la lecture du Vooruit est interdite dans les casernes !

« Le jour où nous voudrons réellement exciter les soldats, nous irons dans les casernes.

« Ce sont les souvenirs impérissables de mon enfance qui m'ont inspiré cet article, lorsque mon père, qui venait d'obéir à la loi en tirant sur les ouvriers, rentrait, je me rappelle encore, moi qui étais tout enfant, les sentiments de ma mère.

« Eh bien, je préfère être condamné que de ne pouvoir dire aux mères ce que je leur al dit.

« D. - Soyez convenable.

« R. - Vous me poursuivez pour avoir excité les mères. Vous n'oseriez pas poursuivre une mère qui aurait obéi à mes conseils. (Appl..)

« D. - C'est une subtilité. Supposons un exemple.

« Maître Janson. - Monsieur le président, vous n'avez pas le droit de remplir ici le rôle du ministère public, ni de dire à l'accusé qu'il répond une subtilité.

« Le président, à l'accusé. - Et si vous aviez dit aux mères : Allez brûler les usines où vos enfants sont exploités. etc.

« R. La différence entre vous et moi, Monsieur le président, c'est que vous faites de la mère une incendiaire et que j'en fais un ange. (Murmures d'approbation.)

« Maître Arnould. - Dans ces conditions, le réquisitoire et les plaidoiries deviennent inutiles. Nous nous retirerons.

« Maître Janson. - Le président n'a pas le droit d'accuser ! Si cela continue, je demanderai la parole contre M. le président.

« M. le président. - J'interroge comme je crois devoir le faire pour la recherche de la vérité.

« Le président à l'accusé. - Et si les soldats avaient obéi à vos excitations, au lieu d'obéir à leurs officiers, que serait-il arrivé ?

« R. - Je n'ai pas répondre à cela. J'ai écrit par humanité. »

L'accusé lut avec émotion l'article, pour établir qu'il n'avait été inspiré que par la pitié et sa tendresse pour les opprimés.

« Eh bien, continue-t-il, vous me demandez ce qui serait arrivé ? La lecture de cet article vient de vous le prouver : le sang n'aurait pas coulé.

« D. - Vous auriez provoqué des désordres

« R. - Si nous avions voulu faire triompher le désordre, nous aurions organisé cas désordres nous-mêmes.

« D. - Mais pourquoi n'avez-vous pas écrit aux ouvriers de s’abstenir des scènes de violences qui ont provoqué la répression ?

« Vous n'avez donc pas lu le Vooruit que vous poursuivez ?

« Nous y avons vingt fois engagé les ouvriers au calme.

« Nous avons aussi dit au gouvernement : Envoyez du pain aux ouvriers et non pas des canons... »

Après les trois réquisitoires et les plaidoiries de Maîtres Arnould et Janson, le président demanda à Anseele s‘il n’avait rien ç ajouter pour sa défense.

Celui-ci se leva alors et dit :

« - On me dépeint comme un homme qui ne désire que l'incendie et le pillage. Eh bien, je m'adresse ici à la bourgeoisie (se tournant vers les tribunes) et Je lui demande : Anseele a-t-il Jamais excité au désordre ? (Cris : Non, non !)

« Si Anseele est condamné, eh bien, il aura Gand avec lui, et cela lui suffira.

« Le ministère public ne connaît pas le Vooruit. Si vous y étiez jamais venu, vous donneriez tort au Ministère public.

éLes socialistes de Gand ont toujours voulu le progrès par la légalité. SI ce que je dis n'était pas vrai, le premier magistrat de Gand, M. Lippens, aurait-il consenti entrer en négociations avec nous au sujet de la question des grèves ?

« J’en reviens à ce mort qui, je le répète, m'est échappé. Ah ! les journaux libéraux ont insulté le roi dans sa vie privée, les catholiques l'ont outragé comme monarque. Jamais on ne les a poursuivis. Et si on me poursuit, moi. c'est uniquement parce que je suis socialiste ! (Cris : Oui Oui ! Applaudissements.)

« Et maintenant, si vous me condamnez pour l'article du Vooruit, ces lemmes, ces mères, ces fiancées auxquelles' je l’adressais, me porteront sur leurs épaules, et c'est le plus beau trône que je puisse ambitionner ! » (Appl.)

Deux questions furent posées au jury. La première relative l'article du Vooruit, la seconde à l’offense, par la parole, à la personne du roi.

La réponse du jury fut affirmative sur la première question, négative sur la seconde.

Après une heure de délibération, la Cour rapporta un arrêt condamnant Anseele à six mois de prison.

Il reçut cette nouvelle avec un calme partait. Au dehors, la foule était énorme. Lorsque le jeune tribun sortir du Palais de Justice, il fut réclamé et reconduit en cortège au local socialiste.


(Extrait de La Wallonie, du 19 février 1938)

Cartouche et Compagnie

Lors d'une discussion du budget de la Justice, au cours de la session 1894-1895, le député Lambillotte s'était plaint des vols dont les ouvriers verriers étaient victimes dans le mesurage de leur travail.

Anseele prit également la parole et signala, à son tour, les vols opérés sur le salaire des ouvriers tisserands gantois, par les industriels, lors du mesurage de l'ouvrage fourni. II reprocha au Parquet de ne pas agir pour défendre les ouvriers contre ces vols. Après avoir cité de nombreux faits et des noms de fabricants. Anseele continua :

« Messieurs, j'admets que les hommes dont je viens de citer les noms sont de parfaits gentlemen, de bons pères de famille, de bons maris, de bons fils. (Interruptions).

Je dis donc que ces messieurs peuvent être des commerçants parfaitement honorables, qu'ils tiennent à faire honneur, au prix des plus grands sacrifices, à leur signature: j admets tout cela, mais pour ces mêmes hommes, si honorables entre eux, du moment qu'ils se trouvent devant la classe ouvrière, toute honorabilité disparait. (Exclamations droite). Plus d'équité, plus de justice ! Ceux qui auraient honte de laisser protester une traite de 15 francs n'ont pas honte de voler 25 centimes à un pauvre ouvrier tisserand ou fileur !

« Entre vous, de bourgeois à bourgeois, vous avez votre idée sur l'équité et la justice, mais quand vous êtes devant l'ouvrier, alors vous le considérez comme votre propriété (Protestations à droite).

« M. Coremans - Ce sont des insanités !

« M. Anseele - Alors l'ouvrier n'est plus un homme ayant droit à la justice ; c'est la plèbe taillable et corvéable à merci ». (Rumeurs).

« M. Reynaert. - Ce sont des déclamations ! » (Oui, oui, à droite).

« M. Anseele. - Ces gens si pointilleux sur la question d'honneur s'abaissent jusqu'à voler de pauvres tisserands, de pauvres fileuses qui gagnent de 12 à 16 frs par semaine, travaillent dans une atmosphère puante et mortelle. (Protestations unanimes à droite).

« Eh bien, ces hommes, si honorables qu'ils soient dans la classe bourgeoise et dans leurs relations bourgeoises, quand ils se trouvent devant la classe ouvrière, ils ne forment plus qu'une bande... comment dirais-je ? de Cartouche et Cie ! » (Vives protestations à droite).

« M. Eeman, rapporteur. - Ces affirmations sont des insanités ou de la mauvaise foi !

« M. le président. - Monsieur Eeman, je vous rappelle à l'ordre.

« M. Anseele. - « Insanités ou mauvaise foi ? et j'ai cité une pièce officielle : le compte rendu des séances du Conseil de l'Industrie et du Travail; insanités ou mauvaise foi ? alors que j'ai cité des faits au sujet desquels je suis prêt à donner les noms des témoins au Parquet ?

« Insanité ou mauvaise foi ? J'ai dit que des tisserands gantois ne reçoivent pas ce quoi ils ont droit d'après le tarif accepté de commun accord par eux et les fabricants, et quand j’ai affirmé cela, des bancs de la droite un ouvrier chrétien s'est écrié : C'est vrai ! Lui direz-vous aussi : insanité ou mauvaise foi !

» M. Coremans. - Ne généralisez pas ; il y a des voleurs partout, on le sait bien (rires) ; mais c'est l'exception. Vous avez le tort de généraliser.

« M. Anseele. - Je ne généralise pas. Au reste, j'aurais le droit de presque généraliser pour la ville de Gand. (Réclamations à droite). »

L'incident se prolongea. M. Eeman s'emporta nouveau contre Anseele et le traita d'énergumène. Rappelé une seconde fois l'ordre, il protesta et le président De Lantsheere consulta la Chambre. La gauche tout entière appuya le président. La droite s'abstint. Alors M. De Lantsherre donna sa démission de président, et malgré la sollicitation de toute la Chambre, il refusa de reprendre son poste.

Cette séance du 25 janvier 1895 a été une des plus mouvementées et des plus émouvantes qu'ait connu le Parlement belge. L'attitude impartiale et ferme de M. De Lantsheere et la conduite honteuse de la droite qui refusait d'approuver le président qui faisait son devoir, avaient vivement impressionné tout le monde.

Le Parquet, en présence des dénonciations formelles du tribun gantois, dut agir ; mais il se trouva désarmé et il fallut que le ministre déposât un projet de loi pour mettre fin à ces vols scandaleux. Mais le mot « Cartouche et Cie » resta.


(L. DELSINNE, dans Biographie nationale de Belgique, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1958, t. XXX, col. 57-64)

ANSEELE (Édouard), homme politique, né à Gand le 26 juillet 1856, mort dans la même ville le 18 février 1938.

S'il appartient indéniablement par ses origines à la classe ouvrière, Edouard Anseele n'est pourtant pas issu de ce prolétariat gantois de l'industrie textile, misérable mais qui s'est déjà révolté en 1857. Son père, ouvrier bottier très qualifié, et sa mère, piqueuse de bottines, ont l'ambition de faire au moins des artisans de leurs cinq enfants. Ils destinent Edouard à l'administration, mais celui-ci, élève médiocre, quitte l'athénée après la troisième année d'études, occupe successivement plusieurs emplois, le dernier dans une banque, mais ne trouve satisfaction dans aucun.

Il a 18 ans lorsque la curiosité le conduit à un meeting socialiste. Enthousiasmé par les discours, il décide de se consacrer à la propagande des idées qui sont alors considérées comme subversives. « Pour être libre » de ses mouvements, il prend la résolution de devenir ouvrier qualifié et il apprend le métier de typographe. Dans le même temps - on est toujours en 1874 - il adhère aux groupements socialistes de sa ville. Il y joue d'emblée un rôle éminent ; il collabore régulièrement à l'hebdomadaire qui vient d'être lancé, De Volkswil ; il fait bientôt des conférences. En 1877, il est parmi les fondateurs du Parti Socialiste flamand dont il devient le porte-parole écouté.

Edouard Anseele étudie avec ardeur toute la littérature socialiste de l'époque, s'en imprègne profondément, mais, d'un tempérament tourné vers l'action, il refuse de prendre parti pour l'une des « tendances » qui se confrontent au sein de groupes qui n'ont pas encore de responsabilités à prendre. Toute sa vie, il songera aux réalisations possibles et il comprend d'emblée qu'elles exigent l'unité dans la diversité des conceptions. En 1881, il est l'un des fondateurs de la première coopérative belge de type rochdalien, Vooruit, et en devient le directeur en 1884. En quelques années il en fait l'institution qui servira de modèle à tout le mouvement coopératif de consommation en Belgique et sur le continent.

Mais à ses yeux, la coopération vaut plus encore par la propagande qu'elle fait que pour le service qu'elle rend à ses membres en donnant un pouvoir d'achat meilleur à des salaires encore dérisoires. La coopérative sera donc ouvertement socialiste. « Si le pain socialiste, dira-t-il plus tard, est bon et bon marché, ceux qui le mangeront deviendront socialistes. »

Enjoué, amateur de chant et de musique, il est convaincu que la chanson, le roman, peuvent être des instruments efficaces de propagande. En 1881, il a écrit - ou plutôt composé au sens propre du terme car il en a « levé la lettre » dans son « composteur » de typographe - un roman où il a décrit la misère et les luttes ouvrières et mis en relief la figure d'Emile Moyson, « l’éveilleur de la Flandre », mort à 30 ans, et qu'il fait entrer dans la légende. Sacrifié pour le peuple a un succès considérable parmi les travailleurs flamands jusqu'en 1914. En 1884, il transforme l'hebdomadaire flamand Vooruit en quotidien. Il en devient rédacteur permanent et en fait un vigoureux organe de combat.

De 1875 à 1884, les tentatives faites pour réunir les groupes socialistes disséminés dans le pays ont échoué à cause de divergences de vues doctrinales. En février 1885, les mineurs borins étant en grève, Edouard Anseele prend l'initiative d'envoyer des wagons entiers de pain aux grévistes. Ce geste fait plus que toutes les discussions pour l'unité, laquelle est réalisée au mois d'avril suivant.

Au sein du nouveau Parti Ouvrier Belge, Anseele prend d'emblée une place marquante, qui l'expose aux coups du pouvoir. Lors des grèves de mars 1886, prévoyant les événements sanglants qui allaient se produire, il conjure, dans un article du Vooruit, les mères d'écrire à leurs fils de ne pas tirer sur les grévistes. Cela lui vaut six mois de prison.

Il est à la pointe du combat pour le suffrage universel. Orateur fougueux, aux images frappées en médaille, polémiste redoutable, en même temps qu'organisateur, il acquiert un prestige énorme dans tout le pays, au point que les socialistes liégeois lui offrent la première place sur leur liste lors des premières élections au suffrage généralisé en 1894.

Edouard Anseele ne tarde pas à conquérir une place de choix à la Chambre des Représentants. Bien que le français - langue généralement employée à l'époque - ne lui soit pas très familier au début, la chaleur de sa conviction, la connaissance intime qu'il a des situations qu'il expose forcent le respect, et partant, l'attention. Ses premiers discours sont consacrés à dénoncer les abus dont les ouvriers sont victimes quant au mesurage du travail. Le 25 janvier 1895, il affirme que les industriels gantois, qui se conduisent honnêtement dans leurs relations d'affaires, n'hésitent pas à « voler » leurs ouvriers sur le travail fourni et à employer des procédés dignes de la « bande Cartouche ». L'accusation provoque des réactions injurieuses de la part de députés conservateurs ; et comme la majorité de la Chambre refuse d'approuver le rappel à l'ordre infligé à l'un d'eux, qui a traité Anseele d'énergumène, le président démissionne.

Mais Anseele est réalisateur au Parlement comme partout ailleurs. Il discute pied à pied et en connaissance de cause les dispositions législatives destinées à faire disparaître les abus ou à améliorer le sort des travailleurs. Il s'impose bientôt par sa sincérité et sa droiture. Ses amis politiques l'admirent ; ses adversaires l'estiment tout en le craignant.

Edouard Anseele s'intéresse également à la politique communale. Élu conseiller communal en 1895, il participe activement à l'administration de la ville de Gand, mais il songe en particulier au sort des chômeurs. Ses efforts dans ce domaine aboutissent à la création, en 1900, du premier « fonds communal de chômage » en pays flamand. En 1909, il devient échevin des finances - y compris toutes autres attributions de caractère économique - et y reste jusqu'à la fin de sa vie à part trois interruptions : la première pendant la guerre, lorsque l'occupant veut imposer des édiles désignés par lui, et les deux autres pendant le temps où il est ministre. Là encore, il témoigne des qualités d'administrateur qu'il a révélées dans le domaine coopératif.

Dès 1900, Edouard Anseele est une des figures de proue du Parti Ouvrier Belge et le chef incontesté des socialistes flamands. Il participe avec autorité à tous les débats. Formé d'abord à l'école des socialistes français, il n'a pas tardé à adhérer aux conceptions marxistes du socialisme. S'il avait hésité, le mépris, la crainte et même la haine dont les bourgeois témoignaient constamment à l'égard des ouvriers de la grande industrie eussent suffi à convaincre qu'une « lutte de classe » décidée était le seul moyen de faire sortir la classe ouvrière de sa misère matérielle et morale. Mais il est trop féru de réalisations immédiates pour laisser passer la moindre occasion susceptible à ses yeux de conduire à des réformes substantielles. Aussi, dès que la perspective de renverser la majorité catholique qui est au pouvoir depuis 1884 paraît se préciser, il rejoint la grande majorité des socialistes wallons et bruxellois qui n'ont pas de scrupules de doctrine à vaincre pour désirer participer éventuellement à un gouvernement « bourgeois ».

Le 14 novembre 1918, Edouard Anseele est de la délégation de personnalités politiques restées en Belgique qui va à Lophem exposer au roi Albert, entre autres choses, la nécessité de constituer un gouvernement d' « union nationale » et d'introduire le suffrage égal, avant même que le changement ait été inscrit dans la Constitution. On lui attribue dans ce gouvernement le portefeuille des Travaux publics, particulièrement lourd en un moment où un grand nombre de voies de communications et d'ouvrages d'art sont gravement endommagés ou détruits. A ce poste, il fait à nouveau preuve de ses qualités d'organisateur. Sous son impulsion, une administration de réputation médiocre déploie une activité remarquable. Le réseau de communications est rétabli en un temps exceptionnellement bref.

Mais s'il a un sens aigu de l'intérêt général, Edouard Anseele n'oublie jamais qu'il est un militant de son parti. En septembre 1921, il accepte d'assister à une manifestation de caractère international. Les jeunes socialistes qui y sont nombreux portent, en témoignage de leur volonté de paix, un insigne représentant un fusil brisé. L'emblème est considéré par les autres partis comme une insulte à l'armée et la présence du ministre, comme un patronage de la manifestation. Celui-ci refuse de désavouer les organisateurs et le port de l'insigne. Avec les autres ministres socialistes solidaires, il démissionne.

Quand les socialistes rentrent au gouvernement, en 1925, Edouard Anseele est ministre des Chemins de fer, Postes, Télégraphes et Téléphones. Là encore son esprit audacieux et pratique à la fois le conduit à une innovation importante : la téléphonie automatique, qu'on avait hésité à entreprendre jusque-là.

Sur le plan parlementaire, cet orateur fougueux intervient assez rarement et toujours dans un sens positif. Il participe régulièrement à la discussion de deux budgets, Industrie et Travail, et Travaux publics, pour réclamer une inspection du travail plus efficace, la réduction des heures de travail, et plus tard le droit d'association, des pensions gratuites, etc. Il justifie les ouvriers qui font grève, mais chaque fois qu'un conflit est en cours, il fait appel à l'entente entre employeurs et salariés. En conclusion de son fameux discours « Cartouche et Cie », il disait déjà : « Nous ne voulons pas obtenir tout à la fois ; nous ne sommes pas de ceux qui croient pouvoir retourner la société comme un gant... ».

Mais c'est dans le domaine de la coopération qu'Edouard Anseele a accompli l'œuvre la plus originale et la plus féconde. Sous son impulsion la coopérative Vooruit avait dès 1900 pris une telle impulsion, que sur le continent européen elle avait presque éclipsé le prestige de Rochdale. Ce succès le confirme dans des ambitions qu'il avait déjà exprimées le 15 avril 1896 à la Chambre des Représentants : « Si un jour nous sommes assez riches, s'était-il écrié alors, nous créerons des tissages, des filatures... ». Effectivement, en 1904, il fonde un tissage coopératif qui sera bientôt doté d'un équipement modèle et où les conditions de travail sont celles réclamées par les syndicats. Après la première guerre mondiale, il est convaincu que le socialisme doit « combattre le capitalisme sur son propre terrain », c'est-à-dire mettre sur pied des entreprises industrielles et financières « compétitives ». Beaucoup de socialistes estiment que c'est s'engager dans une voie dangereuse : les moyens financiers seront toujours insuffisants pour occuper une position solide ; et le succès éventuel - improbable - mettrait les usines « socialistes » dans une situation fausse car elles ne pourraient pas s'isoler complètement de l'appareil industriel d'ensemble. Mais Anseele poursuit son effort : après l'Armement Ostendais, pour la pêche, il fonde la Banque belge du Travail, qui prend des participations plus ou moins importantes dans plusieurs entreprises.

On lui a fait, à tort, grief de la catastrophe qui a frappé cette institution au plus profond de la crise en 1934. Des observateurs objectifs ont reconnu qu'en dépit des positions téméraires prises par la Banque pendant la période d'essor précédente, celle-ci aurait pu franchir le cap difficile si le gouvernement lui avait accordé l'aide qu'il a dû consentir quelques semaines plus tard à d'autres établissements aussi dangereusement engagés.

Edouard Anseele s'est montré pendant toute sa vie un lutteur infatigable dont l'action était stimulée par les obstacles. S'il a joué un rôle éminent sur le plan parlementaire, c'est au sein du Parti Ouvrier Belge que son influence a été particulièrement grande, parce que sa force de conviction, son dévouement sans limite comme la droiture de son caractère lui ouvraient tous les cœurs. Mais c'est aux institutions gantoises et en particulier aux entreprises économiques, coopératives surtout, qu'il a donné le meilleur de lui-même. Il y voyait le moyen le plus efficace pour les travailleurs d'acquérir l'expérience de la gestion des affaires et de les préparer ainsi à la direction des entreprises collectives qu'il considérait comme l'instrument d'une organisation sociale capable de réaliser, selon son idéal, la justice dans la solidarité. Il comptait sur elles aussi pour conquérir graduellement et pacifiquement les « positions clé » du « régime capitaliste »