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La Belgique morale et politique (1830-1900)
WILMOTTE Maurice - 1902

Maurice WILMOTTE, La Belgique morale et politique (1830-1900)

(Paru à Paris, en 1902, chez Armand Colin)

Préface (par Emile Faguet)

(page V) Ce livre que je me fais un plaisir, malgré mon incompétence, mais sur le désir formel de l’auteur, de présenter au public, est une histoire politique de la Belgique depuis 1830 jusqu’à 1900. C’est un des ouvrages les plus documentés et aussi les plus lumineux que je sache. M. Wilmotte est un historien, un critique, un psychologue et un sociologue. Il s’est tiré avec bonheur, parce qu’il s’y était engagé avec patience et loyauté et avec les meilleurs instruments, de la tâche considérable qu’il avait entreprise. Je ne crois pas qu’il y ait, sur l’histoire de la Belgique, rien de plus complet, rien de plus pénétrant, rien de plus avisé et rien de plus définitif, jusqu’à nouvel ordre, bien entendu, et c’est ce qui me permet de mettre un (page VI) comparatif à un terme qui régulièrement n’en comporte point.

Le centre, en quelque sorte, de cette étude, c’est l’histoire particulière du « parti libéral » en Belgique, et cela est naturel et légitime ; car, c’est le parti libéral qui a fait la Belgique et c’est de quoi la Belgique doit toujours se souvenir, si elle ne veut pas être tout à fait ingrate.

Je ne dis point cela en qualité de libéral français, au moins ; car les mots de la langue politique n’ont le même sens ni d’une date à une autre, ni d’un lieu à un autre lieu, et ce que les Belges entendent par libéral n’est nullement ce que nous entendons en 1902 par ce mot. Il en est plutôt le contraire. Libéral a en Belgique le sens qu’il avait chez nous en 1825. Il veut dire autoritaire, centralisateur et étatiste. Il veut dire autoritaire et anticlérical, et ce sont très précisément ces deux sens qui l’enferment dans une définition complète. Les Belges, en hommes qui parlent le français classique, ont conservé au mot, moins sa signification étymologique que le sens qu’il avait quand les Français parlaient une belle langue littéraire.

Peu importe et il suffit de s’entendre sur (page VII) l’acception du mot employé, et il suffit, pour s’en souvenir, de mettre des guillemets.

Donc le parti « libéral », c’est-à-dire autoritaire, centralisateur et anticlérical a fait la Belgique, de 1830 à 1870. Non pas que la Belgique soit née de lui. Elle n’est pas née d’un mouvement politique, elle est née d’un mouvement patriotique. Elle est née de l’impossibilité où était la population belge de vivre en communauté avec une population qui avait d’autres mœurs, une autre langue et une autre religion qu’elle-même, et non seulement en communauté avec elle, mais sous sa domination. La révolution belge de 1830 est une scission nationaliste, analogue - je plaisante un peu, veuillez le croire, - à celle que nous ferions, si nous nous constituions, nous, hommes d’au-dessus de la Loire, en peuple indépendant, pour nous soustraire à la domination indiscrète du Midi.

Mais, la scission accomplie, c’est le parti « libéral » qui a fait la Belgique, qui l’a établie, qui l’a contractée et ramassée énergiquement autour d’un centre, qui lui a donné ses institutions et ses lois et qui l’a aiguillée dans une certaine direction. Ce sont les grands « libéraux » (page VIII) dont vous verrez se dessiner dans ce livre les fières silhouettes, ce sont les Rogier, les Frère-Orban, les Bara, qui ont été les Richelieu et les Napoléon de la Belgique.

Ces hommes, je l’ai dit, étaient avant tout autoritaires, centralisateurs et anticléricaux. Je reconnais que pour une trentaine d’années, et peut-être pour un demi-siècle, ils avaient raison, ou, tout au moins, n’avaient pas tout le tort. La Belgique, avec ses immémoriales traditions de libertés locales, avec son provincialisme, son particularisme, son municipalisme ombrageux, devait certainement être contractée et ramassée quelque peu, pour devenir véritablement un peuple.

D’autre part, encore que je soutienne qu’il est permis d’être clérical, j’aime assez, moi-même, que quand on l’est, on le soit patriotiquement et qu’on subordonne son cléricalisme à son nationalisme et, ce n’était peut-être pas tout a fait le cas de tous les cléricaux de Belgique. J’admets très bien qu’un gouvernement, et surtout le gouvernement d’un peuple nouveau, entende qu’on prenne l’habitude de lui obéir un peu plus qu’au gouvernement de la ville de Rome.

(page IX) Quoi qu’il en soit, anticléricalisme, antiparticularisme et antilibéralisme, ce fut à peu près la formule générale du parti « libéral » belge, depuis 1830 jusqu’à 1870. C’est lui, c’est la bourgeoisie belge qui, par l’organe de Rogier, disait en 1841 : « Nous avons pensé, mes amis et moi, que plus on avait donné [on avait laissé ou rendu ; car c’est la liberté qui en Belgique est la plus vieille tradition], que plus on avait de libertés au pays, plus il fallait donner de force au pouvoir, non pour restreindre ces libertés, mais pour en modérer et en régulariser l’usage. » - C’est lui qui, en vertu de cette formule, « a résumé, comme dit M. Wilmotte, la politique libérale en Belgique jusqu’en 1884 », s’est montré « résolument niveleur, ne se bornant pas à retirer le plus possible des prérogatives et des ressources propres des pouvoirs locaux ; mais les surveillant dans leurs moindres actes, leur imposant, en la personne du bourgmestre et des échevins, des tuteurs responsables devant la puissance gouvernementale et faisant sentir l’action centralisatrice jusque dans le moindre hameau. »

C’est le parti « libéral », c’est la bourgeoisie (page X) belge, qui, par la loi de 1850 sur l’enseignement, « à une conception locale et familiale de l’enseignement, allait, rompant avec une vieille tradition, substituer une puissante machine, actionnée par un moteur unique et dont les rouages compliqués supposaient une organisation bureaucratique et la constitution d’un corps d’Etat, celui des préfets et des professeurs étrangers à la ville où ils enseignaient et soustraits à toutes les dépendances de clocher ; en même temps que l’unité des programmes allait avoir pour effet de passer le même rouleau sur toutes les mentalités, sans tenir compte des particularités individuelles, des variétés natives de l’esprit provincial, avec ses joliesses et ses mesquineries également chères à la médiocrité bourgeoise et en général à tous les conservatismes.

C’est lui, c’est la bourgeoisie belge qui, par l’organe de Frère-Orban, écartait des fonctions publiques les jeunes gens entachés d’éducation libre par ces déclarations subtiles : « Le libre exercice des professions ne doit pas être confondu avec l’admissibilité aux fonctions publiques... Le législateur mettra les conditions qu’il voudra pour l’admission aux fonctions... A (page XI) supposer que le régime de liberté répugne trop encore, le devoir de l’Etat, rétabli dans ses droits, sera d’investir ses écoles du soin de former ceux qui se préparent à la magistrature, au notariat, aux fonctions de médecin et de pharmacien des administrations civiles et militaires, au service des hospices et hôpitaux, et ce en vertu d’un droit incontesté, incontestable, inaliénable, qui est reconnu dans cette discussion même et qui a été défendu par le gouvernement.

(page XII) C’est le parti « libéral », c’est la bourgeoisie belge, qui fit tous ses efforts pour affaiblir l’autonomie communale, retirant aux conseils municipaux le droit d’élire le bourgmestre, restituant au roi le soin de choisir et de révoquer le secrétaire communal, qui, devenu agent du pouvoir, devait préférer les ordres de l’autorité centrale à ceux de ses chefs locaux, reportant au chef-lieu le Sénat et pour la Chambre, afin de « dépayser et déraciner les électeurs » ; enfin, « pour achever la déroute du particularisme », laissant se constituer ou subsister de vastes circonscriptions électorales, dont une ville devint le centre et qui élirent jusqu’à douze ou dix-huit députés (scrutin de liste).

(page XIII) Du reste, admirablement patriote, militariste autant au moins que le parti catholique pouvait l’être, sentant bien que le plus « neutre » des pays ne peut l’être sûrement qu’en pratiquant la neutralité très armée, en se protégeant lui-même et en montrant, tous les jours, qu’il serait très capable de se défendre.


Le parti « libéral », depuis une trentaine d’années, depuis vingt ans surtout, a été très affaibli, jusque-là qu’il n’est presque plus qu’un appoint entre les deux grands partis belges, le parti catholique et le parti socialiste.

Ce qui l’a énervé, c’est la poussée démocratique. Il représentait la bourgeoisie de 1830, patriote, disciplinée et disciplinaire, intelligente et éclairée, invinciblement opposée, du reste, à deux forces, l’instinct religieux et l’instinct de libre gouvernement de l’individu par l’individu, opposée encore aux rêveries et aux aspirations socialistes. Tout, par conséquent, ou presque tout se trouvait contre lui quand survint, fatalement amenée par le mouvement général européen, (page XIV) l’extension du suffrage politique. Il eut contre lui les libéraux, dans le sens du vrai mot, et je reconnais que par tout pays, sauf en Amérique, cela ne compte pas pour beaucoup ; mais encore c’est quelque chose ; les libéraux, donc, et les catholiques et les socialistes. Il fut réduit à presque rien, presque au souvenir mélancolique des services, des très grands services, il faut le crier, qu’il avait rendus au peuple naissant. Il devenait un « parti historique » comme les royalistes en France.

Il est maintenant, comme dans un étau, entre le peuple des villes qui est socialiste et le peuple des campagnes qui est catholique. Il est destiné à se rapprocher peu à peu, jusqu’à presque s’y confondre, du parti socialiste et à n’être plus qu’une nuance du parti socialiste.

Cela se voit pleinement à la consultation politique que donne dans une brochure, parue d’hier (Le libéralisme belge et son devoir présent, Bruxelles, Weissenbruch), M. Wilmotte, qui est un des représentants les plus nets et les plus conscients, comme aussi des plus convaincus du vieux parti « libéral ». M. Wilmotte s’y révèle comme absolument (page XV) anticollectiviste, il est vrai ; mais je crois qu’il suffit d’avoir le sens du possible et le sens du réel pour être anticollectiviste ; mais il s’y montre aussi comme « socialiste d’Etat » dans une très large mesure et très décidé. Impôt sur le revenu, intervention de l’Etat, très précise et très impérative, dans les questions d’heures de travail, de salaire et de contrat, accaparement par l’Etat des grandes industries qui sont d’intérêt national et, on peut se risquer à le dire sans trahir sa pensée, du plus grand nombre d’industries possible : voilà le socialisme d’Etat, que l’on pourrait appeler « le socialisme d’État modéré » qui n’était pas du tout celui du vieux « parti libéral » et qui est, sans qu’il s’en cache, et tout au contraire, celui de M. Wilmotte.

En cela, M. Wilmotte me paraît tout à fait dans l’axe, si l’on peut dire, de son parti, et dans le sens de l’évolution naturelle et nécessaire de son parti. Le parti « libéral », centralisateur, niveleur, étatiste, devait en arriver à appliquer aux questions sociales les idées qu’il s’est efforcé pendant quarante ans d’appliquer aux questions politiques. Intervention de l’Etat dans le domaine des intelligences et des consciences a pour (page XVI) conséquence et aboutissement logiques, intervention de l’Etat dans le domaine du travail et de la concurrence industrielle. Centralisation et nivellement dans les choses politiques a pour conséquence et pour aboutissement logiques, nivellement relatif des fortunes et tendance à faire ceci que l’Etat seul soit riche. Voilà au moins qui est rationnel, qui se tient, et qui même se tient beaucoup mieux que certains programmes du jacobinisme bourgeois de Frère-Orban ou de Rogier, où il entrait un nombre respectable de contradictions.

Je crois donc que M. Wilmotte est dans la vérité de son parti. Je crois que son parti viendra tout entier à des idées analogues, et dès lors, comme le radicalisme français, ne sera plus qu’une variété du socialisme, que l’aile droite du socialisme.

Autant dire qu’il disparaîtra, comme le radicalisme français est condamné à disparaître et qu’il ne restera en présence que le parti catholique et le parti socialiste : le parti catholique ayant pour frein et modérateur le catholicisme libéral ; le parti socialiste ayant pour modérateur et pour frein le semi-socialisme, le socialisme (page XVII) d’État qui s’appellera encore quelque temps « le parti libéral », jusqu’à ce que cette dénomination ne se comprenne plus, ne réponde à rien et n’ait même plus le sens d’un contresens.

Pour moi, libéral radical, je souhaite qu’un de ces deux partis, qui ne sont pas plus libéraux l’un que l’autre, prenne quelque souci des questions de liberté dans la terre classique de la liberté que, prenant en quelque considération la forte parole de Benjamin Constant : « Il ne faut point de gouvernement hors de sa sphère ; mais dans cette sphère il ne saurait en exister trop », il s’attache à tracer avec netteté et surtout avec désintéressement la limite de cette sphère, ce qui est toute la question ; qu’il ne s’imagine point que, pour subsister, l’Etat, c’est-à-dire le parti au pouvoir, a besoin de tout, de l’enseignement, de la religion, des administrations locales et des activités individuelles ; qu’il s’imagine, au contraire - cette chanson est bien vieille, mais je ne saurais, Madame, en chanter une autre, et « je chante la mienne » comme Costecalde chez les Bézuquet - que plus les religions, les enseignements, les municipalités, (page XVIII) les personnes sont libres, plus l’Etat est fort ; qu’il ne s’agit que de donner à l’Etat la force suffisante et nécessaire pour défendre la patrie contre l’étranger et maintenir l’ordre à l’intérieur ; que dans cette « sphère » il faut le faire aussi fort que possible, et qu’au delà de cette sphère, il n’y a qu’une mesure à prendre, qui est de ne lui rien donner du tout.

Très persuadé que ni le parti catholique belge, ni le parti socialiste belge ne songeront à rédiger ni, et encore moins, à appliquer ce programme, je suis très à l’aise pour le conseiller indistinctement et impartialement à l’un et à l’autre.

Mais en attendant, je conseille aussi à l’un et à l’autre, pour son instruction, de lire et d’étudier attentivement le passé de la Belgique dans le livre sincère et consciencieux jusqu’à la superstition, lumineux jusqu’à la clarté absolue, attachant jusqu’à passionner, de M. Wilmotte. C’est un monument à la gloire de notre généreuse, ardente, intelligente, laborieuse, honnête et infiniment chère Gaule belgique.

Emile Faguet