(Paru à Paris, en 1902, chez Armand Colin)
(page 185) Celui qui a défini les patois « des langues qui ont eu des malheurs » ne soupçonnait pas le retour de faveur qui allait échoir à ces disgraciés. Ce retour, en Belgique, en Allemagne, en Autriche, en Angleterre et même en France, est-il aussi décisif qu’on l’affirme ? S’agit-il d’une manifestation sincère, profonde et durable ? Ou bien le mouvement est-il artificiel, procède-t-il d’une mode, de l’exagération de certains partis pris et de certains intérêts ?
Pour résoudre ces questions, il faudrait entreprendre autant d’enquêtes qu’il y a de patois cultivés l’heure présente. Ces enquêtes nous feraient découvrir des facteurs variés. Tantôt c’est l’opposition des idées politiques et religieuses, qui (page 186) se traduit par des satires et des articles de journaux, écrits avec une affectation ardente dans le parler natif ; ainsi procèdent le parti gallois en Angleterre et le parti catalan à Barcelone. Tantôt c’est l’antipathie de race, qui survit aux combinaisons ingénieuses, filles de la diplomatie européenne. L’Autriche a son parti tchèque et ses ligues hongroises ; la Belgique bilingue (Note de bas de page : Il y a en Belgique 2,744,271 personnes parlant exclusivement le flamand, 2,485,072 personnes exclusivement le français ou le wallon ; 700,997 sont bilingues) a son « mouvement flamand » et son « mouvement wallon ».
Le 9 septembre 1855, Raspail, exilé à Bruxelles, écrivait à Mme Desbordes-Valmore : « Le Flamand est lent, mais il marche ; et quand une fois il a pris son bâton de voyage, il va loin sans s’arrêter. »
A cette date, les revendications de race, sans être une nouveauté en Belgique, commençaient seulement à préoccuper les hommes détenant le pouvoir. Une commission avait été créée pour examiner les griefs, formulés dans des pétitions venues de toutes les régions flamandes du pays ; on lui avait aussi remis le soin de proposer des encouragements (page 187) à la littérature néerlandaise et une réglementation nouvelle de l’usage administratif des langues nationales. Cette commission ne ressemblait pas à la plupart de ses pareilles ; au lieu de somnoler, de s’éterniser dans des débats sans conclusion, elle fit preuve d’une initiative tellement énergique qu’on n’osa publier son rapport. Ce ne fut que plusieurs années après que l’on sut, par des indiscrétions de journaux, qu’elle avait réclamé l’égalité des langues dans les examens et l’emploi du flamand dans les affaires pénales, où était impliqué un homme parlant cet idiome. A cette date, on considérait de telles exigences comme inadmissibles ; pourtant, il devait en surgir plus tard de moins justifiées, qui triompheraient avec la complicité gouvernementale.
Le « mouvement flamand » remonte aux premières années de la nationalité belge. Mais il ne fut pas tout d’abord un mouvement populaire. Au contraire, nous avons quelque peine à nous figurer à quel diapason l’antipathie pour la langue néerlandaise était montée, après la révolution qui sépara la Belgique de la Hollande. Le décret de 1819 fut aussi mal accueilli sur les rives de l’Escaut que sur celles de la Meuse. Parmi les articles de ce décret, les plus vexatoires étaient ceux qui permettaient l’emploi du flamand sans traduction dans les (page 188) actes administratifs et judiciaires, réglant les rapports entre fonctionnaires ou ceux des fonctionnaires avec le public. L’article 5 du décret va plus loin, il commine qu’à partir du 1er janvier 1823 « aucune autre langue que la langue nationale ne sera reconnue légale pour les affaires publiques dans les provinces de Limbourg, Flandre orientale, Flandre occidentale et Anvers », et il exige que « toutes les autorités, collèges et fonctionnaires administratifs, financiers et militaires » se servent de cette langue dans l’exercice de leur emploi. Les fonctionnaires qui ignorent le flamand seront impitoyablement transférés en Wallonie.
Or, comme nous l’apprend l’un des historiens du mouvement flamand, M. Hamelius (Note de bas de page : « Histoire politique et littéraire du mouvement flamand », Bruxelles, Rozez, s. d. Parmi les publications utiles à consulter sur ce point, je signalerai les n°77 et 78 de la collection populaire du Willemsfonds, à Gand, où l’on trouvera la biographie et les lettres de Jan-Frans Willems, le principal promoteur du mouvement. Les exposés les plus récents de la production littéraire en néerlandais sont ceux de M. Deeef (en flamand) et de M. Van Keymeulen, « Esquisses flamandes et hollandaises », Anvers, 1897), qui pétitionna avec le plus d’ardeur contre l’application des nouvelles dispositions légales ?
(page 189) Ce fut le paysan flamand, qui ignorait la langue littéraire à laquelle se rattachait son patois et qui, de plus, obéissait au mot d’ordre de son bourgmestre et surtout de son curé. On lui faisait signer des formules imprimées, qu’il lisait peu ou prou ; mais il signait tout de même et, par une coïncidence digne d’intérêt, son opposition de rustre ignorant allait se rencontrer et s’unir avec celle des représentants de l’une des catégories sociales les plus cultivées de la Belgique, à cette date. Les membres du barreau prirent, en effet, la tête du mouvement hostile au régime hollandais, et l’on vit les avocats de Gand et de Bruxelles réclamer l’usage facultatif du français, qui avait été supprimé d’un trait de plume devant les tribunaux de ces deux cités. Les Etats provinciaux se divisèrent sur l’attitude à prendre ; ceux du Brabant de la Flandre occidentale suivirent l’exemple donné par le barreau de Bruxelles et de Gand. Anvers s’abstint complètement. En résumé, sur un millier de pétitions envoyées aux Chambres des Provinces-Unies, il y en eut près des trois quarts qui émanaient de citoyens parlant le flamand, et beaucoup étaient rédigées dans cet idiome !
Il n’est pas superflu de rappeler ces faits, car ils contrastent violemment avec la tendance constante (page 190) au bilinguisme, qui rapprocha, malgré les divergences d’intérêts et la guerre que se faisaient les suzerains, les habitants des provinces de l’ouest, ceux des comtés du sud et de l’est des ancien Pays-Bas, ainsi que les sujets wallons et thiois (flamands) du prince-évêque de Liége (Note de bas de page : Cette tendance - première aube bien incertaine d’un nationalisme belge - a été étudiée souvenu : on consultera avec intérêt J. Stechern « Flamands et Wallon »s, Liége, 1859 ; J. DEMARTEAU, « Le flamand dans l’ancienne principauté de Liége », Liége, 1889. et le premier volume de l’« Histoire de Belgique », de M. H. PIRENNE, Bruxelles, 1900, p. 303, sq. De là à croire à une « âme belge », comme M. Edmond Picard et sa petite troupe d’avocats et d’artistes le font, il n’y avait que la distance séparant les imaginatifs des érudits. Elle a naturellement été tôt franchie. Voyez ‘Revue encyclopédique’, n°203 (24 juillet 1897)). La bonne entente se maintint jusqu’au milieu du XVIIIème siècle. Elle devait entraîner - et entraîna - dans l’ordre administratif bien d’autres concessions mutuelles que celles qui divisent aujourd’hui les représentants de nos deux races. Peut-être, sans l’influence française, les Belges seraient-ils tous, ou quasi tous, bilingues, et il est indéniable que rien n’eût autant contribué à consolider l’édifice, en somme assez laborieux, de leur nationalité, qu’un accord sur une question vitale entre toutes.
(page 191) L’influence française, voilà le grand facteur des mésintelligences passées et présentes en Belgique. Déjà les philosophes du XVIIIème siècle inculquent à ce pays des manières de penser, de théoriser sur tout, qui devaient plaire aux âmes plus latines de la terre wallonne, tandis qu’elles effarouchaient les âmes moins préparées, et différemment trempées, de la terre flamande. Les descendants de Marnix et des gueux de mer, grands seigneurs très empesés de ton et de mode, devaient se montrer plus rebelles aux charmes de la culture du Midi, à ce scepticisme fleuri et souriant, parfois à ce matérialisme élégant des livres français, que ne le furent les abbés liégeois, à demi voltairiens de philosophie et de vie intime. Puis la Révolution française va faire se lever, sans trop le vouloir, un vieux levain de rancune plusieurs fois séculaire. Les volontaires de 1792, par leur turbulent enthousiasme, rappelleront trop les tentatives d’assujettissement auxquelles se livrèrent leurs ancêtres, lorsqu’ils étaient les suzerains du pays ou qu’ils s’efforçaient de l’être.
En Wallonie, l’identité de langue et de caractère aura raison de ces réminiscences. A Gand et à Anvers, il en ira autrement. Le réveil du sentiment national se fera là-bas au désavantage de la France ; c’est contre elle que va se tourner, (page 192) après 1830 (Note de bas de page : Je dis : « après 1830 », car l’esprit de la Constitution et de ses auteurs est nettement favorable à la langue française. Encore en 1838, il en est qui préconisent la diffusion du français en Flandre (M. Lebeau, séance de la Chambre du 10 décembre), et le maximum des concessions qu’il convient de faire aux promoteurs du mouvement, suivant un autre constituant, prêtre catholique, c’est le respect du principe de la liberté des langues, inscrit vingt-huit ans plus tôt dans la charte nationale. Encore en 1869, un Gantois, M. van de Woestyne dira au Sénat que c’est de la liberté, et non d’une législation oppressive, comme la réclament les « Flamingants », qu’il faut attendre la solution de la question des langues en Belgique), bien plus que contre les provinces-sœurs du nord, l’explosion de mauvaise humeur qui accompagne tout mouvement révolutionnaire. On était sorti de chez soi, on avait pris le fusil et la rapière ; on s’était battu quelque peu ; mais il restait de la poudre à brûler et de la colère à passer sur quelqu’ennerni. Les services que nous rendirent les armées de Louis-Philippe n’eurent, dans les cœurs flamands, qu’un faible écho ; la statue du général Belliard, à Bruxelles, est un symbole officiel et rien de plus.
Ainsi s’explique la réaction flamande après la révolution qui constitua la nationalité belge. Elle fut l’œuvre de quelques hommes, peu enthousiastes (page 193) du nouveau régime, qui avait, à leurs yeux, le tort immense d’avoir ruiné des espoirs fondés sur un long passé de traditions communes et de communes souffrances. Le sang versé pour une même cause, les rapports artistiques et littéraires dès le XIIème siècle, créaient, entre la Flandre et les provinces du nord des Pays-Bas, de charnel les affections qu une combinaison diplomatique ne pouvait briser du jour au lendemain. Puis, c’était avec amertume qu’on sacrifiait le rêve d’un Etat, qui aurait eu, en 1900, une population continentale de 11 millions d’habitants, une puissante armée, une flotte nombreuse, et de riches colonies en Afrique et dans l’océan Indien. Pour raisonner ainsi, il fallait beaucoup de savoir et de bon sens, peut-être aussi quelque idéalisme, mais non certes la religion du fait accompli. Toutes les doctrines nationalistes reposent sur de tels fondements ; leur diffusion est l’affaire du temps et des circonstances.
En Belgique, le mouvement débuta, dès 1834, par un petit pamphlet dans lequel on protestait contre l’abandon dans lequel était tombé un idiome, qui avait connu dès 1100 une floraison littéraire. Comme les frères Grimm en Allemagne, nos Néderlandistes préludèrent par des réclamations érudites à une propagande moins bornée. Ils étaient une poignée, des professeurs pour la plupart (page 194), un prêtre, un archiviste, un médecin, que des liens de confraternité intellectuelle rapprochèrent, à Gand, en vue d’une action collective. Il fondèrent une sorte d’académie libre et une revue, le Belgisch Museum. Deux ans plus tard, ils se groupaient ouvertement en un cercle, dont le titre était un programme : De taal is gansch het volk (la langue, c’est tout le peuple).
On les vit alors s’atteler à toutes les besognes la fois. On fixa l’orthographe, on édita les monuments littéraires et historiques du passé, et, avant tout, ce roman de Renard (Reinaert de Vos), qu’on crut longtemps une production du génie national, et qu’il a fallu restituer, depuis, à la France ; on écrivit l’histoire des chambres de rhétorique, qui, pareilles aux pays du nord de la France, avait jusqu’à cette époque entretenu le feu sacré des arts sous la cendre oppressive des dominations étrangères. En 1844, un Congrès, présidé par Jan-Frans Willems, l’éditeur du Reinaert de Vos, réunissait les délégués de ces chambres et de quelques cercles d’instituteurs, où l’idée flamande avait trouvé ses premiers prosélytes ; un an plus tard, le gouvernement décrétait la publication des anciens textes de la Belgique occidentale. (Note de bas de page : En fait, les crédits ne furent votés qu’en 1854. Les réclamations des littérateurs flamands étaient très légitimes ; mais il n’est pas moins légitime de leur opposer l’indifférence, vraiment surprenante, avec laquelle le pouvoir, en Belgique, a laissé à la science étrangère le soin de révéler au public les monuments littéraires de la partie orientale du pays. Jehan de Thuin et la version wallonne des dialogues du pape Grégoire ont été édités par des professeurs allemands, MM. Fœrster et Settegast. C’est un Suédois, M. von Feilitzen, qui a mis au jour un bref prototype de la Divine Comédie dantesque, Li Ver del Juïse : le Poème moral, dû à un Liégeois de l’an 1200, a été publié par un Italien de Trieste, aujourd’hui professeur à Goettingue ; Mandeville attend encore qu’on l’exhume, et quant à Jacques d’Hericourt, ses écrits sont devenus inabordables. Seuls Jehan le Bel, le moins wallon de langue, et l’insipide Jean d’Outre-Meuse ont trouvé grâce devant la science officielle en Belgique. On a même laissé à l’initiative privée le soin de réimprimer les petits chefs- dramatiques du XVIIIème siècle liégeois, les vieux Noëls, les chants populaires. etc. Si les anciens auteurs du Brabant et de la Flandre française furent mieux traités, ils le durent surtout au zèle académique d’un érudit d’origine allemande, Auguste Scheler, bibliothécaire du roi des Belges).
(page 195) Cependant, l’initiateur du mouvement, Willems, vint à mourir ; mais il avait laissé des collaborateurs et des disciples pleins de ferveur. Les années, en s’écoulant, avaient attiédi les haines politiques, et le Congrès néerlandais put, sous l’impulsion du (page 196) belge Snellaert, après avoir groupé les Flamands du nord et du sud à Gand en 1849, siéger dans les mêmes conditions, à Amsterdam en 1850, à Bruxelles en 1851, à Utrecht en 1854 et à Anvers en 1856 ; si, en 1858, il ne se tint pas à la Haye, ce fut, nous apprend M. Hamelius, « par suite de l’indifférence des Hollandais ».
Dès 1846, le mouvement prend une allure politique et religieuse. Jusque-là ses adhérents avaient marché d’accord, sans se préoccuper de leur foi. L’abbé David et le libre penseur Willems avaient élaboré un programme commun. Il y aura désormais, par suite de la scission entre libéraux et catholiques, un Davidfonds et un Willemsfonds, tout un ensemble d’institutions intellectuelles à pavillon jaune ou bleu ; les livres, les conférences, toute la propagande se colorera de ces mêmes teintes, suivant qu’on sera papiste ou gueux ; toutefois, les hostilités seront suspendues, comme par enchantement, dès, qu’il s’agira de combattre les « Fransquillons », c’est-à-dire les partisans de la suprématie du français.
Le clergé belge lève même l’interdit qui frappait, sous le régime hollandais, les livres imprimés dans le nord des Pays Bas. Il sympathise avec les nouveaux venus, il se montre particulièrement accueillant, au prix de quelques retouches, pour les (page 197) œuvres patriotiques d’Henri Conscience, l’Alexandre Dumas de cette école, dont l’inlassable fécondité crée toute une littérature et rend aux novateurs le très grand service d’orienter vers eux le goût encore incertain du public. Dans un style ingénu, Conscience conte, à la petite bourgeoisie et au peuple, les noblesses du passé et les tristesses du présent. Son Leeuw van Vlaanderen (Lion de Flandre) devient la Bible d’un patriotisme plus local, mais aussi plus fervent, que le patriotisme belge.
Henri Conscience a pris, à Anvers, la place délaissée par Willems. Autour de lui se groupent Delaet, Van Ryswyck, d’autres encore. Désormais il y a deux foyers d’art néerlandais au lieu d’un ; plus tard, dans des coins perdus de la West-Flandre, il s’en allumera un troisième. Enfin, un poète est né, qui trouvera l’expression lyrique des sentiments chers aux « Flamingants » de la veille. Ce poète est Ledeganck, qui, dans une oeuvre bellement symbolique, évoque De drie Zustersteden (les trois villes soeurs) et tire de cette évocation du passé glorieux de Gand, Bruges et Anvers, jadis métropoles du commerce et des arts, une leçon émouvante pour les contemporains. Il a plu au chauvinisme flamand de hausser Ledeganck au- dessus de sa vraie taille ; mais il suffit à sa gloire (page 198) très certaine qu’il ait été, comme Defrecheux en Wallonie, l’homme d’un poème éclos à son heure, et c’est seulement sa valeur représentative que nous dégageons ici.
Le mouvement flamand avait désormais ses écrivains, comme il avait ses théoriciens, ses archéologues et ses pamphlétaires. Après Conscience et Ledeganck, il semblait pourtant que l’agitation politique dût tout absorber, Il n’en fut pas ainsi. Anvers, qui avait donné le jour à Théodore Van Ryswvck, talent estimable d’ailleurs, eut en J. Van Beers (le père du peintre), un poète supérieur à ceux de la génération de 1830. Curieux d’intimités, croyant (sans excès d’orthodoxie), observateur attentif de la vie des humbles et patient, comme un Gérard Dow ou un Miéris, dans la peinture de leurs moeurs et de leurs sentiments, Van Beers n’a donné que trois volumes en cinquante ans ; mais, en prenant son temps et en mesurant sa peine, il a su, sans effort visible, approcher de la perfection permise à un idiome qui n’est, hélas, le français ni l’allemand.
D’autres ont été ses émules, sans le surpasser, ni même l’atteindre, et parmi eux M. Pol de Mont, également fixé à Anvers, tient le premier plan. Les soeurs Loveling n’eussent été inférieures à personne, si le roman ne les avait disputées au (page 199) lyrisme, s’il ne leur avait permis de déployer d’autres dons et s’il n’avait fait de Virgnie Loveling surtout une rivale, souvent heureuse, des authoress d’Angleterre les plus distinguées.
Mais revenons en arrière, aux environs de 1850, c’est-à-dire au moment où les revendications politiques des Flamands alternent avec leurs affirmations littéraires. Pour en assurer le triomphe, il leur fallait une presse ; à ce peuple, auquel, on l’a dit lapidairement, Conscience apprit à lire, il fallait le rappel périodique de ses devoirs et de ses droits, également négligés. Cette presse fut fondée et progressa rapidement. En 1840, on ne compte que 17 journaux flamands, dont aucun n’est quotidien ; ce nombre est triplé en 1851 ; en 1854 il en paraît 72, dont 6 s’impriment chaque jour ; vingt ans après il faut encore doubler ce chiffre respectable ; maintenant une nouvelle multiplication serait nécessaire.
Cependant, la reconnaissance officielle de tant d’effort fut lente. On ne l’arracha que morceau par morceau aux gouvernants. Libéraux ou catholiques, les premiers surtout, redoutaient de modifier l’œuvre de 1830, oeuvre toute française d’emprunt dans les parties qui ne reposaient pas (page 200) uniquement sur les traditions nationales. De là l’échec de la commission instituée en 1856, et dont on a dit l’inquiétante activité. Le ministre libéral de 1859, Charles Rogier, n’alla-t-il pas jusqu’à opposer un contre-rapport à la publication officielle, du véritable rapport de cette commission de discorde ?
Les Flamands ne désespèrent pas. Ils se replient en bon ordre et s’attachent à des conquête locales, moins disputées et plus directement utiles à leur dessein. C’est ainsi que, dès 1850, ils obtiennent que la connaissance de leur idiome soit exigée de tous les employés de l’administration provinciale d’Anvers ; en 1864, la même décision est prise par l’administration communale de cette ville ; le 27 août 1866, le néerlandais est proclamé la langue officielle d’Anvers. Déjà M. Delaet, élu député 1863, prêtait en néerlandais le serment constitutionnel ; M. Coomans, deux ans plus tôt, obtenait que la composition des futurs étudiants, passant l’examen qui correspond au baccalauréat de France, pût être rédigée dans n’importe laquelle des langues nationales, et en 1861 aussi, après un débat orageux, qui dura deux longs jours, le petit groupe des partisans du néderlandisme faisait inscrire par le Parlement, dans l’adresse au Roi, cette intimation discrète, mais significative : « Nous (page 201) espérons que le gouvernement prendra des mesures pour faire droit aux réclamations articulées par les populations flamandes, qui sont reconnues fondées (sic). »
Déjà le détestable français de cette rédaction pronostiquait un recul favorable à l’autre langue nationale. La suite confirma l’excellence du pronostic. Une affaire de presse, soumise à la justice, fournit l’occasion cherchée d’une démonstration plus précise que les mots échangés au Parlement. L’accusé refusa, devant la Cour de Bruxelles, d’employer le français, et ses avocats imitèrent son intransigeance. Quelques années après, un procès criminel achevait une démonstration par l’absurde ; il montrait deux accusés, dont l’un ignorait le français et dont l’autre bredouillait un peu de wallon, interrogés, jugés, défendus et condamnés à mort dans une langue inintelligible pour eux. L’affaire eut un retentissement dans bien des consciences, et elle servit à souhait les intérêts des Néderlandistes. Ce ne fut plus qu’à la majorité de quatorze voix que la Chambre repoussa, en 1867, un projet de loi aux termes duquel la connaissance du flamand était exigée des magistrats de la partie du pays, où cet idiome était celui du peuple. En 1873, une nouvelle tentative eut un meilleur succès, et il fut décidé que l’instruction (page 202) criminelle et les plaidoiries auraient lieu dan la langue du prévenu. Cette même année, une conférence flamande était instituée au barreau de Gand.
Cependant l’appétit grandissait avec les victoires successives des « Flamingants ». Peu à peu leur langue s’insinuait dans le programme scolaire, d’où la réaction gallophile de 1830 l’avait expulsée. Elle devenait ou redevenait la langue des administrations locales ou provinciales dans tout l’ouest et le nord du pays. Une chambre flamande était créée à la Cour d’appel de Liège, à laquelle ressortissent les tribunaux d’une province néerlandaise ; les officiers devaient justifier d’une connaissance suffisante de l’idiome d’une partie des recrues ; en 1889, on étendait à tous les débats criminels le régime bilingue ; on faisait plus, car on exigeait en pays flamand que ce fut le prévenu qui réclamât l’usage de la langue française. Juste retour des choses de ce monde, sinon retour excessif. Enfin, la loi de 1845, qui ordonnait d’imprimer les lois et arrêtés dans les deux langues du pays, loi modifiée en 1869 en faveur des Flamands, était, en 1898, remplacée par une disposition nouvelle, attribuant au texte néerlandais une valeur égale à celle du texte français dans toute l’étendue du royaume. Le bilinguisme était désormais complet, (page 203) puisqu’il s’étendait à la discussion, au vote, à la sanction et à la promulgation des lois.
Pourtant les intellectuels du mouvement se préoccupaient d’autres consécrations, qu’ils étaient maintenant en veine d’obtenir. Ils voulurent cette Académie, que Rogier avait projeté de fonder dès 1843, et on la leur donna en 1886. Ils réclamèrent des villes d’Anvers, de Bruxelles et de Gand la construction de théâtres où l’on jouerait exclusivement en néerlandais, dût-on s’y contenter parfois de versions bâclées des Deux Orphelines ou de la Porteuse de pain. Ne pouvaient-ils répondre à leurs critiques qu’au Deutsches Thaeter de Berlin, on ne dédaigne pas de représenter un drame de Shakespeare, ou une comédie de Molière, ou même, à défaut, de ces immortels chefs-d’oeuvre, des pièces quelconques que la vogue de Paris a consacrées pour dix ans ? Cette fois encore, ils furent exaucés.
Mais, pour hâter la floraison des oeuvres nationales, il y a des moyens de serre chaude, il y a les couveuses officielles, les primes largement distribuées, les subsides et les jurys. Et la manne officielle plut à partir de 1858 sur le sol néerlandais. Entre 1860 et 1864, on compte soixante-quatre pièces couronnées, dont aucune n’a survécu. Le (page 204) nombre des cercles dramatiques monte comme une marée il est, en 1864, de 108 ; de 125 en 1866, de 225 en 1872 ; en dix ans, on avait réparti 150,000 francs entre ces associations, de plus en plus empressées à faire acte de vitalité, sinon de désintéressement. De même se multiplient les productions dramatiques comme champignons en été ; mais, avoue l’historien du mouvement, si leur quantité était de plus en plus grande, « leur qualité était restée médiocre ». Celle des acteurs ne l’était pas moins. En 1900, on attend encore, on espère toujours l’homme de génie qui donnera à la scène flamande l’orientation rêvée ; quant aux interprètes, à de rares exceptions près, ils n’ont pas dépassé le niveau d’amateurs probes et intelligents.
La dernière conquête rêvée par les « Flamingants » n’est pas la moindre inscrite dans leur programme. Elle consiste dans la création d’une université, où l’enseignement soit décrété dans leur idiome.
L’ambition est déjà vieille. Lorsque l’école normale des sciences de Gand et l’école normale des humanités de Liége furent supprimées, en application de la loi de 1890 sur l’enseignement supérieur, on réorganisa, des deux parts, les sections (page 205) de langues et d’histoire des doctorats en philosophie et lettres des universités de ces villes. Or, dès cette date, sinon précédemment, plusieurs cours se faisaient en néerlandais, à Gand, pour les futurs professeurs de collège. L’appétit, que gagnèrent ainsi les partisans de la germanisation des études, devint de plus en plus grand, et ils réclamèrent l’emploi du flamand pour toute la partie de l’enseignement de la faculté de philosophie, qui est réservée à la préparation de ces professeurs. Maintenant ils exigent davantage ; il leur faut toute une université comme à Leyde ou à Utrecht.
Ce qui devait arriver est arrivé. Beaucoup de Flamands - et parmi eux un grand nombre de professeurs de l’université « française » de Gand - ont cru devoir protester contre le désir d’empiètement de plus en plus marqué, que manifeste une petite secte, qui fait encore plus de bruit que de besogne ; ils ont fondé une « association flamande pour la vulgarisation du français ». Peu d’oeuvres ont un caractère aussi patriotique que celle-là, et s’il arrivait qu’il se fondât à Liége une association du même genre pour la vulgarisation du néerlandais, et que cette association fît fortune, on toucherait enfin à ce but toujours entrevu, jamais atteint, qui est la mise sur le même pied des deux langues nationales dans le sentiment populaire, en Belgique.
(page 206) L’association gantoise est en pleine prospérité. Elle compte plus de 800 membres ; si elle n’a point l’heur d’être largement subsidiée, comme les cercles flamands, par les pouvoirs publies, elle a reçu, sous les formes les plus diverses, des encouragements très effectifs de gens considérables, appartenant au monde de la science, des professions libérales et de l’industrie. Elle a pu organiser des cours de français, dont certains sont suivis une centaine d’élèves ; elle a fait l’acquisition de livres français, qu’elle a mis à la disposition des petites administrations communales flamandes pour les distributions de prix ou pour les bibliothèques populaires ; elle a fait imprimer un manuel bilingue, destiné aux 20,000 ouvriers de la Flandre orientale, qui se rendent en France pour les travaux de la moisson ; enfin, elle n’a perdu aucune occasion de signaler les empiètements injustifiées du flamand dans n’importe quel domaine,
Depuis le mois de janvier 1901, une partie de l’association s’est constituée à Anvers, milieu éminemment favorable, où l’on apprécie comme il convient le bienfait des langues véhiculaires. Des cours ont été organisés ; d’autres vont l’être à Bruxelles, et sans doute à Bruges. C’est toute une petite croisade qui n’a rien de puéril, malgré les apparences. Quoi qu’on pense des droits sacrés du (page 207) peuple, de son langage et de son passé, il est en effet douteux qu’il y ait opportunité d’enlever à une partie des étudiants d’un petit pays, comme la Belgique, dont l’orientation est vers l’Est ou le Midi, et non pas vers le Nord, les trop rares chances qu’ils possèdent déjà de parler convenablement les deux langues nationales. L’enfant du peuple flamand peut, à la rigueur, se passer du français ; s’il l’apprend, en dehors de quelques centres ou de certaines fonctions, il risque fort de l’oublier plus tard ; l’enfant de la bourgeoisie moyenne et supérieure devra à cette langue, s’il en combine la connaissance avec celle de l’idiome natif, une supériorité enviable.
Au surplus, la transformation projetée ne résoudrait rien, Car les récalcitrants - et ils sont dans la bourgeoisie une incontestable majorité - s’empresseraient d’envoyer leurs fils à Louvain ou à Bruxelles, suivant qu’ils sont catholiques ou non, et on devine les conséquences fâcheuses que cette désertion aurait pour la ville de Gand. Faire fi de ces périls est une sottise, et le désaccord qui a surgi même entre « flamingants » prouve qu’on s’en aperçoit là-bas. Mais il faut toujours compter avec la force d’entraînement que donne une conviction brutale, têtue et irraisonnée. Rien ne démontre que les jacobins du groupe ne l’emporteront pas.
(page 208) Le « mouvement flamand » a eu ce rare bonheur de pouvoir se réclamer d’un passé glorieux et d’intéresser le grand seigneur terrien, le bourgeois des villes, l’ouvrier agricole et industriel. Il a résisté, à force d’adresse, à la tendance politique qui fait, en Belgique, de toute oeuvre morale tôt ou tard la proie d’un parti. Les libéraux catholiques ont leurs ligues, dans lesquelles ils se cantonnent et se surveillent. Mais sur la question du flamand, ces ligues acceptent un programme à peu près identique, et elles ont plus d’une fois marché de compagnie au succès.
En Wallonie il n’en a pas été de même. La propagande en faveur des patois y est de fraîche date, et elle n’a rallié jusqu’ici qu’une partie de la population. C’est dans les villes qu’elle se concentre, et les libéraux l’ont monopolisée avec un facile empressement. Pour plaire aux catholiques, elle aurait dû renoncer à ses polémiques agressives contre les frères flamands, à ses sympathies françaises, à son vague parfum de libre pensée. Sans doute il n’est écrit nulle part qu’elle sera voltairienne, mais les voltairiens de la bourgeoisie ont été ses premiers serviteurs ; ils l’ont peu à peu faite leur, et, dans les oeuvres wallonnes, comme dans les conférences et les meetings où l’on prône les patois de la Belgique orientale, il n’est guère (page 209) question du français, de la croisade à faire contre lui ; tout l’effort d’indignation et de réaction politique et littéraire se porte sur les empiètements de la langue néerlandaise.
C’est que les petits pays ont beau tendre vers le système fédératif, qui localise leurs intérêts, ils resteront les tributaires intellectuels des grandes nations. En vain l’on s’arme contre la libre introduction des produits français en Belgique ; à Liège comme à Bruxelles, persiste la même curiosité sympathique pour les livres, les revues et les journaux de Paris.
Et pourtant la Belgique est depuis soixante-dix ans un Etat constitué ; elle a sa vie propre, elle a ses mœurs et ses traditions, deux idiomes populaires dont aucun n’est le français. La majorité de la nation appartient à la race germanique ; la minorité parle des patois d’essence latine, mais fortement plus imprégnés que leurs congénères d’éléments tudesques. Il semble donc que l’orientation littéraire doive concorder avec l’orientation scientifique, dans laquelle prédomine l’influence allemande. Il n’en est rien.
Le Wallon - ainsi s’appelle l’habitant des provinces orientales - a pris de la culture française ce qu’il pouvait s’en assimiler ; il a toutefois gardé, avec une sorte d’orgueil, un tour provincial (page 210) de penser et de dire, que trahissent l’accent de son langage et des particularités peu nombreuses de sa syntaxe. Avec cela, il ne sait dissimuler, dans les relations, une réelle bonhomie, une verve très communicative, un rien ironique, enfin un contentement de soi qui engendre assez de nonchaloir et de quiétude endormie pour que sa prospérité matérielle en subisse le contrecoup - il a perdu le monopole de plus d’une industrie - sans que la vivacité, plutôt stérile, de son allure en soit sensiblement modifiée.
Des circonstances politiques, qui tiennent bien aux fatalités de son existence pendant trois quarts de siècle, ont singulièrement attiédi chez le Wallon cette fougue d’indépendance que n’avaient pas épuisée dix siècles de luttes civiles et de guerres défensives contre ses voisins. Tour à tour il a combattu les empereurs allemands, ses suzerains, et les rois de France, ses alliés naturels, Il a connu toutes les servitudes sans en tolérer aucune, ce sont ses princes-évêques qu’il bannit, tantôt c’est l’étranger qu’il appelle à son aide, pour se retourner ensuite contre lui. Est-il las des dissensions entre grands et petits, entre le clergé et le peuple ? Il se met à la solde de l’étranger ; il conquiert ainsi, de par le monde, une moins enviable célébrité, celle du mercenaire, que les Suisses partageront (page 211) avec lui :« Respectez-le, dit Schiller dans Wallenstein, respectez-le, c’est un Wallon. »
Ces quelques traits peignent une race, qui ne diffère de la race française que par une dose supérieure d’alliage germanique. Son isolement séculaire et le régime théocratique (elle fut gouvernée par des princes-évêques) ont fait le reste. Il a dû résulter de ce mélange ethnique et de cette histoire distincte une tendance particulariste, accusée dans le caractère, les mœurs et le langage de la population.
Cette tendance est aussi vieille que la fusion des races sur la rive mosane ; elle est moins sensible pendant les siècles du moyen âge, parce qu’elle est générale alors et que la Picardie, la Champagne et les autres provinces de France l’accusent avec la même netteté. Aux XVème et XVIème siècles elle se dissimule dans la pauvreté d’œuvres sans originalité d’aucune sorte, et les malheurs civils ne la laissent apparaître que pour l’exacerber en un patriotisme local, prêt à tous les héroïsmes, Il faut le règne Louis XIV pour qu’elle réapparaisse dans le domaine des arts. Renkin Sualem émerveille le roi par son habilité technique à Marly ; mais il l’étonne encore par l’accent patois de ses répliques. - Comment avez-vous trouvé tout cela ? lui demande le roi-soleil. - Tot tusant (en pensant), (page 212) sire », répond simplement le flegmatique Liégeois. Au siècle suivant, on rencontre quelques productions wallonnes, qui ont leur charme. Chose curieuse, elles sont signées de noms aristocratiques. C’est le chevalier de Rickman qui aiguise sa verve en découvrant les aiwes di Tongres (eaux thermales de Tongres), dont une tradition locale faisait remonter les vertus à l’époque romaine ; ce sont MM. de Cartier, de Harlez et de Vivario qui écrivent le livret du Voëge di Chaudfontaine et des autres pièces du théâtre liégeois, tandis qu’un maître de la chapelle épiscopale en compose la musique.
Qui aurait cru que le particularisme irait jusque-là ? Nous sommes sous Louis XIV et sous Louis XV. Le français est en train de faire allégrement le tour du monde ; il rend avec usure à l’Italie et à l’Espagne ce que ces nations lui ont prêté ; les petites cours d’Allemagne et la grande cour de Russie lui ouvrent leurs plus secrètes portes. Ses écrivains sont des hôtes qu’on recherche et les confidents des princes étrangers. Et voilà que sur une terre française, à quatre-vingts lieues de Paris, on découvre, comme à la loupe, une ville oubliée, dont la bonne société se défend contre les idées et contre le langage poli de ces mêmes écrivains. Elle jargonne avec délices et pousse l’amour de son obscur parler jusqu’à le mettre dans des vers, qu’elle fait corrects et non sans saveur.
Et ne croyez pas qu’elle se contraigne toujours dans les sujets populaires. Sans doute ce sont là ses thèmes ordinaires. Encore sont-ils traités dans une forme qui, malgré le sans-gêne des termes, n’exclut ni la finesse ni la distinction. Qu’il s’agisse d’une intrigue villageoise, d’un petit drame de sentiment, comme le départ d’une recrue involontaire, ou bien encore d’une scène de mœurs, dont les dames de la Halle et un galant caporal font les frais, on retrouve dans la conduite de l’oeuvre, dans la psychologie des personnages, dans de menus traits et de simples mots cette science de composition, cette facture minutieuse et jusqu’à ce maniérisme de la langue, qui caractérisent le théâtre français, de Regnard à Beaumarchais.
J’ai gardé pour la fin le meilleur de ces ouvrages, qui occupèrent les loisirs de quelques grands seigneurs liégeois dans la seconde moitié du XVIIIème siècle. Son titre, Les Hypocondres, nous fait présager d’autres héros que des revendeuses et des paysans. L’hypocondrie est presque un luxe ; il faut avoir du temps à dépenser pour se créer l’obsession de maux qu’on n’éprouve pas. La scène est à Spa, c’est-à-dire dans une de ces villes où l’on trouve, (page 214) sinon le soulagement espéré, du moins de l’eau pure, de frais ombrages et d’agréables compagnies. En fait, c’est dans une société choisie, aux abus langoureuses et finement nuancées, que nous allons vivre pendant les trois actes des Hypocondres. De-ci de-là s’échappe à gros bouillons la verve facile que le patois favorise ; mais bientôt la nappe s’amenuise, se rétrécit en un mince filet qui coule discrètement, entre des prés bien tondus, d’un vert irréprochable.
La fin du XVIIIème siècle fut marquée par troubles politiques, qui arrêtèrent net l’éclosion d’un art local. L’Etat liégeois laissa son indépendance dans la tourmente. Il devint le jouet de toutes les annexions. Pourtant les sympathies du Wallon restent acquises à la France ; il n’a de souvenirs injurieux que pour les Prussiens, les Kaiserlicks (impériaux) et les Cosaques.
En 1789, c’en fut fait de l’antique principauté épiscopale, fondée par saint Hubert. Le pays wallon fut divisé, comme la terre flamande, en un certain nombre de départements français ; après Waterloo, ils furent l’un et l’autre découpés graphiquement en neuf provinces et associés aux destinées politiques d’autres provinces, taillées (page 215) dans les anciens comtés de Hollande et de Zélande et dans quelques territoires voisins. On a vu que la nouvelle confédération avait eu la vie courte. Wallons et Flamands se détachèrent de leurs alliés septentrionaux et constituèrent, en 1830, la nouvelle unité qui prit le nom de Belgique. Cette unité dont la base semblait bien fragile, s’est lentement consolidée ; elle a trouvé des voisins bienveillants et conquis le précieux privilège d’une neutralité digne Elle serait, semble-t-il, indissoluble, sans des vieilles rivalités de race qu’on croyait éteintes et qui n’étaient qu’assoupies.
J’ai dit comment le mouvement flamand était né. On a pu juger des portions équitables de son programme, déjà réalisé aux trois quarts. S’il se contentait d’assurer aux populations de langue germanique l’égalité des droits civils et politiques, en pays belge, il n’y aurait rien à redire ; mais il est visible qu’ il tend à monopoliser entre leurs mains les faveurs gouvernementales. En 1830 il n’en a guère fallu plus pour légitimer une révolution. Le roi de Hollande, bien intentionné, faisait de la détestable administration. Les Flamands, blessés dans leurs convictions religieuses par le dédain affiché d’un prince protestant pour les manifestations de la foi catholique, associèrent de grand cœur leurs bras à ceux des Wallons contre un allié (page 216) qui les traitait en oppresseur. Voilà qu’après soixante-dix années, d’obscures antipathies historiques se trouvent être plus fortes que les intérêts communs, qui firent d’une coalition la nationalité belge.
A qui la faute ? Aux Wallons d’abord. Car le bilinguisme, inutile ou impossible dans un grand agglomérat de peuples comme l’Autriche-Hongrie, eût été désirable dans un petit pays où les contacts sont quotidiens entre gens de race différente .Mais le tort est aussi au « flamingantisme », dont les prétentions envahissantes ne sont jamais lasses. Ses premières revendications, on l’a vu, étaient la justice même. D’autres sont venues après, qui soulevèrent de timides protestations. Enfin, comme il a l’appétit robuste, il se montre de plus en plus exigeant, comme il est actuellement envahi par des préoccupations plutôt mesquines et des ambitions de places et de mandats, il menace de tourner à la tyrannie.
Non contents d’avoir une Académie à eux, et toute une série d’institutions où règne l’exclusivisme, les chefs du mouvement flamand demandent qu’on traduise en leur parler le moindre document officiel ; l’intérêt patriotique, à les en croire, commandait de graver la version néerlandaise (page 217) de la devise belge sur les timbres-poste et les monnaies du pays ; il exigeait que les noms des rues fussent inscrits en deux langues dans cinq provinces, que les indications les plus intimes fussent intelligibles au paysan flamand dans la gare la plus chétive du pays wallon. Hier on voulait une édition dialectale du Moniteur et du Guide officiel des chemins de fer ; aujourd’hui l’on obtient que les enfants des provinces françaises consacrent un plus grand nombre d’heures par semaine à la langue de leurs frères de l’Ouest. Demain ne va-t-on pas exiger la destitution des fonctionnaires les plus modestes, si, Wallons et en terre wallonne, ils ignorent l’idiome néerlandais ?
Une réaction était inévitable. Elle s’est produite. Elle a commencé par des railleries inoffensives, des plaisanteries de tribune et de journal. Les patois occidentaux de la Belgique ont une harmonie sui generis, dont le mystère reste inaccessible aux oreilles latines. Sans grand effort on a découvert, et on a mis dans un amusant relief, les rudesses et les cacophonies du flamand parlé à Bruges, à Gand et à Anvers. Bientôt c’en fut fait, à Liége, à Namur et à Verviers, des sympathies qu’avait créées une fraternité séculaire. Les quolibets succédèrent au sourire et les ripostes plus vives aux quolibets. Blessé dans ses intérêts, dans (page 218) sa dignité, dans ses prédilections historiques pour les arts, les lettres et les modes françaises, le Wallon s’insurgea contre cette nouvelle invasion des barbares septentrionaux. Les Chambres retentirent de discours indignés, les rues, de chansons mordantes.
Voilà l’origine du mouvement wallon. Il n’est pas la lointaine et fatale résultante d’impulsions successivement données ; il est né d’une réaction que légitiment les instincts de race et les nécessités économiques ; il cessera aussitôt qu’il n’aura plus sa raison d’être actuelle. On en cherchera vainement la trace dans le passé.
Les Wallons furent divisés d’intérêt jusqu’à fin du XVIIIème siècle. La principauté de Liége, le comté de Namur, le comté de Luxembourg, le marquisat de Franchimount et d’autres petits Etats, dont la population était ou partiellement ou totalement française de langue, vécurent les uns vis-à-vis des autres dans un isolement fort satisfait. Le plus important de ces groupements politique avait Liège pour capitale ; mais il comptait autant de bonnes villes flamandes que de bonnes villes wallonnes dans la représentation nationale. AU XIIIème siècle, un écrivain nous rapporte la coutume qui consistait à envoyer les enfants de noble souche en « thiois païs » pour s’y exercer à l’usage oral du (page 219) néerlandais. Les chroniqueurs des XIVème et XVème siècles nous ont transmis d’autres attestations de bons rapports entre les deux races. Au XVIIème siècle encore, on écrit des complaintes rimées sur les mauvais traitements infligés par des soldats espagnols à des paysans flamands, et ces doléances, dont le fond est plus louable que la forme, sont rédigés en wallon.
Ce qui n’est pas improbable, c’est que l’habitant des provinces de l’est gardait au fond de lui-même d’ataviques répulsions, auxquelles les circonstances ont permis un essor imprévu. Son art (si on peut lui accorder l’originalité d’une forme artistique) et sa littérature ont beau être teintés d’une mélancolie qui évoque les brumes d’outre-Rhin ; ils sont latins d’essence, de couleur et d’harmonie. Ou plutôt ils ont l’harmonie, ils ignorent la couleur qui fut et qui reste une magie des palettes flamandes.
Si nous interrogeons les productions récentes de cette littérature, écrite en dialecte, qui dépasse par le nombre des oeuvres celle dont Mistral est le grand maître, nous y retrouvons quelques-uns des traits déjà pressentis dans l’exposé qui s’achève.
C’est une sentimentalité parfois délicieuse, souvent naïve et même niaise ; une verve de bon aloi, qui s’échappe en railleries courtes et incisives (le (page 220) Spot, de l’allemand spotten),une fâcheuse prédilection pour le détail vulgaire, grossier, même obscène, une insouciance complète de ce qu’on a appelé si judicieusement le respect dû au lecteur, enfin une candeur et une fraîcheur d’impressions, qui attestent la jeunesse inépuisable de la race et s’expliquent par l’origine très humble de ses écrivains. Car voilà bien une caractéristique du mouvement wallon, disons mieux, de cette renaissance wallonne : ses représentants sont des ouvriers, que l’atelier ou l’échoppe retiennent pendant tout le jour ; à l’aube ou lorsque s’allongent les grandes ombres du soir, ces artisans se reprennent, ils interrogent l’âme populaire dont ils portent en eux une vibrante parcelle ; ils s’inspirent alors des spectacles de la rue ; ils chantent les joies ou les deuils inaperçus. Leurs thèmes préférés sont ainsi dans un merveilleux accord avec les ressources limitées de leur art ; celui-ci ne revêt guère que deux formes : le lyrisme ému et la satire ; ils sont touchés de ce qu’ils voient ou bien ils le raillent.
Cette satire est-elle dialoguée ? Nous avons la comédie, le vaudeville ou la saynète de mœurs. Sinon, elle évoque, en des couplets qui cinglent comme des lanières, le sirventes des Provençaux, l’estrabot aujourd’hui perdu, et parfois elle a la (page 221) concision brutale de l’ancien respit, c’est-à-dire du proverbe au vilain.
La comédie est la forme la plus goûtée des écrivains et du public. Celui-ci lit peu ; mais il se dérange aisément pour aller au théâtre, les soirs de fête. Des troupes d’amateurs interprètent, tant bien que mal, devant lui les oeuvres souvent improvisées des dramaturges ou des vaudevillistes du cru. A Liége ou dans la banlieue on compte plus de vingt sociétés dramatiques, recrutées parmi le peuple et la petite bourgeoisie, avec un répertoire d’au moins mille pièces.
Les membres de ces joyeuses confréries n’ont que les loisirs du dimanche pour s’exercer à la déclamation scénique, apprendre leurs rôles et les réciter. Quelques-uns sont arrivés, à force de ce persévérance, à calculer tous leurs effets, à « se faire une tête ». La plupart jouent tout simplement comme ils parlent, avec un naturel et une conviction qui excusent les défaillances et emportent la sympathie. Seules les femmes, en petit nombre d’ailleurs, sont devenues des professionnelles de la scène. Elles n’ont pas la tradition du conservatoire ; mais plus patientes que l’homme, plus attentives aux détails et d’une mémoire plus exercée, elles ont su se faire un gagne-pain de ce qui n’est guère, par l’autre sexe, qu’un plaisir envié.
(page 222) Le théâtre wallon a des thèmes peu variés ; tantôt il nous conte tout au long une anecdote prise dans la vie populaire, tantôt il nous présente un petit tableau de mœurs, étudié dans ses détails ; tantôt il trace des caricatures plus larges, celle d’un travers humain ou bien celle d’une individualité déterminée. Il a ses lieux communs, ses modes tyranniques qu’emportent d’autres modes, mieux accommodées à un goût nouveau ; enfin, il cultive toutes les variétés de l’art, depuis l’antique vaudeville à couplet jusqu’à l’opérette, à la pièce « rosse » et à la pièce à thèse.
Le théâtre n’est pas, on l’a dit, la seule forme de littérature qui prospère sur les rives de la Meuse. La narration en prose, à sujets historiques ou à tendances pittoresques, commence à y fleurir aussi ; mais c’est la chanson, sentimentale ou railleuse, qui a trouvé là les plus nombreux fervents. Defrecheux et plus récemment Vrindts en ont écrit d’exquises et d’une très personnelle inspiration. Tous deux sont des enfants du peuple. Le premier est l’auteur de pages émues, dont plusieurs conquis la grande et vraie popularité. N’a-t-il fait ce tour de force, ou plutôt de génie, d’imposer une oeuvre d’art (L’avez-v’ vèyou passer) aux lèvres populaires, à des lèvres qui ne se desserrent le plus souvent que pour moduler des couplets anonymes (page 223) traditionnels, ou bien encore de ces créations éphémères et stupides dont Paris retentit pendant un jour, et la province pendant un mois ?
Vrindts n’a pas encore atteint la maturité de talent qui distingua Defrecheux. Il est inégal, parce qu’il est enclin à trop produire. La sobriété est une rare vertu. Malherbe et Boileau tiennent en un mince volume. Racine et La Fontaine ne furent guère plus abondants. Cela a suffi à leur gloire. Les patoisants sont fort excusables, lorsqu’ils négligent d’être brefs. Il n’est pas de science plus malaisée à acquérir, et qui donc la leur enseignerait ? Vrindts ne parle que péniblement le français ; les grandes littératures sont lettre morte pour lui. Il ressent et il vibre, ses chants sont des échos ; ce qui les distingue avantageusement de ceux de ses confrères, c’est qu’ils reflètent mieux une âme plus délicate. Vrindts est, de plus, le premier artiste wallon qui ait été requis par les grands problèmes sociaux. Il a sa philosophie, qui est touchante ; elle est touchante, dans sa simplicité, parce qu’elle est humaine. Il trace d’intuition une image naïvement fidèle de la vie des humbles ; il les suit du berceau à la tombe ; il les surprend et les photographie, en quelque sorte dans leurs attitudes familières, au foyer, à l’atelier et au cabaret.
Nicolas Defrecheux était surtout un méditatif ; il (page 224) avait lu et pensé ; il contenait sa verve et il repolissait ses ouvrages. C’est le secret de son génie, qui est modeste, mais réel. De plus, il avait l’orgueil de son art ; venu à une bonne heure, il avait fait ce beau rêve d’une renaissance intellectuelle, dont son dialecte serait l’instrument musical et dont la gloire rejaillirait sur sa pairie. C’était l’époque où le sénateur Grandgagnage publiait les premiers fascicules de son Dictionnaire de la langue wallonne. D’autres érudits s’associaient pour grouper les bonnes volontés éparses ; on fondait à Liége une façon d’académie, qui compte encore huit cent membres, la Société liégeoise de littérature wallonne.
Cette académie ne renferme ni archéologues, ni historiens, ni linguistes. Quelques patoisants et d’honnêtes compilateurs la dirigent, en collaboration avec des professeurs qui lui donnent le lustre d’une plus haute notoriété. Elle a même eu l’honneur de compter parmi ses membres actifs le philosophe Delbœuf. Dans les rares heures de loisir que lui laissaient de multiples disciplines, ce savant ne dédaigna point de juger et même d’éditer les oeuvres envoyées aux concours de la société. Ses confrères ne font ni plus ni moins de besogne que les amateurs des autres provinces. Il ne faudrait donc pas s’exagérer l’importance de la Société liégeoise. C’est d’abord une société départementale, (page 225) où l’on publie d’utiles et modestes contributions à l’étude des mœurs et du vocabulaire local ; c’est ensuite un « caveau » où l’on festoie tous les ans en bonne compagnie et où l’on couronne de pampre des chansons bien troussées et quelques piécettes assez réussies. D’autres associations liégeoises lui disputent la prééminence, sans qu’aucune puisse se targuer, d’ailleurs, d’avoir rendu au patois des services équivalents, et depuis un temps aussi long.
Il reste à l’Académie wallonne, comme elle aimerait s’intituler, bien des tâches à accomplir. Le jour où elle sera outillée pour s’en acquitter, elle révisera l’orthographe fantaisiste des auteurs qui lui demandent une consécration ; elle songera sérieusement à rééditer le dictionnaire de Grandgagnage, qui a vieilli, mais qui est encore un admirable monument de patience et de sagacité, dont Littré, dans des articles du Journal des savants, a fait ressortir le grand mérite.
Peut-être lui sera-t-il donné de prendre la direction du « mouvement » dont on vient d’esquisser la courte histoire (Note de bas de page : Cette histoire ne serait pas complète si on n’ajoutait qu’il existe une Fédération des cercles dramatiques wallons, rapprochés d’intérêts et de sympathies, une Association des auteurs wallons, qui a son siège à Liége et ses correspondants à Namur, Verviers, Charleroi, etc., que la Ligue wallonne, malgré qu’elle soit embryonnaire et ne reflète pas tout le mouvement, a rédigé un programme de revendications d’ordre littéraire et administratif. Le gouvernement a institué, de son côté, un comité de lecture et un comité d’artistes, chargés de désigner à ses faveurs les meilleures productions théâtrales en dialecte. Malheureusement, ces comités, composés à la diable, opèrent au petit bonheur). Mais ce mouvement survivra-t-il (page 226) à des griefs locaux et occasionnels ? Un gouvernement, qui tiendrait la balance égale entre les deux races qui peuplent la Belgique, aurait tôt fait d’étouffer les germes de désunion semés un peu partout. Reste à savoir si l’on pourra tenir la balance égale.
Les petits pays ont de précieux privilèges ; ils n’ont pas de pire ennemi que l’esprit de clocher. Dans une grande nation, les électeurs pèsent moins lourdement sur la décision de leurs mandataires, et s’ils leur demandent autant de services, ils ne peuvent les acculer, lorsqu’il s’agit d’intérêts graves, à des solutions aussi mesquines et bassement transactionnelles. Voilà le danger que court la Belgique. Il n’est pas sérieux à l’heure actuelle, puisqu’on l’écarte avec des primes de littérature et quelques bouts de ruban. Il le deviendrait sans (page 227) conteste, si les intransigeants des rives de l’Escaut, par les excès de leur politique envahissante, par l’incessante multiplication de leurs exigences, réussissaient à intéresser les antipathies, encore mal éveillées, de la race vallonne entière à un mouvement nettement offensif.
Pendant que s’élaborait sur les rives de la Meuse et de l’Escaut un art dialectal, en conformité stricte avec l’ambiance et les traditions historiques, la littérature sommeillait à Bruxelles. Cette ville était pourtant le seul centre où la pénétration française fut favorisée par un mouvement de librairie et aussi par la présence du roi, des ministres, par la proximité de Paris, et par une aristocratie dont les attaches avec celle des anciennes cours étaient nombreuses et solides. Ajoutez que la capitale du royaume belge était la retraite préférée des hommes de lettres et des hommes politiques français, que les changements de régime successifs avaient condamnés à l’exil. Ce fut à leur contact qu’on dut une première et bien vague renaissance des lettres. Victor Hugo ne fit que passer sur cette terre prosaïque ; d’autres bannis, moins grands que lui, suscitèrent, par la plume et la conférence, (page 228) des curiosités nouvelles ou ravivèrent des ferveurs qui semblaient à jamais éteintes. On se remis un peu partout à l’oeuvre d’art, et, dans une langue pleine d’idiotismes locaux, d’une saveur parfois âcre et parfois douce, les écrivains du cru débutèrent par des hommages au passé, qui ressemblent à la prière de l’Oriental au lever du jour. Pour eux aussi brillait l’aube d’un renouveau. Il fut lent à venir.
La première génération de littérateurs belges, écrivant le français, a laissé des noms et guère d’oeuvres. Un coloriste puissant, Charles de Coster, qui, dans le style de Théophile Gautier, conta l’épopée d’Uylenspiegel, incarnation du peuple flamand, burlesque et héroïque à la fois ; un poète, Van Hasselt, qui connut et aima, et imita non sans virtuosité Victor Hugo, un autre, Charles Potvin, qui fut aussi un critique sagace et érudit, un moraliste, Octave Pirmez, dont la mélancolie suave aurait dû sauver les pages, pensées et écrites, de l’oubli irrémédiable, tels furent les principaux représentants de cette époque littéraire, Ils vécurent séparés et quelquefois divisés ; mais ils eurent le mérite commun d’aimer et de magnifier la terre natale.
Les écrivains qui vinrent après, et dont l’éducation littéraire se paracheva aux environs de 1880, (page 229) ne pouvaient pas se soustraire au coutre-coup des violents triomphes que remportait vers cette époque le naturalisme français. Ils furent surtout des observateurs de la vie matérielle. Avant tout, ils empruntèrent aux maîtres du jour des procédés plus encore que des inspirations. Chez M. Lemmonier, on retrouve les uns et les autres, sans doute réduits à la portion congrue et heureusement appropriés aux exigences d’un tempérament robuste et d’un talent personnel. D’abord réaliste farouche, adonné à la peinture minutieuse et exclusive des matérialités, le romancier belge, dont la veine est inépuisable, s’est dégagé insensiblement des entraves de l’école où il se forma ; il a acquis des aperceptions de plus en plus nettes de notre être moral et a prouvé, malgré des rechutes fréquentes, qu’il était capable de peintures d’âmes où le poète épique le dispute, il est vrai, à l’analyste, mais sans que ce dernier soit, comme il l’était jadis, condamné à un rôle d’arrière-plan.
M. Lemonnier fut, avec l’avocat Edmond Picard et avec Georges Rodenbach, le principal initiateur du mouvement de littérature française à Bruxelles. Il accueillit les jeunes poètes que les oeuvres du Parnasse parisien enchantaient et incitaient à l’imitation ; il les aida à s’individualiser et aussi à se grouper en vue d’une action indépendante. (page 230) Ainsi naquit la Jeune Belgique, qui fut pendant plus de dix ans la revue de ces agitateurs et qui claironna, aux quatre coins du petit royaume, leurs ambitions et leurs antipathies. Les unes et les autres étaient excessives, et elles devaient l’être. Le romantisme de 1830 n’a-t-il pas connu les pires outrances ?
Ainsi s’expliquent certaines excentricités du début chez des poètes comme Albert Giraud, Ivan Gilkin et Emile Verhaeren. Le premier, parnassien rigoureux, est un pessimiste sincère et hautain, que les besognes du journalisme ont pu contraindre, mais non courber. Il a la sérénité de ses convictions négatives ; ses vers coulent avec des reflets métalliques, sans que leurs ondes soient troublées par le moindre remous généreux. Après avoir rageusement raillé (Le Scribe) l’impuissance du Verbe, il parut avoir conquis bientôt le contentement de son émoi littéraire ; on le vit marcher désormais dans son rêve, indifférent à tout ce qui l’entourait et chercher son unique apaisement dans la contemplation idolâtre des féeries du passé. De là Pierrot Narcisse et maintes pièces évocatrices de Hors du Siècle, où les âges abolis ressuscitent leurs décors en des strophes sévèrement belles. Ne demandez pas au poète qu’il insuffle une âme à ses héros ; rien ne bat sous (page 234) leurs armures, épaisses ou légères. En revanche, ils nous apparaissent campés dans de fières attitudes, drapés dans un luxe d’étoffes rares, encadrés de molles tentures ; ils ont le relief physique d’une chose vue et ils se détachent harmonieusement sur des fonds dessinés avec cette rare précision du trait, qui est le secret de notre art flamand et que M. Giraud possède à un plus haut degré que tout autre artiste de notre temps et de notre pays.
Son confrère Gilkin, journaliste comme lui, a subi plus que lui l’ascendant redoutable de la poésie de Baudelaire ; tout son effort s’est dépensé en une poursuite, souvent heureuse, de visions plus chimériques que celles d’Albert Giraud, et de détails formistes, dont l’originalité réside surtout tians une science quasi désespérante des combinaisons de mots et des entrelacements de rythmes. Son Prométhée devait, plus tard, révéler en lui plusieurs des qualités d’un poète-philosophe, comme son Jonas l’a montré humoriste bien personnel, et d’une acuité pensante, rare chez le rimeur de vocation. Reste Emile Verhaeren, le plus étonnant et le plus « à part » des trois. Après avoir préludé par des truculences où le génie de la race s’exprimait avec une verdeur sans ménagement, on l’a vu, à partir de 1888, se réfugier dans l’inaccessible. Les Soirs, les Débâcles, les Flambeaux noirs, autant de (page 232) titres suggestifs, révélateurs d’un contenu qui parle de mélancolie humaine. Et, en effet, l’art de M. Verhaeren est subtile et mystérieux ; il est fait de contrastes où s’évoquent, sous des espèces plus ou moins tangibles, les entités qui peuplent les âmes en proie au découragement. Tantôt, c’est un paysage vaguement entrevu par la vitre d’un train, qui file éperdu dans la nuit sans lune ; tantôt c’est une ville que l’on traverse dans une course nocturne ; un objet quelconque peut servir de point de départ, de ressort de détente à cette merveilleuse puissance d’imagination. Mais à côté des spectacles vus, des faits vécus dont nous pouvons contrôler chaque détail, se déploient les visions du passé et les pures féeries que M. Verhaeren vêt de pot de pourpre et de brocart pour solenniser, en quelque sorte, ses aveux sentimentaux.
Son symbolisme, puisque c’est le terme à la mode, est l’expression d’un art multiforme ; il prolonge parfois jusqu’à la fin l’étrange dualité de la peinture physique et de la peinture morale ; tel un pantoum romantique, dont les strophes pleines, les unes de réel, les autres d’irréel, se succèderaient indéfiniment. Ailleurs, il ne demande à un paysage, à une vue de mer, à un coin de ville, à une silhouette enténébrée, que l’impulsion visuelle qui le projette dans le rêve et qui lui permet (page 233) d’aborder un astre chimérique, loin, bien loin des vains bruits de ce monde, objet de ses dédains. Ailleurs, il se plaît à nous montrer, avec un sauvage éclat des timbres et des couleurs, la marée ascendante des foules démocratiques, dont un drame, Les Aubes, analyse les agitations souvent vaines et toujours douloureuses, tandis qu’une trilogie lyrique, les Campagnes hallucinées, les Mois et les Villages illusoires, nous décrit les Campagnes abandonnées au profit de l’activité fiévreuse des villes industrielles. Enfin, un autre drame, Philippe II, à l’émouvante sobriété d’un portrait de Velazquez, et toutes les convulsions d’une âme meurtrie et déçue se peignent dans les Moines du même écrivain.
Il faudrait encore caractériser ici l’art de M. Maeterlinck, si cet art n’appartenait au monde plutôt qu’à la Belgique. Celui-là a su rendre, avec usure, à la littérature de Paris ce qu’elle avait, dix ans plus tôt, prêté à ses compatriotes. Tour à tour poète, dramaturge d’une intense originalité, et moraliste de hautaine envergure, M. Maeterlinck a fait une démonstration qui manquait, en vérité, pour la France, celle d’une décentralisation littéraire, dont n’avaient bénéficié jusqu’ici que les Slaves, les Scandinaves et les Germains. Il a été son propre traducteur, ou plutôt il a fait, dans l’intimité mystérieuse de son cerveau, la version hardie d’un penser flamand dans des moules exquisément fiançais.
En même temps que MM. Verhaeren et Maeterlinck tentaient de renouveler plus modestement à Paris une conquête artistique, déjà accomplie par Rubens et son école, il y a deux siècles et demi, sourdait, sur les rives de la Meuse, en concurrence amicale avec le mouvement wallon, un petit ruisselet, limpide et joyeux, comme le veut la note patriale de ces demi-Gaulois de l’est de la Belgique. Sous le titre de Wallonie, arboré comme un étendard, une revue entendait rivaliser - et elle le faisait pendant sept années - avec la Jeune Belgique, de Bruxelles. Et autour de son fondateur, le poète Albert Mockel, se serrait une petite légion d’écrivains, de peintres et de sculpteurs amis, dont Armand Rassenfosse et Auguste Donnay sont les plus réputés aujourd’hui, le premier commentateur des Fleurs du mal, l’autre qui a, par cent illustrations, popularisé son nom chez les amateurs français.
C’est à ce groupe qu’appartiennent, outre M. Mockel, dont les pages de critique ont, à Paris, élargi la notoriété, M. H. Chainaye, l’auteur de l’Ame des choses, les romanciers Garnir, Krains et Daxhelet, enfin le poète Séverin, dont les vers sont animés (page 235) d’un souffle d’élégance racinienne. Nul n’a su mieux camper, dans une atmosphère doucement crépusculaire, des femmes et des enfants dont les ombres délicates et fières évoquent des images de noblesse, et semblent les fleurs vivantes d’un jardin enchanté.
Ainsi peut se résumer, malgré bien des oublis et dans un raccourci toujours affligeant, l’effort intellectuel de deux générations d’écrivains belges. Il n’en faut pas plus, si peu que vaille une énumération de l’espèce, pour établir l’immensité de l’effort accompli, après 1848, dans un petit pays de vie prosaïque et d’indifférence bourgeoise, par les artistes de la plume et du pinceau. Certes, l’élan industriel a été supérieur chez un peuple qui avait connu trois siècles de léthargie. Mais il a trouvé sa récompense immédiate en lui-même. Les hommes de lettres et les artistes ont eu à percer, eux, un mur épais d’hostilité répulsive, et beaucoup ont usé leur outil. Il convient, avant de les toiser, de mesurer leur vaillance à la chimérique audace de leurs espoirs.