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Chroniques du Nieuwe Rotterdam Courant (traduction) (1906-1914)
VAN DE WOESTYNE Charles - 1906

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Varia (1906-1908)

Musique de rue - Waterloo - Un congrès polaire - Les jeux d'Ostende - Malaise militaire - Le sixième salon de l'automovile - Kamiel Liefmans - Mi-carème [carnaval à Bruxelles]

Musique de rue

(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 7 août 1906)

Bruxelles, 4 août 1906

Je ne sais pas si M. Van Neck, conseiller communal de Bruxelles, est un Bruxellois de naissance. Si c'est le cas, il aura certainement assisté pour la première fois au jeu de la vie dans l'une de ces rares rues éloignées de toute agitation des grandes villes, où les façades lisses des maisons reflètent plus la lumière paisible que le bruit éclatant ; où le silence respectueux du matin - on dort tard derrière les volets clos - n'est perturbé que par les laitières prudentes et les marchandes de légumes chuchoteuses ; où les servantes, ailleurs chantant comme des grives ivres, sont pieuses et douces comme des nonnes d'hospice ; où une voiture qui passe est une rareté effrayante, et le klaxon d'un journalier inconnu ; - l'une de ces rues, de ces vieilles rues aristocratiques, comme il en existe encore - heureusement ! - dans chaque capitale ; où le bourdonnement de la vie urbaine s'éteint comme derrière des dunes sécurisées le bruit d'une mer proche ; où l'on n'entend parler du monde que de l'influenza d'une vieille tante, et de la politique que par intermittence, à l'occasion de la naissance d'un fils dans la touchante famille du prince Albert ; où derrière leur dignité de façade bien droite, les maisons abritent bien des perroquets de famille à moitié déplumés, et, dans des armoires parfumées, conservent en rangées serrées le trésor hivernal de pommes ridées ; où les grands-pères bienveillants montrent à leurs petits-enfants silencieux des collections poussiéreuses de pierres rares et de papillons merveilleux, qui sont toujours très sages...

C'est dans une telle rue que j'imagine les premières années de vie - ces années impressionnantes, formant l'esprit, imprégnant l'âme - de M. Van Neck, conseiller communal. Descendant très rarement vers la ville basse, où la Grand-Place associe le tintement des fanfares de festival à l'agitation du marché aux fleurs du dimanche ; évitant les grands boulevards, où les trottoirs lisses portent le bruit assourdissant de la vie effrénée sous les milliers de lampes électriques, sa jeunesse connaissait principalement le son apaisant de la dame de compagnie, lisant à sa grand-mère des passages de "Paul et Virginie", ou lui jouant, sur le piano rouillé aux touches jaunies, une musique égrenée et douce comme une vieille cloche de couvent, ou lui enseignant des exercices tirés de la "méthode" de Carpentier...

Mais la vie avance, et M. Van Neck est aussi emporté dans le tourbillon. Il apprend à naviguer parmi la foule. Homme d'affaires ou avocat, rentier ou courtier en bourse - je ne connais pas du tout M. Van Neck - il domine ou subit, flatte ou presse ses concitoyens. Homme de sentiment ou d'action, franc ou sournois, il marche lui aussi parmi les heurts et les obstacles de la vie, résistant ou glissant entre les doigts. Et autour de lui, autour de celui qui est né dans la rue silencieuse, comme autour de tout citadin du monde, monte, redoutable et effrayant, mais joyeux et bruyant, le grand chant de la ville, le chant vivant de la rue, la puissante polyphonie de la société moderne, d'où jaillissent comme des feux d'artifice, où traînent comme des vagues lointaines les fanfares et les mélodies des vendeurs ambulants, où bourdonnent, tissent, vrombissent et éclatent les mille voix de la musique de rue !

Est-ce qu'elle est belle, cette musique ? demanderait Gustave Charpentier, qui l'a intégrée dans son œuvre "Louise". Mais ne posez pas la question à M. Van Neck : sa réponse serait moins agréable à entendre.

Car - remarquez ici la force de l'éducation enfantine - M. Van Neck n'aime pas la musique de rue. Selon lui, elle ne sert à rien d'autre qu'à le réveiller trop tôt le matin et à l'empêcher de dormir la nuit. "Est-ce donc pour veiller qu'on se couche à... Bruxelles ?", a-t-il envie de répéter, avec une petite modification, Boileau. Il lutte pour sa tranquillité, car il se soucie de son système nerveux. Il déteste le vendeur de journaux qui sonne de la trompette, car son tintamarre l'empêche de lire le journal du soir. Il maudit le chiffonnier qui klaxonne, car paresser sous la couette le matin est son plaisir. Il abhorre la musique de rue, et il préfère profiter de la vie des boulevards sur l'écran muet d'un cinéma. Son idéal est-il la surdité totale ? Non, c'est le mutisme chez les autres. M. Van Neck est-il donc un égoïste passionné ? Non, pour moi, M. Van Neck - entre nous, vous savez ? - n'est rien d'autre qu'un conseiller communal, qui a utilisé l'argument du "bruit désagréable en ville" pour proposer à ses collègues un nouveau règlement de police bien conçu et bien exprimé.

Car oui : M. Van Neck a simplement proposé d'interdire et, si nécessaire, de poursuivre en justice tous les bruits superflus non expressément autorisés dans les rues de Bruxelles...

Je ne sais pas qui est M. Van Neck, mais il n'est certainement pas un bon psychologue de la foule. Comment, un règlement pour combattre un abus ? Ne sait-il pas qu'il n'existe qu'un seul moyen pour cela : éliminer ceux qui commettent l'abus, tout comme on ne nettoie les arbres des champignons qu'après en avoir enlevé l'écorce atteinte ? Et M. Van Neck ne peut tout de même pas avoir juré la mort de tous les vendeurs de rue !

Comment pourrait-il nier, d'ailleurs, qu'en tant que conseiller municipal réglementant lui-même, il a la plus grande part de responsabilité dans cette situation ! Car voyez : l'administration municipale exige que le vélo sonne, que la voiture trompette, que le tram sonne et siffle, que le train hurle... Mais comment donc, par-dessus tout ce hurlement et ce fanfare, les vendeurs de journaux pressés, les camelots zélés, les modestes vendeuses de fruits pourraient-ils attirer l'attention sur leurs marchandises, sinon en sonnant, en trompettant, en sifflant, en hurlant encore plus fort ?

M. Van Neck ne veut tout de même pas tuer le commerce de détail, le commerce ambulant de notre capitale ?...

Et puis : il y a aussi le côté esthétique de la question. Que M. Van Neck demande à son ancien maire, M. Karel Buls, auteur de "L'Esthétique d'une Ville", si une ville n'est belle que par son apparence extérieure ; si sa beauté vivante ne peut pas être appréciée autant par l'oreille que par l'œil. Oh, je ne vais pas faire l'éloge du "Kaekebroeksch" - le franco-belge que parle la bourgeoisie bruxelloise, ainsi baptisé par Leopold Courouble, d'après le héros de sa série de romans, "La Famille Kaekebroeck" - ni du "Marolliaansch" - la langue wallonne-flamande imagée des quartiers populaires - : le bruxellois laid est, par sa typicité, étrangement adapté aux autres dialectes urbains : par rapport à l'ouvert et clair anversois, au robuste et guttural gantois, au doux et souple brugeois, il n'y a pas de comparaison. Mais la beauté urbaine réside, aussi bien que dans ses monuments, dans le langage populaire, et surtout dans les manières particulières et indépendantes dont les marchandises sont proposées et vantées par les vendeurs de rue. Ce sont des formules, des séries de mots rythmiques, pour mieux dire encore : des séquences sonores, où une partie de l'âme de la ville chante. Je me souviens des soirées d'hiver, où le long chant mineur dans la rue disait : "Sprot, beaux sprot, délicieux sprot, tous les sprot-sprot, sprot comme il faut !", nous faisait frissonner et nous rapprochait du feu. Et à la saison des cerises, l'offre d'une aimable commerçante est aussi agréable qu'un printemps tardif...

Je me souviens d'une série de naïves gravures sur bois du 15e siècle de la Bibliothèque de l'Arsenal à Paris, qui représentaient les cris de rue. Et la lecture de "Ma belle poireé, mes beaux épinards", de "qui veul de bon lai", de "Hareng sor" et "Ramone la cheminée otabas", m'a permis de mieux connaître Paris de l'époque, dans sa propre beauté et sa peinture sonore, que n'aurait pu le faire un livre d'histoire sérieux et documenté, mais sec et mort, ou même des photographies de ce qui reste de cette époque. Car une ville a son propre son, tout comme elle a son propre aspect. Et c'est pourquoi il est nécessaire d'avertir M. Van Neck, tant qu'il est encore temps de s'améliorer, qu'il possède une âme de vandale...

Son projet n'a pas été accueilli avec une extrême gravité. Le maire De Mot a simplement été prié de garder un œil... et une oreille ouverts. Et le sceptique souriant M. De Mot a promis...

Pendant ce temps, alors que M. Van Neck s'efforçait de convaincre ses collègues dans un discours éloquent, un vendeur de journaux se tenait dans la rue, sous les fenêtres de la salle du conseil. Et il sonnait, il trompettait, il klaxonnait, il criait si fort que, toutes les deux minutes, M. Van Neck devait faire une pause.


Waterloo

(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 8 septembre 1906)

Bruxelles, 6 septembre 1906

Les grandes manœuvres sont en cours en Wallonie, les villages sont pris d'assaut, les ponts sont détruits, les canons du général Wahis affligent les troupes du général Pisch qui n'ont que des fusils pour vendre cher leur peau ; aujourd'hui, pendant que je vous écris, la bataille décisive aura lieu entre Theux et Louveigné ; et la tension est grande, car on se demande à qui, entre Wahis et Pisch, les félicitations du prince Albert, qui suit la guerre en tant que spectateur, en tant que soldat amateur, seront adressées. La guerre est donc menée avec tout le sérieux nécessaire. Tellement sérieux même qu'il y a, malheureusement, de vrais "morts", et plus de morts que ce qui serait souhaitable pour une guerre simulée : pas moins de 227 soldats ont succombé à la chaleur tropicale et à la surcharge de bagages, ils ont été jugés assez malades pour peupler l'hôpital militaire de Liège en moins de trois jours ; et ce n'est pas sans murmures de désapprobation que les habitants de la rue menant à l'hôpital ont vu passer la longue chaîne ininterrompue de brancards portant les soldats...

Le soleil brûle au-dessus des têtes ; on marche des heures et des heures sous son éclat, de préférence le long du bord de la route, là où il y a encore un peu d'ombre, mais... où les pieds traînants soulèvent aussi la poussière, si bien que la colonne semble marcher dans un nuage de poussière grise, un tourbillon de sable gris, où elle halète et suffoque. Les constatations scientifiques faites ici sont terrifiantes ; on est étonné que les circonstances dans lesquelles les manœuvres sont menées ne causent pas plus d'accidents.

Cela ne diminue évidemment en rien l'utilité que peut avoir une telle "petite guerre". Ma compétence ne me permet pas de remettre en question cette utilité. D'ailleurs, comment oser le faire alors que le représentant de l'empereur allemand déclare que le plateau où se "battent" les troupes est l'un des meilleurs champs de bataille de toute l'Europe ? Et n'est-il pas juste que le sentiment d'humanité, qui a été restreint par le choix du moment de ces manœuvres pour ses mauvaises conséquences, se taise devant un tel honneur ?...

Nous sommes donc restés le "Champ de bataille de l'Europe" ! Notre petit pays n'a rien perdu de sa valeur stratégique ! Le futur possède toujours un lieu prédestiné où mener la guerre avec les meilleurs résultats !...

Et je pense à Waterloo, dont on parle beaucoup ces derniers temps ; à la "morne plaine", comme l'appelait Victor Hugo, où en juin 1815 le visage du monde devait changer, et qui perd de plus en plus son caractère historique. Depuis longtemps, le "chemin creux", où les cuirassiers de fer ont affronté une mort furieuse, a été comblé et est devenu introuvable. Et maintenant, on parle ni plus ni moins que de transformer la ferme de "Mont St. Jean", le dernier bastion qui a résisté désespérément à douze reprises à l'assaut, en... une villa bourgeoise... Le 18 juin 1815, 13 000 Néerlandais, 30 000 Allemands, 24 000 Anglais se trouvaient sur le champ de bataille, aidés par les 40 000 Prussiens de Blücher, ils dispersèrent et écrasèrent l'armée de Napoléon affaiblie, malade et misérable : bientôt, il ne restera plus que la triste statue du Lion, sur son tertre carré, regardant mélancoliquement vers la France...

Je suis retourné à Waterloo ces jours-ci, dans l'un de ces chars-à-bancs cahoteux qui accueillent, avec tout leur enthousiasme distingué, les Anglais depuis la gare d'Eigen-Brakel, en passant par le chemin de sable jaune, au milieu des enfants qui gambadent et qui mendient, poursuivis par les "survivants" qui traînent leur jambe et qui gémissent (chaque année, de nouveaux "survivants" semblent naître ici), jusqu'à la colline où le "Duc de Fer" a vaincu les Français. Rien, dans cette région, n'évoque plus la grandeur épique ; seuls les restaurants et les bars semblent ne pas partager la pauvreté agricole dominante ; la terre s'étend plate et désolée, peu fertile, sans beauté, dépourvue de toute joie... Les Anglais semblent être restés maîtres des lieux. Ils se promènent avec une arrogance calme ; ils comptent, comme s'ils en étaient les propriétaires, les boulets empilés, hochent la tête quand le guide polyglotte leur parle de Napoléon, et approuvent quand il glorifie Wellington. Leur enthousiasme impassible semble satisfait de l'entretien de cet héritage de leur gloire nationale. Leur contentement peut ici se promener sans entraves comme dans un "pays conquis".

D'ailleurs, c'est le Times anglais qui, lorsque l'on a envisagé de toucher à cette lourde ferme de Mont St. Jean, a protesté contre toute atteinte à la propriété, devant qui que ce soit. Le Times, - qui, dans son numéro du 22 juin 1815, en deuxième page, deuxième colonne, a eu le privilège d'être le premier à annoncer à l'Europe la défaite de Napoléon, avec les propres mots de Wellington, - le Times considère comme son devoir de protester contre le... sacrilège. Réussira-t-il à conserver le reliquaire pour l'admiration de ses compatriotes en voyage ? On parle, d'une part, d'un accord entre l'État et les propriétaires, selon lequel ceux-ci, moyennant indemnisation, s'engageraient à ne rien changer aux bâtiments historiques, leur propriété, sauf sous la surveillance de l'État. D'autre part, on souhaite simplement une expropriation : les terrains ne valent pas plus de 5 à 6 000 francs dans cette région stérile ; tout le champ de bataille pourrait donc être acquis à bon marché, et... l'intervention définitive du gouvernement central pourrait peut-être contenir la mendicité grouillante, les survivants superflus et les faux souvenirs dans les limites du raisonnable et du possible. Nous aurions, pour la grande joie des touristes d'outre-mer, un champ de bataille réglementé, où, moyennant un billet d'entrée, on aurait le plaisir et la tranquillité de savoir le véritable os de lord Uxbridge sous sa stèle commémorative ; un champ de bataille qui nous épargnerait la crainte de savoir que le nombre d'empreintes de sabreurs dans le musée bondé reste inchangé ; un champ de bataille, enfin, où la ferme de Mont St. Jean, choyée par des yeux vigilants jour et nuit, resterait ce qu'elle est : une vieille ferme, où jamais une famille bourgeoise bien portante ne viendrait goûter les plaisirs de la villa estivale.

Le champ de bataille est propriété de l'État ; le tragique Waterloo, au bénéfice de l'Angleterre, est devenu quelque chose comme un musée en plein air, où toutes les maisons sont dépoussiérées à temps, où tous les chemins sont ratissés et arrosés... Et quelle occasion de créer rapidement quelques sinécures supplémentaires, de conservateur en chef, de conservateur adjoint, de conservateur honoraire !...

Pendant ce temps, je pense à la profonde tristesse qui a eu lieu quatre jours après la bataille. Napoléon, l'empereur déchu, souffrait... du manque d'argent. Avant de quitter l'Élysée pour Malmaison et... l'Angleterre, contraint par la nécessité, il souhaitait vendre une rente et voulait charger son fidèle Peyrusse de cette tâche. Celui-ci hésite. Son maître, le Maître, demande pourquoi. "Je crains, Sire, que vous ne puissiez le faire que par l'intermédiaire d'un notaire..." Napoléon est effrayé. C'est vrai : il n'est plus l'empereur... Le notaire arrive, l'acte est rédigé. "Pour nous, M. Noël, est apparu Napoléon... Bonaparte".... Long silence entre ces deux noms qui se retrouvent côte à côte après tant de temps. L'acte est prêt, Napoléon va signer. Et il signe : "Napoléon..." Mais Peyrusse, hésitant et profondément ému : "Sire, il manque..." - Cette fois-ci, c'était vraiment la fin. Napoléon lui arrache le papier des mains ; ses doigts malhabiles griffonnent le nom de famille illisible. Napoléon est de nouveau... Bonaparte ; non : il est : Buonaparté... L'Empire s'était effondré. La signature de Napoléon avait reconnu la fin de l'Empire...


Un congrès polaire

(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 13 septembre 1906)

11 septembre 1906

Je ne sais pas qui a décidé en premier lieu, et a fait accepter comme règle générale, que la tenue de congrès était une activité estivale, aussi invariable que le patinage qui se pratique spécifiquement en hiver. Aucune nécessité naturelle ne peut être invoquée comme raison : il n'est pas nécessaire d'avoir du soleil pour faire éclore l'éloquence du congrès, comme la glace est indispensable pour le patinage, et ne peut prétendre que les discussions en congrès ont un effet rafraîchissant. Ou bien, allons-nous pointer du doigt l'intérêt impérieux des discours de congrès, le captivant et émouvant des délibérations et réflexions, de sorte que le sang estival du spectateur, ronronnant et languissant, reprend vigueur et vie de façon plus rapide et régulière? Je ne sais pas quel aveugle idéaliste oserait l'affirmer, quel orateur de congrès endurci oserait nier que même lors de son discours, l'auditoire a fait autre chose que de somnoler sous un masque souriant ou sérieusement sérieux, tandis que les lèvres bien exercées murmurent de temps en temps un "excellent" mécanique, la tête lourde approuve... même quand ce n'est pas approprié, et que les mains, une fois le ronronnement montant et descendant qui maintenait l'oreille à moitié éveillée, ont cessé, applaudissent l'une contre l'autre.

Non, il n'y a aucune raison pour qu'un congrès ait lieu en été... et c'est peut-être la raison pour laquelle on le fait généralement. Car même le fait que chaque congrès soit accompagné de festivités ne suffit pas à expliquer et à excuser la tenue de congrès pendant les mois d'été : je n'ai jamais trouvé agréable d'être assis dans une salle de théâtre ou à une table de fête un soir d'été, - ce qui peut-être est dû au fait que je ne me sens pas être un congressiste né. Et donc je ne trouve pas maintenant la raison, peut-être, pourquoi tous les congrès ont lieu en été....

Je peux l'expliquer pour les visiteurs du pôle Nord. Après avoir passé quelques mois dans les glaces, avec pour seule compagnie quelques ours blancs, la douceur du soleil de vacances belge - particulièrement généreux cette année - et la présence des dames - il y en a toujours qui poussent le dévouement jusqu'à accepter d'être la poésie de la prose du congrès - sont considérées comme rafraîchissantes et bienfaisantes. Mais alors je ne comprends pas comment on peut si peu profiter de ce soleil et si peu apprécier la présence des dames, en parlant constamment du pôle Nord, en abordant la géodésie, en évoquant sans cesse la sismologie, et en traînant surtout l'océanographie à tout propos ou à tort. Un explorateur du pôle Nord doit être bien peu galant, et ce magnétisme polaire, bien peu charmant, pour qu'un congrès polaire, dont on attendait une influence agréablement rafraîchissante, ne diffère en rien d'un autre congrès. À moins que les courants marins, qui ne sont pourtant pas inactifs là-bas, n'aient pas encore réussi à dénicher le vieux préjugé selon lequel un congrès est une réunion de savants, réunis pour se communiquer des choses intéressantes.

Comme s'il n'y avait rien de plus ennuyeux lors d'un congrès qu'un véritable savant !... Nous avons donc eu à Bruxelles un congrès polaire, et en plus - ce qui le distingue favorablement des autres congrès - avec de véritables experts, de vrais hommes des pôles nord et sud. Bien sûr, il y avait aussi des officiels et des érudits de cabinet, des physiciens qui ne connaissent que le poisson de mer ou l'alcool, et des géographes qui connaissent le monde surtout sur la carte. Mais... ils étaient, ratatinés et desséchés, très facilement reconnaissables parmi les vrais marins, les marins véritables, non maquillés, authentiques : des hommes d'action éprouvés, au milieu de ces ministres d'État et mécènes : Nordenskjöld en tête, avec notre Gerlache, et tous les autres : Charcot et Lecointe, Arctowsky, Rudmose Brown, Bergendahl, Bridgman, Bourdon, von Drygalski, Duse, Mawroff, Mossman, Rabot, Speelman, Tolmatcheff, Turquet, Wandel, von Asbeck, Dobrowolski, et quelques autres que j'oublie....

Des hommes d'action ! Car les auditeurs non scientifiques, comme moi, peuvent facilement et volontiers oublier tout ce qui a été dit d'important là-bas, et présenté et rejeté : mais il ne sera pas aussi facile d'oublier les querelles et disputes féroces et plaisantes, chaleureuses et furieuses, qui ont eu lieu parmi les explorateurs polaires. Non, le sang des hommes du nord ou du sud du monde habité n'est pas gelé, et le soleil estival n'a pas appris à ce sang à se traîner ! Et toute la diplomatie d'un baron Descamps-David - le sénateur belge bien connu en tant que pacifiste - a été nécessaire pour calmer, entre autres, Charcot et Lecointe, qui à un moment donné se sont pris dans les cheveux...

Des hommes d'action aussi, quand il s'agissait de reconnaître la valeur de l'autre, de proclamer la gloire de l'autre. Et c'était émouvant quand Charcot, lors d'un banquet réunissant les congressistes à l'Hôtel de Ville, avec une sincère admiration, chantait la gloire de Gerlache, et quand, après la fin, les larmes aux yeux, les deux hommes, les deux héros, se sont embrassés...

Et avons-nous atteint le pôle Nord maintenant ? Oh non ! Et qui le trouverait maintenant nécessaire ? Mais, a déclaré le ministre d'État Beernaert, nous sommes dans l'ère des voyages ; celui qui a voyagé le plus loin est le plus respecté ; il y a un danger dans les voyages lointains, alors ce respect devient une couronne de gloire : lorsque ce voyage est accompagné d'un sérieux objectif scientifique et de beaucoup de courage, alors cela donne droit à plus qu'à de la gloire : alors vient la gratitude admirative. Un congrès comme ce congrès polaire est une leçon de reconnaissance et d'énergie, deux vertus principales, et... c'est déjà beaucoup pour un congrès...


Les jeux [d'Ostende]

(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 30 septembre 1906)

Bruxelles, 27 septembre 1906

Il y a quelques mois, je vous écrivais que les cercles privés d'Ostende, qui avaient échappé à la loi de 1902 sur les jeux, avaient été frappés d'une taxe de 25 000 francs par la province de Flandre-Occidentale.

La loi du 24 octobre 1902 interdisait l'organisation et la pratique de tous les jeux de hasard. Elle s'intitulait : « loi sur l'abolition du jeu à Ostende ». Devenue nécessaire pour l'hygiène morale de tout le pays et de notre station balnéaire en particulier, éradiquant l'appât qui invitait le public chez nous, trop... mêlé pour être recommandable, ou souhaité, elle fut à l'époque - je veux dire : lors de son examen - vivement combattue, même à la Chambre, on se plaignait qu'elle serait la mort d'Ostende, la ruine de notre première station balnéaire et aurait des conséquences néfastes. Le gouvernement - on racontait qu'il n'était pas très favorable à cette nouvelle proposition en lui-même et tacitement - obtint cependant la mise à disposition d'une somme d'argent, qui devait servir à indemniser la ville d'Ostende pour la perte qu'elle pourrait subir avec l'abolition des jeux au casino. Cette compensation fut très probablement versée. On pouvait en conclure que les jeux à Ostende avaient été éradiqués et n'existaient plus.

Mais cela ne s'est pas du tout avéré être le cas. Certes, tout le monde ne voyait plus la table verte, et le râteau que le banquier utilisait pour ramasser l'or, et les visages pâles des joueurs sous la lumière tamisée qui tombait sur le tapis brillant. Mais malgré cela, même à la Kurzaal, derrière le dos des conférenciers et des chefs d'orchestre, qui étaient des couvertures involontaires, le jeu se pratiquait un peu plus discrètement, mais plus que jamais.

Alors, le conseil provincial de Flandre-Occidentale a pensé en lui-même : « Puisque le jeu continue, même si la loi - nous n'en doutons pas - est appliquée avec rigueur, alors nous en concluons, d'une part, que dans certains endroits le jeu n'est pas interdit, et d'autre part que certains jeux, pratiqués dans des lieux publics, ne tombent pas sous le coup de la loi. Tout article de luxe est taxable. Taxons cet article de luxe, interdit ailleurs. 25 000 francs ne sont pas trop : les profits des banquiers seront probablement plus importants. Et même s'ils ne le sont pas une somme trop forte, tant mieux : leur enlever ce profit pourrait peut-être les dissuader de pécher davantage » Et la taxe de 25 000 francs fut proposée ; et déjà le conseil provincial envisageait toutes les belles choses, surtout tout le bien qui pourrait être accompli avec une somme aussi considérable. Mais, une telle taxe doit être approuvée par arrêté royal, et... voilà que l’arrêté royal annonce : le conseil provincial est invité à renoncer au droit de percevoir cet argent. Il n'y a aucune raison, estime l’arrêté royal, de prélever cette taxe. Tout d'abord, parce qu'elle pourrait également toucher des cercles où l'on joue pour des broutilles ou pour de l'innocente bière de taverne. Imaginez-vous les "Brahmazonen", qui trouvent leur plus grand plaisir dans les jeux de cartes avec une mise modeste, subitement frappés de cette taxe de 25 000 francs ? Ou les chevaliers du jeu de dés, qui se sont réunis sous le nom de "Regardez et Lancez" - après tout, c’est aussi un jeu de hasard, messieurs du conseil ! - frappés par cette taxe annuelle ?

En effet, les membres du conseil de Flandre-Occidentale n'avaient pas du tout pensé à cela. Bien plus : la sanction pourrait retomber sur eux tous ; car qui, parmi eux, n'était pas président d'honneur d'une telle société dans sa ville ou son village ? L’arrêté royal avait une deuxième raison pour contrer la taxe. « Qui vous dit, messieurs de l'administration provinciale, que les cercles où l'on joue vraiment, pour plus que quelques centimes, font des bénéfices au jeu ? Et depuis quand taxe-t-on des personnes qui ne profitent pas de ce que l'on leur reproche comme étant interdit ? »

Et une fois de plus, les conseillers provinciaux durent s'incliner devant de telles raisonnements accablants. En effet, qui sait si Ostende n'est pas pleine de gens très honnêtes, qui, pour le plaisir seul, simplement pour passer le temps, passent agréablement quelques heures chaque soir dans une salle ; réunis, bien sûr, sous un nom commun, « les amis du piquet », ou « les compagnons de la roulette », ou quelque chose dans ce genre, mais sans même payer de cotisation mensuelle en tant que membre ; principalement indignés que l'on puisse remettre en question leur respectabilité et leur fidélité à la loi, et étonnés que l'on ose leur attribuer le nom infamant de joueur....

Le conseil provincial protesta bien sûr, même s'il devait reconnaître la subtilité des directives gouvernementales, mais... c'était peine perdue ; l’arrêté royal était là, couvrant l'inapplicabilité - pour ne pas dire la cruauté - de la loi. Et M. Marquet, directeur de la salle de jeux, apprit avec reconnaissance l’existence d’un projet de construction d'un palais pour les eaux thermales, dans le parc Léopold, qui coûterait cinq à six millions...


Kamiel Liefmans †

(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 27 juillet 1906)

Bruxelles, 29 novembre 1906

Le député libéral progressiste K. Liefmans, d'Oudenaarde, est décédé hier dans sa ville natale. Cet événement ne mériterait peut-être pas d'être porté à la connaissance du monde - M. Liefmans n'était qu'une figure politique secondaire, plus un fidèle compagnon qu'un leader -, si ce n'était qu'avec lui disparaît une figure et qu'un nom est mentionné, suffisamment singulier pour avoir droit à une certaine notoriété, même en dehors de la Flandre méridionale.

Oudenaarde - autrement une petite ville sale et insignifiante, dominée par les officiers vantards de la garnison, non dépourvue d'une immoralité sournoise dans les mœurs, pas morne mais vivante d'une vie de taupinière laborieuse - possède trois curiosités, trois postulats de renom : son hôtel de ville, sa bière et la famille Liefmans.

Son hôtel de ville, je ne vais pas vous le décrire : il est considéré dans l'architecture comme un chef-d'œuvre du gothique flamboyant ; préservé comme le meilleur reste de cette époque ; dans ses proportions si harmonieuses qu'il ne souffre pas de la surcharge qui nuit à de nombreux bâtiments de ce style, et ainsi situé qu'il forme avec la place où il se trouve une unité organique, non pas le joyau, mais comme le cœur de celle-ci : l'un des plus beaux hôtels de ville de Flandre orientale, sinon le plus beau de tous, et méritant d'être servi de pavillon belge dans la dernière exposition universelle de Paris, tel qu'il a été reconstruit là-bas.

La bière, la double bière « oudenaarde », est moins célèbre dans le monde ; mais celui qui la connaît, non pas pour l'avoir goûtée une seule fois, mais dans une familiarité et avec une langue familière, la compare aux meilleurs vins de Bourgogne. L'oudenaarde est pour lui ce que le musigny est aux vins de table les plus communs. Il ricane devant le élambic geuzené, il raille le diestois, il est dégoûté du louvaniste, et même la triple gantoise le laisse froid, quand, posée dans son panier, une bouteille d'oudenaarde se dresse devant lui. Oui, je connais Gand - la ville où l'oudenaarde compte le plus grand nombre d'adeptes - des gens qui sont en perpétuelle querelle, en raison de divergences de vue sur la qualité des deux marques les plus connues : l'oudenaarde de Felix ou l'oudenaarde de Liefmans.

Car, si le nom de famille Liefmans est la troisième gloire d'Oudenaarde, c'est parce qu'il a offert à la ville ses meilleurs brasseurs. La famille Liefmans est, depuis des siècles, une famille de brasseurs. Sa renommée en Flandre repose sur sa bière ; la vénération amicale des populations découle de l'excellence de la boisson qu'ils brassent... Le défunt M. Liefmans - un homme mortellement honnête - n'était pas vraiment brasseur ; il était avocat. Mais la première fois que je l'ai rencontré, c'était dans la brasserie de sa mère, et le premier souvenir que j'ai de lui - j'avais alors six ou sept ans - c'était qu'il m'avait enfermé dans une serre surchauffée, où j'avais mangé des raisins délicieux pour parler plus librement avec mon père, avec qui il entretenait des relations commerciales...

M. Liefmans, politicien, n'a fait que suivre une tradition familiale en tant que tel : à chaque génération, quelqu'un de la famille se levait pour défendre publiquement les principes libéraux. Déjà sous le régime hollandais, son grand-oncle faisait partie des États de La Haye. Le frère de son père était également membre du Parlement. Lui-même a pénétré dans la salle de l'Assemblée nationale, non sans mal, en 1900.

Comme je vous l'ai dit, son rôle n'était pas important ; M. Liefmans n'avait rien qui le distingue en tant qu'homme politique. Mais il était bon et serviable, et son plus beau titre de gloire est son honnêteté inébranlable - ce qui n'est déjà pas si courant.

A sa mort, l'opposition ne perd rien en nombre : M. Liefmans sera remplacé par le premier suppléant, un social-démocrate de Renaix.

Malaise militaire

(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 9 janvier 1907)

Bruxelles, 6 janvier 1907

La Belgique possède en la personne du général Cousebant d'Alkemade un ministre de la guerre comme il y en a peu, un ministre de la guerre qui sait allier le souci de la défense du pays à celui du soldat subalterne, de telle manière que le pays et le soldat ont toutes les raisons d'être satisfaits. Surtout, le soldat subalterne a, sous peine d'être considéré comme ingrat, le devoir de réserver la meilleure place dans son cœur au ministre, - un ministre qui accorde des permissions si généreuses que nous avons très souvent eu l'impression, en passant devant des casernes presque vides, que ce bon ministre avait pris rendez-vous avec son collègue de l'enseignement public, et avait fait évacuer ces casernes dans le but louable d'en faire des écoles, en prévision du moment où le gouvernement proclamerait de lui-même l'obligation scolaire : une idée que j'ai rapidement rejetée comme prématurée, voire stupide, pour revenir à la réalité qui était que le ministre avait renvoyé ses petits soldats chez eux dans le double but de leur permettre de profiter des joies du foyer familial et de réaliser d'importantes économies pour l'État. Ainsi, le ministre Cousebant - bien que certains plaisantins osent l'accuser de désorganiser notre armée et de mettre en danger l'État - peut être qualifié de sauveur de nos finances et de père de nos jeunes recrues.

Une fois de plus, il a mérité l'affection enfantine de ces derniers, - même s'il a sans doute, je le crains, attiré la colère des épouses de ses officiers. Je ne sais pas si le ministre Cousebant est marié, mais j'espère que non, car je soupçonne que sa fidélité conjugale ne doit pas être d'une qualité exceptionnelle...

Imaginez-vous : en Belgique, comme dans tous les pays civilisés d'ailleurs, chaque officier supérieur a droit à un soldat qui doit lui servir de messager ou de valet, c'est-à-dire qu'il est chargé des aspects domestiques des préoccupations militaires de son maître. Il doit seller son destrier et astiquer son épée avec caput mortuum ; il doit répartir ses soins sur toutes les nécessités mineures que son supérieur, estimant qu'elles ne sont pas dignes d'être confiées aux mains viles des domestiques, juge en dessous de sa dignité ; il n'est pas un serviteur : il reste un soldat, qui bénéficie de la confiance et de la bienveillance du commandant, qui se décharge sur ses épaules avec indulgence et honneur ; quelque chose comme le confident du théâtre classique, comme l'écuyer des paladins du Moyen Âge. Il est également considéré comme un privilège dans l'armée d'être nommé valet d'un capitaine, de pouvoir monter son cheval, de pouvoir généreusement lustrer ses bottes avec du cirage ou du vernis ; et ce sont les plus beaux garçons, ceux qui réussissent le mieux à diviser leurs cheveux pommadés en deux plaques brillantes d'une ligne droite et à dresser leur moustache naissante en deux pointes menaçantes, qui sont les premiers à être considérés pour cet honneur, à condition qu'ils aient déjà prouvé qu'ils étaient de « bons soldats » et qu'ils sachent distinguer un fusil d'une charrue. Un honneur donc, qui est aussi une preuve d'habileté, mais qui n'est pas sans quelque fardeau.

Car le célibat n'est pas imposé aux officiers. Ils ont le droit de se marier, et font d'autant plus volontiers usage de ce droit qu'ils n'ont pas à se soucier d'avoir un valet de chambre, ce qui soulage en partie le budget domestique ; car l'ordonnance est là, qui peut même, si nécessaire, faire office de cuisinière. Et il arrive très souvent que le soldat robuste, le plus bel homme de son régiment, soit chargé de tâches tout sauf militaires : promener le chien de madame, aller au marché aux légumes avec un grand panier, voire bercer le bébé dans son berceau et aller chercher la fille aînée à l'école, sans parler du fait qu'il peut être chargé de laver le trottoir le samedi soir avec pour arme le tuyau d'un arrosoir, faisant jaillir et crépiter le jet d'eau sur les fenêtres brillantes comme un feu de garnison.

Ces exercices ne plaisaient pas du tout au ministre Cousebant. Selon lui, un militaire n'a pas nécessairement à être une nourrice ou une « jeune fille respectable », qui va nettoyer la maison chaque semaine dans des maisons bien tenues. Le ministre de la guerre a préféré ignorer la paix domestique pour préserver la dignité de l'armée. Et il a été communiqué aux officiers de haut rang qu'ils n'auraient plus à imposer de tâches humiliantes à ces braves valets, et que désormais les dames pourraient se charger elles-mêmes d'aller au marché ou de promener le chien...

Ce que les dames pensent de cette mesure, je ne le sais pas : je n'ai pas osé affronter leur colère. Mais j'ai le privilège de fréquenter amicalement l'ordonnance d'un colonel, et j'ai eu le plaisir d'être admis à une entrevue avec lui.

Ou plutôt : je n'ai pas été admis, car mon ami l'ordonnance est venu lui-même volontairement à ma rencontre. Vous devez savoir : il se fait passer pour le frère de notre femme de chambre, et il a la gentillesse, sous ce prétexte, de venir de temps en temps, de préférence en mon absence, goûter mes cigares. Quelque chose que je ne lui en veux pas ; car mes meilleurs havanes, les vrais, je les garde sous clé... J'ai donc eu le plaisir de trouver ce jeune homme, premier soldat du énième régiment d'infanterie, dans ma cuisine, et de lui demander ce qu'il pensait de la gentillesse de son ministre. Je m'attendais à son panégyrique, prévoyant la joie de celui qui ne sera plus désormais appelé « le torchon de madame ». Je me suis trompé, car j'ai été accueilli par une prudence extrêmement diplomatique, qui m'a immédiatement donné une haute opinion à la fois de la discrétion de mon jeune ami et de la discipline qui semble régner dans notre armée, selon son attitude pleine de goût.

« Ce que je pense de ces mesures ? » commença-t-il. « Hum, je n'y pense pas. Le ministre est bon pour le soldat de base. Le ministre a agi de nouveau pour notre bien, n'est-ce pas ? L'été dernier, il nous a renvoyés chez nous pendant la moisson ; il faisait une chaleur torride dans les champs de blé, et nous travaillions de trois heures du matin à neuf heures du soir, car le travail devait être terminé. Dans la cour de la caserne, c'était tellement rafraîchissant, et presque rien à faire de toute la journée, si ce n'est éplucher des pommes de terre : il faisait trop chaud pour les exercices, pensaient les officiers. Mais nous étions quand même très contents d'être renvoyés chez nous, et reconnaissants envers le ministre pour le repos accordé. Et maintenant encore, le ministre a certainement agi dans le seul but de nous rendre, ordonnances, agréables. Jusqu'à présent, nous étions victimes d'un traitement humiliant. Nous achetions de la laitue et des artichauts et traînions Mirza avec une petite corde, pendant que nos camarades n'avaient rien d'autre à faire que de jouer avec leur fusil pendant des heures, sac à dos, ce qui ouvre grand l'appétit. D'autre part, nous étions forcés de manger dans la cuisine du colonel, tandis que les amis dans la caserne profitaient de la ratatouille nationale. Et nous devions supporter que la servante nous poursuive de ses avances amoureuses... Mais voulez-vous que je vous dise, que j'approuve pleinement l'attitude du ministre ? Hum, hum, monsieur, la femme du colonel a été gentille avec moi jusqu'à présent. Maintenant, j'ai peur qu'elle ne tourne le colonel contre moi, car elle n'est pas, je vous le confie, sans avoir un certain ascendant sur lui. Et que vais-je faire de mon temps libre ? Je ne peux pas passer éternellement à cirer les boutons du colonel avec de la cire morte, car ils pourraient s'user, et... ce n'était pas sans réticence que je donnais un coup de main en cuisine. Bien sûr, maintenant, je pourrais participer au service général de la caserne pendant mes heures de libre ; mais vais-je vous cacher que je préférerais être directement sous les ordres de mon colonel que sous ceux d'un caporal ? Je viens d'une bonne famille, monsieur... »

Sur ces paroles, mon ami l'ordonnance se tut, et je me mis à réfléchir. Que c'est difficile, pensais-je, de bien faire pour tout le monde ! Certes, ce soldat humble a parlé prudemment. Mais ne remarqué-je pas qu'il n'en considère pas moins les mesures prises avec un regard sévère ? Ainsi, le ministre bienveillant, dans sa quête de justice, de sagesse et de bonté, s'est fait deux ennemis au lieu d'un : les femmes des officiers, et aussi les ordonnances !

Et je dis : L'ingratitude est la récompense du monde. Tout en offrant à mon jeune ami une cigare de qualité inférieure.


Le sixième Salon de l'Automobile

(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 19 janvier 1907)

Bruxelles, 17 janvier 1907

Je m'y suis donc également rendu... Pourquoi pas ? Je savais que ma distraction et ma myopie n'avaient rien à craindre : ces automobiles ne partiraient pas en courant ; je n'entendrais pas leurs éclats, leurs coups et leurs ronronnements ; elles étaient là, massives sur leurs bas rayons, aussi immobiles qu'un mur. De ce côté-là, je n'avais donc rien à craindre : j'en sortirais indemne. Et mes organes olfactifs pouvaient également s'y aventurer en toute sécurité : pas de motocaroline toxique ici, pas d'essence qui sentait fort et étourdissante, pas d'essence émouvante - émouvante dans le sens direct, non transférable, du terme - : peut-être des eaux de toilette du futur, mais dont je préfère pour l'instant me débarrasser, tant que subsiste le moyen, qui, pour mon plaisir, me prépare le parfum des violettes des bois...

Je m'y suis donc rendu, tout comme toute l'aristocratie bruxelloise, tout comme le prince Albert et le prince Victor Napoléon... Cela se déroule au Palais du Cinquantenaire, pompeux vestige d'une exposition universelle précédente, où l'on a récemment ajouté une « arcade », sorte d'énorme arc de triomphe où dix sculpteurs ont gaspillé leur talent dans l'architecture la plus monstrueuse et la plus pompeuse. Une aile de ce palais de la ville mondiale est occupée par les musées des arts décoratifs et industriels - où toute l'histoire de l'art peut être étudiée en moulages et en copies excellentes -, l'autre est réservée et utilisée lors de grandes fêtes nationales, comme le Tournoi Médiéval il y a un an et demi, ou lors d'occasions comme ce « Salon de l'Automobile »...

Même si j’ai marché jusqu'à là-bas sans la moindre inquiétude et sans la moindre peur, je suis néanmoins rentré de ce Salon quelque peu troublé et préoccupé. Car, je le sens bien, je ne suis pas fait pour être rédacteur sportif, et ma timidité naturelle n'a pas encore été surmontée par l'arrogance imposée du métier, le contentement de soi journalistique. Et je dois avouer que ma maigre connaissance de la théorie mécanique, conservée depuis l'école, et que j'espérais voir mise en pratique ici, en est sortie considérablement endommagée et déconcertée...

Vous avez deviné que je ne peux pas me réjouir de posséder une automobile. Si je pouvais m'en réjouir, je crains que cette joie ne soit que de nature purement platonique. Ceux qui me connaissent me qualifient de peu moderne ; je sens qu'ils ont raison, vu la peur instinctive que j'ai des voitures. Depuis qu'elles sont entrées en usage courant - ou devrais-je dire : en usage volant ? - j'ai pour ces engins, même au repos, le dégoût qu'on éprouve pour ce qui est monstrueux. Je trouvais ces voitures sans chevaux odieuses et attendais de les accepter jusqu'à ce qu'elles aient conquis leur propre forme, leur forme authentique et bien définie. Maintenant, il semble que cette conquête soit un fait accompli. L'habitude nous a même appris à nous accommoder du bruit automobile. Nos fibres olfactives se sont habituées aux odeurs de naphte. Et la vie quotidienne nous a imposé, à Bruxelles comme ailleurs, les autobus ou les auto-fiacres, qu'il faut bien utiliser si l'on ne veut pas... être renversé. Mais cet usage me répugne toujours ; je souffre dans ma conscience d'homme libre de devoir me plier aux puissances mystérieuses ; et esthétiquement aussi je souffre, et moralement aussi. Esthétiquement à cause de cette chose agitée qu'est pour moi une automobile, outre sa laideur, à laquelle je ne m'habitue pas ; moralement parce que je ne ressens plus ce lien vivant entre le cocher et le cheval, entre ces deux volontés, où l'humaine, par la prudence et la raison, est victorieuse. (Cette dernière affirmation est peut-être un peu théorique ; mais, lorsque je parle d'une double volonté, je ne pense ni à un bidet vigilent passif, ni à un Diomède de fiacre ivre !)...

À tout cela, vous devinez que je ne suis pas allé au Salon de l'Automobile dans le but d'en acheter une. Non, l'Avenue Louise ne me verra pas encore passer, les yeux derrière un masque de simmen aux grands yeux, et les mains, déguisées en pattes d'ours, sur le volant. Mes amis ne se réjouiront pas de la grâce de mon apparence sous la longue toison de chèvre ; mes ennemis n'auront pas à craindre mon habileté à écraser des chiens et même de grandes personnes, sans que la police parvienne à déterminer mon identité à partir d'un numéro passant trop rapidement sur l'arrière de ma voiturette. Je prends un certain orgueil à rester un piéton pour le moment, ne serait-ce que pour son caractère audacieux et dangereux. Je ne suis pas courageux ; c'est précisément pourquoi je veux en avoir l'air ; et, danger pour danger, je préférerais encore périr en conservateur ancestral et en tant que victime que devenir un fanfaron téméraire. Je ne vous cache pas, par ailleurs, que lorsque je roule trop vite, même dans un petit bolide, je deviens rapidement étourdi : une explication physiologique probable de mon aversion pour les automobiles.

Je n'ai donc ni acheté de « Panhard 28 chevaux » ni de « Pipe H P », comme celle du prince Albert. Je me suis contenté de déambuler entre les rangées de stands, sous les drapeaux qui descendent du haut de la verrière, le long de tous ces véhicules automobiles qui heureusement ne bougeaient pas, me sentant un peu étranger dans un monde de visiteurs élégants, parmi lesquels les dames semblaient surtout posséder une connaissance étonnante. Quelle armée de « mécaniciennes » cela nous prépare-t-il, pour le jour où le féminisme aura triomphé !... Moi, pendant ce temps, j'admirais. Mon admiration pour toutes ces manivelles étincelantes, ces robinets, ces garnitures de cuivre et ces ustensiles d'argent devait sembler aux initiés comme l'admiration d'un Botokudo pour un nickel belge percé d'un trou. Mais, fidèle à mon devoir de journaliste, j'admirais toujours, étonné de voir que sur tel véhicule le toit avait été oublié tandis que sur tel autre, la capote était présente sans élément moteur, et notant avec satisfaction - j'avais quand même appris quelque chose sur l'automobile - que plus une voiture possède de cylindres, plus l'espace où l'on peut s'asseoir devient petit. Ou me trompe-je ? Alors : mea culpa ; même si ce n'est pas ma faute si je ne suis pas né « chauffeur »...

Voilà, cher lecteur, mes conclusions du sixième Salon de l'Automobile. Je peux ajouter qu'il y a toujours beaucoup de monde, et qu'un orchestre militaire fait tellement de bruit qu'on peut à peine se comprendre. Mais les conducteurs automobiles ne s'en émeuvent guère...

Alors que je m'apprêtais à quitter le « Palais du Cinquantenaire », préoccupé par ce que je pourrais bien vous écrire sur cette nouvelle victoire du sport automobile sur le territoire belge, le successeur du premier empereur de France, notre aimable concitoyen le prince Victor Napoléon, est entré dans la salle. Et savez-vous ce que l'orchestre militaire a fait ? Il a entonné... la « Marseillaise ».

Nous vivons dans une époque démocratique...


Mi-Carême [Carnaval]

Bruxelles, 11 mars 1907

Je ne crois pas qu'aucune ville européenne possède une meilleure police que Bruxelles. Non pas qu'on doive lui demander l'impossible : poursuivre les voleurs, découvrir les meurtriers d'enfants, attraper les pickpockets dans la foule, préserver la bonne morale contre la mauvaise, qui oserait le faire, sans risquer sa propre vie morale ou physique ? Mais la police bruxelloise a cette particularité, par rapport à celle du reste du monde, que son caractère consiste précisément en un manque de tout caractère propre, et en un mélange, un savoureux mélange, un ragoût sucré et épicé en même temps, de tous les caractères qui distinguent la police, à travers le monde, de pays en pays. Ainsi, elle possède l'inamovibilité du "bobby" londonien, tout en sachant y ajouter la gentillesse du "sergent" parisien. J'ai vu en Suède un géant blond agissant comme agent de police : notre policier bruxellois est, comme lui, un grand homme, mais qui sait associer à sa haute taille la finesse astucieuse d'un collègue napolitain dans son expression faciale. Il est aussi indulgent qu'un Suisse, et aussi consciencieux que je me représente un Russe. En un mot, c'est le cosmopolite, qu'on reconnaît immédiatement comme Bruxellois. Car même parmi ses collègues belges, il est reconnaissable : le "pinne" gantois et le "schâb'letter" brugeois lui sont aussi étrangers qu'un Esquimau à un homme des bois. Car il possède ce « je ne sais quoi », cette chose indéfinissable peut-être, difficilement discernable en tout cas, qui fait d'un Bruxellois un... Bruxellois, qui fait d'un fonctionnaire de justice bruxellois un agent de police bruxellois.

Cette particularité, qui est une sorte de manque de particularité, et qu'on ne découvre qu'après un certain séjour, après une certaine « pratique » de notre capitale, je l'ai de nouveau éprouvée hier soir, au moment où le plaisir de la Mi-Carême - sous une pluie fine d'heure en heure - dans son douloureux plaisir, en cris et en chants discordants, de ses marionnettes sales, séniles et curieusement jeunes, se déchaînait dans des danses épileptiques sous l'éclat électrique, agitant, remuant, tremblant et frémissant, avec l'éclat d'un visage impudemment nu ou derrière l'immuable et grotesque indifférence d'un masque - ; au moment où, me sentant misérable comme un enfant abandonné, je contemplais la monstruosité de cette liesse, l'épanouissement luxuriant des passions déchaînées autour de moi, et... pensais à mon petit village natal, où le Carnaval n'était rien de plus qu'une occasion de manger des gaufres chaudes ; au moment où je me sentais ainsi seul, avec un dégoût pour cette mer de soufre qui bouillonnait autour de moi ; je vis, droit comme un piquet gelé et pourtant souriant comme un martyr béat, au coin d'une grande rue, un agent de police, un bel homme au blond moustache, les yeux légèrement levés, les lèvres molles à moitié ouvertes, les bras pendants mais gracieusement le long de la « couture du pantalon » - comme on dit dans l'instruction pour les gardes de la garde civique - , et sous une pluie, un déluge, un déluge de confettis multicolores, jetés sur lui comme en folie par une armée de très jolies filles, qui, je suppose, voulaient ainsi exprimer leur admiration pour les beaux hommes et en même temps leur mépris pour les gardiens de la décence sociale trop stricts...

Mon agent de police, je le répète, continuait à sourire imperturbablement. Il ne bougeait pas plus qu'une sentinelle sous une averse. Et, les yeux, le nez, la bouche pleins de papiers multicolores, jetés en brassées sur lui, il continuait à sourire, et aucun geste de défense ne faisait bouger ses bras, comme s'ils étaient en plomb et difficiles à convaincre d'agir. Il se tenait là comme un fakir béat et insensible sous la pluie de confettis ; à tel point que les agaçantes Naïades - je vous ai dit qu'il pleuvait, - se précipitèrent vers d'autres plaisirs, qui, peut-être moins intellectuels, promettaient au moins une réaction immédiate à leurs taquineries...

Lorsque mon agent, que j'avais pris pour un compagnon de lot plus conciliant, se retrouva seul, je décidai de m'approcher respectueusement de lui, et... de l'interviewer. Je lui parlai donc poliment, comme il convient à l'autorité, et m'étonnai avec pudeur de son attitude indifférente mais gracieuse sous la pluie de confettis collants, où il aurait pu se préserver lui-même et les autres citoyens en menant convenablement, pour outrager la police, à l'Amigo, - comme l'Espagne nous a aimablement appris à appeler la prison de la ville, - de ces jeunes filles enjouées et folles du Carnaval.

À quoi il me répondit, volontiers :

« Monsieur, rien ne conduit à l'indulgence comme le devoir de juger et de condamner les faiblesses humaines. Ils ont aboli la peine de mort en France.

« Nous, la police de Bruxelles, avions depuis longtemps pris cette décision. Êtes-vous parfait, monsieur ? Moi non plus. Mon père, qui était cocher, était en outre et malgré tout alcoolique. N'est-ce pas une nouvelle raison, pour moi, de la tolérance ? Je ne suis pas un bourreau, d'autant plus que je dois me méfier de l'hérédité...

« Ces folles-là m'ont jeté des confettis ? Tout d'abord : les confettis ne sont pas une substance explosive, ils ne peuvent pas provoquer d'attentat. Et puis, indépendamment du plaisir qu'un simple citoyen peut ressentir à être remarqué par un groupe entier de jeunes filles charmantes en costumes séduisants ; la police n'est-elle pas au-dessus de ces troubles et agressions ? Nous avons mieux à faire que cela, monsieur.

‘Et il y a autre chose. Un fonctionnaire de justice doit être un psychologue, monsieur. Et je le dis sans fausse honte : je suis un psychologue. Un homme est ce qu'il porte. Un soir, lors d'une fête de famille, j'ai vu M. Bourgeois, chef de la police bruxelloise, avec un faux nez ; et M. Bourgeois avait ainsi non seulement un autre visage ; j'ai vu à son bon sourire que, avec son nez en cire, il avait adopté un autre caractère. Une fois, on m'a chargé, à mes risques, d'arrêter dans une salle de danse du quartier des Marolles quelqu'un qui avait menacé un confrère avec un poignard : c'était un grand-duc russe déguisé en « apache » bruxellois... Toute la soirée déjà, un homme circule ici, seul comme un chien galeux, sur le boulevard, avec un masque de mort et un linceul comme déguisement. L'homme est terrible, on dirait qu'à tout moment il va sortir une faux de sous son linceul mortuaire ; mais - personne n'a peur, bien que je sois sûr qu'il se promène avec la mort dans l'âme, et pense à sa propre mort toutes les cinq minutes... Donnez à M. Woeste, dont la gravité est connue, un visage rond, comme celui que votre marchand de lait affiche sans intention dans sa promenade quotidienne : je suis convaincu qu'il se laisserait entraîner dans un monologue comique, comme ceux qu'on trouve dans les farces de Hendrik van Peene. Et M. Pieter Daens : mettez-lui un masque sur le visage, reproduisant fidèlement les traits de M. Woeste : qui sait s'il ne servira pas à ses électeurs un plat de saucisses savoureuses le jour où il devra être réélu ?... Car, monsieur, quoi qu'on en dise : les vêtements font l'homme.

N'est-il pas évident, monsieur, que moi, élevé au-dessus de la populace, je m'interdis d'autant plus toute action sur cette populace, qui, en se déguisant en bouffon, a adopté un caractère étranger à elle-même, et a renoncé à toute responsabilité, la plus noble conquête de l'homme ?... Voyez cette femme là-bas, qui a raccourci ses jupes jusqu'à l'indécence. Qui sait si elle n'est pas la plus respectable des cuisinières ! Celle-ci n'a pas hésité à enfiler un pantalon hongrois. Et elle est peut-être la fille d'un respectable pharmacien. Celle-là chante une chanson, qui ferait rougir un pompier, même s'il est habitué à éteindre les incendies. Êtes-vous sûr qu'elle n'est pas la femme - elle en a effectivement l'allure - du président de la cour d'assises ?... Alors exercez une certaine sévérité envers des personnes qui ont elles-mêmes écarté toute sévérité avec leurs vêtements habituels !

Il y a une autre raison, monsieur, qui pousse à la générosité les jours de carnaval : une raison historique, assez, et celle-ci, que notre peuple aime à se montrer comme un peuple de carnaval. Si nous nous interdisons une grande rigueur, c'est pour la même raison qui en Espagne laisse impunis les corridas : par sentiment national, par amour de la tradition.

Je ne sais pas si vous êtes cultivé, monsieur ; je veux dire : si la vie et votre expérience vous ont appris à lire entre les lignes d'un livre et à abstraire de particularités d'un individu l'humanité générale. Si oui, je peux vous recommander avec toute la chaleur que permet cette pluie glaciale un livre récemment paru. Il a été publié par G. Van Oest à Bruxelles, écrit par un Gantois, qui est le fils de l'oncle de Maurice Maeterlinck et s'appelle Louis Maeterlinck, et est intitulé : « Le Genre satyrique dans la Peinture Flamande ». En réalité, c'est l'histoire de l'âme flamande, telle qu'elle s'est révélée le plus clairement dans Till l'Espiègle. Torturée ou raillée, honnie ou méprisée, persécutée ou ignorée, courbée sous la tyrannie et tourmentée par le destin, elle a choisi de rire plutôt que de se fondre en larmes, de se moquer plutôt que de se consumer de soupirs. Préférer vivre sous le masque d'une bienveillance auto-imposée que de mourir le visage allongé par le chagrin soumis. Car la résilience, la capacité de résistance de l'âme flamande réside dans la facilité avec laquelle elle adopte le masque de la plaisanterie. Elle se déguise en carnaval pour ne pas voir ses propres lambeaux de misère. Par peur de l'Enfer, elle représente Behemoth sous une forme ridicule. Les Seigneurs se moquent du Peuple, le Peuple se venge en montrant les Seigneurs sous la forme d'une truie, et... oublie qu'il a lui-même été vidé. Les villages ont faim : cette faim est représentée par un combat grotesque entre les maigres et les gras, et - la faim est apaisée.... Vraiment, monsieur, lisez ce livre : vous vous reconnaîtrez davantage en vous-même. Il vous apprend à connaître notre peuple dans sa véritable nature ; dans le bonheur qu'il possède, sous l'apparence du Mi-Carême, de croire qu'il est vraiment, et pour le mieux, transformé. Ces filles là-bas, sous leur déguisement de paille, se sentent vraiment comme des princesses de contes de fées. Car en ces jours, les seuls dans notre époque grise et décevante, où il leur est permis, par acte officiel, elles retrouvent le pouvoir de l'illusion, qui a été la force et la courageuse vigueur, toujours, de leur race malheureuse et joyeuse....

Et ne vous étonne-t-il pas, monsieur, que pendant ces jours, dont j'ai essayé de vous indiquer la signification psychologique, je me débarrasse de toute sévérité ? Croyez-moi, ce peuple fait aujourd'hui ses provisions de joie pour toute l'année, - une joie qui, certes, n'est qu'une illusion... Mais ne l'admirez-vous pas, qu'il puisse encore prendre cette illusion pour une réalité ?... Soyez bien disposé, monsieur, comme cet homme simple : vous goûterez peut-être aussi à leur béatitude"...

À ce moment précis de son discours honorable, une troupe de mascarades bruyantes me sépara de mon agent de police moralisant ; parmi eux, un homme déguisé en nourrice, repoussant avec soin un bébé en carton contre les coups et les secousses ; tandis qu'à côté, une femme déguisée en gendarme fumait un énorme cigare. Et mon agent de police m'a crié par-dessus les têtes : « Je parie qu'elle ne sera même pas malade »...

Je n'ai pas pu vérifier ; - et je sais seulement que notre bonne, qui avait eu la permission de nuit, ce matin très tôt déjà, malgré un visage fané qui témoignait des divertissements du Carnaval, je l'ai trouvée avec plus de courage que jamais à récurer et à frotter.

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