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La Belgique et l’Ouest de l’Allemagne (partim)
TROLLOPE Frances - 1833

F. TROLLOPE, La Belgique et l’Ouest de l’Allemagne

(paru à Paris, en 1834, chez Librairie de Fournier. Traduit de l’anglais par Mademoiselle A. SORRY)

Chapitre II

Gand. - Antiquités. – Saint-Bavon. - Université. - Collection de Schamp. - Combat de taureaux. - Espions. Béguinage. - Saint-Michel. - Anvers. - Air espagnol. - Effets du siége

(page 30) Nos amis d'Ostende nous accompagnèrent encore de Bruges à Gand. La distance entre ces deux villes n'est que d'environ vingt-un milles anglais. Là nous retrouvâmes des édifices pittoresques et par leur forme et par leur couleur, avec la nouveauté additionnelle de nombreux canaux qui traversent la ville dans tous les sens, et joignent l'Escaut à la Lys.

Des volumes seraient dignement et pleinement remplis par le simple catalogue des antiquités qu'un amateur zélé pourrait trouver dans ces nobles et anciennes villes flamandes. Aucune histoire des temps passés, bien que nous en ayons plusieurs qui semblent évoquer les siècles comme par une baguette (page 31) magique, ne peut jeter un jour plus frappant sur la partie de nos anciennes chroniques qui concerne l'époque glorieuse des Pays-Bas, que ne peut le faire la vue des restes de cette époque. On lit en caractères parlants, le long de chaque rue, un commentaire sur les mœurs, les coutumes, la richesse et le goût de ce pays intéressant.

Les vastes magasins placés jusque sous les pignons pointus qui terminent des maisons richement sculptées, montrent que les négociants opulents vivaient somptueusement sous le même toit où leurs marchandises étaient abritées ; et la largeur des portes des étages supérieurs, près desquelles on voit assez souvent les traces d'une poulie, prouvent que les belles dames du logis ne dédaignaient point de voir monter et descendre devant leurs fenêtres les objets sur lesquels leur luxe était fondé. A côté de la demeure du riche marchand, une orgueilleuse tour indique l'ancienne habitation d'un noble.

D’un côté l'on voit la maison de ville, construction dispendieuse, ornée de sculptures à l’extérieur, et dans l'intérieur enrichie de (page 32) tableaux d'un fini qui doit avoir été payé au poids de l’or civique. D’un autre cote s’élève une église superbe, si grande dans ses dimensions, si splendide dans sa décoration, si abondante en trésors de toute espèce, qu'elle proclame hautement la richesse de ceux qui l'érigèrent, et qui rassemblèrent les objets précieux qu'elle renferme.

Bref, il me semble qu'au lieu de considérer la Belgique comme un simple passage pour se rendre en Allemagne, tous ceux qui ont le temps et le goût de voir des objets dont les idées leur ont été longtemps familières, feraient bien d'étudier avec soin, pendant un long séjour, chacune des villes de cette route.

Deux étudiants de l'Université aidèrent nos obligeants compagnons à nous montrer ce que l'on trouve de plus intéressant à Gand. Là, comme à Bruges, la variété des objets rend difficile de raconter tout ce qu'on a vu. La magnifique cathédrale de Saint-Bavon reçut notre première visite. Cette église est digne d'attention sous plus d'un rapport. Elle est fort ancienne, et pleine de monuments relatifs à l'histoire de la ville, et propres à indiquer son importance (page 33) passée. Plusieurs des inscriptions du choeur rappellent l’institution de l'ordre de la Toison-d'Or, et les différents chapitres de cet ordre qui ont tenus dans l'église. La date du premier est : 1440. Les dimensions des ailes sont majestueuses, et le chœur est un vrai musée d'ornements splendides. Dans une chapelle au nord du maître-autel, est un beau tableau peint par Rubens, pour la place. Il représente saint Bavon renonçant aux pompes de ce monde, et distribuant son bien aux pauvres. La composition en masse est très belle, et le groupe d'une femme à genoux avec ses deux enfants, sur le devant du tableau, est plein de charme.

Le lutrin de cette cathédrale passe pour plus riche de Flandre, et pour le style et pour l’exécution. C'est un mélange de sculpture en bois et de marbre blanc, et plusieurs parties sont richement dorées. Mais ce qui me fit plus d’impression que tout le reste, fut l'église souterraine. Il y a quelque chose de si solennel dans sa sombre étendue, et de si vénérable dans sa pure antiquité, que je voulus revoir plusieurs fois cette obscure nef. J'examinais la force et la (page 34) capricieuse irrégularité de cette structure dénuée de tout ornement, avec un intérêt que la pompe de l'église supérieure n'avait point excité.

On aperçoit en effet, même dans la plus ancienne église, la trace des divers siècles qui ont passé sur sa construction, et changé sa physionomie en augmentant sa splendeur. Mais sous les piliers massifs et nus de l'église souterraine de Saint-Bavon, les mille ans écoulés depuis que ces pierres grossièrement taillées out été empilées, semblent disparaître, et vous croyez jeter un coup d'œil sur la société chrétienne au huitième siècle. Je me ressouviens d'avoir éprouvé un sentiment analogue dans l'église souterraine de Cantorbéry, mais il n'avait pas l'intensité de celui que j'éprouvai à Gand.

Presque toutes les grandes églises des villes catholiques sont nommées cathédrales, bien que la plupart n'aient ni évêques ni chapitres ; mais Saint-Bavon est une véritable cathédrale, et j'eus l'extrême plaisir de voir et d'entendre une grand'messe dans ce bel édifice le dimanche suivant.

La musique était excellente, plusieurs instruments à cordes ajoutant leurs notes claires et (page 35) perçantes aux sons de l'orgue. L'évêque, et une grange réunion de chanoines et de prêtres de la cathédrale assistaient à la cérémonie ; et le service divin fut accompli avec une dignité, un repos majestueux dont aucune différence de foi ne pouvait m'empêcher de recevoir l'impression la plus profonde et la plus religieuse. .

L'Université de Gand est un très bel édifice érigé par le roi de Hollande. Le portique grec a de nobles proportions, et la salle circulaire destinée aux examens est d'une élégance remarquable. Mais le nom de Guillaume est effacé de l’inscription qui surmonte le portique, et une feuille de papier blanc couvre ses armes, brodées sur la draperie qui tombe sur l'un des côtés du gracieux amphithéâtre.

Il était évident, d'après le ton dans lequel un ou deux jeunes gens qui s'étaient réunis à nous parlaient de cette éclipse, qu'ils la regardaient comme une tache sur la gloire de la ville. Elle doit en effet beaucoup à la munificence de Guillaume, et l'on est peu surpris d'entendre plus d'un personne y prononcer son nom avec affection et regret.

(page 36) Le cabinet d'histoire naturelle est dans un bel ordre, et ferait honneur à tous les pays du monde.

On voit dans l'église de Saint-Michel un bon tableau de Vandyck, malheureusement en fort pauvre état. L'Académie de Peinture possède les salles et les galeries exigées pour une institution de ce genre, mais sa collection de tableaux est misérablement française. Il est criant de voir, dans un pays si riche eu chefs-d'oeuvre de Rubens et de Vandyck, la mesquine école de David prédominer si généralement parmi les jeunes artistes. Une salle parfaitement éclairée est occupée par les tableaux qui ont obtenu les prix pendant ces vingt dernières années : tous portent le cachet de l'école française. Il est de bon ton de répéter à Londres, après chaque exposition de Sommerset-House : « Nous n'avons rien de bien saillant cette année ; les ouvrages sont en général médiocres », et autres phrases semblables. Je souhaiterais que nos critiques vinssent passer seulement quelques mois sur le continent, dans l'intention expresse de connaître sa peinture moderne ; ils reviendraient, j'en suis (page 37) sûre, beaucoup moins mécontents de la nôtre.

La collection du baron de Schamp est trop bien connue pour qu'il soit nécessaire de la rappeler aux voyageurs anglais ; mais il est difficile de ne point s’arrêter sur le souvenir du plaisir qu'elle a donné. Les deux portraits en pied de Vandyck, celui de Rubens peint par lui-même, surtout l’Annonciation du Corrége, ne s’effaceront, je l'espère, jamais de ma mémoire. Pour m’en assurer, autant que pouvait me le permettre la durée de mon séjour à Gand, je visitai deux fois, cette collection, et j'y restai deux ou trois heures à chaque visite. Je ne crois pas avoir joui de la vie d’un délice aussi complet en ce genre. La personne chargée de faire les honneurs du cabinet fait juste ce qu'il faut, et rien de plus, et vous laisse parfaitement libre dans votre examen. Vous n'avez point de foule qui intervienne entre vous et les objets de votre contemplation ; point de valets qui, se traînant sur vos pas en bâillant, semblent hâter votre départ. Jamais tableau ne m'inspira un plus vif désir de le voir figurer dans notre galerie nationale, que l'Annonciation du Corrège ci-dessus (page 38) mentionnée. Le style, l'exécution, l'idée de cette composition, la rendent, suivant moi, si parfaite, que je voudrais qu'elle fût sans cesse sous les yeux de nos jeunes artistes. Le tableau se compose d'une seule figure. Aucun ange visible ne partage l’intérêt avec cette aimable représentation de la Vierge sainte. Marie tient un petit volume : c'est la Bible, on le sent ; et son pouce placé entre les feuillets doit indiquer le passage qui l'a jetée dans la méditation. La direction de ses regards vers le ciel, avec l'expression d'une dévotion profonde, fait supposer qu'elle vient de lire ces paroles du prophète Isaïe : « Une vierge concevra et enfantera un fils », et qu'un pressentiment secret lui dit qu'elle-même pourrait être la vierge choisie. Un rayon céleste tombe sur ce noble front, et, pour ne point sentir la beauté sacrée de la pensée, il faudrait avoir l'imagination morte, le cœur glacé.

Si l'une des averses rares qui nous dérangèrent dans nos projets pendant l’été, ne fût pas justement tombée l'après-midi du 16 juin, à Gand, j'aurais assisté, malgré ma répugnance pour un tel spectacle, à un combat de taureaux. (page 39) D’après l'annonce, je m'attendais à voir quelque chose de semblable à ce qu'on voit en Espagne. On dit que cet horrible divertissement est permis par les lois belges, et n'est point considéré comme dégradant pour les hommes, ou cruel pour les animaux qui y figurent. J'avoue que, malgré le désir de me mettre à même de rendre compte d’un amusement aussi réellement étranger, je ne fus point fâchée d'en être dispensée. Cependant, j'appris ensuite qu'il y avait plus d’adresse et de prestige de saltimbanque, que de véritable hardiesse dans le matador, qui d’ailleurs s’arrête au moment de mériter ce titre. L’arène offre aussi peu de ressemblance avec les formidables combats de taureaux d'autrefois, qu’on peut trouver entre les simagrées de miss Jacko et de ceux qui se mettent en scène avec elle, et les chances d'une véritable chasse à l’éléphant.

La mode des « espions » aux fenêtres, que j’avais déjà remarquée dans les autres villes de Flandre, est beaucoup plus générale à Gand. Cette invention très simple était entièrement nouvelle pour moi ; et comme elle peut l'être (page 40) également pour d'autres, je la cite comme faisant partie des habitudes nationales. Par le moyen de miroirs placés à l'extérieur des fenêtres des salons, ceux qui sont assis en dedans peuvent voir tout ce qui se passe dehors sans commettre l'inconvenance de paraître à la fenêtre. Ces machines étant montées sur des gonds, peuvent changer de position et être placées de manière à présenter aux passants la réflexion d'un joli visage, taudis que la personne à laquelle il appartient est à l'abri dans l'intérieur de la chambre. La première fois que je vis un de ces miroirs, mon attention fut attirée par une face brillante de fraîcheur qui paraissait me regarder du milieu d'une forêt de boucles légères ; et comme je la voyais entourée d'un cadre, je crus un moment que c'était l'enseigne d'un peintre de portraits. Mais, en avançant de quelques pas, je vis quel était le peintre.

Il existe des couvents de filles en Flandre, et nous avons vu souvent, et à Bruges et à Gand, des béguines (c'est ainsi qu'on nomme les religieuses flamandes) dans les rues et les marchés. Le béguinage de Gand est un fort bel établissement. (page 41) Nous assistâmes au salut dans sa chapelle, où sept cents religieuses faisaient leurs dévotions. L’effet de ce grand rassemblement de nonnes agenouillées était vraiment beau. Plusieurs étaient dans la fleur de la jeunesse, et leur costume n’est point désavantageux. Après l'office, toutes se levèrent, et quelques unes s'approchèrent de l’autel pour remplir des actes de piété additionnelle ou de pénitence sur ses marches. Avant de sortir, chacune d'elles ôta son voile d'une étoffe blanche très fine, le plia et le posa à plat sur le sommet de sa tête, où il avait l'apparence de la coiffure carrée si commune dans les tableaux italiens.

La connaissance que ces recluses peuvent être relevées de leurs vœux, si la vie paisible et monotone qu'elles mènent vient à les ennuyer, empêche leur vue d'exciter aucun sentiment pénible de regret sur le sacrifice qu'elles ont fait de toutes les joies, de toutes les espérances, de toutes les affections de ce monde. Cependant, il est rare, comme on nous l'a souvent affirmé, qu’aucune d’elles se prévale de la liberté que leur accordent les lois. Elles vivent très confortablement, (page 42) leurs petites fortunes respectives produisant, réunies ensemble, un revenu plus que suffisant pour leurs dépenses. La maison et l'église sont entourées de murailles ; mais on peut y entrer librement à toute heure de la journée. Les béguines ne sont point logées dans un grand bâtiment commun, à la manière des autres couvents ; leur clôture renferme une véritable petite ville, dont chaque maison est habitée par une ou plusieurs sœurs et leurs servantes. Sur la plupart de ces maisons on voit le nom de celles qui l'habitent, inscrit sur une plaque de cuivre sur la porte ; on lit sur les unes : Sœur Berthe, sœur Gertrude ; sur d'autres : Sainte Adélaide, sainte Lucie. Quelques dames de grande famille résident au milieu de ces religieuses, et l'on voit fréquemment de brillants équipages arrêtés à leur porte. Je crois qu'elles sont marraines de la moitié des enfants qui naissent dans la ville, et, autant que je puis en juger, elles ont plus d'importance chacune dans son cercle, qu'elles n'en auraient obtenu en demeurant célibataires isolées, au lieu de devenir membres d'une grande communauté.

(page 43) M. H…, désirant prendre le croquis d'une béguine en habit complet, exprima ce souhait à une dame, à laquelle il avait été présenté. Elle était catholique, et comme elle avait une amie ou une parente au couvent de Sainte-Thérèse, elle entreprit obligeamment, de procurer à notre compagnon de voyage l'opportunité qu’il souhaitait. Il accompagna donc cette dame au béguinage, dont la porte leur fut ouverte par une sœur âgée, a laquelle madame L... expliqua le motif de sa visite, en demandant à voir la sœur ***, une des plus jeunes de la communauté.

« Ne pourrais-je servir de modèle aussi bien qu’elle ? » demanda la vénérable nomme.

M. H… parut désolé ; madame L.... hésitait.

« Nous avons toutes le même habit», reprit la bonne vieille femme.

Mais un mot de supplication de l’artiste désappointé, à 1’oreille de madame L..., décida celle-ci à persévérer dans sa requête ; et ils furent introduits dans un salon où bientôt après ils virent paraître une jeune et jolie personne.

(page 44) M. H... tira sur-le-champ son portefeuille et son crayon.

« J'espère que c'est pour l'honneur de la bonne cause », dit la jeune religieuse.

Madame L... lui dit qu'elle pouvait en être certaine, et le plus charmant dessin fut exécuté.

Le 17 juin nous partîmes de Gand pour nous rendre à Anvers, et nous fûmes assez heureux pour décider nos amis d'Ostende à prolonger leur excursion de quelques jours. Si les routes de Flandre offrent peu de beautés pittoresques, elles sont loin d'être dépourvues d'intérêt, surtout pendant l'été. Le pays est un véritable jardin, chaque pouce de terre est cultivé ; et la variété de récoltes croissant à la fois, sans être séparées par des haies ou autres clôtures, donne l'idée de la plus complète abondance. Cependant ce fut seulement quand nous vîmes commencer les riches moissons, que nous comprîmes l'étonnante fertilité du sol. On aurait cru voir couper un morceau de galette. La comparaison n’est pas très noble ; mais cette image se présente naturellement, lorsqu'on voit la (page 45) faucille entamer la masse compacte de ces champs

Entre Gand et Anvers l'on traverse le petit bourg de Saint-Nicolas, le plus grand marché au lin qui existe dans le monde. Mais il vaut passer dans son voisinage au commencement de l’été qu’à l’entrée de l’automne ; car depuis l’époque où le lin délicat cesse de balancer au vent ses légères cloches bleuâtres, jusqu'à celle où il prend la forme de dentelle ou de fine toile, cette plante est un vrai poison dans l'air.

La route directe de Gand à Anvers, par terre, est la Tête de Flandre ; mais grâce à l’inondation occasionnée par la coupure des digues lors du bombardement de la dernière de ces villes, nous fûmes obligés de quitter le grand chemin et de nous embarquer sur l'Escaut. C'est un fleuve superbe, tout le monde le sait ; mais, en ce moment, les objets qu'on apercevait dans ses alentours, en approchant d'Anvers, avaient un intérêt particulier. La citadelle en ruines, les magasins dilapidés, la plaine inondée, tout racontait un langage frappant les calamités récentes. Cependant, à mesure que nous avancions, (page 46) nos yeux furent détournés de la terre vers le ciel par le beau clocher de la cathédrale. On le voit de ce point sous l'aspect le plus favorable à ses proportions légères et gracieuses ; mais les ornements sont trop compliqués et trop délicats pour être bien appréciés à une grande distance, et je pense que l'effet général gagnerait si le dessin était plus simple.

Nous prîmes nos quartiers dans le bel hôtel Saint-Antoine, des fenêtres duquel cet élégant clocher peut être étudié à son plus grand avantage. A ma première promenade dans la ville, ce qui me frappa le plus vivement fut l'air espagnol des femmes. Nous avions déjà vu quelque chose de cela à Bruges et à Gand, mais c'était beaucoup moins remarquable qu'à Anvers. lci les femmes portent généralement la mantille. Celles des plus hautes classes imitent, comme ailleurs, autant qu'elles le peuvent, les modes parisiennes ; mais, même parmi la plus riche bourgeoisie, on a conservé l'usage de cette gracieuse draperie, pour laquelle on emploie les matériaux les plus dispendieux, et que les dames ajustent avec beaucoup de soin et d'élégance. Quelquefois la mantille est remplace par un ample voile de soie noire qui enveloppe entièrement la tête et les épaules ; mais l’un et l’autre costume cachent également une grande partie du visage ; et lorsque les femmes s'inclinent en priant, on ne peut apercevoir un seul de rieurs traits. Les longues files de têtes voilées que je voyais constamment dans les églises me faisaient imaginer que j'étais entourée de religieuses.

Ce n’est pas sous ce seul rapport que les bourgeois flamands rappellent leurs ancêtres espagnols. Nous avons remarqué plusieurs belles femmes dont les traits et le teint décelaient une origine méditerranéenne. Cependant ce fut, si je ne me trompe, sous Philippe II que les Pays-Bas secouèrent le joug de l'Espagne. Il semblerait qu’un si grand nombre d'années devrait avoir çomplétement effacé tout vestige de cette domination étrangère ; mais très certainement il n’en est pas ainsi. Le catholicisme zélé de ce peuple, très différent de celui des autres peuples voisins, vient encore, je pense, de la même source.

Nous jouîmes à Anvers, de même que dans les (page 48) autres villes que nous avons traversées, de ce délice particulier et si profond qui résulte des souvenirs rattachés aux objets visibles. A chaque pas, des événements que l'histoire nous avait rendus familiers, perdaient les détails fantastiques que notre imagination avait liés avec eux, ou bien nous avions le plaisir de voir nos suppositions confirmées. Je ne crois pas que Rome elle-même présente une suite de tableaux aussi continue que la Belgique. Je ne parle pas de tableaux sur la toile ou sur le bois, mais de tableaux doués de toute la puissance de la réalité. Les formes pittoresques des bâtiments, leur couleur harmonieuse et riche, jointes au costume des groupes qui circulent autour de vous, forment des scènes d’un charme et d’un intérêt sans égal.

Le siége récent n'ajoute que trop à cet effet. Je n'avais jamais vu de mes propres yeux les rayages de la guerre avant d'avoir visité Anvers ; et c'est en frémissant que je contemplai la désolation produite par un événement dont j'avais entendu la courte et insignifiante histoire. Les ruines de plusieurs édifices publics, et la solitude lamentable des magasins dévastés sont de (page 49) tristes spectacles ; mais ils paraîtraient gais en comparaison du désert effrayant offert par les espérances de tant de pauvres laboureurs. J'avais si peu de temps auparavant admiré les abondants produits de cette terre, que cet affligeant contraste m'inspira une double horreur. Sept villages prospères ont été entraînés par le débordement des digues. Leurs clochers restent seuls au-dessus de l'eau, pour indiquer la place où ils ont existé!

Il est remarquable que, nonobstant les maux extrêmes produits par ces mesures, aucun sentiment d’inimitié n’est exprimé par les habitants contre le général Chassé. On s’accorde à dire, au contraire, que sa conduite a été aussi prudente, aussi humaine à l'égard de la ville, que la tâche qui lui était imposée pouvait le permettre ; et les citoyens ont même fait une souscription pour lui offrir une belle pièce d'argenterie en témoignage de leur gratitude. Je pense, en effet, qu’il est impossible de voir un peuple occupé du travail pénible de réparer les dévastations d’un siège, regarder l'ennemi qui l'a (page 50) conduit d'un oeil aussi indulgent que le font les dignes habitants d'Anvers. Sans doute la désunion récente ne leur a pas fait oublier leurs anciennes affections.