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Frère-Orban (1812-1857)
HYMANS Paul - 1905

Paul HYMANS, Frère-Orban, (tome premier. Les années 1812 à 1857)

(Paru à Bruxelles en 1905, chez J. Lebègue et Cie)

Chapitre VI. Le plan économique et financier de 1848 - Les réformes fiscales - L’impôt sur les successions

(page 235) Frère-Orban, appelé à la direction des finances en mai 1848, la conserva jusqu'à sa retraite du pouvoir, que suivit de quelques semaines celle du cabinet tout entier. Il se sépara de ses collègues le 17 septembre 1852 à raison d’un désaccord survenu au sujet des négociations du traité de commerce avec la France ; le 31 octobre, le ministère tomba.

Ces quatre années constituent l'une des phases les plus intéressantes de sa vie publique. Jamais peut-être dans la suite, il n'accomplit, en moins de temps, œuvre plus considérable. L'administration des finances est l'âme des gouvernements. Des finances resserrées ou incertaines font des gouvernements impuissants et timides ; en toute matière les réformes se traduisent par des dépenses et le progrès n'est pas bon marché. Des finances élastiques et résistantes donnent libre jeu au développement de la puissance publique ; les services de l'Etat s'étendent en proportion des besoins et des intérêts sociaux. L'impulsion venue du centre active dans l'organisme la circulation et la vie, suscite, encourage l'initiative privée, et la supplée s'il le faut. En confiant à Frère-Orban la gestion du Trésor, on lui livrait le (page 235) levier le plus délicat et le plus redoutable du mécanisme politique. Il le recevait dans le moment le plus critique. De grandes choses étaient faire et les moyens manquaient pour les accomplir.

La situation, après les perturbations qui avaient marqué les premiers mois de l'année 1848, était embarrassée et pénible. Les causes étaient inhérentes aux événements, à l'état de la Belgique et des affaires. Une nationalité nouvelle ne se crée point de toutes pièces. Pendant dix ans l'avenir était resté incertain. Le droit à l'existence avait été conquis au milieu de grandes difficultés. La construction d'un outillage administratif et politique, la création de ressources, l'organisation d'une vie autonome, pourvue de moyens de subsistance et de défense, avaient coûté autant en argent qu'en intelligence et en courage. Établir l'équilibre budgétaire, grossir les recettes, modérer les dépenses, assurer aux revenus publics des bases constantes et régulières, corriger la répartition des charges, dégrever là où le fardeau est trop lourd, créer l'impôt là où il peut être supporté, le mesurer de manière ne point ralentir l'essor des forces productrices, ne froisser ni l'instinct conservateur de la propriété, ni le sentiment de la justice, organiser le crédit, faciliter les échanges, ouvrir le marché aux produits indispensables, procurer aux produits nationaux des débouchés au dehors, ce fut la tâche à laquelle se dévoua Frère-Orban. Il y déploya une ténacité, une abondance de ressources, une puissance d'initiative et d'invention qui commandent l'admiration. La réforme des impôts, la négociation des traités de commerce, l'institution de la Banque Nationale et de la Caisse de retraite, la tentative restée infructueuse de créer une caisse du crédit foncier, remplissent l'histoire de sa gestion financière de 1848 à 1852.


(page 237) Le cabinet libéral en arrivant au pouvoir s'était trouvé en face d'un déficit considérable, legs des administrations précédentes. Quand la révolution de Février éclata, le découvert du Trésor était de 44 millions et demi, résultant d'insuffisances sur les exercices antérieurs à 1848, et de dettes contractées pour l'exécution de travaux décrétés avant cette date. Les événements exigèrent 16 millions de dépenses extraordinaires. D'autre part, les emprunts furent payés avec un admirable empressement. Le rendement des douanes et accises fut, malgré la crise, satisfaisant. Et Frère put évaluer à 6 millions seulement, chiffre relativement minime, le déficit de l'exercice 1848, au moment où il déposait les budgets pour 1849, qui se présentaient sous un aspect plus favorable. Ils avaient été prudemment établis. Les prévisions de dépenses étaient réduites de plus de 6 millions par rapport l'exercice précédent. Les économies se traduisaient en une somme de 3 millions. Et l'on prévoyait un excédent. Mais celui-ci dépendait de la création de ressources nouvelles. Un projet de loi sur les successions avait été déposé dès le début de la session précédente par M. Veydt. Il allait être remanié. Le gouvernement en attendait un revenu de 1 million 800,000 francs. Ainsi l'équilibre serait assuré. Mais le programme du nouveau ministre des finances ne s'arrêtait pas là. Tout un plan de réformes était esquissé. On annonçait une loi sur patentes tendant à affranchir de l'impôt plus de cinquante mille artisans, un projet remaniant l'assiette et la perception (page 238) de la contribution personnelle, « dans la pensée d'établir l'égalité proportionnelle entre les contribuables, de dégrever les classes peu aisées de la société, d'atteindre le luxe plus qu'il ne l'était, de telle sorte que de sept cent mille maisons environ existant en Belgique, à peu près quatre cent mille ne donneraient pas lieu à l'impôt. » (Chambre des représentants, 6 novembre 1848.)

Les difficultés de la situation financière ne pouvaient être niées. La responsabilité n'en incombait pas au ministère du 12 août. Il les avait constatées dés le premier jour. Déjà bien avant lui, elles avaient été dénoncées et reconnues. Le discours du trône du 9 novembre 1847, qui avait inauguré l'existence parlementaire du cabinet, constatait la nécessité de créer des ressources extraordinaires. M. Veydt, Charles Rogier y avaient insisté dès les premiers jours de la session. Frère-Orban l'avait mise en relief dans la discussion du budget de la dette publique et Jules Malou ne l'avait pas niée. En 1844, en 1846, la section centrale avait demandé des mesures pour établir et maintenir l'équilibre budgétaire, prévenir l'insuffisance des ressources et constituer une réserve destinée parer aux crises. En 1847, elle formait des vœux pour que les budgets fournissent un excédent de 2 à 3 millions afin de faire face à l'imprévu.

Le moment était donc venu d'aviser aux moyens d'assurer aux finances publiques des fondements stables et assez larges pour que les accidents ne pussent en ébranler la solidité. Le budget réclamait de l'équilibre et de la plasticité.

Les économies étaient indispensables. L'impôt ne l'était pas moins. Il fallait autant de courage pour proposer l'un que pour exécuter les autres. Mais le ministre responsable et l'irresponsable député ont une (page 239) psychologie différente. Rieu de plus aisé que de vanter l'économie et de combattre l'impôt ; il n'est pas de plus sûr moyen de flatter le contribuable. Mais le rayon des économies dans un budget de 118 millions environ est limité. Les services publics doivent être maintenus. L'exagération dans l'économie risque de les désorganiser et par là d'atteindre la sécurité, la prospérité, les intérêts vitaux du pays.

Beaucoup de députés dans les Chambres recommandaient les économies les plus radicales ; devant les réaliser, ils se seraient certes trouvés dans le plus cruel embarras; ils ne les considéraient pas moins comme la chose la plus naturelle du monde. Delfosse était de ceux-là. Il eut des imitateurs à gauche qui bientôt constituèrent une force parlementaire, avec laquelle le cabinet dut compter.

Frère-Orban avait opéré sur les budgets de 1849 toutes les réductions de dépenses qu'il croyait actuellement possibles. La marine de guerre était considérablement diminuée (note de bas de page : Elle disparut définitivement en 1862, à la suite du retrait par Rogier d’un projet de loi tendant à construire deux navires hors de service. Rogier cependant se déclara, à cette occasion, partisan en principe d’une marine militaire, qui pourrait rendre de grands servoces, mais le gouvernement renonçait à l’établir. L'opinion publique était hostile. Voir Chambre des représentants, 11 avril 1862) ; le personnel des légations simplifié, les traitements des ministres plénipotentiaires abaissés à 25,000 francs. Une économie de 1,400,000 francs était obtenue sur le budget de la guerre, fixé à 27 millions. D'autres modifications préparées devaient augmenter les réductions dans l'avenir. Mais on ne pouvait faire plus, on ne pouvait, au lendemain d'une secousse révolutionnaire qui avait ébranlé l'Europe, désorganiser l'armée et la diplomatie. « Heureux sans doute le jour où, par un accord (page 240) fraternel que peut-être nos neveux verront, le jour où l’on pourra réduire de toutes parts les dépenses des armées. Mais quand à côté de la question nationale se dresse la question sociale, quand la barbarie semble renaître au sein de la civilisation, quand au cœur des Etats les plus civilisés les passions les plus sauvages fermentent et éclatent, nous devons avoir la conviction qu'il y a nécessité de maintenir une force publique respectable pour défendre l'ordre, demain peut-être la civilisation. » (Chambre des représentants, 4 juillet 1848.)

On voit le salut dans les économies, soit, il faut des économies, mais dans quelle mesure ? Frère-Orban aborde le problème de face :

« Les idées les plus étranges se sont fait jour. Il n'est pas d'institution qui n'ait été attaquée sous prétexte d'économie. L'armée ? Instrument dangereux, charge écrasante. La marine ? Meuble inutile et dont la possession ne sied guère un pays qui n'a pas de colonies. La diplomatie ? Vieillerie de l'histoire, luxe ruineux, prétention ridicule pour un pays neutre. »

Frère alors caractérise dans un mâle langage la position de la Belgique en Europe, ses devoirs et ses intérêts :

« On a dit : Notre neutralité est garantie par les traités. Nous ne pouvons prétendre à influer en aucune manière sur la politique européenne; les autres Etats ont intérêt à nous maintenir comme nous sommes; laissons-nous aller au cours des choses. Les traités nous feront vivre tant bien que mal.

« Eh bien ! messieurs, je ne crains pas de le dire : il n'y a pas de noblesse dans ce sentiment. Je ne me laisserai jamais aller à admettre que la Belgique doit rester étrangère à tout ce qui se débat d'intérêts politiques en Europe. Il ne faut pas que les chambres belges, il ne faut pas que les hommes qui ont l'honneur de diriger les affaires du pays, acceptent cette situation trop humble qui finirait par nous dégrader à nos propres yeux. Non, nous ne devons (page 241) pas rester étrangers aux intérêts politiques qui s'agitent autour de nous. Non pas que nous ayons la ridicule prétention de peser dans la balance européenne les destinées des grands Etats. Non, mais soit que je consulte l'histoire, soit que j'envisage les faits contemporains, je ne puis admettre que nous soyons condamnés à l'état d'abaissement auquel on veut nous réduire.

« Voyez ce pays voisin auquel nos destinées ont été intimement unies. Qu'admirons-nous le plus dans son passé, de son courage dans les batailles ou de son habileté dans les négociations? Ce pays était bien petit, soit que l'on consulte le chiffre de sa population, ou l'étendue de son territoire. Et cependant, vous le savez, il a parlé bien haut dans le conseil des rois.

« Mais on me dira peut-être: Les temps sont changés; nous sommes placés dans d'autres circonstances. Oui, messieurs, mais dans des circonstances non moins favorables à la Belgique que ne le furent à la Hollande celles dont je viens de parler. D'abord remarquez bien que lorsque la Belgique se présente dans les conseils européens, elle ne s'y présente pas seule et désarmée. Sa force et son appui sont dans l'intérêt bien compris des Etats qui ont garanti son existence; mais cet intérêt, il faut que notre diplomatie l'invoque sans cesse; il faut qu'attentive à tous les dangers qui pourraient nous menacer, elle les dénonce et les conjure par son incessante vigilance.

« Et voyez, messieurs, l'étroite liaison qui existe entre nos intérêts politiques et nos intérêts commerciaux et industriels! N'est-il pas évident, en effet, pour tout homme qui a un peu réfléchi, que le meilleur argument que nous puissions faire valoir pour déterminer les puissances à donner l'accès à nos produits, c'est notre situation politique? Ne cédons pas à cette pensée, qu'à force d'habileté et de ruse, nous parviendrons à obtenir des concessions douanières qui ne seraient pas achetées par des concessions réciproques. De nos jours chaque Etat comprend bien ses intérêts, et nul ne fait un marché de dupe. Mais une considération à laquelle les puissances qui ont garanti notre existence doivent être sensibles, c'est qu'elles ont un intérêt politique à ce que cette existence soit possible.

« De là une double direction à donner à notre diplomatie : direction politique et direction commerciale. Voilà pourquoi il importe que nous n'ayons pas seulement des consuls, mais des représentants politiques; cela me paraît de la dernière évidence.

« Si donc je n'y étais poussé par un sentiment de fierté nationale, dont je ne puis me défendre, la raison seule me ferait dire que nous avons besoin à l'étranger d'une représentation politique. »

(page 242) Et Frère-Orban terminait par ces paroles :

« Sans doute l'économie est une belle chose, mais tout n'est pas là. Il ne faut après tout que notre politique descende n'être qu’une politique de sous et deniers, une politique sans âme, sans idée, sans et par conséquent sans avenir. » (Chambre des représentants, 12 décembre 1848.)

Pas une ligne n'a vieilli de cette superbe page ; un profond sentiment de l'honneur national s'en dégage. Jamais, a dit avec raison Emile Banning, la politique extérieure qui convient à notre pays ne fut mieux comprise, ni mieux formulée.

Les étroites et fausses conceptions contre lesquelles luttait Frère-Orban il y a cinquante ans, subsistent encore dans certains milieux. Aujourd'hui comme il y a cinquante ans, on entend les uns condamner la diplomatie comme un organisme stérile et démodé, les autres poursuivre l'affaiblissement de l'armée représentée comme un service de luxe et de parade, inutile un pays neutre. Il semble, à les croire, que la Belgique par un privilège inouï et dont l'histoire ne connaît pas d'autre exemple, soit une déité intangible, immunisée contre les périls, affranchie des vulgaires besoins qui pèsent sur les autres peuples. Ni les uns, ni les autres n'ont une conscience exacte des réalités, n'aperçoivent la solidarité qui lie tous les intérêts publics, ne sentent que la richesse, le développement intérieur, la sécurité et la dignité de la nation forment un ensemble indissoluble et que tout ce qui diminue son prestige au regard de l'Europe doit se répercuter sur son état matériel.

Mais les préoccupations de la popularité, les intérêts de parti ont de tout temps obscurci ces évidences. En 1848 la fièvre des économies sévit avec une extraordinaire intensité. On représente la (page 243) Belgique comme accablée d'impôts. L'organe de l'infime groupe républicain de l'époque, Le Débat social, dénonce le service de la dette publique comme une prodigalité au profit des riches. (Note de bas de page. Le Débat social attaquait avec violence l'armée et le budget de la guerre. « L'armée nous dévore, » disait-il le 11 septembre 1847. Le 19 il demandait la suppression des « inutilités chamarrées qui promènent partout leur grasse indolence. » Le 14 novembre il donnait le choix au ministère entre la réforme de l'armée et la banqueroute. Le 4 juin 1848 le Débat social commençait une série d'articles sur la nécessité et la légitimité d'une liquidation nouvelle et prochaine de notre dette publique. La thèse qui s'y développait peut se résumer en cette proposition : « S'il faut que tout l'Etat se ruine en continuant le service de toute sa dette, il est évident que suspendre ou diminuer ce service au prix de la ruine de quelques-uns seulement est une alternative qu'il est légitime d'accepter. » Les porteurs de fonds publics sont des privilégiés, assimilables à la noblesse et au clergé d'avant 1789, et hostiles aux réformes. Donc « attaquer d'abord la rente des fonds publics, c'est tout à la fois soulager le capital social et affaiblir le principal ennemi des réformes qui doivent rendre au travailleur toute sa liberté. » La mesure à prendre, concluait l'organe républicain, est analogue à l'abolition des droits féodaux et à la nationalisation des biens du clergé. L'Etat, pour se libérer des charges de son emprunt, devait les supprimer tout simplement, par mesure de salut public ! Fin de la note de bas de page.)

On remet en discussion les travaux décrétés, les dépenses faites pour conjurer la crise. On les taxe de gaspillages. Le Roi, qui vouait une sollicitude particulière à la solidité et à l'avenir des finances du pays, s'émut de cette campagne. (Note de bas de page. On trouve l'expression de ses sentiments dans une lettre adressée à Frère-Orban le 9 juin 1848 et où le Roi engage son ministre à faire réfuter par la presse les légendes que l'on cherche à accréditer :

(« Mon cher Ministre, je vois par les journaux que l'organe de la fraction républicaine, le Débat social, prétend que la dette publique de la Belgique a été créée au bénéfice des classes privilégiées. Il est impossible de dire quelque chose de plus absurde puisque tout le monde sait ou peut facilement apprendre comment la dette publique a été créée et pour quels motifs. Le premier grand emprunt a été celui de M. Nothomb de 100 millions destiné à rembourser l'emprunt forcé du Congrès et à nous donner les moyens de payer l'armée. Les emprunts qui ont suivi ont été entièrement destinés aux travaux les plus utiles du pays. A l'époque de la paix avec la Hollande l'équité demandait de prendre une partie de la dette de l'ancienne communauté et gràce à mes efforts personnels et à mon influence personnelle sur les différents cabinets, j'ai réussi à délivrer entièrement la Belgique des arrérages de la dette, somme formidable, et, en même temps, j'ai fait réduire le chiffre de 8,500,000 florins au chiffre actuel. Je puis vous prouver par des lettres du comte Molé et de lord Palmerston que sans la chute du ministère Molé qui l'avait décidé à signer au dernier moment le chiffre actuel, on parvenait à le réduire à 4 millions de florins. Les autres emprunts sont tous pour des travaux dont le peuple jouit tout autant que les soi-disant riches, car les canaux comme les chemins de fer surtout sont bien plus une chose populaire qu'un privilège des riches. Les riches avaient toujours les moyens de voyager. Mais le peuple en était privé.

(« Comme on répète sans cesse ces mensonges au public, je crois qu'il est indispensable de donner dans les journaux un compte rendu succinct facile à comprendre de l'origine de la dette de l'Etat. Comme affaire électorale et méme pour l'avenir du pays, il est également indispensable d'expliquer que depuis 1830 les impôts non seulement n'ont pas été augmentés, mais ont été considérablement diminués... Je ne pense pas qu'il existe un pays où les finances aient été soignées avec une plus paternelle sollicitude et où en même temps les contribuables, qui eux-mêmes demandent sans cesse des secours au gouvernement, payent moins et jouissent cependant plus des sacrifices que tout Etat doit faire s'il veut avoir une existence politique. «

(On crie tant contre le budget de la guerre, poursuit le Roi, or si la Belgique était française, on peut évaluer, en la prenant pour le huitième de la France, sa part dans le budget de la guerre de la République, à 48 ou 50 millions. « Je vous prie instamment, dit Sa Majesté, de presser la publication du petit compte rendu dont l'effet ne peut être que très utile, car il y a, Dieu merci, dans ce pays-ci du bon sens et on entend les affaires, mais on le nourrit aussi de tant de mensonges que cela finalement fait une certaine impression si l'on néglige de se défendre. » Fin de la note de bas de page.)

A la Chambre, Frère-Orban protesta avec (page 244) énergie, avec fierté. « Ce que le pays demandait au gouvernement, c'est qu'il fît de grandes choses ; il fallait non seulement maintenir l'activité du travail, mais il fallait lui donner un nouvel essor. C'est sous l'influence de ce sentiment que le jour même du 23 février, le cabinet proposa à la Chambre une série de mesures dont l'application successive devait (page 245) comporter une somme de plus de 78 millions. Le lendemain une révolution nouvelle, inouïe vint subitement changer la face du monde. Un trône élevé en quelques jours s'écroula en quelques heures et d'autres préoccupations dominèrent le cabinet auquel je m'honore de m'être associé. Le cabinet comprit tout d'abord et les Chambres comprirent avec lui, qu'il fallait pourvoir avant toutes choses à la sûreté de la Belgique en fortifiant l'armée et en maintenant le travail, ces deux conditions de salut auxquelles vous devez peut-être le bonheur, bien rare autour de nous, de vous endormir chaque jour sans crainte du lendemain. » (12 décembre 1848.)

Rien ne s'oublie plus vite que le danger couru et dont on n'a pas souffert. Parce que la crise de 1848 n'avait pas entraîné les désastres qu'on avait pu redouter, on condamnait comme inutiles les mesures prises pour les prévenir. Au jour même, tout le monde avait senti qu'il fallait à tout prix sauver le pays, la monarchie, les institutions. Et on les sauva. Le lendemain les ingrats, les contempteurs systématiques, les dénigreurs, les esprits forts tentèrent de diminuer le péril pour réduire le mérite de ceux qui l'avaient bravé. L'histoire ne retient qu'un fait, c'est que le pays fut sauvé. Il suffit à l'honneur du libéralisme et des hommes qui le représentaient au pouvoir.

L'orage passé cependant, pouvait-on se contenter, alors qu'il s'agissait d'assurer l'avenir, de réduire les moyens d'action de l'Etat, de restreindre les grands services nationaux, d'inaugurer une politique de parcimonie, de comprimer la vie, en un mot, au lieu de l'élargir ? Le Roi, comme les ministres, avait conscience des déceptions qu'engendreraient une restriction exagérée des dépenses publiques et le refus d'augmenter les revenus de l'Etat. Il écrivait à Frère (page 246) tandis que le mouvement s'organisait en faveur des économies systématiques :

« Beaucoup de personnes croient que si l'Etat reçoit bien peu, le pays est enrichi pour cela. C'est une erreur que l'expérience a corrigée ; il y a des pays qui ne payent quasi rien et qui sont très pauvres ; l'argent disparaît. La circulation étant faible, les moyens de gagner de l'argent ne se présentent pas et il en résulte un dépérissement général et une absence de travail pour les classes ouvrières. » (Lettre du 3 juillet 1848.)

Qu'importe? Le mot économie a été lancé. Il est devenu cri de guerre. Bientôt l'effort se concentre sur les dépenses militaires. Elles n'ont jamais été populaires en Belgique. Un peuple qui ne poursuit ni la gloire des armes, ni la politique de conquête est facilement disposé à considérer comme superflues les charges qu'on lui impose au nom d'une sécurité qui en réalité est restée indemne de toute atteinte matérielle. On tient vite pour inutile un instrument dont on n'a pas eu se servir, sans songer que c'est de l'avoir et de le tenir prêt que viennent la confiance en soi et le respect des autres. Le budget de la guerre pour 1849 comportait 27 millions de crédits. Il était en réduction de 1,500,000 francs sur le budget de 1848. Cela ne suffisait pas. On voulait aller plus loin. Un député, M. Jullien, soutint que l'armée était inutile. Delfosse attaqua le budget avec une singulière vivacité. D'Elhoungne réclama catégoriquement la fixation des dépenses militaires à 25 millions. Le gouvernement tint bon. Frère-Orban et Rogier rivalisèrent, dans cette campagne, de combativité et de force de résistance. Mais le groupe des opposants s'accrut rapidement et jusqu'au dernier jour du cabinet la lutte se poursuivit. Le ministère dut cependant transiger. (page 247) Il diminua encore le budget pour 1850 et le fixa à 26,792,000 francs, le chiffre le plus bas qui eût jamais été atteint. (Note de bas de page : Les budgets de la guerre pour 1851 et 1852 s’élevèrent à un chiffre presque identique : 26,787,000 francs.) C'était trop encore pour les partisans des économies à outrance. Il leur fallait l'armée à 25 millions. Leur nombre avait grossi. Dans la gauche ils étaient près de trente. Le cabinet finit par consentir à étudier les moyens de comprimer le budget jusqu'à ce qu'il fût contenu dans la limite réclamée, à rechercher loyalement les économies possibles et à les introduire progressivement en trois ans, mais sans porter atteinte à l'organisation de l'armée. Une commission mixte fut nommée le 14 octobre 1851 pour l'examen de toutes les questions intéressant l'établissement militaire du pays.

Elle termina ses travaux en 1852 et leur résultat fut, non une diminution soit du budget, soit de l'effectif de l'armée, mais tout au contraire une augmentation de l'un et l'autre. Le budget de la guerre pour 1853 fut porté à 32 millions et la loi du 8 juin 1853 eut pour effet d'élever au chiffre de cent mille hommes l'effectif sur pied de guerre, qui, sous le régime de la loi du 19 mai 1845, ne dépassait guère quatre-vingt mille hommes. Ce long conflit se termina donc à l'avantage de l'armée et de la sécurité nationale. (Note de bas de page : Le ministère de 1847, démissionnaire en octobre 1852, n’assista pas à son dénouement.)

Il fut meurtrier cependant pour le cabinet. Il amena une crise ministérielle, le lieutenant général Brialmont ayant quitté le département de la guerre où il avait été appelé à la suite de la retraite du général Chazal, plutôt que d'admettre l'institution d'une commission dont il redoutait qu'elle ébranlât l'armée. (Note de bas de page : La démission du général Chazal avait été provoquée par un dissentiment avec Rogier sur une question secondaire. (Voir DISCAILLES, Charles Rogier, t. III, pp. 352 et suiv.). Elle est du 15 juillet 1850. Elle fut l'occasion d'un important remaniement du cabinet (12 août). M. de Haussy, appelé au poste de gouverneur de la Banque Nationale, qui venait d'être créée, M. H. Rolin, fatigué du pouvoir et désirant rentrer dans son cabinet d'avocat, quittèrent le ministère. M. Tesch accepta le portefeuille de la justice, M. Van Hoorebeke celui des travaux publics. Le général Brialmont, père de l'illustre ingénieur militaire, accepta le portefeuille de la guerre. Il était disposé à une politique d'économie. Mais par suite du désaccord survenu entre ses collègues et lui, il se retira le 20 janvier 1851. Rogier prit alors ad interim la direction du département de la guerre. II la passa le 13 juin suivant au général Anoul. M. DISCAILLES a publié d'intéressants documents sur les dissentiments que souleva la question des économies entre le général Brialmont et les autres ministres (Charles Rogier, t. III, pp. 359 à 364). Fon de la note de bas de page.)

A diverses reprises, il plaça le gouvernement dans (page 248) une pénible et fausse situation. Les résistances du cabinet avaient au début aigri une fraction de la majorité qui ne cessa de le harceler et affaiblit ainsi son autorité et son crédit. C'est malgré eux et grâce à l'appui de la droite que furent votés les budgets de la guerre pour 1849 et 1850. D'autre part, le concours entier de la gauche était nécessaire pour faire aboutir l'impôt sur les successions. Frère-Orban craignait qu'il ne lui fit défaut, si les adversaires des dépenses militaires n'obtenaient rien et si l'on ne parvenait à rétablir la cohésion du parti ; la retraite s'en serait suivie et le libéralisme aurait perdu le pouvoir, après un règne insuffisant pour faire prévaloir sa politique et sans avoir pu réaliser son programme économique. C'est pourquoi il chercha une transaction avec Delfosse et son groupe. Il s'adressa directement Delfosse et mit son ami Fléchet au courant, lui montrant les difficultés de la situation : « Il m'a paru, lui écrivait-il le 27 juillet 1850, que, sous peine de succomber dans la prochaine session sur le périlleux article des impôts, il était indispensable d'essayer de transiger le procès qui divise les libéraux quant au chiffre du budget de la guerre. Affranchir le gouvernement (page 249) de l'appui pesant et équivoque des catholiques dans cette affaire, former une majorité libérale forte, unie, durable en faveur d'un chiffre transactionnel pour les dépenses de l'armée, c'est là un but qu'il me semblait éminemment désirable d'atteindre, mais beaucoup moins au point de vue financier qu'à celui de l'intérêt politique. Telle est l'opinion que j'ai soutenue dans le conseil... Si l'on ne fait aucune concession de l'un et de l'autre côté, la situation acquiert une certaine gravité. Le gouvernement obtiendra le budget grâce à l'appui de ses adversaires politiques, mais ses adversaires et ses amis lui refuseront les impôts. Le ministère devra se retirer. Que pourra le Roi ? Appeler les adversaires du budget de la guerre ? C'est impossible. Il offrira nécessairement le pouvoir aux catholiques qui l'accepteront et feront une dissolution. En ce cas, je crains beaucoup pour l'opinion libérale et pour le pays. Il serait bien déplorable de constater que le parti libéral est impuissant à gouverner. »

La transaction proposée aurait eu pour base une réduction de 5 à 6oo,ooo francs sur le budget de la guerre. Elle n'aboutit pas. Quand ensuite pour sortir de l'impasse où une maladroite opposition l'acculait, le ministère, en guise de concession, se déclara prêt à examiner la possibilité de réaliser le chiffre budgétaire de 25 millions et accepta de recourir à l'institution d'une commission, dont il n'avait pas voulu jusque-là, c'est la censure de deux de ses plus éminents amis qu'il encourut, le blâme éloquent de Lebeau, les reproches attristés de Paul Devaux. Voyant dans l'attitude nouvelle du cabinet une défaillance que n'excusait point à ses yeux le désir de rétablir l’accord dans les rangs du libéralisme, Devaux disait ; « L'union des partis est désirable sans doute ; mais il ne faut pas l'acheter à tout prix... Mieux vaut deux bannières qu'une seule dont toutes les couleurs ne sont pas (page 250) franches et pures... Il ne faut pas abaisser ou perdre son opinion pour la tenir unie. Mieux vaut se séparer que s'égarer ensemble. » (Chambre des représentants, 24 janvier 1851.)

Frère-Orban attacha à ce langage un sens personnel et en ressentit une amertume très vive qui persista jusqu'à la fin de sa vie. Banning en consigne le témoignage. (Notes de M. Bannig pour la biographie académique de Frère-Orban.) Frère s'en ouvrit à lui. Devaux faisait allusion aux prétentions du radicalisme naissant, la nécessité de maintenir la politique ministérielle, au risque d'une scission, en harmonie avec « la nuance modérée et gouvernementale de l'opinion libérale... Rien de ce qui s'est fait de durable dans ce pays ne s'est fait, disait-il, contre elle ni sans son concours. » Frère en réalité, et le cabinet comme lui, considéraient le budget de 25 millions comme une chimère. Ils ne voyaient dans l'institution de la commission qu'une valeur de tactique. (Note de bas de page : Dans les dernières années de sa vie, Frère-Orban s’en expliqua catégoriquement au cours de ses entretiens avec M. Banning. Conf. Les notes de celui-ci.) Dans l'apparence, dans les mots cependant ils avaient cédé. Le langage avait évolué, sinon la pensée. Et cette manœuvre, aux yeux du rigide et doctrinal politique qu'était Devaux, devait sembler un fléchissement du principe gouvernemental.

Mais Frère-Orban avait la conviction que jamais le budget de 25 millions ne sortirait des délibérations d'un collège, formé d'officiers et de parlementaires, qui pèserait tous les facteurs du problème, hors de l'atmosphère des partis. Et l'événement lui donna raison, puisque, en fait, les travaux de la commission aboutirent à la consolidation, au développement et non à l'affaiblissement de notre établissement militaire. Jamais, d'ailleurs, au cours des fréquents débats, si (page 251) vifs parfois, que la question des économies en matière militaire souleva à cette époque, Frère n'abandonna la défense de l'armée, ne perdit une occasion de mettre en relief les obligations de prévoyance, d'honneur, de fierté nationale auxquelles la Belgique, sous peine de déchoir, devait savoir faire face.

L'utopie du désarmement et de la pacification générale avait dès lors ses apôtres. Il la perça à jour. Il montra la guerre sortant moins des calculs politiques que des passions, des convoitises des hommes.

« Je suis convaincu pour ma part, que le temps de la paix perpétuelle n'est pas encore prochain ; je suis même très enclin à penser qu'il ne viendra jamais. La raison de la guerre est dans l’homme même ; la guerre résulte de l'imperfection de sa nature ; l'homme est en lutte perpétuelle avec lui-même, avec les autres hommes. L’homme, c'est l’âme et le corps, c'est l’intelligence, mais c'est aussi la force ; c'est la pensée, mais c'est aussi l'action ; il est toujours prédisposé à la lutte ; il a des passions, il a des intérêts, et l'avons vu depuis le commencement du monde essayer de mettre la force au service de ses passions ou de ses intérêts, je ne prévois la fin des guerres que lorsqu'on aura supprimé les passions de l'homme. » (Sénat 21 février 1851.)

L'imagination des philanthropes et des fraternitaires, l'optimisme des juristes, ne peuvent rien contre ces vérités humaines qui ne sont pas d'un jour et ne s'appliquent pas à telle nation plutôt qu'à telle autre, mais que révèlent l'observation de l'histoire, l'expérience des sociétés et le simple bon sens. Les guerres peuvent devenir plus rares. La force n'en est pas moins restée la suprême ressource des peuples et des gouvernements pour la défense du droit le plus sacré comme pour le triomphe des prétentions les plus iniques. La civilisation a prodigieusement transformé l'organisation matérielle de l'existence, mais l'homme (page 252) a moins changé que les choses. Tous les événements qui depuis un demi-siècle se sont déroulés dans le monde, le conflit des ambitions, le déchaînement des haines de race et de religion, la concurrence effrénée des appétits, des besoins de puissance et d'expansion, montrent que, pas plus de la vie des collectivités que de celle des individus, le progrès n'a banni la violence, la brutalité et en un mot la raison du plus fort.

Le XXème siècle, a dit un homme d'Etat autrichien, sera le siècle de la lutte des nations pour leur existence. La politique internationale n'est plus jeu de princes ; elle a revêtu un caractère économique de plus en plus prononcé. Les peuples autrefois s'armaient pour défendre leur Dieu et leur Roi. Ils se battent aujourd'hui pour des mines d'or, des champs de tabac et de cannes à sucre. Pour avoir des mobiles moins chevaleresques, les passions humaines n'ont rien perdu de leur intensité. La naissance de l'impérialisme en Angleterre et en Amérique, l'apparition hors d'Europe de puissances nouvelles, la concurrence maritime et coloniale, qui prolonge en quelque sorte les frontières des Etats à travers les océans jusqu'aux confins de l'extrême Orient et jusqu'aux profondeurs de l'Afrique australe, la multiplication des points de contact entre les intérêts antagonistes, sont des causes de conflits probables, qui réservent sans doute aux générations du siècle nouveau de sinistres surprises.

Ce serait donc duperie de désarmer le droit sous prétexte que le devoir est de le respecter. La vraie manière de faire régner le droit, c'est de le mettre l'abri de ceux qui seraient tentés de le violer. Aux confiants et aux résignés qui invoquaient la neutralité, qui alléguaient qu'en cas d'invasion, la Belgique serait impuissante à résister et foulée aux pieds, Frère répondait : « Le droit est quelque chose, mais le droit sans la force est trop souvent stérile.... Si nous nous (page 253) abandonnions nous-mêmes, on ne viendrait pas nous aider, on se disputerait la possession de notre territoire. » Il veut une armée « forte et bien organisée », capable de préserver le pays des dangers à l'intérieur, des dangers à la frontière, une armée suffisante pour garder le territoire. » Il n'en subordonne pas l'existence aux accidents de notre Etat financier. « Fût-il le plus prospère, je ne donnerais pas, dit-il, un denier de plus que ce qui serait nécessaire pour la défense et la sécurité du pays et, de même, fût-elle bien autre que ce qu'elle est aujourd'hui, fût-elle cent fois plus délabrée, je ne consentirais pas à retrancher un centime de ce qui serait rigoureusement nécessaire pour la défense et la sécurité du pays. C'est une question qui doit être examinée non d'une manière relative, mais d'une manière absolue. » (Chambre des représentants, 19 janvier 1850 ; sénat, 21 février 1851.)


L'opposition d'une fraction importante de la gauche aux charges militaires absorba en grande partie, de 1848 à 1852, les forces ministérielles et les usa. La question des économies resta posée pendant quatre ans devant le Parlement, débattue dans la Chambre et dans la presse, cause permanente pour le cabinet de difficultés, de luttes et de faiblesse. Elle se liait intimement à la question des impôts, qui ne fut pas moins passionnément débattue, et n'occasionna pas au gouvernement de moindres embarras. Elles formaient les deux termes d'un même problème, la création de finances solides, qui non seulement (page 254) garantiraient l'avenir, mais fourniraient au gouvernement l'instrument de réalisation de son programme économique et social. Le but à atteindre était d'abord de liquider un passé onéreux. Pouvait-on accumuler déficit sur déficit, masquer ce déficit par la dette flottante, continuer à couvrir des dépenses extraordinaires au moyen de bons du Trésor ? Le procédé n'avait que trop servi. L'émission des bons du Trésor avait atteint en moyenne, de 1838 à 1848, 20 millions annuellement. M. Malou, déjà démissionnaire, avait par un arrêté du 20 juin 1842, autorisé le payement des impôts au moyen de bons du Trésor, pourvu que le payement égalât la valeur du bon, intérêts échus compris. Et la mesure pouvait devenir désastreuse en temps de crise. Frére-Orban la fit rapporter par un arrêté du 5 octobre 1848. Il fallait abandonner définitivement ces expédients, rentrer dans les voies régulières, payer ses dettes et s'assurer des moyens normaux d'existence. Était-ce tout cependant ? L'intérêt et le devoir ne commandaient-ils pas de poursuivre l'œuvre sociale annoncée par le programme du cabinet et à peine entamée, répandre l'instruction populaire, aviser au sort trop précaire des instituteurs, doter d'écoles les communes qui en étaient dépourvues, faire de « larges trouées dans les bas-fonds infects où se réfugiaient les classes laborieuses », assainir les quartiers ouvriers, favoriser les institutions de secours et de prévoyance? Était-ce tout encore? Ne fallait-il pas pourvoir à l'instruction professionnelle, exécuter les entreprises destinées à accroître le capital de la nation et à multiplier les instruments de travail ? Ouvrant toutes ces perspectives aux yeux de la Chambre, FrèreOrban s'écriait :

« Les révolutions qui ont secoué l'Europe dans l’année 1848 ne sont-elles pas de nature à éveiller quelque peu l’attention inquiète, à nous porter à chercher ce qu'il est nécessaire de faire (page 255) dans l'intérêt de la société ? Quelques-uns dans leur égoïsme ou dans leur indifférence se persuadent que ces révolutions sont des accidents dus l'effervescence de quelques hommes passionnés, égarés ; je les abandonne volontiers à leur béatitude ; mais moi, je suis profondément convaincu que ces révolutions marquent une aspiration immense des classes souffrantes vers une situation meilleure ; je suis profondément convaincu qu’il faut s'occuper avec le plus grand soin, avec une attention constante, qu'il faut s'occuper avec cœur et âme des classes malheureuses de la société. » (Chambre des représentants. Débat sur le droit de succession. Discours des 19 et 20 mars 1849.)

Ce langage doit être mis en relief. Il frappe à raison du caractère de l’homme qui le tient, de l'époque et du milieu où il retentit. Le corps électoral est restreint. Les masses ouvrières n'ont pas accès à la vie politique. Le peuple est muet. Les revendications sociales en Belgique ne se sont jusqu'ici pas fait entendre. La bourgeoisie occupe le parlement et le pouvoir. Aucun intérêt électoral, aucune préoccupation de parti ne dicte les paroles du ministre. Il ne cherche ni à flatter des appétits ni à courtiser la foule. Il exprime pleinement, hardiment, généreusement sa pensée, sachant qu'elle heurte des préjugés, qu'on la dénaturera et l'exploitera contre lui.

C'est une pensée démocratique sans faux sentimentalisme, puisée dans la conscience profonde du droit, dans l'exacte et large compréhension des événements qui ont troublé l'Europe. Elle se traduira en actes, en réformes positives, et se répétera en formules éloquentes, au cours du débat sur les droits de succession. (Voir un extrait caractéristique du discours du 27 juin 1851, p. 278.)

Elle domine tout le plan financier de Frère-Orban, le choix de l'impôt nouveau à créer, la répartition nouvelle des impôts existants.

(page 256) Un projet révisant les patentes est déposé le 24 novembre 1848. Il supprime la patente dans cent quarante-huit professions pour les artisans travaillant seuls ou avec leurs femmes et enfants et la réduit pour ceux qui n'emploient qu'un ouvrier. Il exempte ou dégrève soixante et un mille artisans ou petits patrons. Le découvert est comblé par une augmentation de 5 p. c. pour les patentables des catégories supérieures et par une augmentation de la patente payée par les sociétés anonymes et qui sera de 2/3 p. c. sur la totalité des bénéfices, intérêts et dividendes. (La loi est du 22 janvier 1849.)

A l'occasion de ce projet, qui n'était à ses yeux qu'un essai préparatoire pour une révision générale du système des impôts, Frère-Orban s'expliqua sur les principes dont il comptait s'inspirer dans cette vaste entreprise.

Il entendait maintenir les catégories existantes d'impôts, les directs comme les indirects. « Le consommateur seul, en temps normal, et lorsque les contributions sont également réparties, acquitte en définitive l'impôt. L'impôt direct n'est qu'une avance. Il ne doit être demandé qu'à ceux qui peuvent le plus facilement la faire. » La patente des petits artisans était minime ; mais l'imprévoyance aidant, on l'acquittait à la dernière heure, en une fois, au moment où elle représentait un, parfois plusieurs jours de travail. C’est pour cela que Frère voulait affranchir de tout impôt direct les artisans les plus modestes, et il annonçait l'intention de réviser au même point de vue la loi sur la contribution personnelle. On était d'accord sur ce point ; on l'était moins quand il s'agissait de compenser le sacrifice des recettes. C’est aux riches qu'il faut demander la compensation nécessaire. « Il (page 257) faut, dit Frère, que les classes inférieures de la société soient dégrevées ; elles ne peuvent l'être que par un sacrifice imposé aux classes supérieures... Voilà la pensée générale du projet, l'idée générale en vertu de laquelle je procède, l'idée que j'applique dans ce moment à la loi des patentes, l'idée générale qui sera appliquée à la loi de la contribution personnelle. » (Chambre des représentants,. 23 décembre 1848, p. 942.)

Le projet remaniant les lois sur la contribution personnelle est déposé peu après, le 16 février. Il a pour but de remédier à l'un des vices capitaux de la législation existante : l'inégalité dans la répartition : des impôts moindres, dit l'exposé des motifs (Annales parlementaires, 1848-1849, p. 942), pesant inégalement sur les contribuables sont plus lourds à supporter et causent plus de mal que des impôts plus élevés justement répartis. Ils créent, en effet, des inégalités de conditions très préjudiciables au libre développement du travail et à la fonction régulière des capitaux. Le projet donne à l'imposition sur la valeur locative, établie jusque-là par la déclaration du contribuable par expertise, une base certaine, le revenu cadastral. Il abaisse la taxe sur les portes et fenêtres, établit une taxe sur les voitures et sur les portes cochères utilisées par des personnes qui tiennent des chevaux de luxe et modifie le taux de la contribution sur la domesticité et les chevaux, de manière à n'atteindre que la fortune et l'aisance. L'impôt du mobilier ne porte que sur le mobilier réel existant, les meubles meublants tels que les définit le Code civil ; la taxe sur les foyers est supprimée. Enfin le projet dégrève un grand nombre de petits ménages. Le principe de l'exemption au profit de ceux qui occupent des habitations d'un loyer minime, contenu dans la loi de 1822, reçoit une application si large que (page 258) Frère-Orban évalue à quatre cent mille sur sept cent mille existant en Belgique, le nombre des maisons qui échapperaient l'impôt.

Le projet renfermait des mesures équitables dont plusieurs furent réalisées plus tard. (L’abolition de la taxe sur les foyers date du 26 juillet 1879.) Il était inspiré d'un esprit pratique et libéral. L'initiative était hardie ; elle l'était trop sans doute pour l'époque. Elle n'aboutit pas. La discussion ne s'ouvrit qu'en 1854, deux ans après la disparition du cabinet de 1847, et fut ajournée jusqu'à la révision du cadastre.

La loi sur les patentes, le projet sur la contribution personnelle, ne pouvaient fournir à l'Etat les ressources réclamées par la situation financière. Un instant on avait songé au monopole des assurances. M. Malou avait vivement préconisé cette solution. Il en espérait un rendement annuel de 6 millions. M. Veydt, le prédécesseur de Frère-Orban aux finances, en avait confié l'étude à une commission ; Frère, de son coté, l'avait consciencieusement examinée. Mais il la repoussa, estimant que la reprise des assurances ne produirait pas 1 million et tenant pour chimériques les espérances qu'avait conçues M. Malou « de transformer le gouvernement en assureur général, en agent de la prévoyance universelle, en institution sociale, ayant pour but de consacrer définitivement le bonheur de tous les Belges. » (Note de bas de page : Discours du 2 décembre 1847 et des 19 et 20 mars 1849. Dans la séance de la Chambre du 5 juillet 1849, Frère-Orban, interrogé par M. de Pouhon, s'expliqua à nouveau sur cette question. Il ne repoussait pas a priori le monopole d'Etat en matière d'assurances, mais en redoutait les résultats financiers. « Je ne recule pas effrayé, dit-il, devant le principe de l'assurance réglée, administrée par l'Etat. Je ne crois pas qu'il y ait là quelque danger, mais je me suis demandé si les assurances terrestres administrées par l'Etat pourraient présenter quelque ressource au Trésor, objet principal de ceux qui s'en sont occupés jusqu'à ce jour. J'ai été amené ainsi à contester formellement un produit certain quelque peu notable dans le cas où l'Etat se chargerait des assurances contre l'incendie. » Fin de la note de bas de page.)

C’est vers la modification de la loi sur les (page 259) successions, vers la création d'un droit sur les successions en ligne directe que Frère orienta ses efforts. Là était la source d'un revenu constant, qui devait grandir avec la richesse générale, la base d'un impôt atteignant des réalités, non des apparences ou des présomptions et qui ne nuirait ni à l'accumulation de capitaux, ni à l'industrie, ni au travail.


Un premier projet modifiant la loi du 27 décembre 1817 avait été déposé par M. Veydt le 12 novembre 1847. Frère-Orban le remit à l'étude, le remania, le compléta et présenta un projet nouveau le 7 novembre I848. (Exposé des motifs, Annales parlementaires, 1848-1849, p. 29. Le projet contient vingt-huit articles. Nous nous bornons à en indiquer les dispositions essentielles.)

La loi de 1817, après avoir établi, à titre de droit de succession, un impôt sur la valeur de tout ce qui est recueilli ou acquis dans la succession d'un habitant du royaume (la loi entend par habitant du royaume celui qui y a son domicile ou le siège de sa fortune), exemptait de cet impôt tout ce qui était transmis en ligne directe et entre époux laissant un ou plusieurs enfants nés de leur commun mariage. Le projet institue un droit de 1 p. c. sur l'actif total, meubles et immeubles, déduction faite des dettes, de toute succession en ligne directe recueillie (page 260) ab intestat) Il fixe à 5 p. c. le droit sur tout ce qui est recueilli au delà. Il exempte les parts héréditaires ne s'élevant pas à 1,000 francs. Il porte de 4 à 5 p. c. le droit sur les successions entre frères et sœurs. Il organise les procédés de vérification de l'actif successoral. Pour empêcher les fraudes que recèlent les déclarations de succession relatives aux biens meubles, il rétablit, en ce qui concerne ceux-ci et pour les successions collatérales, le serment qu'avait institué la loi de et qu'un arrêté du 17 octobre 1830 avait aboli, et lui donne force décisoire. L'obligation absolue du serment avait, dit l'exposé des motifs, paru un abus au Gouvernement provisoire. Mais en le supprimant d'une manière complète, on avait enlevé au Trésor la seule garantie efficace de la sincérité des déclarations en ce qui touche le mobilier. Tandis que le produit des droits d'enregistrement et celui des droits de mutation par décès, avaient, dans la suite, accusé une augmentation constante et rationnelle des fortunes, le montant des déclarations de successions mobilières n'avait cessé de décroître. Et cette contradiction anormale suffisait à révéler la fraude. En 1829, les valeurs déclarées étaient, en immeubles, de 21,528,000 francs, en biens meubles de 20,868,000 francs. En 1840, les valeurs mobilières descendaient au chiffre de 14,130,000 francs, tandis que les valeurs immobilières montaient à 25 millions 436,000 francs. L'affirmation sous serment restreinte aux biens meubles restituait au Trésor une garantie nécessaire. Elle n'était pas cependant imposée aux héritiers en ligne directe et l'exemption dont ils bénéficiaient était justifiée par des raisons que l'exposé des motifs énumérait ainsi : « la première fondée sur ce que le droit est trop faible pour disposer beaucoup à la fraude ; ensuite, dans les successions directes, l'administration trouve le plus souvent des moyens de (page 261) contrôle qu'elle ne rencontre pas dans les successions collatérales ; enfin, parce que, en ligne directe, le nombre des personnes appelées à prêter serment serait trop considérable et que, par cela même, il en résulterait trop d'inconvénients. Le but du projet était de soumettre à l'impôt des objets qui jusque-là y avaient échappé, ou n'y avaient pas été soumis dans des proportions équitables, de simplifier les poursuites et de prévenir les fraudes.

Le sort de la loi resta longtemps indécis. La lutte dont elle devint l'objet fut longue et ardente, semée de péripéties et d'accidents. Elle mit le gouvernement à deux doigts de sa perte. Elle divisa la majorité et fournit à la droite un thème propice d'opposition ; si elle ne souleva pas l'opinion publique, du moins haussa-t-elle au diapason le plus élevé la polémique des partis. Dès le début. l'examen dans les sections accusa les plus vives hostilités contre le projet.

La section centrale repoussa l'article (impôt successoral en ligne directe) par 5 voix contre 1, celle de M. Verhaegen, qui la présidait. L'article 14 (serment pour les successions en ligne collatérale) fut pareillement repoussé. Après avoir éliminé les deux idées fondamentales de la réforme, on ne laissa subsister que les dispositions de détail et de procédure qui se bornaient à améliorer la législation existante. Le rapport rédigé par M. De Liége avait les allures d'un réquisitoire. La discussion commença le 19 mars ; Fère-Orban l'ouvrit par un exposé magistral du projet; elle remplit les séances des 20, 21, 22 et 24 mars. Le 26, M. Jouret proposa d’ajourner le débat jusqu'après le vote des budgets de 1850, afin de pouvoir se rendre un compte plus exact de la situation financière et de la nécessité de nouvelles ressources. Le 27, Frère-Orban déclara accepter cet ajournement, mais en marquant nettement (page 262) que celui-ci n'avait pas, dans la pensée du gouvernement, le caractère d'un désistement.

Le cabinet avait espéré, en gagnant du temps, calmer les esprits, vaincre les hésitations de certains de ses amis et rallier la gauche tout entière. La question sommeilla deux ans. Le 2 mai 1851, Frère-Orban demanda la mise à l'ordre du jour du projet et fit connaître les tempéraments que, pour donner satisfaction aux dissidents, il comptait apporter à ses premières propositions. Les dispositions relatives à l'impôt en ligne directe seraient tenues en suspens et ne feraient donc pas l'objet d'un vote. Une réforme de l'accise sur les bières et les vinaigres compenserait la privation de ressources qui en résulterait. Enfin, le gouvernement soumettrait au Parlement un plan d'ensemble de travaux destinés pourvoir aux besoins de l'industrie et du travail. Le 8, le débat reprit. Une joute brillante s'engagea entre Malou et Frère-Orban. Celui-ci prononça trois grands discours consacrés principalement à l'examen de l'état des finances. (page 262) Il prouva qu'au 1er février 1848, le découvert des exercices antérieurs atteignait 43 millions et que le budget offrait annuellement une insuffisance normale de 2,500,000 francs. Il rappela que le mal avait d'anciennes origines, que M. Malou l'avait reconnu. Il fit ressortir l'impossibilité de laisser une pareille situation perdurer, en présence surtout de la nécessité d'entreprendre de grands travaux d'utilité publique, à moins d'accumuler emprunt sur emprunt sans avoir même les moyens d'en supporter les charges d'intérêt et d'amortissement. Malou essaya de rétorquer l'argument en soutenant que le cabinet libéral avait créé ses propres embarras par des réductions inopportunes d'impôts, dégrèvement de la patente, suppression du (page 263) timbre des journaux, réduction des tarifs du chemin de fer. Frère, sur ce dernier point, démontra que le relèvement des tarifs aurait produit non une augmentation, mais un fléchissement des recettes. Ces trois discours, écrit justement Banning (Notes pour la biographie académique de Frère-Orban), constituent un document capital pour l'histoire des finances belges de 1830 à 1850. Cc sont en même temps des modèles d'argumentation lucide et ferme, étayée de chiffres et de faits. Malou, preste, habile, évite la riposte, rompt, pare avec dextérité. Mais il se voit poursuivi dans tous les détours d'une dialectique captieuse, visant uniquement à esquiver les responsabilités qui lui incombaient. Il soutenait, contre l'évidence, que la situation était bonne, parce que si la réalité d'un découvert ne pouvait être niée, le patrimoine de l'Etat s'était d'autre part accru de toutes les améliorations et acquisitions dont le prix avait grevé le Trésor. Frère répliquait victorieusement qu'il ne s'agissait pas de faire le bilan du pays depuis 1830, mais de dresser un budget, c'est-à-dire un compte de recettes et de dépenses. D'ailleurs, si l'avoir national s'était développé, ce n'était pas à titre gratuit, puisque la charge correspondante se retrouvait dans la dette publique.

Mais la question financière ne tenait en réalité qu'une place accessoire dans l'opposition au projet. Le déficit était établi, on ne pouvait le nier. C'était le remède dont on ne voulait point. Et les deux années qui s'étaient écoulées depuis le premier débat, n'avaient ni amorti l'animosité de la droite, ni complètement éteint les oppositions de gauche. Le 15 mai le gouvernement déclina le vote sur l'article premier établissant le droit en ligne directe ; le 16, il consentit à modifier l'article 14 relatif au serment ; celui-ci ne (page 264) serait pas obligatoire ; l'administration, dans certains cas douteux, aurait la faculté de le déférer. Cette nouvelle concession resta vaine. La Chambre repoussa l'amendement, comme elle aurait repoussé l'article primitif. Il y eut 52 voix contre, 39 pour. Le 17, M. Rogier annonça la démission du cabinet. (Note de bas de page : La Chambre le 23 mai et ne se réunit que le 23 juin suivant.)

Le Roi cependant ne put recruter les éléments d'une nouvelle administration et le 4 juin, Rogier annonça au Sénat que le ministère conservait la direction des affaires. Le 23, il demanda à la Chambre de reprendre la discussion de l'impôt sur les successions.

L'esprit résolu dont le cabinet avait fait preuve pendant la crise, la crainte chez beaucoup d'opposants de gauche de voir le pouvoir passer à droite, et, en présence des difficultés de la situation, le sentiment tardif de leur impuissance étouffant chez quelques-uns des ambitions qui n'osaient s'avouer, avaient énervé des résistances qu'aucun argument n'avait pu dompter jusque-là. (Pendant la crise ministérielle, le 21 mai 1851, Frère, faisant allusion à certaines ambitions qui se faisaient jour à gauche, écrivait à Fléchet : « Il y a bien dans la Chambre quelques envieux, quelques eunuques qui ont de très fortes prétentions. Mais on n’abaissera pas le pouvoir jusqu’à le leur offrir. ») Le gouvernement, d'autre part, avait préparé un terrain transactionnel. Frère-Orban exposa dès la reprise des travaux de la Chambre, la nouvelle combinaison à laquelle il s'était arrêté et qui tendait à faire disparaître un des principaux griefs de l'opposition. On avait surtout objecté contre l'impôt que, mettant les enfants dans l'obligation de faire connaitre l'actif et le passif de la succession, il inspirait de vives répugnances aux familles. Frère proposait de laisser l'option aux parties de déclarer soit (page 265) l'actif net, qui serait frappé d'un droit de 1 p. c., soit l'actif brut, qui serait frappé de 3/4 p. c.. Le produit de l'impôt comblerait le déficit. D'autre part, il annonçait l'intention de décréter des travaux publics pour près de 100 millions, L'Etat en assumerait l'exécution partielle, pour un quart environ, et contracterait, afin d'y pourvoir, un emprunt de 25 millions. Pour le surplus, l'exécution se ferait par voie de concession, avec stipulation d'une garantie d'intérêts. Les ressources nécessaires pour subvenir aux charges de l'emprunt et de la garantie seraient demandées un léger relèvement de l'accise sur les bières et le genièvre, et à un droit de débit sur le tabac, dont on attendait un revenu de 2 millions, jugé suffisant à cet effet.

Les amendements du ministre renvoyés la section centrale donnèrent lieu à un rapport supplémentaire ; M. Le Hon le déposa le 25 juin. Cette fois quatre membres admirent l'impôt en ligne directe, deux votèrent contre, un s'abstint. Le 27, Frère-Orban fit un dernier effort qui devait aboutir à la victoire. Il défendait le cabinet d'avoir apporté dans le combat prolongé qui touchait au dénouement, autre chose que la préoccupation de la responsabilité et la dignité du gouvernement. Il se défendait lui-même d'avoir obéi aux impulsions d'un amour-propre égoïste et mesquin. Il montrait toutes les concessions auxquelles il s'était résigné. Il n'abdiquait aucune de ses convictions ; il repoussait le recours aux impôts de consommation ; il affirmait à nouveau le devoir des classes élevées d'aider au soulagement des misères d'en bas. Le lendemain, 28 juin, M. De Decker adhérait au texte et au principe du projet, qualifiait de magnifique le discours du ministre. Et la clôture étant prononcée, la Chambre votait, par 61 voix contre 31 et 4 abstentions, l'article premier, remanié dans le sens préconisé par le gouvernement. Quant au serment, il fut éliminé. (page 266) L'ensemble du projet fut adopté le 1er juillet par 57 voix contre 27 et 6 abstentions. Beaucoup de libéraux hostiles s'étaient ralliés. MM. Malou, de Theux, Mercier, de Mérode, de Liedekerke, Dumortier, Vilain XII Il et leurs amis votèrent contre. M. De Decker se sépara d'eux et, seul de toute la droite, donna son vote au projet.

On n'était pas encore cependant au bout de l'épreuve. Il restait à emporter l'adhésion du Sénat. On échoua. Le Sénat fut dissous le 5 septembre. Les élections du 25 ne modifièrent guère sa composition, mais l'esprit avait changé. Pour aboutir, il fallut néanmoins souscrire une dernière transaction. La matière imposable fut restreinte aux immeubles et aux rentes et créances hypothécaires, sous déduction du passif hypothécaire ; on la limita, par crainte des investigations du fisc, aux éléments notoires du patrimoine délaissé ; et l'impôt en ligne directe fut appelé - improprement d'ailleurs - droit de mutation (Note de bas de page : Il frappe l’époux survivant comme les ascendants et descendants. Le taux du droit de succession entre frères et sœurs fut porté à 5 p. c.). La fortune immobilière seule fut atteinte.

On avait accusé le Sénat, après le rejet de l'impôt global en ligne directe, d'avoir obéi à un étroit conservatisme terrien. Le sentiment public s'était prononcé contre lui. On avait appelé son vote le veto de la grande propriété. La résolution finale de la haute assemblée en fut, dit-on, la revanche.

Le scrutin eut lieu le 27 novembre. Il n'y eut que six « non » et une abstention. Le 16 décembre la Chambre vota le projet tel que le Sénat le lui avait renvoyé. Le lendemain, 17 décembre 1851, la loi fut sanctionnée et promulguée.

Frère-Orban avait accepté, non sans regrets ni réserves, la combinaison que les circonstances (page 267) imposaient ; ce n'était que la réalisation partielle et incomplète de son entreprise ; elle exemptait les valeurs mobilières, épargnant ainsi l'élément le plus abondant de la richesse moderne. Jusqu'au dernier moment, il tint ferme sur le terrain des idées et persista à affirmer que l'impôt, modéré dans son chiffre, était « juste et légitime dans son principe. »

Cette campagne pénible, menée avec tant de ténacité à travers tant d'obstacles et d'hostilités sincères ou intéressées, n'aboutit donc qu'à un demi-succès ; et l'on peut se demander si le résultat matériel fut en proportion du prix dont on le paya. (Note de bas de page : Le droit de mutation en ligne directe a rapporté en 1860, 1 millions 467,000 francs. En 1900, il a procuré au trésor une recette de 2 millions 331,917 francs.) Elle affaiblit incontestablement la situation électorale du libéralisme. Elle eut l'avantage toutefois de montrer le premier cabinet libéral fermement attaché, en matière d'impôts, à un principe équitable et démocratique. Elle porta haut l'autorité de Frère-Orban et l'éclat de son talent.

Tel est l'historique de la loi du 17 décembre 1851. Il était nécessaire de relater avec exactitude d'abord les péripéties parlementaires par lesquelles le projet originaire passa avant de prendre forme légale.

Examinons maintenant, en remontant au début, les questions de principe qu'il posa devant les Chambres et l'opinion, et les tendances diverses qui se manifestèrent, au cours de ces longs débats et à l'occasion des incidents qui les marquèrent. Les difficultés à vaincre étaient grandes. Le Gouvernement provisoire avait aboli le serment même en ligne collatérale comme un système immoral, « puisqu'il tend placer les citoyens entre leur intérêt et leur conscience », et Rogier avait été l'un des (page 268) signataires de l'arrêté. D’un autre côté, la disparition du père amène dans la plupart des familles, de modeste condition surtout, une crise que l'intervention du fisc ne peut qu'aggraver et rendre plus douloureuse. La fiscalité n'est populaire nulle part. En Belgique, elle fut toujours détestée. Là étaient les raisons d'une opposition sérieuse, impartiale ; le parti catholique les exploita avec habileté et passion ; les autres n'étaient que préjugés ou prétextes. (Note de bas de page : Des caricatures, des estampes symboliques furent publiées. Nous possédons l’une d’elles, recueillie par Frère-Orban. Elle représente une chambre mortuaire. Les enfants du défunt, éplorés, entourent le lit où il repose. Deux agents du fisc entrent, l’air menaçant, l’épée au côté, et déploient un placard sur lequel on lit : Loi Frère-Orban.)

A gauche, ce fut moins la répugnance excitée par la nature de l'impôt successoral que la crainte de l'impôt lui-même qui alimenta les résistances. On voulait des économies ; on réclamait le budget de la guerre à 25 millions, certains demandaient sa suppression complète ; on ne voulait pas de contributions nouvelles. Et le droit sur les successions n'eut pas un sort différent de celui qu'aurait eu tout autre système de taxation. « Il y a dans les Chambres, écrivait Frère Delfosse, pendant la trêve de 1849 à 1851, une faiblesse inouïe à l'endroit des impôts. La majorité tombe en défaillance quand on prononce ce mot devant elle. » (Lettre du 22 juillet 1850.) Il ne s'effrayait pas cependant de l'impopularité dont on le menaçait. En la bravant, c'est la popularité qu'il trouva. It commençait le 8 mai 1851 le discours qui ouvrit la seconde phase de la campagne, par cet exorde presque dramatique : « Nous entreprenons aujourd'hui une tâche fort pénible, semée d'écueils et qui, en la supposant achevée avec un plein succès, ne nous laissera d'autre (page 269) satisfaction que celle qui résulte de l'accomplissement d'un devoir. Mais dans notre conviction qui est profonde, qui est invétérée, il y a nécessité absolue d'améliorer la situation financière. On pourrait presque, Messieurs, se dispenser de toute espèce de justification, car comment concevoir qu'un gouvernement pût venir sans motifs impérieux, réclamer de nouveaux impôts? Les gouvernements soulèvent déjà assez d'inimitiés, ils sont l'objet d'assez d'attaques injustes et passionnées, pour qu'on ne les suppose pas disposés à chercher comme à plaisir le moyen d'offrir à leurs adversaires des sujets de récriminations. Et encore, Messieurs, quel sujet, quel meilleur thème pour une opposition que celui qui consiste à combattre de nouveaux impôts ?... L'imprévoyance est une infirmité de notre nature, l'on est peu incliné croire qu'un remède appliqué en temps utile est propre éviter des maux beaucoup plus grands dans l'avenir. »

Le ministère n'avait ni le droit d'hésiter, ni le choix des moyens. Il se l'interdisait. Il remplissait un double devoir : devoir de créer des ressources pour combler le déficit et entreprendre les grands travaux indispensables ; devoir, la nécessité en étant reconnue, de trouver ces ressources dans un impôt juste, moral, honnête. C’est ainsi qu'encore ministre des travaux publics, à ses débuts parlementaires, Frère qualifiait le droit sur les successions, annonçant qu'il le défendrait au moment venu, malgré toutes les protestations. Séance du 2 décembre.) Là précisément était le nœud du problème. Là s'engagerait la lutte. La justice, la moralité, l'honnêteté qui doivent légitimer l'impôt, c'est ce qu'à l'impôt successoral on contesta le plus vivement.

M. De Liége, dans le rapport de la section centrale, (page 270) reprocha au droit de succession en ligne directe de porter atteinte à la propriété, à la famille, au droit naturel. (Annales parlementaires, 1848-1849, p. 640.) « La loi, dit-il, se conformant aux sentiments que la nature a placés dans le cœur de l'homme, doit garantir aux enfants l'intégralité des fruits du travail de leur père. Fréquemment la famille forme une société dont le père est le chef ; les enfants travaillent en commun sous sa direction ; ce qu'ils acquièrent ensemble forme le patrimoine de cette communauté. Si le père vient à décéder, les enfants prennent la libre administration des biens communs. Ils continuent leur ancienne propriété en continuant de posséder. » D'où le rapporteur concluait que la matière même du droit de succession venait à manquer, puisqu'à proprement parler il n'y avait point de succession. Le droit en ligne directe avait, en outre, ses yeux, le défaut d'obliger la famille, privée de son chef, à faire connaître son bilan et de l'exposer, en révélant la mauvaise gestion du défunt, à voir altérer son crédit.

Enfin l'impôt était représenté à la fois comme une concession aux « opinions subversives que des esprits faux ou pervers cherchent à répandre dans la société sur la nature du droit de propriété et de succession » et d'autre part comme une mesure de fausse démocratie grevant surtout en réalité les familles modestes et les petits héritiers et « qui pour frapper une seule personne riche en atteindra cent autres qui ne le sont pas. »

La discussion était ainsi placée sur le terrain des principes. L'impôt en ligne directe devenait l'expression, en matière financière, d'une politique que les uns, pleins d'horreur, traitent de révolutionnaire et contre qui l'on cherche ameuter les instincts (page 271) conservateurs, le mépris du devoir social, toutes les basses colères que suggère la peur, à laquelle d'autre part Frère-Orban s'attache avec d'autant plus de ferveur qu'il y voit, qu'on y dénonce une formule nouvelle, plus généreuse, plus équitable, plus clémente de la répartition des charges publiques. Dans le grand discours qu'il prononça le 19 mars et acheva dans la séance du lendemain, il présenta la justification théorique de l'impôt, et, se dégageant des polémiques de parti et des disputes de chiffres, il transporta la question d'un coup d'aile dans la région des idées où son éloquence, d'un vol ample et méthodique, se mouvait à l'aise. Il invoqua l'histoire et la législation étrangère, décrivit l'évolution de la propriété et de la famille, mit en lumière les grandes leçons que dégageaient les événements récents, les impérieux devoirs que l'esprit et les besoins de l'époque traçaient aux gouvernements éclairés. Avec une verve ironique il se défendit de verser dans le communisme. « S'il ne fallait beaucoup pardonner à la peur, je devrais, s'écria-t-il, qualifier d'un mot sévère, dur peut-être, l'argumentation que je rencontre en ce moment. » Il esquissa d'une large touche le programme réformateur que le libéralisme entendait poursuivre, dont il avait entrepris l'exécution avant les avertissements de la révolution de 1848. Il attachait au droit sur les successions une haute valeur économique. Il le défendait moins pour les profits qu'on en pouvait retirer que pour le principe même sur lequel il reposait et pour son exacte adaptation aux ressources réelles des contribuables. Il le représenta non seulement comme supérieur, dans l'état actuel des choses, à toute autre combinaison fiscale, mais comme, dans une société idéale, une forme idéale d'impôt. « Dans les circonstances où nous sommes, dit-il, l'impôt des successions a, sur tous les autres, (page 272) je n'en excepte pas un seul, un avantage immense. C'est qu'il ne réduit pas les profits du travail ; c'est qu'il n'est pas destiné à augmenter les frais de production ; c'est qu'il ne fait pas renchérir le prix des marchandises ; c'est qu'il ne porte aucune atteinte à la condition actuelle des propriétaires, des industriels, des commerçants... Le vice général des impôts, c'est d'être assis sur des présomptions trop souvent trompeuses. On prend l'apparence pour la réalité. On croit atteindre l'aisance ou le luxe ; on croit frapper chaque contribuable dans la proportion de ses ressources, et malheureusement on n'est que trop souvent loin de la vérité. Un impôt prélevé sur l'actif net d'une succession répond à l'idéal en matière d'impôt. Si les dépenses publiques étaient assez faibles pour être toutes acquittées par un impôt unique, chose impossible ; si les dépenses pouvaient être maintenues dans des limites tellement modérées qu'un impôt seul pût y suffire, sans que cet impôt pût nuire au penchant l'épargne, l'impôt sur les successions serait évidemment une perfection qui ne laisserait rien à désirer. Le travail et les capitaux agiraient librement ; l'accumulation se formerait sans entraves ; et en définitive il y aurait certitude que l'impôt est acquitté par ceux qui doivent légitimement le payer. »

Mais la réalité, les fonctions complexes des Etats modernes exigent des procédés moins sommaires, des moyens d'existence plus abondants et plus fructueux. Il n'y a donc qu'une bonne règle à suivre, c'est « de faire en sorte que les impôts soient très variés, modérés, non seulement afin qu'ils atteignent plutôt l'intérêt que le capital, mais surtout afin qu'ils ne puissent pas nuire au penchant à l'épargne. Voilà le principe essentiel en matière d'impôt. Si l'impôt est tel que les particuliers n'ont plus d'intérêt acquérir la propriété, vous nuirez essentiellement à la (page 273) propriété. Dans ce cas, vous diminuerez inévitablement le capital de la nation. »

Or, l'impôt proposé n'était que de 1 p. c. en ligne directe et ne pouvait donc affecter sérieusement ni la propriété privée ni la richesse nationale.

Frère-Orban le prouva devant le Sénat, par des calculs précis, au moment où la longue lutte, qui lui avait coûté tant d'efforts, approchait de la fin. En 1849, 71,492 chefs de famille étaient décédés, laissant 285,000 héritiers en ligne directe, dont 232,000 n'avaient rien recueilli ; 32,000 avaient reçu des parts inférieures à 1,000 francs et auraient bénéficié de l'exemption du droit ; 21,000 seulement auraient été soumis à l'impôt. Comment dés lors pouvait-on, d'autre part, persister à soutenir encore ce thème de la section centrale, renouvelé à satiété dans les discussions, que l'impôt aurait atteint cent pauvres avant d'atteindre un riche ? Sur 285,000 héritiers, deux cent soixante-quatre mille n'eussent pas été touchés par l'impôt. Vingt et un mille s'étaient partagés un actif net de 140 millions, ce qui correspondait une part héréditaire moyenne pour chacun de 7,000 francs. Appliquez ce thème, s'écriait Frère, aux impôts de consommation. Ceux-là sont payés par tout le monde, non en proportion des ressources, mais en proportion des besoins. Ils frappent 3,400,000 contribuables et atteignent sûrement un million de pauvres avant d'atteindre un riche. Assurément l'impôt projeté n'était pas destiné frapper exclusivement des millionnaires. « Les millions sont très rares et ce serait une pauvre ressource que de s'adresser seulement aux millionnaires pour faire face aux dépenses de l'Etat. Mais ce qui est vrai, c'est que l'impôt successoral, à la différence de bien (page 274) d'autres, devait atteindre ceux qui possèdent et épargner ceux qui n'ont rien. » (Sénat, 22 novembre 1851.)

Atteignant ceux qui possèdent, méconnaitraît-il, comme le soutenait la section centrale, le principe de la propriété, le droit naturel, l'ordre naturel des successions ? « Comme la propriété, disait la section centrale, la succession est dans l'ordre providentiel dont la loi formule et ne crée pas les règles »

Frère opposait à cette conception métaphysique la notion civile et légale de la propriété ; la propriété même ne peut disparaître ; l'homme y aspire comme à un complément de sa personnalité ; mais ses formes, son étendue, ses manifestations varient d'âge en âge, suivant les mœurs et les civilisations.

« L'état de nature, disait-il (discours des 19 et 20 mars 1849), est une pure abstraction, on le crée dans l'esprit comme moyen de juger l'état social. Mais dans la réalité, il n'y a pour l'homme qu'un seul état vrai : c'est la vie en société. La société est de l'essence de l'homme. Les facultés ne peuvent se développer d'une manière complète que dans l'état social et elles se perfectionnent, elles s'étendent à mesure que la civilisation avance.

« La propriété qui est dans la nature de l'homme, je le reconnais, qui est nécessaire au libre développement de ses facultés, est pourtant en fait, un droit dérivant de l'état social. La propriété à l'état naturel, si je puis m'exprimer ainsi, est la plus imparfaite de toutes. L’homme est incomplet sans la propriété. Mais la forme, l'étendue, les limites de la propriété sont essentiellement du domaine de la société... Si vous niez ma proposition, l'histoire devient inintelligible ; c'est un chaos; il devient impossible de rien comprendre au progrès des peuples. Vous verrez des (page 275) faits, vous n'en verrez plus la raison. Si la manifestation de la propriété, sa forme, ses limites, sont un dans tous les temps, dans tous les lieux, si c'est un sacrilège de le contester, je m'engage à vous faire prononcer à tous ce sacrilège... »

Il rappelait alors le régime de la propriété chez les Hébreux, celui de la loi des XII Tables dans la Rome antique, le système de la primogéniture en Angleterre et demandait à ses adversaires ce qu'ils pensaient du régime du Code civil, s'il était vrai, comme ils le soutenaient, que la propriété est par essence, « une, toujours la même, en tout temps, en tous lieux ; toujours au même degré respectable dans toutes ses manifestations, quel que soit le degré de civilisation où l'on soit arrivé ! »

L'impôt, disait-on, pèserait sur la propriété. Quel impôt pourrait-on donc imaginer qui ne pesât point sur elle !

« L'impôt n'est-il pas une partie aliquote des biens de chacun ? N'est-il pas une condition inévitable de la vie de chacun ! Entrer en société, vivre en société, n'est-ce pas mettre en commun une partie de son avoir, de son intelligence, de ses droits, de ses libertés ! »

Ces notions évidentes terrifiaient la droite, qui signalait, avec des frémissements d'indignation, la brèche faite aux principes sacrés de la famille et de la propriété et par où passerait inévitablement « la république sociale et démocratique. » Frère-Orban raillait cet effroi puéril. Que l'on se rassure, répondit-il, si la république sociale et démocratique venait à régner un jour et, sans doute, elle ne régnerait qu'un jour, elle ne se préoccuperait guère du rejet ou de l'admission d'un droit de sur les successions en ligne directe.

On ne peut à distance que s'étonner des fiévreuses (page 276) attaques dont l'impôt proposé fut l'objet et de la mobilisation des principes d'ordre providentiel qui s'organisa contre lui.

Assurément un impôt successoral excessif eût épuisé la propriété, tari l'épargne, tué l'esprit de prévoyance et désagrégé la famille. Toute taxation quelconque devient injuste, dangereuse, condamnable quand elle aboutit à une sorte de confiscation, quand elle cesse, à proprement parler, d'être une contribution pour devenir une expropriation. Mais l'impôt projeté était modique, ne devait créer ni souffrance ni appauvrissement. Et là était précisément son mérite, qu'il ne devait affaiblir aucune des forces vives de l'organisme économique de la nation et qu'épargnant les plus humbles, il ne demandait aux plus aisés qu'un sacrifice presque insensible.

Le gouvernement libéral s'orientait ainsi dans les voies d'une démocratie raisonnable et tempérée, ne se laissant ni entraîner par les doctrines utopistes des théoriciens qui, se flattant de construire un monde nouveau, prétendaient commencer par démolir le monde présent, ni intimider par les cris d'horreur des misonéistes, à qui toute innovation semble un attentat et chaque pas en avant une course à l'abîme. Les uns et les autres sont de tous les temps. Et le milieu du XIXème siècle, les alentours de 1848 en virent fleurir d'innombrables et éclatantes espèces.

Les colères du parti catholique s'expliquaient d'ailleurs par des raisons étrangères à l'objet même du conflit. Il cherchait à discréditer l'opinion libérale en la faisant apparaître aux yeux des crédules comme infestée du venin révolutionnaire. La tactique n'était pas neuve ; et dans la suite, il n'a point cessé d'en faire usage. En 1841, c'est d'être un « anarchiste » que Rogier avait dû se défendre devant le corps électoral (page 277) anversois (DISCAILLES, t. Ill. pp. 59-61.). La presse cléricale, en 1846, dénonçait le congrès libéral comme un précurseur de l'anarchie. ». Et l'effroi des naïfs était tel dans le monde dévot, que des dames et des jeunes filles de l'aristocratie faisaient des neuvaines à la Vierge pour que le fléau du libéralisme épargnât la Belgique. (DISCAILLES, t. III, p. 182 ; le fait est raconté à Ch. Rogier par son frère Firmin, qui le tenait de la baronne de S… - M. le comte Oswald de Kerchove de Denterghem nous en a personnellement conformé l’exactitude. Mme de S… était sa grande tante, la baronne de Senzeille, très liée avec les Rogier.)

Ni Rogier ni Frère ne s'émurent de ces apostrophes et de ces malédictions. Rogier n'avait pas hésité dès 1845 à s'affirmer démocrate. « Je l'avoue ouvertement, avait-il dit, mes opinions sont pour l'intérêt du plus grand nombre... Mon système, pour le formuler en deux mots, est un système démocratique et gouvernemental. » La même pensée inspirait le projet de loi sur les successions. En le défendant avec une inébranlable constance, c'est l'intérêt du plus grand nombre que servait Frère-Orban. Non pas que la multitude incarnât, ses yeux, quelque vertu mystique ou qu'il en révérât la puissance. Il y percevait au contraire autant de débilité morale que de détresse matérielle ; l'instinct du droit, cet aspect, protestait en lui, et la clairvoyance de l'homme d'Etat s'alarmait. Les plus nombreux sont les plus pauvres ; les plus pauvres sont les plus faibles. Fortifier les faibles, soulager les pauvres, tel devait être désormais le but supérieur de la tâche gouvernementale. Aux deux extrémités du débat, en mars 1849, en juin 1851, Frère-Orban le marqua par une double affirmation énergique et pressante. Pas une fois cependant, il n'invoqua le nom de démocratie. Étymologiquement, le mot ne s'entend que de la souveraineté du peuple (page 278) et l'étrange abus que venaient d'en faire les démagogues français au cours des événements de 1848, les scènes révolutionnaires au milieu desquelles il avait retenti, lui avaient donné une sonorité tragique, l'accent sinistre d’un appel à l'émeute. Frère n'adora jamais le dogme de l'omnipotence populaire et le plan qu'il poursuivait ne tendait pas à fonder le règne politique des masses, mais à réaliser la justice dans l'impôt. Comme on disputait sur le point de savoir si la loi sur les successions serait démocratique ou non, il répondit fièrement : « elle sera démocratique si elle est juste. »

Et il commentait ainsi cette parole :

« Il ne doit plus exister aujourd'hui aucun privilège en matière d'impôt. Il n'y a pas lieu à revenir à l'ancien régime sous une autre forme. Parce que, dans l'ancien régime, on avait des classes privilégiées affranchies de l'impôt, ce n'est pas un motif pour rétablir ce privilège au profit des classes moyennes de la société. Non, les classes moyennes, celles qui gouvernent aujourd'hui, ont d'autres devoirs à remplir, elles comprennent autrement leur mission : elles ont à s'occuper du sort du plus grand nombre, du sort des classes laborieuses : les classes moyennes peuvent et veulent s'imposer légitimement un sacrifice, plutôt que de l'imposer à ceux qui ne possèdent pas.

« C'est là la politique qui doit aujourd'hui diriger les affaires en Europe.

« L'heure n'est plus où il s'agissait de se préoccuper des classes riches ou moyennes, pour établir entre elles des distinctions, des rivalités, des luttes. Elles doivent s'unir dans une commune pensée ; elles doivent avoir le même but et y marcher du même pas. Elles ont les mêmes intérêts à sauvegarder.

« L'heure est venue - et toute la politique est là - de s'occuper constamment, ardemment, avec cœur et âme, du sort des classes laborieuses. » (Chambre des représentants, 27 juin 1851. La même idée se retrouve exprimée avec non moins de force et presque dans les mêmes termes dans les discours des 19 et 20 mars 1849. Nous avons reproduit le fragment plus haut, p. 254.)

(page 279) Tel était le langage d'un homme d'Etat dont on a tenté depuis de faire le représentant d'une politique étroite et oppressive, le défenseur des intérêts d'une caste ; la passion qu'on y sent vibrer est la haine du privilège. Elle anima toute la vie de Frère-Orban.

La conclusion concise, audacieuse pour l'époque et la mentalité ambiante, nouvelle dans le formulaire politique belge, dépasse la matière du débat. Elle renferme tout un programme ; à elle se rattachent, vaste système dominé par une idée d'ensemble, les grandes initiatives qui occupent la première phase d'une carrière encore à ses origines, l'organisation de l'épargne et du crédit, la création d'un puissant outillage économique destiné à assurer l'expansion du travail et, avec la prospérité générale, le relèvement des classes laborieuses.

Ainsi s'explique l'inépuisable énergie que Frère-Orban dépensa dans la défense de propositions dont, à ses yeux, la portée sociale primait l'utilité fiscale. Cette persévérance fut méconnue et calomniée. On la représenta comme la manifestation d'un orgueil intraitable, d'un personnalisme absorbant et autoritaire, prêt à tout immoler aux exigences d'un amour-propre sans frein. Les faits renversent cette interprétation. Frère-Orban, depuis le premier jour jusqu'au dernier, marcha de transaction en transaction, suggéra tous les arrangements possibles, toutes les combinaisons conciliatrices. Plein de rigueur dans la conception, il savait, dans l'exécution, faire la part des nécessités, et il trouva les forces qui le soutinrent moins dans le souci de sa personne, que dans celui des principes qu'il défendait, qu'il croyait justes, qu'il ne voulait point trahir. Il répondait aux adversaires de la loi, qui l'incarnaient en lui : I »l n'y a pas d'hommes nécessaires, il n'y a pas d'hommes indispensables. Dieu les a faits mortels, cc qui indique assez que les uns doivent (page 280) se substituer aux autres. » Mais se redressant sous le reproche d'intransigeance, sous l'accusation de faire violence à la majorité, de n'avoir reculé ni devant la résistance de la Chambre, ni même devant les perspectives d'une crise ministérielle, il s'écriait : « Vous parlez de contrainte morale ! Faut-il que la majorité pèse sur le cabinet, de manière à lui imposer toutes ses volontés, faut-il que le cabinet soit réduit au rôle d'instrument de la majorité? Ainsi affaibli et déconsidéré, que pourrait un ministère, si les circonstances venaient à réclamer de lui des résolutions promptes et énergiques ? S'il faut de la dignité à la majorité, et nous en voulons pour elle, il en faut aussi, il en faut surtout au pouvoir qui propose, qui dirige et a par conséquent une plus grande responsabilité. » Il avait dit auparavant : « Qu'est-ce qu'une question de cabinet, si ce n'est le moyen de contraindre les dissidences à s'effacer pour sauvegarder de grands intérêts ? »

Ce langage strictement constitutionnel plaçait le gouvernement très haut. Frère avait, à un degré élevé, la notion de la responsabilité ministérielle, le sentiment du pouvoir, et de ses obligations comme de ses prérogatives. Il ne prenait pas le ministère pour une gestion d'affaires ; il y voyait l'exercice d'une fonction directrice, moins soumise aux caprices de la majorité parlementaire qui la délègue qu'à des mobiles supérieurs, aux nécessités publiques que souvent les passions du jour et l'absence de responsabilité empêchent les partis et la commune opinion de reconnaître et de subir. Aussi, quand la Chambre, par le vote du 16 mai 1851, repoussa le serment, comme lorsque le Sénat, par le vote du 2 septembre, repoussa l'impôt en ligne directe, Frère n'eut-il pas un instant de défaillance. Pendant la crise ministérielle, qui suivit le premier de ces votes, il écrivait à Fléchet : « Il n'y a (page 281) véritablement qu'une issue, c'est que la majorité se reconstitue courageusement et elle ne peut le faire qu'en votant l'impôt sur la ligne directe. » (21 mai 1851.) Certains de ses collègues cependant, le ministre des affaires étrangères et le ministre de la justice, M. Tesch, paraissent fléchir et voudraient clore la session, ajourner encore. Rogier, disputé par des influences contraires, hésite. « Il y a absence de vigueur et d'esprit de résolution », écrit Frère à Delfosse (31 mai 1851). « Je ne veux pas, quant à moi, quitter la position que j'ai prise. Je repousse l'ajournement, pitoyable moyen qui ne résout rien, qui laisse subsister toutes les difficultés, s'il ne les aggrave même, et qui n'a d'autre résultat que de constater tout la fois et notre impuissance et l'impuissance de la majorité.

« Je ne vois d'autre solution possible des embarras de la situation, que de chercher à reconstituer la majorité par un vote sur le principe de l'impôt de succession en ligne directe. Non seulement la question est maintenant élevée à la hauteur d'une question de principe ; non seulement c'est l'impôt le plus juste, c'est le mode le plus sûr et le plus équitable de faire contribuer aux charges publiques plus de 200 millions de valeurs mobilières et immobilières qui jouissent aujourd'hui d'une espèce de privilège, mais en outre, à l'exception de l'impôt sur les genièvres, il sera tout aussi difficile de faire passer d'autres impôts que celui-là.

« Lorsque l'impôt est vu à distance, le plus éloigné paraît toujours le meilleur ; celui que l'on ne présente pas semble excellent. Mais dès qu'il est offert, dès qu'on le touche du doigt, on y trouve des vices qui font reculer d'effroi. »

(page 282) « Où donc chercher des ressources ? On ne saurait en trouver qu'en grevant le peuple par les objets de consommation ou la bourgeoisie, les classes les plus actives et les plus obérées, en augmentant les impôts directs qui existent actuellement. Le parti libéral commettrait une faute insigne et irréparable s'il agissait ainsi. A chaque payement, l'impôt lui serait justement reproché. On se trompe si l'on pense que les classes qui vivent de leur travail, d'un petit négoce, d'une industrie, et ce sont les plus nombreuses, ne comprennent pas qu'il est beaucoup plus juste de réclamer quelque chose de qui héritent, qui reçoivent un capital constitué, que de prélever une part du labeur de chaque jour. »

Le plaidoyer est long et chaleureux et nous en abrégeons la reproduction. Il s'adresse à un ami déjà converti et la forme même en atteste la sincérité. Frère, ensuite, expose à Delfosse le système transactionnel qui fut présenté à la Chambre après la reconstitution du cabinet et y triompha, mais qu'il devait soumettre préalablement à ses collègues. Il espère le voir adopter par eux. Le conseil des ministres se réunit le lendemain 1er juin, à midi, mais aucune résolution n'est prise « par suite d'un incident très fâcheux », que Frère-Orban rapporte aussitôt à Delfosse : « L'Observateur, lui écrit-il, a publié un sot article dans lequel, me plaçant en relief au delà de toute mesure, il établit pour mes collègues une situation tout à fait blessante. Après avoir indiqué les conditions auxquelles je pourrais reprendre mon portefeuille, il ajoute que si la Chambre ne les accepte pas, mes collègues resteront pour administrer. Tu (page 283) sens que, sous cette impression, les dispositions n'étaient guère favorables à l'accueil de propositions qui, en définitive, consacrent pleinement le système que j'ai toujours défendu. Je dois dire cependant qu'après m'avoir entendu, on inclinait visiblement à se rallier à mon opinion. On s'est ajourné à demain. J'espère que nous aurons enfin une solution. » (Note de bas de page : L'Observateur du 1er juin recherchait les bases possibles de la reconstitution du cabinet. Il estimait que les éléments du cabinet nouveau devaient être recherchés dans l'ancien, et discutait ensuite l'opinion exprimée par un journal clérical anversois et d'après laquelle le ministère devait rester, mais en se renfermant dans un rôle passif, administrant, ne gouvernant pas. « C'est une solution, disait l'Observateur, et nous ne la croyons pas impossible. Cela dépend de l'attitude que le parti libéral prendra. S'il arrivait que la constitution d'un ministère libéral ne fût pas praticable sans l'abandon des idées financières sur lesquelles le dissentiment a éclaté, si la majorité libérale persistait à repousser le système financier de M. Frère-Orban, que M. Frère-Orban fût un obstacle, il resterait à ses collègues un sacrifice à faire, une résolution courageuse à prendre pour conserver la direction des affaires aux libéraux, ils devraient garder leurs portefeuilles pour administrer jusqu'à ce qu'une modification survenue dans la majorité permît au parti libéral de gouverner. »

(L'Observateur indiquait ensuite une seconde solution possible : l'adoption de l'impôt sur la ligne directe (qui avait été retiré pour obtenir le vote du serment), ce qui compenserait le retrait du serment et permettrait à certains libéraux adversaires en 1849 de l'impôt sur les successions, et qui s'étaient ravisés depuis de voter cet impôt, et ainsi de « maintenir au pouvoir la politique fermement libérale de M. le ministre des finances... Une telle solution permettrait seule à M. Frère-Orban de reprendre son portefeuille ; nous ne croyons pas qu'aucune autre soit acceptée par lui. Dans ces conditions, il conserverait sa force d'action, sa puissance d'initiative ; une majorité certaine, dévouée, compacte, concourrait énergiquement à la réalisation des promesses du parti libéral ; le parti libéral gouvernerait... »

(La presse cléricale et certains journaux libéraux dissidents appelaient l'Observateur à tort : l'organe de M. Frère-Orban. A cette époque, celui-ci entretenait des relations avec la direction de l’Observateur comme avec celle de l’Indépendance. Mais il n'exerçait sur elles d'autre influence que celle que lui donnaient l'importance de son rôle et ses mérites personnels. II résulte de diverses lettres écrites par Frère à ses amis qu'il obtint à maintes reprises le concours de ces journaux pour la défense de propositions ou d'idées qui lui tenaient à cœur. Mais ce concours était volontaire, non obligé.

(Dans la crise ministérielle de 1851, l’Observateur soutint énergiquement Frère-Orban que d'aucuns accusaient d'avoir retiré l'impôt en ligne directe, dans l'espoir, demeuré vain, de faire adopter le serment. « Au point de vue du parti, y lit-on dans le numéro du 19 mai, il était plus avantageux qu'il restât et qu'il poussât la générosité jusqu'aux extrêmes limites. Entre son intérêt personnel et celui du parti, M. le ministre des finances n'a pas hésité. Qu'il ait été trompé dans ses espérances, que la majorité n'ait pas compris tout ce qu'il y avait de loyal dans cette con- duite ; que cette même majorité ait méconnu les nécessités de notre époque, qu'elle n'ait pas su s'élever à la hauteur de la mission la plus belle et la plus noble que jamais une législature ait eue devant elle, c'est ce que nous reconnaissons. Mais peut-on faire un crime à un ministre de n'avoir pas prévu une telle réponse à ses concessions et d'avoir eu foi dans une majorité libérale ? »

(Le 28 mai l'Observateur, répondant cette fois aux critiques qui visaient l'intransigeance de Frère-Orban, disait encore : « On trouve M. Frère trop entier. Or, qu'on le sache bien, l'honorable ministre des finances plaît aux libéraux par les côtés mêmes qui déplaisent aux catholiques. » Le zèle de l'Observateur le poussa trop loin, puisqu'il finit par susciter à Frère-Orban des difficultés contre lesquelles celui-ci eut à se défendre. (Fin de la note de bas de page.))

Il demande à Delfosse d'user de son influence sur le Journal de Liége pour obtenir qu'on répudie la position qu'on veut lui faire. Et il ajoute : « Je cherche à unir les libéraux, je ne veux pas que l'on suppose que je contribue à diviser le cabinet. J'ai déjà assez d'embarras pour que l'on ne me crée des adversaires parmi (page 284) mes collègues. Or, l'adversaire le plus implacable est celui dont l'amour-propre a été froissé. Ce sont des blessures qu'on ne guérit pas. »

Heureusement, l'article malhabile de L'Observateur ne souleva aucune polémique. Le 5 juin Frère annonce à Delfosse que l'accord entre les ministres est complet. « La crise est terminée, non sans peine. Le plan que je t'ai fait connaitre a été entièrement adopté... L'article de L’Observateur qui avait si fort froissé mes collègues, et non sans raison, a passé, chose étonnante, tout fait inaperçu. Ce silence a produit l'effet d'un peu de baume sur les plaies. Mais ces plaies n'en existent pas moins. On cherchera tôt ou (page 285) tard à faire un acte quelconque qui serait de nature à attester aux yeux du public que le prétendu joug que je faisais peser sur mes collègues a été secoué. C'est là, il ne faut pas le dissimuler, une cause profonde d'affaiblissement qui se révélera à la première occasion favorable. Le temps que nous venons de perdre par la prolongation de la crise, la résistance qui a été opposée à la reproduction de la ligne directe, n'a pas, au fond, d'autre motif que celui que je viens d'indiquer. La position de mes collègues qu'on ne cesse de représenter comme amoindrie, sera habilement exploitée ; on dira que je traite de la même façon les dissidents de la Chambre et du Sénat, que je veux contraindre tout le monde à passer sous les fourches caudines, et il n'est pas impossible qu'une coalition d'amours-propres froissés finisse par soulever contre moi une sourde mais violente opposition dans les deux Chambres. Il n'est pas probable que cette opposition éclate au grand jour, car - je le pense du moins, - j'ai le vent de l'opinion, et pour m'ébranler dans la Chambre, on ne ferait que grandir ma popularité au dehors. Mais le mauvais vouloir se traduira indirectement sur des points où l'on croira que l'on peut impunément me faire échec. »

La tactique du parti clérical, dans les Chambres comme dans la presse, tendait à dissocier le cabinet, en attisant les divisions auxquelles on le croyait en proie, le montrer asservi aux volontés de Frère Orban et à indiquer la retraite de celui-ci comme l'issue logique de la crise. En réalité, il y avait dans le ministère entente sincère et volonté d'union. Certes, dans les collèges les plus restreints, et chez eux surtout, il est rare, presque impossible qu'entre des hommes, divers par l'origine, le tempérament, le caractère, le contraste des natures n'occasionne des tiraillements et des divergences de vues ; (page 286) Frère-Orban, Rogier, Tesch, les trois personnalités les plus accentuées du gouvernement, se distinguaient par des traits marqués. Mais la correspondance de Frère avec ses amis montre qu'il n'y eut dans le cabinet ni compétitions d'idées ou de personnes, ni scission en clans rivaux, ni de ces manœuvres sournoises, qui trop souvent font descendre l'histoire des sommets et n'y laissent plus voir, quand on y regarde de près, que de petits hommes dépensant en petites intrigues de petites passions.

Les craintes qu'exprimait Frère-Orban à Delfosse ne se réalisèrent pas. Il ne fut victime d'aucune cabale et les insinuations de la presse cléricale ne réussirent pas à détacher de lui Charles Rogier que l'on se plaisait à lui opposer dans l'espoir d'exalter l'ambition de l'un et d'alarmer l'amour-propre de l'autre. Tous deux avaient trop de hauteur d'âme pour céder à d'aussi misérables suggestions. Frère s'était exagéré l'importance et l'effet de l'habile stratégie des adversaires comme du zèle excessif d'amis maladroits. Il était dépourvu de cette dose de scepticisme et d'insouciance où les hommes publics, sans cesse exposés à la critique et l'envie, puisent le dédain des sots et la force de répondre à l'outrage par un sourire. Il se rebellait d'instinct contre ces menus et fréquents incidents de la vie politique que de plus philosophes laissent passer avec résignation. Et si parfois cette sensibilité, que son apparence démentait, troubla sa sérénité intérieure et excita son humeur, sans doute aussi servît-elle l'orateur qui avait le don de dramatiser les faits, de les traduire en tableaux mouvementés et qui préférait aux traits agiles de l'esprit, l'arme plus massive et plus meurtrière du sarcasme et de l'ironie.

Pendant la crise de 1851 assurément quelques tergiversations se produisirent au début. Bien que (page 287) M. Tesch eût préféré la dénouer par un ajournement de la question de l'impôt successoral plutôt que par un engagement à fond, il déclarait que dans le cas où Frère se retirerait, il le suivrait ; et si Rogier balança d'abord entre les deux alternatives, il déploya, dès que son parti fut pris, autant d'énergie que Frère-Orban lui-même dans la poursuite de la victoire finale. (Note de bas de page. Les relations de Frère-Orban avec Rogier n'avaient pas cessé, depuis le début de leur collaboration, d'être empreintes d'estime et de confiance mutuelles. Ils différaient assurément par des nuances prononcées de tempérament. Leur tournure d'esprit était différente. Et l'on en profita pour tenter de faire dégénérer en rivalité leur diversité naturelle. Mais on n'y réussit pas. A diverses reprises, Frère, dans sa correspondance avec ses amis de Liége de 1847 à 1852, fut amené parler de Rogier. Il le fit toujours en termes de sincère éloge, montrant sa loyauté, sa bonté, son désintéressement. Il se plaignait parfois de sa lenteur à se décider, de ses hésitations dans des circonstances où, ses propres opinions étant arrêtées, il avait lui-même hâte d'agir. Mais il ne lui en faisait pas un reproche. Bien au contraire, il le défendait contre des outrages qu'il jugeait sévèrement. (Note de bas de page. Dans les premiers jours du ministère du 12 août 1847, certains journaux, notamment la Tribune, organe des libéraux avancés de Liége, soupçonnaient à tort Rogier d'avoir des propensions à ménager sinon la droite, au moins certains éléments flottants de la Chambre qu'il était difficile encore de classer sous l'étiquette de l'un ou de l'autre parti et qu'on appelait le centre. Frère proteste auprès de Delfosse contre de semblables imputations. Nous détachons, à titre de preuve, le passage suivant d'une lettre du ro septembre 1847 : « J'affirme que le centre n'est pas plus que la droite l'objet de ses préoccupations. Et je tiens à le dire, à le proclamer, à le répéter bien haut, car je sens profondément toute l'injustice qu'il y a dans l'honneur que l'on veut me faire en m'attribuant une position plus nette et plus tranchée dans le cabinet que ne le serait la position de Rogier. Il faut être vrai, il faut être franc. Il n'y a pas la moindre différence, pas la moindre, entre Rogier et moi quant aux intentions, et ici ce sont les intentions que l'on incrimine. Il veut sérieusement, sincèrement, complètement, l'installation du libéralisme au pouvoir. Mais Rogier a le malheur d'être et de trop hésiter sur les mesures à prendre. Il met trop souvent son cœur à la place de sa tête, et si c'est un tort en politique - et c'en est un - il a du moins un beau côté. S'il hésite d'autre part, on peut l'en blâmer et c'est là que je suis utile, parce que je sais fortement résister ; je dois pourtant à Rogier ce témoignage que ce n'est pas par calcul qu'il balance à prendre ses résolutions. Or, c'est là ce qu'il faut envisager. » Dans une autre lettre, sur le même sujet, il dit de Rogier : « Ses intentions sont pures et droites, et je sens une iniquité qui me révolte quand on lui attribue de mauvaises pensées. » Plus tard, pendant la crise de 1851, des journaux d'opinion avancée accusèrent à nouveau Rogier de mollesse, Frère le défend encore. Il écrit à Delfosse : « Les attaques contre Rogier sont injustes ; on peut dire qu'il est hésitant et indécis, cela est vrai : mais on doit ajouter que, une fois les résolutions prises, il les exécute avec vigueur et une entière loyauté. » Fin de la note de bas de page.)

Quand, après le vote par la Chambre de (page 288) l'impôt en ligne directe, la discussion fut portée au Sénat, Rogier se montra au premier rang (Rogier prononça deux grands discours, solidemen: argumentés, du ton le plus élevé et le plus énergique), partageant fièrement avec Frère-Orban la responsabilité du projet et se plaisant à glorifier l'attitude de son collègue des finances. « Quelle que soit l'issue du débat, dit-il, ce sera toujours un grand honneur pour mon honorable et courageux ami d'avoir soutenu son rôle jusqu'au bout et d'avoir combattu avec énergie pour l'amélioration de nos finances. » Mais Rogier, vainement, s'efforça de montrer au Sénat la gravité d'un vote négatif, qui créerait un conflit entre les deux Chambres. Vainement Frère-Orban rappela-t-il à la haute assemblée l'exemple de la sagesse du Parlement anglais qui s'illustra en concédant à l'heure opportune et après une obstinée résistance, des réformes méconnues d'abord, et ratifiées ensuite, dés l'expérience faite, par l'approbation générale de la nation.

« Dans un voisin, en Angleterre, s’écria-t-il, les assemblées furent longtemps hostiles à de grandes lois, à de grandes réformes. Lorsqu'elles ont compris que le moment était venu de faire certains sacrifices, d’abandonner des idées qu’elles avaient longtemps préconisées et sur lesquelles il y avait de ces engagements solennels qu'on semble ne pouvoir renier qu'au prix (page 289) de l’honneur politique, elles ont fait taire leurs répugnances devant l’intérêt public. Or, Messieurs, les concessions faites après de longues résistances, comment sont-elles jugées aujourd’hui ? Les conservateurs ont-ils été amoindris, les chefs qui ls ont conduits dans cette voie ont-ils été déshonorés ? Il ont grandi de cent coudées ; on les nomme Robert Peel et ils sont immortels ! » (28 août 1851). »

Cette adjuration pathétique ne toucha point l'amour-propre du Sénat, buté dans une hostilité systématique et préconçue. La propagande personnelle ne réussit pas mieux que l'argumentation oratoire, ni la raison d'Etat mieux que les raisons économiques et financières. Le gouvernement comptait sur l'influence royale. Elle ne fit pas défaut. mais resta inefficace, Déjà pendant la crise ministérielle le Roi avait approuvé la ligne de conduite adoptée par le cabinet. Le 31 mai Frère-Orban écrivait à Delfosse : « J'ai été voir le Roi ; il est avec moi dans les termes les plus affectueux. Il partage entièrement mon opinion. II n'admet pas l'ajournement et pense qu'il faut faire un effort en faveur de la ligne directe. Il pourra beaucoup sur le Sénat. » (Note de bas de page : Nous avons reproduit plus haut d’autres fragments de cette longue épître).

Le Roi poussa à la conciliation, espérant qu'une proposition transactionnelle fournirait au cabinet le moyen de ramener un certain nombre de sénateurs qui avaient pris position contre le projet et trouveraient ainsi un prétexte honorable pour se délier de leurs engagements. Dans une lettre adressée à Frère-Orban, le 28 août, pendant que la discussion suivait son cours, Léopold signalait l'existence dans la haute assemblée des dispositions favorables à une solution amiable. « Tout ce que le gouvernement pourra faire (page 290) dans ce sens, sans trop nuire aux lois financières, sera, écrivait le Roi, sagement fait. J'attache une bien grande importance à nos lois financières. Notre avenir doit être basé sur elles ; je désire donc bien vivement une heureuse issue en vous exprimant mes sentiments bien affectueux. »

Le 30 août Rogier, entrant dans les vues du Roi, offrit de donner à la loi un caractère temporaire et MM. Forgeur et de Marnix, traduisant les intentions du gouvernement, présentèrent un amendement qui limitait l'application de l'impôt au 31 décembre 1855. M. Van Praet s'était employé, dans l'entre-temps, à préparer l'accord. Ce fut peine perdue. Le siège de la majorité était fait.

Le débat fut plus violent qu'à la Chambre, Les orateurs de l'opposition négligèrent le point de vue financier, mais ils suscitèrent et exploitèrent à l'envi une question nouvelle, celle de l'honneur et de la dignité du Sénat. Le Sénat avait un grand rôle à remplir. Il devait sauver la famille menacée de dissolution, la propriété atteinte dans ses fondements. Le vote de la Chambre n'avait été obtenu que par la pression gouvernementale. Le Sénat s'humilierait en abdiquant devant l'autre assemblée, en cédant devant les injonctions ministérielles. Tel était le thème nouveau. « Le Sénat belge, proclame avec indignation M de Baillet, n'est pas le Sénat de l'Empire ; jamais il n'aura mieux rempli sa mission, jamais il ne se placera plus haut dans l'estime du pays qu'en s'efforçant de préserver et de maintenir l'inviolabilité du patrimoine et la sécurité du foyer domestique ! » « Le fisc, dit M. de Renesse, veut dévorer les fruits du travail. » M. Dumon-Dumortier, sur un mode non moins tragique, annonce qu'il ne s'agit plus seulement d'une loi impopulaire qui blesse l'esprit national et détruit les liens de la famille, mais des libertés constitutionnelles et de (page 291) l'indépendance du Sénat. Le Sénat est prêt à faire le sacrifice de ses intérêts personnels, mais le sacrifice de ses opinions, le sacrifice de sa conscience et de son honneur, il ne le fera jamais. (HYMANS, Histoire parlementaire, t. III, pp. 77 et 79.)

Une virulente protestation de Rogier contre ce langage qu'il accusa d'injustice et de passion fut applaudie par le public des tribunes, mais n'impressionna pas l'assemblée.

Le 4 septembre l'amendement transactionnel de M. Forgeur fut repoussé à 3 voix de majorité, et le principe de l'impôt en ligne directe par 33 voix contre 18. Le lendemain un arrêté royal prononça la dissolution du Sénat. Nous avons dit plus haut ce qu'il en advint et sous quelle forme les propositions du gouvernement passèrent finalement dans la loi.

L'hostilité du Sénat s'explique par les éléments mêmes dont il se composait et où il se recrutait, Il n'avait ni la grandeur, ni les élans de générosité et de clairvoyance des Chambres de noblesse héréditaire, gardiennes de ces fortes traditions historiques d'où la pairie anglaise a tiré son prestige et sa durée. Il n'exprimait ni les gloires du passé. ni les gloires du présent. Il représentait presque exclusivement la grande propriété terrienne, blasonnée ou roturière. Le mouvement politique l'atteignait peine. Le courant des idées du temps expirait au seuil de cette assemblée close, d'atmosphère tiède, pauvre en talents, riche d'argent, de préjugés et de morgue, dont le personnel changeait à peine et où d'étroites conditions d'éligibilité empêchaient en quelque sorte l'air de se renouveler.

« La lutte, écrivait Frère Fléchet au lendemain de la dissolution, est décidément entre la bourgeoisie intelligente, éclairée, libérale et cette espèce (page 292) d'aristocratie qui s'agite ici, sans nom et sans gloire, sans idée et sans instruction, sans passé et sans avenir, ne comprend rien aux modifications qui s'opèrent dans la société moderne et ne voit de sécurité que dans l'immobilité. On l'a dit naïvement au Sénat : Ce sont les idées nouvelles que l'on combat en nous combattant » (6 septembre 1851).

Le parti libéral avait déjà eu à souffrir de la pusillanimité de la seconde Chambre. En 1840 le Sénat, par une motion inconstitutionnelle, avait provoqué la retraite du cabinet Lebeau et près de trente ans plus tard, il devait tenter, par le rejet du budget de la justice, de chasser du pouvoir un ministre nouveau venu, dont la verve, l'esprit juridique, le bon sens ferme et droit annonçaient pour le libéralisme et le pays un serviteur éclatant, Jules Bara. Dans sa campagne contre l'impôt sur les successions, il n'avait pas eu l'opinion publique avec lui ; sous l'appareil artificiel et pompeux de la défense sociale, on avait vu percer l'égoïsme de caste et le préjugé réactionnaire. De mauvaise grâce il avait cédé enfin. Ni sa résistance ni sa capitulation ne l'avaient grandi.

La révision constitutionnelle de 1893, en élargissant les bases de l'éligibilité, a relevé son niveau. Peut-être dans l'avenir des formules nouvelles accroîtront-elles encore le prestige qui lui est nécessaire pour exercer utilement le pouvoir régulateur dont il est investi et dont la nécessité n'est, en nul régime, plus impérieuse que dans les démocraties.


La loi du 17 décembre 1851, sur le droit de succession, ayant mutilé l'impôt proposé originairement par le gouvernement, il fallut, pour obtenir le résultat financier qu'on avait en vue, la compléter par d'autres mesures fiscales. Ces compensations, dont le principe avait été admis lors du compromis intervenu entre la Chambre et le ministère après la crise du 17 mai, furent assurées par une loi sur les distilleries, une loi sur l'accise des bières et des vinaigres, une loi créant un droit de débit sur le tabac. Toutes trois, présentées le 2 juillet 1851, furent promulguées le 20 décembre.

Une autre loi plus importante les accompagnait, connexe à la régularisation de la situation financière, corollaire annoncé depuis longtemps de la création de ressources nouvelles. Elle porte la même date et parut au Moniteur du même jour (22 décembre 1851). Présentée le 2 juillet, elle avait pour but principal de compléter le réseau des chemins de fer et des voies navigables. La crise de 1848 avait ébranlé le crédit public ; un grand nombre d'entreprises de travaux étaient restées en suspens. Certaines compagnies avaient liquider, d'autres ajourner l'exécution de leurs engagements. La loi venait en aide plusieurs grandes compagnies de chemin de fer, celles du Luxembourg, de l'EntreSambre-et-Meuse, de la Flandre occidentale. sous forme d'une garantie d'intérêt de 4 p. c. sur un capital déterminé ; elle concédait des lignes nouvelles, comme celles de Dendre et Waes et de Bruxelles à Gand par (page 294) Alost. Elle décrétait l'exécution par l'Etat de travaux construction de voies ferrées et de canaux, d'écoulement des eaux, d'amélioration des ports et des côtes et en couvrait la dépense par un emprunt de 26 millions ; parmi ces travaux figurait la dérivation de la Meuse, question qui fit couler des flots d'encre et de paroles et qui donna lieu à des accusations sans scrupules comme sans fondement. Enfin, la loi affectait un crédit dc 600,000 francs à des travaux d'hygiène publique ayant spécialement pour objet l'assainissement des quartiers occupés par la classe ouvrière, et un crédit de 1 million de francs à la construction et à l'ameublement d'écoles.

La discussion du projet avait été très longue. Quatre-vingt-un orateurs étaient inscrits. Le 14 août Frère-Orban avait, dans un important discours, justifié les mesures proposées et défini le but poursuivi. Que sont ces travaux? demandait-il : « Des moyens de produire à bon marché, d'appeler un plus grand nombre au partage des bénéfices sociaux ; ce sont des moyens de répandre de plus en plus l'aisance et de disséminer les richesses ; ce sont des moyens de donner à bon marché tous les objets indispensables à l'homme, la société. »

Il esquissait sur l'avenir économique des vues prophétiques et que l'état actuel du marché international réaliserait entièrement, si la réaction protectionniste des dernières années ne venait artificiellement l'altérer. « A l'époque où nous vivons. disait Frère, que deviendra de plus en plus la question industrielle et commerciale ? Une question de transport. Avant peu les divers pays possédant les mêmes éléments de trafic, se trouveront dans des conditions analogues pour la production ; ils produiront à peu près de la même manière, à peu prés aux mêmes prix : l'avantage sera à ceux qui pourront le plus commodément (page 295) arriver au marché, qui pourront offrir aux prix les moins élevés les marchandises qu'ils auront fabriquées. » Il n'attendait pas de cette évolution économique un moindre effet social. La diffusion des produits devait en stimuler la fois la consommation et la création. Au développement de la production et de la circulation iles choses, correspondrait la réduction des prix. Ainsi le coût de l'existence s'abaisserait, tandis qu'inversement l'existence même se ferait plus facile et plus large. Tel était le but où devait tendre sans cesse le mouvement politique et économique moderne. Ce fut chez Frère-Orban une pensée persistante, dérivant d'une exacte conception scientifique.

Il ne craignait pas, pour sa réalisation, d'engager résolument l'action de l'Etat : « l'intérêt général du pays » dominait. Il ne s'effrayait pas enfin des pays menaces de troubles extérieurs, de coup d'Etat et de guerre peut-être qui se dégageaient de la situation incertaine où se débattait la France, hésitant entre la République et le césarisme. A ceux qu'agitait la crainte de ces perspectives inquiétantes, il répondait avec un grand sentiment de confiance dans les ressources profondes de la vitalité nationale, que les moyens ne manqueraient pas dans des circonstances extrêmes. « Nous ferons appel, s'écriait-il, à toutes les forces vives du pays ; tous les fonds disponibles seront appliqués de ce côté... Espérons dans l'avenir en considérant le passé. Point de faiblesse, point de défaillance ! »

Quand le pouvoir tient ce langage, les cœurs se raffermissent; les peuples suivent et le destin leur tient compte de n'avoir point douté d'eux-mêmes.

La loi sur le droit de succession domine l'histoire du cabinet du 12 août 1847. Introduite au lendemain de son avènement, elle tint son existence en suspens pendant quatre années et n'atteignit le port qu'à la (page 296) veille de sa chute. Autour d'elle se coagulèrent tous les antagonismes soulevés par la question des économies et des dépenses militaires, comme par les questions d'ordre purement politique. Ce fut le champ de concentration et comme le rendez-vous de tous les adversaires du cabinet. Les efforts accomplis dans l'attaque comme dans la défense semblent, vus de loin, disproportionnés à l'importance intrinsèque du problème et à la solution réalisée après quarante années d'application, le droit de mutation en ligne directe et le droit sur l'époux survivant ne rapportaient ensemble que 3 millions de francs en moyenne et l'enjeu effectif de cette lutte héroïque se trouve ainsi n'avoir été que peu de chose. Mais Frère l'avait voulu matériellement plus fructueux. S'il n'obtint en ligne directe qu'un droit de mutation sur les immeubles, c'est un droit global sur l'actif total tant mobilier qu'immobilier des successions qu'il avait demandé dans le début; c'est la garantie du serment qu'il avait voulu instituer pour les déclarations en ligne collatérale et l'adoption intégrale de son système aurait assuré l'Etat une source de revenus plus abondante et dont le débit aurait grossi avec la fortune générale. L'idée parut subversive aux uns, à d’autres antipathique et maladroite. Le temps l'a dépouillée de l'attirail menaçant dont les préjugés de l'époque l'enveloppaient. Si l'institution du serment reste difficilement adaptable à nos mœurs, le rendement du droit de succession est stérilisé par la fraude, qui, en l'absence de tout procédé sérieux de contrôle et de vérification, a pris des développements inouïs et a fini par s'ériger en pratique régulière et tolérée. Le capital mobilier, en qui s'incarne et se résout la (page 297) richesse commerciale et moderne, échappe presque tout entier la taxation.

Lebeau, ami et admirateur de Frère-Orban, lui reprochant un jour de s'être cantonné sur le terrain du droit successoral et d'avoir refusé au Parlement le libre choix d'autres moyens financiers, lui contesta, parmi de vives louanges, « le génie de l'impôt » (Chambre des représentants, 23 janvier 1851). Il n'est pas d'impôt, croyons-nous, dont les Chambres, appelées à le voter, soient jamais disposées à reconnaître la génialité. L'impôt sur les successions avait ce mérite primordial de n'atteindre ni le travail ni l'épargne. Il grevait sans excès les classes moyennes et ne touchait pas les plus pauvres dont la réforme des patentes et le projet de réforme de la contribution personnelle devaient, d'autre part, alléger les charges. Il était juste. Frère-Orban le sentait tel ; il combattit pour le principe et y apporta la passion des convictions profondes. Il rencontra de redoutables adversaires. Barthélemy Dumortier, à la Chambre, et le comte de Liedekerke-Beaufort eurent avec lui de brillants engagements, — l'un doué, selon la silhouette qu'un écrivain avait tracée de lui (Louis HYMANS, La Belgique contemporaine, 1880), d'une étonnante faconde, traitant avec égale facilité toutes les questions, n'en ignorant aucune, prodiguant à toute occasion sa verve et son énergie, surtout quand il avait tort, s'intitulant le zouave de la liberté ; » - l'autre, gentilhomme de ton comme de naissance, alliant la hauteur à la courtoisie et dont la parole académique et seigneuriale, se complaisant aux majestueuses cadences, ne manquait ni de souffle, ni de trait. (Note de bas de page : C’est au comte de Liedekerke que fut lancée au cours du débat, une apostrophe restée fameuse. Le ministère ayant fait appel au bon sens du campagnard qui ne se laisserait point durer par les légendes tissées autour de la loi, l’orateur de droite l’accusa d’avoir traité « superbement » le paysan. A l’aristocrate, empressé par l’orgueil de classe et désir de revanche, de dénoncer chez l’homme du Tiers, de fraîche fortune, le dédain des petits, Frère répondit fièrement et non sans malice : « Si quelque jour j’avais la fantaisie de prendre de grands airs vis-à-vis de quelqu’un, ce n’est pas par le paysan que je commencerais. Je suis né trop près du paysan pour ne pas me sentir plein de cœur et de pitié pour les petits. Je n’ai pas d’air superbe pour eux. Je n’ai pas eu l’avantage d’être bercé sur les genoux d’une duchesse. » Ces paroles soulevèrent un orage. (Séance du 22 mars 1849.) Fin de la note de bas de page.)

(page 298) Il fut sans cesse sur la brèche. Harcelé par l'ennemi, il rendait coup pour coup. Sa bravoure, faite de passion et de sang-froid, ranima, aux heures critiques, les amis qui partageaient le sort du combat. Les timides, les peureux, à le voir défier les obstacles, comprirent qu'il y avait pour eux plus de péril à l'abandonner qu'à le suivre et qu'il valait mieux courir le risque de se faire vaincre avec lui que le trahir. Jamais l'événement ne le trouva en défaut. Sa parole avait la verdeur et l'élan de la jeunesse. Elle fit sonner toutes les gammes de l'éloquence. Le caractère était égal au talent. La résistance l'éprouva, sans en faire fléchir le ressort.

La loi sur le droit de succession, pour être jugée avec équité, ne peut être considérée isolément. Elle fut le pivot d'une série de réformes, répondant à un programme économique dont l'ampleur et la nouveauté dépassaient la courte vision des conservateurs de l'époque.

Le but était d'aider la nation à déployer toute la vigueur de ses facultés, de donner aux forces productrices les outils nécessaires à leur plein développement. L'œuvre était celle de l'épanouissement économique de la Belgique. La puissance de l'Etat devait s'y employer comme l'effort des individus, celui-ci (page 299) réclamant le concours de celle-là. Mais le budget était en déficit, les ressources étaient restreintes. Il en fallait de nouvelles. Pour se les procurer, c'est aux classes aisées qu'on s'adressa. Là où il y avait plus de pouvoir et de savoir, on imposa plus de devoir.

Les moyens assurés, l'ordre rétabli dans les finances, l'entreprise constructive commença. On compléta le réseau des chemins de fer et des canaux, on multiplia les instruments de communication et de transport ; en même temps on abaissait les barrières douanières ; par des traités heureux, on ouvrait aux entreprises belges les grands marchés étrangers. Ce n'était pas tout. Il fallait organiser une circulation fiduciaire abondante et sûre, faciliter l'escompte, donner au crédit des bases solides : l'institution de la Banque Nationale y pourvut. Il fallait fournir des capitaux à l'agriculture, mobiliser la terre, alléger le sort la petite propriété : l'institution d'une Caisse du crédit foncier devait en procurer le moyen. Il fallait, dans les classes ouvrières, stimuler l'esprit de prévoyance, et procurer à ceux dont la fortune ne garantit pas l'avenir, la faculté d'assurer par leur propre effort, grâce à de modiques prélèvements sur le revenu du travail, le repos de leurs vieux jours : ce fut l'objet de la création de la Caisse générale de retraite. Ainsi l'expansion de la richesse publique, le travail plus abondant et mieux rémunéré, les charges sociales plus justement réparties, la vie meilleur marché, l'épargne encouragée en même temps que l'esprit d'initiative et d'entreprise, tels apparaissent les grands traits de l'édifice. C’était une vaste et géniale conception.

Elle ne s'accomplit pas d'un coup ; interrompue en 1852, elle ne put être reprise que cinq ans plus tard. Mais toutes les réformes qu'elle impliquait, à l'exception d'une seule, l'institution du crédit foncier, qui alla s'enliser au Sénat, furent poussées au (page 300) but d'un effort soutenu, d'une main ferme, avec l'énergie que dégage l'étroite combinaison, dont l'histoire politique offre peu d'exemples, de ces deux éléments si souvent dissociés, l'idée qui inspire et la volonté qui réalise.