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Frère-Orban (1812-1857)
HYMANS Paul - 1905

Paul HYMANS, Frère-Orban, (tome premier. Les années 1812 à 1857)

(Paru à Bruxelles en 1905, chez J. Lebègue et Cie)

Chapitre IV. La formation et le programme du cabinet libéral du 12 août 1847. Frère-Orban au ministère des travaux publics. Ses débuts parlementaires

(page 162) Les élections du 8 juin 1847 étaient décisives. Le verdict du corps électoral disait clairement la volonté du pays. Le pays voulait un gouvernement libéral. Il venait de faire l'expérience de deux cabinets mixtes, puis d'un cabinet exclusivement clérical.

Successivement Nothomb et Van de Weyer avaient tenté de faire revivre l'union de 1830. Ils avaient échoué. Le premier essai d'un cabinet homogène catholique avait été moins heureux encore. Les électeurs le condamnaient au bout d'un an. Aucune hésitation n'était permise. C'était aux libéraux que revenait le pouvoir. Le pays le réclamait pour eux.

Le libéralisme était organisé ; le congrès de 1846 lui avait donné corps ; il en était sorti doté d'une existence autonome et unitaire ; il était constitué à l'état de parti ; il avait un programme, des cadres, des chefs ; la route était tracée, le but défini, les moyens assurés.

Le corps électoral n'avait pas statué la légère. Il n'était pas assez nombreux, pour qu'on pût attribuer sa décision à l'une de ces impulsions irréfléchies qui entraînent parfois les masses. Il avait résolu nettement un problème nettement posé devant lui.

Le cabinet catholique comprit la signification du scrutin. Léopold Ier la comprit comme lui. Le 12 juin (page 163) M. de Theux et ses collègues remettaient leurs démissions. Le 13. Rogier était prévenu officieusement que le Roi le chargerait de former le nouveau ministère.

Cependant prés de deux mois s'écoulèrent en hésitations et en négociations. Le Roi devait aller à Londres, puis à Paris. Il désirait que le cabinet fût constitué pour les premiers jours d'août. (Lettre à Rogier du 8 juillet 1847, publiée par M. Discailles dans son beau livre : Charles Rogier, t III, p. 164.) Les ministres démissionnaires profitèrent du temps qui leur restait pour faire des nominations politiques. L'opinion publique s'impatientait. On attribuait le prolongement de la crise des influences de cour, hostiles au libéralisme, à la crainte de l'avènement d'une administration libérale homogène. assurant le règne de la politique des « clubs ». C'est ainsi que, par imitati0n du langage courant en France, on appelait dans le monde catholique les associations libérales issues du congrès de 1846, et ce congrès lui-même. Ce n'est que le 20 juillet que Léopold adressa à Rogier, de Neuilly, où il résidait chez son beau-père, le roi LouisPhilippe, mandat exprès de constituer le ministère.

Rogier avait déjà pressenti quelques-uns des hommes les plus éminents du parti libéral. Il s'était heurté chez plusieurs d'entre eux à des refus motivés soit par des raisons personnelles, de santé ou de modestie, soit par l'effroi de la tâche considérable à accomplir et des responsabilités assumer.

Le 2 août ses collaborateurs sont trouvés ; il en avise le Roi qui, le 8, ratifie ses choix. Rogier se réserve le portefeuille de l'intérieur. M. de Haussy accepte le portefeuille de la justice, M. Veydt celui des finances, M. d'Hoffschmidt celui des affaires étrangères, le général Chazal celui de la guerre. FrèreOrban est appelé au ministère des travaux publics, (page 164) dans les attributions duquel entrait l'administration des chemins de fer. Moins d'un an après, M. Veydt s'étant retiré, fatigué par les écrasants devoirs que lui imposait la gestion du Trésor dans des circonstances particulièrement difficiles. Frère lui succéda à titre intérimaire le 28 mai 1848 ; le 18 juillet il fut nommé ministre des finances et passa le portefeuille des travaux publics à M. Hippolyte Rolin.


Frère-Orban avait été désigné à Rogier par ses collègues de la députation liégeoise. Delfosse avait décliné l'offre d'un portefeuille. Il avait indiqué le nouvel élu des libéraux de Liége, comme le mieux même de participer l'exercice du pouvoir.

Ce choix semble avoir inspiré au Roi certaines appréhensions. M. Firmin Rogier, frère du nouveau chef du cabinet, gérait alors les affaires de la légation belge à Paris. Il avait servi d'intermédiaire entre le Roi, pendant son séjour auprès de Louis-Philippe, et Charles Rogier. Il tenait celui-ci au courant de ses conversations avec Léopold. « Sa Majesté m'a demandé, écrit-il le 30 juillet, ce que c'était que M. Frère-Orban. car elle connaissait déjà qu'il était question de lui. J'avais eu ta lettre la veille et je pus lui dire l'opinion que tu avais de ce nouveau représentant. Elle s'enquit ensuite s'il n'avait pas quelque nuance d'orangisme, et sur ce point je lui donnai tout apaisement... »

Le 1er août Firmin Rogier relate une nouvelle entrevue avec le Roi. « Nous en vînmes ensuite à Frère-Orban. Je dis au Roi tout le bien que tu m'en avais écrit et que c'était une bonne acquisition (page 165) à faire. Là-dessus Sa Majesté me demanda si FrèreOrban n'était pas une de ces têtes liégeoises un peu trop vives et trop ardentes, ayant peut-être des exigences auxquelles il serait malaisé de satisfaire. Je répondis que je le croyais ferme, mais pas exagéré, ayant surtout des intentions droites, et dévoué de cœur à nos institutions. »

Ccs explications ne rassurent pas encore pleinement le Roi, qui, dans l'ensemble, paraît très satisfait de la composition du cabinet et particulièrement de la rentrée au ministère de MM. de Haussy, Veydt et d'Hoffschmidt.

On conçoit la curiosité du souverain. Un homme nouveau surgit. On le dit ardent, impérieux, éloquent. Il n'a pas l'expérience des affaires parlementaires et gouvernementales. Sa renommée est jusqu'ici restée purement locale, son activité politique renfermée dans le domaine des intérêts communaux. Il vient d'être élu député. Le lendemain on le fait ministre. Que faut-il attendre, espérer ou craindre de lui ?

Le 2 août le Roi demande encore des renseignements à Firmin Rogier sur Frère-Orban, « sur ses sentiments politiques, sur sa capacité, sur sa fortune et la position de sa famille. » Il veut savoir si FrèreOrban a « des idées pratiques » ; le diplomate belge engage son frère à fournir à Sa Majesté les détails qu'elle paraît désirer et ajoute : « En attendant, je lui ai donné l'assurance que ce nouveau député jouissait à Liége grande considération comme capacité et comme caractère et que ses collègues à la Chambre l'avaient eux-mêmes désigné à ton choix. » (Note de bas de page : Les trois lettres de Firmin à Charles Rogier dont nous reproduisons des fragments ont paru dans le livre cité plus hait : Charles Rogier, par M. Discailles, t. III, pp. 170, 180 et 181.)

Le Roi fut convaincu. Il devait bientôt voir à l'œuvre (page 166) le jeune ministre, dont la soudaine et brillante fortune lui semblait exiger des justifications. Il mesura d'un œil prompt son énergie, sa loyauté, son désintéressement, sa puissance de conception et de labeur, comprit ce qu'apportaient de prestige et d'autorité au gouvernement de telles vertus, servies par le don magnifique de l'expression verbale, par l'éclat de l'amplification oratoire. Entre le Roi et le ministre, les relations furent bientôt confiantes et cordiales ; les lettres du souverain, adressées à l'homme d'Etat, soit pour affaires politiques et administratives, soit à l'occasion d'événements privés, attestent de l'estime et de l'amitié. L'une d'elles est un hommage éclatant aux services rendus et aux talents déployés.

L'accord des nouveaux ministres entre eux sur un programme positif, nettement délimité dés le premier jour, la détermination de mesures administratives immédiates destinées à assurer la réalisation de la politique qu'ils entendaient poursuivre, l'assentiment du chef de l'Etat et l'assurance de son concours solide et durable au milieu des complications et des luttes qu'on prévoyait, exigèrent d'assez laborieuses négociations.

Le programme du cabinet fut puisé dans le programme du parti. Un principe le domine et le caractérise : l'indépendance du pouvoir civil et la laïcité de l'Etat.

Ici point de difficultés. Elles apparurent lorsqu'il s'agit de régler diverses questions d'ordre administratif et personnel. On les résolut transactionnellement. Le cabinet démissionnaire avait, pendant la durée de la crise, procédé, comme nous l'avons dit plus haut, à certaines nominations qu'il était impossible de maintenir.

Le comte Th. Van der Straten-Ponthoz avait été désigné pour représenter la Belgique à Rome. Quels (page 167) que fussent les mérites du diplomate, ce choix ne pouvait convenir au gouvernement libéral. Il était indispensable que le plénipotentiaire belge auprès du Saint-Siège inspirât à ceux qui étaient appelés à diriger la politique intérieure du pays, une pleine confiance et que ses opinions personnelles, en harmonie avec celles du cabinet, le rendissent apte à expliquer et à faire comprendre les principes qui devaient régler désormais les relations de l'Église et de l'Etat.

De l'assentiment du Roi, le poste fut offert au procureur général prés la cour de cassation, M. Mathieu Leclercq, qui l'accepta. Nul n'en était plus digne. Ancien membre du Congrès national, il avait été ministre de la justice dans le cabinet Lebeau-Rogier de 1840. Fermement attaché aux idées libérales, il était resté fidèle la foi catholique, qu'il pratiqua toute sa vie. En consentant à déposer temporairement la robe écarlate pour aller diriger la légation belge à Rome, dans des conjonctures aussi délicates, M. Leclercq apportait au ministère un témoignage de sympathie et d'adhésion auquel le caractère de l'homme donnait autant de prix que la magistrature éminente dont il était revêtu. (Note de bas de page : Rien n’atteste mieux les colères excités dans le monde d'Église par l’avènement du libéralisme que cette désignation par le Saint-Siège. Des intrigues amenèrent le pape à refuser d'agréer le diplomate belge. Le gouvernement ne capitula point. Il suspendit les relations avec la cour de Rome. Le pape céda, mais il était trop tard. La fierté de M. Leclercq s'était insurgée contre l’offense. Et dès la signature du refus de la curie romaine, il avait dans une lettre rendue publique, fait connaître sa volonté de décliner la mission qu’il avait d’abord acceptée, quelle que fût ultérieurement la décision du Saint-Siège. La relation exacte et quasi-officielle de ces incidents se trouve dans l’Exposé historique des rapports qui ont existé entre le Saint-Siège et la Belgique depuis 1860, introduction au tome Ier de La Belgique et le Vatican, Bruylant-Christophe, 1880.)

(page 168) Une seconde condition fut formulée : l'élimination d'un certain nombre de gouverneurs de province et de commissaires d'arrondissement, que leur passé, leurs attaches, leurs dispositions, en manifeste contradiction avec les principes dont le cabinet allait entreprendre l'application, rendaient impropres à collaborer à l'œuvre ministérielle. C'étaient cinq gouverneurs, MM. de la Coste, Mercier, Desmaisières, d'Huart et de Muelenaere, et plusieurs commissaires, dont M. Lekeu, récemment nommé à Liége.

Il ne s'agissait ni de vengeances à assouvir, ni de dépouilles à partager. Mais une politique nouvelle commençait. Elle devait se heurter à des préventions et des calculs. Il faudrait dissiper les unes, déjouer les autres. Une confiance réciproque, une sincère communauté de pensée étaient nécessaires entre le gouvernement et ses représentants immédiats. Les rouages du mécanisme administratif ne pouvaient être abandonnés aux mains d'agents récalcitrants ou indisciplinés, dont la mauvaise humeur, l'inertie ou l'hostilité paralyseraient l'action du moteur central. L'indépendance du pouvoir civil impliquait d'abord l'indépendance de ceux qui l'exerçaient, vis-à-vis du pouvoir rival dont on entendait l'affranchir.

Le Roi résista. Le 7 août Firmin Rogier avait averti son frère des répugnances qu'éprouvait le souverain à la perspective de révocations à prononcer. On en triompherait cependant, ajoutait-il, au moyen de concessions réciproques.

On transigea. Des cinq gouverneurs, dont le renvoi était demandé, deux furent épargnés, MM. de Muelenaere et d'Huart. Le dernier, à la suite d'un conflit avec le cabinet, dont nous reparlerons, fut mis à la retraite deux mois plus tard. Le déplacement de M. Lekeu fut décidé. En revanche, il fut convenu que le cabinet adresserait aux gouverneurs une circulaire (page 169) qui leur ferait connaître son programme et réclamerait leur adhésion.

Sur ces négociations qui précédèrent la constitution officielle du ministère, Frère-Orban donna à Delfosse les détails les plus circonstanciés dans une lettre datée du 9 août 1847. Le document est intéressant à plus d'un titre. Il montre le jeune homme d'Etat prenant, dès le premier jour, une part importante aux délibérations du collège qui sera demain gouvernement, exprimant son avis sans réticences, aimant marquer la vigueur de volonté qu'il sent en lui et qu'il a hâte de déployer. Il n'est pas fait pour l'obéissance. Il s'exerce à vouloir, non à plaire. Il n'entre pas au pouvoir en débutant timide, cherchant l'indulgence, prêt, pour se concilier la faveur, adoucir les contours rigides de son caractère et de ses idées.

Son accession subite aux honneurs ne lui arrache ni un mot de satisfaction, ni un mot de gratitude ; il avait de l'orgueil ; il n'eut jamais de vanité. Il mesure les difficultés du rôle qu'il assume. Il s'en effraye, mais ne recule point. Il écrit à Delfosse :

« Je suis triste à mourir. Dans la solitude où je suis, seul, sans ami à qui me confier, je souffre tous les tourments que doit endurer un condamné dans une prison cellulaire. Ces huit jours passés m'ont paru une éternité. J'étais d'ailleurs malade et l'état du corps n'a pas peu contribué à la fâcheuse disposition d'esprit dans laquelle je me trouve. Tu m'as conduit dans une horrible affaire et j’ai bien peur de ne pouvoir m'en tirer de manière à donner satisfaction aux exigences que l'on montrera envers moi. Au demeurant, je n'y mets point d'amour-propre et si je crains de n'être point à la hauteur de mon rôle, ce n'est pas pour moi, mais bien plutôt pour notre cause. (Note de bas de page : On retrouve les mêmes impressions dans une lettre de remerciement adressée, le 14 août, après la constitution officielle du cabinet, à un ami liégeoise qui avait félicité le nouveau ministre : « Si je n’avais consulté que mes forces, je n’aurais pas accepté maintenant la position que l’on m’a faite. J’aurais attendu que l’expérience fût venue et j’aurais pu alors rendre plus facilement quelques services au pays. La tâche est immense et vraiment j’en suis effrayé, si je n’avais la conviction que l’on me tiendra compte de toutes les difficultés dont je suis entouré. A vous, du reste, mes bons amis de Liége, à me soutenir et à me défendre, vous qui connaissez mes intentions, mes principes, mon dévouement. » Fin de la note de bas de page.) Nos adversaires se (page 170) réjouiraient tant de l’échec d'un parvenu que l’on veut improviser général !

« Nous avons eu, comme tu le penses bien, une série d'entrevues entre les membres du futur cabinet. Nous avons fini par nous mettre d'accord sur presque tous les points. Les articles paraphés par nous peuvent se résumer ainsi :

« 1° Indépendance du pouvoir civil. L'Etat est laïc. Il faut l'affranchir partout des entraves qui peuvent gêner son action. Cette règle doit appliquée partout avec vigueur. - Respect au surplus pour la foi, le dogme, le culte. Respecte et protection aux ministres des cultes agissant dans le cercle de leur mission religieuse ;

« 2°. Retrait de la loi du fractionnement. Maintien de la loi qui donne au Roi le pouvoir de nommer en dehors du conseil. mais en y ajoutant l'avis conforme de la députation permanente ;

« 3° Réforme électorale limitée l'adjonction des capacités brevetée par l'autorité publique ou inscrites sur les listes du jury. En dehors de cette réforme, au delà de cette réforme le cabinet ferait actuellement résistance ;

« 4° Modification de la loi sur le jury d'examen dans le but de renforcer l'action du gouvernement dans le choix des membres du jury ;

« 5° En cas de conflit avec les Chambre, promesse de la part du Roi d’un concours sincère et solide ;

« 6° Point d’aggravation des tarifs des douanes ;

« 7° Abolition de la loi de 1834 sur les céréales. Liberté aussi large que le comporte l'état actuel des choses quant au commerce des denrées alimentaires sans exception.

« En ce qui touche les personnes, la révocation des nominations Van der Straeten et Lekeu, condition sine qua non

« J'ai insisté avec ténacité pour le changement de cinq gouverneurs. puis de quatre ; Mercier. Desmaisières, la Coste, de Muelenaere. Il a été convenu qu'on le demanderait au plus tôt, afin (page 171) d'éviter une mauvaise position - demander et ne point obtenir, - que tous les gouverneurs seraient débattus dans l’entrevue avec le Roi.

« J’ai trouvé sur tous ces points, de la part de mes coassociés, beaucoup de bonne volonté, d’excellentes intentions. On a discuté les hommes et les choses non avec le dessein d’éluder un principe, ou le désir d’épargner des personnes, mais avec la ferme volonté de faire tout ce qui était possible dans les circonstances actuelles.

« Hier a eu lieu, pendant deux heures et demie, la conférence entre le Roi et M. Rogier. Le Roi a témoigné de sa satisfaction sur la composition du cabinet. Étant le seul qu'il ne connût pas, il avait pris sur mon compte une foule de renseignements. Il paraît qu'il s'est adressé à mes amis ou quelque chose d'approchant, car j'ai obtenu des certificats parfaits de bonne vie et mœurs.

« Le Roi a écouté avec attention toutes nos conditions, en a discuté quelques-unes et a fini par y donner son assentiment. J’en ai été étonné, je l’avoue.

« Les résistances ont commencé quant aux personnes. Cependant il a fini par reconnaître que Van der Straeten et Lekeu ne pouvaient être maintenus dans leur position. Il a tenu ferme pour ne remplacer que trois gouverneurs. Que dirait-on en France, a-t-il objecté, d’une destitution de cinquante préfets ?

« M. Rogier est venu nous rendre compte de la situation. Nous avons délibéré longtemps, nous avons cherché un moyen de tourner la difficulté. Il a été résolu que le cabinet ferait un exposé franc et complet des principes énoncés plus haut. en vertu desquels il entend se diriger et que l'on réclamerait une adhésion explicite des gouverneurs à notre politique, sauf à révoquer ceux qui n'acquiesceraient point. Il est bien entendu qu’il s'agit ici des gouverneurs autres que Mercier, Desmaisières, la Coste. Il paraît certain maintenant que le Roi accédera à ce moyen.

« Tu trouveras, je pense, qu'il y a quelque chose de large et de libéral dans le manifeste proposé. Nous commencerions par un acte de vigueur et de franchise, en annonçant hautement et clairement au pays quelle est la politique que nous voulons inaugurer.

« Du reste, sur cette affaire des gouverneurs, tout à failli se rompre hier à cause de moi. J’étais dans une cruelle perplexité. Toutes les choses étant consenties, ne m’aurait-on pas fait un crime d'avoir été un obstacle à l'avènement d'un ministère (page 172) libéral et d'avoir sacrifié au maintien ou au remplacement d'un homme, un aussi grand intérêt ?

« Du côté de la Cour ou se montre très disposé à en finir sur-le-champ et il est évident que l'on y met de la bonne volonté. D'autre part, les marques de sympathie nous arrivent. M. Leclercq accepte une mission temporaire à Rome. Cela est important et bien significatif pour le nouveau cabinet.

« La journée de demain sera employée la rédaction du manifeste. Il sera soumis au Roi. Sil n'y voit rien à reprendre, s'il signe les révocations Van der Straeten et Lekeu (qui seront appelés à d'autres fonctions), s'il promet le remplacement des gouverneurs qui n'adhèreraient pas, le ministère sera définitivement constitué et les nominations paraîtront dans le Moniteur du 12. - Nous n'avons pas voulu être le ministère du 10 août. »

Une seconde lettre à Delfosse, du 11 août, complète la première. Elle indique que Delfosse ne s'est montré que partiellement satisfait des conditions convenues. Frère-Orban lui montre les obstacles rencontrés, les résultats obtenus :

« Je vois, mon cher ami, que tu ne soupçonnes guère toutes les difficultés que nous avons dû vaincre pour obtenir ce que nous avons obtenu, II faut venir ; il faut que tu saches tout, il faut que toutes les pièces passent sous tes yeux. Je ne crois pas que, à ma place, tu aurais fait davantage.

« D’heure en heure de nouveaux embarras surgissent. y mettre une énergie incroyable. Nous correspondions encore à minuit, Nous sortons d'une entrevue avec M. Van Praet. Je m'y suis montré inébranlable sur quelques points, qui seraient trop longs à raconter. Je commence bien, et si nous entrons, ce qui est incertain l'heure qu'il est (6 heures du soir), j'aurai un bel accueil du Roi.

« Je pense que lorsque tu auras lu notre manifeste, s'il paraît, tu tomberas d'accord que la concession faite sur de Muelenaere et d'Huart est à certains égards compensée. »

On voit par cette lettre que, le11 août, au soir, l'accord entre la Couronne et les futurs ministres n'est pas encore scellé. Il devient définitif quelques heures après. Le Roi signe les arrêtés. Ils paraissent au (page 173) Moniteur du 12, qui contient en outre la déclaration inaugurale du cabinet, ainsi que les arrêtés admettant MM. de la Coste, Mercier et Desmaisières, gouverneurs de Liége, du Hainaut et de la Flandre orientale, à faire valoir leurs droits à la pension et appelant à d'autres fonctions le commissaire d'arrondissement de Liége, M. Lekeu, que M. Fléchet remplaça. Des arrêtés ultérieurs, publiés au Moniteur du 5 septembre et du 18 septembre, atteignirent treize autres commissaires d'arrondissement. Et ces mesures en provoquèrent une nouvelle à l'égard de M. d'Huart, gouverneur de la province de Namur.

M. d'Huart avait adhéré à la déclaration du 12 août. Il se ravisa, à la suite des révocations prononcées contre certains commissaires, qu'il jugea illégitimes et contraires aux promesses qu'elle formulait. Le cabinet refusa de reconnaître à un fonctionnaire, si haut fût-il placé, le droit de censurer les actes du gouvernement. Il proposa au Roi de remplacer M. d'Huart et de l'admettre la pension. M. d'Huart était puissamment soutenu par des influences de Cour. Le Roi hésitait à sévir. Un arrangement fut suggéré et tenté. Une correspondance s'engagea entre Rogier et M. d'Huart. M. Van Praet intervint dans un but de conciliation.

Cependant M. d'Huart se refusait à une rétractation formelle, se bornant à se défendre de toute pensée d'hostilité à l'égard du ministère. L'incident se prolongeait et l'inaction du gouvernement risquait de l'affaiblir. Bien que le cabinet eût réclamé la destitution de M. d'Huart, il parut fléchir au moment décisif et pencher vers une solution amiable. Frère-Orban seul persiste dans la résolution primitive. Il adresse à ce sujet, le 7 octobre, une longue lettre à Rogier. Il la termine ainsi : « Je vous prie instamment, mon cher collègue, d'examiner de nouveau toutes les phases de (page 174) ce déplorable incident. J'ai le plus vif regret de me trouver en désaccord avec mes collègues et j'espère encore qu'après y avoir mûrement réfléchi, on reconnaîtra que la seule voie que nous puissions suivre est celle que vous aviez d'abord indiquée. » Il motive, en termes énergiques, par une discussion pressante, l'attitude qu'il conseille et qu'il croit seule compatible avec la dignité gouvernementale et les règles de la discipline administrative. « Y a-t-il, oui ou non, dit-il, un dissentiment entre M. d'Huart et nous ? Ce que nous croyons bon, utile, indispensable, n'est-il pas proclamé par lui partial, injuste, réactionnaire ? En nous parlant ainsi, aucune pensée d'hostilité ne le domine ! A la bonne heure. Mais du moment où il est imprégné de la conviction qu'il exprime, comment M. le gouverneur défendra-t-il dans sa province la politique et les actes du ministère ? Et si demain nos ministres à l'étranger prennent la même attitude que M. d'Huart, faudra-t-il donc encore le tolérer sous ce prétexte qu'ils n'ont pas d'ailleurs d'hostilité contre nous ? Ne serait-ce pas la marque d'une faiblesse insigne que de souffrir de telles attaques à la condition que nos agents protestent de leurs bonnes intentions?... » M. d'Huart est puissant. Qu'importe ?... « Pourquoi hésiterions-nous maintenant et pourquoi n'avons-nous pas hésité tout d'abord? Est-ce qu'il faut paraître plus faibles à mesure que les prétentions deviennent plus dangereuses ? » Frère-Orban obtient gain de cause. Le cabinet se ressaisit et M. d'Huart est mis à la retraite. (Note de bas de page : M. Discailles en a relaté les détails (Charles Rogier, t. III, p. 211). Il ne paraît pas avoir eu de lettre de Frère-Orban qui éclaire la dernière phase de l’affaire.)

L'incident en lui-même n'a qu'un minime intérêt historique mais il fait apparaître les résistances (page 175) sourdes que rencontrait la politique nouvelle. Et il montre le rôle, l'autorité, la fermeté du jeune ministre, à peine investi du pouvoir, déjà pénétré des prérogatives nécessaires du gouvernement, se refusant à les abdiquer, et préférant, par tempérament comme par méthode, l'action franche et immédiate aux transactions commodes, mais débilitantes.


Le programme du cabinet du 12 août, qui parut au Moniteur, signé par tous les ministres, développe les points sur lesquels l'accord s'était établi et que Frère, dans sa lettre du 9 août à Delfosse, avait succinctement résumés.

Il doit être relu ici, bien qu'il ait été déjà reproduit par d'autres auteurs ; car il éclaire les événements qui vont se dérouler et au milieu desquels se développe la carrière de Frère-Orban.

Il débute par l'affirmation du principe fondamental de la « politique nouvelle », autour duquel se noueront les luttes qui dans la suite rempliront prés d'un demi-siècle de notre vie publique.

« En tête de son programme politique, le ministère tient à poser en termes explicites le principe de l'indépendance du pouvoir civil à tous ses degrés. L'État est laïc. Il importe de lui conserver nettement et fermement ce caractère, et de dégager, sous ce rapport, l'action du gouvernement, partout où elle serait entravée.

« D'autre part, respect sincère pour la foi et pour les dogmes ; protection pour les pratiques de l'ordre religieux ; justice et bienveillance pour les ministres des cultes agissant dans le cercle de leur mission religieuse.

« Ce double principe, en harmonie avec l'esprit de notre Constitution, forme la base essentielle et comme le point (page 176) de départ de l'administration nouvelle. Il recevra son application dans tous les actes législatifs et administratifs, et principalement en matière d'enseignement public.

« Les membres du cabinet se sont également mis d'accord sur les quatre questions suivantes, qu'ils ont résolu de porter devant les Chambres :

« 1° Jury d'examen universitaire. Renforcer l'action du gouvernement dans la nomination des membres du jury, et changer, en conséquence, le mode de nomination actuel.

« 2° Faire cesser les effets fâcheux de la loi du fractionnement de la commune, en revenant au mode d'élection consacré par la loi de 1836.

« 3° Le pouvoir de nommer des bourgmestres en dehors du conseil ne pourra être exercé que de l'avis conforme de la députation permanente. L’usage de cette faculté, restreint d’ailleurs à des cas exceptionnels et n’ayant pour but qu’un intérêt administratif et non politique, l’avis conforme de la députation permanente devient ici une règle de bonne administration.

« 4° L'adjonction des capacités aux listes électorales entre également dans les vues du nouveau cabinet. Il est entendu qu'il ne peut s'agir que des capacités officiellement reconnues ou brevetées. Elles seront empruntées aux listes du jury.

Avec la composition des Chambres telle que l'ont faite les élections du 8 juin, avec les fermes principes et les intentions droites qu'apporte l'administration nouvelle, avec l'appui sincère et solide qui lui est promis par la Couronne, un conflit sérieux et permanent entre le ministère et lune ou l'autre Chambre ne paraît pas à craindre, et l'harmonie entre les grands pouvoirs de l'Etat ne sera pas troublée.

« Si le gouvernement attache une haute importance au développement de l'esprit politique et national, s'il veut conserver aux intérêts intellectuels et moraux leur rang élevé, il n'est pas moins pénétré du grand rôle que les intérêts matériels doivent jouer dans la politique belge. Les intérêts demandent pour fleurir, sécurité et stabilité. Le cabinet s'occupera sans relâche des moyens propres à garantir, concilier, développer les divers éléments de la prospérité publique.

« La situation financière du pays appellera tout d'abord l’attention du ministère. II est résolu à assurer et maintenir l'équilibre dans les budgets.

« Le cabinet ne jettera pas la perturbation dans notre régime économique par des changements inopportuns à la législation douanière. Mais il s'opposera en règle générale, à de nouvelles (page 177) aggravations de tarif, et il s'attachera à faire prévaloir un régime libéral quant aux denrées alimentaires. La législation de 1834 sur les céréales ne sera pas rétablie. Nous ne ferons pas consister le salut de l'agriculture dans l’échelle mobile ou dans l'élévation des droits. II lui faut une protection plus efficace. Cette protection, elle l'aura. L'industrie agricole marche à la tête de toutes les autres par la diversité de ses travaux et l'utilité immense de ses produits. Elle a droit de compter sur la sollicitude active et persévérante du gouvernement.

« Animé d’un sentiment de justice distributive pour tous les intérêts et toutes les classes de la société, le cabinet croit que l'attention et l'action du gouvernement doivent particulièrement se porter sur le bien-être matériel et moral des classes nécessiteuses. Sous ce rapport, la situation des populations flamandes doit tenir la première place dans ses préoccupations et dans ses actes.

« Il n'est pas possible d'envisager froidement la détresse où sont tombés plusieurs districts de ccs provinces jadis si florissantes. Il faut qu'ils soient relevés de cet état de décadence. Ll y va de l'honneur du pays et du gouvernement. Le pays veut et nous voulons pour lui l'ordre et le calme avec la libre pratique et le sage développement de nos institutions.

« Loin de nous la pensée d'une administration réactionnaire, étroitement partiale. Nous la voulons bienveillante et juste pour tous, sans distinction d’opinion politique. S

« Si nous exigeons des fonctionnaires le rigide accomplissement de leurs devoirs administratifs, nous veillerons aussi à ce que leurs droits soient garantis et respectés. La capacité, la probité, le dévouement à leurs devoirs seront toujours pour eux les meilleurs titres de recommandation à faire valoir auprès du gouvernement.

« Une administration faible et relâchée serait fatale au pays. Tous les bons citoyens demandent que cette administration soit forte et stable.

« Cette force et cette stabilité, le gouvernement doit la rencontrer, comme on l’a dit à une autre époque, dans une parfaite unité de vues et de conduite, dans sa modération, dans son impartialité, dans une marche ferme et loyale, dans son respect sincère pour tous les principes généreux de notre Constitution, dans son profond dévouement au Roi et à la nationalité.

« Un gouvernement auquel manquerait le concours loyal de ses agents ne pourrait espérer de faire le bien et de réprimer (page 178) le mal, dans toute l'étendue de ses devoirs et de sa responsabilité.

« Tels les principes, telles sont les intentions de l'administration nouvelle. Animée du vif désir de voir le pays marcher dans la voie de tous les progrès sages et vrais, elle n’a pas la prétention de tout réparer, de tout améliorer, de tout changer. Elle sait que les réformes n'ont chance de vie et de durée qu'à la condition d'avoir été éclairées par l'étude et mûries par l'expérience. Il y faut du temps et de la mesure. »

Le manifeste dessine tous les aspects de la politique que le cabinet entend poursuivre.

Elle sera sécularisatrice; elle ne sera ni intolérante vis-à-vis des croyances, ni agressive vis-à-vis de l'Église. Pour l'accomplissement de ses fins, elle exigera un concours loyal, une stricte discipline des agents de l'administration, sans pression, ni favoritisme. L'appui solide et sincère de la Couronne la met à l'abri de toute tentative de dissociation entre les pouvoirs de l'Etat. Les mesures politiques annoncées constituent l'application immédiate de la charte du congrès de 1846. Les intérêts économiques sont au même rang que les intérêts moraux. En évitant de brusquer la transformation du régime commercial, c'est vers la liberté qu'on aiguillera les solutions.

Sans distinguer entre les classes, le plus pauvre a droit la majeure sollicitude. Le congrès de 1846 a assigné au libéralisme la mission de poursuivre l'amélioration du sort des travailleurs. Le premier ministère libéral s'impose le devoir de rechercher leur « bien-être moral et matériel. »

Aucune place n'est faite à l’utopie ou l'esprit de secte. Le manifeste est d'un ton ferme, sans jactance ni provocation. La rhétorique en est absente. Ce n'est ni un exposé théorique ni une déclaration de guerre. C'est un programme de gouvernement, libéral et pratique ; il fut loyalement observé, et le mérite du (page 179) ministère de 1847 fut moins peut-être de l'avoir conçu que, l'ayant formulé, de l'avoir intégralement exécuté ; il ne promit que ce qu'il pouvait faire et fit tout ce qu'il promit.

La droite accueillit le programme ministériel sans colère. Bien plus, dans la discussion de l'Adresse en réponse au discours du trône, elle se contenta d'exprimer des réserves et s'abstint au vote.

La proclamation du principe de l'indépendance du pouvoir civil souleva un ample débat qui pour être parfois assez chaleureux de ton, resta courtois et modéré.

Frère-Orban y intervint.

Ce fut son début à la tribune parlementaire.

Tour à tour M. De Decker et M. Malou avaient tenu à s'expliquer. Leur langage était habile. M. De Decker reconnaissait l'importance du triomphe remporté par l'opinion libérale aux élections de juin. Il ne refusait pas son concours au gouvernement. Il attendait les actes avant de prendre position contre lui. Les principes que le ministère avait inscrits à son programme ne l'effrayaient guère, mais il se défiait de l'application que l'esprit de parti en suggérerait. Il admettait l'indépendance du pouvoir civil « aussi largement » que le cabinet, mais redoutait les majorités exclusives et réclamait le retour au régime des majorités transactionnelles et des ministères mixtes ; sa thèse consistait, pour légitimer ceux-ci, représenter les luttes intérieures dont la Belgique était le théâtre depuis dix-sept ans, comme reposant sur un pur « malentendu. » M. Malou ne s'insurgeait pas plus que M. De Decker contre le principe de l'indépendance civile. « Sans indépendance du pouvoir civil, disait-il, il n'y a plus de Constitution. »

La tactique de la droite manquait de franchise. Elle consistait à perpétuer une équivoque. Nul ne (page 180) contestait le principe de l'indépendance du pouvoir civil. Il se dégage de la Constitution. Il est un des fondements de la société moderne. Le confit ne portait pas sur une affirmation théorique, mais sur des applications positives. Là où l'action de l'Etat et l'influence religieuse entrent en contact, si la première subit la pénétration de la seconde, l'indépendance du pouvoir civil est compromise. Elle est atteinte si, par faiblesse, complaisance ou partialité de la puissance publique, celle-ci accorde dans l'Etat à une confession, à un culte, aux ministres qui le desservent, une autorité, un privilège, une prépondérance, si elle abandonne à l'Église une part de ses prérogatives, si, dans une portion quelconque de la vie civile et politique, la loi, expression de la volonté collective, fléchit devant le dogme, le représentant de l'Etat, organe de la fonction gouvernementale, devant le représentant d'une secte.

Le domaine de l'enseignement est celui où se heurtent le plus directement la conception civile et la conception théocratique de la société. C'est là que l'antagonisme des opinions et des tendances s'est révélé dés le début. C'est sur ce terrain que sont nés et se sont développés les germes de la politique libérale, que les partis ont pris position et sont entrés en conflit. Les luttes qui les ont mis aux prises ne sont pas, selon l'expression de M. De Decker, le résultat d'un malentendu. Elles sont naturelles, inévitables et ne passionnent les esprits que parce qu'elles mettent en jeu des principes opposés et des idéals contradictoires.

Frère-Orban le fait ressortir en un bref discours, incisif, péremptoire (séance du 17 novembre 1847). « Comment entendez-vous, dit-il à la droite, l'indépendance du pouvoir civil en matière d'enseignement? Selon le parti catholique, c'est l'abdication des droits de l'Etat. » Et comme (page 181) des dénégations retentissent, c'est l'abdication des droits de l'Etat, insiste-t-il. Et par trois fois il le répète avec une énergie croissante, selon une méthode oratoire qui lui servira souvent dans les duels de parole où la puissance de parole détermine parfois la victoire.

Il rappelle alors la thèse soutenue par M. Dechamps, dans son rapport sur la loi de 1835 relative aux jurys d'examen : l'Etat n'a pas compétence pour enseigner, son intervention ne se justifie qu'à défaut d'institutions libres. Puis il produit une correspondance entre l'épiscopat et le gouvernement, au sujet de l'application de la loi de 1842 sur l'enseignement primaire, correspondance extraite des dossiers du ministère de l'intérieur et que lui a communiquée Charles Rogier. Et il révèle, les documents la main, les prétentions des évêques. Les évêques exigeaient qu'aucune nomination, dans toute école où leur concours serait demandé, ne fût faite, sans qu'ils eussent été préalablement entendus. Ils exigeaient qu'un règlement d'administration générale leur attribuât ce droit. On n'a pu trouver un homme d'Etat qui consentît faire un pareil règlement. « Mais ce qu'on ne pouvait pas ostensiblement, on le pouvait secrètement. Ce qu'on ne pouvait pas officiellement, on le pouvait officieusement. Ce qu'on pouvait officieusement, on l'a concédé ! » Ce n'est pas tout. Les évêques se sont opposés à ce que l'Etat admît dans ses écoles normales un nombre d'élèves tel qu'elles devinssent une concurrence redoutable pour les leurs. Et l'Etat a limité strictement l'admission dans ses établissements normaux.

Comment dès lors soutenir qu'il y a identité de principes entre les deux fractions de la Chambre ? La droite les proclame, elle ne les applique point. Le ministère a reçu pour mission d'en assurer le respect. (page 182) Il fera de l'indépendance du pouvoir civil une réalité. C’est par là que se caractérise la politique nouvelle.

L'intervention du ministre des travaux publics n'était pas attendue. Elle fit événement. Elle apportait au débat des éléments ignorés, la correspondance des évêques avec Nothomb et Van de Weyer, attestant les intrigues poursuivies par le haut clergé, dés le lendemain de la loi de 1842, afin de désarmer le pouvoir et d'assurer à l'Église la main haute sur l'école. Le coup était rude. La droite se cabra. Elle protesta contre la production de ces pièces décisives. Leur publication fut ordonnée (Annales parlementaires, 1847-1848, p. 521.). Nothomb, mis en cause, tint à s'expliquer et, dans la discussion du budget de l'intérieur, présenta sa défense.

Le succès du discours ne fut pas moindre que l'effet de l'argument. L'orateur fut écouté, mieux qu'écouté, interrompu ; on interrompait rarement alors. Dans une lettre à son ami et confident Fléchet, écrite le lendemain, il confesse n'avoir pas échappé à l'émotion des débuts. (Note de bas de page : M. Fméchet, qui venait d’être nommé commissaire d’arrondissement à Liége, était l’ami intime de Frère-Orban. Celui-ci entretint avec lui et Delfosse pendant toute la durée du cabinet de 1847, une correspondance suivie. Il les tenait au courant de tout ce qui se passait, leur demandait leur avis, et se faisait renseigner par eux sur l’état de l’opinion publique à Liége. Fin de la note de bas de page). Mais il a conscience de l'effet produit ; et il ne met pas de modestie à le dissimuler.

« Je me suis jeté hardiment hier dans la discussion politique. Mon audace m'a porté bonheur. Bien que je fusse passablement ému en présence d'un nouvel auditoire qui était d'autant plus effrayant qu'il était plus attentif, j'ai réussi à faire une impression profonde sur la Chambre. J'en suis heureux pour notre (page 183) cause, car je sens que je suis maintenant pour elle un bon soldat de plus. Mes révélations ont été comme un coup de massue pour mes adversaires. De tous les bancs de la gauche, j'ai reçu les plus cordiales et les plus sympathiques félicitations. «

La presse libérale et catholique enregistre unanimement le succès.

L'Indépendance, rappelant que M. Frère était arrivé la Chambre « précédé d'une de ces réputations d'orateur qui viennent trop souvent se briser à la tribune » , proclame qu'il a plus fait que de résister l'épreuve. « Il en est sorti avec tous les honneurs de la guerre. La Chambre compte un orateur de plus. » L'Observateur constate que M. Frère-Orban a répondu à M. Malou, « avec beaucoup de justesse, d'esprit et une verve de bon sens qui l'a placé, dès son début, parmi les orateurs les plus distingués de la Chambre ». L’Emancipation, organe de l'opposition, reconnaît que le maiden speech du ministre des travaux publics a été accueilli avec faveur par la gauche, avec intérêt par toute l’assemblée.

Elle est peu suspecte de sympathie pour Frère. Quelques mois auparavant, elle avait accueilli son entrée au pouvoir par une bordée de sarcasmes, le qualifiant d'inconnu, sortant d'une innocente obscurité et n'ayant d'autre mérite que d'avoir tenu les ciseaux du Journal de Liéget. Elle découvre maintenant en lui un adversaire avec lequel il faudra compter, et en trace un portrait, certes peu flatté, mais où perce cependant un éloge contraint. « Il a le don de la clarté..., il sait poser une question... Son argumentation est ferme et logique. Il parle en homme convaincu, mais sa conviction est raide et hautaine... Son éloquence a quelque chose de dur et de cassant. Il manque d'élévation, de verve et d'entrain... »

Sa verve et son entrain, les amis de L’Emancipation (page 184) ne devaient pas tarder à les mesurer et à en souffrir. Et si dans ce premier discours, sous l'empire de la hâte fiévreuse qui presse le débutant de la tribune, la phrase était de facture un peu sèche et d'un tour anguleux, elle s'élargirait bientôt dans la sphère des principes, s'aiguiserait dans l'ardeur des polémiques, s'assouplirait dans les discussions d'affaires. Mais dès la première épreuve, on avait senti l'instrument solide et de bonne trempe. Nul flottement dans l'expression, nulle indécision dans la poursuite du raisonnement. Le débat avait été nettement circonscrit, l'équivoque percée, le problème mis en relief, les deux politiques marquées à grands traits. La harangue, qui n'occupe qu'une page des Annales, est dépourvue de toute recherche d'effet. Elle ne vaut à la lecture que par la concision, la concentration de l'argument, ramassé pour faire balle. A l'audition, les témoignages recueillis montrent que l'impression fut plus forte. C'est le geste, l'accent, l'emportement du débit qui avaient frappé la Chambre et imposé l'attention.

Avec l'autorité conquise, l'élan oratoire brise ses dernières entraves. La droite soulève un débat à propos d'un arrêté de M. de Haussy qui avait annulé une disposition testamentaire mettant à la disposition du clergé paroissial diverses sommes pour distribution aux pauvres. La question de la liberté de la charité et de l'administration de la bienfaisance publique, qui devint plus tard, pendant plusieurs années, le pivot des luttes de parti, mit aux prises les chefs de la majorité et de l'opposition. Frère se lança dans la mêlée, soutint le système de la laïcité de la bienfaisance, combattit l'institution d'administrateurs spéciaux et rattacha sa thèse aux principes de 1789. Cette évocation arracha des protestations M. De Decker, qui demanda si l'éloge de la Révolution de 1789 était bien placé dans la bouche d'un ministre du (page 185) Roi. Il semblait aux réactionnaires et aux timorés que cette date retentissante ne fît surgir d'autre vision que celle des échafauds de la Terreur. Pour tous ceux qui recherchent dans l'histoire le sens supérieur des événements, elle reste une date immortelle de délivrance et d'émancipation, celle de la fondation d'un monde nouveau, où nous vivons. Comme la Réforme au XVIème siècle, elle marque l'une des grandes étapes de l'évolution de l'humanité.

Frère-Orban la salua d'un ardent hommage. Le morceau est court, mais éclatant :

« Je le crois, j'ai dit que la révolution de 1789 était une grande et magnifique révolution ; je n'ai pas parlé des excès de 1792 et de 1793. J'ai prononcé le mot de 89 qui rappelle l'abolition des jurandes des maîtrises, l'abolition des privilèges de la noblesse et du clergé ; qui rappelle l'avènement des hommes du tiers Etat. C'est à cette révolution que nous devons ce que sommes et comme nous avons reçu de père en fils, avec le sang, le souvenir des ignominies qu'on fit peser sur le tiers Etat pendant des siècles, nous pouvons aussi aujourd'hui glorifier cette magnifique révolution de 89, et nous devons plaindre ces insensés, ces ingrats, qui renient cette mère glorieuse qui les a mis au monde à la vie publique, qui, de parias qu'ils étaient, les a faits citoyens et, pour tout dire en un mot, qui a proclamé de nouveau cette loi du Christ, la grande et sainte égalité. » (22 janvier 1848).

Cette glorification de la Révolution n'était pas d'un révolutionnaire. Le langage de Frère-Orban n'était inspiré ni du culte de la toute-puissance populaire, ni du dogme de la violence, qui a conservé ses apôtres et ses mystiques. C’est l'immense effort intellectuel dont la Révolution est sortie, ce sont les Droits de l'homme, c'est la dignité et l'indépendance dc la personne humaine reconnue et garantie, c'est la (page 186) disparition des castes, la liberté du travail, la loi proclamée égale pour tous, que le bourgeois libéral, l'homme du Tiers, fils de ses œuvres, de naissance médiocre et d'intelligence illustre, honorait devant un Parlement bourgeois, représentation de cette classe moyenne belge, saine, industrieuse, éclairée, qui pendant soixante ans a supporté toute la charge du gouvernement, et qui, pour avoir sans doute commis des fautes, n'en a pas moins assuré la prospérité nationale et maintenu les libertés publiques.


L'orateur d'affaires ne s'affirma pas moins brillant que l'orateur politique, avec d'autres mérites qui complètent une admirable organisation d'homme d'Etat, le don de l'exposition, la promptitude du raisonnement, la faculté de clarifier les questions techniques, une connaissance précise et pénétrante des faits et des principes économiques. Frère-Orban fit ses preuves dans le débat financier qui s'ouvrit à l'occasion du budget de la dette publique et où il rencontra un adversaire redoutable, M. Jules Malou. Il manœuvra au milieu des chiffres avec dextérité et méthode, maître de son sujet et familiarisé déjà par l'effort d'une étude aussi rapide qu'approfondie avec toutes les difficultés de l'état budgétaire du pays (séances des 1er et 2 décembre 1847).

Ministre des travaux publics. il eut, dans les premiers mois de la session, à soutenir et à discuter le projet de réforme postale et le budget de son département que la Chambre passa au crible.

(page 187) La réduction des tarifs postaux préoccupait partout les gouvernements. L'Angleterre faisait l'essai de la réforme de Rowland Hill, qui avait brusquement substitué à des taxes excessives la taxe uniforme d'un penny. Les débuts avaient été difficiles. Les recettes avaient baissé. Dès les premiers jours de la session, dans la discussion de l'Adresse, Frère-Orban avait annoncé qu'il n'avait négligé la question ni au point de vue des relations internationales, ni au point de vue des correspondances l'intérieur. Un délégué spécial avait été envoyé à Paris. Une convention avec la France avait été conclue le 3 novembre. Une lettre pour la France coûtait jusque-là, suivant la zone, de 80 centimes à fr. 5.20 par 30 grammes. La convention établissait un port uniforme pour toute la France de fr. 1.20 par 30 grammes, équivalant à 30 centimes par lettre simple. Ce fut le point de départ de la réduction du tarif international. Celle-ci devait entraîner la réduction du tarif intérieur qui, datant de 1835, établissait une taxe générale progressive d'après la distance, montant jusqu'à 60 et 80 centimes par lettre, une taxe uniforme de 10 centimes pour la correspondance restreinte à la commune, une taxe cantonale de 20 centimes dans le rayon d'une même circonscription, enfin une surtaxe de 10 centimes, dite le décime rural, pour les régions privées de bureau de poste. Ce système compliqué répondait une organisation rudimentaire du service postal et ne pouvait être maintenu sans absurdité. Mais les taxes postales n'étaient pas surtout, aux yeux du ministre, la rémunération d'un service rendu ; c'était encore un impôt, qu'on ne pouvait abandonner sans compensation. Et il ne pensait pas qu'il fût possible de descendre, sans péril pour les finances, dont l'état précaire ne permettait point de tenter les aventures, en deçà du (page 188) taux de 20 centimes (Chambre des représentants, séance du 20 novembre 1847). Une première réforme, préparée par le cabinet précédent et amendée par Frère, réalisa quelques progrès. Le décime rural fut aboli. La taxe cantonale fut réduite à 1 décime. Le service des lettres recommandées fut institué. La loi du 24 décembre 1847, qui apporta ces améliorations, n'était cependant que provisoire. Elle fut suivie de mesures d'une portée plus large. La loi du 22 avril 1849 fixa la taxe des lettres à 10 centimes pour une distance de 30 kilomètres et 20 centimes pour toute distance plus grande. Frère ne consentit pas à admettre dès lors le taux uniforme de 10 centimes. Il redoutait que pareille réduction n'entrainât un déficit. Il ne prévoyait pas, semble-t-il, l'immense développement que devaient prendre les correspondances postales, et, par crainte de mécomptes financiers, ce n'est qu'en 1870 qu'il consentit à décréter la taxe générale de 10 centimes. (Note de bas de page : La loi du 15 mai 1870, qui réalisa cette importante réforme, abolit en même temps les droits sur le sel et le poisson et assura au Trésor des ressources complémentaires par une augmentation des droits sur les eaux-de-vie.)

Si Frère résista longtemps à l'unification de la taxe des lettres, il se montra, dès l'origine, plus généreux à l'égard de la presse. Il proposa en 1847 et fit adopter l'abaissement au prix d'un centime par feuille du port des imprimés de toute nature, et il fut amené, en cette occasion, à s'occuper du rôle qui incombait à la presse et montrer les charges qui ralentissaient son développement (Chambre des représentants, séance du 25 novembre 1847). L'impôt du timbre alors la grevait lourdement. « Il est désirable au plus haut point, dit Frère-Orban, que la presse soit protégée, encouragée, que la presse puisse opérer tout le bien qu'on est en droit d'en attendre. »

(page 189) Il constatait ensuite que, sauf dans les grands centres de population, elle était inférieure à sa tâche, et recherchait les causes de cette insuffisance. C'est que, disait-il, « elle est surchargée d'entraves et qu'à ne la considérer que comme une industrie, cette industrie est obligée de payer au Trésor 50 p. c. de sa recette brute. Si l'on donnait plus de facilité à la presse, si elle pouvait s'étendre, se développer convenablement, elle rendrait beaucoup plus de services au pays. Au lieu de se tenir dans les banalités de la politique, elle pourrait s'occuper des questions sérieuses à l'ordre du jour, de manière à les éclairer d'une vive lumière. Mais comment voulez-vous que l'éditeur d'un journal puisse faire quelque chose pour améliorer la rédaction de sa feuille ? Les dépenses qu'il doit faire sont trop considérables. Il lui est impossible d'avoir des hommes spéciaux pour s'occuper des questions d'économie politique ou d'impôt, ou d'art, ou de littérature. Ce sont, en général, des amateurs qui rédigent les journaux. Aussi dans ma pensée, et c'est celle du cabinet, il est éminemment désirable qu'on puisse faire quelque chose en faveur de la presse »

Ce langage fut chaleureusement appuyé par M. De Decker, favorable, comme le ministre des travaux publics. « à la libre circulation de la pensée nationale et au développement de l'esprit public.3

Les déclarations de Frère-Orban n'étaient point de vaines promesses. Quelques mois plus tard la suppression de l'impôt du timbre sur les journaux et les écrits périodiques, fut proposée par le gouvernement et décrétée par la loi. (Note de bas de page : La réduction de la taxe postale des imprimés à 1 centime fut décrétée par la loi du 24 décembre 1847. La loi supprimant l’impôt du timbre sur les journaux est du 25 mai 1848.) Cette réforme et la réduction (page 150) du port des imprimés à 1 centime créèrent en Belgique la presse à bon marché. Le nombre des journaux transportés annuellement par la poste s'élevait à 4,200,000 en 1849. Il monta à 22,820,000 en 1857.

La discussion du budget des travaux publics pour 1848 prit un développement considérable. Commencée le 25 janvier 1848, elle se prolongea jusqu'au 3 février. Dans l'état actuel des mœurs parlementaires belges, on la tiendrait pour particulièrement courte. Pour l'époque elle fut d'une longueur inusitée. Elle porta presque entièrement sur l'administration du chemin de fer. Frère-Orban l'ouvrit par un discours-programme. Dans la suite. il prit peut-être vingt fois la parole, répondant sur tous les points. Ce fut un long dialogue où le ministre apporta une netteté et une vigueur qui attestaient une préparation solide et des conceptions réfléchies. On discuta à perte de vue les plus infimes détails administratifs, des crédits insignifiants, les traitements des agents ordinaires et extraordinaires, le nombre des gardes de chaque train, dont il fallut expliquer les fonctions individuelles, les heures de chauffe des locomotives. Le débat révèle l'état primitif où se trouve à cette époque l'organisation des chemins de fer. On y voit s'annoncer toutes les grandes réformes d'un prochain avenir : l'exploitation commerciale du chemin de fer, la transformation du matériel et des gares, la création de lignes télégraphiques, à peine entrevue alors et encore mal comprise, la réforme postale, les communications avec les Etats-Unis par des lignes de navigation entre New-York et Anvers. Frère-Orban exposa dans un premier discours, nourri de chiffres, la situation exacte du chemin de fer. Le réseau belge avait alors 556 kilomètres d'étendue, avec neuf lignes. La France et l'Allemagne avaient été devancées par la Belgique. Le mouvement en 1846 était de 3.700,000 voyageurs et (page 191) de 791 tonnes de marchandises. En 1847 la recette totale avait atteint 14.717.700 francs, la dépense n'était que de 9,309-900 francs. Le coefficient de l'exploitation était de 63 p. c. On l'évaluait à 60 p. c. pour 1848. Frère Orban résuma dans les cinq propositions suivantes le système d'exploitation qu'il entendait pratiquer :

« Rendre le chemin de fer accessible directement au commerce, en supprimant toutes les conditions qui rendent en réalité obligatoire le concours d'agents intermédiaires ; réduire les conditions et les bases des tarifs à des termes tellement simples que l'expéditeur puisse sans peine établir lui-même son compte des frais de transport ; faciliter les relations commerciales par des prix plus en harmonie avec les dépenses réelles de traction et les frais accessoires de chargement, de déchargement et autres ; assurer la régularité du service de manière que l'expéditeur puisse connaître à l'avance le temps nécessaire pour que la marchandise soit rendue destination, condition importante pour les transactions commerciales ; réviser les conventions internationales de manière à assurer à chaque pays une juste réciprocité d'avantages. »

Ce programme fut accueilli par la Chambre avec faveur. M. David exprima la satisfaction qu'en avait ressentie le monde industriel et commercial. « Les promesses faites, dit, il, seront accomplies. Les connaissances économiques étendues, le caractère ferme et loyal de M. le ministre m'en sont un sûr garant ; aussi je me plais à le féliciter de l'initiative, si conforme aux vœux du pays, qu'il a prise. » M. de Man d'Attenrode, à son tour, loua le remarquable discours de Frère-Orban. Il y voyait « l'augure d'un avenir meilleur. »

L'administration des chemins de fer, à cette époque, (page 192) jouissait d'une semi-autonomie qui nuisait à l'unité de direction et le département des travaux publics n'exerçait aucun contrôle sur les recettes, sur l'emploi du matériel, sur les fournitures faites, sur le magasin central, en un mot, sur tous les services de dépenses. Frère-Orban demanda un crédit de 30,000 francs, pour organiser le contrôle financier et la statistique de l'exploitation. Il le justifia le 26 janvier, dans un discours substantiel, où apparaissent la clarté, la vigueur d'un esprit qui voit juste dans les questions économiques les plus complexes. Il traite à fond la question de la comptabilité des chemins de fer, veut assurer au ministre la haute main, la véritable administration des chemins de fer de l'Etat, une responsabilité réelle fondée sur un contrôle direct.

Le modeste crédit sollicité fut discuté pendant deux séances. On demanda l'ajournement, la division, l'appel nominal. Frère tint bon et le crédit fut voté par 48 voix contre 22 et 1 abstention. Presque toute la droite, MM. de Theux, d'Anethan, De Foere, vota contre. L'adoption de la mesure proposée fut l'acte initial de la formation de l'administration centralisée du chemin de fer.

Diverses questions de principe furent soulevées encore sur la question de l'exploitation par l'Etat, comparée à celle des compagnies, Frère-Orban se prononce en faveur de la première : Une société n'a en vue que son seul intérêt, tend réaliser le plus de bénéfices possible ; si l'Etat, au contraire, peut augmenter les transports sans augmenter les recettes, il sera de son devoir de le faire, à condition de ne pas constituer le Trésor en perte ; « c'est là un des grands avantages de l'exploitation des chemins de fer par l'Etat. » (Annales parlementaires, 1847-1848, pp. 624 et 634.)

(page 193) Sur la question du repos dominical, il s'explique catégoriquement. M. Félix de Mérode avait demandé si des mesures ne seraient pas prises afin de permettre aux agents de remplir mieux ou plus complètement leurs devoirs religieux. « Je ne pense pas, répond le ministre, que le gouvernement ait à intervenir dans ces matières ; de même qu'il ne doit pas empêcher l'accomplissement des devoirs religieux, ce qui serait condamnable, de même il n'a pas de mesures à prendre pour exciter, moins encore pour contraindre à l'accomplissement des devoirs religieux... Faut-il su primer les départs des chemins de fer le dimanche, ou faut-il les maintenir ? Personne ne songe à vouloir les supprimer... Avant l'heure des départs il y a assez de temps pour que chacun puisse user de sa liberté selon sa conscience. Je ne pense donc pas que le gouvernement ait à réglementer sous ce rapport ; s'il ne doit pas faire obstacle, il ne doit pas intervenir. » (Annales parlementaires, 1847-1848, p. 633.)

Bien que les chemins de fer, encore dans la période des débuts, offrissent à toutes les intelligences clairvoyantes les perspectives d'un magnifique développement et que les recettes n'eussent pas cessé de progresser, quelques-uns entretenaient encore des défiances pour leur avenir. Frère, comme Rogier, qui avait été chez nous l'initiateur, pressentait l'immense révolution économique qu'ils devaient opérer. Il ne s'effrayait pas des difficultés de l'heure présente. Il voulait les traverser, non reculer devant elles. Il repoussait les mesquines récriminations. la tendance à la lésinerie, comme des symptômes de faiblesse et d'étroitesse d'esprit. Il voyait la route devant lui et voulait y marcher résolument.

« Aussi longtemps. disait-il le 1er février, que notre (page 194) chemin de fer ne sera pas pourvu de tous les bâtiments nécessaires à son exploitation, cette exploitation sera incomplète et ne produira pas ce qu'elle peut produire. Dans l'état actuel des choses vous manquez partout de gares. Partout les marchandises sont à l'air libre. Il est impossible d'en avoir le soin convenable, le soin désirable. Partout aussi, à l'exception de quelques localités, les voyageurs sont dans de mauvais bâtiments; partout c'est en plein air que se font les chargements et les déchargements, partout notre matériel se dégrade sous l'intempérie de l'air. C'est là une situation intolérable. Le chemin de fer ne peut rester en pareil état. Il faut qu'il soit achevé, qu'il soit complété. Il n'y a pas de luxe cela. Il y a nécessité... D'ailleurs, il ne faut pas non plus proscrire ce qu'on nomme le luxe ; ce qui est bon, ce qui est grand, ce qui est bien exerce une heureuse influence sur les mœurs, les habitudes, les idées des peuples. Ce n'est pas en leur montrant d'ignobles constructions qu'on parvient à élever leur intelligence il faut aussi leur montrer autant que possible des choses grandes et belles. Si c'est là ce que vous appelez luxe, je ne crains pas, quant à moi, de le faire payer par l'Etat. »

Le budget des travaux publics fut voté à l'unanimité. La personnalité du ministre s'était, dans le débat, vivement accusée. Instruit des moindres détails de son administration. Frère s'était élevé au-dessus des pures préoccupations matérielles. Il avait jugé les faits à la lumière des principes ; l'examen des réalités immédiates ne l'avait détourné ni des idées générales, ni des visions d'avenir. Par là s'annonçait l'homme d'Etat.

Six mois se sont à peine écoulés depuis l'avènement du cabinet. Frère-Orban s'est révélé orateur, homme d'affaires, administrateur. Dans la Chambre il a (page 195) conquis la confiance de la gauche, l'estime et le respect de l'opposition, Au dehors les sympathies de l'opinion libérale vont à lui. Il est le dernier venu. Son ardeur répond à celle des éléments jeunes et vivaces du parti. La fortune le porte.