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Au temps de l'unionisme
DE BUS DE WARNAFFE Charles - 1944

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Charles DU BUS DE WARNAFFE, Au temps de l’unionisme

(Paru en 1944 à Tournai et Paris, chez Casterman)

Chapitre XII. La proposition Brabant-du Bus (9 février 1841-15 février 1842)

Pétition des évêques en faveur de la personnification civile de l'université de Louvain - Dépôt d'une proposition de loi par du Bus et Brabant - Opposition libérale et protestation de certaines régences - Mise en branle de la diplomatie contre la proposition - Retrait de la demande des évêques et de la proposition - Les raisons de tant d'agitation

(page 253) C'est dans cette atmosphère que va voir le jour, subir l'assaut des passions et disparaître enfin pour soixante-dix ans dans les oubliettes, une proposition de loi dont le retrait exigera les efforts conjugués du ministre d'Autriche à Bruxelles, de Metternich, du Nonce et du Vatican.

Au sortir de l'œuf, l'oisillon ne semblait pas devoir provoquer pareil émoi.

Il arrivait régulièrement des pétitions la Chambre. Le droit de pétition étant reconnu par la Constitution, des citoyens animés d'un beau zèle pour la chose publique et persuadés d'avoir des idées à céder utilement à la représentation nationale, ne manquèrent pas dès 1831 d'user de cette faculté, parfois pour la plus grande joie de la commission des pétitions, qui eut en connaître d'assez drôles.

François du Bus, dans les relations minutieuses qu'il faisait aux siens des activités parlementaires, ne manqua pas de leur signaler les plus pittoresques, à commencer par celle qui prétendait résoudre le puzzle du choix royal en déférant la couronne au Pape.

(page 254) Une pétition arriva ainsi la Chambre en janvier 1841. EIle ne provenait pas du cercle habituel des dénonciateurs d'abus ou des auteurs de plans, car c'est de l'épiscopat qu'elle émanait.

« Une pétition des Évêques pour que l'université catholique soit déclarée personne civile a été présentée la Chambre, avant-hier je crois, et renvoyée à la commission des pétitions, qui a choisi Brabant pour rapporteur. M. D. m'écrit que le Roi a témoigné au Cardinal une véritable sympathie pour le succès de cette demande, ajoutant qu'il s agissait d'un établissement très utile au pays. » (15 janvier 1841).

Simple fait-divers, semble-t-il ; en réalité il s'agissait d'une initiative à laquelle François du Bus était depuis longtemps mêlé. Aussi ses collègues catholiques lui confient-ils la mission de traduire le désir des évêques en une proposition de loi dont l'élaboration presque exclusivement sur lui, et qu'il signera avec Brabant :

« Il sera fait, dans deux ou trois jours, une proposition en faveur de l'université catholique ; cette proposition sera signée de Brabant et de moi. Encore une lutte à soutenir. » (26 janvier 1841).

Les auteurs déposent leur proposition le 10 février :

« Art. 1. L’université établie à Louvain, dont l’acte d’érection est annexé à la présente loi, est déclarée personne civile.

« Art. 2. Cet établissement ne peut acquérir, soit à titre onéreux. soit à titre gratuit. ni aliéner les biens acquis, qu'en vertu d'une autorisation spéciale du Roi.

« Art. 3. Les dons et legs seront acceptés, les acquisitions et aliénations seront faites et les actions judiciaires suivies, au nom de l'université, par le recteur, ou, à défaut, par le vice-recteur.

« Art. 4. Indépendamment de la contribution ordinaire, il sera perçu annuellement, au profit du trésor public, sur les immeubles acquis par cet établissement, quatre pour cent du revenu fixé par la matrice du rôle.

« Art. 5. Lorsque les acquisitions autorisées en vertu de la présente loi auront constitué, au profit de l'Université, un revenu de 300.000 francs en biens de toute nature, il ne pourra être accordé d'autorisation ultérieure. Cette dotation ne pourra comprendre des biens immeubles que jusqu'à concurrence de 150.000 francs en revenus fixés par la matrice du rôle.

« Art. 6. Les deux articles précédents ne sont pas applicables aux bâtiments qui seraient acquis pour être affectés au service de l'Université ou des pédagogies. »

(La section centrale avait en outre frappé les propriétés à acquérir d'un impôt exceptionnel de 4 p. c.)

Edmond du Bus en prévoit immédiatement les possibles avatars. Le ministère est libéral homogène ; (page 255) il compte parmi ses soutiens des amis dont le radicalisme est orchestré par Verhaegen ; la proposition a pour objet d'accorder un droit nouveau à une institution catholique. Le cabinet va-t-il résister à l'assaut vraisemblable de l'aile gauche de sa majorité en faveur d'une « initiative cléricale » ? C'est ce dont doute le frère cadet, qui met en garde son aîné :

« Je pense que les ministres et ceux qui les appuient feront tout au monde pour écarter la discussion de la proposition que vous allez faire pour l'université catholique ; la fausse position du ministère va ressortir dans cette discussion : votera-t-il avec Verhaegen et consorts ou contre eux ? Ce peut être pour eux une occasion de culbuter parce que ce sera une nécessité de se dessiner. M'est donc avis que par des fins de non-recevoir, des querelles de fixation d'ordre du jour, des traîneries du président Fallon pour convoquer la section centrale, etc., on cherchera à éviter la discussion au fond. C'est à quoi il faut le plus prendre garde afin, si possible, de vaincre cette difficulté. » (29 janvier 1841).

Pourtant ces appréhensions semblent vaines :

« La proposition relative à l'université de Louvain, que Brabant et moi avions déposée avant-hier, a été examinée hier dans les six sections, et toutes (page 256) six en ont autorisé la lecture. Aussitôt la distribution, nous ferons convoquer les sections pour l'examen au fond. » (11 février).

L'autorisation de la lecture n'équivaut toutefois qu'à la prise en considération, laquelle ne préjuge pas le sort final d'une proposition. L'accueil des sections au fond peut seul donner une indication relative à cet égard. Mais cet accueil est favorable :

« La proposition Brabant-du Bus marche bien. Cinq sections s'en sont occupées aujourd'hui et toutes cinq l'ont adoptée. Dans ces cinq sections, 29 membres ont voté pour la proposition, 3 contre, « et 3 se sont abstenus. Une section reste en arrière, et celle que préside Dechamps, lequel, à son ordinaire n'est pas revenu au jour convenu ; il est enfin arrivé aujourd'hui et sa section se prononcera demain. » (17 février).

La section retardataire est de parole :

« La cinquième section, présidée par Dechamps, adopte aussi la proposition par 7 voix contre 2. Ainsi a36 membres se sont prononcés dans les sections pour la proposition, 5 contre et 3 se sont abstenus. Les rapporteurs nommés sont MM. de Theux, de Mérode, de Foere, de Garcia, Dechamps et de Decker. Brabant et moi, serons en outre appelés à la section centrale comme auteurs de la proposition . » (18 février).

Tout semble donc aller à souhait, n'étaient quelques indices prémonitoires de tempête.

C'est d'abord, le 17 février, l'absence presque complète des libéraux dans les sections.

François du Bus souligne le fait, et ajoute :

« Nous avons des raisons de penser que le ministère ne combattra pas la proposition. En revanche, des journaux ultra-libéraux l'attaquent à outrance, me dit-on, sans épargner ses auteurs ; il n'y a pas jusqu'au « Patriote belge » qui ne s'en mêle : ce qui, comme bien vous le pensez, m'inquiète fort peu. » (17 février).

(page 257) Toutefois, l'opposition d'une partie de la presse s'amplifie : « Le déchaînement de certains journaux continue.. « L'éclaireur de Namur » trouve que nous avons manqué notre vocation et que nous méritions d'entrer dans la Compagnie de Jésus. On m'a rapporté que dans un conseil de ministres de jeudi soir, il a été résolu que l'on s'opposerait à cette proposition. Je crois plutôt qu'il a été résolu que l’on ferait en sorte de ne pas la laisser discuter cette session ; et, en effet, dès le vendredi, le ministre des finances est venu changer notre ordre du jour. Le même jour, vendredi, il y a eu une réunion des libéraux chez Verhaegen pour concerter leurs moyens contre cette monstrueuse proposition. » (22 février).

Suivant le cours de sa procédure régulière, la proposition est néanmoins examinée par la section centrale, dont le rapport est déposé sur le bureau de la Chambre le 18 mars 1841, sous la signature de M. de Decker.

Mais au dehors, depuis trois semaines, les préparatifs de torpillage sont activement poussés.


De quoi s'agissait-il dans la proposition Brabant-du Bus ?

Un homme politique libéral dira :

« Ce projet, dû aux instigations de l'épiscopat, tendait à créer à l'une de nos deux universités libres, l'université catholique, une situation privilégiée, et répondait non aux intérêts du haut enseignement, mais exclusivement à des préoccupations politiques. C'était un brandon de discorde jeté dans le Parlement, afin d'allumer les passions. On cherchait à provoquer une rencontre des groupes sur un terrain brûlant, et les entraîner en d'ardentes disputes, (page 258) au milieu desquelles l'existence du ministère ne pourrait se prolonger. Une opposition énergique s'organisa en dehors. On signala, dans la proposition, une tentative audacieuse de reconstituer la mainmorte » (Paul Hymans, Frère-Orban, I, p. 57).

D'autre part, un publiciste catholique écrira :

« La pensée d'attribuer à un grand établissement national la qualité de personne civile était en réalité très simple, très naturelle et surtout très inoffensive. Les universités de Liége et de Gand étaient largement dotées par le trésor public ; le budget de 1841 contenait pour elles un crédit de 606.800 francs, et cette somme énorme ne comprenait pas même les pensions assez élevées que l'Etat payait à d'anciens membres du corps professoral. L’université de Bruxelles, établie dans la capitale, au milieu de conditions économiques impossibles à réaliser en province, prélevait annuellement 40.000 francs sur les deniers des contribuables. Placée dans une ville secondaire, l'université catholique était la seule qui ne demandât rien aux finances de l'Etat et de la province.

« Vivant de subsides librement fournis par les catholiques, elle rendait au pays des services immenses et gratuits. La proposition de MM. Brabant et du Bus n'avait d autre but que de donner une position plus stable à un établissement qui faisait honneur la Belgique et qui, sans contredit, était le résultat le plus important que la liberté d'enseignement eût produit dans nos provinces.

« Dans tous les pays et à toutes les époques, l'esprit de parti est ingénieux à grossir et dénaturer les faits qui lui portent ombrage ; mais c'est surtout en Belgique que cette puissance d'exagération se manifeste dans les luttes politiques. La proposition de MM. du Bus et Brabant eut un immense retentissement dans la presse. Elle devint (page 259) un sujet de colère pour les uns, un objet de « terreur pour les autres. Le moyen âge allait reparaître, avec toutes ses iniquités et tous ses privilèges ; des propriétés incommensurables allaient être soustraites à la circulation ; le sol national allait être frappé d'une immobilité stérile ; les corporations anéanties en 1789 allaient revivre et s'emparer de toutes les richesses ; le trésor allait perdre ses ressources indispensables ; la Constitution allait être violée dans ses dispositions fondamentales ; la liberté d'enseignement allait elle-même recevoir une atteinte irréparable ! La proposition de MM. du Bus et Brabant était la résurrection de la mainmorte, l'abandon des grands principes de 1789, la réhabilitation de l'ancien régime !

Et ces exagérations, ces craintes absurdes ne se trouvaient pas seulement dans les colonnes des journaux politiques ; sous une forme plus ou moins déguisée, plus ou moins adoucie, elles se manifestaient dans les adresses des régences de quelques villes qui, sortant encore une fois du cercle de leurs attributions, avaient cru devoir adresser des plaintes à la Chambre des représentants. » (Thonissen, La Belgique sous le règne de Léopold Ier, IV, pp. 86 et suivantes.

Nous essayerons de juger par nous-mêmes du caractère et de la portée de la proposition Brabant-du Bus. Qu'il nous suffise de constater pour le moment à quel point elle avait surexcité certains esprits et allait, de ce fait, prendre une importance dont, avec le recul du temps, il est permis de sourire, comme nos arrière-petits-fils souriront leur tour de questions qui ont échauffé leurs aïeux...

Tandis que les hauts bonnets se réunissaient chez Verhaegen et que la presse libérale « se déchaînait », quelques conseils communaux, prompts avant-hier comme hier à sortir de leurs attributions légales, se (page 260) donnaient le gant de faire de la « grande politique » et joignaient leur voix au concert.

A Liége, Ce fut Frère-Orban qui prit l'initiative de faire envoyer par le conseil communal une adresse de protestation aux Chambres. Il écrivait à son coreligionnaire politique Delfosse, le 28 février 1841 :

« Muller m’a entretenu de ce qui se passe à Bruxelles en ce moment, des dispositions du ministère et de la nécessité de lui prêter appui. Il nous a paru qu'une protestation par le conseil communal contre le projet Brabant-du Bus servirait bien nos desseins…. » (Paul

Gand ne demeura pas en reste.

Tournai se devait d'y aller de son couplet.

Edmond du Bus, qui siégeait alors au conseil communal de cette ville, en fit part son frère le 30 avril :

« La proposition d'adresse pour le maintien du ministère et celle d'adresse contre votre proposition ont passé toutes deux par 8 voix contre 7.

« On s'est d'abord occupé du premier objet et particulièrement de la question de savoir si le conseil communal devait, vis-à-vis des articles 31 et 108 de la Constitution, 75 et suivants de la loi communale, s'occuper d'intérêts généraux et de politique générale : il y a eu réponse affirmative par 8 voix contre 7.

« Est venue la question ministérielle, et Gilson a prétendu que le ministère ayant la majorité dans la Chambre et pouvant facilement l'obtenir au Sénat, un changement de ministère entraînerait la dissolution des Chambres, ce qui bouleverserait le pays ; je vous demande s'il a été facile de le battre ; mais chacun avait pris son parti d'avance.

« Tel a été l'objet de la séance du matin, de 10 heures à 1 heure et demie.

« Le soir à 5 h. et demie, on a entamé l'autre objet (page 261) et nous ne devions avoir que quatre voix : Dumortier, Hubert, Duquesnoy et moi ; les autres étaient hostiles ou effrayés. J'ai exposé toute l'affaire ; pour la question de constitutionnalité et d'utilité publique j'ai lu des extraits du rapport de de Decker et puis j'ai traité en détail la question de l’établissement de privilèges et de rétablissement de la mainmorte. A quoi j'ai ajouté toutes les considérations tirées des restrictions du projet de la section centrale, et je suis parvenu en convertir, mais faute d'un cela m'a servi de peu.

« Personne n'a pu me répondre. Savart s'est borné à dire que puisqu'il y avait déjà tant de mainmortes, Il n en fallait pas une de plus ; et Gilson que si on faisait la loi pour l'université de Louvain, on pourrait la faire pour d'autres établissements ; Thiefry a dit qu'il était d'accord pour que l'on déclarât l'université personne civile, mais à condition qu'elle ne pût pas conserver d'immeubles pour ses revenus. On demanda donc la division et de voter :

« 1° si l'on s'opposerait à ce qu'elle fût personne civile ;

« 2° en cas de négative sur la première question, si on s'opposerait à ce qu'elle pût acquérir des immeubles.

« On alla aux voix sur la première question et les votes furent les mêmes que ceux rapportés plus haut, si ce n'est que cette fois Chaffart a voté avec nous et Dehults contre nous. Thiefry et d'Anstaing sont venus après la séance me dire que je leur avais fait changer d'opinion.

« Il est évident que de tous mes collègues pas un ne connaissait l'affaire et que tous avaient des préventions qu'ils prenaient pour des réalités. Croiriez-vous qu'Henry m'a dit qu'il avait voté contre nous « parce que le peuple a des craintes chimériques (!!) et qu'il faut le satisfaire ». Risum teneatis .» (30 avril 1841).

(page 262) Certains conseils communaux n'étaient pas seuls à se saisir de l'affaire ; la diplomatie elle-même fut mise à contribution.

Le 13 avril 1841, un ministère Nothomb avait succédé au cabinet Lebeau. Le nouveau chef du gouvernement avait laissé entendre, dès son avènement au pouvoir, qu'on pouvait prévoir l'abandon de la proposition Brabant-du Bus.

Aussitôt commença à se déployer, dans les chancelleries, une activité dont la correspondance de François du Bus ne rapporte aucun écho avant le 15 novembre 1814 - et pour cause : on ne le consultait pas ! - mais dont une lettre du chanoine Dechamps à son frère Jules, le 6 novembre, relate les minutieux détails :

« Le mot d'ordre est de ralentir et même de battre en retraite. Aux adversaires du projet, les libéraux et certains catholiques pusillanimes, s'est joint le Roi qui, dès le mois d'août, a expédié à Malines, lors de la réunion des évêques, secrétaires, ministres, sénateurs, députés pour faire retirer la proposition. Il s'est adressé Mgr Fornari et a réclamé vivement l'intervention du Souverain Pontife afin d'arracher aux évêques l'abandon de la proposition. Il paraît que M. Nothomb, de son côté, à remué ciel et terre en Allemagne ; il a écrit, dit-on, à M. Munch- Bellinghausen, président de la Diète à Francfort et à de Metternich, pour les conjurer de travailler à Rome dans le même sens et obtenir du Saint-Siège un ordre qui obligeât les évêques à renoncer à leur projet.

« Mgr Fornari a exposé à Rome l'état des affaires aussitôt après la réunion des évêques, et, dès le 25 août, il avait une lettre du cardinal Lambruschini (page 263) qui lui déclarait que le Saint-Siège voulait que la proposition fût retirée.

« Le Souverain Pontife pouvait-il ne pas s'en rapporter à M. d'Oultremont, plénipotentiaire belge, aux diplomates allemands mis en jeu, à son propre nonce apostolique, au Roi, aux ministres, etc., etc. ?

« La volonté du Souverain Pontife, déjà connue au mois d'août, a été communiquée au cardinal-archevêque le jour même ou je me trouvais à Bruxelles, vers le milieu du mois d'octobre et, depuis lors, je n'ai rien pu découvrir de précis pendant dix ou quinze jours. Je croyais que les évêques avaient écrit eux-mêmes à Rome et donné un exposé des faits qui aurait pu modifier le premier jugement ; mais j'ai su depuis qu'ils avaient cédé, sans difficultés, mais à regret, aux « exigences » (il avait « exigé ») de Mgr Fornari, interprète du Souverain Pontife. » (Baron de Trannoy, Jules Malou, p. 64.)

François du Bus ne paraît pas avoir été au courant de ces tractations avant le 15 novembre, date à laquelle il écrit à son frère :

« Dans une réunion de députés catholiques de la semaine dernière (avant mon arrivée), il a été question de la proposition du Bus-Brabant, et des hommes comme le soi-disant énergique Doignon ont proclamé que si elle était mise aux voix, ils seraient maintenant les premiers voter contre !!! Voilà l'attitude que l'on prend en face d'une intrigue diplomatique. Quand M. De Ram (recteur de l'université de Louvain) est allé à la fête flamande à Gand, il vit l'évêque de Gand, apprit de lui qu'il avait déjà répondu par son assentiment à la demande du Nonce et lui manifesta son étonnement de cette démarche isolée, l'Episcopat ayant jusqu'à présent agi de concert dans les matières importantes ; l'Evêque répondit (page 264) que le Nonce avait chargé celui qui lui apportait la lettre de recevoir et rapporter la réponse, et qu'il s'était déterminé d'autant plus facilement à donner son assentiment sans hésiter, que M. Doignon, qu'il avait vu précédemment, lut avait donné assurance que MM. du Bus et Brabant étaient résolus à retirer leur proposition.

« Doignon que je viens d'interpeller sur ce point, nie ce propos ; mais comment et pourquoi l'aurait-on inventé ?

« On a travaillé à Rome en présentant l'opinion catholique comme perdue en Belgique, et l'opinion libérale comme triomphante ; en même temps on travaillait ici les hommes de l'opinion catholique qui ont plus de zèle que de tête et de jugement, et on les a tournés contre la proposition.

« Nothomb a fait, au mois d’août dernier, à M. De Ram, le même tableau qu'il a présenté depuis à Brabant et à moi, sur la situation de l'opinion catholique, qui aurait beaucoup perdu comme le prouve le résultat des élections. « Il ne vous sied pas, a répondu courageusement M. De Ram, de dire que l’opinion catholique a beaucoup perdu, alors le gouvernement a employé tous les moyens d’empêcher ses succès. » Et il a développé et cité les faits. Nothomb se gonflait et ne savait plus quelle contenance prendre. »

Désireux d'en savoir davantage, Brabant se rend à Malines, pour y apprendre qu'on est résolu à ne pas « retirer », mars à « attendre ». On lui a dit que ce ne serait pas arrivé si Capaccini, qui connaît la Belgique, avait été à Rome. » (21 novembre)


Les semaines passent dans cette expectative. La presse continue à souffler sur les braises, pour qu'elles ne s'éteignent pas. En janvier 1842, le « Journal du commerce », d'Anvers, et le « Courrier Fanal » publient sur l'histoire de la proposition des (page 265) articles que reproduit l' « Indépendance.3 A tort ou à raison, on croit reconnaître là les inspirations « de Nothomb « écrit François du Bus qui ajoute, avec une vigueur de vocabulaire qui dénote son caractère entier et l'attitude de méfiance, que nous avons déjà soulignée, à l'égard des hommes au pouvoir, fussent-ils ses amis : « Sa conduite dans cette affaire sera donc indigne jusqu'au bout. » (13 janvier 1842).

« Voilà donc du Nothomb, répond poste pour poste Edmond, du Nothomb que Dumortier n'appelle pas mal nous-trompe. »

Tant de fiel entre-t-il dans l'âme des dévots ?...

Mais des vitupérations et des « mots à peu près » ne résolvent pas une difficulté : Qu'allaient faire, que devaient faire du Bus et Brabant ? Ils réunissent quelques-uns de leurs collègues en conseil intime pour les interroger à ce sujet.

« Tous ont été d'avis que nous ne devons pas prendre l'initiative de retirer notre proposition ; et que ce retrait ne serait même pas envisagé comme suffisant par nos adversaires ni par la diplomatie, puisque la demande des Evêques, qui a provoqué cette proposition, subsisterait toujours. » (16 janvier).

Le 15 février 1842, le Président de la Chambre donne l'assemblée lecture de la lettre suivante :

« Messieurs,

« Faisant usage du droit que l'article 24 de la Constitution nous donne, nous avons eu l'honneur de vous adresser, ainsi qu'au Roi et au Sénat, au mois de janvier de l'année dernière, une pétition, afin d'obtenir que la qualité de personne civile fût attribuée par la loi à l'université catholique de Louvain. Deux honorables membres de la Chambre, MM. du Bus et Brabant, mûs par l'intérêt qu'ils portent à cet établissement, ont eu la bonté de (page 266) déposer un projet d e loi tendant à nous accorder notre demander. La Chambre a décidé que leur proposition serait prise en considération.

« Envoyée l'examen des sections, elle y fut adoptée par 36 voix sur 44. La section centrale l'adopta à I unanimité, après avoir, comme elle le dit dans son rapport, consacré plusieurs séantes à débattre les principales questions de constitutionnalité et d’économie sociale qui s'y rattachent, et après avoir exposé et analysé tous les systèmes, et abordé avec franchise toutes les objections sérieuses.

« Un accueil si favorable nous faisait espérer avec une ferme confiance que la loi proposée serait adoptée par les trois branches de la législature. Cependant notre pétition et la proposition de loi qui en a été la suite devinrent l'objet d'interprétations et d'attaques aussi inattendues que peu fondées. On prétendit que nous voulions obtenir un privilège exclusif et faire revivre d'anciens droits qui sont incompatibles avec nos lois ; on chercha même à faire croire que nous voulions entraver la marche du gouvernement.

« Ces desseins et d'autres plus absurdes encore, qu'on nous a prêtés, étaient loin de notre pensée ; car nous n'eûmes d'autre but que d'obtenir pour l'université catholique une prérogative dont jouissent déjà les universités de l'Etat, les séminaires, tous les conseils des hospices, tous les bureaux de bienfaisance, toutes les communes, toutes les églises et un grand nombre d'autres établissements d'utilité publique. Il nous semblait que les garanties d'ordre qu’offre l'université de Louvain, les services qu'elle procure au pays, l'en rendaient dignes sous tous les rapports. Des jurisconsultes et des publicistes très distingués nous avaient d'ailleurs assuré que notre demande ne renfermait rien qui fût contraire aux lois ou à la Constitution.

« Quoique nous restions convaincus de la justice de notre demande, nous nous sommes néanmoins (page 267) décidés à la retirer, afin d'empêcher qu'on ne continue s'en servir pour alarmer les esprits, exciter la défiance et troubler l'union qui est si nécessaire au bien-être de la religion et de la patrie. C'est pourquoi nous vous prions, Messieurs, de regarder comme non avenue la pétition que nous avons eu l'honneur de vous adresser ; nous nous faisons en même temps un devoir de témoigner à la Chambre notre sincère et vive reconnaissance pour le bon accueil qu'elle a bien voulu lui faire. »

C'était le désistement de l'épiscopat.

Le soir, François du Bus écrit à Edmond :

« Me voici revenu à la chiourme ; il a fallu commencer à la séance d'aujourd'hui, par avaler une couleuvre : une lettre des Évêques à la Chambre annonce leur détermination de retirer la demande qu'ils avaient faite afin que l'université de Louvain fût reconnue personne civile, et par suite mon ami Brabant et moi avons déclaré que nous considérions notre demande comme devenue sans objet. »

L’agitation avait duré un an.


Cette agitation se justifiait-elle ? Nous croyons que pour répondre objectivement à cette question, il suffit de rappeler que le 14 juillet 1911, la Chambre quasi unanime (119 voix et 3 abstentions) votait quelques articles qui allaient devenir la loi du 12 août 1911 accordant la personnification civile à l'université de Louvain avec moins de restrictions que n'en prévoyait la proposition Brabant-du Bus amendée par la section centrale.

Si vraiment il s'était agi d'une faveur, ne « répondant pas aux intérêts du haut enseignement mais exclusivement des préoccupations politiques », (page 268) comme l'écrivait M. Paul Hymans en 1905 au sujet de la proposition Brabant-du Bus, il paraît bien évident que le Parlement, dans ses éléments non catholiques, n'eût pas davantage voté la personnification civile en 1911 qu'il n'eût accepté de le faire en 1841. Et M. Hymans lui-même n'aurait pas attisé de son vote affirmatif semblable « brandon de discorde. » Or, M. Hymans et tous ses amis libéraux ont octroyé la personnalité civile à l'université de Louvain en 1911, en même temps qu'ils l'accordaient avec les catholiques, à l'université de Bruxelles. Personne, dans les rangs de la gauche, n'évoqua plus le spectre de la mainmorte...

François du Bus, soixante-dix ans plus tard, tenait sa revanche de ceux-là mêmes dont il ne l'eût probablement pas attendue.

Sur le fond même du problème, l'agitation créée autour de la proposition du Bus-Brabant ne se justifiait donc nullement.

En politique, il suffit parfois d'avoir une patience qui dépasse les limites de la longévité humaine ou, ce qui revient au même, de ne point commettre l'erreur d'avoir raison avant sa mort.


Mais l'Episcopat, en lançant ce brûlot, n'avait-il pas prétendu « entraver la marche du gouvernement ? »

En vérité, il ne nourrissait pas d'aussi sombres desseins. Chez lui la question de la personnification civile n'était pas née d'un souci d opportunité ou d'opposition politique ; elle était déjà ancienne, et dès le 26 décembre 1835, l'abbé de Ram, recteur de l'université, écrivait au Cardinal Sterckx, archevêque de Malines, que François du Bus et Raikem allaient étudier la question, pour laquelle ils voyaient une possibilité de solution.

La proposition eût été déposée en 1837, si de Theux (page 269) n'avait estimé que, la Chambre étant surchargée, il valait mieux ajourner la question jusqu'après les élections.

Les évêques attendirent les élections et laissèrent s'écouler pas mal de temps après celles-ci, au point que le 27 août 1840 seulement, le Cardinal informa François du Bus et Brabant qu'à leur réunion du même mois, ses collègues et lui avaient décidé de demander la personnification civile, en les priant de seconder le recteur.

La pétition de l'épiscopat arriva donc à la Chambre, en janvier 1841, après cinq ans de gestation.


L'épiscopat a-t-il commis une erreur en demandant à François du Bus de se faire son porte-parole ?

« Du Bus était alors très en vue à la Chambre, écrit M. l'abbé A. Simon. Ancien membre du Congrès national, partisan de la liberté la plus grande, il était désireux d en tirer le plus de profit ; dès lors, il ne soutenait que médiocrement l'union catholico-libérale qui, en assurant momentanément la vie de la nation, pouvait facilement compromettre l'indépendance politique et religieuse.

« Il était donc disposé à soutenir les évêques. Toutefois, le choix d une personnalité aussi caractérisée était dangereux ! Défendue par un tel homme, la personnification devait prêter le flanc aux critiques et aux attaques des libéraux avancés qui, dès 1830, avaient craint pour le clergé cette prérogative ; elle ne pouvait non plus plaire aux libéraux modérés et à certains catholiques qui, par-dessus tout, voulaient l'union et la paix... Aussi, choisir, pour défendre la personnification civile, un homme connu pour ses idées avancées était une maladresse. » (Revue générale, 1928, t. II, pp. 149-150.

Nous n'aurons pas la naïveté de nier que François (page 270) du Bus fût un « pointu. » Peut-être s'est-on aperçu déjà qu'il n'était pas de ceux qui ne savent pas ce qu'ils veulent, mais le veulent bien ; il savait tout autant ce qu'il voulait que ce qu'il ne voulait pas, et le tout avec vigueur. Défenseur farouche de la liberté et catholique d'un bloc, il n'avait pas l'habitude de laisser ses bannières en poche, et nul n'ignorait à la Chambre les sujets qu'il suffisait d'aborder pour qu'il bondît. Il était le contraire d'un modéré, et à l'égal de Jéovah, il vomissait les tièdes. Il aimait les combats d'extrême pointe.

Une proposition signée de son nom portait, évidemment, une étiquette reconnaissable. Mais l'étiquette effaroucha-t-elle plus que la teneur même de la proposition ? Cette dernière, déposée par le Tartempion incolore d'un Zoetenaye perdu, n'eût-elle pas, tout autant, fait surgir comme un diable de sa boîte, la mainmorte et sa sequelle d'horreurs d'un autre âge ?

Nous mourrons sans le savoir...

Il est peut-être permis de penser que l'opposition violente à la proposition Brabant-du Bus fut, avant tout, le fruit d'une manœuvre savamment combinée h propos d'une initiative qui, en soi, ne méritait point pareil déploiement de moyens. Ce n'eût pas été la seule fois dans notre vie politique, - no la dernière, - qu'un fait intrinsèquement anodin eût pu servir de prétexte à un déclenchement de propagande décelant, au sein d'une partie de l'opinion, un courant profond que la moindre occasion fait apparaître en surface.

Un homme, un acte diplomatique, une proposition de loi deviennent alors des symboles ; Ils provoquent des conflits qui, par-dessus eux, révèlent l'antagonisme de tendances latentes ou de conceptions idéologiques, et peuvent constituer pour un gouvernement une cause permanente d'insécurité, de paralysie, - ou de mort.

En 1841-1842, l'union qui, en 1829, avait (page 271) rapproché catholiques et libéraux pour réclamer le redressement des griefs, s'était peu à peu relâchée pour faire ressortir le clivage entre les deux fractions de la Chambre ; on marchait vers le congrès libéral de 1846 qui allait consacrer la césure totale et définitive.

« Les « empiètements »du clergé trouvaient, pour les contenir, des cerbères de plus en plus menaçants ; Verhaegen en était le chef, vénérable et vigilant : dix jours après le dépôt de la proposition, il réunissait des amis chez lui pour « concerter leurs moyens » contre elle. Ces moyens s'avéraient magnifiques : les privilèges ecclésiastiques, la mainmorte, le moyen-âge. Sur pareil thème, la mise en musique n'était plus qu'un jeu ; la presse en multiplierait les ondes dans tous les coins du pays. C'était la bagarre assurée.

Mais depuis le 13 avril 1841, Nothomb était chef du gouvernement. Unioniste convaincu, il souhaitait la paix. La proposition Brabant-du Bus, pomme de discorde, devenait du coup fort encombrante et terriblement importune, par les passions éveillées autour d'elle. Déjà elle avait été une pierre d'achoppement pour la constitution du cabinet, et les difficultés n’avaient été levées qu'à la suite du consentement du Cardinal à un ajournement dont le délai était abandonné la sagesse du Roi.

« Mais le Roi voulait une situation nette ; sans doute, le ministère était constitué, mais toujours les ministres libéraux menaçaient de rupture dès qu'on parlait de personnification. Aussi, fidèle à son idée de maintenir l'union malgré tout, le Roi, par toute son action, tendait à amener les évêques à sa façon de voir. D'ailleurs, la politique extérieure l’engageait à soutenir le cabinet. Il voulait absolument empêcher le retour au pouvoir de Rogier et Lebeau dont les sympathies françaises étaient trop connues.

« L'unionisme à l'intérieur, une politique moins (page 272) française à l'extérieur, voilà devant quoi tout devra céder. Le Roi emploiera toutes les influences ; il agira sur le Cardinal, sur les évêques, sur l'internonce, auprès des puissances et même à Rome, jusqu'à voir, enfin, son idée réalisée. » (A. Simon, Loc. cit., p. 152.)

L'action diplomatique ne fut pas sans flottement. Le 26 juillet, le Cardinal secrétaire d'Etat avait fait connaître à l'internonce le désir manifesté par le Pape de voir toute discussion écartée. Mais ce message n'avait pas encore été communiqué aux évêques lors de leur réunion du mois d'août, et l'épiscopat restait inflexible. Ce ne fut qu'à la mi-octobre, nous l'avons vu, que le Cardinal Sterckx fut mis en possession d'une autre lettre du secrétaire d'Etat, en date du 26 août, par laquelle l'internonce Fornari était invité à intervenir sans délai auprès des évêques pour leur notifier la satisfaction qu'éprouverait le Pape à l'annonce du retrait de la demande.

En l'absence d'un ordre, Malines « attendait » non sans espoir, semble-t-il, d'une modification du désir du Pape. A cette fin, le 20 octobre, le Cardinal communiqua aux évêques un projet de représentations à Rome. Mais les évêques opinèrent pour le retrait. D'après ce qui est relaté par François du Bus, le 15 novembre au sujet de l'évêque de Gand, n'est-il pas permis de conjecturer que si la diplomatie avait été largement utilisée au dehors, le front intérieur avait été habilement travaillé, et de manière telle que l'invitation de Rome devait trouver, auprès de certains évêques au moins, un acquiescement d'autant plus facile qu'on les avait persuadés que les auteurs de la proposition étaient résolus à la retirer ?

N'est-on pas fondé croire la réalité ou tout au moins la vraisemblance de quelques manœuvres, lorsqu'on constate que des catholiques (page 273) - soi-disant énergiques », écrit François du Bus ; « pusillanimes » suivant la qualification du chanoine Dechamps -, ont été impressionnés par des influences chuchotantes, au point de déclarer que si la proposition était mise aux voix, ils voteraient contre ?

Toujours est-il que la situation allait finir par s'éclaircir : le 11 novembre 1841, le retrait de la demande devenait, de la part de Rome, un ordre.

Le 13 décembre, le secrétaire d'Etat invitait le Cardinal à obtenir de François du Bus et de Brabant le retrait de leur proposition. Après avoir consulté quelques-uns de leurs collègues, ils devaient estimer qu'ils n'avaient pas à prendre une initiative qui serait vaine aussi longtemps que la demande de l'Episcopat subsisterait (16 janvier 1842).

Sur de nouvelles insistances du Roi qui voyait dans le retrait de la proposition le seul moyen de sauver le ministère, le Cardinal Sterckx, le 11 février, put annoncer au Cardinal secrétaire d'Etat que la proposition serait retirée.

Quatre jours plus tard, François du Bus dut publiquement « avaler la couleuvre. »

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