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Au temps de l'unionisme
DE BUS DE WARNAFFE Charles - 1944

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Charles DU BUS DE WARNAFFE, Au temps de l’unionisme

(Paru en 1944 à Tournai et Paris, chez Casterman)

Chapitre XII. Le cabinet Lebeau-Rogier (18 avril 1840-13 avril 1841)

Le premier gouvernement homogène : un cabinet libéral - Le cri de triomphe de Devaux - Premières appréhensions des catholiques - Les députés catholiques se concertent ; réunions chez Sécus - La discussion du budget des travaux publics - Une initiative de Doignon bouleverse le plan de manœuvre catholique - La question de cabinet est ainsi posée ; les catholiques en minorité - L'adresse du Sénat au Roi - Démission des ministres

(page 234) Pour la première fois depuis 1831, le cabinet est homogène. Entièrement libéral, il comprend Lebeau, Rogier, Liedts, Mercier et le général Buzen. On devine qu'il ne procure pas à François du Bus une satisfaction exagérée ; il l'attend aux actes, et ne tardera guère à diriger contre lui une opposition victorieuse.

L'avènement de ce gouvernement est important pour l'opinion catholique au parlement. Sauf d'occasionnelles et parfois fort vives altercations, les cabinets d'union n'avaient pas provoqué jusqu'ici la confrontation systématique de deux partis. Certes, chaque cabinet avait eu son opposition, mais celle-ci s'était formée suivant des conceptions étrangères au domaine religieux et, constellation variable suivant les circonstances, elle comprenait des catholiques associés à des libéraux, contre des libéraux et des catholiques unis dans le soutien du ministère.

La situation va changer. L'homogénéité de l'équipe ministérielle, l'accent donné à la politique qu’il poursuit, vont avoir pour résultat de commencer à faire comprendre aux catholiques la (page 235) nécessité de se grouper. L'observation d'Edmond du Bus à son frère est très juste à cet égard, quand il écrit :

« Je ne sais si le passage de ce ministère n'est pas en définitive un bien ; Il aura pour effet de réunir les catholiques ; de les avoir tous persuadés qu'il est plus que temps de veiller au grain ; d'avoir créé le « Journal de Bruxelles » d'avoir partout ailleurs fait toucher du doigt la nécessité de s'occuper de la presse ; d'avoir abattu la confiance ridicule des libéraux qui se croyaient la tribu de Levi dans Israël. A la vérité cela n'a pas guéri les catholiques de toute leur apathie, mais c'est toujours une bonne chose que de les voir un peu se réveiller, et j'espère que les élections prochaines s'en ressentiront. » (25 janvier 1841).

Notre histoire politique révèle, en effet, que les forces catholiques belges s'organisent bien moins et moins bien pour l'attaque que pour la défense, mais que dès l'instant où sont menacés les principes dont elles constituent le traditionnel rempart, leurs adversaires finissent par payer cher l'erreur de les avoir provoquées.


Devaux, devenu radical et dont on savait l'influence sur le nouveau cabinet, pousse à son avènement un cri de triomphe dans la Revue nationale. Il n'en faut pas davantage pour alerter la vigilance des catholiques,

« Je viens d'entendre le programme du nouveau ministère ; c'est Liedts qui en a donné lecture. Ce sont les généralités ordinaires, sauf qu'en recommandant la discussion de la loi sur l'enseignement, il proclame le principe que l'instruction doit être profondément morale et religieuse. Nous verrons bien ! » (22 avril 1840). (t) La contre-réaction se traduira d'ailleurs par une cohésion plus grande des de diverses nuances.

(page 236) L'attente n'est pas longue

« Hier, Félix de Mérode, de son chef et sans s'être concerté préalablement avec qui que ce soit, a jugé à propos de commencer l'attaque contre le nouveau cabinet et nous a lu un long discours dirigé principalement contre la manière dont Lebeau, Rogier et Mercier sont arrivés au pouvoir ; Lebeau et Rogier ont répondu et n'ont pas manqué d'accuser leurs prédécesseurs qui se sont défendus ; d'autres orateurs sont intervenus dans la discussion : il en est résulté une mêlée. » (26 avril 1840).

Bientôt les indices de mécontentement se font jour, et l'on devine monter les premières raisons d'opposition :

« Vous aurez remarqué la demande, faite hier à la Chambre, d'un emprunt de 90 millions effectifs, pour lesquels il faudra souscrire, dit-on, des engagemens pour 100 millions. Voilà qui peut compter. Nous sommes en train de réaliser le gouvernement à bon marché. On me dit que cette proposition fait un mauvais effet. Le déplacement du commissaire de district de Kerkhove, qui est un très brave homme et un bon patriote, est aussi mal vu : surtout qu'en même temps la Revue nationale a continué à chanter sur la corde que l'administration de nos affaires ne peut désormais appartenir qu'aux libéraux. » (12 mai 1840).

Rapidement le flot se gonfle :

« Voilà le commissaire de district de Bruxelles déplacé, et ce déplacement est une destitution et est envisagé comme tel.... Raikem est très mécontent de la manière dont Kersten s'est expliqué sur le dénouement de la crise ministérielle dans le dernier numéro du Journal historique et littéraire : l'éloge exagéré qu’il fait de Devaux, les ménagemens dont il use à l'égard du parti qui triomphe, sont à la vérité des choses fort étranges. » (14 mai 1840.)

Dès ce moment la position de François du Bus (page 237) est arrêtée : décidé à n'avoir envers eux aucune obligation, il est résolu à ne rien leur demander, pour qui ni quoi que ce soit.

L'emprunt ; la perspective d'une majoration des impôts à concurrence de neuf millions pour 1841 ; une demande de garantie de l'intérêt des actions de la société du chemin de fer d'entre Sambre-et-Meuse - (« où parmi les administrateurs et gros intéressés figurent plusieurs membres de la Chambre : vantez, après cela, le désintéressement des députés ! ») - un projet de pension pour les ministres, - les dépenses que font les ministres pour fournir leurs hôtels de linge de table, de services et d'argenterie ; toutes ces opérations, annonces ou menaces de saignée du Trésor heurtent, chez François du Bus, un tenace souci des finances publiques. Mais elles le hérissent lorsqu'il entend Verhaegen se prévaloir des mêmes préoccupations d'économie pour protester contre les frais d'une « inutile » légation de Belgique à Rome, s'élever contre le taux du traitement du cardinal-archevêque de Malines et se livrer en même temps des manœuvres démaoggiques en proposant le relèvement du traitement des vicaires.

François du Bus, que l'atmosphère même des débats sur le budget de la justice a fortement impressionné, prend la parole le 16 décembre, reproche à Verhaegen de vouloir convertir toutes les questions en questions de parti, de soulever à tous propos les discussions les plus irritantes et de chercher à toutes les convictions un mobile secret.

Cette longue discussion a violemment opposé catholiques et libéraux. Chacun a défini ses positions ; elles sont nettes et antinomiques. Qu'on en tire les conclusions, pense François du Bus, et il écrit 20 décembre 1840) :

« Je pense que les discussions de la semaine dernière auront au moins produit, dans la Chambre, de faire sortir une partie des catholiques (page 238) de leur apathie ; au dehors de la Chambre, cela produirait aussi cet effet, si quelques journaux leur donnaient de la publicité, j’entens une publicité sans réticence d'aucun des développemens, des incidens qui ont si bien caractérisé l'esprit des deux partis entre lesquels s'est élevé le débat. Pour ce qui concerne les mauvais libéraux, il ne leur manque pas d'organes, qui ont sans doute présenté tout ce qui s’est passé de la manière la plus partiale et la plus propre à entretenir leur esprit d'hostilité, ce qui n'est d'ailleurs pas nécessaire, vu l'esprit haineux qui les anime.

« Verhaegen a sans doute rendu un mauvais office à ceux de son parti et ils le sentent : aussi ont-ils été inviter le ministre de la justice à intervenir, comme il l'a fait, dans la séance de mercredi ; c'est l'abbé de Foere qui a ouï dire cela par Fleussu à l'un d'eux. Le ministre leur rendait donc un véritable service, en cherchant à mettre fin à la discussion. Mais il arrivait trop tard ou trop tôt pour se présenter d'une manière impartiale, et il se tournait constamment en parlant vers les bancs de la droite où ses paroles ont généralement été fort mal accueillies ; cet effet a été extrêmement marqué, quoique le Moniteur se soit soigneusement abstenu de le constater.

« Le jeudi il y avait dîner à la Cour. Verhaegen y était invité. De Monceau aussi. Croiriez-vous que Verhaegen est venu lui serrer la main, reconnaître « qu'il avait été trop loin dans cette discussion et s’est en quelque sorte attaché à lui toute la soirée ? « Et la veille, en me répondant, il avait déclaré qu'il ne rétractait rien de ce qu'il avait dit, ce qui a excité la bile de l'abbé de Foere.

« De Stassart était aussi à ce dîner et il a été rapporté à de Theux qu'il s'était établi une conversation particulière entre de Stassart et Verhaegen ; que le premier avait reproché au second d’aller trop loin et de le compromettre, lui (page 239) de Stassart ; que le second aurait reçu fort mal cette leçon, aurait fait remarquer que c'était pour défendre de Stassart qu'il" s'était ainsi lancé, et aurait fini par dire que la position de Stassart était, quoiqu'il voulût, irrévocablement fixée, qu'il ne pouvait désormais que continuer à être mannequin. »

L'attitude de Verhaegen entraînant celle d'un grand nombre de ses collègues de gauche, met le ministère en position chancelante. Brabant se répand dans les couloirs pour en prédire la prochaine dislocation.

Le cabinet se maintiendra-t-il jusqu'aux élections de juin ? se demande François du Bus. Et il brosse le tableau de la situation et des perspectives politiques, telles qu'elles lui apparaissent le 23 janvier 1841 :

« Plusieurs doutent qu'il se maintienne, mais ce que je crains, une chose certaine, c'est qu'ils paraissent résolus à éviter toute discussion qui pourrait les compromettre avec les hommes de gauche, leur seul soutien véritable. Ils éviteront donc d'aborder les lois sur l'enseignement cette année, espérant les faire voter à leur gré à la session prochaine après les élections de juin.

« Il faudrait une manifestation pour les débusquer ; mais nos catholiques sont tout fait dépourvus d'énergie. Par exemple, l'idée de voter contre un budget les épouvante. Cette idée, c'est Doignon qui la met en avant. Il est aussi prononcé aujourd'hui contre le cabinet actuel, qu'il l'était l'an dernier contre le cabinet de Theux, et c'est beaucoup dire.

« Quant à moi, je passe pour être en ce moment d'une opposition bien prononcée au cabinet. Aussi je reçois de divers côtés des confidences que je dois à cette position.

« M. van den Steen de Jehay, mon collègue à la (page 240) Chambre et fils du gouverneur de Liége, m'a confié que son père (catholique zélé et en butte aux attaques de Delfosse et consorts) était venu l'entretenir, et dans la conversation, lui a dit entre autres choses que les ministres avaient à la vérité la majorité jusqu'ici, mais une majorité assez chancelante ; qu'il fallait entrer dans le système des économies ; que l'emprunt avait été fait à des conditions défavorables ; ces points favorisant l'opinion que le Roi n'est aucunement attaché à ces ministres-ci et qu'il saisira volontiers l'occasion de s'en débarrasser.

« Il m'est revenu d'autre part que ce cabinet-ci déplait à Louis-Philippe, qui passe pour exercer de l'influence sur notre Roi ; qu'il déplait aussi à l'Autriche ; et en effet, M. de Dietrichtsein, envoyé d'Autriche, a dit, à l'avènement du cabinet, en 1840, que c'était un ministère de pillards. Ce même envoyé se trouvait à un dîner de la Cour, avec une autre personne et Lebeau (l’homme des pillages) semblait affecter de lui tourner le dos. Dietrichstein dit à son interlocuteur : « M. Lebeau, qui nous montre maintenant le dos d'un ministre, nous montrera bientôt, j'espère, le dos d'un ministère. »

« Doignon, qui est plus remuant qu'il ne paraît, a fait écrire à Dechamps par une personne qui a sur lui de l'influence ; cela l'a fait revenir au poste a et il prend un peu couleur. Il était avec moi, il y a deux jours, dans une réunion d'une dizaine de députés catholiques ; on en est venu parler de Dumortier, de l'appui qu'il donnait au ministère : Dechamps dit là-dessus que Dumortier était dans de meilleures intentions qu'on ne pensait, et qu'il lui avait dit à lui Dechamps qu'il savait un moyen de renverser le ministère et qu'il le ferait connaître quand il serait temps. Je fis observer aussitôt à Dechamps que ce n'était là qu'une vaine parole, que toute la conduite de (page 241) Dumortier démentait, et les autres furent de mon avis. Or aujourd'hui, ce soir, au café, je viens d'être témoin d'un débat très vif entre Dumortier et le député Peeters qui lui reprochait d'être changé, d'être devenu partisan des augmentations de dépenses ; Dumortier a commencé par nier avec colère, puis passant du fait au motif indiqué, a celui de son dévoûment aux ministres, il s’est a écrié : « Eh bien! oui, je les soutiens, parce que je les trouve mille fois préférables au cabinet précédent, un cabinet d'intrigants et d'ambitieux. » On le dirait définitivement acquis au parti libéral de la Chambre. Et remarquez qu’une demi-heure auparavant, Dumortier jouait amicalement aux dominos avec ce député, et avec Raikem, l'un de ces ambitieux et de ces intrigants. »

« Hier j'ai voté contre le budget des finances. Aujourd'hui, au moment du vote définitif du budget de l'intérieur, de Mérode s'est mis à interpeller le ministre sur la destitution de Kerkhove de l'été dernier, et la réponse n'ayant pas été satisfaisante, il a déclaré qu'il voterait contre. Cette fois nous nous sommes trouvés dix à voter contre, et nous eussions été quinze ou vingt, si de Mérode n'eût pas encore fait cela l'improviste. »

L'opposition ouverte commence prendre corps à la Chambre, mais les catholiques sont essentiellement flottants, inorganisés.

Une dizaine d'entre eux, dont François du Bus, se réunissent chez Raikem ; ils commencent par décider d'adresser un avertissement sérieux à leurs collègues, aux fins d'en obtenir une plus régulière assistance aux sections. C'est un début.

Doignon était de la réunion ; et il a profité de l'occasion pour prêcher le renversement du ministère, au moyen du rejet d'un budget. Dechamps était bien d'avis qu'un changement de ministère (page 242) s'impose ; mais un rejet de budget lui a paru un moyen violent.

« Il est temps de se concerter sérieusement sur le parti à prendre. Aujourd'hui de Sécus a réuni à dîner chez lui quelques personnes pour en causer. J'y étais avec de Theux, Doignon, l'abbé Wallaert, de Smet, van den Steen. (Note de bas de page : invité également, Raikem s'était excusé, et Dechamps avait dû retourner chez lui.) Il a été résolu que l'on aurait chez de Sécus des réunions politiques de députés catholiques. La première est fixée à vendredi à 7 heures du soir.

« Voici les noms de ceux qui en feront partie : du Bus aîné, Scheyven,. de Sécus, B. du Bus, Brabant, Dechamps, de Decker, de Florizonne, de Foere, de Garcia, de Meer de Moorsel, Dumonceau, Desmaisières, de Smet, de Theux, Eloy de Burdinne, Mast de Vries, Morel-Danheel, Peeters, Raikem, Simons, Ellens, van den Steen, Wallaert. En tout 25 ; ce sont ceux que l'on considère comme les plus dévoués. Il y a en outre une quinzaine d'autres à pratiquer ou à faire revenir. Sur tout quoi nous nous sommes promis le secret... » (26 janvier (841).

Ce projet ne reste pas sans suite. Au vendredi convenu, une nouvelle réunion a lieu : «

« Nous nous sommes trouvés une bonne quinzaine. On a été d'avis, entre autres choses, de réduire cette réunion à une sorte de section centrale, dont chaque membre représenterait une section particulière dont il ferait partie. De cette manière ceux des nôtres qui sont fonctionnaires amovibles pourraient concourir à l'œuvre sans se compromettre inutilement : on aurait pu, en effet, leur faire un crime d'assister à des réunions (qui, si nombreuses, transpirent toujours), dans le dessein de renverser le cabinet ; tandis qu'on serait plus embarrassé de leur faire un crime d'un vote (page 243) « qu'ils émettraient comme députés en acquit de leur conscience, surtout si ce vote faisait partie d'une majorité, ou d'une minorité nombreuse. Nous nous réunissons de nouveau ce soir pour arrêter les bases de cette organisation.

« Cela amènera-t-il le but désiré ? Pour moi c'est très problématique. La session est déjà fort avancée. Il aurait fallu s'entendre et s'organiser plus tôt...

« Je viens d'avoir Doignon, qui m'a fait perdre une heure et demie de temps. Il en est à se plaindre amèrement de ce que les catholiques mettent si peu d'énergie à travailler activement au renversement du ministère. Quant à Dumortier, il le considère comme définitivement et irrévocablement livré aux ministres actuels... Doignon me dit encore que de Decker vient de lui dire qu'il n'est pas encore temps de renverser le cabinet ; il croit que Dumortier agit sur de Decker. » (31 janvier 1841).

C’est pourtant de Decker, qui, dans la Revue de Bruxelles de février 1841, répond de bonne encre au Devaux de la Revue nationale.

« Lisez l'article de la Revue de Bruxelles qui vient de paraître. Il est intitulé Chronique politique, et sert de réponse, bien excellente, à la Revue Nationale. Il a fait ici une véritable sensation. Les envoyés d'Autriche et de Prusse en ont envoyé chercher au bureau chacun cinq ou six exemplaires. Le G... M... de Stassart est allé le lire au bureau même, et tout en le lisant il donnait, en présence de Fr... de Wasme-Pletincx, de fréquentes marques d'assentiment, et lui a confié que, dans son opinion, le ministère ne pouvait pas tenir. » (14 février 1841).

Cette crainte paraît partagée par certains membres du cabinet :

« Un député de notre opinion a eu, lundi, une conversation avec Leclercq qui (ceci doit être tenu (page 244) secret) aurait ouvert son cœur, et témoigne toutes les appréhensions que lui donne le parti libéral exagéré, sous les rapports de l'ordre et de la morale, sa répugnance à marcher de conserve avec de pareils hommes, son désir de se rapprocher de nous. » (17 février 1841).

Le moment de l'échéance approche ; comment se présentera cette dernière ?

« Nos bancs de droite étaient bien déserts aujourd'hui à la Chambre. Je ne sais comment il ira demain. Il n'en était pas de même à gauche. Ils sont comme avertis qu'ils doivent se tenir compacts et être tous au poste. Tout compté, nous ne pouvons espérer former une majorité contre l'ensemble du budget, et dès lors les c amovibles catholiques ne voteront pas avec nous. Je tâcherai cependant de rallier nos gens de manière que nous fassions une minorité respectable. » (22 février 1841).

Mais il reste voir quelle sera l’attitude du Sénat. Il est fort mal disposé pour le ministère, écrit François du Bus dans la même lettre, mais il est très difficile de le décider une manifestation. « Le rôle d'opposant n'est pas volontiers pris par cette assemblée. » Mais il paraît disposé, s'il le faut, « à donner un coup d'épaule. » Des membres de la haute assemblée parlent déjà d'un ministère dans lequel entreraient deux sénateurs ; c'est donc qu'on considère le cabinet fort mal en point.

Arrive enfin la journée du 26 février qui allait, par accident, devenir décisive :

« Nous avons eu aujourd'hui une discussion très importante. Doignon nous avait dit qu'il aurait pris la parole sur le chapitre de l'instruction ; Dechamps aussi ; mais Doignon ne se borna pas traiter les questions d'instruction, il attaqua la question ministérielle, la question des tendances du ministère. Rogier répondit et affecta de se féliciter qu'on eût ouvert la lice et dès lors, il (page 245) fallut bien que Dechamps le suivît sur ce terrain. Il s'en est bien tiré selon moi, quoique pris à l'improviste et l'improvisation de Doignon avait aussi du très bon. Trois ministres ont parlé, Rogier, Lebeau et Leclercq. Il y a eu cela de remarquable que Lebeau a avoué que le ministère était formé dans un sens exclusif et que Leclercq l'a nié. Leclercq a aussi désavoué énergiquement les articles de la Revue nationale ; il est cependant assez notoire que Devaux est l'âme du ministère.

« Nous nous sommes confirmés, dans notre réunion (une nouvelle réunion qui avait eu lieu chez Sécus avant la séance), dans notre résolution de voter contre le budget, vu surtout la discussion d'aujourd'hui. Nous serons, je l'espère, une minorité respectable. Ce sera une protestation de la plupart des catholiques de la Chambre, qui pourra éclairer le Roi.

« De Muelenaere ne reviendra pas ; Meeus et Coghen viennent de s'absenter ; c'est, entre nous, afin de ne pas voter pour et parce que leur position ne leur permet pas de voter contre.

« De Sécus me disait hier en confidence que Lebeau est furieux contre de Muelenere et l'accuse de travailler contre le ministère. Il avait même dit que s'il en avait une preuve écrite, il n'hésiterait pas à le destituer. La personne à qui Lebeau a dit cela lui a aussitôt répondu : Il vous faudrait pour cela une signature que vous n'obtiendriez peut-être pas. Et Lebeau s’est tu.

« Beaucoup disent que le ministère ne tient plus à rien, et cependant il reste toujours là. Selon de Sécus, Buzen aurait dit un de ses amis que s'il avait une affaire à lui recommander, il fallait qu'il se pressât. »

Ces nouvelles du 26 février sont suivies de quelques lignes du 27 :

« La séance dure encore et la discussion sur la question ministérielle aussi. Les ministres (page 246) provoquent l'allégation de faits, de griefs particuliers ; « mais c'est la défiance provoquée par une foule de faits qui est le grand grief. Ils ont invité ceux qui n'ont pas confiance en eux à voter contre le budget, afin de voir enfin où est la majorité. Cette majorité, nous ne l'avons pas. »

L'on va enfin aux voix, le 2 mars 1841, et François du Bus envoie un rapide billet le même jour :

« L'ensemble du budget des travaux publics est adopté par 49 voix contre 39. Trois membres se sont abstenus, Delanghe, de Roo et Dumortier. Dumortier a répondu « oui, non je veux dire », puis il s'est abstenu. Cela a fait un fâcheux effet.

« Delanghe dit qu'il aurait voté contre, s'il avait eu l'espoir d'un changement avantageux ; mais le ministère n'a plus toutes ses sympathies. De Roo n'a pas voulu faire une question de cabinet.

« Dumortier dit que ce ministère, comme gouvernement, n'a pas sa pleine et entière confiance ; une grande fraction n'est pas représentée dans le cabinet et cela lui paraît Indispensable pour une bonne administration du pays. Mais il ne sait qui l'aurait remplacé.

« Le résultat est comme si 42 avaient voté contre le ministère.

« Espérons que le sénat fera une manifestation qui déterminera la retraite du ministère.3

Quatre jours plus tard, François du Bus commente le résultat du vote, et explique pourquoi le scénario ne s'est pas déroulé suivant ce qui avait été arrêté au cours des réunions chez Sécus ; ces explications sont de nature clore tous débats qui se sont élevés dans la suite entre publicistes catholiques et libéraux au sujet du mobile véritable des catholiques en cette occasion. (Thonissen, La Belgique sois le règne de Léopold Ier, t. IV, p. 45, note). Émanant d'un témoin agissant de ces journées, et données sur l'heure à un correspondant (page 247) à qui il livrait la vérité entière, elles sont péremptoires.

François du Bus écrit donc le 6 mars 1841 :

« Ce qui rend l'opposition des 39, ou plutôt des 42, remarquable, c'est le grand nombre d'hommes sages et modérés qui y ont pris parti contre le ministère ; c'est surtout que les fonctionnaires amovibles n'ont pas hésité s'y prononcer. Quant à ce dernier point, c'est la suite de la manière dont la question a été inopinément posée.

« Il ne s'agissait aucunement d'agiter la question ministérielle ; nous savions que nous ne pouvions avoir la majorité, toutes les nuances des libéraux devant se réunir contre nous et plusieurs députés qui sympathisent avec nous étant dans une position à ne pouvoir nous appuyer. On devait continuer la guerre comme elle avait été faite jusque-là, disputer pied à pied les majorations, et au vote final nous réunir en plus grand nombre possible contre l'ensemble ; c'est Doignon qui a fait échouer ce plan.

« En parlant sur le chapitre de l'instruction publique, il s'est laissé emporter par son idée dominante, il s'est mis à attaquer le ministère et même à dire qu'il n'avait pas sa confiance. Rogier a ramassé le gant avec empressement, a remercié Doignon d'avoir enfin porté la question sur ce terrain et a provoqué toute l'opposition à l’y suivre. Quand j'ai entendu cela, j'al été demander à Dechamps qui était inscrit pour parler, s'il était convenu avec Doignon d'attaquer cette question ; il m'a répondu que non, que Doignon devait seulement s'occuper des questions d'instruction publique, et lui Dechamps le soutenir en répondant au ministre ; mais que de la manière dont la lutte était engagée, il ne croyait pas pouvoir reculer. Voilà comme la discussion a pris une tournure toute autre que nous ne voulions.

« Il y en a parmi nous qui ont regretté cela, parce que c'était donner occasion au ministère de se (page 248) glorifier d'une majorité sur la question ministérielle elle-même, tandis que notre guerre continuelle et nos succès partiels le ruinaient sans nous compromettre et rendaient sa position intenable.

« Quoiqu'il en soit, cette question ainsi posée a décidé les timides ou les hommes à situation embarrassée. Si l'on avait suivi notre plan, les commissaires de district Lejeune, Simons, de Terbecq, de Man, de Nef, et le procureur du Roi Scheyven n'auraient pas voté avec nous, mais se seraient absentés et plusieurs étaient déjà absens à prétexte des opérations de la milice ; mais la position, une fois dessinée, ils se sont prononcés, sauf de Nef qu'on n'a pas pu décider à revenir.

« Nous avons cru, la veille du vote, pouvoir compter sur un nombre qui eût balancé le chiffre ministériel. Dubois, Coghen, Smits avaient promis de s'absenter ; nous comptions sur le retour de de Nef ; Maertens ne revenait de Bruges que pour voter avec nous ; nous comptions sur de Roo et Van den Bossche, tout bizarre qu'est ce dernier. - Supputez et vous apprécierez nos espérances. Au reste, le résultat est toujours, selon moi, de très mauvais augure pour le ministère.

« Le vote indépendant des fonctionnaires est significatif. Il y a des journaux qui parlent de destitutions, mais le ministère ne serait certainement pas unanime sur ce point, et d'ailleurs le Roi aurait beau jeu de refuser sa signature en faisant remarquer que trois de ses ministres n'ont pas été arrêtés l'an dernier par la considération qu'ils étaient fonctionnaires amovibles.

« Raikem et moi avons dîné à la Cour jeudi ; le Roi nous a parlé en riant de la guerre parlementaire qui vient de se faire ; il a terminé par nous dire qu'il fallait « espérer dans l'avenir ». Nous croyons devoir interpréter ce mot favorablement. Hoc inter nos.

« Le Sénat pourrait trancher la question. L'osera-t-il ? »

(page 249) François du Bus ne tarde pas à nourrir un sérieux espoir de ce côté. Il écrit le 16 mars 1841 :

« La guerre du Sénat contre le ministère continue. J'ai pensé dès le second jour que la majorité du Sénat était trop avancée pour reculer honorablement ; cependant plusieurs sénateurs de cette majorité ont soin de faire remarquer, même en séance du Sénat, qu'ils n'ont pas dit qu'ils voteraient contre le budget, et chaque fois qu'une semblable déclaration se reproduit, elle ranime l'espoir des auditeurs ministériels. Della Faille à qui je disais hier soir qu'il fallait que cela eût une conclusion. sinon que ce serait ridicule, me répondit en confidence : Il y en a une, mais motus ! » En effet, j'appris le soir par Brabant que les sénateurs de l'opposition se réunissaient le même soir pour arrêter une proposition d'adresse au Roi pour demander le changement du ministère, et tout à l'heure, j'ai rencontré le baron de Pélichy qui m'a confié qu'en effet cette proposition sera faite aujourd’hui, mais en comité secret conformément au règlement. Au reste ce secret a transpiré, car ce matin Dumon, qui n'est pas de l’opposition, a annoncé cette résolution de ses adversaires à Brabant qu'il a rencontré dans la rue.

« Brabant est toujours plein de confiance que le ministère devra se retirer et cette semaine même, de sorte que c'est véritablement et de tout cœur que dimanche prochain il chantera Laetare.

« La séance d'hier a été remarquable au Sénat sous plusieurs rapports. D'abord Dumon qui, samedi soir encore, au café, causant avec plusieurs des nôtres, parlait contre le ministère, s’est prononcé pour, de manière à mériter les applaudissemens des tribunes. Cela a un peu surpris certains bons enfans que j'avais cependant prémunis contre les causeries de Dumon.

« En second lieu, M. de Stassart, adorateur du (page 250) soleil levant, en parlant pour le ministère, a trouvé moyen de faire un magnifique éloge de M. de Muelenaere (que les feuilles ministérielles attaquent) et de placer sa confiance dans la haute sagesse du Roi pour sortir de difficulté. Cela a un peu étonné les ministériels.

« En troisième lieu Lebeau, dans un très-très-long discours, a pris des sûretés contre Leclercq, en rappelant textuellement des passages d'un discours de Leclercq de la session dernière (où il disait que a c'était une question d'honneur pour les ministres de rester unis et de demeurer tous ministres ou bien de quitter tous ensemble le ministère) ; « Lebeau a ajouté qu'une modification du Ministère serait une espèce de trahison de la part de ceux qui y resteraient.

« M. Vilain XIIII vient de dire à Brabant que le Duc d'Ursel, qui avait hésité jusqu'ici, s’était décidé à se rallier à l'opposition. Espérons ! »

Cet espoir se fortifie le lendemain :

« Les événements ont marché. L'adresse du Sénat a été adoptée hier à la majorité de 23 voix contre 19. C'est le Duc d'Ursel qui a fait le rapport. Le Président du Sénat, de Schiervel, a voté en gouverneur de la Flandre orientale, avec la minorité, quoique du fond du cœur il fût bien de l'opinion e la majorité. L'adresse a été présentée aujourd'hui, pendant notre séance ; nous entendions dire sur les bancs de la gauche que la députation du Sénat allait recevoir une semonce du Roi, lorsque nous avons appris que le Roi l'a parfaitement bien reçue et lui a dit que le Sénat, composé comme il l'est, devait connaître les véritables intérêts du pays ; cela nous paraît assez significatif, quoique Devaux, à ce que l'on m'a rapporté, prétende que cela ne signifie rien. » (18 mars 1841).

Cela allait signifier quelque chose :

« Je suis autorisé à croire que le Roi ne veut pas la dissolution des Chambres, et que le ministère (page 251) sera modifié ou changé avant les élections. Les « fureurs de l'Observateur, l'anathème qu'il prononce d'avance contre les ministres qui resteraient en cas de modification, indiquent assez qu'il s'en agit sérieusement. » (26 mars).

Situation délicate. Un ministère ralliant derrière lui une majorité à la Chambre, mais en minorité devant le Sénat. Un Sénat suggérant le remaniement du cabinet, tandis que ce dernier proposait au Roi la dissolution des Chambres, ou à tout le moins du Sénat. Une presse déchaînée, soixante conseils communaux du pays sortant de leurs attributions pour contrôler et blâmer les Chambres, et demander au Roi le maintien du ministère.

Le Roi finit par accepter la démission des ministres et à confier le pouvoir à Nothomb, libéral modéré.


Nous avons laissé François du Bus enregistrer et dérouler le film de cette longue crise ministérielle. Témoin et acteur quotidien du drame, son témoignage direct vient de nous faire vivre les prolégomènes et le dénouement d'un épisode marquant e notre histoire parlementaire.

« Procès de tendance » a-t-on reproché à la minorité de la Chambre et à la majorité du Sénat. Rien ne le caractérise mieux que ces quelques mots de François du Bus (26 février 1841) : « C’est de la défiance provoquée par une foule de faits qui est le grand grief. »

Question de climat et d'atmosphère, dominés tous les deux par l'article de Devaux dans la Revue nationale lors de l'avènement du cabinet ; aggravés par la discussion du budget de la justice en décembre 1840, perturbés par le départ en flèche de Doignon, ayant pour effet de modifier le caractère, d'étendre (page 252) l’ampleur et de précipiter l'allure d'une manœuvre qui finit par valoir à ses auteurs le résultat qu'ils ne recherchaient pas, tout en le voulant.

Comment dire d'une autre manière ? Des faits isolés dont chacun, en soi, ne justifie pas le renversement d'un ministère ; dont l'addition même oblige raisonnablement à faire réfléchir avant de recourir à une mesure aussi grave ; mais par ailleurs, des impondérables et des imprévus qui accentuent une méfiance justement alertée, laquelle sert alors de multiplicateur à une addition de faits, et provoque la crise.

La politique n'est pas un simple théorème...

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