(Paru en 1944 à Tournai et Paris, chez Casterman)
Manifestation anti-orangistes à Bruxelles - La proposition du Bus-Ernst - Mort du prince héritier ; la question de succession au trône - Premiers débats sur la loi communale - Démission du cabinet Goblet-Lebeau-Rogier - Le cabinet de Theux
(page 144) La quatrième session s'ouvre le 12 novembre 1833. A l'heure H, François du Bus est son banc pour être, le lendemain, réélu premier vice-président de la Chambre.
Dès le 14, il reçoit de son frère Edmond l'ordre de se débrouiller pour pourvoir à la vacance du siège d'Ypres :
« M. de Robiano a eu l'heureuse idée de donner sa démission ; le Saint-Esprit l'a, cette fois, illuminé. S'il pouvait être remplacé par l'abbé de Haerne ! Vous pouvez certainement agir pour cela à Bruxelles... Empoignez l'abbé de Foere et faites-lui entendre raison ; mettez Dumortier en campagne. De plus, envoyez-moi, par retour de la diligence, les notes que je dois porter chez Mr R. ; que Doignon, lui écrive à N. »
Plan de bataille qui n'admet guère de discussion.
« Je souhaiterais évidemment l'élection de de Haerne à Ypres, répond François du Bus le « 14 novembre. J'ai fait des démarches dans ce sens. Jusqu'ici elles ne donnent pas d'espoir, ce qui me contrarie vivement. On prétend qu'on ne (page 145) parviendrait pas à faire réussir sa candidature à Ypres. Doignon, Dumortier, De Smet faisons ce que nous pouvons pour de Haerne.
« A défaut de de H. plusieurs (entre autres Alex. Rodenbach) voudraient proposer Dechamps. Et l'on nous dit que l'on parle en Flandre d un certain Mr D. que nous ne connaissons aucunement. Ce sera peut-être une nullité de plus, tandis que nous voulions un des champions éprouvés de la liberté d 'enseignement »
Les renseignements que de son côté Edmond du Bus obtient à bonne source à Tournai, confirment la difficulté de la candidature de l'abbé de Haerne :
« Voici à quoi tient que la candidature de l'abbé de H. ne peut réussir : les doctrines de Lamennais avaient occasionné une scission ou au moins une division d'opinions dans le clergé des Flandres. de H. était lamenaisien. L'encyclique est venue mettre un terme à ces différens, mais même après l'encyclique aucuns ont encore soutenu et cherché à propager les mêmes doctrines, ce qui a mécontenté les gros bonnets ; du nombre de ces aucuns-là se trouvait de H., inde ira, et son élection ferait, a dit-on, un fâcheux effet. Mais rien de tout cela ne concerne Dechamps... J'ai fait remarquer à qui de droit que ce n'était pas assez d'avoir raison à coups de majorité, qu'il fallait encore avoir l'avantage dans la discussion, qu'à cet effet ce n'était pas seulement des braves gens qu'il fallait envoyer, mais des capacités ; que ces capacités étaient en petit nombre parmi les nôtres ; que l'occasion qui se présente de les renforcer, si elle est manquée, est propre à les décourager et les à rebuter par trop de travail et de fatigue ; qu'aussi il nous fallait Dechamps 1° parce que c'est une capacité, 2° pour, en les renforçant, donner courage (page 146) à ceux qui travaillent. J'ai appuyé sur la chanterelle, et on enverra aujourd'hui à N. des variations sur ce thème-là. » (16 novembre 1833).
La vie politique a repris, et c'est immédiatement la bataille.
« J 'aurais voulu vous envoyer le pamphlet anonyme dont parlent les journaux et où mes amis et moi sommes gratifiés chacun d'une épithète assez grossière. Mais le libraire de S. M. le Roi et de la Cour, chez lequel il se vendait, et de qui même les autres libraires le tenaient, m'a répondu ce soir, lorsque je me suis présenté pour en acheter un exemplaire, qu'il n'en avait plus, qu'on avait tout saisi. Il a dit à Rodenbach que celui-ci venait d'une source inconnue ; ce qui est bien peu probable, vu les articles 283 et 284 du code pénal. Au reste, si l'on poursuit, c'est parce que la brochure étant écrite dans le sens ministériel, et bien des gens l'attribuant à cette coterie (car ce n'était pas même un parti), Lebeau voudrait détruire l'impression défavorable qui en résulte pour lui et consorts. Quant à nous, injuriés, nous n'avons fait que rire de cette misérable attaque » (29 novembre).
L'orangisme témoigne qu'il n'est pas mort ; dans la même lettre, François du Bus écrit :
« Le parti orangiste est en travail, et cherche à exploiter toutes les circonstances. Le Lynx qui égalait le Messager en scandaleuses attaques contre les catholiques, contenait aujourd'hui un article remarquable commençant par les mots « le respectable clergé de la Belgique », et dans lequel il profitait de l'encyclique, du bref relatif au Portugal, et de toutes les circonstances relatives à Lamennais, pour chercher à détacher ce qu'il considère comme la partie saine et la grande majorité du clergé, de ceux qui ont appuyé ou approuvé la révolution, ou qui adhèrent au nouvel ordre de choses, et qui par là ont manqué au (page 147) principe sacré de la légitimité. Il annonce déjà un schisme tout formé : les Évêques ne se seraient assemblés à Malines tout récemment, et en concile, que pour délibérer sur ce grave sujet. Vous sentez fort bien que cela ne prendra pas »
Que l'orangisme avait encore des racines, cela devait apparaître quelques mois plus tard à l'occasion de la mise en vente du haras du Prince d'Orange ; une partie de la noblesse et de la haute bourgeoisie racheta des chevaux qui, par l'Allemagne, devaient être dirigés sur la Hollande. La division se marquait au sein même des familles, comme en témoigne la lettre de François du Bus en date du 23 avril 1834 :
« J'ai rencontré Bernard (son cousin du Bus de Gisignies). Il était en ville, lors de la scène de dévastation, et a bien cru que son cabinet d'histoire naturelle allait y passer. Il est bien affecté de la démarche inconsidérée de son père, démarche qui n'a été aucunement spontanée ; mais la liste a été colportée, et il a cédé à des sollicitations dans la conviction que la pièce serait tenue secrète ici et ne paraîtrait que là-bas. Quant à Albéric (un frère de Bernard du Bus), il a couru après la liste, afin d'avoir le plaisir d'y mettre son nom. Bernard est toujours patriote et dit qu'il s'attendait bien une manifestation populaire, vu l'insolence des articles du Lynx. Du reste, il y a bien du louche sur ces pillages, et sur la connivence du pouvoir. »
Cette fameuse liste des souscripteurs, publiée par le Lynx le 2 avril 1834, provoqua en riposte un pamphlet qui fut distribué à Bruxelles dans la nuit du 4 au 5 avril ; la conclusion en fut, le 6, un pillage en règle de certains hôtels et maisons désignés dans la brochure à la vindicte populaire.
Le tout trouva son épilogue au Parlement.
« Il y a du louche sur ces pillages, et sur la connivence du pouvoir », écrivait du Bus.
Qu'il y eût « du louche », cela ne paraissait guère (page 148) douteux. Le désordre était né de la publication d'une liste de souscripteurs, et des excitations d'un pamphlétaire anonyme. Qui pouvait avoir intérêt à l'une et aux autres, sinon ceux qui pouvaient trouver, dans les désordres, la preuve que le pays était incapable de se gouverner ? Et n'était-ce pas une coïncidence étrange, que le jour où le pillage était déclenché, l'armée hollandaise cantonnée à notre frontière était mise en état d'alerte ? et que l'instruction judiciaire révélait que le pamphlet était sorti des presses d'un journal orangiste ? Il y avait eu provocation, et la foule s'était faite l'instrument inconscient d'un plan qu'elle eût répudié si elle l'avait soupçonné.
Mais y eut-il a « connivence du pouvoir » ? C'est ce dont le gouvernement fut immédiatement accusé par la tenace opposition de Sa Majesté.
La seule considération de l'origine du mouvement eût dû disculper le gouvernement d'une connivence qui eût été plus que la complicité : une forfaiture. La vérité, c'est qu’il y avait eu, aux premières heures, un incontestable flottement. La carence de l'autorité communale avait été complète ; des réquisitions au gouverneur militaire du Brabant et au général, commandant la garde civique, étaient restées sans effet ; au début de l'après-midi du 6 avril, les ministres durent finir par enjoindre aux autorités militaires d'agir, même d'initiative, partout où l'ordre public serait menacé. Ce ne fut qu’à la suite de cette dernière décision qu'à cinq heures l'ordre fut rétabli.
Il n'en demeurait pas moins qu'il y avait eu carence de l'autorité pendant plusieurs heures, et que la foule fut maîtresse du pavé, trop longtemps.
L'émoi passé, Lebeau, ministre de la justice, adopta immédiatement une mesure énergique et indispensable en prenant un arrêté d'expulsion contre les plus turbulents des réfugiés politiques. Du coup, ce ne fut pas de mollesse, mais d'excessive (page 149) rigueur qu'il fut taxé : une fois de plus, il avait violé la Constitution...
Qui ne voit s'avancer le profil de François du Bus ?
A la Chambre les débats furent vifs. Ils y furent entamés le 12 avril et se prolongèrent plusieurs jours. Le gouvernement ne laissa pas sans riposte les attaques violentes dont il fut l'objet. Au cours de la séance du 25 avril, Rogier invita les députés à descendre au fond de leur conscience, pour trouver en eux-mêmes les causes de la faiblesse du pouvoir. Discours auquel nous eussions applaudi.
Mais il ne convertit pas François du Bus, qui déposa une proposition, contresignée par Ernst, et conçue comme suit :
« 1° A l'égard des pillages, l'adresse (au Roi) contiendrait la pensée suivante :
« La Chambre des représentants a vu avec regret que le ministère n'ait pas pris les mesures nécessaires pour arrêter, des le principe, les pillages qui ont récemment alarmé la capitale, quoique les intentions de S. M. et des représentants du pays eussent été positivement manifestées à cet égard, à l'ouverture de la session de juin 1833, et que le ministère eût été averti par les audacieuses provocations de quelques partisans de la maison d'Orange et la publication d'un pamphlet incendiaire.
« 20 A l'égard des étrangers une proposition conçue dans ce sens :
« Si le gouvernement croit qu'il soit nécessaire, pour la sécurité de l'Etat, de soumettre les étrangers à des mesures exceptionnelles, autorisées par l'article 128 de la Constitution, la Chambre, toujours prête concourir au maintien de l'ordre autant que des libertés publiques, prendra en mûre considération le projet qu'il plaira à S. M. de lui présenter. »
Le premier article impliquait un blâme au gouvernement ; le second accusait indirectement le (page 150) ministère d'avoir violé l'article 128 de la Constitution, en procédant à l'expulsion de quelques étrangers sans l'autorisation préalable du pouvoir législatif. (Notons que la loi du 28 vendémiaire an VI, toujours en vigueur alors, prévoyait le droit d'expulsion, et que l'article 128 de la Constitution garantissait la liberté individuelle des étrangers, sauf « les exceptions établies par la loi. »).
La Chambre ne suivit pas François du Bus. Par 51 voix contre 27, elle approuva la conduite des ministres dans la question des pillages ; par 51 voix contre 31 elle rejeta la partie de l’adresse relative aux étrangers expulsés du territoire.
François du Bus dut souffrir pendant ces débats. Charles Vilain XIIII, le 26 avril, avait déclaré ; « La légalité est un vieux manteau que je ne saurais respecter ; endossé et rejeté tour à tour par tous les partis, porté, usé par tout le monde, composé de mille pièces de mille couleurs, il est trou par les uns, raccommodé par les autres ; il porte les souillures de tous ses maîtres. »
Paroles évidemment imprudentes, qui font bondir François du Bus sur sa plume :
« Ch. Vilain XIII, reniant tous ses antécédents, a vanté aujourd'hui l'arbitraire comme le caractère le plus désirable dans une loi et a réclamé contre la légalité de manière à indigner presque toute l'assemblée. Je frémis de voir que nos libertés sont véritablement remises en question... Nous discutons depuis des jours, et aucune proposition a n'a été faite encore par qui que ce soit. Demain quelques députés se réunissent pour aviser au parti à prendre, et j'ai été invité à aller délibérer avec eux.
« C'est de cette délibération qu'allait sortir la proposition du Bus-Ernst, dont nous venons de relater l'échec.
Néanmoins les incidents du 6 avril avaient profondément remué l'opinion, et le gouvernement (page 151) trouva aisément une Chambre qui, par 60 voix contre 4, vota un projet de loi sévère réprimant les menées orangistes.
Le 16 mai 1834, un grand deuil frappa la famille royale et la Belgique : âgé de moins d'un an, le Prince héritier mourut.
La Reine n'étant pas enceinte, Léopold Ier, pressenti par le gouvernement, manifesta son accord sur la désignation de son successeur éventuel, à condition que l'initiative de cette mesure partit du Parlement.
François du Bus en écrit longuement le 23 mai 1834.
« Les journaux vous auront surpris dans le compte qu'ils auront rendu de notre séance d'hier. L'usage était, dans des circonstances analogues à celle du moment, d'envoyer une grande députation complimenter le Roi par l'organe du Président : une majorité, toute formée d’avance, a voulu, par dérogation à ce qui s'est pratiqué jusqu'ici, une adresse de la Chambre ; et avant même que la séance n'eût été déclarée ouverte, un certain nombre de députés faisaient circuler les doubles d'une liste de six membres proposés par eux pour composer la commission d'adresse. Cela parut fort suspect à ceux qui n'étaient pas dans le secret ; et pour le pénétrer, Dumortier et d'autres voulurent savoir ce que l'on entendait que devait contenir l'adresse et insistèrent même pour qu'il fût décidé qu'elle ne serait qu'un compliment de condoléance. Cette proposition fut o écartée et on éluda toutefois d'indiquer ce que q l'on avait en vue en donnant carte blanche la commission. Enfin on vota au scrutin secret pour la nomination des membres de la commission, et (page 152) les cinq premiers nommés étaient tous cinq sur la liste dont je viens de parler.
« Nous apprenons, de très bonne source, qu'une réunion de quelques députés ministériels avait eu lieu hier au soir chez Dhane, Devauxn de Foere, Alex. Rodenbach, de Theux, Raikem s'y trouvaient. On y prit la résolution de provoquer, de la part du Roi, la désignation de son successeur éventuel, conformément à l'article 61 de la Constitution, lequel successeur serait un enfant de dix ans, neveu et filleul du Roi, l'un des fils de son frère feld-maréchal en Autriche ; lequel enfant est élevé dans la religion catholique qui est la religion de sa mère ; on y résolut en outre de profiter de la circonstance actuelle pour voter une adresse dans laquelle une commission qui aurait le mot d'ordre d'avance, insérerait une phrase qui provoquerait une proposition du Roi : on y arrête en outre la liste des membres dont la commission serait composée et on y a soin d 'y mettre quatre députés appartenant aux Flandres, c'est-à-dire les deux tiers.
« Il pouvait paraître étrange qu’en présence d'un Roi dans la force de l'âge, d’une Reine jeune et qui mit au monde son premier enfant il y a moins d'un an, on voulût proposer immédiatement la désignation d'un successeur à la Couronne pour le cas où le Roi mourrait sans enfant. Cela paraissait, dans les circonstances actuelles, une sorte d'injure pour la Reine, et une proposition au moins très pénible pour le Roi. On répond à cela que le Rot le désire.
« Mais quelle si grande urgence ? Pendant un an environ avant son mariage et plusieurs mois après, il y avait même raison qu'aujourd'hui. On répond que cela donnera plus de stabilité, et on fait même courir dans le peuple des bruits de danger d'empoisonnement, etc...
« Cependant, une considération qui frappe au (page 153) premier abord, c'est que si l'on doit prévoir un malheur prochain, ce n'est pas d'un enfant qu'il faudrait faire choix ; et que si l'on suppose que cet enfant n'arrivera la Couronne que lorsqu'il sera grand, rien ne presse.
« Toutefois, la question est des plus graves, et la commission elle-même, convaincue par les escarmouches d'hier qu'elle donnerait lieu à une longue discussion, a renoncé à l'idée d'en parler dans l'adresse de condoléance. Mais les réunions prévues de députés continuent, on employe tous les moyens de persuasion, on rappelle tous les députés qui se sont dévoués ou vendus, et l'on fera une proposition spéciale ou bien on la fera faire par le Sénat.
« Voilà, mon cher, comme on nous mène. Raikem, de Theux et les Flamands disposent en maîtres des plus chers intérêts du pays. Nos libertés ne seront pas mieux traitées. Je vous avoue que je me dégoûte de plus en plus. »
Nommé sixième membre de cette fameuse commission, à côté de cinq d'entre ceux qui figuraient sur la liste préparée, François du Bus se disposait déjà à y jouer seul le rôle de minorité.
Mais la question fait long feu. Il écrit le 25 mai :
« Une réunion de députés a eu lieu encore avant-hier soir chez l'ex-ministre Coghen. Devaux et Nothomb ont soutenu le projet ; Dumortier et Liedts l'ont combattu, et avec succès ce que l'on a m'a dit. Dumortier a sommé celui ou ceux qui seraient auteurs de ce projet (et sans doute, a-t-il a dit, ils sont présents cette réunion), à avouer leur œuvre et personne n’a répondu à la sommation et n'a avoué cette paternité.. Liedts a dit qu'il avait appris que ce projet venait de la Cour et personne encore n'a répondu. Une nouvelle réunion a été indiquée pour demain lundi, et les meneurs ont le dessein d'y appeler les sénateurs : c'est un moyen infaillible d'avoir du renfort. Il (page 154) paraît que pour faire disparaître les objections puisées dans la minorité du candidat, certains insinuent qu'il faudra choisir un frère du Roi et sa descendance. »
Puis tout tourne court.
« Il devait y avoir une dernière réunion chez Coghen demain soir pour la question politique que vous savez ; cette réunion est contremandée ; apparemment que l'on renonce au projet. » (28 mai).
On y renonçait en effet. L'Angleterre avait marqué son accord, mais la France avait fait une opposition absolue à l'accession d'un prince allemand au trône de Belgique.
Comment se présente aux yeux de François du Bus, cette Chambre où vont s'amorcer maintenant les débats d'où sortira, deux ans plus tard, la loi communale ?
« Nous sommes cloués ici pour longtemps, écrit-il le 23 juillet, et ce qui me peine le plus, c'est que nous allons vraisemblablement faire une loi communale illibérale. Bien des députés, dont je désirerais la présence, ne sont pas leur poste. Les ministériels et les mauvais libéraux, ceux qui sont disposés à sacrifier la liberté communale, soit parce qu'ils croient qu'elle contribue à la force des catholiques, soit parce qu'ils veulent se créer des moyens de gouvernement pour le cas où ils arriveraient au pouvoir, tous ceux-là, dis-je, sont ici et insistent pour discuter la loi immédiatement. de Theux et consorts sont avec eux, par suite d'un aveuglement réel ou simulé. On discute donc, et c'est la liberté communale qui va périr. Notre position est ici bien pénible, Je vous assure. »
« Nous sommes un très petit nombre qui tenons ferme les libertés conquises par la révolution. » (25 juillet).
(page 155) « J'ignore combien de tems encore l'entêtement d'une partie des membres de la Chambre nous retiendra dans cette galère. J'y fais en ce moment du bien mauvais sang. Je pense que les catholiques de la Chambre n'apprécient pas où est leur force et se perdent tout à fait. »(27 juillet)
« Raikem étant à Liége, j'ai dû présider aujourd'hui. Aujourd'hui se discutait la question grave de la révocation et de la suspension des bourgmestres et des échevins par le Roi. La Chambre présentait un singulier spectacle. Les questions sont vitales pour la liberté communale et cependant beaucoup de députés paraissaient assoupis ou bâillaient. Et voilà comme on fait des lois liberticides/ » (28 juillet)
« Nous avons ici un bien triste spectacle dans la marche de la majorité de notre Chambre déplorable. Il est dur d'assister à la lente agonie de la liberté communale. Je vois qu'il y a néanmoins quelque mouvement dans la députation flamande ; plusieurs sont revenus de leurs foyers ; d'autres montrent des dispositions plus libérales. Je pense toujours qu'il vaudrait mieux ajourner la loi à la session prochaine. Je ne sais quand finira cette éternelle et dégoûtante session. » (30 juillet).
La discussion de la loi communale sera, en effet, remise plus tard, et nous ne nous y appesantirons pas ici. D'autant plus que nous voici au 30 juillet, et que le lendemain l'annonce, par Lebeau, de la démission du cabinet, fait à la Chambre l'effet d'une bombe.
Mystérieuse dans ses causes à l'époque, elle se révéla dans la suite avoir été provoquée par un dissentiment assez aigu entre le Roi et ses ministres Lebeau et Rogier au sujet du général Evain, vétéran de l'Empire, naturalisé belge, et que ses deux collègues accusaient de trop de complaisance envers l'opposition.
(page 156) L'ignorance des raisons qui l'amenèrent, et les suppositions que cette ignorance devait nécessairement susciter, provoquèrent sensation dans l'hémicycle.
Du dehors, Edmond du Bus écrit :
« Le changement de ministère nous a fait un vrai plaisir. Quels que soient les ministres qui arrivent, Je ne regretterai nullement ceux que Dumortier a jugé à propos de saluer à leur sortie du titre de patriotes, je ne sais en vérité pourquoi, si ce n'est peut-être qu'il avait besoin de ce compliment saugrenu et qui soufflette l'orateur, pour arrondir sa période. Vous me parlez d'une combinaison qui ne me plait guère ; mais si de Theux, Ernst et de Muelenaere sont des courtisans et des hommes sans principes fixes, ils passent pour honnêtes gens, et voilà un gain. » (2 août).
François du Bus répond (3 août) :
« Le compliment très inattendu de patriotisme fait par Dumortier aux ministres sortans lui a attiré les reproches de tous ses amis ; j'ai été le premier à l’accuser d'inconséquence. Il prétend qu'on a mal saisi sa pensée...
« J'ai vu hier et aujourd'hui de Theux, qui m'a fait connaître confidentiellement la composition projetée du nouveau ministère. Il rentrerait à l'intérieur ; de Muelenaere aux affaires étrangères ; Ernst prendrait le portefeuille de la justice et d'Huart celui des finances. Rien ne serait changé, quant à présent, en ce qui concerne le département de la guerre. de Mérode demeurerait ministre d'Etat, membre du cabinet.
« Ce n'est pas très satisfaisant, si l'on considère combien l'opinion catholique est une majorité dans le pays ; il n y a guère que de Theux et de Mérode qui la représentent véritablement dans le conseil ; Ernst, selon moi, est une espèce de gallican, et il a, presque en toutes circonstances, donné la main aux libéraux de la Chambre.
(page 157) « Mais quand je fais ces observations de Theux, il me répond : Voulez-vous accepter un portefeuille ? Il ajoute : indiquez-moi d'autres catholiques sûrs qui en veuillent et qui soient aptes. Franchement, cela ferme la bouche. Mais en même tems cela met en évidence la faute immense qu'ont commise les catholiques, en envoyant tant de nullités à la Chambre ; tous leurs soins devraient tendre maintenant à mettre en évidence leurs capacités.
« Toutefois ce changement amène une immense amélioration, et dissipe une partie de nos inquiétudes, au moins pour le moment. C'est de Theux qui sera chargé de la réorganisation de la Province, de la commune et de l'instruction publique...
« La discussion de la loi communale, la plus importante de toutes, ne peut être convenablement continuée. Je viens d'apprendre avec beaucoup de satisfaction qu'ils sentent cela. En conséquence, la Chambre se séparera jusqu'à la clôture de la session. »
Ces nouvelles tranquillisent Edmond du Bus (4 août) :
« La composition ministérielle dont me parle votre lettre me plait assez, parce qu'il faut bien reconnaître que la somme des nullités catholiques est tellement grande, qu'on ne peut espérer mieux que ce dont de Theux vous a parlé. Car je suppose que Brabant et Raikem ne veulent absolument pas accepter, et que vous-même êtes toujours inébranlable dans votre refus. Quant à l'ami Barthélémy, il mousse encore trop fort. Mais je regarderais cet arrangement ministériel comme mauvais si Rogier devait y entrer : Rogier serait là l'instrument de Lebeau et Devaux. J'ai vu avec plaisir qu'il n'est plus question de Goblet, mais je crains bien que ce ne soit partie remise. Je crains beaucoup Goblet au ministère, moins pour lui personnellement que comme instrument et représentant de (page 158) Lehon. N'y aurait-il pas moyen de renforcer un peu les catholiques en y faisant encore entrer, à côté de de Mérode, un couple de ministres sans portefeuille, tels que Raikem et Brabant ?
« Si de Theux est tant soit peu maître du cabinet, n'est-ce pas le cas de couper court au défi d'aucuns d'avoir un conseil d'Etat qui réussira tôt ou tard, en le rendant inutile par la création d'un conseil des ministres plus nombreux dont les membres auraient le titre de ministres d'Etat. Je m'explique.
« Il y a des raisons au moins fort spécieuses pour créer un conseil d'Etat ; l'opinion qu'il en faut un gagne chaque jour, et cela doit être ; lorsque l'on reproche au gouvernement de ne pas élaborer les lois qu'il présente, ou de ne pas en présenter du tout sur tel ou tel objet, sa réponse est tout prête : le tems des ministres est absorbé par la direction de leur ministère et les débats des Chambres, ils ne peuvent donc élaborer les lois eux-mêmes et les projets doivent être confiés à des buralistes.
« De plus, il y a des amateurs de la place de conseiller d’Etat, ces amateurs trouveront qu'un conseil d'Etat est nécessaire et sont intéressés à le faire croire. Or un conseil d'Etat sera nécessairement mal composé lorsque l'on pense à tous les chefs de division des ministères qu'on y fera entrer... Je regarde donc l'institution d'un conseil d'Etat comme inévitable, soit plus tôt soit plus tard, et comme funeste notamment quand au personnel. Il faut, pour éviter cet inconvénient, créer à la place une institution qui le remplace et par suite qui l'écarte toujours ; et de plus une institution dont le personnel devra être nécessairement meilleur. Or cette institution serait celle de ministres d'Etat faisant partie du ministère.
« Ainsi le Roi aurait la faculté de nommer six ministres d'Etat, ayant un caractère politique, membres du conseil des ministres, comme tels (page 159) responsables, mais sans portefeuille. Comme ce seraient des hommes politiques, un changement de ministère amènerait nécessairement leur démission. Il y aurait d'ailleurs même raison que pour les ministres de les choisir dans les Chambres. « Comme ils seraient aussi domiciliés à Bruxelles pendant qu'ils feraient partie du ministère, je leur donnerais une indemnité de séjour de 800 francs par mois, qu'ils ne pourraient cumuler avec leur indemnité comme membres de la Chambre. Leurs fonctions seraient donc considérées comme gratuites et ne tomberaient point sous l'application de l'article 103 de la Constitution.
« Voilà bien du bavardage, n'est-ce pas, et vous direz peut-être : encore un savetier qui se croit maître-cordonnier. »
Nous trouvons sympathique qu'en 1834 déjà, on s'intéressait à l'amélioration du régime représentatif, à quelques « réformes de l'Etat » et même à l'institution du conseil d'Etat.
François du Bus salue tout cela d'un coup de chapeau déférent. Mais ses soucis sont ailleurs. La veille de son retour à Tournai, il dévoile ses préoccupations dans le post-scriptum de la lettre annonçant sa rentrée :
« Je n'ai point été un jour sans prêcher de Theux en faveur de la liberté communale... » (5 août 1834)
En attendant, les vacances.
« Vous avez réussi, mon cher Edmond, de ne pas chasser aujourd'hui à Warnaffe. Le temps était assez dur, vent fort ; les perdreaux ne quittaient pas les terres nues et ne se laissaient approcher. Louis et moi en avons tué quatre à nous deux. » (3 septembre)
Puis grand silence, jusqu'au second mardi de novembre.